Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre Por Riccardo Petrella De moyen à but Il existe des mots qui, à un certain moment, font la loi. A tort ou à raison. C'est le cas, aujourd'hui, de "compétitivité". L'idéologie et les pratiques bâties à partir de ce mot et autour de lui ont des effets dévastateurs. En théorie économique, la compétitivité n'est, en principe, qu'une modalité de comportement des acteurs dans le contexte de marchés concurrentiels (de nature différente des marchés dits oligopolistiques et monopolistiques) où chaque acteur, en particulier l'entreprise, cherche à obtenir et maintenir des positions et des avantages compétitifs dans le respect des règles fixées et dans des conditions supposées égales pour Riccardo Petrella, Profesor de la Université Catholique de Louvain (Bélgica) y Consejero de la Comisión Europea. tous. En réalité, elle est devenue, désormais, plus qu'une modalité. Elle a cessé de constituer un "moyen d'être". Elle a acquis le statut d'objectif principal non seulement pour les entreprises mais aussi pour l'Etat et la société tout entière. Pour les industriels et les financiers, la compétitivité est devenue le but principal à court et à moyen terme, la profitabilité restant le but à long terme et la "raison d'être" de l'entreprise. Pour les pouvoirs publics, la compétitivité du pays (de la nation) a été élevée au rang d’objectif stratégique national d’importance primordiale pour la souveraineté, l’indépendance et l’autonomie du pays, pour son positionnement international vis-àvis des capitaux mondiaux, pour la politique de l’emploi, pour l'accès à la technologie globale, pour le financement de la solidarité nationale et le maintien de la paix sociale. L'impératif de la compétitivité entre entreprises et entre nations a El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 213 Riccardo Petrella façonné et oriente aussi les pensées, les stratégies et le comportement des ministres de l'éducation, des dirigeants d'universités, des leaders des syndicats des travailleurs, des parlementaires, des maires des villes, des producteurs de programme Tv, des journalistes. Bref, la compétitivité est devenue un credo, le nouvel évangile des sociétés aujourd’hui dominant le monde. Texte pour la conférence de Valencia du 26 novembre 2001. A la mémoire de Vicente Pérez Plaza. L'idéologie de la compétitivité, avant le 11 septembre 2001 les autres"), Darwin ("la sélection naturelle"), Spencer ("la sélection par les plus aptes"), Nietzsche (l’importance de l’hero). L'idéologie de la compétitivité, avant le 11 septembre, se réduit à quelques idées simples: nous sommes (affirme-t-on) engagés dans une guerre technologique, industrielle et économique sans merci à l'échelle mondiale. L'objectif est de survivre, de "ne pas se faire tuer". La survie passe par la compétitivité; hors d'elle, pas de salut à court et à long terme, pas de croissance, pas de bien-être économique et social, pas d'autonomie, d'indépendance politique; le rôle principal de l'Etat, de l'école, des syndicats, des villes etc., est de créer l'environnement le plus propice aux entreprises afin qu'elles soient (ou deviennent, ou restent) compétitives dans cette guerre planétaire. La compétitivité a eu ses évangélistes, ses théologiens, ses prêtres et, bien entendu, ses fidèles: c’est à dire l'opinion publique "matraquée" par les discours sur la compétitivité. Les théologiens ont proliféré dans les années 80: on leur doit une énorme quantité d'ouvrages et d'articles, l'organisation de centaines de conférences et de séminaires pour expliquer que la compétitivité n'est pas seulement l'affaire des entreprises (la microcompétitivité), mais qu'elle concerne le monde et le système dans son ensemble (la macrocompétitivité). Encore une fois, la plupart des théologiens est originaire des EUA. Parmi les grands pontifes, citons Michael Porter, auteur entre autres d’une "summa theologica" sur lacompétitivité (The competitive advantages of nations)1. Selon eux, la compétitivité est comme la grâce: on l'a ou on ne l'a pas. Elle n'est pas divisible. Ceux qui l'ont seront sauvés. Ceux qui commettront le péché de ne pas être compétitifs sont condamnés à disparaître. Les principaux évangélistes ont été les quelques dizaines d'économistes et d'experts de renommée internationale qui, aux EUA, en Europe et au Japon, ont prétendu avoir trouvé les "lois naturelles" de l'économie moderne (dite de marché) en y introduisant de nombreux ingrédients empruntés à des théories philosophiques et scientifiques liées, à tort ou à raison, à Hobbes ("l’homme est loup pour 214 Qui a cru dans le futur. Epris d’innovation, "planteur d’arbres" gestion et en management constituent la catégorie la plus convaincue et la mieux formée à convaincre de l’armée des prêtres de la compétitivité, ce qui explique leur formidable croissance en nombre et en crédibilité politique au cours de vingt dernières années. il a su mettre sa créativité, profondément humaine, et sa rigueur politique au service d’un monde toujours meilleur. Les prêtres du nouveau culte se comptent par dizaines de milliers à travers le monde. On les trouve partout: dans les universités comme dans les parlements, dans la city de Londres comme au Fonds monétaire international et à SaoPaulo, au sein de la Commission de l'Union Européenne comme dans les Chambres de commerce et d'industrie de Lyon, de Valencia, de Milan, voire dans les syndicats des travailleurs. Les consultants en El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 La pratique collective du culte de la compétitivité s’est voulue fondée sur un outil "scientifique": le World Competitiveness Index (WCI). Le WCI est produit, depuis plusieurs années, par une institution privée suisse, le World Economic Forum (Forum économique mondial), avec l'aide de l'Institute for Management Development (Institut pour le développement du management) de Lausanne2. Le WCI a exercé, jusqu’à présent, la même fonction, si l'on peut dire, que le classement ATP des joueurs de tennis: chaque année, il classe les pays en fonction de leur niveau de compétitivité, distribuant ainsi les bons et les mauvais points. De nombreux gouvernements ont pris le WCI très au sérieux. Citons par exemple le cas emblématique de l’Espagne à l’époque du Premier Ministre socialiste Felipe González. L’un des arguments portés par González en soutien de son plan pour un nouveau pacte social fut celui de dire que l’Espagne était 23e dans le classement du WCI et que son plan visait à faire remonter le pays parmi les dix premiers! Litanies de la SainteTrinité Li-De-Pri Au fur et à mesure que les économies du monde occidental se sont empêtrées dans la crise structurelle du chômage et que les anciens pays dits socialistes (exUnion Soviétique, Europe Centrale et Orientale, Chine) sont passés, armes et bagages et à pas de géants à l'économie de marché, une longue litanie de mots, de plus en plus "sacrés", est venue consolider et enrichir la rhétorique de l'évangile Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre de la compétitivité. La privatisation, la dérégulation, la libéralisation, la productivité, la flexibilité, l’excellence, la mobilité, etc., ont été élevés autour du dieu compétitivité sur les autels de la grande église de l'économie où chaque jour, à toute heure de la journée, les miracles de la compétitivité sont célébrés et invoqués. Au cours des années ’90, le monde est devenu une célébration universelle de la religion de l’économie capitaliste au nom de la Sainte Trinité Li-De-Pri (libéralisation, dérégulation et privatisation) (voir dans la figure 1 une illustration éloquente de la "nouvelle théologie de l’économie capitaliste mondiale"). Malgré cela, il est affligeant de constater la pauvreté d’imagination et de proposition qui caractérise les plans de croissance et les stratégies pour l’emploi promis et promus par les gouvernements des pays occidentaux et par les grandes organisations internationales intergouvernementales au cours de cette période dont les résultats ont été quasiment nuls. A force d'ânonner l'invocation au dieu cet à la Sainte Trinité Li-De-Pri la chorale s'est enlisée dans la monotonie, perdant tout sens de direction et toute capacité de créativité. La répétition autoréfér entielle des litanies actuelles a séché les sources d'innovation au sein des sociétés les plus riches, puissantes et "développées" du monde et a contribué à renforcer davantage les pays dits "sousdéveloppés" dans leur pauvreté et leur soumission. Recroquevillés sur leur partition monocorde, les pays "développés" n’ont pas su parler et communiquer au reste du monde. Ils n’ont plus su quoi dire à leurs jeunes, à leurs chômeurs de longue durée, aux chômeurs de plus de 50 ans, pas plus qu'aux centaines de millions de gens sans travail en Afrique, en Asie, en Amérique Latine. La seule chose qu'ils ont été capables de dire, notamment aux pays pauvres, faibles et "non-développés" est "soyez compétitifs", "ajustez-vous aux règles de l'économie de marché". Puis, ils sont retournés à leurs affaires, à leurs marchés et à leur compétitivité. Les effets de l'idéologie et de la politique de la compétitivité Un premier effet a été le renforcement, au sein de nos sociétés et à l’échelle du monde, de la primauté de la logique de guerre dans les relations entre les entreprises, les opérateurs économiques, les villes, les Etats. La vision de l'économie mondiale qu’une telle idéologie a promue et imposé a été particulièrement réductrice: les entreprises ont été vues comme des armées s'affrontant pour la conquête El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 215 Riccardo Petrella des marchés et la défense des positions acquises. Leurs dirigeants ont été élevés au rang de généraux, de stratèges. Tous les moyens ont été bons dans ce combat: recherche et développement, les brevets, les aides de l'Etat, la spéculation financière, le dumping des prix, la délocalisation des unités de productions, les fusions, les acquisitions. La logique de guerre s'est emparée même de la logique de partenariat: la coopération est devenue un instrument au service de la compétitivité. C’est le sens des grandes vagues d'alliances et d'accords "stratégiques" entre entreprises européennes, japonaises et américaines qui a bouleversé les processus d'internationalisation et de mondialisation des entreprises et des économies, ainsi que l'organisation interne des entreprises3 et les rapports entre les entreprises-réseaux mondiaux et les Etats "locaux". Dans ce climat belliqueux, la pression exercée sur la "ressource humaine" (quel concept affreux, alors qu’on doit parler de personne humaine!) a été énorme: chaque cadre, chaque ouvrier (au prix d'un stress considérable) est en lutte permanente pour sa survie, subordonnée à la réalisation du chiffre d'affaires ou du taux de profit que l'entreprise à fixés. Un deuxième effet, a été le détournement du rôle de l'Etat. Le rôle de l'Etat a été réduit, dans la pensée et dans les visions des agents économiques, politiques et du grand public, à celui d'un vaste système d'ingénierie juridique, bureaucratique et financière mis au service de la performance commerciale de l'entreprise. L'Etat n'est plus l'expression politique de l'intérêt public collectif. Il a été déclassé au niveau d’un acteur parmi d'autres, chargé de créer les conditions les plus favorables à la compétitivité des entreprises4. L'Etat n’est plus le promoteur et le garant 216 Figure 1 de l’intérêt général. Par ailleurs, ce dernier a été dévalorisé par rapport aux firmes géantes , ces dernières étant considérées par la classe politique elle-même comme les principaux acteurs et responsables du bienêtre économique et social des populations5. Le troisième effet est la conséquence directe des deux premières: c’est l’affaiblissement considérable de la démocratie. En ayant accepté le principe que ce sont les entreprises qui, dans le contexte de la mondialisation des marchés financiers, de la production, des entreprises, des modes de consommation6, doivent et peuvent déterminer les priorités en matière d'inves- El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 tissement, de choix des produits et des services, d'optimation des localisations des activités productives, etc. les classes dirigeantes ont transféré le pouvoir de gouvernement de l'économie mondiale aux forces économiques privées en enlevant aux sujets politiques publics tout pouvoir réel autonome. Certes, le pouvoir qui reste aux mains des institutions politiques nationales, régionales et locales demeure considérable mais il est, désormais, de nature subordonnée par rapport au pouvoir politique des sujets privés. La mondialisation de la Sainte Trinité Li-De-Pri a consacré la privatisation du politique réduisant les structures formelles de la démocratie représentative (par- Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre Les phénomènes d'exclusion ont frappé et continuent à frapper des pays entiers, voire des continents (comme l'Afrique), soit parce que ces derniers ne représentent pas de gros marchés, soit parce qu'ils n’ont pas été "culturellement" capables de suivre le mouvement. La compétitivité a ainsi socialisé le fait que la vérité est du côté du plus fort sur les plans technologique, industriel et commercial. En conférant une primauté absolue à l'excellence, elle a légitimé le maintien d'inégalités structurelles entre individus, groupes sociaux, régions, pays8. L'idée que le décrochage entre les pays développés du Nord (et les quelques îlots du Nord existant dans le Sud) et le reste du monde était et reste inévitable a trouvé toute sa justification et légitimation dans le cadre de la mondialisation capitaliste compétitive9. lements nationaux, parlement régionaux, conseils communaux) à des agoras de débat et de controverses conservant un pouvoir régulateur purement formel. Le quatrième effet est lié à la perte du pouvoir de régulation politique, et de définition et de promotion de l’intérêt général de la part de l’Etat. Il s’agit de la légitimation du principe d’exclusion opérée par l'évangile de la compétitivité. En principe, tout le monde est invité au repas, mais la loi de la compétitivité fait en sorte que seule une petite poignée d'individus, de groupes, de régions ou de pays —à savoir ceux qui ont été capables d'acquérir "la grâce" en étant plus compétitifs que les autres— ont eu accès à la table. D’où un des paradoxes du capitalisme de marché compétitif: plus la compétitivité augmente l'exclusion, en réduisant le nombre d'acteurs présents sur les marchés, plus ces marchés perdent leur caractère concurrentiel, c'est-à-dire empêchent la compétitivité d'être une modalité de comportement possible des agents économiques. D’où également le piège dans lequel on a enfermé l’éducation. Celle-ci est devenue l’instrument de sélection des meilleurs et donc de légitimation des inégalités socio-économiques liées aux inégalités de performance dans le curriculum éducatif (formatif)7. La montée structurelle du chômage a constitué la forme la plus significative et criante du principe d’exclusion. Elle a engendré avec elle le démantèlement du contrat social (le Welfare State) qui avait été à la base du développement économique, social et politique des sociétés européennes et occidentales, après la IIe guerre mondiale10 jusqu’à la fin des années ’70. Depuis, le retour en masse, dans nos pays, de la pauvreté sous des formes nouvelles n’a été qu’un résultat logique. Crise du plein emploi, explosion de la pauvreté et de l'exclusion sociale, enrichissement croissant d’une minorité, démantèlement de l’Etat du welfare national, voilà les grandes mutations de société qui ont trouvé raison et légitimité dans le cadre de la guerre économique compétitive de l’économie capitaliste de marché dérégulée, privatisée. Le Livre Blanc de la Commission européenne sur la compétitivité, la croissance et l'emploi (1994), le plan décennal El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 217 Riccardo Petrella allemand sur l'avenir de la compétitivité de l'Allemagne (1995), le "pacte social" espagnol pour l'emploi et la compétitivité, les mesures draconiennes adoptées par le gouvernement des Pays-Bas en vue du redressement de la compétitivité de l'économie hollandaise en 1996, le plan national pour la compétitivité du Royaume Uni (1997) et la "grande déclaration" du Sommet de Lisbonne (mars 2000) des chefs d’Etat et des premiers ministres de l’Union européenne proclamant que la tâche principale des populations européennes est de "faire de l’Europe en 2015 la e-économie la plus compétitive au monde", tous, donc, avec des petites nuances dues aux spécificités locales, ont prêché et appliqué à l’unisson ces dix dernières années: —La réduction des coûts du travail. —La défiscalisation des bas salaires,. —La réduction des dépenses publiques, notamment des dépenses destinées à la protection et à la sécurité sociale. —La poursuite des actions de privatisation et de dérégulation de l'économie. dance du capitalisme à créer des structures oligopolistiques et/ou monopolistiques, des lois anti-trust ont été établies limitant les concentrations financières et industrielles. Contre sa tendance à exploiter le travail humain, on a fait approuver des lois interdisant le travail des enfants, établissant le maximum d'heures de travail quotidien, garantissant un salaire minimum vital, etc. Contre sa tendance à laisser pour compte les inaptes au travail, les exclus ou les malheureux, on a instauré le système de protection sociale (sécurité contre les risques et les maladies, pour la vieillesse). Contre la tendance du capitalisme à tout transformer en valeur marchande, on a établi les principes d'égalité, de justice sociale, de solidarité et affirmé la primauté du politique et, encore plus, de l'éthique. La mondialisation de ces trente dernières années a "libéré" le capitalisme de l’ensemble de ces règles, procédures et institutions. Au moment où le capitalisme mondial démantèle le système d'économie mixte et le contrat social national, grâce aussi à un asservissement délibéré de la connaissance et de la technologie aux finalités compéti- tives marchandes11, le capitalisme tend à reconstituer, à l'échelle planétaire, des énormes concentrations de pouvoir financier, économique et politique qui se veulent socialement et politiquement non imputables (telle est la fonction de l'accent sur la dé-régulation et la libéralisation) et à exploiter à nouveau le travail humain (d'où l'accent sur la flexibilisation du marché du travail) là où son coût est le plus bas (d'où l'amplification des phénomènes traditionnels de délocalisation). Il tend également à transformer en marchandise toute réalité et tout bien et service, matériel et immatériel, y compris le vivant (entre autres les gènes humains) et la créativité humaine. L’un des instruments efficaces grâce auquel les forces privées du capitalisme mondial se sont emparées du monde matériel et immatériel a été et reste le droit de propriété intellectuelle dont la conférence de l’OMC à Doha (ce novembre 2001) a réaffirmé la légitimité et la puissance. Enfin, le sixième effet concerne la violence culturelle répandue à travers le monde. Celle-ci a pris deux formes principales. D’une —La réduction du rôle de l'Etat au financement des travaux infra-structuraux et à la création de l'environnement le plus propice à l'amélioration de la compétitivité des entreprises privées. —La poursuite de la libéralisation des marchés nationaux. —La stimulation et appui à l'investissement privé. La litanie de la compétitivité et de la Sainte Trinité Li-De-Pri a eu comme cinquième effet la marchandisation de la vie. L'histoire du XIXe et du XXe siècle a été l'histoire de la réduction, voire de l'élimination des excès pervers du capitalisme et de sa prétention à gouverner la société. Contre la ten218 Figure 2. L’octogonal du politique de la société du bien commun mondial A construire au cours des 20 – 30 années à venir. El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 Riccardo Petrella part, il s’agit de l'appauvrissement considérable de la réflexion et des débats sur la science, la connaissance, la technologie, la richesse, le bien-être, le progrès, l'éthique, les rapports Nord-Sud, la paix et la guerre, l'environnement, engendrés par la mondialisation compétitive. Tous ces thèmes fondamentaux font l’objet de slogans centrés exclusivement sur les logiques de l’entreprise et du marché, sur les impératifs de la gestion, sur la culture de l'innovation. D’autre part, il s’agit de la marginalisation, voire la négation, de la valeur des cultures et des modes de vie qui n’ont pas pu ou voulu accepter de s’inscrire dans la marche triomphante de la macdonaldisation du monde et du techno-scientisme conquérant de l’Occident. La compétitivité ne peut pas gouverner l'économie et la société A la lumière de ce qui précède, il est tout à fait clair que l’idéologie de la compétitivité ne peut pas prétendre de gouverner la vie économique, politique et sociale de nos pays. La compétitivité ne peut pas être la valeur de la base du vivre ensemble. Le marché concurrentiel est un instrument d’organisation de l’économie aux effets pervers et dévastateurs. Comme le souligne un rapport du Business Council for Sustainable Development, "la logique traditionnelle du milieu des affaires, qui veut que les aspects humains et écologiques soient mis de côté, est incapable de répondre aux besoins actuels de la population et de s'adapter aux changements"12. Il est bon de rappeler que le but ultime de l’économie (du grec oikos nomos qui signifie "les règles de la maison") n'est pas de permettre aux uns de gagner ou de battre les autres, mais elle est de promouvoir les meilleures conditions de vie matérielles et immatérielles de tous les membres (habitants de la maison). En ce 220 sens, l'économie a aussi une obligation de résultat qui consiste à vérifier si elle permet de garantir à chaque personne humaine l’accès au droit à la vie et de favoriser la sécurité collective. Or, puisqu’elle en est, entre autres, la cause, la compétitivité ne permet pas: —D’éliminer les inégalités socio-économiques qui existent au sein des pays et entre les pays, et le phénomène de marginalisation observé dans de nombreuses régions du globe. —D’arrêter la dévastation de l’environnement (désertification, érosion des sols, extinction d'espèces animales et végétales, pollution des mers et des eaux). —De réduire la concentration du pouvoir entre les mains des entreprises privées dont la responsabilité primaire est vis à vis de leurs propriétaires et non envers la. La compétitivité n'est pas en mesure de fournir une réponse efficace aux problèmes à long terme que doit affronter notre planète. Le marché ne peut anticiper l'avenir. Il est myope. Après le 11 septembre que faire. Quelques propositions Le 11 septembre a, précisément, montré que le monde construit au cours des 30 dernières années à l’enseigne de la mondialisation de la compétitivité et de la Sainte Trinité Li-De-Pri a été marqué par des logiques de violence; violence économique, violence politico sociale, violence culturelle. Il a également montré que les dirigeants du monde occidental n’ont pas su tirer les leçons qu’il fallait de ce grand échec de l’humanité que représente l’acte terroriste inhumain et inacceptable de la destruction des tours du WTC à New York. El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 Ces dirigeants affirment que le monde a totalement changé le 11 septembre et que désormais le plus grand défi pour l’humanité au cours des prochaines années c’est de lutter (et vaincre) le terrorisme mondial car (disent-ils) le 11 septembre aurait fait éclater en plein jour la division du monde entre deux camps: le camp du bien (nous) et le camp du mal (les terroristes). Selon eux, le 11 septembre ne ferait que renforcer l’inévitabilité et l’urgence de la mondialisation de l’économie selon les principes de la liberté du commerce, de la liberté de l’entreprise, de la liberté du capital. Loin de conduire à une révision des choix opérés ces vingt dernières années, le 11 septembre (affirment-ils) aurait rendu encore plus justifiées et urgentes les politiques de libéralisation, la déréglementation, la privatisation. Le culte de la Sainte Trinité en serait, pour nos dirigeants, encore plus légitimé et sacré (voir, en particulier les nombreux articles parus à cet égard dans le Financial Times en octobre-novembre 2001). Mis à part la "lutte contre le terrorisme", on est invité à agir comme si business as usual. Pour nos leaders, l’esprit de la compétitivité doit continuer à souffler sur et à travers le monde. Un très haut responsable politique européen vient d’affirmer dans le Monde du 10.11.01, que la meilleure protection sociale pour un individu c’est d’être le meilleur. Quel outrage à la raison, à la justice, à la solidarité! Pour ma part, je pense que le 11 septembre doit représenter et représente (je l’espère) la fin de l’idéologie et de la politique de la compétitivité ainsi que de la mondialisation dominée par les principes de l’économie capitaliste de marché. A cette fin, une grande période d’innovation politique et sociale doit s’ouvrir sur nos chemins, et ce dans trois directions majeures: celle de l’humanité, celle des Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre biens communs, celle de l'éducation et de la démocratie. 1. Le champ de l'humanité. Le premier champ porte sur l'humanité elle-même. Il est temps de reconnaître l'humanité en tant que sujet politique et sujet juridique, ce qui n'est pas le cas actuellement: un paradoxe à l'ère tant proclamée de la mondialisation. Ce premier champ comporte, entre autres, la mise en place d'un "tribunal pénal mondial des crimes contre l'humanité" et d'une "autorité mondiale de la vie et du vivre ensemble". Cette dernière représenterait l’amorce d’un politique mondial dont l’absence est criante dans le contexte de la mondialisation néolibérale actuelle. 2. Le champ des biens communs. Le deuxième champ concerne la définition et la promotion d'un ensemble de biens communs patrimoniaux mondiaux et de services communs publics mondiaux dont la propriété et la gestion ne sauraient en aucun cas et sous aucune forme, même indirecte, devenir l'objet d'appropriation et de responsabilité par des sujets privés. Parmi les biens communs indispensables à assurer à tous le droit à la vie vers 2020 – 25 doivent figurer l’eau (potable et pour l’alimentation), les soins de santé de base, le logement et l’éducation. Ces biens doivent rester et/ou redevenir propriété de la collectivité. Les services correspondants doivent être gérés et assurés par des institutions publiques, démocratiquement contrôlées, inspirées par les grands principes du coopératisme et de la solidarité. Le droit de propriété intellectuelle ne peut s’y appliquer ainsi qu’aux domaines qui peuvent avoir sur les biens communs ici mentionnés une importance déterminante. Il en va de même des négociations commerciales. Contrairement aux choix opérés par les responsables politiques et économiques des pays de l’Ocde qui ont poussé à Doha à inscrire l’ensemble des services publics à l’ordre du jour du nouveau cycle de négociations de l’OMC, les citoyens doivent se mobiliser pour défendre les éléments portants de la res publica, condition essentielle pour garantir la sécurité du "vivre ensemble" et la volonté réelle de "faire société ensemble". Il est important de rappeler à cet égard que le concept et la pratique des services universels n’ont pas empêché la privatisation et la marchandisation des biens et des services ainsi assurés. La marchandisation de la santé, de l'éducation, de l'eau, par exemple, constitue l'un des mécanismes les plus efficaces de destruction du vivre ensemble et des liens de solidarité internes à chaque pays et entre les pays. La construction des alternatives devrait donc viser la définition "d'une politique de welfare mondial" articulée autour d'une Organisation Mondiale du Développement Social (Omds) (regroupant de manière intégrée les fonctions et les pouvoirs du FMI, de la Banque Mondiale, de l'OMS, de la FAO, de l'OIT) et de la mise en oeuvre et gestion d'un Impôt Mondial (dont la taxe Tobin serait une toute première ébauche). L’Omds et l’impôt mondial deviendraient les dispositifs porteurs de l’architecture nouvelle du politique mondial à constituer au cours des 20 – 30 années à venir. 3. Le champ de l'éducation et de l'information/communication. Le troisième champ concerne l'éducation et les systèmes d'information et de communication. Il est urgent de réinventer le champ éducatif pour promouvoir une éducation mise au service du vivre ensemble et du bien commun dans le respect et la solidarité envers "l'autre", y compris la "nature". Dans cette perspective, les actions en faveur d'un "internet citoyen" sont parmi les plus nécessaires et innovatrices. Faire émerger ce nouveau champ éducatif constitue (avec l’accès à l’eau potable) l'urgence à long terme la plus significative de la construction des alternatives. La figure 2 donne une représentation schématique des chantiers de construction des alternatives ci-dessus esquissées. Notas 1. Porter, M. E. The competitive advantages of nations. The McMillan Press Ltd, 1992. 2. Le WCI couvre trente-quatre pays. Exploitant trois cent trente critères, il se veut une mesure de l’environnement compétitif et de "l’agressivité" des entreprises à l’échelle mondiale. 3. Voir à ce sujet les analyses déjà produites début ’90 par Howell, J.; Charles, D.; Wood, M. The globalisation of production and technology, rapport de recherche pour Fast. Bruxelles: Commission des Communautés Européennes, mai 1991, 171 pp. 4. A propos de la nouvelle alliance entre l’entreprise et l’Etat, voir R. Petrella, “la mondialisation de l’économie”, dans Futuribles, n. 1989, Paris et, plus en général, R. Petrella, “l’Auto-dépossession de l’Etat” dans Philippe de Woot et Jacques Delcourt (eds.). Les défis de la globalisation. Louvain-la-Neuve: Presses de l’UCL. 2000. 5. Le succès imposé ces dernières années du concept de gouvernance en place et lieu de gouvernement, reflète cette dissolution de l’Etat au milieu d’une multitude d’acteurs “politiques” s’auto-régulant à travers des réseaux, eux aussi multiples et “ouverts” aux contours territoriaux et fonctionnels sans cesse variables. 6. Cfr le chapitre 2 "The making of a global world" du Group of Lisbon, Limits to competition, Boston: MIT Press. 1995. 7. Pour une analyse détaillée de ce piège voir R. Petrella, L’éducation victime de cinq pièges. Montréal: Editions Fidès. 2001. 8. Lire: Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris: Calmann-Levy. 1991. 9. Cfr. R. Petrella, “Vers un techno-apartheid mondial” dans “Les nouvelles frontières de l’économie mondiale”, Paris: Editions Le Monde diplomatique. 1993. 10. J’ai traité du démantèlement de l’Etat du Welfare dans “Le bien commun. Eloge de la solidarité”, Bruxelles: Labor. 1997. 11. Voir: Larbi Bouguerra, Recherche et Tiers-Monde. Paris: PUF. 1993. 12 Voir: Schmidheiny Stephan, Changer de cap: réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement. Paris: Dunod. 1992. El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003 221