Elie Faure (1873-1937)

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French Eastern Narratives – LANG3022 – DC Meyer – SMLC - HKU
Elie Faure (1873-1937)
La Chine rituelle
Médecin, historien de l’art (Histoire de l’art, L’esprit des
formes, 1927-29), philosophe, essayiste, Faure fait en 1931
un voyage autour du monde dont il publie la relation en
1932 : Mon périple. L’extrait suivant est cité d’un essai sur la
psychologie des peuples D’autres terres en vue, publié en
1932.
Toute l’histoire de la vieille Chine vient de là. Le fils
n’est rien par lui-même, surtout s’il est grand. Les
honneurs qu’il reçoit dans ce dernier cas sont
rapportés automatiquement au père et confèrent la
noblesse à la lignée des aïeux. Logique profonde,
ramenant l’effet à la cause, les grandes eaux à la simple source. […] Le rite
règne, non le droit. Une immense littérature, des livres par vingtaines de
milliers fixent dans les moindres détails, du lever au coucher et jusque dans
l’intimité de l’alcôve, tous les gestes qui se rapportent aux repas, et même à
l’absorption de chaque aliment, à tous les travaux généraux et particuliers. A
tous les rapports familiaux, sociaux, sexuels. Trois cents règles de cérémonial,
trois mille règles de conduite. La civilisation chinoise entière y contracte ce
caractère impersonnel devant qui l’Européen éprouve le même vague effroi
qu’en présence de la fourmilière ou de la ruche. […]
La civilité, pour cela, est méticuleusement stylisée. Un entretien d’une heure
pour affaires en consomme les trois quarts. La bienveillance est obligatoire, le
sourire stéréotypé. Le Chinois pousse la politesse jusqu’à l’importunité, ce qui
n’est peut-être pas le comble de la politesse. La franchise européenne, et plus
encore américaine, n’est que « grossièreté ». La façade rituelle se dresse
imperturbable entre les dehors sociaux et l’intérieur de l’esprit.
Il n’est donc guère possible de savoir ce qu’un Chinois pense, pas même à un
autre Chinois. Chacun en vient à s’égarer dans sa pensée. Sentant fort bien, au
fond, le caractère artificiel de l’attitude d’autrui, il se méfie d’autrui d’autant
plus qu’il sait mieux dissimuler soi-même. Le plus souvent, quand on lui parle,
il semble ne pas comprendre. Peut-être ne comprend-il pas ? Mais c’est qu’il
suit son idée. Il se fait répéter plusieurs fois cet ordre, ou tel avis. Mais il
n’accomplit pas cet ordre, il ne suit pas cet avis. Il sourit en écoutant,
approuve, et ne tient nul compte de ce qui lui a été dit. On croit que c’est par
inintelligence. Rien n’est plus faux. Le Chinois est plus intelligent que la
moyenne des Européens, et même des Asiatiques. Mais il erre dans les
méandres d’un formalisme dont sa langue monosyllabique, où substantif,
adjectif, verbe sont sans déclinaisons ni conjugaisons, où genre, temps et mode
sont d’autant moins discernables que le ton seul fixe le sens du mot, favorise
encore et multiplie sa structure labyrinthique. Ainsi perd-il de vue la lumière du
dehors. Extrême subtilité que l’homme intelligent y affine, aiguise et orchestre,
extrême paresse de l’esprit que l’homme frustre y embourbe, l’un et l’autre avec
volupté.
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Cité de La Chine vue par les écrivains français, Anthologie de Tristant d’Huriel, pp 201208, Bartaillat, 2004
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