Critique de la competitivité. L`idéologie de la guerre économique et

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Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre
économique et de la survie sociale des meilleurs à la
lumière du 11 septembre
Por Riccardo Petrella
De moyen à but
Il existe des mots qui, à un certain moment, font la loi. A tort ou
à raison. C'est le cas, aujourd'hui,
de "compétitivité". L'idéologie et
les pratiques bâties à partir de ce
mot et autour de lui ont des effets
dévastateurs. En théorie économique, la compétitivité n'est, en principe, qu'une modalité de comportement des acteurs dans le contexte
de marchés concurrentiels (de nature différente des marchés dits oligopolistiques et monopolistiques)
où chaque acteur, en particulier
l'entreprise, cherche à obtenir et
maintenir des positions et des
avantages compétitifs dans le respect des règles fixées et dans des
conditions supposées égales pour
Riccardo Petrella, Profesor de la Université
Catholique de Louvain (Bélgica) y Consejero
de la Comisión Europea.
tous. En réalité, elle est devenue,
désormais, plus qu'une modalité.
Elle a cessé de constituer un "moyen d'être". Elle a acquis le statut
d'objectif principal non seulement
pour les entreprises mais aussi
pour l'Etat et la société tout entière.
Pour les industriels et les financiers, la compétitivité est devenue
le but principal à court et à moyen
terme, la profitabilité restant le but
à long terme et la "raison d'être" de
l'entreprise. Pour les pouvoirs publics, la compétitivité du pays (de
la nation) a été élevée au rang
d’objectif stratégique national
d’importance primordiale pour la
souveraineté, l’indépendance et
l’autonomie du pays, pour son positionnement international vis-àvis des capitaux mondiaux, pour la
politique de l’emploi, pour l'accès
à la technologie globale, pour le financement de la solidarité nationale et le maintien de la paix sociale.
L'impératif de la compétitivité
entre entreprises et entre nations a
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Riccardo Petrella
façonné et oriente aussi les pensées, les stratégies et le comportement des ministres de l'éducation,
des dirigeants d'universités, des leaders des syndicats des travailleurs, des parlementaires, des maires des villes, des producteurs de
programme Tv, des journalistes.
Bref, la compétitivité est devenue
un credo, le nouvel évangile des
sociétés aujourd’hui dominant le
monde.
Texte pour la conférence de Valencia du 26 novembre 2001.
A la mémoire de Vicente Pérez Plaza.
L'idéologie de la
compétitivité, avant le
11 septembre 2001
les autres"), Darwin ("la sélection
naturelle"), Spencer ("la sélection
par les plus aptes"), Nietzsche
(l’importance de l’hero).
L'idéologie de la compétitivité,
avant le 11 septembre, se réduit à
quelques idées simples: nous sommes (affirme-t-on) engagés dans
une guerre technologique, industrielle et économique sans merci à
l'échelle mondiale. L'objectif est
de survivre, de "ne pas se faire
tuer". La survie passe par la compétitivité; hors d'elle, pas de salut à
court et à long terme, pas de croissance, pas de bien-être économique et social, pas d'autonomie,
d'indépendance politique; le rôle
principal de l'Etat, de l'école, des
syndicats, des villes etc., est de
créer l'environnement le plus propice aux entreprises afin qu'elles
soient (ou deviennent, ou restent)
compétitives dans cette guerre planétaire. La compétitivité a eu ses
évangélistes, ses théologiens, ses
prêtres et, bien entendu, ses fidèles: c’est à dire l'opinion publique
"matraquée" par les discours sur la
compétitivité.
Les théologiens ont proliféré
dans les années 80: on leur doit une
énorme quantité d'ouvrages et d'articles, l'organisation de centaines
de conférences et de séminaires
pour expliquer que la compétitivité
n'est pas seulement l'affaire des entreprises (la microcompétitivité),
mais qu'elle concerne le monde et
le système dans son ensemble (la
macrocompétitivité). Encore une
fois, la plupart des théologiens est
originaire des EUA. Parmi les
grands pontifes, citons Michael
Porter, auteur entre autres d’une
"summa theologica" sur lacompétitivité (The competitive advantages of nations)1. Selon eux, la compétitivité est comme la grâce: on l'a
ou on ne l'a pas. Elle n'est pas divisible. Ceux qui l'ont seront sauvés.
Ceux qui commettront le péché de
ne pas être compétitifs sont condamnés à disparaître.
Les principaux évangélistes
ont été les quelques dizaines d'économistes et d'experts de renommée
internationale qui, aux EUA, en
Europe et au Japon, ont prétendu
avoir trouvé les "lois naturelles" de
l'économie moderne (dite de marché) en y introduisant de nombreux ingrédients empruntés à des
théories philosophiques et scientifiques liées, à tort ou à raison, à
Hobbes ("l’homme est loup pour
214
Qui a cru dans le futur.
Epris d’innovation,
"planteur d’arbres"
gestion et en management constituent la catégorie la plus convaincue et la mieux formée à convaincre de l’armée des prêtres de la
compétitivité, ce qui explique leur
formidable croissance en nombre
et en crédibilité politique au cours
de vingt dernières années.
il a su mettre sa créativité,
profondément humaine,
et sa rigueur politique
au service d’un monde toujours meilleur.
Les prêtres du nouveau culte se
comptent par dizaines de milliers à
travers le monde. On les trouve
partout: dans les universités comme dans les parlements, dans la
city de Londres comme au Fonds
monétaire international et à SaoPaulo, au sein de la Commission de
l'Union Européenne comme dans
les Chambres de commerce et d'industrie de Lyon, de Valencia, de
Milan, voire dans les syndicats des
travailleurs. Les consultants en
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La pratique collective du culte
de la compétitivité s’est voulue
fondée sur un outil "scientifique":
le World Competitiveness Index
(WCI). Le WCI est produit, depuis
plusieurs années, par une institution privée suisse, le World Economic Forum (Forum économique
mondial), avec l'aide de l'Institute
for Management Development
(Institut pour le développement du
management) de Lausanne2. Le
WCI a exercé, jusqu’à présent, la
même fonction, si l'on peut dire,
que le classement ATP des joueurs
de tennis: chaque année, il classe
les pays en fonction de leur niveau
de compétitivité, distribuant ainsi
les bons et les mauvais points. De
nombreux gouvernements ont pris
le WCI très au sérieux. Citons par
exemple le cas emblématique de
l’Espagne à l’époque du Premier
Ministre socialiste Felipe González. L’un des arguments portés par
González en soutien de son plan
pour un nouveau pacte social fut
celui de dire que l’Espagne était
23e dans le classement du WCI et
que son plan visait à faire remonter
le pays parmi les dix premiers!
Litanies de la SainteTrinité Li-De-Pri
Au fur et à mesure que les économies du monde occidental se
sont empêtrées dans la crise structurelle du chômage et que les anciens pays dits socialistes (exUnion Soviétique, Europe Centrale
et Orientale, Chine) sont passés,
armes et bagages et à pas de géants
à l'économie de marché, une longue litanie de mots, de plus en plus
"sacrés", est venue consolider et
enrichir la rhétorique de l'évangile
Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre
de la compétitivité. La privatisation, la dérégulation, la libéralisation, la productivité, la flexibilité,
l’excellence, la mobilité, etc., ont
été élevés autour du dieu compétitivité sur les autels de la grande
église de l'économie où chaque
jour, à toute heure de la journée, les
miracles de la compétitivité sont
célébrés et invoqués.
Au cours des années ’90, le
monde est devenu une célébration
universelle de la religion de l’économie capitaliste au nom de la
Sainte Trinité Li-De-Pri (libéralisation, dérégulation et privatisation) (voir dans la figure 1 une
illustration éloquente de la "nouvelle théologie de l’économie capitaliste mondiale").
Malgré cela, il est affligeant de
constater la pauvreté d’imagination et de proposition qui caractérise les plans de croissance et les
stratégies pour l’emploi promis et
promus par les gouvernements des
pays occidentaux et par les grandes
organisations internationales intergouvernementales au cours de cette période dont les résultats ont été
quasiment nuls. A force d'ânonner
l'invocation au dieu cet à la Sainte
Trinité Li-De-Pri la chorale s'est
enlisée dans la monotonie, perdant
tout sens de direction et toute capacité de créativité. La répétition autoréfér entielle des litanies actuelles a séché les sources d'innovation au sein des sociétés les plus riches, puissantes et "développées"
du monde et a contribué à renforcer davantage les pays dits "sousdéveloppés" dans leur pauvreté et
leur soumission.
Recroquevillés sur leur partition monocorde, les pays "développés" n’ont pas su parler et communiquer au reste du monde. Ils
n’ont plus su quoi dire à leurs jeunes, à leurs chômeurs de longue
durée, aux chômeurs de plus de 50
ans, pas plus qu'aux centaines de
millions de gens sans travail en
Afrique, en Asie, en Amérique Latine. La seule chose qu'ils ont été
capables de dire, notamment aux
pays pauvres, faibles et "non-développés" est "soyez compétitifs",
"ajustez-vous aux règles de l'économie de marché". Puis, ils sont
retournés à leurs affaires, à leurs
marchés et à leur compétitivité.
Les effets de l'idéologie
et de la politique de la
compétitivité
Un premier effet a été le renforcement, au sein de nos sociétés
et à l’échelle du monde, de la primauté de la logique de guerre dans
les relations entre les entreprises,
les opérateurs économiques, les villes, les Etats. La vision de l'économie mondiale qu’une telle idéologie a promue et imposé a été particulièrement réductrice: les entreprises ont été vues comme des armées s'affrontant pour la conquête
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Riccardo Petrella
des marchés et la défense des positions acquises. Leurs dirigeants ont
été élevés au rang de généraux, de
stratèges. Tous les moyens ont été
bons dans ce combat: recherche et
développement, les brevets, les aides de l'Etat, la spéculation financière, le dumping des prix, la délocalisation des unités de productions, les fusions, les acquisitions.
La logique de guerre s'est emparée
même de la logique de partenariat:
la coopération est devenue un instrument au service de la compétitivité.
C’est le sens des grandes vagues d'alliances et d'accords "stratégiques" entre entreprises européennes, japonaises et américaines
qui a bouleversé les processus d'internationalisation et de mondialisation des entreprises et des économies, ainsi que l'organisation interne des entreprises3 et les rapports
entre les entreprises-réseaux mondiaux et les Etats "locaux". Dans
ce climat belliqueux, la pression
exercée sur la "ressource humaine"
(quel concept affreux, alors qu’on
doit parler de personne humaine!)
a été énorme: chaque cadre, chaque ouvrier (au prix d'un stress
considérable) est en lutte permanente pour sa survie, subordonnée
à la réalisation du chiffre d'affaires
ou du taux de profit que l'entreprise à fixés.
Un deuxième effet, a été le détournement du rôle de l'Etat. Le rôle de l'Etat a été réduit, dans la pensée et dans les visions des agents
économiques, politiques et du
grand public, à celui d'un vaste
système d'ingénierie juridique, bureaucratique et financière mis au
service de la performance commerciale de l'entreprise. L'Etat
n'est plus l'expression politique de
l'intérêt public collectif. Il a été déclassé au niveau d’un acteur parmi
d'autres, chargé de créer les conditions les plus favorables à la compétitivité des entreprises4. L'Etat
n’est plus le promoteur et le garant
216
Figure 1
de l’intérêt général. Par ailleurs, ce
dernier a été dévalorisé par rapport
aux firmes géantes , ces dernières
étant considérées par la classe politique elle-même comme les principaux acteurs et responsables du
bienêtre économique et social des
populations5.
Le troisième effet est la conséquence directe des deux premières:
c’est l’affaiblissement considérable de la démocratie. En ayant accepté le principe que ce sont les entreprises qui, dans le contexte de la
mondialisation des marchés financiers, de la production, des entreprises, des modes de consommation6, doivent et peuvent déterminer les priorités en matière d'inves-
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tissement, de choix des produits et
des services, d'optimation des localisations des activités productives,
etc. les classes dirigeantes ont
transféré le pouvoir de gouvernement de l'économie mondiale aux
forces économiques privées en enlevant aux sujets politiques publics
tout pouvoir réel autonome. Certes, le pouvoir qui reste aux mains
des institutions politiques nationales, régionales et locales demeure
considérable mais il est, désormais, de nature subordonnée par
rapport au pouvoir politique des
sujets privés. La mondialisation de
la Sainte Trinité Li-De-Pri a consacré la privatisation du politique réduisant les structures formelles de
la démocratie représentative (par-
Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre
Les phénomènes d'exclusion
ont frappé et continuent à frapper
des pays entiers, voire des continents (comme l'Afrique), soit parce
que ces derniers ne représentent
pas de gros marchés, soit parce
qu'ils n’ont pas été "culturellement" capables de suivre le mouvement. La compétitivité a ainsi
socialisé le fait que la vérité est du
côté du plus fort sur les plans technologique, industriel et commercial. En conférant une primauté absolue à l'excellence, elle a légitimé
le maintien d'inégalités structurelles entre individus, groupes sociaux, régions, pays8. L'idée que le
décrochage entre les pays développés du Nord (et les quelques îlots
du Nord existant dans le Sud) et le
reste du monde était et reste inévitable a trouvé toute sa justification
et légitimation dans le cadre de la
mondialisation capitaliste compétitive9.
lements nationaux, parlement régionaux, conseils communaux) à
des agoras de débat et de controverses conservant un pouvoir régulateur purement formel.
Le quatrième effet est lié à la
perte du pouvoir de régulation politique, et de définition et de promotion de l’intérêt général de la
part de l’Etat. Il s’agit de la légitimation du principe d’exclusion
opérée par l'évangile de la compétitivité. En principe, tout le monde
est invité au repas, mais la loi de la
compétitivité fait en sorte que seule une petite poignée d'individus,
de groupes, de régions ou de pays
—à savoir ceux qui ont été capables d'acquérir "la grâce" en étant
plus compétitifs que les autres—
ont eu accès à la table. D’où un des
paradoxes du capitalisme de marché compétitif: plus la compétitivité augmente l'exclusion, en réduisant le nombre d'acteurs présents
sur les marchés, plus ces marchés
perdent leur caractère concurrentiel, c'est-à-dire empêchent la compétitivité d'être une modalité de
comportement possible des agents
économiques. D’où également le
piège dans lequel on a enfermé l’éducation. Celle-ci est devenue
l’instrument de sélection des meilleurs et donc de légitimation des
inégalités socio-économiques liées
aux inégalités de performance dans
le curriculum éducatif (formatif)7.
La montée structurelle du chômage a constitué la forme la plus
significative et criante du principe
d’exclusion. Elle a engendré avec
elle le démantèlement du contrat
social (le Welfare State) qui avait
été à la base du développement
économique, social et politique des
sociétés européennes et occidentales, après la IIe guerre mondiale10
jusqu’à la fin des années ’70. Depuis, le retour en masse, dans nos
pays, de la pauvreté sous des formes nouvelles n’a été qu’un résultat logique.
Crise du plein emploi, explosion de la pauvreté et de l'exclusion sociale, enrichissement croissant d’une minorité, démantèlement de l’Etat du welfare national,
voilà les grandes mutations de société qui ont trouvé raison et légitimité dans le cadre de la guerre
économique compétitive de l’économie capitaliste de marché dérégulée, privatisée. Le Livre Blanc
de la Commission européenne sur
la compétitivité, la croissance et
l'emploi (1994), le plan décennal
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allemand sur l'avenir de la compétitivité de l'Allemagne (1995), le
"pacte social" espagnol pour l'emploi et la compétitivité, les mesures
draconiennes adoptées par le gouvernement des Pays-Bas en vue du
redressement de la compétitivité
de l'économie hollandaise en 1996,
le plan national pour la compétitivité du Royaume Uni (1997) et la
"grande déclaration" du Sommet
de Lisbonne (mars 2000) des chefs
d’Etat et des premiers ministres de
l’Union européenne proclamant
que la tâche principale des populations européennes est de "faire de
l’Europe en 2015 la e-économie la
plus compétitive au monde", tous,
donc, avec des petites nuances
dues aux spécificités locales, ont
prêché et appliqué à l’unisson ces
dix dernières années:
—La réduction des coûts du
travail.
—La défiscalisation des bas
salaires,.
—La réduction des dépenses
publiques, notamment des dépenses destinées à la protection et à la
sécurité sociale.
—La poursuite des actions de
privatisation et de dérégulation de
l'économie.
dance du capitalisme à créer des
structures oligopolistiques et/ou
monopolistiques, des lois anti-trust
ont été établies limitant les concentrations financières et industrielles.
Contre sa tendance à exploiter le
travail humain, on a fait approuver
des lois interdisant le travail des
enfants, établissant le maximum
d'heures de travail quotidien, garantissant un salaire minimum vital, etc. Contre sa tendance à laisser pour compte les inaptes au travail, les exclus ou les malheureux,
on a instauré le système de protection sociale (sécurité contre les risques et les maladies, pour la vieillesse). Contre la tendance du capitalisme à tout transformer en valeur marchande, on a établi les
principes d'égalité, de justice sociale, de solidarité et affirmé la primauté du politique et, encore plus,
de l'éthique.
La mondialisation de ces trente
dernières années a "libéré" le capitalisme de l’ensemble de ces règles, procédures et institutions. Au
moment où le capitalisme mondial
démantèle le système d'économie
mixte et le contrat social national,
grâce aussi à un asservissement délibéré de la connaissance et de la
technologie aux finalités compéti-
tives marchandes11, le capitalisme
tend à reconstituer, à l'échelle planétaire, des énormes concentrations de pouvoir financier, économique et politique qui se veulent
socialement et politiquement non
imputables (telle est la fonction de
l'accent sur la dé-régulation et la libéralisation) et à exploiter à nouveau le travail humain (d'où l'accent
sur la flexibilisation du marché du
travail) là où son coût est le plus
bas (d'où l'amplification des phénomènes traditionnels de délocalisation).
Il tend également à transformer
en marchandise toute réalité et tout
bien et service, matériel et immatériel, y compris le vivant (entre autres les gènes humains) et la créativité humaine. L’un des instruments
efficaces grâce auquel les forces
privées du capitalisme mondial se
sont emparées du monde matériel
et immatériel a été et reste le droit
de propriété intellectuelle dont la
conférence de l’OMC à Doha (ce
novembre 2001) a réaffirmé la légitimité et la puissance.
Enfin, le sixième effet concerne la violence culturelle répandue à
travers le monde. Celle-ci a pris
deux formes principales. D’une
—La réduction du rôle de l'Etat au financement des travaux infra-structuraux et à la création de
l'environnement le plus propice à
l'amélioration de la compétitivité
des entreprises privées.
—La poursuite de la libéralisation des marchés nationaux.
—La stimulation et appui à
l'investissement privé.
La litanie de la compétitivité et
de la Sainte Trinité Li-De-Pri a eu
comme cinquième effet la marchandisation de la vie. L'histoire
du XIXe et du XXe siècle a été l'histoire de la réduction, voire de
l'élimination des excès pervers du
capitalisme et de sa prétention à
gouverner la société. Contre la ten218
Figure 2. L’octogonal du politique de la société du bien commun mondial A construire au cours
des 20 – 30 années à venir.
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Riccardo Petrella
part, il s’agit de l'appauvrissement
considérable de la réflexion et des
débats sur la science, la connaissance, la technologie, la richesse,
le bien-être, le progrès, l'éthique,
les rapports Nord-Sud, la paix et la
guerre, l'environnement, engendrés
par la mondialisation compétitive.
Tous ces thèmes fondamentaux
font l’objet de slogans centrés exclusivement sur les logiques de
l’entreprise et du marché, sur les
impératifs de la gestion, sur la culture de l'innovation. D’autre part, il
s’agit de la marginalisation, voire
la négation, de la valeur des cultures et des modes de vie qui n’ont
pas pu ou voulu accepter de s’inscrire dans la marche triomphante
de la macdonaldisation du monde
et du techno-scientisme conquérant de l’Occident.
La compétitivité ne peut
pas gouverner
l'économie et la société
A la lumière de ce qui précède,
il est tout à fait clair que l’idéologie de la compétitivité ne peut pas
prétendre de gouverner la vie économique, politique et sociale de
nos pays. La compétitivité ne peut
pas être la valeur de la base du vivre ensemble. Le marché concurrentiel est un instrument d’organisation de l’économie aux effets pervers et dévastateurs. Comme le
souligne un rapport du Business
Council for Sustainable Development, "la logique traditionnelle du
milieu des affaires, qui veut que les
aspects humains et écologiques
soient mis de côté, est incapable de
répondre aux besoins actuels de la
population et de s'adapter aux
changements"12. Il est bon de rappeler que le but ultime de l’économie (du grec oikos nomos qui signifie "les règles de la maison")
n'est pas de permettre aux uns de
gagner ou de battre les autres, mais
elle est de promouvoir les meilleures conditions de vie matérielles et
immatérielles de tous les membres
(habitants de la maison). En ce
220
sens, l'économie a aussi une obligation de résultat qui consiste à vérifier si elle permet de garantir à
chaque personne humaine l’accès
au droit à la vie et de favoriser la
sécurité collective.
Or, puisqu’elle en est, entre autres, la cause, la compétitivité ne
permet pas:
—D’éliminer les inégalités socio-économiques qui existent au
sein des pays et entre les pays, et le
phénomène de marginalisation observé dans de nombreuses régions
du globe.
—D’arrêter la dévastation de
l’environnement (désertification,
érosion des sols, extinction d'espèces animales et végétales, pollution
des mers et des eaux).
—De réduire la concentration
du pouvoir entre les mains des entreprises privées dont la responsabilité primaire est vis à vis de leurs
propriétaires et non envers la.
La compétitivité n'est pas en
mesure de fournir une réponse efficace aux problèmes à long terme
que doit affronter notre planète. Le
marché ne peut anticiper l'avenir. Il
est myope.
Après le 11 septembre
que faire. Quelques
propositions
Le 11 septembre a, précisément, montré que le monde construit au cours des 30 dernières années à l’enseigne de la mondialisation de la compétitivité et de la
Sainte Trinité Li-De-Pri a été marqué par des logiques de violence;
violence économique, violence politico sociale, violence culturelle.
Il a également montré que les
dirigeants du monde occidental
n’ont pas su tirer les leçons qu’il
fallait de ce grand échec de l’humanité que représente l’acte terroriste inhumain et inacceptable de la
destruction des tours du WTC à
New York.
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Ces dirigeants affirment que le
monde a totalement changé le 11
septembre et que désormais le plus
grand défi pour l’humanité au
cours des prochaines années c’est
de lutter (et vaincre) le terrorisme
mondial car (disent-ils) le 11 septembre aurait fait éclater en plein
jour la division du monde entre
deux camps: le camp du bien
(nous) et le camp du mal (les terroristes). Selon eux, le 11 septembre
ne ferait que renforcer l’inévitabilité et l’urgence de la mondialisation de l’économie selon les principes de la liberté du commerce, de
la liberté de l’entreprise, de la liberté du capital. Loin de conduire à
une révision des choix opérés ces
vingt dernières années, le 11 septembre (affirment-ils) aurait rendu
encore plus justifiées et urgentes
les politiques de libéralisation, la
déréglementation, la privatisation.
Le culte de la Sainte Trinité en serait, pour nos dirigeants, encore
plus légitimé et sacré (voir, en particulier les nombreux articles parus
à cet égard dans le Financial Times
en octobre-novembre 2001).
Mis à part la "lutte contre le terrorisme", on est invité à agir comme si business as usual. Pour nos
leaders, l’esprit de la compétitivité
doit continuer à souffler sur et à
travers le monde. Un très haut responsable politique européen vient
d’affirmer dans le Monde du
10.11.01, que la meilleure protection sociale pour un individu c’est
d’être le meilleur. Quel outrage à la
raison, à la justice, à la solidarité!
Pour ma part, je pense que le
11 septembre doit représenter et représente (je l’espère) la fin de l’idéologie et de la politique de la
compétitivité ainsi que de la mondialisation dominée par les principes de l’économie capitaliste de
marché. A cette fin, une grande période d’innovation politique et sociale doit s’ouvrir sur nos chemins,
et ce dans trois directions majeures: celle de l’humanité, celle des
Critique de la competitivité. L’idéologie de la guerre économique et de la survie sociale des meilleurs à la lumière du 11 septembre
biens communs, celle de l'éducation et de la démocratie.
1. Le champ de l'humanité.
Le premier champ porte sur l'humanité elle-même. Il est temps de
reconnaître l'humanité en tant que
sujet politique et sujet juridique, ce
qui n'est pas le cas actuellement:
un paradoxe à l'ère tant proclamée
de la mondialisation. Ce premier
champ comporte, entre autres, la
mise en place d'un "tribunal pénal
mondial des crimes contre l'humanité" et d'une "autorité mondiale de
la vie et du vivre ensemble". Cette
dernière représenterait l’amorce
d’un politique mondial dont l’absence est criante dans le contexte
de la mondialisation néolibérale
actuelle.
2. Le champ des biens communs. Le deuxième champ concerne la définition et la promotion
d'un ensemble de biens communs
patrimoniaux mondiaux et de services communs publics mondiaux
dont la propriété et la gestion ne
sauraient en aucun cas et sous aucune forme, même indirecte, devenir l'objet d'appropriation et de responsabilité par des sujets privés.
Parmi les biens communs indispensables à assurer à tous le droit à
la vie vers 2020 – 25 doivent figurer l’eau (potable et pour l’alimentation), les soins de santé de base,
le logement et l’éducation. Ces
biens doivent rester et/ou redevenir
propriété de la collectivité. Les services correspondants doivent être
gérés et assurés par des institutions
publiques,
démocratiquement
contrôlées, inspirées par les grands
principes du coopératisme et de la
solidarité. Le droit de propriété intellectuelle ne peut s’y appliquer
ainsi qu’aux domaines qui peuvent
avoir sur les biens communs ici
mentionnés une importance déterminante. Il en va de même des négociations commerciales.
Contrairement aux choix opérés par les responsables politiques
et économiques des pays de l’Ocde
qui ont poussé à Doha à inscrire
l’ensemble des services publics à
l’ordre du jour du nouveau cycle
de négociations de l’OMC, les citoyens doivent se mobiliser pour
défendre les éléments portants de
la res publica, condition essentielle
pour garantir la sécurité du "vivre
ensemble" et la volonté réelle de
"faire société ensemble".
Il est important de rappeler à
cet égard que le concept et la pratique des services universels n’ont
pas empêché la privatisation et la
marchandisation des biens et des
services ainsi assurés. La marchandisation de la santé, de l'éducation,
de l'eau, par exemple, constitue
l'un des mécanismes les plus efficaces de destruction du vivre ensemble et des liens de solidarité internes à chaque pays et entre les
pays.
La construction des alternatives devrait donc viser la définition
"d'une politique de welfare mondial" articulée autour d'une Organisation Mondiale du Développement Social (Omds) (regroupant de
manière intégrée les fonctions et
les pouvoirs du FMI, de la Banque
Mondiale, de l'OMS, de la FAO, de
l'OIT) et de la mise en oeuvre et
gestion d'un Impôt Mondial (dont
la taxe Tobin serait une toute première ébauche). L’Omds et l’impôt
mondial deviendraient les dispositifs porteurs de l’architecture nouvelle du politique mondial à constituer au cours des 20 – 30 années
à venir.
3. Le champ de l'éducation et
de l'information/communication. Le troisième champ concerne
l'éducation et les systèmes d'information et de communication. Il est
urgent de réinventer le champ éducatif pour promouvoir une éducation mise au service du vivre ensemble et du bien commun dans le
respect et la solidarité envers "l'autre", y compris la "nature". Dans
cette perspective, les actions en faveur d'un "internet citoyen" sont
parmi les plus nécessaires et innovatrices. Faire émerger ce nouveau
champ éducatif constitue (avec
l’accès à l’eau potable) l'urgence à
long terme la plus significative de
la construction des alternatives.
La figure 2 donne une représentation schématique des chantiers de construction des alternatives ci-dessus esquissées.
Notas
1. Porter, M. E. The competitive advantages of
nations. The McMillan Press Ltd, 1992.
2. Le WCI couvre trente-quatre pays. Exploitant trois cent trente critères, il se veut une mesure de l’environnement compétitif et de "l’agressivité" des entreprises à l’échelle mondiale.
3. Voir à ce sujet les analyses déjà produites
début ’90 par Howell, J.; Charles, D.; Wood,
M. The globalisation of production and technology, rapport de recherche pour Fast. Bruxelles: Commission des Communautés Européennes, mai 1991, 171 pp.
4. A propos de la nouvelle alliance entre l’entreprise et l’Etat, voir R. Petrella, “la mondialisation de l’économie”, dans Futuribles, n.
1989, Paris et, plus en général, R. Petrella,
“l’Auto-dépossession de l’Etat” dans Philippe
de Woot et Jacques Delcourt (eds.). Les défis
de la globalisation. Louvain-la-Neuve: Presses
de l’UCL. 2000.
5. Le succès imposé ces dernières années du
concept de gouvernance en place et lieu de
gouvernement, reflète cette dissolution de l’Etat au milieu d’une multitude d’acteurs “politiques” s’auto-régulant à travers des réseaux, eux
aussi multiples et “ouverts” aux contours territoriaux et fonctionnels sans cesse variables.
6. Cfr le chapitre 2 "The making of a global
world" du Group of Lisbon, Limits to competition, Boston: MIT Press. 1995.
7. Pour une analyse détaillée de ce piège voir
R. Petrella, L’éducation victime de cinq
pièges. Montréal: Editions Fidès. 2001.
8. Lire: Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris: Calmann-Levy. 1991.
9. Cfr. R. Petrella, “Vers un techno-apartheid
mondial” dans “Les nouvelles frontières de l’économie mondiale”, Paris: Editions Le Monde
diplomatique. 1993.
10. J’ai traité du démantèlement de l’Etat du
Welfare dans “Le bien commun. Eloge de la solidarité”, Bruxelles: Labor. 1997.
11. Voir: Larbi Bouguerra, Recherche et
Tiers-Monde. Paris: PUF. 1993.
12 Voir: Schmidheiny Stephan, Changer de
cap: réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement. Paris:
Dunod. 1992.
El profesional de la información, v. 12, n. 3, mayo-junio 2003
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