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PSYCHOPATHOLOGIE
Multiplicité des syndromes associant symptômes dépressifs
et maniaques : nécessité d’une approche dimensionnelle
C. HENRY (1), K. M’BAÏLARA, A. DESAGE, B. ANTONIOL
Multiplicity of syndromes associating manic and depressive symptoms : the need for a dimensional
approach
Summary. The heterogeneity of mood states in bipolar disorders leads to some confusion in diagnostic and therapeutic
strategies. Apart from the classical syndromes characterizing euphoric mania and melancholic depression, recent literature
has pointed to alternative mood states associating both manic and depressive symptoms. This resulted in the definition of
various syndromes including mixed states, dysphoric mania, agitated depression and more recently the depressive mixed
state. This consequently raises the question of the best therapeutic strategies. As the boundaries between the various states
associating both depressive and manic symptoms have yet to be clarified, there is a need to further discuss whether dimensional rather than categorical approaches could help to further refine their definitions and define the best therapeutic strategies. As stated by Kraepelin, mood episodes in manic-depressive illness were defined according to three dimensions :
mood, cognitive processes, and motor and motivational drive. Cognitive and motor processes were regarded as quantitative
items whose alterations may correspond to either an increase or a decrease. The current definitions are far from this dimensional approach. Thus, the current diagnostic criteria make it difficult to define mixed states. Such poorly convincing diagnostic
criteria may account for the description of many other states exhibiting both manic and depressive symptoms. A dimensional
approach could be useful to define mood states in bipolar disorders. These dimensions should progressive, from inhibition
to excitation. Because tonality affects is not a dimension, the emotional reactivity (hyper-reactivity versus hypo-reactivity)
represents an additional dimension that would help characterize these states better.
Key words : Bipolar disorder ; Dimensional approach ; Emotional reactivity ; Mixed state.
Résumé. Au-delà des deux pôles classiques, la manie
euphorique et la dépression de type mélancolique, existe une
multiplicité de tableaux cliniques définis par une intrication de
symptômes maniaques ou hypomanes et dépressifs qui semble condamner les troubles bipolaires à devenir multipolaires.
Cependant la multiplicité des tableaux cliniques proposés
n’est pas à ce jour assortie de conduites thérapeutiques bien
codifiées, sûrement en grande partie du fait du manque de
clarté entre les frontières de certains de ces états. La question
abordée ici est de savoir si une caractérisation dimensionnelle des épisodes thymiques survenant au cours des troubles bipolaires pourrait permettre de mieux définir ces syndromes ainsi que les stratégies thérapeutiques qui s’y
rapportent. Afin d’essayer de répondre à cette question, il est
nécessaire de reprendre les définitions initiales de Kraepelin
qui a décrit les épisodes thymiques des troubles bipolaires
selon trois dimensions : la sphère idéïque, l’humeur et la
sphère motrice associée à la volition. Les définitions des classifications nosographiques actuelles se sont passablement
éloignées de cette approche dimensionnelle pour définir les
syndromes selon une liste de symptômes comprenant un
item obligatoire concernant l’humeur (une humeur élevée ou
irritable pour la manie et dépressive ou une perte d’intérêt
pour la dépression). La complication majeure apparaît
lorsqu’il s’agit de décrire les états mixtes qui, selon les définitions actuelles, doivent présenter à la fois une humeur élevée ou irritable et dépressive. Du fait de ces définitions peu
satisfaisantes des états mixtes, de nouvelles descriptions de
(1) Centre Hospitalier Charles-Perrens, Bâtiment Lescure, 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux, France.
Travail reçu le 8 février 2005 et accepté le 9 mai 2005.
Tirés à part : C. Henry (à l’adresse ci-dessus).
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C. Henry et al.
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tableaux cliniques associant des symptômes maniaques et
dépressifs apparaissent dans la littérature. Il semblerait donc
opportun de revenir à une caractérisation dimensionnelle des
états thymiques bipolaires, dimensions qui pourraient se
décliner sur le mode de l’inhibition ou de l’excitation. Étant
donné que la tonalité des affects (euphorie versus tristesse)
ne suffit pas à discriminer les états ayant une composante
mixte, les émotions pourraient également se décliner selon
un aspect dimensionnel quantitatif, à savoir par une hyper
ou une hypo-réactivité émotionnelle.
Après un bref rappel des descriptions classiques et
actuelles des états mixtes au sens large, nous tenterons
de démontrer l’intérêt d’une approche dimensionnelle
pour aider à catégoriser ces différents types d’épisodes
en fonction de leur réponse thérapeutique.
Nous développerons notamment l’intérêt de définir les
épisodes thymiques en fonction d’un aspect quantitatif des
émotions (réactivité émotionnelle) plutôt que par un
aspect purement qualitatif (tonalité des affects).
Mots clés : Approche dimensionnelle ; État mixte ; Réactivité
émotionnelle ; Trouble bipolaire.
ÉTATS MIXTES D’APRÈS KRAEPELIN
INTRODUCTION
L’hétérogénéité des tableaux cliniques pouvant survenir au cours des troubles bipolaires semble être en pratique quotidienne une source majeure de confusion diagnostique et thérapeutique. Outre les classiques tableaux
maniaques et dépressifs, de nouvelles descriptions cliniques semblent se décliner à l’infini dans la littérature. C’est
le cas des états mixtes, des manies ou hypomanies dysphoriques, des dépressions agitées qui s’opposent aux
dépressions ralenties et, plus récemment, les états mixtes
dépressifs. Si ces descriptions cliniques nous ravissent
par leur richesse sémiologique, elles n’en restent pas
moins source de confusion pour la prise en charge thérapeutique. De plus, à l’heure de la multiplicité des molécules efficaces mises à notre disposition sur le marché, il
semble nécessaire de dégager des principes permettant
de guider la prise en charge pharmacologique de ces
divers états. Parmi les états les plus incriminés dans cette
confusion diagnostique et thérapeutique se trouvent les
syndromes associant des éléments maniaques ou hypomanes et des symptômes dépressifs.
Les états mixtes peuvent ainsi présenter une symptomatologie très polymorphe et leur délimitation diagnostique semble encore très imparfaite. Dans les systèmes de
classification les plus récents, ils ne sont pas définis par
une symptomatologie spécifique, mais simplement comme
la conjonction d’un syndrome maniaque et d’un syndrome
dépressif majeur survenant de manière concomitante.
D’autre part, des études récentes s’attachent à décrire et
définir un nouveau syndrome, les états mixtes dépressifs
au cours desquels se juxtaposent des symptômes dépressifs et hypomanes. Il convient donc, peut-être, de poser la
question d’une meilleure harmonisation des définitions des
syndromes survenant lors des troubles bipolaires afin
d’éviter un découpage de toute manière illusoire du fait de
l’hétérogénéité des tableaux cliniques rencontrés. De
manière pragmatique, il paraîtrait pertinent de chercher à
regrouper les divers syndromes en fonction de réponses
thérapeutiques probables. Au-delà de l’intérêt pratique en
clinique, le débat sur la nature des états « mixtes » au sens
large a d’importantes implications dans la compréhension
de l’étiopathogénie des troubles thymiques et des mécanismes neurobiologiques qui les sous-tendent.
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Selon Kraepelin (19), les états mixtes seraient des états
durant lesquels il existe un mélange plus ou moins important de signes pathologiques empruntés aux deux états fondamentaux que sont la manie et la dépression. Ces états
se situeraient principalement lors de périodes de transition
et seraient la conséquence de la disparition des symptômes
d’un état et de l’apparition progressive, et décalée dans le
temps, des signes de l’accès thymique de polarité inverse.
Kraepelin isole trois domaines de la vie psychique : la
sphère idéïque, l’humeur et la sphère motrice associée à
la volition. La congruence de l’état mental correspond à
l’orientation vers un même pôle de ces trois regroupements
symptomatiques. Dans la manie, ces perturbations vont de
manière homogène dans le sens d’une excitation, tandis
que dans la dépression les troubles vont dans le sens d’une
inhibition. Le chevauchement des symptômes issus de
l’une et de l’autre forme peut ainsi donner lieu à des tableaux
très variés, regroupés sous le terme d’états mixtes. Pour
Kraepelin, les états mixtes étaient donc constitués de deux
dimensions appartenant à l’un des états, auxquelles s’ajoutait une dimension de l’état de polarité opposée. Il décrivait
ainsi six états mixtes : la manie dépressive, la dépression
excitée, la manie pauvre en pensée, la stupeur maniaque,
la dépression avec fuite des idées, la manie inhibée. On
peut s’interroger sur ce qui resterait de cette classification
sous l’éclairage de la thérapeutique.
DÉFINITIONS ACTUELLES DES ACCÈS THYMIQUES
À l’heure actuelle, dans le DSM IV (1), les états thymiques ne sont plus définis selon des dimensions mais selon
une liste de symptômes comprenant un item obligatoire
concernant l’humeur, à savoir une humeur élevée ou irritable pour la manie et une humeur dépressive ou une perte
d’intérêt et de plaisir pour l’épisode dépressif. À cela
s’ajoute la notion de durée, une semaine pour la manie et
deux semaines pour la dépression. Un troisième type
d’accès, l’état mixte, est défini comme une période au
cours de laquelle « les critères sont réunis à la fois pour
un épisode maniaque et pour un épisode dépressif majeur
(à l’exception du critère de durée), et cela presque tous
les jours pendant au moins une semaine ».
Ceci implique d’avoir une humeur élevée ou irritable et
une humeur dépressive ou une perte d’intérêt et de plaisir.
Cette définition suppose donc une mixité sur une
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dimension : l’humeur. En effet, les autres symptômes
requis s’avèrent pour certains suffisamment non spécifiques pour pouvoir répondre à la sémiologie dépressive ou
maniaque. Selon l’actuelle Classification internationale
des maladies (CIM-10) (22), l’épisode affectif mixte est
défini par une période « persistant au moins deux semaines, caractérisée par la présence de symptômes hypomaniaques, maniaques ou dépressifs, intriqués ou alternant rapidement (habituellement en l’espace de quelques
heures) ». Concernant ces états, les définitions du
DSM IV et de la CIM-10 ne s’accordent ni sur la durée
(1 semaine contre 2 semaines), ni sur la co-occurrence
des troubles. La CIM-10 accepte l’alternance rapide de
l’humeur pouvant survenir en l’espace de quelques heures. À partir de cette définition, il est très difficile de faire
la distinction entre la labilité émotionnelle d’un état maniaque et un authentique état mixte. En revanche ces critères
prennent en compte des états mixtes de moindre intensité
et intègrent la possibilité d’hypomanies mixtes.
La difficulté à conceptualiser la présence simultanée
d’états opposés tels qu’une humeur euphorique et dépressive au cours d’un même épisode peut rendre compte de
la grande dispersion des prévalences des états mixtes ou
dysphoriques lors des études sur les états d’exaltation. En
effet, leur prévalence varie entre 5 et 70 % en fonction des
études (15). Il en ressort donc que le concept d’état mixte
demeure encore, sinon à définir, au moins à préciser, et
souffre probablement de la notion de mélange des symptômes que sous-entend sa dénomination première. Les
divergences fondamentales persistant entre les divers
systèmes critérologiques laissent surtout à penser que la
mixité reste source d’interrogations et de confusions.
TROUBLES BIPOLAIRES OU MULTIPOLAIRES ?
États mixtes et manies dysphoriques
Dès 1969, l’étude de Winokur et al. (26) examine attentivement l’évolution et les symptômes au cours d’accès
maniaques présentant des éléments dépressifs. Les
auteurs estiment que la caractéristique la plus spécifique
des états mixtes présentant à la fois des affects euphoriques et tristes est la variabilité et la labilité de l’humeur :
« c’est cet éventail d’émotions changeantes et contrastées qui rend le diagnostic difficile ». En effet, sur cette
cohorte, tous les patients présentent tour à tour de l’euphorie, des éléments dépressifs et de l’irritabilité.
En 1972, Kotin et Goodwin (16) ont également recherché la présence d’éléments dépressifs au cours d’états
maniaques. Il ressort de ces travaux que des éléments
dépressifs surviennent au cours de tous les accès maniaques. De plus, les échelles de manie et de dépression sont
corrélées positivement chez la plupart des patients. Ainsi,
lorsque la symptomatologie maniaque s’aggrave, la
symptomatologie dépressive suit la même évolution.
Cette conclusion se retrouve également dans les travaux
de Post et al. (24). D’autre part, les auteurs soulignent que
l’euphorie, décrite comme la caractéristique principale de
la manie, est parfois absente.
Multiplicité des syndromes associant symptômes dépressifs et maniaques
Carlson et Goodwin (6) ont procédé à l’étude longitudinale d’épisodes maniaques et ont ainsi décrit trois phases successives qui se distinguent principalement par
l’humeur prédominante. Au cours de la phase I, les
patients présentent une humeur plutôt euphorique mais
labile. La phase II voit la tonalité de l’humeur se transformer avec l’apparition d’éléments dysphoriques et anxieux.
La phase III est caractérisée par une franche dysphorie,
un état de panique, une hostilité et s’avère propice à
l’émergence de symptômes délirants et de phénomènes
hallucinatoires. Ces travaux montrent que tous les
patients passent par ces trois étapes, dont la durée est
toutefois très variable d’un sujet à l’autre. Le retour au
fonctionnement de base se fait par une régression des
symptômes en repassant successivement par les trois
phases mais de manière décroissante. Des études plus
récentes basées sur des analyses factorielles (7, 10) ont
montré que des éléments dysphoriques étaient présents
au cours de quasiment tous les états maniaques. Il existe
donc une parfaite convergence pour établir l’existence
d’éléments dépressifs chez la grande majorité, voire chez
tous les sujets maniaques.
Toutefois, la présence d’éléments dépressifs au cours
d’un accès maniaque n’est pas nécessairement synonyme d’état mixte. Cela peut simplement correspondre à
la grande labilité émotionnelle des patients maniaques
décrite par Kraepelin et élégamment illustrée par Henri Ey
et al. (11) : « l’expansivité et l’hyperthymie caractérisent
l’état affectif du maniaque. Elles se manifestent surtout par
l’euphorie et l’optimisme. Le maniaque se sent admirablement bien portant, infatigable, heureux de vivre, prêt à
tout entreprendre et à tout réussir. Mais sa tonalité
affective est instable et il passe rapidement de la joie aux
larmes et des lamentations à la colère ». Ceci pose la
question de la frontière entre labilité émotionnelle et état
mixte.
Tous ces travaux s’accordent également sur le fait que
la symptomatologie dépressive évolue avec la même intensité que la symptomatologie maniaque. Cela peut à première vue paraître antinomique, dans la mesure où nous
avons à l’esprit la représentation classique de la manie avec
son caractère euphorique et enjoué. Ces résultats vont à
l’encontre de l’hypothèse (et de son corollaire étiopathogénique) selon laquelle l’humeur se distribue selon un axe unidimensionnel, avec à un pôle l’euphorie et à l’autre extrémité la dépression. Enfin, des éléments dépressifs peuvent
exister, quelle que soit la sévérité de la manie. Plusieurs
de ces études (6, 24, 26) mentionnent également la présence de phénomènes anxieux importants, mais cet aspect
est négligé dans les classifications actuelles des états mixtes. En 1992, McElroy et al. (20, 21) ont étudié les similitudes et les différences entre états mixtes et maniaques
« purs » et ont finalement sacralisé la notion d’état mixte
tout en indiquant que la plupart des manies étaient dysphoriques. Dilsaver et al. (9) suggèrent ainsi que les états
maniaques puissent être naturellement classifiés en
« classiques » (prédominance euphorique), « dysphoriques » ou même « dépressifs ». Le danger est de faire une
segmentation arbitraire d’états très proches (2).
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C. Henry et al.
États mixtes dépressifs
Pour rajouter à la complexité, voici qu’apparaissent des
études montrant que les états dépressifs peuvent également être mixtes du fait de la présence de symptômes
hypomanes (3, 4, 5, 23). En 2001, Benazzi et al. (4, 5) ont
notamment étudié le nombre de symptômes hypomanes
au cours d’épisodes dépressifs majeurs afin de définir la
prévalence d’états mixtes dépressifs dans une cohorte de
sujets bipolaires de type II et de sujets dépressifs unipolaires. Il observe au moins un symptôme hypomaniaque
chez 90 % des patients, et au moins trois chez 28,5 % de
l’ensemble de la cohorte. Pourtant, ces symptômes étaient
plus fréquents chez les sujets bipolaires de type II (48,7 %
des sujets présentaient au moins trois symptômes hypomaniaques) avec comme symptômes majeurs : l’irritabilité, la logorrhée, la distractibilité et la tachypsychie. Ces
résultats ont été confirmés par l’étude d’une cohorte plus
importante par Benazzi et Akiskal (3). Par ailleurs, l’existence d’états dépressifs mixtes agités avec composantes
psychotiques a aussi été retrouvée chez les patients bipolaires de type I par Perugi et al. (23). L’ensemble de ces
auteurs conclut que la reconnaissance de ces états affectifs est cliniquement importante car la symptomatologie est
aggravée par les antidépresseurs, mais améliorée par les
thymorégulateurs, voire par une cure courte de neuroleptiques ou l’électroconvulsivothérapie (17, 18).
Afin de vérifier cette hypothèse nous avons réalisé une
étude (14) chez 42 patients bipolaires adressés de
manière consécutive dans une unité d’hospitalisation pour
un épisode dépressif majeur d’intensité sévère ou résistant
aux antidépresseurs. Nous avons évalué le nombre de
symptômes dépressifs et de symptômes maniaques ou
hypomanes. Nous avons pu ainsi distinguer des patients
présentant un épisode dépressif majeur « pur », ne présentant que des symptômes dépressifs, et un groupe de
patients présentant un état dépressif mixte ayant un syndrome dépressif et des symptômes maniaques ou hypomanes associés. Le traitement instauré de manière naturalistique a permis de montrer que les patients présentant
un épisode dépressif pur ont répondu favorablement à un
traitement par antidépresseur dans 76 % des cas, associé
à un thymorégulateur dans 38 % des cas ou par des séances d’électroconvulsivothérapie chez 24 % des sujets. Les
patients présentant un épisode mixte dépressif ont été guéris de cet épisode par l’arrêt de l’antidépresseur et l’introduction sur une courte durée d’un antipsychotique (81 %)
associé à un thymorégulateur (86 %). Tous ces patients
étaient adressés pour un épisode dépressif car ils présentaient au premier plan une tonalité triste des affects, à
laquelle étaient associées des idéations suicidaires.
Cependant les tableaux cliniques de ces deux groupes de
patients sont extrêmement différents. Le tableau I résume
les différences sémiologiques de ces deux tableaux. Les
deux états thymiques ont en commun la tristesse, cependant dans les épisodes dépressifs classiques « purs », il
existe une inhibition de l’ensemble des processus psychiques y compris un émoussement des affects, alors que
dans le cas des épisodes dépressifs mixtes, malgré la tristesse, les processus psychiques vont globalement dans le
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sens d’une excitation, et dans ce cas les émotions sont très
vivement ressenties. Ceci nous conduit à évoquer l’intérêt
d’une approche dimensionnelle, y compris pour la composante émotionnelle, pour une meilleure caractérisation des
accès thymiques des troubles bipolaires.
TABLEAU I. — Différences sémiologiques principales
entre les patients présentant un épisode dépressif majeur pur
et ceux présentant un état mixte dépressif.
Totalité affective : tristesse
Épisode dépressif
État mixte dépressif
• Pauvreté de la mimique et ne • Hyper-expressivité des
s’exprime pas spontanément affects, emploi fréquent de
superlatifs, mise en avant des
affects douloureux mais très
sensibles à l’environnement
(syntones)
• Émoussement affectif
• Émotions très vives
• Ralentissement des
• Tachypsychie ou impression
processus idéiques
de cerveau sans repos,
pression intrapsychique
• Ralentissement moteur
• Sentiment d’épuisement
important
mais alternant avec des
phases d’agitation motrice ou
de tension interne
• État plus sévère le matin
• Plus mal en fin de journée
avec difficultés importantes
pour se mettre en route
CARACTÉRISATION DIMENSIONNELLE DES ACCÈS
THYMIQUES DES TROUBLES BIPOLAIRES
Toutes les composantes qui se déclinent sur le mode
de l’accélération et du ralentissement revêtent des caractères opposés dans la manie et la dépression. On peut
ainsi opposer le ralentissement idéique à la tachypsychie,
le ralentissement moteur à l’agitation motrice, ou encore
l’atténuation de la composante motivationnelle. Il apparaît, dans ces exemples, une notion quantitative, le même
processus pouvant être plus ou moins freiné ou accéléré,
et il devient dès lors aisé de proposer, pour chaque composante, une représentation unidimensionnelle.
En revanche, la définition de l’humeur est avant tout
qualitative – dépressive, irritable, anxieuse ou euphorique – et il devient alors difficile de la placer sur une représentation unidimensionnelle. Or, il s’avère que la plupart
des maniaques peuvent être à la fois euphoriques, irritables et ressentir dans le même instant des affects profondément tristes. Dès lors, ne serait-il pas utile d’appréhender également l’humeur au travers d’une variable
quantitative qui refléterait son intensité, teintée d’une
palette de tonalités différentes ? En d’autres termes, le
maniaque ne se définit-il pas mieux par l’intensité de ses
émotions que par leur coloration affective (ce qu’illustrent
les propos d’un patient évoquant ses accès maniaques :
« dans ces moments-là, je ne suis qu’émotions ! ») ?
L’humeur pourrait de ce fait dépendre de notre capacité
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à éprouver des émotions, modulée par la capacité à ressentir l’ensemble ou une partie de la tonalité des affects.
Cette notion déplace la caractéristique fondamentale
– ou le « noyau » – de la manie, de l’état euphorique vers
l’hyper-réactivité émotionnelle (ou augmentation de l’intensité des émotions qui sont par ailleurs modulées par le contexte). La tonalité des affects pourrait, dans ce cas, varier
et passer par des tonalités multiples. La réactivité émotionnelle peut alors, comme les autres dimensions des
accès thymiques, se représenter sur un axe allant d’une
hyper-réactivité émotionnelle à une hypo-reactivité émotionnelle (15). Nous avons ainsi montré dans une première
étude que les patients maniaques ou mixtes présentaient
tous une hyper-réactivité émotionnelle alors que la tonalité
des affects était très variable d’un sujet à l’autre (13).
Si cette notion d’hyper-réactivité émotionnelle est facile
à appréhender pour les divers états maniaques, certains
cliniciens sont moins enclins à accepter la notion opposée
d’hypo-réactivité pour la dépression. En effet, Delay (8)
avait défini l’hyperthymie euphorique des maniaques par
opposition à l’hyperthymie douloureuse des déprimés.
Cependant, et bien que ceci soit à confirmer par des études ultérieures, le seul fait de ne pouvoir répondre à des
situations positives par des manifestations enthousiastes
ou par un état hédonique peut d’ores et déjà être considéré
comme de l’hypo-réactivité à certaines situations. Lors de
dépressions sévères, cette hypo-réactivité tout d’abord
spécifique aux stimulations positives pourrait s’étendre à
toute la sphère affective et aller jusqu’à l’anesthésie affective. Cette notion d’anesthésie affective fait partie de la
sémiologie classique des dépressions mélancoliques. En
termes psychopathologiques, l’abrasion des émotions
pourrait correspondre à un processus adaptatif. Ainsi,
après une émotion vive à tonalité négative déclenchée par
une mauvaise nouvelle, pourrait se mettre en place un processus adaptatif visant à atténuer la douleur morale en
émoussant les affects. Les sujets ayant une vulnérabilité
à développer de véritables accès dépressifs verraient
dans ce cas leur système de régulation aller au-delà de
cette fonction adaptative et présenteraient une dysrégulation de leur état central fluctuant (25).
CONCLUSION
Au-delà de l’intérêt clinique, l’approche dimensionnelle
est plus propice à une articulation entre clinique et hypothèses étiopathogéniques que l’approche syndromique
(qui définit des combinaisons de symptômes) (12). Dans
cette perspective, il conviendrait de mieux étudier les principales composantes des troubles de l’humeur afin de
comprendre comment ces dimensions s’associent et
varient entre elles pour constituer les différents tableaux
cliniques, et surtout quelles sont les meilleures stratégies
thérapeutiques correspondant à ces différentes associations. La réactivité émotionnelle pourrait être une de ces
dimensions fondamentales.
Multiplicité des syndromes associant symptômes dépressifs et maniaques
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