Critique de la competitivité. L`idéologie de la guerre économique et

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El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003
Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre
économique et de la survie sociale des meilleurs à la
lumière du 11 septembre
Por Riccardo Petrella
De moyen à but
Il existe des mots qui, à un cer-
tain moment, font la loi. A tort ou
à raison. C'est le cas, aujourd'hui,
de "compétitivité". L'idéologie et
les pratiques bâties à partir de ce
mot et autour de lui ont des effets
dévastateurs. En théorie économi-
que, la compétitivité n'est, en prin-
cipe, qu'une modalité de comporte-
ment des acteurs dans le contexte
de marchés concurrentiels (de na-
ture différente des marchés dits oli-
gopolistiques et monopolistiques)
où chaque acteur, en particulier
l'entreprise, cherche à obtenir et
maintenir des positions et des
avantages compétitifs dans le res-
pect des règles fixées et dans des
conditions supposées égales pour
tous. En réalité, elle est devenue,
désormais, plus qu'une modalité.
Elle a cessé de constituer un "mo-
yen d'être". Elle a acquis le statut
d'objectif principal non seulement
pour les entreprises mais aussi
pour l'Etat et la société tout entière.
Pour les industriels et les finan-
ciers, la compétitivité est devenue
le but principal à court et à moyen
terme, la profitabilité restant le but
à long terme et la "raison d'être" de
l'entreprise. Pour les pouvoirs pu-
blics, la compétitivité du pays (de
la nation) a été élevée au rang
d’objectif stratégique national
d’importance primordiale pour la
souveraineté, l’indépendance et
l’autonomie du pays, pour son po-
sitionnement international vis-à-
vis des capitaux mondiaux, pour la
politique de l’emploi, pour l'accès
à la technologie globale, pour le fi-
nancement de la solidarité nationa-
le et le maintien de la paix sociale.
L'impératif de la compétitivité
entre entreprises et entre nations a
Riccardo Petrella, Profesor de la Université
Catholique de Louvain (Bélgica) y Consejero
de la Comisión Europea.
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Riccardo Petrella
façonné et oriente aussi les pensé-
es, les stratégies et le comporte-
ment des ministres de l'éducation,
des dirigeants d'universités, des le-
aders des syndicats des travai-
lleurs, des parlementaires, des mai-
res des villes, des producteurs de
programme Tv, des journalistes.
Bref, la compétitivité est devenue
un credo, le nouvel évangile des
sociétés aujourd’hui dominant le
monde.
L'idéologie de la
compétitivité, avant le
11 septembre 2001
L'idéologie de la compétitivité,
avant le 11 septembre, se réduit à
quelques idées simples: nous som-
mes (affirme-t-on) engagés dans
une guerre technologique, indus-
trielle et économique sans merci à
l'échelle mondiale. L'objectif est
de survivre, de "ne pas se faire
tuer". La survie passe par la com-
pétitivité; hors d'elle, pas de salut à
court et à long terme, pas de crois-
sance, pas de bien-être économi-
que et social, pas d'autonomie,
d'indépendance politique; le rôle
principal de l'Etat, de l'école, des
syndicats, des villes etc., est de
créer l'environnement le plus pro-
pice aux entreprises afin qu'elles
soient (ou deviennent, ou restent)
compétitives dans cette guerre pla-
nétaire. La compétitivité a eu ses
évangélistes, ses théologiens, ses
prêtres et, bien entendu, ses fidè-
les: c’est à dire l'opinion publique
"matraquée" par les discours sur la
compétitivité.
Les principaux évangélistes
ont été les quelques dizaines d'éco-
nomistes et d'experts de renommée
internationale qui, aux EUA, en
Europe et au Japon, ont prétendu
avoir trouvé les "lois naturelles" de
l'économie moderne (dite de mar-
ché) en y introduisant de nom-
breux ingrédients empruntés à des
théories philosophiques et scienti-
fiques liées, à tort ou à raison, à
Hobbes ("l’homme est loup pour
les autres"), Darwin ("la sélection
naturelle"), Spencer ("la sélection
par les plus aptes"), Nietzsche
(l’importance de l’hero).
Les théologiens ont proliféré
dans les années 80: on leur doit une
énorme quantité d'ouvrages et d'ar-
ticles, l'organisation de centaines
de conférences et de séminaires
pour expliquer que la compétitivité
n'est pas seulement l'affaire des en-
treprises (la microcompétitivité),
mais qu'elle concerne le monde et
le système dans son ensemble (la
macrocompétitivité). Encore une
fois, la plupart des théologiens est
originaire des EUA. Parmi les
grands pontifes, citons Michael
Porter, auteur entre autres d’une
"summa theologica" sur lacompé-
titivité (The competitive advanta-
ges of nations)1. Selon eux, la com-
pétitivité est comme la grâce: on l'a
ou on ne l'a pas. Elle n'est pas divi-
sible. Ceux qui l'ont seront sauvés.
Ceux qui commettront le péché de
ne pas être compétitifs sont con-
damnés à disparaître.
Les prêtres du nouveau culte se
comptent par dizaines de milliers à
travers le monde. On les trouve
partout: dans les universités com-
me dans les parlements, dans la
city de Londres comme au Fonds
monétaire international et à Sao-
Paulo, au sein de la Commission de
l'Union Européenne comme dans
les Chambres de commerce et d'in-
dustrie de Lyon, de Valencia, de
Milan, voire dans les syndicats des
travailleurs. Les consultants en
gestion et en management consti-
tuent la catégorie la plus convain-
cue et la mieux formée à convain-
cre de l’armée des prêtres de la
compétitivité, ce qui explique leur
formidable croissance en nombre
et en crédibilité politique au cours
de vingt dernières années.
La pratique collective du culte
de la compétitivité s’est voulue
fondée sur un outil "scientifique":
le World Competitiveness Index
(WCI). Le WCI est produit, depuis
plusieurs années, par une institu-
tion privée suisse, le World Econo-
mic Forum (Forum économique
mondial), avec l'aide de l'Institute
for Management Development
(Institut pour le développement du
management) de Lausanne2. Le
WCI a exercé, jusqu’à présent, la
même fonction, si l'on peut dire,
que le classement ATP des joueurs
de tennis: chaque année, il classe
les pays en fonction de leur niveau
de compétitivité, distribuant ainsi
les bons et les mauvais points. De
nombreux gouvernements ont pris
le WCI très au sérieux. Citons par
exemple le cas emblématique de
l’Espagne à l’époque du Premier
Ministre socialiste Felipe Gonzá-
lez. L’un des arguments portés par
González en soutien de son plan
pour un nouveau pacte social fut
celui de dire que l’Espagne était
23e dans le classement du WCI et
que son plan visait à faire remonter
le pays parmi les dix premiers!
Litanies de la Sainte-
Trinité Li-De-Pri
Au fur et à mesure que les éco-
nomies du monde occidental se
sont empêtrées dans la crise struc-
turelle du chômage et que les an-
ciens pays dits socialistes (ex-
Union Soviétique, Europe Centrale
et Orientale, Chine) sont passés,
armes et bagages et à pas de géants
à l'économie de marché, une lon-
gue litanie de mots, de plus en plus
"sacrés", est venue consolider et
enrichir la rhétorique de l'évangile
Texte pour la conférence de Va-
lencia du 26 novembre 2001.
A la mémoire de Vicente Pé-
rez Plaza.
Qui a cru dans le futur.
Epris d’innovation,
"planteur d’arbres"
il a su mettre sa créativité,
profondément humaine,
et sa rigueur politique
au service d’un monde toujours meilleur.
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de la compétitivité. La privatisa-
tion, la dérégulation, la libéralisa-
tion, la productivité, la flexibilité,
l’excellence, la mobilité, etc., ont
été élevés autour du dieu compéti-
tivité sur les autels de la grande
église de l'économie où chaque
jour, à toute heure de la journée, les
miracles de la compétitivité sont
célébrés et invoqués.
Au cours des années ’90, le
monde est devenu une célébration
universelle de la religion de l’éco-
nomie capitaliste au nom de la
Sainte Trinité Li-De-Pri (libérali-
sation, dérégulation et privatisa-
tion) (voir dans la figure 1 une
illustration éloquente de la "nouve-
lle théologie de l’économie capita-
liste mondiale").
Malgré cela, il est affligeant de
constater la pauvreté d’imagina-
tion et de proposition qui caractéri-
se les plans de croissance et les
stratégies pour l’emploi promis et
promus par les gouvernements des
pays occidentaux et par les grandes
organisations internationales inter-
gouvernementales au cours de cet-
te période dont les résultats ont été
quasiment nuls. A force d'ânonner
l'invocation au dieu cet à la Sainte
Trinité Li-De-Pri la chorale s'est
enlisée dans la monotonie, perdant
tout sens de direction et toute capa-
cité de créativité. La répétition au-
toréfér entielle des litanies actue-
lles a séché les sources d'innova-
tion au sein des sociétés les plus ri-
ches, puissantes et "développées"
du monde et a contribué à renfor-
cer davantage les pays dits "sous-
développés" dans leur pauvreté et
leur soumission.
Recroquevillés sur leur parti-
tion monocorde, les pays "déve-
loppés" n’ont pas su parler et com-
muniquer au reste du monde. Ils
n’ont plus su quoi dire à leurs jeu-
nes, à leurs chômeurs de longue
durée, aux chômeurs de plus de 50
ans, pas plus qu'aux centaines de
millions de gens sans travail en
Afrique, en Asie, en Amérique La-
tine. La seule chose qu'ils ont été
capables de dire, notamment aux
pays pauvres, faibles et "non-déve-
loppés" est "soyez compétitifs",
"ajustez-vous aux règles de l'éco-
nomie de marché". Puis, ils sont
retournés à leurs affaires, à leurs
marchés et à leur compétitivité.
Les effets de l'idéologie
et de la politique de la
compétitivité
Un premier effet a été le ren-
forcement, au sein de nos sociétés
et à l’échelle du monde, de la pri-
mauté de la logique de guerre dans
les relations entre les entreprises,
les opérateurs économiques, les vi-
lles, les Etats. La vision de l'écono-
mie mondiale qu’une telle idéolo-
gie a promue et imposé a été parti-
culièrement réductrice: les entre-
prises ont été vues comme des ar-
mées s'affrontant pour la conquête
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des marchés et la défense des posi-
tions acquises. Leurs dirigeants ont
été élevés au rang de généraux, de
stratèges. Tous les moyens ont été
bons dans ce combat: recherche et
développement, les brevets, les ai-
des de l'Etat, la spéculation finan-
cière, le dumping des prix, la délo-
calisation des unités de produc-
tions, les fusions, les acquisitions.
La logique de guerre s'est emparée
même de la logique de partenariat:
la coopération est devenue un ins-
trument au service de la compétiti-
vité.
C’est le sens des grandes va-
gues d'alliances et d'accords "stra-
tégiques" entre entreprises europé-
ennes, japonaises et américaines
qui a bouleversé les processus d'in-
ternationalisation et de mondialisa-
tion des entreprises et des écono-
mies, ainsi que l'organisation inter-
ne des entreprises3et les rapports
entre les entreprises-réseaux mon-
diaux et les Etats "locaux". Dans
ce climat belliqueux, la pression
exercée sur la "ressource humaine"
(quel concept affreux, alors qu’on
doit parler de personne humaine!)
a été énorme: chaque cadre, cha-
que ouvrier (au prix d'un stress
considérable) est en lutte perma-
nente pour sa survie, subordonnée
à la réalisation du chiffre d'affaires
ou du taux de profit que l'entrepri-
se à fixés.
Un deuxième effet, a été le dé-
tournement du rôle de l'Etat. Le rô-
le de l'Etat a été réduit, dans la pen-
sée et dans les visions des agents
économiques, politiques et du
grand public, à celui d'un vaste
système d'ingénierie juridique, bu-
reaucratique et financière mis au
service de la performance com-
merciale de l'entreprise. L'Etat
n'est plus l'expression politique de
l'intérêt public collectif. Il a été dé-
classé au niveau d’un acteur parmi
d'autres, chargé de créer les condi-
tions les plus favorables à la com-
pétitivité des entreprises4. L'Etat
n’est plus le promoteur et le garant
de l’intérêt général. Par ailleurs, ce
dernier a été dévalorisé par rapport
aux firmes géantes , ces dernières
étant considérées par la classe poli-
tique elle-même comme les princi-
paux acteurs et responsables du
bienêtre économique et social des
populations5.
Le troisième effet est la consé-
quence directe des deux premières:
c’est l’affaiblissement considéra-
ble de la démocratie. En ayant ac-
cepté le principe que ce sont les en-
treprises qui, dans le contexte de la
mondialisation des marchés finan-
ciers, de la production, des entre-
prises, des modes de consomma-
tion6, doivent et peuvent détermi-
ner les priorités en matière d'inves-
tissement, de choix des produits et
des services, d'optimation des loca-
lisations des activités productives,
etc. les classes dirigeantes ont
transféré le pouvoir de gouverne-
ment de l'économie mondiale aux
forces économiques privées en en-
levant aux sujets politiques publics
tout pouvoir réel autonome. Cer-
tes, le pouvoir qui reste aux mains
des institutions politiques nationa-
les, régionales et locales demeure
considérable mais il est, désor-
mais, de nature subordonnée par
rapport au pouvoir politique des
sujets privés. La mondialisation de
la Sainte Trinité Li-De-Pri a consa-
cré la privatisation du politique ré-
duisant les structures formelles de
la démocratie représentative (par-
Figure 1
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lements nationaux, parlement ré-
gionaux, conseils communaux) à
des agoras de débat et de contro-
verses conservant un pouvoir régu-
lateur purement formel.
Le quatrième effet est lié à la
perte du pouvoir de régulation po-
litique, et de définition et de pro-
motion de l’intérêt général de la
part de l’Etat. Il s’agit de la légiti-
mation du principe d’exclusion
opérée par l'évangile de la compé-
titivité. En principe, tout le monde
est invité au repas, mais la loi de la
compétitivité fait en sorte que seu-
le une petite poignée d'individus,
de groupes, de régions ou de pays
—à savoir ceux qui ont été capa-
bles d'acquérir "la grâce" en étant
plus compétitifs que les autres—
ont eu accès à la table. D’où un des
paradoxes du capitalisme de mar-
ché compétitif: plus la compétitivi-
té augmente l'exclusion, en rédui-
sant le nombre d'acteurs présents
sur les marchés, plus ces marchés
perdent leur caractère concurren-
tiel, c'est-à-dire empêchent la com-
pétitivité d'être une modalité de
comportement possible des agents
économiques. D’où également le
piège dans lequel on a enfermé l’é-
ducation. Celle-ci est devenue
l’instrument de sélection des mei-
lleurs et donc de légitimation des
inégalités socio-économiques liées
aux inégalités de performance dans
le curriculum éducatif (formatif)7.
Les phénomènes d'exclusion
ont frappé et continuent à frapper
des pays entiers, voire des conti-
nents (comme l'Afrique), soit parce
que ces derniers ne représentent
pas de gros marchés, soit parce
qu'ils n’ont pas été "culturelle-
ment" capables de suivre le mou-
vement. La compétitivité a ainsi
socialisé le fait que la vérité est du
côté du plus fort sur les plans tech-
nologique, industriel et commer-
cial. En conférant une primauté ab-
solue à l'excellence, elle a légitimé
le maintien d'inégalités structure-
lles entre individus, groupes so-
ciaux, régions, pays8. L'idée que le
décrochage entre les pays dévelop-
pés du Nord (et les quelques îlots
du Nord existant dans le Sud) et le
reste du monde était et reste inévi-
table a trouvé toute sa justification
et légitimation dans le cadre de la
mondialisation capitaliste compéti-
tive9.
La montée structurelle du chô-
mage a constitué la forme la plus
significative et criante du principe
d’exclusion. Elle a engendré avec
elle le démantèlement du contrat
social (le Welfare State) qui avait
été à la base du développement
économique, social et politique des
sociétés européennes et occidenta-
les, après la IIe guerre mondiale10
jusqu’à la fin des années ’70. De-
puis, le retour en masse, dans nos
pays, de la pauvreté sous des for-
mes nouvelles n’a été qu’un résul-
tat logique.
Crise du plein emploi, explo-
sion de la pauvreté et de l'exclu-
sion sociale, enrichissement crois-
sant d’une minorité, démantèle-
ment de l’Etat du welfare national,
voilà les grandes mutations de so-
ciété qui ont trouvé raison et légi-
timité dans le cadre de la guerre
économique compétitive de l’éco-
nomie capitaliste de marché déré-
gulée, privatisée. Le Livre Blanc
de la Commission européenne sur
la compétitivité, la croissance et
l'emploi (1994), le plan décennal
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