UNIVERSITE DE CERGY-PONTOISE FACULTE DE DROIT LA CAUSALITE DANS LA RESPONSABILITE CIVILE RECHERCHES SUR SES RAPPORTS AVEC LA CAUSALITE SCIENTIFIQUE THESE POUR LE DOCTORAT DE L’UNIVERSITE DE CERGY-PONTOISE PRESENTEE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT LE 4 juillet 2006 PAR ROGER MISLAWSKI DIRECTEUR DE THESE : M. YVES-MARIE SERINET, PROFESSEUR A L’UNIVERSITE DE CERGYPONTOISE Tome I JURY Mme H. GAUMONT-PRAT, Professeur à l’Université de Picardie-Jules Verne (Rapporteur) M. P. GROSSER, Professeur à l’Université de Nancy 2 (Rapporteur) Mme P. HAMMJE, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise Mme J. REVEL, Professeur à l’Université de Paris X- Nanterre M. Y.-M. SERINET, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise Sommaire Introduction Première partie : La causalité, une relation objet de connaissance Titre I : Un objet de connaissance spéculative Chapitre I : La cause, moyen d’explication de la nature Chapitre II : La cause est un agent qui produit un effet Chapitre III : La cause est un agent externe suivi mécaniquement d’un effet Titre II : Un objet de connaissance empirique Chapitre I : Connaissance d’une loi de nature Chapitre II : Compréhension par interprétation d’une activité humaine Deuxième partie : La causalité, une relation objet de construction Titre I : Les méthodes scientifiques comme modèles de construction Chapitre I : La causalité reposant sur le modèle de l’expérience : l’équivalence des conditions Chapitre II : La causalité reposant sur le modèle de l’explication scientifique Titre II : La connaissance statistique comme moyen de construction Chapitre I : Le lien de dépendance comme relation de causalité Chapitre II : Le lien de dépendance comme élément d’une relation de causalité Troisième partie : La causalité, une relation fonctionnelle Titre I : La causalité juridique : une unité de dénomination Chapitre I : Dénomination et référent ne sont pas liés Chapitre II : Un contenu dépendant des principes de la responsabilité civile Titre II : La causalité juridique : une unité de nature Chapitre I : Une relation instituée Chapitre II : Une relation valide, mais non vraie Conclusion générale Introduction 1. La causalité juridique se définit comme une relation de cause à effet reliant un fait générateur à un dommage. La notion se comprend intuitivement, mais dès qu’on veut l’analyser elle se révèle rebelle, et les tentatives pour la cerner sont nombreuses et parfois contradictoires1. 2. Un certain nombre de propositions doctrinales concernant la causalité juridique sont individuellement admissibles à titre égal, mais leur mise en perspective se solde par des antinomies qu’il est possible de regrouper en trois séries en fonction de leur objet. La première est relative à la valeur de la causalité pour le droit de la responsabilité. La causalité est considérée comme une notion essentielle, une exigence de la raison et du bon sens2. En même temps elle est reconnue comme une notion obscure3 dont il est difficile de donner une définition théorique4 alors qu’elle doit être prouvée, certaine et directe5. La deuxième est relative à la résolution contentieuse de la causalité. L’absence de définition théorique de la causalité contraste avec la pratique qui ne fait pas de son indétermination un obstacle. Le juge se montre pragmatique face aux difficultés qu’il peut rencontrer6 d’autant que la justice ne pourrait être atteinte en s’enfermant dans une logique exclusive7. La causalité devrait, dans un sens être définie, mais de l’autre, le besoin de justice s’oppose à une approche rigide et conceptuelle de la causalité. La troisième est relative à la nature de la causalité. La causalité juridique serait autonome8, et pourtant elle est considérée comme désignant une cause réelle du dommage, c’est pourquoi elle est une relation de cause à effet, car il paraît inconcevable qu’une personne soit responsable d’un dommage qu’elle n’a pas causé9. Le droit serait donc, malgré ses spécificités, producteur de connaissances sur le monde. 1 Ph. Le Tourneau (dir.), Responsabilité et contrats, Dalloz-Action, 2004, n° 1704 et 1713. H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t.2, 6e éd., LGDJ, 1975, n° 1417. 3 J. Carbonnier, Les obligations, 22e éd., PUF, 2000, n° 213 – J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Le fait juridique, 11e éd., A. Colin, 2005, n° 155. 4 G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité civile, 2e éd., LGDJ, 1998, n° 232. 5 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1719. 6 Ph. Le Tourneau, op. cit., , n° 1717. 7 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 161. 8 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 333 in fine. 9 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 155 : « Un fait qui n’est que coïncidence n’est pas causal » et n° 157 : « La causalité procède directement de l’observation des faits », n° 158 : « La 2 1 3. Un constat d’échec résulte de ces considérations10. Il débouche sur l’impression qu’il est vain de vouloir éclaircir cette notion, toute tentative dans ce sens semblant, loin de faire progresser la connaissance, ajouter à l’obscurité, ce qui peut expliquer qu’il n’y ait guère eu d’études généralistes sur la causalité11. 4. Des tentatives pour échapper aux affres de la causalité ont été faites12, soit en l’éliminant de certains régimes - telle a été la démarche qui a justifié la loi sur les accidents de la circulation13 - soit en envisageant des notions de remplacement, mais sans succès14. La causalité, malgré tout, demeure solidement inscrite dans le droit de la responsabilité civile avec son cortège de difficultés, bien que certaines aient été toutefois aplanies par la création de régimes spéciaux que le législateur a multipliés15. Si le contentieux relatif à la qualification du lien de causalité n’est pas numériquement marquant, avec des fluctuations par période16, il peut se révéler d’une grande importance par son retentissement. Les incertitudes sur le concept peuvent avoir des conséquences quant à la légitimité des décisions de justice. Tel a été le cas dans la célèbre affaire Perruche17 qui a été un véritable défi en matière de causalité pour le monde du droit. 5. Les enjeux, ceux de la naissance d’un enfant handicapé dont la mère n’avait pu procéder à un avortement du fait d’une erreur médicale et qui demandait réparation au profit de celui-ci, étaient de première importance et nécessitaient une réponse théorie de l’équivalence des conditions repose sur la prise en compte du fait dans la production du dommage, de son efficience ». 10 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 162 – G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 334 et s. 11 Il y a deux thèses classiques en France : celle de P. Marteau, La notion de lien de causalité dans la responsabilité civile, Marseille, 1914 et celle de J. Favier, La relation de cause à effet dans la responsabilité quasi-délictuelle, Paris, 1951. 12 P. Esmein, Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité, D. 1964, chron. p. 205. 13 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 990 : même dans ces tentatives de refouler la causalité au profit d’une notion plus simple, elle ne peut être totalement éliminée et subsiste sous forme d’une présomption de liaison du dommage à l’accident, appelée imputabilité : ibidem, n° 999. 14 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 336. 15 F. Leduc, L’œuvre du législateur moderne : vices et vertus des régimes spéciaux, in, La responsabilité civile à l’aube du XXIe siécle, Resp. civ. assur., hors série, juin 2001, p. 50. 16 Ainsi le contentieux du fait des accidents de la circulation était important jusqu’à la loi de juillet 1985 qui l’a à peu près tari. F. Leduc, L’état actuel du principe général de responsabilité délictuelle du fait des choses, in. F. Leduc (sous la direction de), La responsabilité du fait des choses. Réflexions autour d’un centenaire, Economica, 1997, p. 35. 17 Ass. plén. 17 nov. 2000 : JCP. G. 2000, II, 10438, rapp. P. Sargos, concl. J. Sainte-Rose, note F. Chabas. 2 adaptée et forte. Celle-ci s’est heurtée à l’obstacle que peut constituer la causalité juridique qui, dans ce cas, a eu bien du mal à s’imposer, écartelée entre une connaissance scientifique pour une fois indiscutable et des constructions juridiques au fondement mal assuré divisant la doctrine. Aucune solution juridique ne semblait indiscutable et des oppositions, sur fond éthique particulièrement sensible, se sont fait jour. La Cour de cassation a vu sa décision contestée de façon virulente, il a même été dit qu’elle se serait trompée18. La plupart des juristes spécialisés, qui en droit des personnes, qui en droit de la responsabilité, certains en tant que magistrats, d’autres en tant que savants ou avocats, ont donné leur analyse de l’arrêt litigieux. 6. Les conclusions des uns et des autres ont été nettes, opposées, sans concession. Pour certains, il fallait se plier à la conception biologique de la causalité et nier le lien juridique19. Pour d’autres, il fallait affirmer l’autonomie du droit et le retenir20. Pour les derniers, la causalité n’était pas problématique21. Quant aux justifications de ces différentes propositions, elles étaient diverses et n’avaient rien de critiquable individuellement, en particulier la dignité des handicapés a été invoquée aussi bien au soutien qu’au rejet de la solution de la Cour régulatrice. Considérer la vie comme un préjudice est une atteinte à la dignité humaine 22 ; abandonner un handicapé sans aucune aide est aussi une atteinte à sa dignité23. Quels que soient les arguments invoqués, aucun n’apportait de réelle satisfaction dans la mesure où il ne semblait pas y avoir de moyen de trancher la question en vérité, tant en ce qui concerne le rejet du point de vue scientifique que son remplacement par un lien juridique bien fuyant. 7. Cette seule affaire incite à reprendre la question de la causalité ce qui nous ramène vers les antinomies dont il a été fait état. Pour comprendre leur origine, il faut examiner le cadre intellectuel qui leur a donné naissance et chercher s’il n’y a pas 18 G. Cancelier, La tentation du néant, RGDM. 2000, n° spécial, La recherche sur l’embryon ; qualification et enjeux, p. 92. 19 D. Mazeaud, Réflexions sur un malentendu, D. 2001, p. 332. 20 L. Mayaux, Naissance d’un enfant handicapé : la Cour de cassation au péril de la causalité, RGDA 2001, p. 13. 21 J.-.L. Aubert, Indemnisation d’une existence handicapée qui selon le choix de la mère n’aurait pas dû être, D. 2001, p. 489. 22 D. Fenouillet, Pour une humanité autrement fondée, Dr. fam. 2001, chron. 7. 23 P. Sargos, art. précit., n° 48. 3 moyen de réduire au moins pour partie les contradictions auxquelles il a mené, éventuellement, en adoptant un autre point de vue. 8. Le cadre intellectuel ayant permis d’établir ces propositions est un point de vue interne sur la causalité, on peut le dire dogmatique. Il consiste à analyser le problème à partir des données et des concepts juridiques qu’ils soient doctrinaux ou jurisprudentiels. Il est celui adopté par les traités et les différents travaux spécialisés dans le droit de la responsabilité civile qui cherchent à définir la causalité comme un concept isolé soit de façon générale, c’est le cas des théories classiques, soit dans les domaines plus restreints que sont les régimes spéciaux. Cette voie mène à un constat sceptique, et il ne semble pas logique de vouloir la reprendre à l’identique en espérant aboutir à un résultat différent. Ce n’est pas pour autant qu’il faille s’affranchir totalement de ce cadre, sous réserve d’une approche critique de certains postulats dont la validité est incertaine. 9. Les deux premières séries d’antinomies peuvent se résumer en une opposition entre théorie et pratique. Elles reposent sur l’idée que le droit est formé d’un ensemble de concepts et que l’activité du juge est la réalisation méthodique de leur contenu dans une instance où ils s’appliquent aux réalités concrètes24. Par conséquent la conceptualisation est la seule activité théorique de la science du droit et doit aboutir à une définition compréhensive de la causalité telle qu’elle pourra être mise en œuvre par le juge. Une telle conception de l’activité théorique est trop étroite, le droit pouvant difficilement être appréhendé comme un monde des concepts, de même qu’une telle peinture de l’activité judiciaire s’avère trop réductrice, voire artificielle25. Ces deux remarques incitent à inverser la démarche, et à partir sans a priori de la diversité des pratiques, aussi bien les moyens mis en œuvre que les résultats, plutôt que des concepts et des idées doctrinales sur la causalité. 10. Plusieurs réflexions doctrinales peuvent être invoquées au soutien d’une approche pragmatique de la causalité. La première est la proposition désabusée de 24 V. à cet égard, H. Motulsky, Principes de réalisation méthodique du droit privé, Dalloz, 1991. M. Miaille, Une introduction critique au droit, Maspéro, 1976, pp. 48 et s - X. Lagarde, Réflexion critique sur le droit de la preuve, LGDJ, 1994, n° 20. 25 4 certains d’abandonner la causalité au juge, même de renoncer à tout contrôle26 et de se fier au bon sens et à l’empirisme27. La seconde, qui est peut être une explication de la première, est l’affirmation qu’une définition de la notion n’est de toute façon pas une garantie de la justice, à laquelle participe la détermination de la causalité, qui suppose souplesse et adaptation au concret et non soumission à un impératif théorique. Le cœur de la causalité doit être envisagé comme pratique et le travail jurisprudentiel, par tâtonnement, parfois avec l’aide de la doctrine, est le lieu de son élaboration28. Si le juge peut trancher avec sentiment ou équité, il ne peut le faire ouvertement et doit nécessairement utiliser des moyens de droit pour arriver à ses fins29. Il est astreint à construire à partir du donné les instruments qui vont assurer la justice dans sa décision30. La causalité, si elle peut avoir une dimension conceptuelle, peut constituer aussi une notion instrumentale. Il faut donc chercher la diversité des formes que prend la causalité en droit et en dresser le catalogue. Ce n’est qu’à partir de cet inventaire que par comparaison des unes avec les autres, une définition pourra être tentée, en cherchant ce qu’elles ont de commun, ce qui peut être dit nécessaire pour qu’une relation de causalité soit juridiquement reconnue. 11. Une approche critique du point de vue interne doit permettre d’échapper à une première série d’antinomies, en considérant la causalité comme un ensemble d’instruments. Il faut, à présent, déterminer et classer ces formes élémentaires. Pour cela un guide doit être trouvé, mais l’univers de sa recherche dépend du degré d’autonomie de la causalité juridique. Si l’autonomie est totale, il n’y a aucun espoir assuré de mieux cerner la causalité que ce qui a été fait par l’approche dogmatique. Une telle autonomie signifierait que la causalité juridique ne devrait rien à une notion présente dans le monde non juridique, c'est-à-dire dans la science et/ou la philosophie31. La question de l’autonomie est cruciale et doit être approfondie car elle fait l’objet d’affirmation, mais non de démonstration. Il est en effet possible de 26 J.-L. Aubert, La distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation en matière civile, D. 2005, p.1115. 27 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1717. 28 A. Marmisse, Le rôle de la doctrine dans l’élaboration et l’évolution de la responsabilité civile au XXe siècle, Petites affiches 19-20 sept. 2002. 29 Ch. Albigès, L’équité dans le jugement- Etude de droit privé, in, M.-L. Pravia (sous la direction de) L’équité dans le jugement, L’Harmattan, 2003, p. 107. 30 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, t. 1, Sirey 1914, pp. 51 et s. 31 Telle est l’opinion de, G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 333. La notion de causalité issue des sciences n’est guère utilisable pour le juriste. 5 remarquer que les solutions juridiques et scientifiques ne sont pas toujours les mêmes. Mais constater n’est ni expliquer, ni justifier. 12. L’autonomie de la causalité ne peut être totale, les emprunts ne faisant guère de doute, tant au plan théorique que pratique. Les références philosophiques ou scientifiques ne manquent pas, soit dans les théories de la causalité, soit dans les régimes spéciaux, soit dans les analyses doctrinales où l’origine non juridique du concept est parfois explicitement reconnue32. La pratique contentieuse rencontre la causalité comme condition de la responsabilité. Elle y est appréhendée comme une question de fait que l’expert est bien souvent amené à éclairer de ses lumières. Le juge peut homologuer ses conclusions, bien qu’il ne soit pas lié par elles33. Causalités juridique et scientifique peuvent s’aligner ou diverger. Selon les circonstances, l’autonomie du droit à son égard est seulement relative. L’existence d’un pont entre les points de vue externe et interne, articulant les deux mondes de la causalité, est envisageable. 13. Si des rencontres se produisent, il est alors possible d’identifier les formes élémentaires de la causalité à partir des concepts non juridiques. Il est nécessaire de déterminer les emprunts faits par le droit à la science et /ou à la philosophie, les moyens par lesquels ils y sont intégrés, mais aussi les limites de ce processus d’intégration. Ainsi, c’est l’idée de construction qui va servir de fil directeur à l’analyse causale à partir du matériau formé par un ensemble de données scientifiques ou philosophiques. Deux postulats s’imposent : d’une part, la liberté encadrée du juge dans ses relations aux faits, d’autre part, la dynamique, l’indétermination et l’ouverture des mondes possibles de la causalité34. 14. Prendre comme guide de classification des formes élémentaires de la causalité juridique la causalité dans les sciences est un projet acceptable si cette approche permet de contourner l’écueil du point de vue interne. Aussi doit-il reposer sur des connaissances suffisamment systématisées. A la différence de la causalité juridique, la causalité dans les sciences et en philosophie a fait l’objet d’études particulièrement 32 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1704 et 1713 - J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 156. NCPC, art. 246. 34 T. Kirat (sous la direction de), Les mondes possibles du droit de la responsabilité, Droit et société, LGDJ, 2003. 33 6 riches. Il est d’ailleurs possible de suivre le cheminement de la notion à partir du moment où elle a fait son apparition jusqu’à nos jours. Le parcours est jalonné de nombreuses étapes car la notion est complexe. La causalité a une longue histoire qui s’inscrit dans un projet ininterrompu depuis deux millénaires de déchiffrer, d’expliquer et de connaître le monde et elle a été conçue comme le moyen d’y répondre. Elle naît dans la philosophie dont elle s’est émancipée pour se réfugier dans l’empirisme où elle a permis le développement de la science. Parler des causes a d’abord été une activité spéculative, rationnelle, c'est-à-dire s’attachant aux idées et n’atteignant pas la réalité, avant de pouvoir être un moyen de connaissance des choses, mais il n’est pas le seul. Une classification des formes scientifiques de détermination des évènements existe et son application aux formes élémentaires de la causalité juridique peut être envisagée. 15. Une fois ce travail fait, il est possible de tenter la résolution d’une dernière antinomie : celle née de l’affirmation de la réalité de la causalité juridique malgré son autonomie relative. Les rapports entre vérité judiciaire et vérité scientifique font l’objet d’une importante réflexion doctrinale35 et la causalité ne peut échapper à ce questionnement. Toutefois, cette discussion présente dans le domaine de la causalité des particularités que l’arrêt Perruche a parfaitement illustrées. La vérité de la décision ne doit pas seulement s’affirmer vis-à-vis de la connaissance scientifique, qu’il s’agit de refouler, mais aussi vis-à-vis des solutions juridiques concurrentes pour justifier celle qui sera retenue. Deux voies sont possibles pour répondre à cette question. La première consiste à s’interroger sur le concept de vérité, sur la capacité de la science à l’atteindre. Cette démarche permet souvent de conclure à sa relativité, et autorise à défendre la position du droit en concurrence avec celle d’une science incertaine36. Une deuxième voie, moins philosophique, existe. Elle est balisée par la linguistique et l’épistémologie. C’est celle que nous suivrons. 16. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’est la vérité, mais ce que signifie un énoncé vrai. Car la vérité peut être considérée comme une propriété des énoncés37. La vérité est le 35 G. Dalbignat-Deharo, Vérité scientifique et vérité judiciaire en droit privé, LGDJ, 2005 - O. Leclerc, Le juge et l’expert ; contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, 2005. 36 A. Rabagny, L’image juridique du monde, PUF, 2003, première partie. 37 A. Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, A. Colin, 1974, pp. 269 et s. 7 résultat de la comparaison entre un énoncé et un objet qui lui est extérieur qu’il prétend décrire. Le concept de vérité n’a pas un contenu univoque, autrement dit l’objet de référence n’est pas le même dans tous les cas où se pose la question de la vérification d’une proposition. Deux conséquences en découlent. La première est qu’il est nécessaire d’identifier l’objet référentiel de la causalité dans les sciences et le droit. La seconde est que la concurrence des propositions n’existe que dans la mesure où l’objet référentiel est le même. Il faut donc déterminer si le droit se présente comme un ordre savant dont les énoncés doivent refléter la réalité, et en cas contraire, quels sont les autres objets de référence qui servent au contrôle des décisions causales. 17. Affirmer que le droit se réfère à la réalité dans son entreprise de détermination de la causalité paraît discutable, non seulement parce que certaines formes tournent ouvertement le dos à toute correspondance avec la réalité, mais de façon plus générale car le droit appartient à un ordre normatif et non cognitif38. L’histoire de la causalité scientifique ne recoupe pas l’histoire de la causalité juridique ni dans ses buts, ni dans ses moyens et la façon dont se construit la causalité juridique est bien spécifique. Elle ne vise pas la connaissance mais le juste. Par conséquent la méthode de contrôle de la vérité des énoncés ne peut obéir aux mêmes exigences référentielles. Il ne peut y avoir concurrence des énoncés scientifiques et juridiques. C’est dans l’ordre interne que la question de la vérité doit être envisagée et elle est plus simple puisque la Cour de cassation a un pouvoir de contrôle de qualification de la causalité. Autrement dit, vérité judiciaire est synonyme d’absence de censure et fausseté est synonyme de cassation de la décision39. Là réside la possibilité et les limites de dire vraie une décision causale. 18. Dans ce travail, l’approche de la causalité ne reposera donc pas uniquement sur un point de vue interne. Elle sera pluridisciplinaire, faisant appel à des éléments relevant de la philosophie, de la science, de la linguistique, mais aussi de l’histoire utilisés concomitamment avec le droit positif et la doctrine. Le sujet est immense, aussi faut-il en choisir les limites aussi bien dans le domaine du droit que dans celui des disciplines non juridiques, toute idée d’exhaustivité étant bannie. Une seule 38 39 H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenman, Dalloz, 1962, p. 93. X. Lagarde, op. cit., n° 37. 8 question sera envisagée : qu’est ce que le droit désigne sous l’appellation de causalité ? Partant de l’hypothèse que la causalité en droit a une autonomie relative vis-à-vis de la science, les concepts scientifiques seront pris pour instruments de sa mesure qui se fera en termes de concordance, de divergence et d’écart. Il est logique de limiter les investigations aux domaines juridiques pour lesquels les comparaisons entre causalité juridique et scientifique sont possibles, et seule la relation entre fait générateur et dommage initial sera abordée. Une fois ce cadre arrêté, les sources ayant été identifiées, il s’agira de déterminer les moyens juridiques qui permettent d’assurer l’autonomie plus ou moins complète de la causalité juridique. La démarche sera analytique, descriptive et comparative en termes de concepts, de principes mais aussi de méthodes. Elle ne se donne pas pour but de formuler une nouvelle théorie de la causalité40. 18 bis. L’usage respectif des données du droit positif, des études doctrinales et des apports de diverses disciplines non juridiques varie selon les questions étudiées. Le choix des arrêts dépend parfois plus de leur valeur démonstrative que de leur importance pour l’état du droit positif. Une décision qui permet d’infirmer une proposition dogmatique a autant de poids que tous ceux qui la confirment car elle montre que sa portée est excessive et qu’elle ne décrit pas les pratiques juridiques. Si de nombreux arrêts semblent reposer sur une analyse réaliste de la causalité, la découverte d’une décision qui ne peut être rattachée à une telle qualification, suffit à affirmer que la causalité dans son essence n’est pas réaliste. Une solution qui n’est plus de droit positif n’en reste pas moins valable dans la compréhension de la construction de la causalité juridique. On peut considérer que ce travail se présente comme la théorisation et la critique d’une pratique. Il ne s’agit pas de juger de la valeur de la causalité juridique par rapport à la causalité scientifique, mais de comprendre leurs différences car elles sont nombreuses. Il est alors possible de légitimer l’approche juridique de la causalité qui ne se situe pas dans un même univers, qui ne répond pas aux mêmes buts que la détermination de la causalité dans les sciences. Elle est autre, et en cas de contradiction des solutions entre science et droit, l’écart n’est pas le témoin d’une erreur. Sa justification passe par le 40 Th. Tauran, La recherche en droit, en tant qu’activité créatrice de connaissances, RRJ 2005, p. 577. 9 dévoilement de sa spécificité, non par le masque rhétorique d’une éventuelle concurrence avec la causalité scientifique. 19. Ce travail comporte trois parties. La première est un rappel de la notion dans les sciences et la philosophie (La causalité, une relation objet de connaissance). La deuxième est une étude de la construction de la causalité juridique qui est ordonnée à partir des modèles scientifiques. Elle vise à dénombrer les formes élémentaires de la causalité juridique et les moyens qui y mènent (La causalité, une relation objet de construction). La troisième fait la synthèse des deux premières. Elle replace la notion dans un cadre plus large. Nécessitant un détour linguistique et historique elle tentera de donner une définition de la causalité juridique et de comprendre ce que signifie le concept de vérité appliqué à une décision causale (La causalité, une relation fonctionnelle). 10 Première partie La causalité, une relation objet de connaissance 20. La recherche des causes s’inscrit dans un projet d’explication du monde. Longtemps la mythologie a rempli cette mission, puis elle n’a plus été suffisante. La raison est devenue exigeante et il a semblé possible de satisfaire aux besoins de compréhension en recourant uniquement à ses lumières. Les premières tentatives pour rendre compte de façon systématisée et ordonnée de la nature apparaissent vers le IVe siècle de l’ère antique1. Dès lors, la réalité a paru accessible à l’entendement au moyen d’un instrument universel de connaissance que sont les causes. 21. La notion de cause issue de ce premier mouvement vers la connaissance a fait l’objet de nombreuses constructions théoriques au cours de sa longue histoire. La causalité a d’abord été une notion philosophique dont le contenu a été purement spéculatif. Elle a été, dans cette première période, un discours rationnel sur une idée de cause, telle que chaque école philosophique pouvait la concevoir à partir d’un certain nombre de prémisses. Cet abord causal n’a pas permis de connaître la réalité ce qui a amené son déclin. Le besoin de fonder en vérité l’investigation causale s’est imposé progressivement et n’a pu être satisfait qu’avec le passage à une approche empirique de la question. Les idées changent de statut et ne sont plus que des hypothèses qui pourront être mises à l’épreuve par l’expérience, non des connaissances. Une véritable rupture s’est donc produite au sein de l’histoire de la causalité et elle a rendu caduques les constructions philosophiques. La causalité est devenue une relation existant dans la réalité et non dans l’esprit. La causalité empirique ne s’est pas constituée en une notion statique, définitivement acquise. Elle n’a cessé d’évoluer, de s’enrichir, mais aussi d’être remise en question, tout en demeurant une notion fondamentale dans les sciences, quoique relativisée. La méthode scientifique, qui en a permis l’émergence, a servi de modèle à toutes les formes d’activités intellectuelles, et le droit n’a pas échappé à son emprise. 22. Les données de la philosophie ne doivent pourtant pas être rejetées comme de simples curiosités dépassées. Elles permettent de saisir comment 1 une notion L. Robin, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, Albin Michel, coll. L’évolution de l’humanité, 1973. scientifique a pu émerger, elles nous renseignent sur le fonctionnement de la pensée qui élabore de nombreuses hypothèses dont un petit nombre est susceptible de preuve alors que la plupart peuvent faire l’objet de constructions purement intellectuelles auxquelles il est possible d’accorder crédit. Elles permettent surtout de comprendre la signification d’un certain nombre de notions, toujours présentes en dehors de la science, qu’on trouve dans le sens commun, mais aussi dans le droit de la responsabilité civile où elles restent curieusement d’actualité. Ainsi la formation du concept de cause a-t-il compris deux étapes. Il a d’abord été l’objet d’une connaissance spéculative (Titre I) avant de devenir l’objet d’une connaissance empirique (Titre II). Titre I) Un objet de connaissance spéculative 23. Nous retiendrons trois étapes dans l’histoire de la causalité spéculative2 : sa naissance chez Aristote, pour lequel toute cause est un moyen d’explication de la nature (Chapitre I), son évolution chez les stoïciens, qui vont redéfinir la cause comme un agent qui produit un effet (Chapitre II), enfin sa mécanisation et son extériorisation chez Descartes, où la cause est un agent externe suivit mécaniquement d’un effet (Chapitre III). Chapitre I) La cause, moyen d’explication de la nature 24. Pour Aristote la cause est un principe de connaissance de la nature considérée comme un être doué d’intelligence (section I). Une telle conception finalisée de la nature fait obstacle à la prise en compte du hasard et de la nécessité (section II). Section I) La cause principe de connaissance d’une nature intelligente Nous verrons la signification de la notion de cause pour Aristote (sous-section I), puis la pluralité des causes requises pour la formulation de toute explication de portée universelle (sous-section II). 2 Face à l’extraordinaire richesse de la question, les choix faits peuvent paraître réducteurs. Ont été seulement retenues les constructions qui sont nécessaires à la compréhension de la causalité juridique. 12 Sous-section I) La notion de cause 25. On attribue à Aristote la première réflexion systématisée ayant recours à la notion de cause bien que le terme lui même soit apparu plus tardivement3. Etymologiquement le terme grec, « aitia », traduit ultérieurement par les auteurs latins par « cause », a le sens de commencement et de principe et trouve sa place dans un projet d’explication de la nature - la réalité qui nous entoure avec ses changements - qui est l’objet de la physique. Il est ainsi en rupture avec Platon4 pour lequel la réalité se limitait aux idées éternelles et immuables séparées des choses qui n’en étaient que le reflet. Les choses et les idées ne sont plus distinctes ce qui permet de considérer que la cause est à la fois physique et intelligible5. 26. On ne connaît la nature que si on a déterminé les causes des êtres et des évènements6. La cause doit être comprise comme ce par quoi nous arrivons à expliquer une chose dans son entier et tout moyen d’explication est une cause. La pluralité des modalités explicatives rend compte de la multiplicité des causes dont il faut dresser un catalogue complet, valable universellement, véritable programme de recherche. On pourrait dire que la cause est prosaïquement tout ce qui est une réponse à la question pourquoi, ce qui lui confère une unité artificielle, fonctionnelle, voire verbale7, même si Aristote considère que le discours correctement utilisé atteint la réalité8, bien que l’explication causale soit souvent métaphorique ou analogique, parfois seulement scientifique9. On notera l’écart entre l’usage de la notion dans sa forme antique et celui 3 C. Duflo, La finalité dans la nature, PUF, coll. Philosophies, 1996, p. 11. Aristote, Leçons de physique, introduction J-L. Poirier, Plon, Press pocket - Agora, 1990, p. 6 : pour Platon il n’y a de connaissance qu’idéale alors que ce qu’on peut dire des choses de ce monde ne relève que de l’opinion qui est une forme très inférieure d’intelligibilité. Le changement qu’on observe dans les choses est un obstacle à la connaissance qui ne peut concerner que ce qui est immuable. De ce fqit, le mouvement ne peut être objet de connaissance. Les choses ne sont que le reflet des formes idéales que le philosophe appréhende car elles seules sont réelles et donc objet de la connaissance. Les choses et les idées sont donc séparées. 5 J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité, J. Vrin, 1989, p. 18. 6 Aristote, La physique, introduction L. Couloubaritsis, J. Vrin, 1999, p. 67 : « Puisque le savoir et la science arrivent par toutes les voies de recherche dont il y a principes, causes ou éléments, en acquérant la connaissance de ceux-ci (c’est alors que nous estimons connaître une chose, quand nous en avons acquis la connaissance des causes premières, des principes premiers jusqu’aux éléments) il est clair que pour la science de la nature, il faut déterminer d’abord tout ce qui concerne les principes. » 7 J.-J. Duhot, op. cit., p. 24, distingue trois approches différentes de la cause dans l’œuvre d’Aristote, sémantique dans la Physique ( II, 3), physico-métaphysique dans les Parties des animaux (livre 1) et logique dans les seconds analytiques. 8 J.-J. Duhot, op. cit., p. 19. 9 J.-J. Duhot, op. cit., p. 18. 4 13 qui est notre, qui fait qu’il y a peu de causes aristotéliciennes que nous appellerions ainsi10. La notion de cause n’est pas spécifique à un mode d’explication, car toute explication repose sur les causes. Tout moyen d’expliquer un phénomène est donc cause de ce phénomène qu’il soit naturel ou artificiel. 27. Les êtres naturels et les être artificiels se distinguent par la cause de leur changement. C’est la nature qui fait les animaux et les parties dont ils sont composés, c’est elle qui fait les plantes et les éléments comme la terre ou l’eau, c’est elle qui assure les différents changements qu’on peut déceler chez les êtres naturels. A l’inverse, un lit ou des vêtements ne sont pas des objets naturels car ils ne se produisent pas eux-mêmes mais résultent de l’activité de l’artisan. Ils n’ont aucune tendance au changement s’ils sont laissés à eux-mêmes11. Cependant entre nature et artifice il y a analogie, non opposition complète, et Aristote recourt souvent au modèle de l’artisan qui réalise un objet selon un plan pour montrer que ce qui est uni dans la nature existe séparément en dehors d’elle, et l’explication se contente souvent de cette image. L’existence séparée de ces causes dans les êtres non naturels illustre la valeur de l’analyse pour tous les êtres et la science va se définir comme la connaissance de la nature par les causes. Elle se constitue à travers un discours qui permet de séparer ce qui est uni, qui fixe ce qui est en mouvement. Aristote introduit une notion importante, celle de point de vue, en affirmant que le discours n’est pas le réel, mais une construction en fonction d’une série de points de vue qui permettent de le rendre intelligible et connaître, c’est, étymologiquement en grec, arrêter12. Sous-section II) La pluralité des causes 28. Les causes sont à chercher dans les choses mêmes, car elles en sont des qualités. Aristote définit quatre types de causes 13: matérielle, formelle, finale et motrice. Il serait plus exact de dire, non qu’il y a quatre causes, mais que le terme de cause peut se dire en quatre sens14, ce qui revient à souligner que seule l’analyse intellectuelle permet de les dissocier alors que dans la nature elles sont intimement liées. La connaissance des 10 M.Frede, Les origines de la notion de cause, Revue de métaphysique et de morale, 1989, p. 483. Aristote, Leçons de physique, op. cit., 2e partie, ch. I, § 3 , p. 108. 12 J.-P. Dumont, Le système d’Aristote, J. Vrin, 1990, p. 63. 13 J. -P. Dumont, op. cit., p. 53. 14 Aristote, Leçons de physique, op. cit, p. 18. 11 14 causes se fait pour elle même, de façon purement spéculative, et non dans un but pratique de maîtrise de la nature. Le programme est ambitieux car il s’agit de remonter à la cause première, celle qui donne accès à la connaissance du tout et non de s’intéresser à des connaissances singulières15. L’analyse des différentes causes qui se combinent dans la réalité permet seule de donner une explication satisfaisante de la nature. Nous présenterons la cause matérielle (I), puis la cause formelle (II) et enfin le couple cause motrice-cause finale qui est, de loin, le plus important, dans la mesure où la nature est un vivant intelligent (III). I) La cause matérielle 29. La cause matérielle est ce dont provient une chose16 et qui est en elle. Pour une statue, par exemple, c’est le marbre ou le bronze dont elle est faite. On voit déjà une différence avec notre conception de la cause et en même temps sa fonction. On ne dirait pas, actuellement, que le marbre est la cause de la statue comme le fait Aristote, mais on reconnaîtrait que sa prise en compte est utile pour expliquer sa genèse, son aspect, sa fragilité, son état de conservation. Pour Aristote c’est une cause et ce principe matériel est universel, identifiable en toute chose, ce qui peut lui donner un contenu parfois étrange. Les lettres, comme éléments constitutifs d’un texte, en sont la cause matérielle, comme les membres et les organes le sont pour le corps humain, ou les propositions pour la conclusion dans un raisonnement17. Nous parlerions d’éléments d’une description, d’une analyse ou d’une d’explication logique non de cause. II) La cause formelle 30. La cause formelle est le modèle des choses et s’exprime par leur définition18. Elle permet d’expliquer les choses en ce qu’elles sont dans leur globalité. Le tout n’est pas une somme de parties assemblées mais une synthèse qui recouvre la matière et la dépasse et on peut considérer que la forme enveloppe la matière. Un être humain est formé d’un corps, ce corps comporte des organes, des membres, ceux ci ont des 15 M. Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ?, J. Vrin, 1994, p. 7. Aristote, Leçons de physique, op. cit., Livre II, ch. 3, §7 : la cause matérielle est aussi sujet, c’est-à- dire qu’elle est ce qui demeure permanent dans le changement qui n’est pas une destruction suivie d’une nouvelle création. Elle est donc puissance en ce qu’elle reçoit les contraires qui sont autant de possibles pour un sujet donné - V. J.-P. Dumont, op. cit., pp. 27 et s. 17 Aristote, Leçons de physique, op. cit., § 6, p. 127. 18 J.-P. Dumont, op. cit., p. 53. 16 15 fonctions et des relations entre eux ainsi qu’avec le monde extérieur. L’analyse du point de vue de la seule cause matérielle ne suffit pas pour avoir une connaissance adéquate de l’être humain. Chaque élément ne s’assemble pas au hasard et seule la forme rend compte de la spécificité du tout et de son organisation. La forme renvoie à l’essence de l’être c'est-à-dire à ce qui fait que la chose est ce qu’elle est. Elle révèle l‘existence d’un logos, d’une finalité intelligente dans la nature, qui fait que les choses doivent être d’une certaine manière et n’admettent qu’un nombre limité d’attributs. 31. La cause formelle comme la cause matérielle est immanente. La chose révèle son essence dans sa forme mais cette essence est inscrite en elle. Aussi l’art et la nature sont formes, mais ce qui différencie l’être naturel de l’être artificiel, c’est que la forme, pour le second, lui est imposée de l’extérieur. Si on enterre un lit en bois, et qu’on imagine qu’il pourrait se reproduire, on obtiendrait du bois et non un autre lit. Le lit en tant que forme n’est pas naturel mais purement artificiel, sa nature est de n’être que du bois. La possibilité d’une dissociation de la matière et de la forme, révélée par l’activité de l’artisan, renforce analogiquement la pertinence de l’analyse scientifique. 32. La cause formelle permet de comprendre l’opposition entre attributs essentiels et accidentels. Le bois n’est lit que par accident et non par essence, car c’est l’art qui lui a imposé cet attribut. L’accident est cause d’une modification de la forme qui se superpose à la forme essentielle sans la détruire, mais il peut la rendre moins apparente. Un accident ne nous révèle rien de la véritable nature d’une chose, mais les accidents existent19 et il faut aussi les prendre en compte. Ainsi un homme peut être blanc et cultivé, ou inculte, mais en aucun cas ces attributs ne touchent à l’essence de l’homme, ce en quoi ils sont accidentels. L’éducation qui est artifice est la cause de ces accidents. Lorsqu’on dit que Polyclète est cause de la statue, c’est en tant que statuaire, car le statuaire est nécessairement cause de la statue, tandis que le statuaire n’est Polyclète que par accident20. L’existence d’accidents montre que l’idée de cause n’implique pas celle de nécessité puisque les accidents sont causés. III) Le couple cause motrice-cause finale 19 20 J.-.P. Dumont, op. cit., p. 64. Aristote, Leçons de physique, op. cit., § 12, p. 129. 16 33. La finalité et la cause motrice forment un couple dynamique qui s’applique au couple ontologique matière-forme21. La finalité existe aussi bien dans les processus naturels qu’artificiels. La cause motrice doit être envisagée comme principe de changement et de mouvement mais cette notion est différente de celle qui est en vigueur à notre époque. Si pour nous, hommes du troisième millénaire, le mouvement implique un déplacement, il n’en est rien pour les anciens pour lesquels tout changement est un mouvement. Pour Aristote, six espèces de mouvements doivent être distingués, en fonction des principales catégories de l’être : selon la substance (génération et corruption), selon la quantité (accroissement et décroissance), selon la qualité (altération) et selon le lieu (translation)22. La cause motrice est ce par quoi tous les changements possibles sont explicables. 34. La cause formelle et la cause matérielle jouent aussi un rôle dans le changement. Si tout changeait en totalité en permanence il serait impossible de connaître quoi que ce soit et à plus forte raison le mouvement lui-même. Il faut donc pouvoir articuler le changement et la permanence ce que réalise Aristote par la distinction et la combinaison des causes. L’étude du mouvement devient alors possible. Dans le changement il reste toujours quelque chose qui est sujet. Le changement n’est pas une création de tous les instants car la matière est ce qui admet une pluralité de formes qui sont autant de changements. Ainsi la forme est multiple alors que la matière est une. Toutefois la forme n’existe pas en dehors de son composé avec la matière qui est la substance. Seule l’analyse du composé permet de dissocier la cause motrice dans le changement. 35. Le changement s’explique d’une pluralité de façons parmi lesquelles l’agent (ce qui agit directement) n’a pas toujours un rôle prépondérant. Il ne s’agit pas d’imputer le changement à un pouvoir bien qu’ il puisse parfois y avoir coïncidence entre explication causale et désignation d’un agent comme principe du mouvement23. Une dissociation entre ce qui paraît être agent et l’explication par la cause motrice, est possible. Ainsi lorsqu’ Aristote souhaite déterminer la cause motrice du déclenchement d’une guerre entre deux pays, il l’identifie soit à un antécédent - ce pays a été pillé - soit à un certain 21 J.-J. Duhot, op. cit., p. 21. Aristote, Leçons de physique, op. cit., p. 24. 23 R. Franck (sous la direction de), Faut-il chercher aux causes une raison ?, J. Vrin, 1994, p. 180. 22 17 but - la volonté de conquête ou de domination24. La cause motrice n’est donc pas l’action de l’armée, mais ces premiers faits qui ont justifié la décision d’entrer en guerre et qu’on considérerait actuellement comme des raisons non comme des causes. 36. La cause motrice peut être extérieure à la chose mue ou interne. Les choses naturelles se meuvent par un principe interne alors que les choses artificielles sont mues par un principe externe25. On peut distinguer ce qui meut, l’agent, de ce qui subit, le patient. Par exemple le maître d’école est la cause motrice des progrès de son élève mais il ne peut agir que si la nature formelle de l’enfant autorise ce changement26 . La cause motrice dans cet exemple est extérieure au sujet. Dans le cas du développement d’une plante la cause motrice est interne, car naturelle. L’essence des choses intervient dans l’explication du mouvement et la causalité aristotélicienne n’est pas mécanique mais essentialiste, c’est à dire qualitative. 37. Le mouvement artificiel révèle ce qui est caché dans le mouvement naturel. Une pierre est un corps pesant ce qui explique que si on la lance en l’air elle retombe. La nature de la pierre joue un rôle majeur dans le processus car elle lui impose des contraintes au regard d’une situation naturelle qui est le repos sur le sol. La pierre ne peut subir de changement sans une cause extérieure comme le geste de l’homme qui la saisit et la lance. Cette cause externe n’a qu’un effet temporaire, elle s’épuise et la pierre privée de cause motrice retourne vers son lieu naturel qui est le bas et l’état de repos. La cause du mouvement ne se situe pas seulement dans l’agent extérieur, mais dans la chose elle même et cela indépendamment de la cause externe. Le terme de bas ou de haut ne sont pas des relatifs mais des absolus ce qui suppose une cosmologie géocentrique. L’importance de l’essence dans la détermination du mouvement implique une différence de principes quant à l’étude des corps naturels. Les « lois physiques » ne sont pas les mêmes selon qu’on s’adresse à des corps célestes ou à des corps terrestres. Les corps célestes sont « divins » et parfaits et se distinguent des corps sub-lunaires. Leur mouvement ne nécessite pas de moteur externe, il est parfait c'est-à-dire circulaire et permanent. Ces corps sont nécessairement légers puisqu’ils demeurent sans tomber 24 Aristote, Leçons de physique, op. cit., § 1, p. 150. J.-P. Dumont, op. cit., p. 71. 26 M. Malherbe, op. cit., p. 11. 25 18 sur terre. La physique est dite essentialiste et le demeurera jusqu’à la révolution Galiléenne. 38. La cause finale englobe aussi les moyens qui permettent d’atteindre des fins27. Ainsi la promenade sert à conserver la santé, comme la diète, les remèdes ou les instruments de chirurgie : ils en sont des causes. La connaissance des causes finales révèle l’intelligibilité du monde car la nature, comme les êtres humains, est douées de raison. Les choses naturelles ne changent pas sans un but inscrit dans leur nature de même que les êtres humains appliquent leur finalité aux choses. La cause finale est de toutes les causes la plus importante et elle s’identifie au bien pour chaque chose naturelle28. Comprendre une chose c’est saisir la fin qui est en elle. Section II) La finalité, obstacle à la prise en compte du hasard et de la nécessité 39. L’importance de la finalité et du principe de causalité font que les évènements fortuits sont difficiles à expliquer car ils seraient sans cause (sous-section I) et que la nécessité a une place restreinte, car elle est en contradiction avec la finalité (soussection II). Sous-section I) Les évènements fortuits sont-ils sans causes? 40. Le hasard se définit par la disjonction de la cause motrice et de la cause finale qui produit l’impression que des choses arrivent sans cause. Le hasard n’est donc pas une absence de cause mais une absence de but car une absence totale de cause est impensable. C’est pourquoi la nature présente une régularité et que tout ne peut se produire comme le montre l’observation la plus banale : les bœufs à tête d’homme ne se rencontrent pas et les monstres sont l’exception29. L’observation des faits oblige cependant à convenir qu’il existe des évènements qui ne semblent pas suivre ce schéma explicatif et leur « pourquoi » est bien difficile à préciser. Ces évènements seraient-ils sans cause finale ? Cela est impossible. Il est nécessaire d’admettre qu’entre les causes 27 Aristote, Leçons de physique, op. cit., Ch. II, § 5, p. 126. Aristote, op. cit., § 10 p. 128. 29 Aristote, op. cit., p. 32. 28 19 naturelles et les causes artificielles, une troisième catégorie de causes doit exister, ce sont les causes de fortune30 à l’origine des cas fortuits. 41. Tous les changements se produisent en vue d’une fin qu’elle soit le fait de la nature ou de l’art. On parle en général de hasard lorsque les choses ne se passent pas comme il est habituel. La spontanéité et l’ absence de cause ne doivent pas être confondues. La spontanéité des évènements n’est pas une absence de cause finale. Ainsi un individu qui se rend au marché et rencontre son débiteur qu’il ne cherchait pas à croiser, pourrait passer pour un événement sans cause finale Cette observation est superficielle. L’individu poursuivait une fin tout comme son débiteur. Ils ont eu le projet de se rendre au marché, mais leurs fins ne se rapportaient pas à cette rencontre. Un effet de fortune se produit quand le jeu normal de la finalité est troublé sans raison apparente31. Parler de fortune n’est possible que dans des situations où il y a libre choix des agents. Le mouvement initial n’est pas sans fin, quelque chose a été voulu, mais ce qui s’est produit ne l’a pas été. La rencontre est donc le fruit du croisement de deux finalités et l’explication de cette conjonction heureuse a une cause indéterminée32. Cette nouvelle finalité imprévue par rapport à la finalité normale est la chance ou fortune. Ce genre de finalité suppose la faculté de délibérer et elle est l’apanage des seuls êtres humains car il faut une possibilité de concevoir une série causale relevant de l’ordre du probable. On peut noter que la délibération est une cause du mouvement et donc des actes subséquents même si le but n’est pas atteint33. Sous-section II) La nécessité s’oppose à la finalité 42. La nature agit en vue d’une certaine fin et la nécessité n’entre que pour une part dans son efficience34, elle ne lui est pas intimement liée, bien au contraire. Il y a là une divergence avec une conception bien ancrée dans la tradition qui consiste, comme nous le verrons, à relier cause et nécessité35. Telle n’est pas l’opinion d’Aristote. Pour lui la nécessité est une causalité mécanique qui se déploie sans aucune fin, selon sa propre 30 J.-P. Dumont, op. cit., p. 71. J.-P. Dumont, op. cit., p. 73. 32 Aristote, op. cit., § 8, p. 140. 33 D. Ross, Aristote, Minerve, 1971, p. 112. 34 Aristote, op. cit., § 1, p. 153. 35 Cf. infra n° 91 et n° 129 31 20 loi36. En effet le terme de « mécanique » doit être compris comme ce qui est exécuté par une machine, toujours de la même façon, sans adaptation, sans aucune intelligence. Une telle nécessité est contradictoire avec la conception aristotélicienne de la nature, ce qui suppose de revenir à la définition de la cause comme matière et comme forme et à la prépondérance de la forme qui résulte de la fin en vue de laquelle tout s’ordonne37. Conclusion 43. Le système aristotélicien, bien que très éloigné de notre façon de penser reste intéressant à plus d’un titre. Il montre que tout phénomène peut être expliqué sans égard pour la réalité suivant un discours rationnel construit à partir d’un certain nombre de présupposés logiques et d’une conception de la nature et de l’univers. Les causes ne sont que les éléments fondamentaux de ce type d’explication. La notion de cause y trouve sa plus ample extension, dans la mesure où toute explication est synonyme d’analyse causale. 44. Le système aristotélicien ne distingue pas strictement, comme nous le faisons, cause et effet. La relation de cause à effet est ignorée et le terme n’apparaîtra qu’au premier siècle avant notre ère38. Les causes sont sérielles et tout élément de la série causale est lui même cause, quel que soit son éloignement par rapport à l’événement considéré. L’enchaînement des phénomènes naturels est considéré comme un enchaînement de causes. L’activité n’est pas un caractère déterminant de la cause motrice. Les différentes causes dépourvues de ce pouvoir n’en sont pas moins des causes de même valeur explicative bien qu’il existe une hiérarchie entre elles. La finalité est de loin la cause la plus importante car elle témoigne d’une intelligence qui ordonne la nature et permet de la comprendre. La nécessité ne joue qu’un rôle marginal. 45. Il existe une unité causale à double titre. Elle est fonctionnelle en ce qu’elle est synonyme d’explication et elle est sémantique en ce que tous les moyens d’explication 36 O. Hamelin, Le système d’Aristote, J. Vrin, 1976, p. 273. Aristote, op. cit., § 8, p. 157. 38 J.-J. Duhot, op. cit., p. 23. 37 21 sont appelés causes39. La fusion entre les notions de cause et d’explication va être rompue avec le développement de la pensée stoïcienne. Chapitre II) La cause est un agent qui produit un effet 46. Les stoïciens vont avoir un rôle déterminant et durable dans l’évolution des idées concernant la notion de cause. Ils vont introduire la distinction entre recherche des causes et explication (section I) et faire de l’activité le critère distinctif de la cause au sein des explications (section II). Section I) La distinction des causes et des explications 47. Il ne suffit pas que pour qu’une chose soit cause d’un effet qu’elle soit seulement présente. Bien entendu la présence des choses est indispensable, car les causes ne peuvent agir sur le néant. Les choses ne sont que des conditions nécessaires de la possibilité d’agir pour ce qui est cause, mais ne se confondent pas avec la cause même, car une cause doit faire quelque chose. Autrement dit, il existe une distinction entre l’explication d’un phénomène et la cause de celui-ci. L’explication fait état de tous les éléments présents dans le processus étudié, ainsi l’existence des choses fait partie des moyens de son explication – elle est proche de la description- mais la cause est une espèce particulière d’ éléments. Elle est caractérisée par le fait qu’elle présente une activité qui s’oppose à la passivité de la matière des choses simplement existantes. Un exemple permet d’illustrer cette distinction : si un homme est cause du dommage subi par quelqu’un, il ne suffit pas qu’il ait été présent, il doit avoir agi, avoir frappé, utilisé une arme40. On ne peut confondre, dans ce cas, la cause et la victime, bien que pour que la cause ait pu agir, il fallait que la victime ait été présente sur les lieux de l’action. L’activité causale est évidente pour les actions humaines mais elle est aussi logiquement nécessaire, quoique plus difficile à établir, en ce qui concerne les choses ; 39 L. Soler, Introduction à l’épistémologie, Ellipses, 2000, pp.59-60 - M. Hunyadi, Expliquer/comprendre, in, N. Zaccaï-Reyners (sous la direction de), Explication-compréhension, Ed. Université de Bruxelles, 2003, pp. 52-53. On doit distinguer décrire et expliquer, et dans l’explication, il faut distinguer une pluralité de manières d’expliquer. Normalement décrire, c’est s’en tenir à ce qui se montre, restituer l’enchaînement des phénomènes observés. Expliquer c’est aller un peu plus loin et dire comment ou pourquoi il en est ainsi. Il est possible de distinguer différents types d’explications : une explication peut être logique ou sémantique, une explication peut être métaphysique ou grammaticale, une explication peut être causale… 40 R. Franck, Deux approches inattendues de la causalité : Aristote et les Stoïciens, in, R. Franck, op. cit., p. 167. 22 il n’y a pas de cause sans qu’un pouvoir ne soit reconnu. A cette première étape de la distinction cause/ explication, les conséquences d’une telle dichotomie restent modestes car les deux formes d’explications appartiennent au monde spéculatif. Ce n’est que lorsque la causalité l’aura quitté, en devenant empirique, qu’elle prendra une importance pratique plus nette, opposant détermination réelle et rationnelle. 48. La cause stoïcienne se trouve liée à l’idée de pouvoir, mais il est difficile de cerner ce qu’est le pouvoir qui la rend active en général. Il peut prendre des formes diverses dont une faible partie est accessible à la connaissance, d’autant que la distinction entre action de la cause et passivité de la matière ne va pas jusqu’à la séparation de la cause et de l’effet, car la cause est immanente aux choses. Dans une chose, il y a donc quelque que chose qui agit et qui produit un effet sur elle même. La cause peut aussi être une rencontre entre des choses, qui ajoute un facteur externe aux causes internes. L’évènement peut alors modifier l’effet qui se serait produit par le jeu de la cause interne. L’effet final est la résultante de ces deux types de causes. Externe ou interne, la cause est un processus actif et cause et effet ne sont pas séparés. Section II) L’activité, critère causal 49. L’ émergence du principe d’activité causale est en rapport avec la vision stoïcienne de l’univers. Le monde des stoïciens est pensé selon un principe d’organisation divin qui l’ordonne de la meilleure façon possible et qui est vraiment source de tout ce qui se produit41. Ce schéma nettement métaphysique, tout en mettant en avant l’action de la cause, la situe en apparence en dehors des choses. Il est nécessaire d’expliquer comment il est alors possible de parler de cause dans l’analyse des processus physiques, puisque les stoïciens ne nient pas que les individus naturels soient agents même si l’ensemble de la causalité est unifié en Dieu42. S’il existe un seul agent réellement causal au sens plein, ils reconnaissent, néanmoins, que les choses et les hommes vont avoir une influence causale sans pour autant être des causes indépendantes. Ils ne sont que des conditions, des causes sine qua non, à l’origine de nombreuses modalités de la causalité43. La liberté et la responsabilité des hommes dans leur action doivent être maintenues sans 41 J-J. Duhot,op. cit., p. 61. V. Goldschmidt, Le système stoïcien et le temps, J. Vrin, 1985, p. 91 et s. 43 J.-J. Duhot,op. cit., p. 142. 42 23 éliminer la causalité divine. Les deux principes ne sont pas incompatibles car la liberté est à l’origine d’une décision qui se soumet ou non à une causalité antécédente. 50. Il existe une pluralité de modalités de production d’un effet. La chose qui subit comme la chose qui agit, l’évènement qui les relie vont avoir un rôle variable selon les cas. Il existe donc des conditions propres à la chose qui subit et nécessaires à la production de l’effet. Cependant cette analyse théorique débouche sur une constatation : l’étude de ces conditions est souvent vaine car elles sont en général cachées et obscures bien qu’elles seules rendent compte de la variation des effets. 51. Le modèle explicatif de la causalité est à la fois biologique et mécanique44. La matière passive est organisée par un agent actif qui la traverse de part en part, et qui est appelé soit logos, soit feu, soit souffle ou pneuma. Le pneuma peut passer d’un corps à l’autre, tel un fluide et donne au corps auquel il se transmet son mouvement par contact en contiguïté. Le schéma est mécanique selon le modèle du choc, en ce qu’il impose le contact, mais ce n’est pas le choc qui agit. L’action est de type biologique, par transmission d’un fluide issu du corps en mouvement. Il y a transmission d’une qualité qui était présente dans l’agent. La causalité est qualitative et le mouvement implique un changement de qualité des substances par une sorte de contamination de proche en proche à partir d’un agent initial. Les propriétés des corps ont donc la possibilité de s’étendre à l’infini à tous les corps rencontrés. 52. L’idée de cause pousse à la régression à l’infini comme le montre la recherche des raisons des causes, autrement dit la cause de la cause. Lorsque la raison aura été découverte, le questionnement ne sera pas encore achevé, car il faudra à nouveau envisager une autre interrogation qui est de savoir pourquoi la raison est-elle principe causale et ainsi de suite. Rien ne peut a priori mettre fin à la série, sauf à identifier une cause véritablement première qui ne dépend d’aucune autre et qui en général s’identifie à Dieu, mais qui alors n’appartient plus au domaine de la connaissance45. La cause est à 44 J.-J. Duhot, op. cit., pp. 78 et s. Idée déjà exprimée par Platon, Le sophiste, GF-Flammarion, 1993, trad. N. Cordero, p. 201: « Je soutiendrai cependant que ce que nous appelons choses faites par nature sont faites par une technique divine et que ce que les hommes combinent à partir d’elle, relève d’une technique humaine et conformément à cet argument, il y a deux sortes de productions : l’une humaine ; l’autre divine .» - V. aussi, Platon, Phédon , GF-Flammarion, 1991, trad. M. Dixsaut, p. 271 : « je fus pris d’un appétit extraordinaire pour cette forme de savoir qu’on appelle science de la nature. Elle me paraissait 45 24 la fois ce qui explique mais aussi ce qu’il faut aussi expliquer sans cesse. Pour la première fois se trouve posée la question de l’enchaînement des faits et des causes, et de ses limites. 53. Tous les stoïciens n’ont pas la même vision de la question causale et de la part respective de l’agent et de la matière. Ainsi pour Chrysippe46, la cause principale en général, de façon paradoxale, est plus souvent la chose qui subit l’effet de la chose antécédente que celle-ci. Par exemple, une toupie ne se meut que par l’impulsion de celui qui s’en sert, mais au delà de ce premier commencement elle persiste dans son mouvement : ce serait alors sa propre nature qui expliquerait que la toupie continue à tourner. Une force externe a initié le processus et une force interne le prolonge. La chose qui subit joue un rôle dans la production de ce qui arrive, elle aussi agit. La cause initiale a fait se produire un effet qui est déjà en grande partie dans la chose qui subit. Les effets sont prédéterminés, et tout ne peut advenir à partir de n’importe quoi. Lorsqu’ un agriculteur arrose ses plantes, on considère en général que l’eau est la cause de leur croissance. Mais l’eau explique-t-elle tout et suffit-elle à produire cet effet ? Il faut bien admettre une détermination causale résidant dans la plante, plus importante en somme que l’arrosage, qui n’est qu’un facteur externe. L’eau, cause apparente, ne fait qu’aider le travail de croissance, mais la cause de la croissance est dans la plante elle même. Il existe donc deux types de causes : l’une est d’origine externe et déclenche le mouvement, l’autre est d’origine interne et elle lui donne sa forme en fonction de la nature du mobile. Elle est simultanée et persistante alors que la cause déclenchante devient rapidement inefficace47. Plus rarement la cause externe est cause principale et détermine massivement l’effet. Ainsi lorsque le peintre met de la couleur sur une toile, ce n’est qu’à son action que l’effet coloré de l’objet est dû, sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération la chose qui subit l’acte de peindre. 54. Les stoïciens considèrent que le résultat causal n’est pas toujours identique d’une situation à une autre. La cause externe joue un rôle variable selon l’objet sur laquelle elle agit. L’auto-détermination causale peut être primordiale ou au contraire secondaire. Dans la chose qui subit existe une sorte de prédétermination de l’effet, mais ce n’est éblouissante cette science capable de savoir les causes de chaque réalité, de connaître le pourquoi de sa génération de sa disparition et de son existence. » 46 R. Franck, art. précit., p. 170. 47 J.-J. Duhot, op. précit., p. 175. 25 qu’un champ de possibles que la rencontre avec la cause externe va orienter. Si la cause est liée à l’idée de pouvoir, celui-ci est largement distribué entre les choses. Il n’y a pas encore de causalité définie comme simple relation évènementielle entre deux objets, mais déclenchement d’un devenir déjà inscrit dans les choses. Conclusion 55. Avec les stoïciens, la distinction entre explication et recherche des causes fait son apparition. L’idée d’activité s’associe pour longtemps à celle de cause sans toutefois s’identifier à un mécanisme nettement défini dans la mesure où elle demeure une notion spéculative. La cause devient une forme particulière d’explication. Toutefois, cause et effet ne sont pas toujours séparés et les propriétés des choses expliquent les variations d’effets qui sont donc probables et non immuables. Parfois, la cause est externe et prépondérante. La cause physique n’est qu’une cause secondaire et les stoïciens restent fidèles à une conception d’un monde soumis à une nature intelligente qui impose ses fins aux choses. 56. A partir de la fin du monde antique la question causale ne variera plus et les philosophes resteront fidèles à la définition stoïcienne : la cause est ce qui en agissant engendre l’effet. Mais la causalité va subir une reformulation en apparence mineure et pourtant source d’une évolution majeure48 : la cause n’est plus ce qui en agissant produit un effet mais ce qui en agissant sur autre chose produit un effet. La cause motrice est remplacée par la cause efficiente. La substance, comme matière et forme, demeure, mais n’a plus la même importance que la cause efficiente qui va s’imposer comme le modèle de toute causalité. Sa conception devient plus étroite, surtout elle s’extériorise. L’agent devient cause efficiente et agit sur une autre chose. Tous deux sont matière et forme. Mais la finalité est extérieure au patient. Une coupure s’installe entre les causes et les effets, chaque élément désignant une entité différente. L’un est patient et uniquement passif, l’autre est agent et seul actif causalement. Toute causalité est pensée selon cette ligne de partage. La cause efficiente n’agit que dans la mesure où elle est mise en relation avec une autre chose : ainsi le feu brûle la main qui s’en 48 B. Hespel, La causation aux 17e et 18e siècle, in, R. Franck, op. cit., p.185. 26 approche et le soleil fait fondre la cire qui est exposée à ses rayons. En soi la main ne se consume pas et la cire ne se modifie pas par une cause interne. 57. On peut donc concevoir un monde d’objets indépendants et agissant les uns sur les autres. Cette conception s’accorde avec la vision chrétienne du monde dans lequel Dieu est cause efficiente et agit comme les hommes qu’il a créés à son image. Il est la cause par excellence et en fait la seule vraie cause. Il est cause efficiente, nécessairement extérieure à l’effet. Chapitre III) La cause est un agent externe suivi mécaniquement d’un effet 58. La pensée de Descartes marque une transition entre deux mondes, celui de la pensée scolastique attachée à une physique aristotélicienne amendée, et celui de la nouvelle physique qui naît avec Galilée, mais il restera l’héritier d’une pensée plus spéculative qu’expérimentale49. Jusqu’à lui, la science était une de manière de répondre à des questions quelles qu’elles soient, relevant autant du pourquoi que du comment. Avec lui, ce n’est pas seulement la réponse qui peut être qualifiée de scientifique mais aussi la question50. La scientificité va être redéfinie (section I), ce qui implique le rejet des causes finales hors des préoccupations du savant qui ne peut connaître que le comment et non le pourquoi. La causalité n’est plus tributaire d’une nature intelligente et devient mécanique. La vérité s’affirme comme le but suprême de la science qui doit reposer sur des preuves et non sur de simples hypothèses (section II). Pour les anciens physiciens, la question de la vérité n’était pas au premier plan et il suffisait que leurs explications permissent de justifier une représentation des phénomènes sans qu’il fût nécessaire qu’elles décrivassent la réalité51. Section I) Une redéfinition de la science 59. Les causes finales sont rejetées du domaines de la science (sous-section I) ce qui entraîne une redéfinition de la causalité qui est conçue comme un événement mécanique (sous-section II). 49 G. Durandin, introduction à, Descartes, Les principes de la philosophie, J. Vrin, 1989, p. 12. C. Duflo, op. cit., p. 14. 51 P. Duhem, Sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, J. Vrin, 2003, p. 14. 50 27 Sous-section I) Le rejet des causes finales hors de la science 60. Le rejet des causes finales hors de la science est un apport majeur de la pensée cartésienne qui se justifie par des arguments théologiques, méthodologiques et pratiques. 61. D’un point de vue métaphysique et théologique, Dieu est infini et une connaissance infinie dépasse les possibilités de l’entendement qui est fini. Essayer de connaître les causes finales reviendrait à chercher à percer le projet divin52. Or, nous ne pouvons voir que les moyens employés par Dieu, qui se déploient dans l’univers, mais non les fins qu’il s’est proposé en le créant : « nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales ; car nous ne devons pas tant présumer de nous mêmes que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils »53. Descartes ne rejette pas l’idée qu’il y ait des finalités dans la nature mais qu’elles nous soient accessibles par la raison. 62. D’un point de vue méthodologique il faut aussi renoncer à la recherche des causes finales : « Je ne reçois point de principes en physique qui ne soient aussi reçus en mathématique, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j’en déduirai »54. La physique étant fondée sur les mathématiques et la géométrie, tout ce qui ne peut être traduit en leurs termes doit être rejeté du domaine de la science. Les causes finales, à imaginer qu’on se propose de les percer, ne sont pas traductibles en langage mathématique et ne peuvent trouver place dans une explication rationnelle de la nature55. Les principes de vérité dans les idées s’y opposent aussi : une idée est vraie quand elle est claire et distincte. Or, les finalités n’ont jamais un tel caractère qui en autoriserait une connaissance indubitable56. 63. Enfin d’un point de vue pragmatique la recherche des causes finales n’aurait pas d’utilité. Leur ignorance est sans conséquence par rapport au but de la science qui est 52 Descartes, Principes de la philosophie, in, Descartes, Œuvres et lettres, La Pléiade, 1953, p. 582. Descartes, Principes de la philosophie, op. cit., n° 28, p. 584. 54 Descartes, Principes de la philosophie, op. cit., Troisième partie, n° 64, p. 652. 55 C. Duflo., op. cit., p. 26. 56 C. Duflo, op. cit., p. 29. 53 28 une connaissance pratique visant à la maîtrise et à la possession de la nature57. La connaissance des moyens est suffisante et à notre portée. L’affirmation que la causalité doit être en rapport avec la solution d’une question pratique est d’une grande importance car elle est en rupture avec l’approche spéculative antérieure. Elle signifie que la réponse causale est nécessairement limitée, utilitaire et réductrice. 64. La science est seulement la connaissance d’objets, elle renonce à accéder à une totalité. Encore faut-il définir ce qu’est un objet, question qui ne s’était pas posée de façon claire jusqu’alors. L’objet fait son apparition et sa constitution va être une question de base pour toute activité scientifique. Sa définition n’est possible que par sa distinction du sujet, premier temps fondateur de cette nouvelle approche de la connaissance scientifique. Descartes envisage de déterminer a priori ce qu’il est possible à l’homme de connaître. Le domaine de la connaissance rationnelle est limité aux corps. Il est nécessaire de prendre en compte le clivage existant entre sujet et objet, entre monde de la liberté et monde de la nécessité. Le sujet se définit par son âme qui lui permet de connaître et s’oppose à tout ce qui est corps, c'est-à-dire à un monde faits d’objets58. Seuls les corps sont dans la nature où ils sont soumis à des lois qui peuvent être connues. Le sujet pensant n’est pas un automate, même si son corps relève de la machine59, et ne peut donc être étudié scientifiquement. L’objectivité de la science est fondée sur l’extériorité du sujet relativement à ce qu’il étudie. Sous-section II) La causalité, une relation mécanique 65. Le mécanisme cartésien est la conséquence du refus de la finalité : la nature d’un objet, pour le savant, ne peut être sa finalité mais uniquement sa structure ou des rapports déterminés de grandeurs qui sont mesurables. Descartes prend pour modèle les mathématiques et généralise leur méthode et leurs principes à toute science60. La physique cesse d’être qualitative pour devenir quantitative, elle cesse d’être hétérogène pour devenir homogène. Le monde est unifié61 : il n’y a plus une physique pour les astres et une physique pour les corps terrestres. La nécessité est de l’essence de la 57 Descartes, Discours de la méthode, J. Vrin, 1992, p. 145. Descartes, Les principes de la philosophie, op. cit., art. 11, p. 575. 59 Ch. Ramond, Les philosophes de la nature au 17e siècle, in , J-C. Godard (sous la direction de), La nature, J. Vrin, coll. Intégrale, 1991, p 103. 60 G. Durandin, op. cit., pp. 12 et 13. 61 Ch. Ramond, art. précit., pp. 99-100. 58 29 causalité qui devient en quelque sorte aveugle, puisque sans but et se déploie comme un automate quand ses s se trouvent réunies. Mécanique s’oppose à final, c’est-à-dire à intelligent. 66. Le mécanisme explique tout ce qui est dans les limites de la nature et peut être objet de connaissance : ni Dieu en tant que créateur, ni l’âme bien que créée, l’un libre, infini et sans étendue, l’autre radicalement distincte du corps en tant que matière pensante,62 ne peuvent être connus par la raison. Le monde cartésien est assez pauvre et se prête donc bien aux principes qu’il énonce. La matière est identifiée à l’étendue ce qui a pour conséquence logique l’impossibilité du vide. Lorsqu’un corps est en mouvement un autre doit nécessairement occuper la place qu’il vient d’abandonner. Les corps ne sont que des portions d’étendue sans force propre, puisque ce sont des figures géométriques. Ils sont passifs et tous les mouvements qui peuvent les affecter doivent venir de l’extérieur : la cause motrice est externe et provient, selon le modèle du choc, d’un autre corps63. La causalité ne se manifeste que dans l’événement et n’est pas la traduction d’une propriété des objets. Pour que le mouvement se transmette il doit y avoir contiguïté entre la cause et l’effet puisqu’il doit y avoir contact et une causalité à distance ne peut être peut être imaginable. 67. L’ explication mécaniste est généralisée, n’admettant pas de différence entre les machines faites par des artisans et les corps naturels, si ce n’est que l’agencement des uns dépend d’un moyen évident et technique, tandis que pour les autres, il est plus difficilement accessible aux sens. L’homme, en tant que corps, et les animaux sont construits sur ce seul modèle et les astres, comme les choses terrestres, sont régis par les mêmes lois. 68. Si la cause n’est plus une propriété immanente aux choses et que celles-ci n’ont donc aucun principe moteur propre, celui-ci étant externe, comment le mouvement est– il possible dans ce monde? Une explication métaphysique s’impose pour rendre compte des réalités : Dieu, qui est la seule cause véritable, inaccessible à la science, a introduit une certaine quantité de mouvement dans l’univers et celle-ci demeure constante et se 62 63 Ch. Ramond, art. précit., p. 102. Ch. Ramond, art. précit., p. 109. 30 transmet d’un corps à un autre . Aussi la cause motrice, étudiée par le savant qui en perce les lois, n’est qu’une cause seconde. Ces principes admis, il reste à déterminer comment on accède à la connaissance des corps. Section II) La recherche de la vérité, but de la science 69. Descartes considère que la connaissance doit tendre à la vérité. Celle-ci peut être atteinte grâce à l’élaboration d’une méthode rationnelle (sous-section I) dont la validité est garantie par la métaphysique (sous-section II). Sous-section I) Une méthode rationnelle 70. La physique cartésienne est une forme de rationalisme dans laquelle l’expérience a une place limitée, voire marginale64. On peut saisir la réalité à partir du contenu de la pensée65, et l’ordre des raisons étant calqué sur l’ordre des choses, l’enchaînement des faits et des déductions se superposent66. Bien raisonner à partir de prémisses certaines, c’est découvrir le monde, car ce qui est correctement pensé est vrai, c’est à dire réel. Deux exigences doivent être satisfaites : acquérir des connaissances incontestables, avoir une méthode pour bien mener les raisonnements à partir de celles-ci, sans recourir à l’expérience. La causalité est donc aussi bien logique que réelle. S’il y a une pluralité d’objets, la science est une du point de vue du sujet connaissant quel que soit l’objet de son étude. Il n’y a donc qu’une difficulté, celle de mettre l’esprit en possession des vrais principes pour lui permettre ainsi de déduire toutes les sciences. Une méthode est nécessaire pour conduire l’esprit67 mais ce n’est pas une méthode expérimentale. Elle permet de construire et de découvrir le contenu de la science par son application systématique : elle une méthode de progression des connaissances et de la preuve de leur vérité. 64 G. Durandin, op. cit., p. 15. E. Gilson, introduction à, Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 20. 66 C. Duflo., op. cit., p. 35. 67 E. Gilson, op. cit, p. 11. 65 31 71. Il est nécessaire de définir les critères de vérité, l’opinion des anciens étant rejetée, l’autorité n’est plus suffisante pour la fonder. Il faut se défaire de toutes les pseudoconnaissances transmises par la tradition en les mettant systématiquement en doute. La libération du chercheur de l’autorité et de la tradition est un moment historiquement fondateur. Toutefois, la réponse apportée n’est pas fidèle aux principes énoncés, et Descartes reste, malgré tout, tributaire de l’esprit de système et de la logique de ses prédécesseurs68. Une fois ce travail accompli, toute la connaissance doit être reconstruite pierre par pierre, en ne s’appuyant que sur des vérités incontestables. Tout ce qui est seulement probable ou incertain doit être rejeté. Il est nécessaire de partir d’une première vérité incontestable sur laquelle reposera la science. L’existence du sujet pensant joue ce rôle : je doute donc je suis, car même si je rejette toute intuition, et même si je doute d’être éveillé ou de l’existence de mon corps, en doutant je ne peux mettre en doute que je suis un sujet qui doute, ou du moins une pensée qui doute et qui existe réellement. Le critère de vérité se révèle alors : seules des perceptions claires et distinctes peuvent être dites vraies69. Jusque-là, on ne peut rien affirmer de plus que l’existence d’un sujet pensant ce qui ne constitue pas une science mais seulement son commencement. Il faut donc affirmer l’existence de l’étendue, autrement dit qu’il existe un monde extérieur au sujet qui pourrait bien être une simple illusion. Une telle affirmation est étayée par la perception, dans notre âme, de sensations qui sont confuses, multiples et complexes. N’étant pas claires, à la différence des idées, leurs causes doivent en être différentes. Elles ne peuvent émaner du sujet qui pour les élaborer doit subir l’action d’autres corps qui sont en dehors de lui70. Le monde existe et sa connaissance est donc envisageable puisque l’étendue est prouvée. Or, les corps sont des portions d’étendue. 72. La physique est la science de l’étendue et des corps. Dans ce monde, les corps sont tous de même nature et sont animés. La physique d’Aristote est définitivement rejetée avec sa pluralité de causes et ses modalités d’explications. La réalité est pleinement intelligible selon des principes mathématiques et géométriques : il n’y a pas de différence entre la matière et l’étendue qui peuvent être toutes deux connues de façon rigoureuse par démonstration selon des règles nécessaires. Le monde est une étendue 68 G. Durandin, op. cit., p. 14. Descartes, Discours de la méthode, op. cit., deuxième partie. 70 E. Gilson, op. cit., p. 21. 69 32 continue, sans vide et peut se diviser à l’infini. Il ne peut y avoir de particules insécables (atomes). Connaître les propriétés de l’étendue c’est connaître les corps car elle ne contient rien d’autres et les corps sont des portions d’étendue. Il existe donc une quantité constante de substance étendue douée d’une quantité constante de mouvement qui se transmet d’une partie de l’étendue à l’autre selon certaines lois, ainsi du principe d’inertie, en vertu duquel chaque chose demeure en l’état où elle est, aussi longtemps que rien ne vient agir sur elle pour la modifier, ou que tout corps en mouvement se meut en ligne droite. 73. L’expérience est une méthode auxiliaire : il n’y a rien qu’on ne puisse a priori déduire des principes vrais du mouvement et de l’étendue. Toutefois il peut arriver que plusieurs explications paraissent recevables sans qu’il soit possible de savoir laquelle est vraie : l’expérience doit alors intervenir pour trancher entre ces éventualités et déterminer quelle est la cause réelle du phénomène à partir de ce qui a été rationnellement posé71. Sous-section II) Une garantie métaphysique 74. Il est impératif que la physique soit à la fois fondée en Dieu et cependant coupée de Lui72. Cette relation ambivalente entre la métaphysique et la connaissance est la marque du commencement de la libération de la science des exigences de la foi qui ne saurait être remise en question pour Descartes autrement que de façon prudente et relative. L’étape suivante sera, non plus une séparation-relation, mais une indifférence de la science vis à vis de ses racines métaphysiques qui seront définitivement coupées avec le passage à l’empirisme. A ce stade les possibilités de connaître, encore spéculatives, ne peuvent être reconnues sans cet arrière-plan. 75. Hormis la certitude intuitive « je pense donc je suis » aucune autre connaissance ne peut avoir cette même évidence. Elle seule est indubitable. Toute la construction de la science pourrait être problématique, car rien n’est aussi certain pour l’esprit que ce premier principe, mais une science ne peut se baser sur une seule vérité73 . Seule la 71 E. Gilson, op. cit, p. 27. Ch. Ramond, art. précit., p. 104. 73 Ch . Ramond, art. précit., p. 105 72 33 reconnaissance d’un Dieu incapable de tromper, puisque cela serait contraire à sa perfection, peut garantir l’extension de la science au delà de cette première vérité. 76. Il existe deux modes possibles de connaissance : l’un scientifique, reposant sur la raison et la méthode, et l’autre apporté par la révélation, chacun ayant son domaine. Connaître la nature prouve Dieu mais ne Le fait pas connaître, tout lien entre connaissance de la nature et Dieu étant coupé. Dieu est absolument libre et il aurait pu ne pas créer le monde contingent que nous connaissons, la nécessité appartenant à l’essence divine seule. Dieu ne saurait être astreint à aucune loi, sinon le monde luimême serait nécessaire. Il n’y a donc pas à proprement parler de loi dans la nature qui pourrait être dite nécessaire, sinon comme résultat d’un décret d’un Dieu souverain qui leur accorde cette constance qui autorise la connaissance. 77. La nature ne possède pas en elle même de principe de sa propre permanence. C’est pourquoi elle doit être créée à chaque instant par la volonté Divine qui l’arrache au néant auquel elle peut retourner74. Dieu ayant une volonté parfaite et donc immuable a introduit des lois mathématiques qui sont nécessaires pour le monde75. Une fois créées, elles sont constantes et non susceptibles de variations, car une telle éventualité serait la preuve d’une imperfection de Dieu, et s’opposerait à toute connaissance de la vérité en tant qu’évidence, clarté et distinction. Conclusion 78. Descartes a reformulé la causalité qui est devenue une relation entre deux corps selon le modèle du choc, l’un étant cause et l’autre subissant l’effet de déplacement, selon une loi mathématique nécessaire. La causalité est un événement et non une qualité des choses, et ne se réduit pas à leur existence. Le principe de causalité est maintenu mais les causes finales ont quitté la scène au nom de la séparation de la foi et de la connaissance. La causalité est mécanique c'est-à-dire que les conditions étant réunies l’effet suit nécessairement et ce modèle est généralisé. La connaissance scientifique doit être vraie, c’est-à-dire certaine. Toutefois les principes de vérité se résument à la clarté et à la distinction des idées et l’expérience a un rôle marginal. L’apport de Descartes est 74 75 Ch. Ramond, art. précit., p. 107. E. Gilson, op. cit., p. 25. 34 essentiellement historique, fondateur de principes toujours en vigueur dans la science. Lui-même ne les a pas parfaitement appliqués, dans la mesure où il est resté prisonnier d’un monde métaphysique qu’il a cependant séparé de celui de la connaissance, tout en faisant de celui-là la garantie de celle-ci. L’empirisme dégagé de toute métaphysique va pouvoir se bâtir sur ces concepts et les mettre en oeuvre. Conclusion du titre I 79. La question causale a pris naissance par une approche spéculative qui n’a pas donné de solutions satisfaisantes en terme de connaissances. La pensée spéculative est d’une grande richesse et son apport au développement du contenu de l’idée de cause est considérable mais en aucune manière elle n’ a permis d’accéder à la réalité des choses. Elle est demeurée une idée intuitive rationalisée et peu différente de ce qu’elle est dans le sens commun, sans contenu identifiable. Les constructions spéculatives, quelles qu’elles soient, sont un appel à la connaissance, non une connaissance, car l’articulation entre faits et concept est soumise au primat du concept. Une fois élaborées, les idées sur les choses sont la seule matière des raisonnements dont elles sont les prémisses. Il en résulte une validité seulement formelle de ceux-ci. 80. Un tel mode de pensée suppose une certaine conception des rapports entre les idées et l’ordre du monde qui sont tous deux construits selon le même logos. Bien raisonner c’est reproduire le logos de la nature, et ce qui est déduit selon la méthode rationnelle est valide et existe réellement. Toutefois il est impossible départager les explications, faute d’un critère substantiel, dans la mesure où le choix des prémisses est primordial, mais variable d’une école à une autre. Aucun progrès, aucune application technique ne sont nés de cette pensée, et il a fallu longtemps pour admettre que l’ordre des choses n’était pas le double de l’ordre des concepts. 81. Cependant la pensée spéculative a permis par étapes de forger des instruments qui seront utiles pour l’empirisme. Si la notion de cause a pu être un moyen indistinct d’explication, elle s’est détachée de ce cadre général pour acquérir une première spécificité avec les stoïciens qui ont introduit l’idée d’activité. Elle a pris une forme plus précise avec Descartes qui l’a individualisée comme une force externe aux choses, 35 mécanique et accessible à l’abstraction, rejetant les causes finales, tout en conservant une garantie divine. Tout cela est devenu caduc dans une certaine mesure. 82. Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’une réponse scientifique, n’est possible que dans un nombre restreint de cas et dans des termes qui ne vont cesser de se séparer du sens commun. Pourtant, des interrogations prenant la forme de questions causales sont fréquemment formulées sans tenir compte des limites dans lesquelles la science peut se prononcer en vérité, et le droit de la responsabilité est un des théâtres où se manifeste cette éventualité. La raison spéculative retrouve son empire et son emprise dans de telles circonstances, car, si le monde ne peut être toujours connu, il peut être pensé, les faits argumentés. Le sens commun n’a pas été aboli par la connaissance objective, il conserve une grande force par sa simplicité et le sentiment d’évidence partagée sur lequel il s’appuie. C’est pourquoi le rappel des sources philosophiques de la causalité a une utilité persistante car, à côté de la causalité scientifique que nous allons envisager, son contenu peut refaire surface dans les espaces incertains et parfois contestés de la science. Titre II) Objet d’une connaissance empirique 83. L’empirisme va apporter une réponse à la question de la causalité, sans qu’il y ait une rupture totale avec le contenu du concept issu de la philosophie. La nouvelle approche ne s’édifie pas sur le vide. L’empirisme conserve des définitions et certains présupposés de la philosophie en les transformant pour les rendre opératoires c’est à dire accessibles à une preuve objective. La causalité ne se conçoit plus que dans les limites de ce qui est donné par et dans l’expérience et, hors de ce qui en relève, il n’y a pas d’usage valide de la notion, car la causalité acquiert une signification cognitive76 et s’y restreint. La causalité n’a plus aucune composante métaphysique et se limite à la description des mécanismes de production des évènements naturels. Il s’agit de donner à ce terme, une valeur de vérité, c’est à dire un rapport au monde qui nous entoure. La causalité est l’expression d’une réalité naturelle dont elle est correspondance à travers l’énoncé scientifique qui peut être dit vrai ou faux, ce qui n’était pas le cas des propositions et constructions spéculatives. 76 R. Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, PUF, 1999. V°, Cognitif. 36 84. La causalité s’est d’abord développée dans les sciences physico-biologiques où elle s’est identifiée à la connaissance d’une loi de nature (chapitre I). Sa place a été aussi reconnue dans les sciences humaines avant d’y être contestée, puis adaptée. Une nouvelle définition de la scientificité s’est imposée, et la causalité repose sur la compréhension par interprétation des activités humaines, non sur une loi, comme dans les sciences de la nature (chapitre II). Chapitre I) Connaissance d’une loi de nature 85. Si l’empirisme a donné un contenu objectif à la notion de cause ce ne sera pas sans évolution. La cause est envisagée d’abord dans un cadre déterministe universel (section I), avant de l’être dans un cadre probabiliste qui entraînera sa reformulation (section II). Ce ne sera pas le seul changement frappant le concept de causalité qui va être soumis à critiques, d’autant que l’explication causale va être concurrencée par d’autres modes de détermination des évènements. Toutefois la causalité a survécu à ces remises en question, mais elle se trouve frappée d’un certain relativisme (section III). Section I) La causalité dans un monde déterministe 85. La terminologie issue de la philosophie va se modifier et les termes de relation de cause à effet ou de causalité vont devenir prépondérants. Il ne s’agit pas d’un simple changement sémantique, mais d’une transformation de la manière d’envisager la connaissance et de décrire la réalité. Les causes enfouies dans les choses, telles que les envisageait la philosophie, ne sont pas accessibles à l’expérience et ne peuvent faire l’objet d’une recherche. Or, l’idée de cause était intimement liée à ces postulats, à tel point que, redéfinissant l’objet de la connaissance et l’enserrant dans les limites de ce qui est donné dans l’expérience, il a paru nécessaire de marquer la rupture avec les idées antérieures par une nouvelle terminologie qui en serait la marque. On n’envisage désormais que des relations entre objets, et non des pouvoirs ou des propriétés cachées dans les choses. Il ne reste donc qu’à ajuster le langage. Pourtant le terme de cause demeure présent dans le discours tant il est enraciné dans les habitudes, mais il ne désigne plus que la causalité ou la relation de cause à effet. Il est donc important de bien distinguer la sémantique, qui peut parfois demeurer identique d’une période à l’autre, et 37 par conséquent trompeuse, et le contenu auquel renvoie le mot qui lui se trouve bouleversé par son appartenance à un autre monde de référence. Dès lors, parler de cause revient uniquement à désigner la causalité dans son contenu empirique. 87. Il s’agit ici de montrer comment les termes de cause et de causalité ont pu se spécifier et désigner une connaissance de la réalité. La causalité acquiert un contenu réel, c’est-à-dire qu’elle permet de parler d’objets extérieurs à la pensée et aux mots eux mêmes. Le passage du spéculatif à l’empirique a été possible grâce à l’ élaboration d’une méthode scientifique qui a permis une lecture objectivante et reproductible des réalités. Aussi, sans recours à la démarche scientifique, le terme de cause n’a plus de contenu précis. Il ne peut être source de connaissance que dans un usage empirique, seul apte à pouvoir nous dire quelque chose sur les phénomènes de la nature, de telle sorte que si on prétend en parler, ce ne peut être qu’en prenant appui sur la méthode expérimentale. Tout autre discours se disqualifie comme relevant de la métaphysique ou du sens commun. Il ne faut pas en déduire que la science absorbe toute la réalité, mais elle seule permet de trancher par des preuves dans un domaine restreint. 88. Dans ce chapitre nous envisagerons la naissance de la causalité empirique dans l’étude des corps en mouvement (sous-section I), son extension à la biologie qui réintroduit l’idée de finalité mais dans une nouvelle acception (sous-section II) et son fondement qui est le déterminisme, dans sa période initiale (sous-section III). Sous-section I) Sa naissance : l’étude des corps en mouvement 89. La physique classique commence avec Galilée et arrive à maturité avec Newton cinquante ans plus tard. Elle est caractérisée par deux traits essentiels : la mécanisation et la mathématisation des objets qu’elle étudie dans un contexte positiviste. Le positivisme causal affirme que la science ne va pas au delà de ce qui est donné dans l’expérience et s’interdit toute incursion dans la métaphysique. L’expérience est donc le seul fondement de la science, et la connaissance se limite à ce qui est accessible à l’expérience. La causalité n’est que la traduction de lois existant dans la nature, c’est en quoi elle peut être dite relation réelle entre les choses, et non simplement relation rationnelle. 38 90. Le recours aux idées mécaniques et à la mathématique n’est pas né avec ces savants et on peut en voir des usages dès l’antiquité mais dans un contexte très différent. Leur association a permis la formalisation d’une méthode qui nécessitait un certain degré d’abstraction, alors que le discours physicaliste antique était un discours qualitatif. Penser la physique uniquement en terme de masse, de force et de mesures fut le point de départ de ce processus. Pour connaître, il faut abstraire et donc s’éloigner des choses telles qu’elles sont données dans l’intuition et le sens commun. Il ne s’agit plus de parler des choses mais d’un objet scientifique qui représente ces choses. La science doit construire son objet et ne parle pas de la chose en soi, comme les métaphysiciens, mais de phénomènes. Si la causalité est formulée dans des termes proches de ceux de Descartes, la cause est un antécédent nécessaire (I), elle en diffère par son fondement qui est exclusivement la méthode expérimentale (II). I) La cause est un antécédent nécessaire 91. La causalité ne reflète plus une propriété ou un pouvoir des choses, elle est seulement un rapport constant entre objets qui peut s’exprimer en un langage mathématique. Toute idée de production de l’effet par la cause s’évanouit, ou du moins doit être considéré comme une simple expression figurée de type biologique ou génétique. La cause est ce qui est tel que lorsqu’elle est posée l’effet s’ensuit, et lorsqu’elle est ôtée l’effet disparaît77. Il ne s’agit pas d’aller au delà de ce que révèle l’expérience. La causalité a un double caractère, opératoire en tant qu’apte à être objet d’expérience, c'est-à-dire accessible aux sens et à la mesure, et fonctionnel, en tant que simple rapport entre choses. Mais l’étude causale ne se limite pas à ce premier niveau d’explication qui n’est que constatation. Il est aussi possible d’envisager une approche en profondeur du phénomène. On a déterminé ce qui est cause par la répétition des expériences, et il est possible de rendre compte de ce qui fait qu‘une telle régularité existe, par la détermination de lois qui sont l’explication ultime de ce processus. Bien que le terme de cause soit encore utilisé, apparaît une antinomie entre l’idée de cause et la nouvelle physique qui s’exprime par des lois universelles. C’est pourquoi l’expression de relation de cause à effet est significative de l’évolution au détriment de 77 E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, coll. Philosophies, PUF, 1994, p. 9. 39 celle de cause trop connotée par son passé philosophique et teintée d’anthropomorphisme. 92. Ce n’est pas le mouvement ou le repos qu’il s’agit d’expliquer causalement mais les changements de mouvement, ce que permettent les lois de la dynamique. La loi d’inertie énonce que tout corps en mouvement persiste dans son état tant qu’il ne subit pas l’effet d’une cause extérieure. La cause est donc extérieure à la chose en mouvement78. Un mobile ne se déplace pas, ne s’arrête pas ou ne change pas de direction par lui même79. La causalité est mécanique et celle ci est un principe universel. Par mécanique il faut entendre qui se produit nécessairement, automatiquement, de manière inconditionnée. Rien ne s’interpose entre l’effet et la cause. Sa réalisation nécessite une contiguïté entre le moteur et le corps mû car il n’y a pas d’action à distance80. Il faut noter que la cause et l’effet ne sont pas connaissables en tant que tel avant l’expérience et que c’est leur place dans l’expérience qui permet d’attribuer les qualificatifs de cause à ce qui est antécédent et d’effet à ce qui est conséquent et ces situations ne sont pas immuables. Il suffit de modifier l’expérience et les résultats seront inversés. Si on lance une boule de billard A contre une boule B, A est cause du mouvement de B. Si on procède avec B frappant A, B deviendra la cause et A sera l’effet. Le temps est donc un critère décisif et la cause n’est déterminable que par rapport à la prise en compte du déroulement du processus dans le temps. La relation de cause à effet est asymétrique et non réversible. Par antécédent nécessaire il faut entendre ce qui initie le processus évènementiel de type dynamique d’où va résulter le choc. La détermination de la causalité fait toujours intervenir le facteur temps et on peut dire que la causalité est la détermination de ce qui se passe à un instant donné par ce qui s’est passé l’instant précédent81. Il ne peut donc y avoir de causalité instantanée. Ceci ne signifie pas que les choses n’existent pas en même temps, les deux boules de billards sont présentes avant l’événement, mais l’existence n’est pas une cause. Il faut bien des choses pour que se produise un événement et elles existent antérieurement à lui. La notion d’antécédence dans la relation causale se rapporte uniquement au déroulement de l’événement dynamique et non à l’existence des choses qui sont nécessaires à sa réalisation. La causalité ne décrit qu’un mécanisme et non les conditions de sa mise en œuvre. 78 E. Yakira, op. cit., p. 15. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Seuil, coll. Points-sciences, 1992, p. 169. 80 E. Yakira, op. cit., p. 25. 81 E. Yakira, op. cit., p. 35. 79 40 93. C’est à propos de l’attraction universelle que la question causale va se poser d’une nouvelle façon. Newton va résoudre la problème en affirmant que la science formule des lois grâce aux mathématiques sans rechercher les causes82. Le modèle mécanique fondé sur le simple choc n’est qu’un moment dans la détermination de la causalité. Avec lui on pouvait encore croire que la causalité se « voyait », du fait de la contiguïté des corps en mouvement dont la perception est bien donnée dans l’expérience, mais cette causalité sensible se double d’une formulation abstraite qui est la causalité par excellence. Avec l’action à distance on abandonne tout support sensible. La causalité ne signifie plus que loi de nature. Elle ne se donne pas à voir et la simple description ne donne pas accès à la connaissance des mécanismes intimes. Les causes, stricto-sensu, vont être rejetées hors de la science comme des hypothèses métaphysiques. La recherche des causes devient une question non scientifique. C’est à ce propos que Newton a employé la formule célèbre selon laquelle il ne faisait pas d’hypothèse. Il se refuse à examiner quelle peut être la cause de l’attraction pour se contenter de la penser comme étant une force quelconque par laquelle les corps tendent réciproquement les uns vers les autres. La raison profonde des phénomènes ne se donne pas à voir dans l’expérience et, au delà de ce qui est donné dans celle-ci, il n’y a que des hypothèses qui font appel à des propriétés occultes n’ ayant pas de place dans la philosophie expérimentale83. La connaissance des causes est à la fois impossible et de toute façon, inutile. La loi du mouvement et de l’attraction en langage mathématique est suffisante à l’intelligibilité du monde. Cependant les termes de cause et de causalité restent employés mais dans un sens positiviste et non métaphysique. Ainsi Newton écrira, malgré tout, à titre de règle du raisonnement scientifique, qu’ on ne doit pas admettre plus de causes des choses naturelles que celles qui sont suffisantes pour l’explication des phénomènes physiques84. Ainsi parler de cause signifie parler des lois de nature et de rien d’autre. Une loi de nature est une relation régulière dont la portée est universelle entre différents types de phénomènes ou entre aspects d’un même phénomène85. La forme universelle est donc de l’essence de la loi de nature ainsi que sa capacité à être dite vraie. 82 E.Yakira, op. cit., p. 61. E. Yakira, op. cit., p. 64. 84 E. Yakira, op. cit., p. 65. 85 A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, La philosophie des sciences au XXe siècle, Flammarion, coll. Champs-Université, 2000, p. 80. 83 41 94. Cette limitation de l’emploi du terme de cause et le refus de la recherche de celles-ci au sens spéculatif s’expliquent par la finalité de la science dans son investigation du monde : elle est une activité essentiellement pratique, c'est-à-dire un moyen d’agir sur les évènements. Sa valeur explicative est assimilée à l’intelligence de l’objet qui est suffisante dans la formulation des lois de nature. L’explication du phénomène se fait à travers son expression mathématique et expliquer c’est donc décrire dans un langage universel, abstrait et formalisé, qui permet la maîtrise des choses et la prédiction de leurs occurrences86. La causalité scientifique est liée à la finalité de la science et son champ explicatif se rétrécit à proportion. Pour Aristote, toute façon de rendre compte des choses et des évènements par les causes est une explication scientifique. Pour Descartes l’explication scientifique est propre aux objets naturels en suivant une méthode rationnelle qui en établit la vérité. Pour Newton l’explication causale n’est qu’une formulation en termes mathématiques. 95. Toute dimension psychologique s’évanouit dans la recherche scientifique. Une formulation abstraite ne procure pas obligatoirement la même satisfaction que celle poursuivie par la recherche des causes qui dépasse les possibilités de l’expérience et la mathématisation laisse un goût d’inachevé par rapport à bien des aspirations87. La causalité est limitée à ce qui est nécessaire à un certain intérêt de connaissance88, elle est modeste dans ses ambitions. L’explication causale n’est pas une image de la totalité de la réalité ou une réponse à une quête de sens. Elle est seulement efficace, et c’est bien parce que les objets de la nature sont réduits à des entités qui peuvent être soumises à un protocole expérimental que la causalité peut trouver une réponse. L’expérimentateur se donne un champ limité, découpé dans une immensité et en contrôle les conditions ce qui n’est pas le cas de la démarche philosophique qui se donne pour but d’accéder à une totalité et par là même se coupe de toute possibilité d’y répondre faute de moyen. En se donnant un objet, la science évite le piège métaphysique et dès qu’on quitte ce domaine, la question causale devient rapidement sans solution car sans limitation, bien qu’elle puisse encore fasciner. La résolution de la causalité est uniquement possible grâce à la méthode expérimentale que nous allons envisager à présent. 86 E. Yakira, op. cit., p. 67. R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, coll. Champs, 1999. 88 J. Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 35 et s. 87 42 II) La méthode expérimentale 96. S’il est aisé de comprendre ce qui sépare la spéculation de la connaissance empirique dans son rapport aux choses et dans ses buts, il est plus difficile de définir ce qu’on entend par expérience et comment elle peut aboutir à la formulation d’une connaissance dépassant les instances de l’observation pour devenir universelle. Aussi faut-il rappeler les présupposés(A) de la méthode avant d’en voir les modalités (B) et les résultats sous forme de l’énonciation de lois de nature (C). A) Les présupposés 97. La recherche repose sur l’expérimentation qui est réductrice par rapport au savoir spéculatif, mais cette contrainte est la raison de son succès et c’est par cela même qu’elle permet d’accéder au contrôle de la vérité de ses énoncés. La base de tout savoir concernant la nature repose sur l’expérience89. Elle se fonde sur le principe de causalité et présuppose que l’activité du chercheur est homogène au processus naturel au prix d’une limitation de l’espace d’appréhension des causes, mais tout phénomène peut être étudié ainsi90. L’empirisme recouvre deux processus d’investigation que sont l’observation et l’expérience proprement dite. 98. Construire une expérience se distingue de la simple observation passive de la nature. L’observation peut apporter des renseignements mais seulement au hasard de ce qui se donne spontanément à voir dans la nature, ce qui n’est pas toujours satisfaisant. Expérimenter traduit le choix délibéré de construire des situations artificielles afin de produire un savoir 91 en écartant toute spéculation a priori pour ne considérer que ce que l’on peut obtenir par des procédures concrètes . La démarche est publique et peut être répétée par différentes personnes dans les mêmes conditions, et, en principe, avec les mêmes résultats. 99. La méthode expérimentale est réductrice et c’est ce qui fait sa force. Alors que la question causale se présente à la curiosité du sens commun comme une véritable pelote 89 H. Poincaré, La science et l’hypothèse, Flammarion, coll. Champs, 1968, p. 157 : « L ‘expérience est la source unique de la vérité : elle seule peut nous apprendre quelque chose de nouveau.» 90 E. Yakira, op. cit., p. 48. 91 E. Yakira, op. cit., p. 47. 43 où tout s’intrique en de multiples interconnexions, la recherche scientifique va d’emblée se positionner hors de cette complexité en la maîtrisant partiellement. La difficulté est vaincue, au moins à ce stade, par la limitation de l’investigation à des ensembles isolés92. C’est le point de départ de la résolution empirique de la causalité. C’est en cela que la recherche est artificielle, elle parle d’une nature accessible à l’artificialité et non d’une donnée brute. La nature ne s’étudie pas naturellement mais nécessite des constructions à chaque étape. Elle est elle même objet de certains présupposés, comme son existence, sa simplicité et son unité, sans lesquels toute idée de recherche serait vaine93. 100. Le réductionnisme rend compte de la possibilité de fournir une réponse à la question : qu’est-ce qui est cause ? On choisit l’élément dont on veut évaluer l’influence sur un événement pour le soumettre à l’expérience sous des conditions déterminées. La distinction entre cause et condition est des plus simples en laboratoire : la cause est ce qu’on étudie et les conditions sont les éléments dont on fixe la valeur afin de les neutraliser ou du moins d’effacer les variations qu’ils pourraient induire d’une expérience à une autre94. Si la cause, en tant que mécanisme, peut seule expliquer la production d’un événement, elle ne se déroule pas dans un pur éther. La causalité se réalise dans une certain environnement que constituent les conditions de l’expérience. Celles-ci sont des éléments qui ne répondent pas à la définition de la causalité dans le domaine étudié mais qui pourtant vont jouer un rôle sur le résultat du processus en terme d’effet. La distinction entre condition et cause reste valable en dehors du laboratoire mais plus difficile à mettre en œuvre. C’est au prix de ces contraintes que la vérité peut être atteinte. 101. La vérité est la valeur suprême de la science. En introduisant la méthode expérimentale, la rationalité scientifique développe une conception contraignante de la vérité que Descartes avait bien perçue sans pouvoir la réaliser en énonçant qu’ il n’y a de science que lorsque la persuasion vient d’une raison si forte qu’aucune plus forte ne peut l’ébranler. Le doute doit être exclu et la controverse devient impossible95, la raison 92 D. Andler, A. Fagot-Largeault, B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences, T II, Gallimard, Folio essais, 2002, p. 829. 93 H. Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit, p. 161. 94 S. Mill, Système de logique, P. Mardaga édit., 1988, p. 419. 95 Lettre à Régius du 24 mars 1640, citée par F. Châtelet, Philosophie, t. 2, Marabout, 1979, p. 87. 44 devant plier uniquement devant des preuves objectives et non devant un sentiment d’évidence ou par conviction subjective. Il est possible de tracer une frontière entre les « vraies sciences » susceptibles de preuves et les domaines de pensée accessibles aux seuls arguments96. On peut trouver dans cette catégorie les activités spéculatives, dont le sens commun, qui utilise en permanence la notion de cause, est une forme, mais aussi certaines sciences non expérimentales. Ces différents domaines où la causalité est appelée à jouer un rôle, s’ils peuvent être rassemblés en un même groupe par opposition à la science, n’en sont pas pour autant à mettre sur le même pied en termes de contrôle de leurs propositions. 102. La notion de vérité ne doit pas disparaître du langage dès qu’on se situe en dehors de la science, mais ce terme, comme celui de cause, doit être replacé dans son domaine d’utilisation et mis en perspective. Aussi peut-on établir une différenciation et une hiérarchisation des concepts de vérité applicables spécifiquement à des savoirs selon leurs fondements97. Il s’agit dans tous les cas où la question de la vérité se pose de mettre en rapport un énoncé et une entité qui lui est extérieure : ce peut-être la réalité du monde, un corpus doctrinal ou l’opinion. 103. Au sommet de la hiérarchie, se situe la vérité au sens fort, celle de la science : la vérité est correspondance entre un énoncé et une réalité extra linguistique dans les limites de l’expérience. C’est une vérité matérielle et non simplement formelle. Un présupposé réaliste est à la base de cette conception de la vérité des énoncés : le monde est réel et l’énoncé est ce qu’on dit sur lui, c’est une description. De ce fait il peut être vrai ou faux selon qu’il traduit ou non la réalité avec laquelle on peut le comparer. La méthode expérimentale est le moyen de vérifier cette adéquation entre ce qu’on dit et ce qui est. 104. Au dessous de la vérité-correspondance, on peut envisager la vérité-cohérence. Un énoncé est vrai s’il est exempt de contradiction par rapport à l’ensemble théorique admis dans lequel il s’insère. La vérité est donc purement rationnelle en ce qu’elle ne renvoie qu’à ce qui lui sert de soutien et qui n’est pas lui même dans un rapport de correspondances avec le réel. Son contrôle garde une part empirique car il est nécessaire 96 97 L. Soler, op. cit., p. 65. L. Soler, op. cit., pp. 43 et s. 45 d’avoir accès à l’ensemble des éléments de savoir théorique - ils sont réels dans ce senspour en vérifier la cohérence avec l’énoncé en question. Le critère de contrôle est celui de la non contradiction. Un énoncé est faux s’il est contradictoire. Si ce critère de cohérence interne est considéré comme nécessaire pour toute théorie au stade de la constitution d’une hypothèse, il ne peut être suffisant pour la science qui va la tester. La cohérence peut, en revanche, suffire en dehors d’elle dans certains domaines. 105. En bas de l’échelle, se situe la vérité-consensus pour laquelle un énoncé est vrai si les membres d’une communauté déterminée s’accordent à le juger recevable. Le consensus est constitutif et aucune raison plus fondamentale n’est requise. Le critère empirique, encore présent dans le cas précédent, fait ici totalement défaut. Cette vérité repose essentiellement sur le principe d’autorité ce qui n’exclut pas qu’il puisse y avoir de bonnes raisons d’être d’accord avec une solution mais il ne peut y avoir de preuve de sa validité. Ceux qui énoncent les principes contrôlent aussi la vérité sans qu’il puisse y avoir de contradicteurs hormis ceux qui ont la même qualité. B) Les modalités 106. La connaissance causale peut naître de l’induction ou de la vérification d’une hypothèse théorique. Dans les deux cas, la causalité est la traduction d’une loi de nature dont la formulation peut avoir différentes expressions. La possibilité de procéder à des constructions théoriques sépare ces deux modalités d’établissement de la connaissance. En effet des constructions rigoureuses ne sont possibles que dans certains domaines de la recherche, la physique par exemple, et les autres secteurs de recherches ne peuvent recourir qu’à l’induction. 107. L’induction consiste à chercher les traits constants et concordants entre les faits dans différentes séries observées et par généralisation à procéder à l’ extrapolation directe des résultats à une nouvelle instance non observée, sans recourir à un processus démonstratif98. Il suffit de dresser des tables des évènements expérimentaux pour définir par inférence une loi de nature causale. L’induction va du connu à l’inconnu, reposant sur le principe d’uniformité de la nature99 qui justifie un énoncé du type : pour tout A 98 R. Nadeau, op. cit., V° Induction - D. Lecourt, Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, 2003, V° Induction. 99 S. Mill, op. cit., pp. 429 et s. 46 suivi de tout B, quand n. A et n. B ont été observés alors tous les A sont suivis de tous les B. Un canon de l’induction a été dressé par Mill, faisant appel à cinq critères permettant d’interpréter les résultats des expériences selon leurs variations (critère de la concordance, critère de la différence, critère de la conjonction, critère des résidus et enfin critère des variations concomitantes) qui représentent une série de règle de bases pour déterminer les lois de succession des phénomènes100. L’induction est une simple méthode de corrélation par comparaison. 108. La méthode de vérification des hypothèses théoriques est plus riche que la méthode inductive, plus complexe aussi. Si les faits y ont un rôle comme dans l’induction, l’expérience dans ce cadre ne se résume pas à une série de protocoles observationnels et à de tables de résultats qu’il suffirait de comparer. Le fait brut, simplement donné, n’est pas la pierre de touche de la méthode, il doit s’intégrer dans une théorie, c’est à dire une construction intellectuelle préexistante pour avoir le statut de fait scientifiquement pertinent. 109. La notion de théorie implique une mise en forme logique de principes et de conséquences issus des résultats déjà acquis. Elle apporte une vision d’ensemble d’un champ du savoir permettant à certaines hypothèses de rendre compte des régularités et des lois établies par l’expérience et exprimées le plus souvent en termes mathématiques qui leur donnent une portée universelle101. La théorie va pouvoir généraliser102 les résultats et permettre la prévision des cas qui entrent dans son champ sous réserve des mêmes conditions. A son stade initial, avant que l’expérience ne vienne trancher, la théorie n’est qu’une hypothèse. Il est nécessaire de définir les faits dont elle doit rendre compte. 110. Si les faits sont importants, il ne suffit pas de les collectionner, encore faut-il les ordonner. La science se construit avec des faits comme un maison avec des pierres, mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres est une maison103. C’est pourquoi il peut y avoir de bonnes et de mauvaises expériences qui ne sont pas le fruit d’un mauvais recueil des données mais d’un manque de 100 S. Mill, op. cit., pp. 425 et s. D. Lecourt, op. cit., V° Théorie. 102 H. Poincaré, La valeur de la science, Flammarion, coll. Champs, 1970, pp. 106-107. 103 H. Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit., p. 158. 101 47 conceptualisation. La théorie permet et impose une sélection préalable, un découpage de la réalité qui laisse de côté une infinité de faits et confère, au contraire, à certains seulement, la qualité de faits scientifiques. La théorie est le préalable à l’expérimentation aussi l’ hypothèse doit pouvoir être testée, ce qui impose qu’elle soit formulée dans une langue propre qui diffère de la langue commune104. 111. La mathématisation ou la symbolisation sont un exemple de cette spécification du langage, mais tout langage technique n’est pas formalisé. Il se détache pourtant de l’usage commun bien que sa forme soit identique ce qui peut être est source de confusion. Cause ou causalité peuvent être des termes communs, ils sont aussi des termes appartenant à une langue spécialisée. Ils ne peuvent servir à énoncer des propositions expérimentales que s’ils sont traduits dans un langage particulier qui leur donne un contenu. Ce langage symbolique fait partie intégrante de l’instrument scientifique sans pour autant être la réalité105 qu’ il va permettre d’étudier. 112. La langue scientifique doit traduire sans équivoque la conceptualisation et permettre l’observation qui va lui faire suite. Le langage a ainsi deux faces tournées, l’une vers l’entendement et l’autre vers les sens, c’est-à-dire l’observable. Il est nécessaire de décomposer les concepts théoriques en éléments plus simples qui seront soumis à l’expérience et il doit exister une relation étroite ou isomorphie entre concept et éléments observables. La définition sémantique doit se doubler d’une définition opératoire. Les énoncés ainsi formés avec ces éléments atomiques sont dits protocolaires106 et ils vont permettre de recueillir ce qui est donné par l’expérience brute et de faire entrer ces éléments sensibles sous les concepts de la théorie qui les réunit en un ensemble cohérent. 113. Le langage est donc un élément essentiel dans la recherche, une exigence supplémentaire de son accès à la vérité. Nous avons vu que le questionnement peut déjà permettre une première délimitation entre science et non-science puisque certaines questions en elles mêmes ne sont pas scientifiques, dès qu’elles quittent le domaine du comment pour se perdre dans celles du pourquoi et des finalités. Toutefois une question 104 H. Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit., p. 159. Ph. Franck, Le principe de causalité et ses limites, Flammarion , 1937. 106 R. Carnap, cité par A. Barberousse, L’expérience, GF Flammarion, Corpus, 1999, p. 73. 105 48 de nature apparemment scientifique par son objet doit répondre à une exigence supplémentaire : elle doit être formulée dans un langage adéquat. La langue impose sa contrainte de sorte qu’une question scientifique pourrait être disqualifiée si elle n’était pas formulée correctement. Une question trop vague, trop large, indéfinie, n’est pas scientifique, ou du moins ne peut avoir de réponse de cet ordre car elle ne peut entrer dans un protocole expérimental, son objet n’étant pas déterminé. 114. Une théorie ne formule que des hypothèses mais ne peut trancher. L’expérience infirme ou confirme l’hypothèse, les faits seuls résolvant les conflits théoriques en vérité. Il y a donc trois phases dans la vie d’une théorie scientifique : établissement d’hypothèse, définition de l’expérience, enfin mise à l’épreuve de la théorie. Toute généralisation part d’une hypothèse107 et c’est elle qui justifie l’expérience qui répétée, vérifiera la validité de la théorie pour éventuellement la rejeter ultérieurement, la modifier ou la remplacer108. La science est évolutive et s’acquiert par étape. La théorie peut être testée dans ses hypothèses et dite de ce fait vraie ou fausse. La testabilité est le critère différenciant la théorie scientifique de toute autre théorie dans la mesure où la notion n’est pas propre au monde de la science, elle est au contraire très courante. Seules les théories scientifiques peuvent être tranchées en vérité, c’est à dire par des preuves objectives. C) Son résultat : la connaissance des lois de nature 115. La détermination de la causalité a une finalité pratique : connaître la nature pour la maîtriser et prédire la survenue des évènements grâce à la connaissance des lois des phénomènes. 116. Sous le terme de cause la science positive entend loi de nature et seule la connaissance d’une loi permet de parler de cause109. Ces lois sont de deux sortes soit mathématiques soit issues de l’observation. Les premières sont construites à partir de données théoriques, elles sont rigoureuses car abstraites. Les secondes sont établies à partir des faits d’observations par induction. Ces lois ne sont pas des explications causales de même valeur. Les premières vont au cœur du phénomène, tandis que les 107 H. Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit., p. 165. H . Poincaré, op. cit., p. 173. 109 M. Delsol, Cause, loi, hasard en biologie, J. Vrin, 1989, p. 74. 108 49 secondes enregistrent seulement des régularités. Ces deux types de lois ne sont valables que toutes choses égales par ailleurs ce qui suppose des conditions expérimentales identiques et contrôlées110. Si les conditions ne sont pas rigoureusement déterminées, alors la prévisibilité sera déjouée ce qui permet de comprendre que le déroulement d’un processus et ses résultats en terme d’effet ne s’expliquent pas seulement par la prise en compte d’un mécanisme causal. 117. La science empirique est prédictive, elle permet de dire à l’avance quels évènements vont se produire et de quelle manière, une fois les conditions de l’événement connues. La capacité de prédiction est le gage de la scientificité111 et une explication qui ne permet pas la prédictibilité n’est pas scientifique. C’est un argument pour réfuter une théorie car si la prédiction n’est pas confirmée par l’expérience alors la théorie est fausse. A l’inverse, la validité de la prédiction est confirmation de la théorie. Les prédictions ne sont pas uniquement utiles au stade de l’établissement d’une théorie, mais ont une utilité pratique. Elles permettent de maîtriser les choses par la connaissance de leur cause, d’identifier la cause d’un phénomène afin éventuellement de le corriger ou d’éviter sa reproduction s’il est considéré comme néfaste. La causalité permet d’agir sur la réalité et de la modifier parce qu’elle l’explique dans ses mécanismes. 118. La connaissance scientifique peut se formaliser en différentes structures explicatives aussi bien en formules mathématiques que non, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives et elles reflètent des lois de nature. Ces différents connaissances peuvent servir à expliquer des évènements selon un processus dit nomologico-déductif ou processus d’explication légaliste112 car reposant sur une loi de nature, appelée aussi loi de couverture du phénomène à expliquer113. Ce type d’explication s’oppose aux explications non légalistes comme on en rencontre dans les sciences humaines en particulier et qui reposent sur l’usage de modèles interprétatifs, non sur des preuves. L’explication légaliste revient à subsumer un événement particulier sous au moins une loi de couverture établie empiriquement. Elle est donc une connaissance par le général. 110 M. Delsol, op. cit., p. 85. L. Soler, op. cit., p. 65. 112 C. Hempel, Eléments d’épistémologie,2e éd., A. Colin , coll. Cursus, 1996, p. 77. 113 C. Hempel, op. cit., p. 79. 111 50 119. L’explication légaliste fait appel à une structure de raisonnement114 qui recourt à un explanans (ce qui permet d’expliquer) et un explanandum (ce qui doit être expliqué) qui comprend deux ingrédients : une loi de nature et des conditions factuelles initiales. Le raisonnement est de type syllogistique. Dès qu’on utilise une loi de couverture d’un phénomène un tel système d’explication est mis en jeu, et comme toute technique, elle doit être soumise à critique, car elle n’est pas purement formelle. Toute explication ayant cette forme est scientifique si et seulement si l’explanans est valide c’est-à-dire s’il repose sur une loi de couverture stricte. Celle-ci part d’une généralisation empirique. Toutefois, toute généralisation n’est pas une loi de nature115. Des généralisations abusives ne sont pas rares et leur usage dans une explication de forme légaliste ne se soldera pas par une réponse scientifiquement valable. Sous-section II) Son extension à la biologie : le retour de la finalité 120. La causalité, née dans la physique, va aussi trouver place dans la biologie sous l’impulsion de Claude Bernard116. Il n’y aura pas pour autant une totale identité entre la causalité des phénomènes physiques et celle des êtres vivants du fait de leurs spécificités que traduiront les notions nouvelles de système organique, de fonction, de régulation qui justifieront objectivement le retour de la finalité au sein de la causalité sous le nom de téléonomie. 121. Avant Claude Bernard117 le monde vivant était divisé en deux catégories entretenant des relations de complémentarité et d’opposition dans la mesure où le vivant ne pouvait être entièrement soumis au principe de causalité. Il y avait, d’une part, les végétaux synthétisant des sucs, d’autre part, les animaux, privés de cette faculté, et devant se nourrir des premiers pour en tirer leur énergie. La production de suc était considérée comme dépendant d’un processus de synthèse déterminé c'est-à-dire d’une loi causale. Au contraire le vivant animal n’était pas soumis au déterminisme et de ce fait ne pouvait avoir de fonction énergétique et dépendait du milieu extérieur. Du fait de cette dichotomie, l’animal ne pouvait être soumis à une expérimentation de même type que les corps bruts ce qui imposait une limitation au domaine de la connaissance 114 L. Soler, op. cit., pp. 60-61. M. Kistler, Causalité et lois de la nature, J. Vrin, 1999, p. 185 et s. 116 Cl Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, préface de F. Dagognet, GF Paris, 1966. 117 F. Dagognet, op. cit, préface p. 10. 115 51 positive. Le consensus sur ces postulats va se rompre avec une première opposition entre mécanistes et vitalistes. 122. Le courant mécaniste considérait que les animaux étaient des machines comme les automates et donc sujets possibles d’expérience comme tout objet physique. Les vitalistes au contraire estimaient que le vivant était spécifique et ne pouvait être étudié selon les lois de la physique ; la vie était l’ensemble des fonctions résistant à la mort du fait d’une force vitale spécifique118 en lutte contre le déterminisme du monde physique. 123. Claude Bernard va rompre avec ces théories antagonistes. Le vivant peut être étudié scientifiquement ce qui n’exclut pas qu’il présente une originalité. Celle-ci réside dans le fait que l’homme est asservi à devoir assurer un équilibre dans son fonctionnement. Une étude purement statique est donc insuffisante pour rendre compte de la physiologie humaine. Ses recherches sur le diabète le mènent à étudier la fonction glycogénique du foie et il va découvrir que ce dernier a le pouvoir de stocker, de synthétiser et de libérer du sucre dans le sang, en fonction des besoins de l’organisme. L’ancienne séparation au sein des organismes vivants devient caduque car tous les êtres vivants ont des propriétés physico-chimiques communes et peuvent être soumis à l’expérience. La conception de la maladie s’en trouve aussi remise en question. Le diabète était considéré comme la conséquence d’un excès d’apport de sucre par l’alimentation ou d’une anomalie du tube digestif. L’étude de Claude Bernard prouve que la maladie n’est pas secondaire à l’influence du milieu extérieur mais traduit un dérèglement du milieu intérieur (le terme va être créé à cette occasion). Le vivant crée les conditions de son existence et possède son propre déterminisme. Une connaissance, non du vivant en soi, mais des phénomènes vitaux est possible. 124. La médecine expérimentale est cette partie de la médecine qui a pour but de connaître les lois de l’organisme aussi bien sain que pathologique de manière à prévoir, régler et modifier dans certaines limites cet organisme119 au prix d’une double rupture. Il faut admettre que l’étude du vivant n’est possible que par le recours aux méthodes de mesures et aux règles du monde physico-chimique et que cette application est justifiée 118 119 D. Lecourt, op. cit., V°, Vitalisme et mécanisme. Cl Bernard, op. cit., p. 279. 52 contrairement à ce que pensaient les vitalistes120. En opposition avec les mécanistes, il faut aussi reconnaître qu’il existe un spécificité du vivant que traduiront les notions de fonction, de milieu intérieur et d’équilibre, donc de finalité. 125. La finalité dans le vivant a été longtemps masquée par la manière statique d’étudier l’homme que ce soit par l’anatomie ou par la classification des maladies. Or, cette façon de décrire le vivant ne permet pas d’en apercevoir la complexité121. La finalité, ainsi réintroduite dans l’étude de la causalité, ne se confond pas avec sa conception antique qui supposait une nature intelligente. La finalité biologique n’est pas métaphysique car elle se donne à voir dans l’expérience par la mise en évidence des processus de régulation du milieu intérieur. C’est une finalité positive qui est appelée téléonomie et non téléologie122. Un chapitre de l’ouvrage de Claude Bernard est consacré à cette question123. Les phénomènes physiologiques complexes sont constitués d’une série de phénomènes plus simples qui se déterminent en s’associant ou se combinant pour un but final commun124. Si le physicien doit repousser les causes finales dans les faits qu’il observe, le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions sont solidaires et génératrices les unes des autres. Une solidarité organique existe et, dès qu’un trouble se produit, un mouvement se déclenche jusqu’à cessation de celui-ci par le retour à l’équilibre. C’est pourquoi toute expérience isolée doit être rapportée à l’ensemble. La vie est création, un organisme est une machine qui fonctionne en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants, mais il faut distinguer dans les êtres vivants, les propriétés physiques, les propriétés chimiques et les propriétés vitales. 126. Il est nécessaire de distinguer l’homme dans sa relation avec le milieu naturel et l’homme de l’expérimentation qui se réduit à une étude de son milieu intérieur. Il est donc possible de conjuguer des lois biologiques mathématisables reflétant le fonctionnement d’un homme-machine et la liberté de l’individu comme totalité qui échappe à l’expérimentation. La recherche biologique ne va pas plus loin que la 120 Cl. Bernard, op. cit., p. 139 : « Proscrire l’analyse des organismes au moyen de l’expérience c’est arrêter et nier la méthode expérimentale : mais pratiquer l’analyse physiologique en perdant de vue l’unité harmonique de l’organisme c’est méconnaître la science vitale et lui enlever tout caractère. » 121 F. Dagognet, op. cit., p. 15. 122 J. Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970, p. 22. 123 Cl. Bernard, op. cit., pp. 135 et s. 124 Cl. Bernard, op. cit., p. 136. 53 recherche physique : « la science expérimentale prouve chaque jour au savant que les causes premières ainsi que la réalité objective des choses lui seront à jamais cachées et qu’il ne peut connaître que des relations »125. Le vivant est soustrait en partie à l’influence du milieu extérieur et il peut s’adapter. Toutefois cette adaptation n’est pas inconditionnée et le vivant obéit à un principe de causalité spécifique. 127. La recherche biologique est donc soumise aux mêmes règles que la recherche physique, elle étudie des faits et doit formuler des théories. Les hypothèses ont un rôle majeur et précèdent l’expérience qui viendra les confirmer, les infirmer ou plus simplement les modifier126. Il est nécessaire de distinguer dans le processus expérimental ce qui relève de l’art d’obtenir des faits au moyen d’investigations rigoureuses et l’art de faire sortir la connaissance des lois des phénomènes au moyen d’un raisonnement expérimental127. Les sciences physique et biologique reposent sur des principes rigoureux qui témoignent de ce que le monde est soumis au déterminisme. Sous-section III) Le déterminisme, fondement de la causalité 128. La causalité s’appuie sur le principe du déterminisme dans la nature (I). Toutefois les rapports entre déterminisme et empirisme sont problématiques et la question de sa preuve va se poser. Comment affirmer que l’expérience permet de conclure que cause et effet sont dans un rapport de nécessité ? (II) I) Son affirmation 129. Le principe de causalité énonce que toute chose qui apparaît ou se modifie le fait sous l’impulsion d’un autre élément antécédent qui est sa cause. La survenue de l’effet, quand la cause est présente, se produit nécessairement ce qui est la conséquence du déterminisme. Le déterminisme128 existe dans la nature et il permet seul de penser la nature mathématiquement en terme de lois universelles. Il faut entendre par causalité 125 Cl Bernard, op. cit., p. 60. Plus loin l’auteur reprend la même idée et met en garde le savant contre la tentation innée de la métaphysique, p. 122 : « La nature de notre esprit nous porte à chercher l’essence ou le pourquoi des choses . En cela nous visons plus loin que le but qui nous est donné d’atteindre .Car l’expérience nous apprend que nous ne pouvons aller au delà du comment, c’est à dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d’existence des phénomènes. » 126 F. Dagognet, op. cit., p. 17. 127 Cl. Bernard, op. cit., p. 42. 128 Le mot a été introduit en 1865 par Claude Bernard en France. L’idée est cependant présente bien avant lui dans la pensée philosophique : V. D. Lecourt, op.cit., V° Déterminisme. 54 dans un monde déterministe que chaque chose a une cause et que chaque cause a pour résultat un effet déterminé, qu’à une cause correspond toujours le même effet et qu’à un effet observé on attribue une seule cause. Il s’agit là d’un déterminisme absolu de tous les éléments constitutifs du phénomène129. Le terme de nécessité a alors une signification forte qui n’existe que sous une loi déterministe. En fait nécessaire signifie aussi suffisant et univoque. Ce principe a été admis pendant plus de deux cents ans par les philosophes et les savants, que ce soit pour des raisons religieuses ou rationnelles. 130. Pour Spinoza « dans la nature il n’y a rien de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister à produire un effet d’une certaine façon »130. Il n’y a que l’ignorance qui puisse faire douter du déterminisme : « les hommes se trompent en ce qu’ils pensent être libres et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés »131. Laplace donne cette définition du déterminisme en 1814 : « nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va venir. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est soumise et la situation respective des êtres qui la composent embrasserait dans la même formule les mouvements des plus gros corps de l’univers et ceux des plus légers atomes. Rien ne serait incertain. Pour elle l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux »132. 131. Une connaissance probable ne peut être vraie et n’est donc pas une connaissance scientifique133. On ne peut construire une science sur le doute car la connaissance se faisant par étape en allant du plus simple au plus complexe chaque étape n’est vraie que si la précédente l’est134. Le hasard est incompatible avec une telle construction de la 129 M. Delsol , op. cit., p. 85 : « Tous les évènements de l’univers et notamment les actions humaines sont liées de telle sorte qu’il ne peut y avoir pour chacun des moments antérieurs ou ultérieurs qu’un état et un seul compatible avec le premier. » 130 B. Spinoza, Ethique , GF-Flammarion, 1965, 1 ere partie, proposition XXIX. 131 B. Spinoza, op. cit., 2 ème partie , scolie de la proposition XXXV. 132 Laplace, Théorie analytique des probabilités , Paris, 1814, p. 3. 133 R. Descartes, Discours de la méthode , op. cit., p. 91, et Règles pour la direction de l’esprit , in, Descartes, Œuvres et lettres, op. cit., p. 39 ; « Il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’ acquérir une connaissance certaine et indubitable. » 134 R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit , in, Descartes, Œuvres et lettres, op. cit., règle IX, p. 67. 55 connaissance scientifique135. Là où l’esprit se heurte au doute malgré un bon usage de la méthode il faut renoncer à chercher la vérité136. 132. La causalité révèle le déterminisme et ne peut se concevoir sans lui. Le déterminisme explique la prédictibilité des évènements et leur maîtrise par la connaissance causale. Il en résulte que le hasard est révélateur de notre ignorance et non de l’état de la nature. Lorsqu’on affirme que le hasard est absence de cause cela doit s’entendre relativement à l’état de nos connaissances. Ce postulat est repris par Claude Bernard avec force : « le déterminisme est le principe absolu de la science »137. Il suggère qu’il n’a de ce principe qu’une connaissance imparfaite et que les théories sont loin d’atteindre la vérité absolue du fait de l’inconstance des résultats expérimentaux et des résultats variables sont interprétés, non comme l’absence de déterminisme dans la nature, mais seulement comme le témoin d’une science qui doit s’améliorer138 car le terme « exception » est anti-scientifique139. 133. Le déterminisme rend compte de la régularité des phénomènes, élément clef permettant de déduire de l’expérimentation scientifique des lois de nature qui sont dites nécessaires. Sans déterminisme la connaissance scientifique n’est qu’une croyance rationnelle. Les variations observées au cours des expériences sont donc le fruit d’imperfections méthodologiques140. Toutefois une question doit être résolue : d’où provient notre certitude que le critère de nécessité est donné dans l’expérience? II) La difficulté de sa preuve 134. Si la science est empirique, donc objective, la nécessité qui fonde la connaissance doit aussi apparaître dans l’expérience sous peine de ruiner son fondement. Cette 135 R. Descartes, ibid. règle II, p. 40. R. Descartes, ibid. règle VII, p. 61. 137 Cl. Bernard, op. cit., p. 73. L’affirmation de l’importance du déterminisme est renouvelée à de nombreuses reprises dans le cours de l’ouvrage avec toujours une grande force, ainsi p 89 : « Le principe absolue des sciences expérimentales est un déterminisme nécessaire et conscient des phénomènes de telle sorte qu’un phénomène naturel étant donné, jamais une expérimentateur ne pourra admettre une variation dans l’expression de ce phénomène sans qu’en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles. Le rapport d’un phénomène à une cause déterminée est nécessaire et indépendant de l’expérience et il est forcément mathématique et absolu. » 138 Cl. Bernard, op. cit. pp. 69, 73, 74. 139 Cl Bernard, ibid. p. 111. 140 M. Delsol, op. cit., p. 85. 136 56 question a été particulièrement illustrée par Hume pour qui la nécessité ne peut être prouvée (A) et par Kant pour qui la nécessité est imposée par l’entendement (B). A) Hume : la nécessité ne peut être prouvée 135. Pour Hume toute connaissance vient des sens et les idées résultent de la sensation. La nécessité est seulement le résultat d’une habitude. Il n’y a donc pas de fondement rationnel à la science. La critique humienne conduit à un scepticisme complet. 136. Hume est un empiriste radical. Pour lui rien n’est dans l’entendement qui n’ait d’abord été donné dans les sens et les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux espèces distinctes que sont les impressions et les idées141. Leur différence n’est que de degré, en force et en vivacité. Les impressions sont les plus fortes et les idées ne sont que leurs images affaiblies dans la pensée. A partir d’idées simples on peut forger des idées complexes, appelées idées secondes, qui sont des images des premières et ainsi de suite. Il n’y a aucune idée innée142. Ces idées demeurent en notre mémoire qui peut être sollicitée par l’imagination ou l’entendement. L’imagination peut transposer ou modifier les idées, elle peut aussi les associer. L’entendement pour Hume est un ensemble de relations qui sont l’effet des principes d’associations de l’imagination. Celle-ci procède soit par comparaison des idées (selon leur ressemblance, leur identité, leur position spatiale ou temporelle, selon la quantité, la qualité, la contrariété, ou en vertu de la relation de cause à effet) ou par transition en passant d’une idée à l’autre (selon leur contiguïté, leur ressemblance mais aussi selon la relation de cause à effet¨ qui peut donc avoir deux fonctions dans l’entendement)143. 137. La causalité est une relation d’un type particulier dont l’importance dans la connaissance justifie d’être largement développée dans le « Traité de la nature humaine ». Des sept relations philosophiques retenues par lui, Hume fait deux catégories : celles qui dépendent entièrement des idées et celles qui n’en dépendent pas complètement144. L’idée de triangle ne dépend pas de ce qui se passe en dehors de notre pensée alors que l’idée de contiguïté ou de causalité dépend entièrement de notre 141 D. Hume, Traité de la nature humaine, t.1 : l’entendement, traduction Ph. Baranger et Ph. Saltel, GFFlammarion, 1995, p. 41. . 143 M. Malherbe, La philosophie empiriste de David Hume, coll. La recherche de la vérité, J. Vrin, 1992, p. 116. 144 D. Hume, op. cit., p. 128. 57 expérience et nous ne pouvons, par une simple analyse de nos idées, découvrir le pouvoir qu’a un objet d’en produire un autre. La causalité n’est ni un lien logique145 ni un pouvoir actif contenu dans la chose, mais se révèle uniquement par l’expérience. Mais que montre au juste l’expérience ? 138. Analysant le discours causal, Hume constate que la notion de cause connote intuitivement l’action d’une force sur un corps, l’apparition de l’effet et un lien nécessaire entre les deux. Si C est cause de E, on entend par là que C entraîne nécessairement E, et que E ne peut pas ne pas se manifester à la suite de l’application de la force de C. Mais l’expérience ne montre pas exactement cela146. L’esprit va au delà de ce qui apparaît dans l’expérience qui ne révèle qu’un rapport de contiguïté, une priorité de l’un (appelé cause) sur l’autre (appelé effet) et la constance, d’une expérience à l’autre, de cette succession. Il y a contiguïté car rien ne peut opérer dans un lieu et un temps éloignés de sa propre existence147. L’antécédence temporelle est la deuxième donnée d’expérimentation, la cause est première par rapport à l’effet, car la causalité est une relation de succession temporelle asymétrique. L’effet ne peut être ni simultané, ni antérieur à la cause, sinon aucune distinction ne serait possible et l’idée même de relation serait abolie. Lors d’un choc, le mouvement d’un corps est considéré comme la cause du mouvement d’un autre. On ne voit que l’approche du corps en mouvement, le choc et, sans intervalle sensible, le mouvement du deuxième corps. L’expérience ne montre rien de plus. Cependant nous ne nous contentons pas de décrire cette expérience, comme nous le devrions, pour définir la causalité comme une simple connexion -cela nous le voyons- mais nous allons plus loin en la qualifiant de connexion nécessaire. Or la nécessité ne se révèle pas dans les faits quel que soit le nombre de fois où la même expérience est réalisée. Partant du postulat que toute idée vient d’une impression initiale, il faut trouver l’impression qui a donné naissance à l’idée de nécessité148. 139. Il faut se retourner vers l’entendement pour y trouver la solution et non vers l’expérience. Dans le raisonnement causal nous employons des éléments hétérogènes et mélangés. Il y a trois choses à expliquer, l’impression originelle, le passage à l’idée de 145 P. Ricoeur, Du texte à l’action, Seuil, 1986, p. 189. E. Yakira, op. cit., p. 108 - H. Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit., p. 160 ; « Ainsi grâce à la généralisation, chaque fait nous en fait prévoir un grand nombre ; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul est certain, que tous les autres ne sont que probables. » 147 D. Hume, op. cit., p. 134. 148 D. Hume, op. cit., p. 137. 146 58 relation de cause à effet et l’idée de nécessité149. Nous ne trouvons que la régularité et l’habitude que nous avons de voir l’effet suivre la cause à chaque expérience. L’habitude est la seule donnée de l’expérience et notre entendement va au delà de ce que nous voyons. De l’attente satisfaite de la régularité naît une habitude que nous traduisons par la notion de nécessité qui se développe en nous alors qu’elle n’existe pas dans les choses soumises à expérience. La nécessité est donc une illusion. 140. La remise en question du critère de nécessité ruine le fondement rationnel de la science puisque, pour Hume, la seule évidence est la régularité des résultats qui procure une sensation d’habitude psychologique qui fait naître l’idée de nécessité. C’est donc une notion toute subjective qui n’a pas de réalité objective. Nous dépassons les possibilités de l’expérience. La pensée se donne donc des objectifs qu’elle ne peut atteindre et retombe dans un fondement irrationnel qu’elle avait voulu bannir. 141. Hume donne deux définitions de la causalité150 . La première est objective : la causalité s’infère lorsqu’on a un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous les objets semblables au premier soient toujours placés dans une relation semblable, de priorité et de contiguïté, par rapport à des objets semblables aux seconds. Une autre définition plus psychologique est aussi possible : la causalité s’infère lorsqu’on a un objet antérieur et contigu à un autre et qui y est uni dans l’imagination, de telle sorte que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre et l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive. Cette dernière expression est celle qui reflète mieux la position de Hume sur la question : la nécessité n’existe pas dans la nature mais uniquement dans notre esprit qui va au delà de ce que donne l’expérience. B) Kant : la nécessité est imposée par l’entendement 142. Face au scepticisme de Hume, Kant va reprendre la question du fondement rationnel de la connaissance ce qui va lui permettre de réaffirmer que la causalité est une relation empirique nécessaire. 143. Kant constate que la raison humaine est accablée naturellement de questions qu’elle ne saurait éviter, sans pouvoir donner à toutes une réponse, car certaines 149 150 D. Hume, op. cit., p. 146. D. Hume, op. cit., 3e partie, chap. XIV. 59 dépassent ses possibilités151. Malgré cela, la raison s’est enfoncée dans des réponses obscures, ne prenant pas conscience de ses limites. La philosophie critique doit d’abord résoudre ce problème : que pouvons-nous connaître et quel est le fonctionnement de notre entendement? La légitimité du travail de la raison est donc à fonder devant un tribunal qui est la critique de la raison par elle même. La critique n’a pas d’objet propre comme les autres sciences, mais s’intéresse seulement à connaître les lois de l’entendement. La raison est limitée dans sa faculté de connaître152 et il faut donc distinguer ce qui relève de la connaissance du monde, reposant sur l’expérience, et ce qui n’en relève pas, et qui appartient au champ métaphysique, défini comme une connaissance rationnelle spéculative qui s’élève au dessus des leçons de l’expérience en ne s’appuyant que sur des concepts153. Il faut considérer que connaître et penser ne sont pas la même chose. 144. Il n’y a de connaissance qu’empirique et toutes les connaissances ne commencent qu’avec l’expérience, c'est-à-dire avec la perception intuitive d’objets extérieurs qui frappent les sens et vont produire des représentations. Ces représentations sont conceptuelles et c’est à partir d’elles que l’activité intellectuelle peut se dérouler. Si toute connaissance commence avec l’expérience ce n’est pas pour autant qu’elle dérive uniquement et totalement d’elle. C’est là une rupture avec la pensée de Hume. La connaissance empirique suppose un ensemble de connaissances indépendantes de toute impression des sens pour être possible. Celles-ci sont dites a priori ou pures154 et se différencient des connaissances empiriques ou a posteriori. 145. Les connaissances a priori permettent d’ordonner le divers du sensible en une connaissance empirique. En effet si la connaissance se limitait au sensible, on ne pourrait rien dire de cette accumulation de données, l’ordre n’étant pas dans les choses mais en nous et doit préexister à la perception sinon elle ne serait qu’un agrégat de sensations et rien de plus. Ceci suffit à récuser la conception d’une connaissance qui se bâtirait uniquement sur des sensations. Nous ne percevons que ce que nous avons organisé dans cette diversité. 151 Kant, Critique de la raison pure, GF-Flammarion, 1987, préface de la première édition, p. 29. Kant, op. cit., p. 32. 153 Kant, op. cit., préface de la seconde édition, p. 40. 154 Kant, op. cit., p. 57. 152 60 146. Les connaissances a priori sont regroupées en catégories qui permettent de saisir le phénomène, non la chose en soi, et rendent possible l’expérience155. L’expérience ne nous montre que l’existence des choses non qu’elles sont nécessaires. Des propositions qui sont nécessaires et qui sont de portée universelle ne peuvent jamais être données par la connaissance empirique156. Les conclusions de Hume sont donc valables : la nécessité ne peut être déduite de l’expérience aussi grand soit le nombre des tests réalisés. Or, nécessité et universalité existent dans certaines propositions, par exemple mathématiques. Ces principes purs ne sont pas empiriques et ils sont indispensables à la possibilité de l’expérience. Les connaissances pures siègent dans l’entendement. 147. La connaissance suppose des jugements synthétiques et non de simples jugements analytiques. Les jugements analytiques ne sont que le développement de ce qui est contenu dans un concept et à ce titre, ils n’apprennent donc rien de nouveau. Ils ne font que décomposer par l’analyse ce qui est déjà donné. Pour connaître il faut sortir du concept et, par un jugement, ajouter quelque chose qui n’y était pas c’est-à-dire procéder à des jugements synthétiques qui s’appuient sur l’expérience157 alors que les jugements analytiques ne la requièrent pas. L’attribution synthétique d’un prédicat est toujours contingente et leur liaison est le fruit de l’expérience non de l’analyse rationnelle. C’est ce qui en fait un jugement extensif. Cependant un jugement synthétique ne donne de renseignement que pour un cas donné alors que la répétition le généralise ce qui permet la constitution de la science158. 148. Des jugements synthétiques a priori existent comme principes de la science de la nature, ce qui permet d’affirmer que les propositions qui les énoncent sont nécessaires et universelles. Il semble exister aussi de tels jugements dans la métaphysique puisqu’elle prétend accroître nos connaissances. Ainsi en est–il de notre quête d’une connaissance de Dieu, de l’idée de liberté ou de totalité. La science dont le but est de donner une solution à ces recherches est la métaphysique, sa méthode est dogmatique en ce qu’elle se lance dans l’aventure sans s’être assurée de son droit à le faire159. L’illusion métaphysique est d’autant plus satisfaisante qu’elle ne rencontre aucun 155 A. Philonenko, L’ oeuvre de Kant, t. 1, J. Vrin, coll. La recherche de la vérité, 1996, p. 167. Kant, op. cit., p. 59. 157 Kant, op. cit., p. 64. 158 L. Guillermit, Dictionnaire des philosophes, Albin Michel, 1998, p. 816. 159 Kant, op. cit., p. 62. 156 61 obstacle à son développement qu’elle ne puisse contourner en ayant franchi les bornes de l’expérience. Une telle démarche ne repose sur aucun fondement et la métaphysique n’a pas affaire aux objets que la raison connaît par intuition, mais à la raison elle-même dont elle n’a pas exploré le pouvoir de connaître. Il s’agit d’un prétention à connaître des objets qui se situent au delà de la nature, donc de toute expérience. Il en est résulté un champ de bataille où les philosophes n’ont cessé de s’affronter en un combat sans issue car aucune procédure d’arbitrage n’est possible160. 149. Il n’y a donc que deux sources de connaissance pour Kant : la sensibilité par laquelle les objets nous sont donnés et l’entendement par lequel ils sont pensés. De l’entendement sortent les concepts issus de l’expérience qui vont nous permettre de connaître des objets. Toutefois l’objet de l’intuition n’est qu’un phénomène, non une chose en soi161 . Ce qui dans le phénomène correspond à la sensation est sa matière, mais ce qui fait que ce divers est ordonné pour nous en est la forme. La réunion de la forme et de la matière est nécessaire à la constitution d’une connaissance. Des pensées sans matière sont vides, et des objets sans concepts sont aveugles. La pensée suppose des opérations de type logique, mais on ne peut déduire le réel du concept162. 150. Il faut alors préciser la place de la logique qui se divise en logique pure et logique appliquée. La logique pure fait abstraction de tout contenu empirique : c’est un canon des principes de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il y a de formel dans leur usage. Elle s’occupe uniquement du fonctionnement de l’entendement dans ses rapports avec les concepts quelle que soit leur source et cela du point de vue des lois selon lesquelles l’entendement les emploie et les relie lorsqu’il pense. De telles catégories permettent la constitution d’une connaissance si les règles de leurs conditions de fonctionnement sont respectées. La logique est appliquée lorsqu’elle a pour objet les règles de l’entendement sous les conditions de leur usage empirique in concreto163. 151. La vérité est définie comme correspondance avec son objet : elle doit donc porter sur un contenu de pensée et non sur les formes de la pensée, elle ne peut être a priori 160 L. Guillermit, op. cit., p. 815. Kant, op.cit., p. 81. 162 Kant, op. cit., p. 101. - A. Philonenko, op. cit., p. 148. 163 Kant, op. cit., pp. 111- 112. 161 62 puisqu’elle nécessité une matière dans le concept164. La vérité n’est pas réductible à la vérité formelle de la qualité du raisonnement de la logique pure qui est un simple accord avec les lois de l’entendement. Celle ci est la condition sine qua non négative de la vérité mais n’est pas suffisante car elle n’atteint que la forme et non le contenu. La validité logique d’un raisonnement n’assure pas de l’existence d’une réalité165 et la non contradiction qui est le principe logique par excellence ne garantit pas l’absence d’oppositions des réalités. 152. Toutefois l’entendement peut faire un usage dialectique de la logique lorsqu’il utilise des principes a priori sans tenir compte de l’expérience ou en sortant de l’expérience qui fournit la matière du concept : il fait un usage matériel de principes formels et la pensée n’aboutit qu’à une apparence en se servant d’objets généraux qu’elle prend pour des réalités. Tel est le fonctionnement de la métaphysique qui procéde uniquement par concept sans pouvoir leur donner une évidence irrécusable par démonstration, ni les rapporter à une expérience: elle pense mais ne connaît pas166. 153. Les phénomènes sont régis par les lois de nature et les catégories montrent comment des conditions subjectives, puisque reposant dans l’entendement du sujet, peuvent avoir une valeur objective et constituer en une totalité nécessaire ses représentations. La nature se règle sur notre entendement en vue de sa constitution en connaissance pour nous. Mais c’est en tant que phénomène qu’elle nous est accessible non en tant que chose en soi167. L’entendement ne puise pas les lois dans la nature mais les lui impose. Or, une loi s’applique nécessairement et universellement aux phénomènes qu’elle construit. 154. La causalité est une des catégories de relation de la connaissance pure. Elle est une liaison d’événements dans le temps et non une forme logique d’une connexion entre un principe et un conséquent. Elle ne se limite pas à la constatation d’une simple succession ; elle se pose en règle universelle donc nécessaire et l’événement ne vient 164 Kant, op. cit ., p. 114. A. Philonenko, op. cit., p. 42. 166 Kant, op. cit., p. 117. - A. Philonenko, op. cit, t.1, p. 139. - L. Guillermit, op. cit., p. 815. 167 A. Philonenko, op. cit., p. 167. 165 63 pas à la suite de la cause mais il est posé par cette dernière168. La science est objectivement fondée dans ces conditions. 155. Toutefois, la restauration de la nécessité comme fondement de la causalité ne sera que temporaire car le déterminisme va être mis en question par l’intégration du hasard dans le champ de la science. Section II) La causalité dans un monde probabiliste 156. La possibilité d’une prise en compte positive du hasard a pris naissance dans un domaine bien éloigné de la science, celui du jeu, avant de prendre place dans les sciences sociales puis d’intégrer les sciences de la nature. Une science du hasard s’est échafaudée, remettant en cause le postulat que le déterminisme seul pouvait être le principe au fondement de toute science ce qui a rejailli sur le caractère de nécessité de la relation de cause à effet (sous-section I). Un tel bouleversement n’a pas eu pour conséquence la disqualification de la causalité mais sa reformulation car elle peut aussi se concevoir en terme probabiliste. La causalité, devenue aléatoire, doit être considérée comme la relation entre deux éléments, telle que le premier étant posé, la fréquence d’apparition du second augmente169. En même temps que la causalité se dédouble, déterministe dans certains cas et probabiliste dans d’autres, se dévoile un nouveau type de relation entre objets qui est la dépendance, dont la causalité n’est qu’un des aspects (sous-section II). Toutefois le principe de causalité, qui impose de considérer que tout ce qui se produit a une cause, se trouve rejeté dans la mesure où certains évènements se produisent sans cause (sous-section III). Sous-section I ) La mise en question du déterminisme 157. Le hasard est ce qui caractérise l’incertain mais il est aussi un concept formalisable qui rend possible la connaissance scientifique de l’aléatoire. Il n’est donc pas synonyme de chaos et n’exclut pas l’organisation du monde phénoménal, mais il change la façon de l’appréhender en donnant place au quantitatif, c’est-à- dire à la mesure, ce que traduit la notion de probabilité. Toutefois cet ordre n’est perceptible qu’à l’échelle des grands nombres qui est donc une condition fondamentale de toute recherche probabiliste en 168 169 L. Guillermit, op. cit, p. 819. A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, op. cit., p. 118. 64 même temps que sa limite170. Le déterminisme n’est donc plus le principe unique de la survenue des évènements sur lequel reposerait la connaissance scientifique, il en est seulement une composante. 158. Le hasard dessine un monde composé d’évènements définis comme des ensembles de possibles qui peuvent se réaliser ou non, selon des degrés, à la différence du monde déterministe qui ne connaît que la nécessité ou l’impossibilité. Les occurrences sont chiffrables et le possible n’est pris en compte qu’en tant que probable, ce qui le distingue de l’hypothétique. La probabilité est le rapport entre le nombre des cas où un événement se produit et le nombre total des cas possibles de sa survenue, également probables, c’est à dire mesurables et mesurés171. A un même monde de possibles peuvent être associées plusieurs probabilités. Chacune est un nombre compris entre 0 et 1 et un événement est d’autant plus probable que sa valeur est proche de 1 et, au contraire très peu probable, si celle-ci est proche de 0. Mais toutes les valeurs sont possibles entre ces deux chiffres. L’incertitude se présente selon une échelle graduée et non selon la loi du tout ou rien172. 159. L’existence d’un monde aléatoire reflète la variabilité des phénomènes et non l’ignorance du chercheur, c’est-à-dire que le hasard appartient à l’ordre naturel des choses frappé du sceau de la variabilité et non de l’uniformité. La variabilité est une notion essentielle se définissant comme une quantité de hasard qui peut se manifester aussi bien qualitativement que quantitativement. Sa mesure est d’une grande importance dans l’étude statistique et elle s’exprime par deux expressions numériques : la moyenne et la variance. 170 Les connaissances statistiques ne sont possibles que dans la mesure où les évènements étudiés sont en nombre suffisamment grand. Il y a deux bornes naturelles aux probabilités : les évènements rares, c'est-àdire ceux qui ont une très petite fréquence et les situations individuelles. Il y a donc des limites indépassables pour cette connaissance dues à l’impossibilité de réunir et de suivre une population suffisamment importante. Comment réagir à ces faibles probabilités ? Quelle décision face à une probabilité infime d’un événement grave ? Des arguments complémentaires sont nécessaires pour prendre une décision en contexte d’incertitude, sans pour autant la lever. L’information est un enjeu important, mais le processus relève plus de la théorie de la décision que de la seule connaissance. Une partie de la réalité ne peut être ainsi étudiée. L’individu en tant que membre d’un groupe partage la même probabilité que celui-ci, mais on ne peut rien de dire sur l’individu lui-même. 171 Cette signification du terme possible dans un contexte probabiliste doit être distinguée d’une autre acception qui est purement rationnelle : est possible ce qui n’est pas contradictoire avec l’état des connaissances ou la logique mais qui ne s’est pas réalisé. Il s’agit alors d’un possible comme hypothèse à confirmer ou infirmer mais nullement d’un possible chiffrable qui est le cas de la connaissance probabiliste qui est une modalité connue de réalisation d’un évènement. 172 D. Schwartz, Le jeu de la science et du hasard, Flammarion, coll. Champs, 1994, p. 13. 65 160. La loi des grands nombres seule permet de définir une moyenne et la probabilité d’un événement est sensiblement égale à la fréquence de sa réalisation sur une longue séquence de répétitions d’un évènement. Il ne suffit cependant pas de répéter une expérience pour avoir un résultat exploitable en terme statistique. La nature, la composition et le nombre des objets inclus dans les groupes étudiés ont une influence sur les résultats des études. Recourir à la statistique ne se résume pas à utiliser des pourcentages, c’est mettre en œuvre une technique rigoureuse et originale de traitement de ces données qui exige des précautions. Une moyenne ne vaut que par rapport à un groupe homogène qui constitue une population formant un ensemble prédéterminé qui doit rester stable tout le long de l’ étude. Les éléments pertinents définissant une population dépendent de la finalité poursuivie par le chercheur. Ainsi, on peut étudier la durée moyenne de la vie des individus d’une population sans prendre en compte aucune caractéristique personnelle si on ne s’intéresse qu’à la quantité de vie de celle-ci. Une population peut aussi être étudiée en fonction de certaines caractéristiques, ce qui donnera alors une image d’un sous-groupe, par exemple les individus ayant eu telle ou telle maladie, et l’influence de cette caractéristique sur la quantité de vie pourra être évaluée. Il est possible de créer autant de sous-groupes qu’il est souhaitable en sachant que les réponses obtenues ainsi ne sont extrapolables que pour des populations ayant les mêmes caractéristiques. Cette dernière remarque ne fait qu’illustrer l’importance de la définition de l’objet d’étude, celui-ci n’étant jamais qu’une partie de la réalité spécifiquement délimitée. Les objets sont donc innombrables et ce qui est appris de l’un d’eux ne vaut pas pour un autre. 161. Toutefois la moyenne n’est qu’un renseignement assez grossier. On peut constater qu’il existe pour certains éléments un écart par rapport à la moyenne de la population à laquelle ils appartiennent. Cet écart se mesure et s’exprime par la variance calculée à partir de la moyenne des carrés des écarts. Les résultats d’un recueil statistique sont représentés par une courbe de Gauss-Laplace en forme de cloche : la valeur moyenne se situe à son sommet et sa silhouette dépend de la variance, c'est-à-dire de la dispersion des résultats autour d’elle. La variance s’exprime aussi par l’écart- type qui en est la racine carrée173. Dans des conditions normales, les données concernant une population 173 D. Schwartz, op. cit., p. 127. 66 homogène sont dispersées par rapport à la moyenne. Certains écarts, au delà d’un seuil, invitent à déceler une explication en terme d’anomalie, mais il faut retenir que la nature n’est pas homogène et que rien ne peut être déduit d’un simple écart. 162. Plusieurs lois de probabilités co-existent pour un événement car différents paramètres sont susceptibles de le modifier, en particulier les conditions de son déroulement. C’est pourquoi les résultats d’une étude sont donnés en présupposant que toutes les conditions qui accompagnent le phénomène sont égales. Si elles changent, la probabilité sera modifiée ; elle n’est donc pas uniforme pour un processus donné. C’est dire l’importance de contrôler tous les paramètres d’une étude bien que cela ne soit pas toujours aisé, ni en laboratoire, ni a fortiori dans la réalité. Des différences insoupçonnées peuvent s’introduire, créant un risque d’erreur car les évènements ne sont plus appareillables sous la même loi de probabilité174. 163. Par exemple, si on joue à lancer une pièce qui est parfaitement symétrique la probabilité pour chaque face de sortir est de ½ (probabilité uniforme)175. S’il existe un défaut de symétrie de la pièce, la probabilité ne sera plus la même (probabilité non uniforme)176. Cette distinction est essentielle car la comparaison des résultats des différents groupes n’est plus possible. Les conditions de déroulement du phénomène jouent un rôle par leur présence ou leur absence et on peut appeler conditions tous les éléments au sein desquels la cause se trouve située (il ne faut pas confondre ce genre de conditions avec les composantes de la causalité lorsqu’elle est complexe, qui ont la même dénomination). Le développement d’une bactérie sera différent d’un milieu de culture à un autre en fonction de sa composition alors que le mécanisme biologique est le même, mais les modalités de sa réalisation seront différents. Si la chaussée est recouverte de glace, les conditions d’adhérence d’une voiture sont modifiées et la fréquence des accidents est plus grande, mais il s’agit toujours d’un accident mécanique. La causalité n’est pas en jeu, mais seulement la fréquence de survenue de son occurrence sous l’influence des conditions qui entourent son déploiement. 174 D. Dacunha-Castelle, Chemins de l’aléatoire, Flammarion, coll. Champs, 1996 pp. 18 et s. La probabilité uniforme de l’événement est égale au nombre de cas favorables divisé par le nombre de cas possibles. 176 La détermination est plus complexe : il faut alors additionner les probabilités de chacun des possibles réalisant l’événement. 175 67 164. On doit donc noter que pour un type d’événement il peut y avoir plusieurs valeurs, en terme de probabilité, de mesure de sa survenue du fait de variations des conditions dans lesquelles il se déroule qui peuvent soit l’élever soit la diminuer. Sous-section II) Une nouvelle relation : la dépendance 165. La causalité est un mode de liaison entre des objets dont les modalités de réalisation sont variables comme le montrent les études statistiques. Toutefois, l’étude stochastique révèle qu’il existe aussi une autre forme de liaison, la dépendance, qui diffère de la causalité (I). Il est possible de détecter une relation de causalité parmi les relations de dépendances dont elle partage la même expression probabiliste - on peut donc la présenter comme une de ses formes - sous réserve d’exigences méthodologiques accrues comme l’ illustre l’épidémiologie causale (II). I) La dépendance, relation spécifique 166. La possibilité d’une approche mathématique de l’occurrence des évènements permet de catégoriser les relations entre les choses considérées comme de simples variables qui peuvent être dites dépendantes ou indépendantes et parmi les variables dépendantes certaines pourront être dites causales. Il n’y a donc pas équivalence entre dépendance et causalité. Ceci introduit une donnée importante : le causalité, en tant que mécanisme, n’est pas le seul élément à envisager dans la survenue de l’effet, bien qu’on ait tendance à désigner ces différentes relations sous l’étiquette de causalité probabiliste. 167. Deux variables sont indépendantes lorsqu’elles n’ont aucune influence l’une sur l’autre : la réalisation d’un événement B ne modifie pas la probabilité d’une éventuelle réalisation de A. Le lancer de dé en est une illustration simple mais il peut y avoir des cas complexes. Si on étudie un individu, pourront être prises comme variables, sa taille, la couleur de ses yeux, son quotient intellectuel et il est possible d’essayer de déterminer si certaines sont corrélées avec d’autres. Lorsque la présence d’une de ces variables ne permet pas de prévoir celle d’une autre, elles sont indépendantes177. A l’inverse certaines variables peuvent être dépendantes. Dans ce cas, toute information sur l’une 177 D.Dacunha-Castelle, op. cit., p. 22. 68 apporte une information sur l’occurrence de l’autre car sa fréquence se trouve augmentée significativement par rapport aux situations où la première variable est absente. On sait que statistiquement, la taille du père influe sur celle du fils, mais il est délicat de concevoir la nature de cette relation. 168. L’idée de dépendance, introduit à côté de la causalité, une nouvelle forme de relation car chaque variable influe sur la présence de l’autre, sans pour autant la déterminer. La notion de dépendance est symétrique par rapport au temps alors que la causalité implique un rapport de succession. En cas de dépendance les deux phénomènes peuvent se modifier simultanément alors que la causalité implique un déroulement non synchrone, même si le temps entre l’apparition de la cause et la manifestation de l’effet est très bref. Par exemple, la mesure de la reprise économique et celle de la confiance des ménages varient de façon concomitante et dépendante ; pourtant, les économistes ne font pas de l’un la cause de l’autre. Plus trompeuse est la situation de dépendance de deux variables par l’intermédiaire d’une troisième grandeur : la variable température commande la consommation d’énergie et la vente de vêtements, mais à température stable ces variables redeviennent indépendantes. La dépendance est donc susceptible d’être influencées par différents facteurs conjecturaux et transitoires. 169. On voit, dans ces quelques exemples, ce qui caractérise la dépendance : la relation d’une variable à l’autre est une fonction de l’autre ce à quoi la causalité ne peut se résumer. La causalité implique une définition en terme de mécanisme qui permet de différencier ce qui est cause de ce qui ne l’est pas. En mécanique, l’ensemble des lois qui régissent les corps en mouvement est appelé cause, en chimie c’est l’identification d’une certaine propriété d’un corps, en matière nucléaire, la causalité est encore d’une autre nature, elle est la connaissance des diverses propriétés des corps radio-actifs. Malgré l’importance de la distinction, en pratique sa portée peut être relativisée, soit en fonction des conséquences qui en découlent, soit plus profondément du fait que les statistiques, si elles révèlent une nouvelle relation, incluent aussi dans leurs résultats des relations causales, qui ne sont alors qu’une forme de dépendance. 170. On sait que statistiquement, fumer provoque le cancer du poumon et pourtant on ne peut pas affirmer que la corrélation est causale. Cependant, l’identification d’une simple dépendance peut être suffisante par rapport aux fins poursuivies. L’arrêt du tabagisme 69 diminue la fréquence de ce cancer et la probabilité d’avoir un cancer, si on fume, est supérieure à celle d’en être victime, si on ne fume pas, bien que des patients non fumeurs soient aussi atteints d’un cancer et que des fumeurs soient indemnes. La corrélation statistique entre évènements ne suffit pas à affirmer une relation causale, mais il est possible, en faisant appel à de plus grandes exigences méthodologiques, de tenter de cerner, au sein des dépendances, de réelles causalités. II) La causalité forme de dépendance en épidémiologie 171. Il existe une différence de degré d’exigences au sein de la méthode expérimentale pour affirmer la causalité au moyen des statistiques par rapport à la connaissance de la simple dépendance pour laquelle il suffit d’étudier une population en fonction d’un certain nombre de variables. Une telle population est en général hétérogène et de nombreux éléments échappent à l’observateur ce qui a des conséquences sur la portée de l’étude. On admet que dans les cas de recherche de dépendances ces approximations sont tolérables. Au contraire, pour affirmer la causalité des garanties supplémentaires s’imposent178 : il ne faut étudier qu’un seul facteur ou quelques uns biens définis, en neutralisant tous ceux qui pourraient s’introduire à l’insu de l’observateur. Il est donc absolument nécessaire d’obtenir un groupe homogène et la seule possibilité d’ y arriver est le tirage au sort (ou randomisation). 172. Une fois le groupe constitué, on doit dans toute étude statistique déterminer un seuil de significativité des résultats179 car il persiste toujours une marge d’erreur qui oblige à ne tenir compte que des résultats qui seront au dessus de lui. En dessous de ce seuil, les réponses seront non statistiquement significatives. Ce seuil d’erreur consentie est de 5% en moyenne. Du fait des exigences méthodologiques, une simple enquête d’observation doit être récusée en ce qui concerne une recherche causale, car les groupes ne sont pas spontanément homogènes. On ne peut donc arriver à une conclusion causale que dans un nombre restreint de situations comme l’illustre l’épidémiologie causale. Si la méthode est primordiale (A), son étude critique est un corollaire obligé (B). 178 179 D. Schwartz, op. cit., p. 52. D. Schwartz, op. cit., p. 58. 70 A) La méthode 173. L’épidémiologie180 étudie les états de santé humaine, leurs distributions dans les populations et leurs causes. On la divise en épidémiologie descriptive et épidémiologie causale181. L’identification des relations causales a un but pratique : celui d’agir sur les causes afin d’éviter la survenue des états pathologiques ou d’en diminuer la fréquence. On distinguer les facteurs en deux groupes : facteurs causaux et facteurs non causaux. L’épidémiologie n’est pas une science expérimentale mais une science d’observation et de comparaison de populations. 174. En épidémiologie, une cause pour être utile, doit être un agent modifiable, mais il n’est pas nécessaire d’établir le mécanisme de son action pour le prendre en compte. On voit que la recherche des causes est proportionnée aux buts qui la justifient. S’arrêter à un tel niveau serait un échec pour un virologue qui étudie les mécanismes biologiques, il est suffisant pour l’épidémiologiste. En effet, pour ce dernier il est seulement utile de savoir que la suppression de tel facteur prévient la survenue de tel effet pathologique. La causalité est donc, dans ce cas, réduite à son intérêt pour l’action, mais elle ne se limite pas nécessairement à cela. A côté d’agents actifs manipulables des variables peu ou pas modifiables sont aussi recensées : il peut s’agir d’un facteur exogène, géographique, par exemple, (pays d’endémie pour certaines maladies, facteurs climatiques ou alimentaires pour d’autres.) ou endogène, comme la présence d’un gène dont on connaît de mieux en mieux l’importance dans la prédisposition des individus vis à vis de certaines maladies sans pour autant pouvoir y remédier. 175. L’épidémiologie est une activité scientifique rigoureuse qui s’est imposée par la mise au point d’une méthodologie complexe182. Elle est positive, comme ensemble de moyens d’investigation et d’interprétation, mais elle est aussi critique. Le contrôle permanent des différentes étapes techniques fait donc partie intégrante de la méthode dont il faut définir un certain nombre de termes : le risque, l’incidence, la prévalence et la cause. Le risque est la probabilité d’un état de santé au cours d’une période de temps : il peut être défini pour une population ou pour un groupe. L’incidence de la maladie est 180 A. Morabia, Epidémiologie causale, Edit. Médecine et hygiène, 1996. A. Morabia, op. cit., p. 15. 182 A. Morabia, op. cit., p. 37. 181 71 le nombre de nouveaux cas de maladies au cours d’une période déterminée parmi les individus susceptibles de la développer. La prévalence est le nombre de sujets ayant la caractéristique dans la population totale et le taux de prévalence est le nombre de malades rapporté à la population totale. La cause183 est l’agent dont la présence entraîne une modification d’un état de santé détectée par comparaisons de populations dont certaines sont exposées au facteur supposé et d’autres ne le sont pas. 176. Différentes méthodes d’études des populations existent en épidémiologie. On distingue des études prospectives et des études rétrospectives. Dans les études prospectives184 la démarche va de la cause à l’effet. L’observateur se situe au temps de l’exposition et suit l’apparition de l’effet, en étudiant deux populations dont l’une est exposée et l’autre pas. C’est l’étude la plus satisfaisante. Le risque de maladie doit être plus grand dans la population exposée que dans celle qui n’est pas soumise à l’agent causal185. On doit donc apparier les sujets de l’étude en deux groupes ou cohortes dont doivent être exclus les individus présentant déjà la maladie. Selon le type d’effet attendu, le nombre d’individus de la cohorte doit être plus ou moins grand et la durée du suivi plus ou moins longue : un risque rare, touchant un faible population, à développement lent peut donc ne pas être mis en évidence186. Le risque ainsi évalué est chiffré pour une certaine durée : on parle de risque à deux, cinq ou dix ans. Mais cela suppose que pendant ce temps les cohortes ne se modifient pas ou qu‘un nombre trop important d’individus n’ait pas été perdu de vue. Au cours de cette période les cas incidents de la maladie seront enregistrés. Toutefois il est impossible de passer de l’incidence dans un groupe au risque individuel. L’étude rétrospective (ou cas témoins187) est une étude inverse de la précédente. L’observateur se situe au moment où l’effet est manifeste et il s’agit pour lui de remonter la chaîne des évènements vers la cause. Une population qui a développé la maladie est comparée à une autre qui en est indemne. Il s’agit de mettre en lumière à quel moment et pourquoi le devenir des deux populations a divergé. A la différence de la précédente enquête, les hypothèses causales sont nombreuses, difficilement identifiables et rien ne dit que la cause réelle soit apparente et donc prise en compte dans les facteurs envisagés. Les facteurs auxquels ils 183 A. Morabia, op. cit., p. 41. A. Morabia, op. cit., p. 45. 185 A. Morabia, op. cit., p. 95. 186 A. Morabia, op. cit., p. 103. 187 A. Morabia, op. cit., p. 111. 184 72 ont été exposés dans le passé seront recensés, et normalement le facteur causal sera un facteur auquel le groupe des sujets affectés aura été seul exposé. B) La recherche des biais 177. Il ne suffit pas d’obtenir un chiffre statistiquement significatif pour être satisfait : il faut s’assurer de sa vérité qui repose sur la validité de la méthodologie employée188. Les sources d’erreurs qui lui sont liées, sont appelées des biais dont on distingue plusieurs catégories : biais de sélection, de classement, pluralité des causes indépendantes ou interaction de causes. 178. Le biais de sélection touche au processus d’extraction d’un échantillon de population ayant une taille analysable suffisante. Il concerne sa représentativité par rapport à la population cible à laquelle seront extrapolés les résultats de l’étude. Ce biais peut être initial ou se produire avec le temps si des individus quittent l’étude au cours de son déroulement. Plus une étude requiert une cohorte importante pour une longue durée, plus ce biais est menaçant pour sa validité. 179. Le biais de classement touche à la répartition des individus dans les groupes. Le contrôle de l’exposition au risque est une exigence de l’épidémiologie difficile à satisfaire alors que la mesure du risque (ou de la maladie) permet de classer les individus. Les moyens de mesures de la présence du critère sont divers et de valeur différente. Ils ne peuvent pas être toujours tous réalisés, ne sont pas tous de même fiabilité, ou d’exécution correcte. Il s’agit par exemple, de biopsie, d’examens radiologiques ou biochimiques, voire de tests simples comme des questionnaires pour les dépistages de masse189. Si une erreur se glisse, du fait de la non fiabilité de ces moyens, la qualité de l’échantillon sera altérée. 180. La pluralité des causes peut entraîner un mélange des effets qui engendre des résultats disparates : l’effet spécifique de la cause peut être masqué, réduit ou au contraire amplifié. L’existence d’un troisième facteur ignoré ou de causes dépendantes 188 189 A. Morabia, op. cit., p. 48. A. Morabia, op. cit., p. 130. 73 en interaction peut entraîner une confusion des effets190 par amalgame entre l’effet de la cause postulée et celui du à cet autre facteur. Il y a interaction des effets lorsque l’effet conjoint de deux causes d’une même maladie est différent de celui qui pouvait être prévu à partir de l’effet individuel de chaque facteur . Dans certains cas, il pourra y avoir antagonisme et celui-ci peut aller jusqu’à la neutralisation de l’effet191, ou au contraire synergie, avec un effet amplificateur. 181. Ces différents éléments méthodologiques en épidémiologie ont une cohérence interne et doivent être examinés tour à tour lorsqu’on soupçonne l’existence d’une relation causale192. Il existe, quelle que soit la qualité de l’étude, des limites à la possibilité de répondre à certaines interrogations causales. L’épidémiologie peut dire qu’un effet est lié à une cause ou qu’aucune étude ne montre cette liaison, mais elle ne peut jamais aller plus loin, en particulier affirmer de façon absolue qu’une cause est impossible. La question des associations faibles ne peut être tranchée selon les critères actuellement en vigueur193. La réponse est donnée dans les limites de la méthode. Sous-section III) Formulation de la causalité dans un monde probabiliste 182. L’existence d’un monde aléatoire a deux conséquences importantes. La première est que la causalité ne peut être pensée comme un principe universel (I). La seconde est que la causalité présente différentes modalités d’expression qui s’expliquent par la complexité du processus causal (II). I) La causalité n’est pas un principe universel 183. La répartition des résultats des études statistiques montre que tout n’est pas possible pour un phénomène donné : il y a stabilité à l’échelle du grand nombre. Toutefois le hasard ne se résume pas à cet unique point de vue, celui de sa mesure, parce que des phénomènes se produisent de façon indépendante les uns des autres et que le hasard au niveau des individus ne peut être chiffré. Que se passe-t-il dans ces cas, peut-on toujours parler de causalité ? 190 A. Morabia, op cit., p. 137. A. Morabia, op. cit., p. 147. 192 A. Morabia op. cit., p. 50. 193 A. Morabia, op. cit., p. 164. 191 74 184. En conservant la même définition du processus aléatoire comme un phénomène empirique caractérisé par la propriété que son déroulement dans un ensemble de circonstances données n’engendre pas toujours le même résultat, plusieurs interprétations peuvent être données ayant des conséquences différentes sur la conception et la place de la causalité. Cette définition du hasard a pour première conséquence d’exclure le déterminisme absolu, non le déterminisme relatif, mais elle maintient le principe de causalité. On peut aller plus loin dans la conception du hasard et, en prenant compte qu’il n’est pas que régularité, introduire l’idée que tous les phénomènes ne sont pas causés. Deuxième conséquence, le principe « tout effet est produit par une cause » qui a longtemps été considéré comme universel doit être infirmé, même si le vocabulaire de certains auteurs en parlant de causes fortuites pourrait sembler masquer ce rejet. Dans ce contexte une nouvelle présentation du déroulement des phénomènes doit être envisagée pour rendre compte de cette autre dimension du hasard. 185. Il faut envisager le déroulement des évènements à partir de séries causales194 selon la terminologie de Cournot. Celui-ci au milieu du XIXe siècle a reformulé la question du hasard dans une analyse qui reste valable encore de nos jours195. Il part du principe que chaque phénomène est sous la dépendance non d’une cause mais d’une série causale et qu’il existe des pluralités de séries causales indépendantes les unes des autres. Autrement dit le réel n’est pas totalement soumis à la causalité, mais celle-ci est enclose dans des « îlots » de réalité. La causalité telle qu’on la définit n’est que la causalité à l’intérieur d’une série indépendante. Toutefois, dans la réalité, les séries ne sont pas isolées et elles peuvent se rencontrer ce qui va produire des résultats différents de ceux qui seraient survenus à l’intérieur de séries indépendantes. Le cas fortuit se définit comme une rencontre des séries causales indépendantes, elle est dans l’ordre de la nature196, mais on ne peut identifier de règles ou de lois qui y président. Il existe peutêtre des causes fortuites mais nous ne pouvons les connaître. D’un point de vue objectif, il faut reconnaître que ces rencontres se font sans cause connue et que le principe de causalité n’est donc pas universel. Il est important de distinguer ce qui relève de la 194 M. Loriaux, Des causes aux systèmes, in, R. Franck, op. cit., p. 40 et s. - A. Fagot-Largeault , Morphologie de la causalité, in, D. Andler, A. Fagot-Largeault, B. Saint-Sernin, op. cit., pp. 903 et s. 195 M. Delsol, op. cit., p. 172. 196 A. Fagot Largeault et alii, op. cit., p. 862 et s. 75 causalité et du cas fortuit, car on ne peut le maîtriser. On ne peut rendre compte que des évènements à l’intérieur des séries indépendantes197 et celles-ci ne peuvent être causes de leur rencontre avec d’autres séries indépendantes. On parle alors d’accident198. II) La causalité présente des modalités 186. L’existence de modalités de la causalité explique son expression probabiliste. Jusqu’à présent nous avons raisonné sur une notion univoque et simple. Or la causalité n’est pas toujours, loin s’en faut, un processus monolithique. L’effet peut résulter d’une pluralité de causes ayant des relations diverses entre elles qu’on peut regrouper en schémas théoriques199. On distingue ainsi les chaînes causales, les causes en disjonction, les causes en conjonction, les interactions causales, voire des associations de ces modalités. 187. Des chaînes causales (ou causalité linéaire) sont reconnues lorsqu’un certain nombre d’évènements, causes les uns des autres, doivent s’enchaîner pour qu’un effet se produise. Si un événement intermédiaire (qui peut être inconnu), ne se réalise pas, l’effet ne se produira pas ou sera différent. Par exemple, un événement X est cause d’un événement Y qui lui même cause un évènement Z, chacun se situant à un temps différent. Le processus peut se dérouler dans un temps bref ou au contraire être retardé pour l’un d’eux. Dans le premier cas les évènements sont contigus et se déroulent sans intervalle de temps. Dans le deuxième cas un intervalle plus ou moins long est requis, ce qui peut rendre plus difficile la découverte des éléments de la chaîne causale. Si un élément fait défaut la chaîne est interrompue et l’effet n’a pas lieu. 188. Il y a pluralité des causes en disjonction lorsqu’une cause est suffisante mais non nécessaire à la production de l’effet. Par nécessaire il faut entendre que l’effet ne peut se produire sans la présence de cette cause. Suffisant, signifie que la présence de la cause isolée permet de produire l’effet. Dans le cas d’un processus en disjonction l’effet E peut résulter d’une ou plusieurs causes A, B, C… chacune étant elle même suffisante mais non nécessaire. On parle de disjonction car l’une ou l’autre des causes peut être en jeu, ainsi A produit E, B produit E, C produit E, mais si on identifie une d’elle 197 A. Fagot Largeault et alii, op. cit., p 861. R. Boudon, L’art de se persuader , Seuil, coll. Points-essais, 1990, p. 233. 199 R. Franck ( sous la direction de ), Faut-il chercher aux causes une raison ?, op. cit., pp. 13 à 18. 198 76 seulement, rien n’exclut qu’elle soit seule ou que ce soit elle qui produise l’effet. On peut imaginer une cause C difficile à mettre en évidence alors que A est facile à identifier mais n’a peut-être pas agi. Il y a de ce fait une surdétermination causale par rapport à l’effet qui peut amener facilement à des conclusions erronées. Les causes sont en concurrence, mais leur co-présence ne modifie pas l’effet final. Il n’y a pas d’effet de sommation. On voit donc que causalité et nécessité ne sont pas liées dans cette situation. 189. La pluralité des causes en conjonction se rencontre lorsque toutes les causes sont nécessaires mais qu’aucune n’est suffisante à la production de l’effet. Il faut au moins un facteur supplémentaire qui se conjugue avec la cause pour déterminer l’effet. Lorsque tous les facteurs sont conjoints ils sont équivalents à une cause nécessaire et suffisante. 190. L’ interaction causale est présente dans deux situations. D’une part, lorsque l’effet devient la cause d’un changement de sa cause. Dans ce cas la causalité devient circulaire (certains auteurs ne classent pas ce type de détermination dans le cadre des relations causales car l’asymétrie temporelle est remise en cause). D’autre part, lorsque la co- présence de causes en conjonction aboutit à un effet différent de l’action isolée de chacune prise isolément : il y un effet de sommation qui explique qu’il n’y ait pas nécessairement de relation de proportionnalité entre cause et effet contrairement à une opinion classique et une petite différence dans les conditions peut avoir une conséquence d’une très grande amplitude200. La prédictibilité s’en trouve modifiée voire impossible. Les causes qui opèrent en interaction sont chacune suffisante pour produire leur effet propre mais insuffisante pour produire l’effet commun. 191. Une association de ces schémas est possible, lorsqu’il y a combinaison de la conjonction causale et de la disjonction causale. Chaque cause est d’une part insuffisante mais nécessaire pour produire un résultat, mais leur conjonction est non nécessaire mais suffisante à la production de l’effet. Soit un court-circuit à l’origine d’un incendie. Il est une cause insuffisante, car il ne devient cause d’un incendie que dans certains circonstances, mais nécessaire car des matières inflammables ne s’enflammeront pas seules (conjonction). Cependant ces deux facteurs conjoints ne sont 200 A. Fagot Largeault et alii, op. cit., p. 864. 77 pas nécessaires : d’autres causes à l’origine d’un incendie sont possibles. Il y a alors entre ces différentes conditions, disjonction causale ; l’incendie peut naître d’un court circuit, du jet d’une allumette, d’un rayon de soleil à travers un verre de loupe ou d’une réaction chimique spontanée. Section III) La relativité de la causalité. 192. La causalité a acquis une place et une valeur certaines dans les sciences empiriques au cours du XIXe siècle. Mais au moment même où la science semblait triompher, voire s’imposer comme paradigme de toute connaissance sous l’impulsion du positivisme201, elle va subir des attaques remettant en cause ses certitudes dès le début du XXe siècle, tant dans les milieux scientifiques, que de la part des logiciens ou des philosophes qui vont développer une nouvelle discipline, l’épistémologie, dont l’objet est la critique de la science. La causalité s’en trouve affectée. La valeur de vérité de la science va être discutée (sous-section I) et la causalité va perdre son monopole car d’autres modes d’explications vont voir le jour (sous-section II). Cependant la causalité va résister et se maintenir comme moyen d’explication, sous réserve de prendre en compte les limites qui l’enserrent : la causalité doit être relativisée (sous-section III). Sous-section I) La vérité en question 193. La vérité est considérée depuis des siècles comme la valeur suprême de la science, reposant sur l’empirisme. L’expérience est donc son unique source et ce monopole de l’accès à la vérité a imposé le modèle expérimental comme juge suprême de la connaissance. Une série de questions redoutables va être soulevée dans les années 20, remettant en question la légitimité des prétentions de la science : la possibilité de prouver la vérité des énoncés par des faits mis en correspondance avec eux va être niée (I). La vérification des théories est mise en doute (II), ainsi que l’objectivité de la science (III). I) On ne peut vérifier un énoncé par des faits 201 P. Macherey, Comte, la philosophie et les sciences, PUF, coll. Philosophies, 1989. 78 194. Si l’observation est la marque de la supériorité de la science encore faut-il l’établir objectivement202. Le scientifique ne se contente pas d’observer les faits, il doit formaliser ses observations en usant d’énoncés et les théories se font à partir de propositions non par une simple collection de faits. Il faut donc s’assurer que la liaison entre l’observation et les énoncés scientifiques est certaine, c’est à dire que ces derniers sont directement justifiés par les faits. Au soutien de cette exigence, Carnap va poser un postulat : le langage des énoncés est pur de toute théorisation et permet un prise de connaissance directe des données (énoncé protocolaire). L’énoncé protocolaire est l’unité de base du raisonnement scientifique dans la mesure où lui seul est vrai par sa possibilité de correspondance immédiate avec le réel. Un énoncé scientifique est justifié dans la mesure où il peut être dérivé d’énoncés protocolaires203 et c’est par une suite de constructions ayant une base fondée en vérité que la science s’édifie. Un tel postulat sera abandonné sous la critique et il faudra reconnaître qu’un fondement infaillible de l’expérience est impossible. En effet, la thèse selon laquelle un énoncé peut être strictement neutre, non chargé de théorie semble insoutenable, car il ne peut y avoir de traduction directe d’une sensation dans un langage et un certain nombre de choix et de conventions précèdent toute énonciation. II) On ne peut vérifier une théorie, mais la tester 194. Pour Popper la science ne nécessite pas de fondement204, ce qui limite la portée des critiques précédentes. Bien qu’elle ne puisse être dite vraie de façon absolue, on ne peut la considérer avec scepticisme : la scientificité peut-être fondée sur un autre critère que celui de la vérité qui est le faillibilisme. 195. S’il est impossible de vérifier une hypothèse universelle, puisqu’on ne peut contrôler l’ensemble des cas où elle serait vraie, il est en revanche facile de prouver sa fausseté. Il suffit de trouver au moins un cas qui ne puisse être vérifié. Il importe donc moins pour la science de dire oui que de dire non. Une théorie empirique est scientifique si elle est falsifiable c’est à dire susceptible d’être réfutée par l’expérience. On peut prendre différents exemples d’énoncés : les fleurs sont roses (1), les métaux chauffés se dilatent (2), Dieu est omniscient (3). Seuls les énoncés 1 et 2 sont 202 A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, op. cit., p. 11. A. Barbrousse, M. Kistler, P. Ludwig., op. cit., pp. 18-19. 204 L. Soler, op. cit., p. 91 et s - K. Popper, La connaissance objective, Champs-Flammarion, 1991. 203 79 falsifiables car on peut trouver des exemples dans la nature susceptibles de contredire les énoncés. Il suffit de trouver une fleur d’une autre couleur ou un métal dont les dimensions ne changent pas en cours de chauffage à une température donnée. Le dernier énoncé qui n’est pas falsifiable est qualifié de métaphysique. 196. Un ensemble théorique dont au moins un des énoncés qui en est déduit peut être falsifié est dit falsifiable et un énoncé qui est effectivement infirmé est falsifié ou faux. La scientificité repose sur la possibilité d’une telle occurrence, même si elle ne se rencontre pas. Les conjonctures scientifiques dont la fausseté n’a pas été établie sont dits corroborées jusqu’à nouvel ordre. Une théorie n’est jamais corroborée dans l’absolu. La science progresse donc par rejet, négativement en procédant par essai et erreur, en retouchant en permanence ses constructions. 197. La conception poppérienne exclut donc de la science les constructions vagues, n’ayant pas de critère précis, car elles ne peuvent être réfutées, mais aussi paradoxalement les théories irréfutables. Une science digne de ce nom doit prendre conscience de ses limites ce qui implique de se voir contredite. Une théorie qui répondrait à tout ne pourrait donc être scientifique. 198. La valeur du faillibilisme est bien entendu en discussion et certains en font une thèse normative (ce que doit être la science) et non une thèse descriptive205. La réfutation n’est pas dans sa forme pure une justification suffisante de la science car elle ne procède pas uniquement par la négation. On ne peut nier le besoin de confirmation positive dont certaines sont décisives et la falsification n’est qu’un élément de la scientificité mais pas le seul. Elle vient rappeler que la limite de toute théorie doit impérativement être recherchée. III) La science n’est pas objective 199. Une des valeurs de la science vient de son caractère objectif, c’est-à-dire que la personnalité des hommes de science, leurs valeurs, le contexte historique de leur travail sont hors du champ de sa construction. C’est contre cette vision que Kuhn va s’élever, en montrant les dimensions subjectives de l’élaboration de la science. Il étudie ce qu’il 205 A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, op. cit., p. 22 et s. 80 appelle les révolutions scientifiques 206 et introduit les concepts de paradigme et de science normale. 200. La science se développe selon un schéma en quatre étapes : science normale (paradigme 1) – crise – science révolutionnaire- nouvelle science normale (paradigme 2) et ainsi de suite. La science parvenue à sa maturité est dite science normale. Cette dernière repose sur le consensus de la communauté scientifique autour d’une structure organisatrice de l’activité qui est le paradigme défini comme l’ensemble des contenus théoriques, des méthodes admises par tous et à partir desquels se fait la science du moment. Le paradigme est un cadre de pensée que les savants vont affiner, enrichir, reformuler au fur et à mesure de leurs travaux, mais cet approfondissement se fait sans remise en question complète, car la science arrive à des solutions satisfaisantes en terme de résultats grâce à lui. A un moment émerge un nouveau problème qui paraît insoluble au regard du contenu de ce paradigme, source d’une crise obligeant une sortie hors de la normalité. Une période plus ou moins désordonnée et productive de constructions non paradigmatiques va apparaître, sans unité de pensée, dans la communauté dont le consensus est rompu : c’est la période de la science révolutionnaire. L’ancien paradigme est détrôné, puis remplacé par un nouveau, lorsqu‘une certaine conception issue de cette période s’impose jusqu’à la prochaine crise207. Il est important de préciser quelques points relatifs à la notion de paradigme qui réfutent l’image d’une science parfaitement objective. 201. Le paradigme est ce qui fait l’objet d’un consensus entre les membres d’une discipline donc entre individus investis d’une certaine autorité. Ces derniers vont former les nouveaux chercheurs et diriger les recherches selon ce consensus et ils écarteront probablement les tentatives qui n’en ressortissent pas. On voit resurgir la valeur attachée à l’autorité qui avait été rejetée par Descartes dans le « Discours de la méthode ». Ce n’était plus l’autorité qui imposait les vérités mais le travail personnel de l’homme de science qui ne devait rien accepter qu’il n’ait contrôlé. Le paradigme comprend trois dimensions : des contenus théoriques, des normes de recherches (objectifs, types de problèmes..) et un savoir faire. Toute l’activité est donc englobée dans la science normale. Mais le paradigme ne contient pas que des éléments objectifs. Il accorde une 206 207 Th. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, coll. champs, Flammarion, 1983. L. Soler, op. cit., p. 171. 81 place à des éléments de type métaphysique, en particulier la certitude de la correspondance entre description et réalité, voire l’unité de la nature, la valeur des représentations. Au fondement de la science se trouve une part de croyance et tout n’est donc pas fondé objectivement dans le paradigme. Sous-section II) La causalité n’est pas la seule explication des phénomènes 202. La causalité ne trouve pas place dans certains domaines comme la micro-physique ou la génétique et elle est concurrencée par d’autres types de déterminations. Les explications causales ne sont pas les seules possibles car elles ne visent que les processus se développant dans le temps sous forme d’un changement à partir d’un état préexistant208. Expliquer les choses, selon les modes de détermination des phénomènes, ne se réduit pas à la recherche des causes bien qu’ au plan de l’expression linguistique on utilisera souvent le terme, mais dans un sens figuré ou analogique. 203. La mécanique quantique est à la fois une révolution scientifique et philosophique. De nombreuses controverses ont eu lieu entre 1900 et les années trente. La plus remarquable est celle qui a opposé N. Bohr et A. Einstein209. Elle a porté sur la méthodologie de construction des concepts utilisés dans la nouvelle théorie plus que sur la prise en compte des faits, leur compréhension ou leur formalisation. Il fallait analyser les limites des concepts anciens eu égard à cette nouvelle théorie qui les rendait caducs dans ce nouveau domaine. La question du fondement de certains concepts explicatifs était posée : étaient-ils nécessaires et réellement traduisibles en termes scientifiques ou témoignaient-ils de la persistance d’un certain anthropomorphisme voire de métaphysique ? 204. La physique quantique se situe à l’échelle de l’atome, de son noyau et des particules élémentaires constitutives de cet univers210. Elle s’est développée à partir de la découverte que la matière est discontinue et se présente de façon duale, soit sous une forme corpusculaire, soit sous une forme ondulatoire. La lumière était jusqu’en 1905 considérée comme de nature ondulatoire. Or, Einstein démontre que certains effets ne 208 A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, op. cit., p. 109. D. Lecourt, op. cit., V° Controverse Bohr-Einstein, pp. 242 et s. 210 L. Nottale, La relativité dans tous ses états, Hachette - Pluriel 1998, p. 8. 209 82 peuvent s’expliquer que si la lumière contient des particules (photons). La lumière est donc onde et corpuscule. L’existence des atomes et des électrons révèle la nature corpusculaire de la matière. En 1923 de Broglie découvre que la matière a aussi des propriétés ondulatoires : matière et lumière ont la même constitution physique211. Une nouvelle physique se crée pour rendre compte des phénomènes à ce niveau. 205. Au niveau micro-physique, les éléments ne peuvent être observés, comme à l’échelon macroscopique, mais seulement mesurés et la neutralité des moyens utilisés est remise en question. Les conditions de l’expérience influent sur la valeur des résultats. La théorie est axiomatisée et formalisée sous forme d’équations dont la source profonde est pour l’instant non élucidée. Il ne peut y avoir de représentation intuitive de phénomènes dont l’observation directe est impossible212. Les résultats s’expriment sous forme de probabilités, on ne peut affirmer la position d’un corps dans l’espace mais seulement sa probabilité d’avoir telle position dont l’expression se détache par ailleurs de ce qu’elle est dans l’usage classique des probabilités (probabilités quantiques). Pour Heisenberg, en mécanique quantique, existe un principe d’indétermination qui rend les prévisions particulièrement aléatoires. On ne peut déterminer précisément la valeur d’une variable permettant de lier position et quantité de mouvement. Les grandeurs utilisées en physique classique qui correspondent à des concepts observables ne sont pas utilisables (position, énergie, vitesse) et sont remplacées par des opérateurs qui ne sont ni universels ni unifiés et forment un ensemble de valeurs fournissant une table des possibles dans une expérience donnée213. 206. Cette nouvelle physique remet en question la possibilité pour la science de décrire le monde. Einstein reste fidèle à une conception réaliste de la physique et pour lui la science peut rendre compte du monde sans le modifier par l’expérience et utiliser des termes qui le décrivent. Il y a correspondance entre grandeur physique et réalité et les critères classiques descriptifs – spatialité, temporalité des phénomènes et causalité – sont indépassables. La théorie quantique est donc problématique et une querelle majeure sur son statut va voir le jour. Pour Einstein, il s’agit d’une théorie non achevée, encore 211 L. Nottale, op. cit., pp. 115-116. L. Nottale, op. cit., p. 117. 213 L. Nottale, op. cit., p. 127. 212 83 incomplète au regard de ces principes214. Bohr a une position opposée : la science peut produire une théorie non réaliste sans être disqualifiée. Il faut alors admettre que la philosophie naturelle ne peut servir à une analyse rationnelle de la réalité quantique : on ne peut comprendre, au sens commun du terme, la physique quantique comme on peut comprendre et se représenter le monde mécanique. La théorie quantique est une explication dénuée de sens commun et même absurde pour lui, mais qui est cependant en accord avec l’expérience. Doit-on en conclure que la nature est absurde215? 207. Il ressort de cette controverse un clivage apparemment irréductible au sein de la science concernant sa possibilité de décrire le monde et sur la validité des instruments classiques sur laquelle elle s’est construite en particulier la causalité. Il en est résulté un relativisme exacerbé. Si la science elle même avoue ne pas être en mesure de dire ce qu’est le monde alors que depuis des siècle elle est censée avoir le monopole de sa description, la notion de vérité devient vide de contenu. 208. La causalité donne la clé de l’apparition du nouveau à partir de l’ancien216 et elle ne permet pas de penser la naissance ex nihilo, l’originalité absolue. La causalité ne peut être appliquée au domaine de la génétique. La causalité met en jeu des formes, des masses, des forces mécaniques ou électriques. La génétique introduit un nouveau facteur, celui de message qui fait surgir la notion d’information, de programme codé, de régulation, qui sous tend, en quelque sorte une stratégie, une intelligence en vue d’une certaine finalité. On avait jusqu’à présent vu des systèmes mécaniques, alors qu’apparaît maintenant un scénario qui se concrétise aux moyens d’éléments physico-chimiques217. Dans le cadre génétique, il n’y a pas évolution d’un antécédent à un conséquent, mais processus ininterrompu à l’intérieur d’une structure en devenir. Il n’y a donc pas changement au sens strict mais réalisation d’un programme d’où création. Ainsi lorsqu’il apparaît une anomalie génétique, un être différent de la normale se développe, mais il ne s’agit pas de l’altération d’une entité préexistante. L’état de normalité individuelle n’a jamais existé. Ce n’est que par comparaison qu’on parle d’anomalie, mais ce développement est conforme à l’information contenue dans le génome. 214 L. Nottale, op. cit., p. 143. L. Nottale, op. cit., p. 121. 216 A. Fagot Largeault et alii, op. cit., p. 885. 217 A. Fagot Largeault at alii, op. cit., p. 895 et s. 215 84 209. D’autres modes de détermination des relations entre évènements sont possibles218. La notion de détermination devient la catégorie la plus abstraite de l’explication des processus naturels dont la causalité stricto-sensu devient une espèce. Le concept de détermination est plus large que celui de causalité219. Nous citerons quelques formes de déterminations non causales 220 à titre indicatif et de façon non exhaustive : autodétermination quantitative, interaction, détermination structurale ou téléologique. 210. L’auto-détermination quantitative est illustrée par les positions successives d’un corps en mouvement qui ne subit pas l’action d’un autre corps. Elles sont déterminées par sa position à un instant et sa vitesse. Les données prises en compte appartiennent toutes au même objet, alors que dans la causalité, agent et patient sont séparés. La même explication trouve à s’appliquer dans l’étude des gaz . La température d’un gaz à un instant donné peut être déterminée en faisant appel à sa pression et réciproquement. L’espace est occupé par un seul et même objet changeant à deux instants différents. 211. En cas d’interaction, l’effet est déterminé par l’action des causes sur elles mêmes. Il n’y a plus, à strictement parler, de causalité car le processus n’est plus asymétrique. Tel est le cas d’une boule de billard qui heurte le bord de celui-ci et qui rebondit. Sa trajectoire est le résultat de son action et de sa réaction au contact d’un autre corps. 212. La détermination des parties par le tout est dite structurale Le tout ne jouit d’aucune priorité sur les parties, il est déterminé par les parties mais diffère de leur somme. La place d’une molécule dans un cristal ou d’une personne dans un groupe est déterminée par la structure de l’ensemble à laquelle chacun appartient. 213. Il peut s’agir d’une détermination téléologique. C’est la détermination des moyens par les fins. Ainsi les oiseaux construisent leurs nids de manière à protéger au mieux les oisillons comme la standardisation est adoptée en entreprise pour réduire les coûts de production. Sous-section III) Une notion relative 218 M. Bunge, conjonction, succession, détermination, causalité in, M Bunge, F Halbwachs J. Piaget, Les théories de la causalité , PUF 1972, p.112. - R. Franck, op. cit., p. 7 et s. 219 A. Barberousse, M. Kistler, P. Ludwig, op. cit., p. 101 et s. 85 214. Les différentes critiques concernant le fondement et l’objectivité de la science, bien qu’intéressantes et riches, sont souvent trop absolues dans leur portée qui doit être nuancée221. Elles atteignent aussi la causalité qui subit les conséquences de ces controverses. Toutefois la causalité ne disparaît pas du monde scientifique mais doit être pensée dans des limites plus étroites que celles qui lui avaient été attribuées aux siècles précédents. La critique fait partie intégrante de l’activité scientifique mais ne débouche pas sur le scepticisme et la négation de la possibilité d’une science. Elle rappelle que la connaissance est limitée, qu’elle se développe avec le temps et doit en permanence s’interroger sur ses méthodes et ses concepts au risque de se perdre. 215. La science n’explique pas nécessairement autant qu’on peut le souhaiter, elle ne donne pas souvent une pleine satisfaction toute subjective222. La science ne peut pas accéder à des totalités ni à une réalité absolue. Néanmoins, il vaut mieux ne pas tout connaître que de ne rien connaître, et seule la méthode scientifique permet d’avoir une connaissance, certes partielle, mais suffisamment certaine de la nature. Si la science ne peut répondre à tout, il lui est aussi fait grief de n’être qu’une activité pratique, loin de ce que peut être un idéal de connaissance. Que la science fournisse une clef pour l’action ne la discrédite pourtant pas dans son rapport à la réalité et reconnaître que l’on sait comment agir avec efficacité, c’est dire qu’on connaît quelque chose de la nature. La connaissance scientifique, malgré son conventionnalisme, n’est pas un ensemble de recettes ou de règles arbitraires, et il faut faire une distinction entre l’artifice d’une règle de jeu et celle d’une règle scientifique. Le savant n’a pas le choix de ses moyens, alors qu’une règle contraire aurait pu être envisagée dans le jeu. Une formulation différente ne permet pas de prédire ou ne mène pas à la réussite. La science prévoit et c’est par cela qu’elle permet d’agir. Les prévisions sont généralement exactes même si elles sont parfois déjouées, toujours est–il que le savant se trompe moins qu’un prophète. Si la science prévoit, elle a donc une valeur comme moyen de connaissance. La connaissance est le but de la science, l’action est une manière de l’utiliser mais n’est pas la fin primordiale du savant. 221 222 R. Boudon, op. cit., p. 129 et s. H. Poincaré, La valeur de la science, op. cit., p. 151 et s. 86 216. S’il y a bien une différence entre fait et fait scientifique elle ne transforme pas ce dernier en artifice, voire en fiction. Ce n’est pas un artifice car le fait créé ne serait pas susceptible d’être dit vrai ou faux. Or, les faits scientifiques peuvent être dits vrais ou faux et c’est en cela que consiste l’expérience qui est bien correspondance avec une certaine réalité. Pour que le fait soit soumis au contrôle il faut qu’il soit énoncé à l’aide d’un langage particulier et c’est ce recours à un langage non commun qui caractérise le fait scientifique du fait brut. Pour que le fait soit vérifiable il doit être traduit, et s’il est vérifiable il est donc vrai ou faux et l’on peut donc corriger les erreurs par expériences successives. 217. La causalité comme la science nous dit bien quelque chose sur la réalité mais il faut être toujours prudent et en pas aller trop loin dans une tendance à vouloir donner une portée universelle à ce qui est le produit de l’activité scientifique. La scientificité ne repose pas sur un critère unique, et vouloir soumettre la science à un seul critère, c’est faire acte de normativité plus que de description, ce qui est souvent le cas des critiques les plus radicales. 218. Une chose paraît bien établie : le principe de causalité a vécu. Tout événement n’est pas le produit d’une cause. Il existe des évènements dont la production n’est pas causée ce qui s’entend dans deux acceptions, soit qu’ils s’expliquent par une autre détermination que ce que l’on désigne par la notion de cause, soit qu’ils soient le fruit du hasard entendu comme rencontre de séries causales indépendantes. 219. La causalité est une notion pratique et uniquement empirique qui a pour fonction de décrire, prédire et maîtriser. Elle peut se définir comme un mécanisme propre à un processus donné de façon différente selon celui-ci et ayant pour chacun une portée limitée correspondant à un intérêt de connaissance qui justifie un certain découpage de la complexité du réel. Ce dernier seul permet de connaître la nature ce qui impose en premier lieu de définir un objet. La définition de l’objet marque les limites de l’explication et la prudence s’impose toujours afin de ne pas l’extrapoler à un objet qui ne lui est pas homogène. Il existe différents niveaux d’explication causale, la notion d’explication satisfaisante dépendant des buts que poursuit le chercheur. 87 220. L’expression de la causalité dans les sciences n’est pas unitaire. Elle peut être aussi bien probabiliste que déterministe, complexe ou simple. On ne peut donc parler de causalité sans définir le point de vue où on se situe et le contenu référentiel qu’on met sous le vocable. Poser la question en général « quelle est la cause de X » ne peut avoir de réponse. La seule formulation valable est : quelle est la cause de X selon tel point de vue. La réponse est marquée du sceau de la pluralité et de la relativité223. Chapitre II) Compréhension par interprétation d’une activité humaine 221. La possibilité d’une science de l’homme était difficilement imaginable jusqu’au XIXe siècle. L’étude de l’homme se limitait alors à la psychologie qui restait en dehors de ce qu’il était convenu d’appeler une science. La constitution d’une telle science a nécessité une véritable révolution. Pour qu’elle se produisît il fallait remettre en cause trois dogmes relatifs à la conception de la causalité qui s’était développée depuis le XVIIe siècle : la séparation de l’objet et du sujet, la limitation de l’explication causale aux phénomènes et le rejet de la finalité hors du domaine des causes. 222. La philosophie avait permis le développement de la science en posant à son fondement la séparation de l’objet et du sujet ce qui avait pour conséquence que l’homme, en tant que sujet, ne pouvait être objet de connaissance, sinon il y aurait confusion des deux entités et donc plus de sujet pour fonder la connaissance. Un 223 B. Hespel, Revues sommaires des principales théories contemporaine de la causation, in B. Franck, Faut-il chercher des raisons aux causes, op. cit., pp. 223 et s. L’auteur donne différentes formulations de la causalité selon les points de vue qui les justifient : a) Loi de nature. Elle peut prendre deux expressions ; la causalité dans le premier cas est fondée sur la régularité des évènements qui révèle une loi de nature, alors que dans le second cas la loi est formalisée. La première a la forme classique, Humienne. Soit deux évènements C et E. C est la cause de E si et seulement si, C est antérieur à E, C et E sont spatialement contigus et que l’occurrence d’un événement semblable à C est toujours suivie d‘ un événement semblable à E. La deuxième a une forme nomologico-déductive. Soit comme précédemment deux évènements C et E, une loi de nature L et un ensemble A de conditions antérieures à C et à l’événement. C est cause de E si et seulement si, C n’est pas postérieur à E (il pourrait être concomitant), et qu’on peut en déduire E sous la loi L si A est présent. - b) Monde probabiliste. E et C sont deux évènements. PC et PE leur probabilité d’occurrences et P(E/C) la probabilité de E étant donné C. C est cause de E si et seulement si C n’est pas postérieur à E, P(E/C) est supérieur à PE, il n’existe pas d’événement F tel P (E/C/F) soit égal à P(E/F). - c) Théorie conditionnelle : E est un événement particulier. C est un ensemble d’évènements particuliers et de conditions. C est la cause de E si et seulement si C est nécessaire et suffisante pour l’apparition de E.- d) Causalité non mécanique c’est à dire mise en jeu d’une propriété ou théorie de l’activité. C est cause de E si et seulement si C est un cas particulier qui a la propriété de le produire. Ce type de causalité est celle qu’on peut rencontrer dans les processus chimiques ou nucléaires par exemple.- e) Causalité du fait négatif ou d’abstention : théorie contre-factuelle. C est cause de E si et seulement si , alors que E se trouve précédé d’un ensemble d’occurrences A , B, C, D …, si tous les évènements A,B, D, F … s’étaient produits mais pas C alors E ne se serait pas produit. Nous reviendrons plus loin sur cette question importante en droit. 88 deuxième obstacle était lié à la conception de la causalité dont la connaissance était le garant de la scientificité et qui ne pouvait concerner que le monde phénoménal. L’homme n’étant pas considéré comme un phénomène ne pouvait être soumis à la causalité mais uniquement à la loi morale ce qui témoignait de l’éminente liberté de son action et il y avait incompatibilité entre l’idée de liberté et celle de causalité224. Imaginer une science ne reposant pas sur la causalité était une contradiction dans les termes. Le troisième dogme était relatif à la prise en compte de la finalité que la science avait rejetée comme traduisant une conception métaphysique de la nature, pensée comme un vivant doué d’intelligence, notion incompatible avec une approche objective et mécaniste de la causalité. Or, l’activité humaine est marquée par l’intentionnalité, ce qui semblait un obstacle supplémentaire à toute possibilité d’une science de l’homme qui, pour être pleinement science, ne pouvait prendre en compte cette spécificité. Néanmoins, une science de l’homme va voir le jour au prix d’une reformulation de la scientificité qui n’ a été possible que par le rejet de ces postulats. 223. Que l’homme puisse être un objet scientifique impliquait qu’il soit possible de le faire entrer sous les présupposés de la science. La notion de scientificité va être réévaluée : elle n’est pas aussi restreinte qu’il pouvait sembler, c’est à dire qu’elle ne sera plus considérée comme réduite aux exigences qui avaient fait le succès de la physique, qui n’est plus toute la science, mais seulement une de ces formes. Un postulat ne pouvait être remis en question, celui posant que toute connaissance scientifique nécessitait de mettre en œuvre une méthode et des moyens de contrôle de la vérité de ses énoncés. La méthode expérimentale et la mathématisation en usage dans les sciences physiques, étaient -elles les seuls moyens de garantir le contrôle de la vérité des propositions? Une réponse négative va s’imposer et la scientificité va être reformulée, soit au prix d’une dualité conceptuelle, (science de la nature et sciences humaines sont deux formes différentes de sciences), soit en conservant l’unité conceptuelle, (la science est une), dont seules les modalités de mise en œuvre sont différentes d’un champ à l’autre. La méthode scientifique ne se limite pas à celle de la physique et la causalité va pouvoir trouver emploi dans les sciences humaines. Toutefois sa conception va subir une évolution notable à partir d’une assimilation initiale avec la causalité physique, reposant sur la notion de loi, pour devenir raison déterminante, accessible à la 224 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., pp. 386 et s. 89 compréhension par interprétation et non à l’explication qui demeurera le propre des phénomènes naturels. 224. Nous envisagerons donc l’évolution du fondement des sciences humaines, reposant initialement sur un projet conservant à la causalité sa nature et sa place (Section I), avant que s’impose une nouvelle approche qui a abouti à une opposition entre explication scientifique et compréhension des activités humaines (Section II). Section I) La causalité s’applique aux sciences humaines 225. Cette première approche a été celle mise en œuvre dans la sociologie naissante par l’école française qu’illustrent Auguste Comte (sous-section I) et Emile Durkheim (soussection II). Sous-section I) Auguste Comte 226. Auguste Comte est le créateur du terme de sociologie qu’il désigne aussi par le terme de physique sociale dans son cours de philosophie positive. Il définit la sociologie comme une science ayant pour objet l’étude des phénomènes sociaux, rendue possible par l’usage de la méthode scientifique au même titre que l’astronomie, la physique ou la biologie naissante ainsi que toutes les autres sciences connues à son époque dont il retrace l’histoire encyclopédique, avant d’aborder son objet propre225. La science sociale partage donc les mêmes présupposés que toutes les sciences, en particulier l’empirisme car elle repose sur l’observation et la corrélation226. Cependant elle ne se confond pas avec les autres sciences ni avec le sens commun. La science sociale n’est pas la simple extension des sciences déjà constituées dont elle ne peut être un décalque et doit procéder à sa propre institution théorique. La sociologie ne se contente pas seulement de collecter des faits, ce qui la différencie des observations de sens commun227. Il lui faut une méthode, des règles propres, ce qui suppose au préalable de pouvoir définir le social comme un fait et de le distinguer d’autres notions. 225 J.Grange, Introduction à, A. Comte, Leçons sur la sociologie, GF-Flammarion, 1995, p 12. M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Dalloz, 2001, p. 82. 227 J. Grange, op. cit., p. 25. 226 90 227. Le fait social ne s’identifie pas aux faits individuels, mais seulement aux faits totaux qui engagent l’ensemble des hommes en société228. La totalité existe comme traduction de l’interdépendance qui lie les êtres sociaux et leur donne une dimension dépassant leur simple individualité qu’on retrouve aussi bien au niveau de l’humanité entière que des histoires particulières. Des notions propres doivent être créées pour étudier les spécificités du social qui seront autant d’instruments dont la recherche et l’étude permettra l’explication de la société. Telles seront les notions d’organisme social, d’organisation, d’appareil, de tissu social, de fonction sociale, de solidarité, de développement social, de classe sociale qui n’existent pas à l’échelon individuel et sont la traduction du fait social. La science possède trois moyens de connaître que sont l’observation pure, l’expérimentation et la méthode comparative. Chaque science les emploie à des degrés divers selon les caractéristiques de son objet, mais les sciences complexes, comme la sociologie, doivent surtout utiliser la comparaison229 car on ne peut isoler un élément dans un ensemble dont les parties n’ont de valeur qu’en tant que totalité. On retrouve la pensée développée par Claude Bernard dans l’étude du vivant qui va marquer la sociologie naissante, car la société peut être regardée comme une forme d’organisme, ce qui explique que certains concepts issus de la biologie vont avoir leur place dans les sciences humaines. Au contraire, le recours à la mathématisation, qui avait été un acquis considérable de la science, n’est pas considéré comme indispensable pour Comte. 228. La science sociale repose sur le postulat qu’il existe des lois sociales et qu’il est possible de les déchiffrer. Le but de Comte était de modifier l’état social par la connaissance des mécanismes profonds de son fonctionnement, comme la science qui a pu être source de progrès en maîtrisant la nature par l’identification des lois causales. Cependant le niveau où se situe Comte est celui de l’humanité, de l’histoire et de l’évolution des sociétés. Les différentes sociétés peuvent être analysées et comparées, soit à une même époque entre elles, soit diachroniquement ; les relations entre événements deviennent accessibles par induction et les lois ainsi identifiées permettent de prévoir leur évolution230. Il faut donc observer et rechercher les anomalies spontanées des sociétés et procéder par comparaison. Les lois sociales sont celles de 228 M. Grawitz, op. cit., p. 84. J. Grange, op. cit., pp. 25-26. 230 M. Grawitz, op. cit., p. 84. 229 91 l’histoire231 ce qu’exprimera la loi des trois états, théologique, métaphysique et enfin positif qui caractérisent les grandes étapes de l’évolution de l’humanité dans le sens du progrès. Le positivisme comtien est un historicisme avec lequel rompront les sociologues ultérieurement et son travail ne suit pas exactement le programme qu’il s’était fixé en se constituant en une sociologie plus dogmatique qu’empirique. Sous-section II) Emile Durkheim 229. La sociologie de Durkheim s’appuie sur les postulat de Comte que les faits sociaux sont accessibles à une explication de même nature que celle des sciences, le principe de causalité s’applique, mais Durkheim, à la différence de Comte, quitte le domaine de l’histoire pour celui de la société contemporaine, abandonne le dogmatisme pour l’étude des faits. 230. Les fait sociaux, qui sont des choses, peuvent être étudiés comme des faits naturels. Ils sont donc soumis à l’exigence de preuve que permet la mise en œuvre d’un raisonnement de type expérimental232 quoique l’expérimentation stricto-sensu fasse défaut au sociologue qui a la possibilité, néanmoins, d’utiliser l’observation. Les faits sociaux peuvent être observés, collectés, comparés, même s’ils ne sont pas manipulables dans un laboratoire. L’expérience scientifique n’est donc qu’un élément de la méthode scientifique sans être essentiel, à la différence du raisonnement qui peut se déployer sous les mêmes catégories dans les sciences de la nature et dans la science sociale. Il existe donc deux types de méthodes scientifiques mais une seule science. 231. La mise en œuvre de la méthode sociologique obéit aux principes d’objectivité et d’observation. Durkheim reprend le projet de Comte là où celui-ci l’avait abandonné, en dérivant vers une conception spéculative de la sociologie reposant sur des concepts, recourant à des raisonnements déductifs soumis seulement au principe de non contradiction. Il s’agit de partir des faits pour aboutir aux idées et non l’inverse, et le critère de nécessité qui conserve sa place dans la sociologie traduit belle et bien une réalité233 et non une conception philosophique du déterminisme. Les faits ne sont pas de 231 J. Grange, op. cit., p. 27. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, introduction de J-M. Berthelot, Flammarion, coll. Champs, 1988, p. 9. 233 E. Durkheim, op. cit., pp. 114 et 118. 232 92 simples illustrations de la pertinence des théories mais le matériel premier de cellesci234. Pour mettre en pratique un tel programme, encore faut-il définir l’objet de la sociologie, celui-ci devant être différent du sujet qui observe et de l’objet propre aux autres disciplines. Durkheim maintient la séparation entre objet et sujet, en distinguant le fait humain du fait social humain et l’étude sociologique de l’introspection. 232. Le fait social ne s’identifie pas au simple fait humain, auquel cas il se confondrait avec le fait individuel, bien qu’il n’existe pas de société sans êtres humains235. La science opère une dissociation entre l’individuel et le social, bien qu’ils co-existent en tout sujet, chacun d’eux pouvant faire l’objet d’un type de connaissance différent,. Le fait social est spécifique et n’englobe pas la totalité de la vie sociale. Certains faits ne relèvent pas de l’ordre social mais des individus, alors que d’autres bien, que portés par eux, ne sont pas strictement individuels236. Le fait non individuel, s’il n’a pas sa source dans le sujet, ne peut provenir que de la société. 233. La sociologie ne repose par sur l’introspection mais sur l’observation empirique. L’objet est vu du dehors et non de l’intérieur237. L’objectivation du fait social est donc complète, ce qui en permet une approche scientifique sans égard à la finalité238. Le fait social guide les conduites, s’impose aux individus, étant doué d’une puissance coercitive telle que celui qui viole les règles sociales se trouve en butte à une réaction de la société, dont le droit n’est qu’une illustration. La contrainte est de l’essence du fait social qui se manifeste aussi bien directement, par la réprobation, qu’ indirectement, par l’échec de l’acte accompli contre lui. Je ne suis pas obligé de parler la langue du pays, mais si je ne le fais pas j’échoue à me faire comprendre. L’autonomie de l’individu est donc restreinte au sein d’une société dont il intègre une certaine manière de voir, de sentir, de se représenter les choses, qui produisent l’homme social. L’homme est donc un mélange d’individu et d’être collectif ; il est possible d’en séparer le fait social et de l’étudier dans sa pureté grâce à une méthode propre. 234 E. Durkheim, op. cit., p. 109. E. Durkheim, op. cit., p. 95. 236 E. Durkheim, op. cit., pp. 100-105. 237 E. Durkheim, op. cit., pp. 122-124. 238 E. Durkheim, op. cit., p. 95. 235 93 234. Le fait social n’est pas soumis à la méthode expérimentale de la physique, mais au rationalisme scientifique et en particulier à l’induction239. La sociologie doit partir, non des idées mais des données des sens à partir desquelles la pensée va forger des concepts et des hypothèses qui pourront êtres confrontés à des preuves empiriques240. Il sera possible de procéder à la comparaison entre des groupes où est présent un facteur dont on veut connaître le rôle et ceux où il est absent. Si une variation est relevée entre les deux séries, elle traduira la liaison causale entre l’élément étudié et la modification observée. La méthode sociologique est indirecte, contrairement à l’expérience physique241 puisqu’elle analyse des occurrences spontanées au lieu de les créer, mais ce n’est qu’une modalité de mise en œuvre des conceptions scientifiques, non une différence de nature. 235. Le principe de causalité est donc applicable et peut faire l’objet de preuve puisque la sociologie est empirique. La cause d’un fait social doit être recherchée dans un fait social antécédent242. Pour que ce principe soit fondé, il faut postuler l’existence, en analogie avec la physique, d’une nature réelle des choses sociales, dont rend compte une loi causale, nature ne s’identifiant pas avec la nature physique mais obligeant à une conception élargie de la notion243. Les principes retenus pour analyser les variations des faits sociaux et leur corrélation sont ceux que Stuart-Mill a exposés244. Il faut constituer des séries selon la diversité des objets que l’on veut étudier. Les faits doivent être méthodiquement choisis afin qu’ils soient probants mais un travail critique est nécessaire car les variations observées peuvent être artificielles et non révélatrices d’une loi de nature. Il existe toujours un risque de généralisation abusive, comme en physique, par exemple, lorsque deux variables se modifient, non l’une en fonction de l’autre mais toutes deux en fonction d’une troisième qui est cachée et agit sur l’une et l’autre, donnant l’illusion d’une liaison causale entre celles-ci, alors qu’elles sont indépendantes245. Le fait social peut être quantifié par la méthode statistique qui va se 239 E. Durkheim, op. cit., p. 74. E. Durkheim, op. cit., p. 136. 241 E. Durkheim, op. cit., p. 217. 242 E. Durkheim, op. cit., p. 202. 243 J-M. Berthelot, introduction, à E. Durkheim, op. cit., p. 28. 244 E. Durkheim, op. cit., p. 222. 245 E. Durkheim, op. cit., p. 224. 240 94 développer rapidement et que Durkheim utilisera dès 1911 dans une étude sur le suicide246 ce qui renforce l’objectivité de l’analyse sociologique. 236. Toujours en analogie avec la physique, la causalité sociale ne prend pas en compte la finalité qui ne peut relever de la connaissance objective, bien qu’elle soit difficile à éliminer lorsqu’il s’agit de décrire des processus humains. La sociologie doit bien reconnaître qu’une cause aveugle ne peut créer du social247 et Durkheim va résoudre la difficulté par l’incorporation de la causalité dans une explication de type fonctionnelle en considérant que la finalité est un effet de la cause efficiente, ce qui traduit une spécificité du fait social. L’analyse sociologique prend appui sur un modèle biologique, et non plus physique, en définissant la fonction comme solidarité de la cause et de l’effet248. Le social se rapproche de l’organisme vivant et comme lui impose la primauté du groupe sur l’individu qui rend compte de sa nature particulière, l’équilibre en fait partie intégrante, de même que le milieu intérieur est soumis à la loi de l’homéostasie. Le postulat déterministe demeure249 comme fondement de la démarche physicobiologique et sociologique.. 237. Ainsi une relation de causalité lient entre eux les fait sociaux. Il existe des lois sociales comme il existe des lois physiques et elle peuvent être déterminées objectivement. Le modèle biologique permet de réintroduire la finalité sous une forme non métaphysique. La scientificité de la sociologie est identique à celle des sciences de la nature mais s’y applique différemment du fait de la spécificité de son objet. Ce modèle va être critiqué et devra céder le pas devant l’approche compréhensive. Section II ) La distinction explication-compréhension 238. L’unité de la science a paru difficile à conserver pour certains auteurs au regard des spécificités des sciences humaines, marquées par l’intentionnalité des acteurs qui devient l’objet central dont il faut tenir compte, et qu’il faut intégrer dans l’étude des faits sociaux. Les activités humaines ne sont pas de simples enchaînements de faits. Leur point de départ se situe dans une décision, un choix qui initie un processus qui se 246 E. Durkeim, op. cit., p. 227. E. Durkheim, op. cit., p. 184 248 E. Durkheim, op. cit., p. 188. 249 E. Durkheim, op. cit., p. 215. 247 95 développe ensuite dans le monde physique. L’opposition entre compréhension sociologique et explication physique qui se développe au sein des sciences250 est le témoin de cette distinction (sous-section I) et trouve largement application en économie où le schéma interprétatif est assez univoque (sous-section II) ainsi qu’en histoire dont les moyens sont au contraire largement ouverts (sous-section III). Sous-section I) Sociologie 239. Une analyse dualiste de la science va se développer, en opposition avec la sociologie Comtienne, prenant acte d’une césure entre physique et sociologie, reposant sur une différence de nature objective rendant le fait social irréductible au fait de nature. Les conséquences d’un tel postulat doivent être tirées, sans renoncer ni à la scientificité, ni à la possibilité d’une compréhension du fait social ce qui oblige à repenser l’idée de science. La science a renoncé à prendre en compte les processus internes aux choses, en particulier la finalité, ce qui aboutit à un scientisme radical et exclusif251. Si ce principe marquait la frontière de la science, toutes les connaissances dont l’objet ne peut être appréhendé dans le même cadre, devraient en être exclues. Une science de l’homme répondant à l’exigence de scientificité et prenant en compte la dimension significative de ses activités doit être possible à condition de donner au concept de science un nouveau contenu. 240. Il faut accepter un clivage entre monde de la nécessité naturelle et monde de la liberté morale. La science ne peut être réduite à l’unicité et au seul modèle de la science physique. Le dualisme scientifique repose sur une distinction des buts, la science physique doit expliquer les phénomènes de la nature, tandis que la science humaine doit comprendre son objet. Avec l’homme, la liberté fait son entrée dans le domaine de la science mais elle ne peut être considérée comme arbitraire ou impensable. Elle n’est pas non plus envisageable sous l’angle de la nécessité qui la réfute. L’homme n’est ni totalement libre, auquel cas il ne pourrait être objet d’étude, ni un automate, auquel cas les loi physiques seraient suffisantes : il occupe une position intermédiaire entre ces deux extrêmes. Il est déterminé dans ses actions par des éléments qui se situent autant dans son environnement qu’en lui même. On peut donc comprendre ces déterminations 250 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, coll. Tel, 1986, pp. 337 et s. N. Zaccai-Reyners, Explication-compréhension, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2003, Introduction, p. XI. 251 96 mais cette activité compréhensive n’est pas de même nature que l’explication scientifique. 241. Les conséquences de ce dualisme n’ont pas la même portée chez Dilthey et Weber. Pour Dilthey la sociologie se résume à la compréhension, l’explication étant réservée aux sciences physique et biologique et dans ces conditions compréhension et explication s’excluent, tandis que Weber fait de la compréhension un instrument particulier qui ne s’oppose pas à l’explication et les deux notions se complètent252. La compréhension est le point de départ de l’analyse sociologique et doit être mise en relation avec une activité comme une forme de causalité qui ne s’identifie pourtant pas avec la notion en usage dans les sciences253. 242. La sociologie est toujours pensée comme empirique en ce qu’elle saisit le divers des données d’observations sous des catégories générales qui permettent la constitution d’un monde d’objets254 qui ne sont toutefois pas appréhendés selon des critères uniquement externes. L’objet social, à la différence de l’objet physique, a une composante subjective. Le fait social est vécu, marqué par l’histoire, le contexte où il prend place, la personnalité des acteurs. Le fait social est bien un objet mais son contenu transcende l’opposition entre objet et sujet, en ce que les faits sociaux sont des totalités ayant leur propre cohérence et leurs aspects subjectifs et intersubjectifs ne peuvent être éliminés. La science n’implique pas la séparation absolue de l’objet et du sujet qui a été introduite par la philosophie et reprise par la science physique. Telle est la justification de la composante compréhensive de la sociologie qui est inséparable de l’appréhension des faits qui sont ses objets d’étude. Les créations humaines sont marquées du sceau de l’esprit255, de l’interprétation de la réalité et des comportements des autres acteurs, ainsi que par le sens qu’ils accordent aux évènements à travers les valeurs dont ils sont porteurs. 243. On ne peut donc éliminer la dimension du sens, les intentions, dans l’analyse des productions de l’homme dont on postule la liberté, c’est-à-dire l’absence de soumission 252 M. Grawitz, op. cit., p. 108. Ph. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, Quadrige, 1996, p. 39. 254 N. Zaccai-Reyners, op. cit., introduction, p. XI. 255 Ph. Raynaud, Aux origines du paradigme compréhensif, in, N. Zaccai-Reynes, op. cit., p. 53. 253 97 à la causalité mécanique256. Cependant la compréhension ne doit pas tomber dans la psychologie. En effet, il ne faut pas se représenter la compréhension comme le fait de revivre l’expérience d’autrui, ce qui était proposé par Dilthey qui la limitait à une démarche d’empathie consistant à revivre de façon émotionnelle ce qui avait été vécu par un individu. Elle doit reconstruire le contexte signifiant pour les individus dont on veut rendre compte. Weber appelle motif un ensemble significatif qui semble constituer aux yeux de l’agent ou de l’observateur la raison de son comportement257. Déterminer la raison d’une activité nécessite de sélectionner ce qui est significatif pour les acteurs sociaux et qui a eu une influence sur leur choix258. Seuls les faits pertinents doivent être retenus, ce qui laisse de côté une partie de la réalité qui n’est pas prise en compte par celui qui agit259. Le sociologue réduit son champ à celui que le sujet a lui-même construit et qui constitue la raison de sa décision, mais en se tenant à un certain niveau de généralités qui ne permet pas de donner place à tous les facteurs individuels bien que ceux-ci puissent être, parfois, importants. 244. Une telle définition de la raison nécessite une théorie objectivante de la compréhension et il n’est possible de prendre en compte les motifs que sous l’angle de la rationalité260. En effet, le sens261 peut être envisagé comme ce qui est visé par un agent, dans une situation donnée, et son contenu peut être donné soit par le résultat d’une moyenne établie selon les données recueillies à partir d’ un échantillon d’individus placés dans la même situation , soit à partir d’une construction intellectuelle. Cette dernière formulation correspond à l’approche Weberienne où la rationalité postulée est purement méthodologique afin de répondre à l’exigence d’objectivité qui est de l’essence de la scientificité. Weber construit pour chaque concept (rapports sociaux, groupes, religion, pouvoir...) un modèle qu’il appelle idéaltype et qui va servir de référence à l’analyse des cas concrets262. Si la sociologie est empirique, elle n’accède pas directement aux réalités et la construction ne prétend pas épuiser la question de la signification, mais seulement l’amener à la rationalité 256 N. Zaccai-Reyners, op. cit., intro., p. XII. M. Weber, Economie et société, t.1, Press Pocket, 1995, p. 38. 258 M. Grawitz, op. cit., p. 103. 259 M.Grawitz, op. cit., p. 109. 260 N. Zaccai-Reyners, op. cit., intro., p. XIII. 261 M. Weber, op. cit., p. 28. 262 M. Grawitz, op. cit., p. 111. 257 98 compréhensive et à la clarté263. Il ne s’agit que de construire des instruments de mesure de la réalité sociale et pour une même réalité sociale une pluralité de grilles de lectures est possible selon qu’on considère que l’activité est rationnelle, en valeur, en finalité, traditionnelle ou affective264. 245. Si toute activité humaine était parfaitement rationnelle tout serait simple au plan compréhensif et la méthode pourrait prétendre à la connaissance de la réalité. Mais il n’en est pas ainsi et bien des motivations ne sont pas intelligibles ni même conscientes. Les significations qui ne relèvent pas de la rationalité sont considérées comme des déviations par rapport à l’idéal-type et sont dites irrationnelles. La déviation irrationnelle peut devenir une explication par la comparaison entre ce que serait le résultat d’une activité rationnelle et celle qui est étudiée, en ce qu’elle permet d’imputer causalement à cette déviation l’effet observé265. 246. Le motif significatif, ou raison, est l’équivalent en sociologie de la causalité physique mais elle en diffère. Les idéaux types ne sont pas des réalités mais des constructions La sociologie de Weber repose sur une dissociation du concept et du réel. La méthode permet de rendre intelligible un phénomène social par l’abstraction mais sans prétendre à la réalité de la conclusion266. Les idéaux ne sont pas des normes et leur utilisation ne mène pas à un jugement de valeur. Un comportement dit irrationnel n’est pas pour autant un comportement condamnable, le terme d’irrationnel n’ayant qu’une valeur technique. C’est la simple constatation d’un écart par rapport au modèle. La compréhension en raison ne repose pas sur une relation causale au sens physique. Elle n’est pas la traduction d’une loi déterministe267, mais elle est une formulation simplement analogique. Le recours aux motifs exclut la dimension objective et automatique de l’influence des raisons sur un comportement, contrairement à la relation de cause à effet, car la personnalité de l’agent seule leur donne ce statut. 247. Ainsi, dans une étude sur le protestantisme et l’essor du capitalisme, Weber se proposait de déterminer si certaines représentations religieuses du protestantisme 263 Ph. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison, op. cit., p. 46. Max Weber, op. cit., p. 55. 265 M. Weber, op. cit., p. 31. 266 Ph. Raynaud, op. cit., pp. 50-51. 267 F. Delmotte, Max Weber : comprendre et expliquer, in N. Zaccai-Reyners, Explicationcompréhension, op. cit., p. 44. 264 99 pouvaient être reliées à des particularités du capitalisme dans le monde protestant. Il ne s’agissait pas d’affirmer que de telles représentations devaient nécessairement impliquer telle forme d’évolution économique mais qu’elles les ont rendues possibles. La comparaison acquiert une place importante. Weber procède en se demandant ce qui se serait passé si l’événement qu‘il veut étudier ne s’était pas produit et s’il admet que la situation aurait été différente, alors il lui accorde une valeur causale. Ceci implique que l’avenir était ouvert, autrement dit qu’aucune nécessité ne lie les évènements, ce qui n’empêche nullement qu’il s’agisse d’une explication de type causal268. Dire que l’événement B est causé par l’événement A c’est dire que l’énoncé des données et la comparaison des situations nous incitent à considérer comme plus probable cette solution que celle que l’absence de A aurait aussi entraîné B. Toutefois, une telle conclusion n’est pas généralisable sous forme de loi. Ce travail s’apparente à celui du savant qui procède au test de la valeur d’une hypothèse en isolant des variables dans une expérience mais s’en sépare en ce que la démarche se limite à une expérience de pensée. L’imputation causale, en sociologie, ne se confond pas avec la mise à jour de régularités. L’explication causale par la méthode idéale-typique aboutit la plupart du temps à de simples hypothèses et relève de l’interprétation, de la représentation plus que de la réalité. 248. On voit que la scientificité se trouve à nouveau redéfinie par l’objectivité d’une méthode basée sur la comparaison et la constitution de modèles théoriques prenant en compte les motifs des agents et non plus par l’idée de loi269. De ce changement de paradigme, il résulte que la science sociale ne prétend pas à la réalité de ses conclusions mais seulement à sa rationalité à sa valeur par rapport à la théorie qui la fonde. Ce modèle sociologique est largement admis dans les sciences humaines comme l’économie ou l’histoire, mais la détermination des moyens explicatifs ne sont pas les mêmes ce qui montre l’importance de la construction théorique dans un cadre interprétatif. Sous-section II) Economie, l’univocité du modèle interprétatif 268 269 Ph. Raynaud, op. cit., p. 40. M. Grawitz, op. cit., pp. 106-107. 100 249. La science économique prend comme objet d’étude les comportements des agents économiques270. Il lui est nécessaire de construire son objet en postulant son caractère rationnel qui se résume à régler sa conduite selon un principe d’optimisation qui le fait chercher à maximaliser l’utilité et à minimiser les risques de son action. Tout psychologisme est banni et le modèle économique est univoque ce qui facilite la compréhension et en limite les versions. La rationalité n’agissant pas directement dans le monde mais par l’intermédiaire d’actions, il faut que l’agent se fasse une représentation du cours des choses sur lesquelles il veut exercer sa maîtrise. Il lui faut, non seulement connaître les aspects matériels et techniques de son domaine, mais aussi la façon dont les autres acteurs vont eux mêmes agir. L’agent économique est un acteur parmi d’autres et chacun de ceux-ci agit mais aussi réagit à ce que font les autres, selon leurs anticipations. On peut schématiser les voies de la décision de l’agent en plusieurs étapes271. Il doit envisager les différents choix possibles dans sa situation, puis les réactions des autres partenaires compte tenu des informations qu’il possède et de l’effet escompté des décisions. Il fait alors une estimation de chaque canevas selon le critère d’optimisation qu’il s’est fixé. Il prend alors une décision qui est le fruit d’une stratégie. 250. On voit qu’expliquer ou comprendre un phénomène économique consiste à remonter toutes les étapes jusqu’à la décision qui l’a produit, et ainsi rendre compte de la raison déterminante selon une grille explicative posée au préalable. Il est nécessaire de décomposer le phénomène du point de vue causal en deux : la causalité de la décision et la causalité de l’action. Il n’y a pas d’action directe de la pensée, la décision doit être traduite par un acte. La décision mène à un seul acte, tandis que l’acte peut conduire à une infinité d’effets immédiats ou éloignés, voire à de véritables chaînes causales. L’effet dépend aussi bien de l’action de l’agent étudié que des comportements de tous les agents en concurrence. Les effets sont le fruit de cette interaction. Il y a donc là une nouvelle causalité, la relation entre les agents dans la productivité de l’effet final272. 251. Seule la raison déterminante peut être étudiée séparément à la différence de l’effet matériel infiniment plus rebelle à la simplification. Il y a modification directe de l’état 270 J. Ladrière, La causalité dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines, in R. Franck, Faut-il chercher aux causes une raison, op. cit., p. 251. 271 J. Ladrière, art. précit, p. 263. 272 J. Ladrière, art. précit, p. 267. 101 mental des acteurs par voie de réciprocité. C’est un système en perpétuelle évolution. La causalité de la raison est donc une forme particulière de causalité dans ce contexte dynamique. Elle est mouvante, auto-déterminée, interactive et largement ouverte. Il peut y avoir causalité même en l’absence d’action, puisqu’on peut décrire les acteurs comme à l’affût et ce temps d’attente est lui aussi causé. Sous-section III) Histoire, la pluralité des modèles interprétatifs 252. L’histoire a fait l’objet d’un affrontement entre deux conceptions comme la sociologie. La notion de loi été reprise par Hempel, mais la portée de sa conception est réduite par rapport à la primauté de l’interprétation qui semble avoir une large place dans cette discipline. A la différence de l’économie, il n’y a pas un seul modèle interprétatif. 253. Hempel veut refonder les sciences historiques à partir de la question de la vérité des propositions. La vérité est une propriété des énoncés portant sur une chose. Il s’agit donc de distinguer science et non science selon les règles de justification de ces propriétés. Il n’y qu’un type d’explication scientifique, celle reposant sur le modèle nomologico-déductif, c’est-à-dire l’explication légaliste273. La loi de couverture est issue de la généralisation d’observations empiriques et expliquer c’est subsumer un cas particulier sous une loi universelle. Cependant ce retour à l’unicité ne clôt pas le débat. Quelle nature accorder à la loi de couverture ? Est-elle la traduction d’une causalité qui serait présente dans les phénomènes naturels et les faits humains ou est-elle simplement une analogie dont le contenu est moins rigoureux, si tenté qu’il soit possible que de telles lois existent274 ? La notion de loi pour l’historien est en fait limitée et repose sur la mise en évidence de tendances plus que sur des lois strictes275. On rejoint alors par l’affaiblissement de la notion de loi le domaine de l’interprétation. 254. La causalité en histoire peut être aussi une forme de causalité compréhensive par les raisons. Il s’agit de rendre compte rétrospectivement de phénomènes uniques et révolus dont on n’a que des traces indirectes et il n’est plus question de prévoir ou de 273 N. Zaccai-Reyners, op. cit., intro., p. XIII. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, coll. Points, 1978, p. 127 et s. 275 P. Veyne, op. cit., p. 174. 274 102 maîtriser mais seulement de rendre compte. La connaissance par les causes est moins liée à une finalité pratique. Il faut construire la réalité historique en terme de modèles qui vont servir de base à la compréhension de l’événement envisagé276. La construction d’un schéma explicatif est complexe et parfois incertain car l’histoire est un objet global. Ses manifestations sont uniques, l’idée de régularité est exclue et il n’est pas possible de se référer au principe de maximalisation propre à l’économie. La détermination de l’objet d’analyse est donc largement ouverte et on peut envisager l’histoire d’un pays, d’un ensemble (classe sociale, corporations, groupe religieux…), d’une civilisation sur une période courte ou longue. Il est possible de réaliser une étude suivie ou discontinue et de prendre une variété de points de vue sur chaque objet. L’isolement des unités dans le tissu de l’histoire précède le travail historique proprement dit et le conditionne. 255. Le travail historique revient à rendre intelligible une action ou un fait social, non en utilisant une loi naturelle décrivant un processus tel qu’il se déroule réellement, mais en le montrant tel qu’il pourrait être pour un être rationnel, ce qui en permet la compréhension pour autrui. Il s’agit alors de mobiliser des règles relatives à l’interprétation, non de descriptions réelles et l’explication est réflexive. L’interprétation n’exclut pas la réalité mais la cantonne, ce qui distingue l’historien du romancier. L’interprétation doit se construire sur des faits réels et c’est la tâche de l’historien de les établir à partir des documents et témoignages : les faits sont vrais ou faux. Il ne suffit pas pour faire de l’histoire, d’avoir une collection de faits vrais, il faut les relier pour en rendre compte. Si les faits sont soumis au principe de vérité, il n’en est pas de même de leur liaison C’est dire que des choix s’imposent et qu’il existe une pluralité de points de vue justifiant que l’appréhension des faits et leur liaison puissent varier d’un auteur à l’autre. Aucune explication n’est exhaustive ni n’épuise la question et on peut donc considérer soit les individus, libres et rationnels, soit le contexte économique ou social c’est à dire les conditions dans lesquelles les hommes agissent, soit le hasard qui fait obstacle aux actions. On peut avoir une approche évènementielle sur une longue période ou non277 et l’historien est libre de ses choix. Aussi l’explication historique ne se limite pas à prendre en compte les évènements du seul point de vue de l’action et des choix de l’homme. 276 277 J. Ladrière, art. précit., p. 271. P. Veyne, op. cit., p. 130 et s. 103 256. Comprendre est alors rendre intelligible plus qu’expliquer des mécanismes au sens de la physique ou de la biologie. Le sujet qui décrit est autant impliqué que l’objet qui est décrit. Il s’agit d’une représentation rationnellement admissible pour l’observateur reliant des faits qui eux sont des données objectives. L’explication vient combler des vides entre évènements sans une méthode absolument stricte278. Le présupposé méthodologique est celui de l’intelligibilité de toutes ces unités et leur dépendance par rapport à une unité précédente. Bien entendu ce schéma peut être sous-tendu par une véritable philosophie de l’histoire qui ne prend pas pour unité significative les mêmes entités L’historicisme, le marxisme n’ont que faire des hommes279, seules les structures économiques sont en jeu sous forme d’un déterminisme implacable. 257. Cependant il s’agit toujours de montrer de façon précise le mode d’action d’un facteur identifié et par quel processus l’événement à expliquer se trouve produit à partir de lui ou par lui280. On ne peut étudier les évènements sans faire entrer en ligne de compte les acteurs et l’historien se met à leur place pour savoir comment ils ont raisonné en vue des actions que l’on connaît et des circonstances où elles se sont déployées. L’interprétation est fonction des informations que possède l’historien et qui pourront s’enrichir et modifier la compréhension : la compréhension de l’histoire est historique. Cependant, si on peut rendre compte des faits par les raisons, l’action dans son aspect physique va être aussi le vecteur du déroulement des évènements que l’histoire enregistre. On revient dans un monde physique et il faut en tenir compte. Conclusion 258. Les sciences humaines font une place à la notion de causalité mais dans deux acceptions. On a pu considérer que la notion de loi avait une place comme dans toute science et que le fait social était soumis à des lois sociales aussi implacables que les lois scientifiques. Cette première approche de la causalité dans les sciences humaines a été détrônée par le concept de compréhension qui prend en compte la liberté de l’homme tendue vers l’action, notion inconnue des sciences et qui fait obstacle à une utilisation de la causalité au sens strict au profit de la raison. 278 P. Veyne, op. cit., ch. VIII : Causalité et rétrodiction, pp. 194 et s. P. Veyne, op. cit., p. 136. 280 J. Ladrière, art. précit., p. 272. 279 104 259. La raison comme causalité de la décision est une notion fondamentale. Elle fait intervenir une approche objective et non psychologique à travers une méthode d’interprétation afin de rendre accessible à autrui ce processus. Elle est ouverte et sujette à ré-interprétation et les points de vue peuvent être multiples. Ce qui est décrit n’a pas le même statut explicatif que la causalité scientifique et la notion de vérité s’en trouve modifiée : elle n’est pas correspondance avec le réel mais avec les éléments théoriques qui fondent l’objectivité de l’herméneutique. Au contraire, la vérité est un critère applicable aux faits sur lesquels la théorie interprétative va porter. Il n’y a donc pas de preuve au sens scientifique qui pourrait clore le débat, mais seulement des arguments, une interprétation, une conviction. Conclusion de la première partie 260. La causalité s’inscrit dans une démarche qui se veut une réponse à un besoin d’explication. Elle est la connaissance d’une relation entre objets dont la construction a été difficile. La causalité apporte une réponse diversifiée et demeure marquée par la pluralité, la complexité, mais aussi le réductionnisme. 261. Dans une première étape, la question causale a été envisagée dans une approche purement spéculative et rationaliste qui en a ébauché une certaine vision, remodelée d’Aristote à Descartes. Synonyme d’explication chez Aristote, elle s’en sépare dès l’époque des stoïciens où elle s’identifie à l’activité et devient un mode particulier d’explication. Avec Descartes le modèle mécaniste du choc s’impose et il y a d’un côté un agent en mouvement et de l’autre un sujet passif qui subit l’action qui lui est externe. Toutefois la démarche spéculative n’a abouti à aucune solution objective en terme de connaissance de la réalité. Les explications spéculatives ne peuvent êtres résolues en terme de vérité, elles sont tributaires d’argumentations plus ou moins dogmatiques et traduisent une relation purement rationnelle entre faits. 262. Dans une deuxième étape, est apparue une approche empirique. La réponse est limitée, purement pratique mais accessible à la vérité par l’expérimentation. Elle est la seule réponse causale à pouvoir prétendre à ce critère objectif. Elle n’est qu’une réponse à une question posée dans un domaine particulier et selon une méthode propre. Elle est 105 une approche réductrice du réel dans lequel la science découpe son objet selon son point de vue. On a ainsi trois grands groupes de relations causales empiriques : causalité physico-chimique, causalité biologique et causalité humaine dont la nature est assez différente des deux autres. La causalité s’énonce de plusieurs façons et chaque énonciation correspond à une analyse différente d’un phénomène. On peut identifier causalité et mécanisme sous forme de lois, mais il faut aussi accepter d’appeler cause de simples régularités. On peut étudier uniquement le mécanisme causal mais on peut aussi étudier l’occurrence du processus sous forme statistique et la liaison entre faits. La causalité se révèle être déterministe mais aussi aléatoire. Ce dernier aspect s’explique par la complexité de la causalité qui peut résulter d’une pluralité de conditions ayant entre elles diverses relations, mais aussi par la prise en compte de l’environnement où se déploie la causalité. La dépendance est la forme spécifique de relation révélée par l’étude statistique. Elle se définit en terme d’élévation de fréquence de survenue d’un événement, et inclut des relations causales, mais ne s’y limite pas. Des éléments non causaux jouent un rôle sur la façon dont se produit l’effet. 263. L’enchaînement des événements ne s’explique pas uniquement par la causalité. La causalité n’est pas un principe universel. Il existe d’autres déterminations que causales, (génétique, micro-physique…), certains évènements surviennent sans cause (rencontre aléatoire de chaînes causales), les causes épuisent leurs effets. Chaque détermination est autonome par rapport à l’autre et explore une certaine partie du réel. Il n’y a pas de hiérarchie des explications ni de soumission de l’une aux exigences de l’autres car chacune a son objet. Chaque point de vue est seul légitime pour expliquer les évènements selon sa méthode et ses fins. Toute question ne peut avoir une réponse scientifique certaine. 264. Une pluralité de points de vue peut se greffer sur un même événement. Il ne faut pas confondre phénomène et objet. On peut avoir une pluralité de points de vue sur un même événement dans la mesure où il en résultera une pluralité d’objets. Le point de vue est sélectif : il peut élargir le champ d’analyse mais il peut aussi le rétrécir. Le point de vue n’est pas une simple description de la scène. Il détermine ce qui est objet en fonction de son intérêt de connaissance en distribuant la pertinence des faits281. Ce n’est 281 R Omnès, Philosophie des sciences, Folio , 1994, p. 338. 106 qu’après individualisation de l’objet qu’on peut envisager la détermination de la causalité. 265. La causalité dans les sciences humaines devient raison déterminante de l’action. On parle de compréhension dans ce domaine et la notion s’oppose à celle d’explication réservée aux sciences de la nature. La compréhension en raison prend en compte les facteurs déterminants d’une décision, ses motifs qui sont un équivalent de la causalité, en ce qu’ils la déterminent, mais en différent par sa nature. Il ne s’agit que d’une relation analogique. La détermination ne prétend pas à la réalité mais repose sur une processus interprétatif dépendant d’un modèle rationnel. Selon le modèle la réponse ne sera pas la même. La pluralité des modèles est variable d’une discipline à l’autre : univoque dans l’économie, ils sont indéterminés en histoire ou en sociologie. La vérité n’a plus la même signification que pour la causalité physique car l’expérience fait défaut. Elle se rapporte à la validité de l’interprétation par rapport à la théorie qui la fonde. Il y a rupture entre causalité physique et raison déterminante bien qu’il y ait continuité des évènements. 107 Deuxième partie : La causalité, une relation objet de construction 266. La causalité juridique est marquée d’emprunts faits à la causalité scientifique. Un travail d’adaptation explique qu’elle puisse pourtant être autonome à son égard dans une certaine mesure et dans certaines circonstances. On peut toutefois rassembler les différentes formes juridiques de la causalité en deux catégories selon les éléments scientifiques qui ont fourni une assise à leur édification. La causalité juridique peut se construire en prenant comme modèles les méthodes scientifiques (Titre I), mais elle peut aussi recourir à la connaissance statistique (Titre II). Titre I) Les méthodes scientifiques comme modèles de construction 267. Le droit a pris pour modèles deux méthodes scientifiques en vue de construire certaines relations causales. Le premier a été celui de l’expérience scientifique qui est au fondement de la théorie de l’équivalence des conditions (chapitre I) ; le second a été celui de l’explication scientifique légaliste reposant sur l’usage d’une loi de couverture (chapitre II). Chapitre I) La causalité reposant sur le modèle de l’expérience : l’équivalence des conditions 268. La théorie de l’équivalence des conditions a été introduite dans le droit pénal puis en droit civil, par Von Buri entre 1860 et 18851. Elle trouve sa source dans la science2 telle qu’elle était conçue, et présentée au XIXe siècle dans les travaux de John Stuart Mill qui a été le premier auteur à formuler la composition de la cause dans son Système de logique3. La causalité y est étudiée dans les chapitres consacrés à 1 P. Marteau, La notion de lien de causalité dans la responsabilité civile, thèse, Marseille 1914, p. 127 M. Planiol Traité élémentaire de droit civil, t. 2, 2e éd., revue par G. Ripert, LGDJ, 1947, n° 1019 : les auteurs soulignent que pour la doctrine allemande dont est issue la théorie, il s’agit d’une question scientifique. Il en est de même pour, H. Deschenaux, Norme et causalité en responsabilité civile, in Stabilité et dynamisme du droit dans la jurisprudence du Tribunal Fédéral Suisse, Basel, 1975, p. 408 : « En principe le droit ne peut que recevoir des savants la notion de cause » et p. 411 : « La causalité est une notion logico-scientifique ». 3 J.-S. Mill, Système de logique déductive et inductive, Pierre Mardaga, 1988. L’ouvrage de Mill parut pour la première fois en 1843 et connut six éditions, la dernière en 1865. La première traduction 2 108 la méthode expérimentale, seule source de connaissance pour l’auteur, au moyen de l’induction4. Une approche empirique de la causalité a donc servi de modèle aux juristes qui ont formulé la théorie juridique de l’équivalence des conditions. En considération de ces liens initialement étroits, les deux théories devraient partager une même conception de la causalité et par conséquent désigner le même objet sous la qualification de cause. Tel n’est pas le cas, car il n’y pas eu intégration juridique de la théorie scientifique mais adaptation de celle-ci, ce qui a abouti, en partie, à sa dénaturation. La cause juridique n’est pas la cause d’un évènement mais se réduit à n’être que la cause d’une explication. Une telle divergence s’explique par la façon dont s’est faite la prise en compte des données scientifiques. Il y a eu emprunt des concepts scientifiques (Section I) et mise à l’écart des fondements qui les justifiaient (section II). Section I) Un emprunt des concepts scientifiques 269. Le droit a emprunté les deux concepts fondamentaux de la théorie scientifique que sont la composition de la cause et le critère de nécessité comme moyen de sa détermination. Nous rappellerons leur formulation chez Stuart Mill (sous-section I) avant de voir leur réception en droit (sous-section II). Sous-section I) Formulation chez Stuart Mill Sa formulation repose sur deux propositions : la cause est constituée d’une pluralité de conditions équivalentes (I), la cause est un antécédent nécessaire (II). I) La cause est constituée d’une pluralité de conditions française date de 1866. Mill étudie la pluralité des conditions comme composantes d’une cause (p. 365 et s.) ainsi que la pluralité des causes dont la composition peut aboutir à des effets différents de celui qui serait obtenu si elles étaient présentes séparément (pp. 405 et s.). C’est principalement dans les sciences biologiques naissantes et dans la chimie que la deuxième question lui paraît pertinente. 4 P. Marteau, op. cit., p. 27 : « C’est à Stuart Mill que revient le mérite d’avoir précisé cette conception de la cause. » - Même opinion : G. Marty, La relation de cause à effet comme condition de la responsabilité civile, RTD civ. 1939, p. 687 - J. Favier, La relation de cause à effet dans la responsabilité quasi-délictuelle, thèse Paris, 1951, n° 63. 109 270. La cause est composée de nombreuses forces (appelées conditions) et seul l’ensemble de celles-ci peut être efficace dans la production d’un phénomène5. Les différentes conditions peuvent être simultanées ou successives6, mais elles doivent être présentes à l’instant qui précède la production de l’effet. L’efficacité causale dépend à tel point de chacune d’entre elles que, si on en supprime une seule, l’effet n’a pas lieu7. Inversement, la présence d’une seule condition n’a aucune conséquence. La condition est nécessaire mais insuffisante d’où l’appellation de théorie de la condition sine qua non qui est aussi donnée au système de l’équivalence des conditions. En effet, il n’y a aucune raison de donner exclusivement ou préférentiellement à un élément le nom de cause. Les conditions sont toutes équivalentes du fait de leur rôle8. Elles ne sont prises en compte que d’un point de vue qualitatif et non quantitatif et aucun effort n’est fait pour déterminer un rapport d’efficacité entre ces éléments : seule leur présence ou leur absence est retenue. Il y a une inégalité du rôle des conditions, car, favorables à la production, leur simple présence n’est pas suffisante, alors qu’absentes, elles bloquent le processus. Les causes sont aussi bien des faits positifs que des faits négatifs9. Un évènement se produit si les éléments favorables sont présents, en l’absence des éléments qui lui sont opposés. L’efficacité causale impose la réunion de la totalité des conditions10. II) La cause est un antécédent nécessaire 271. En énonçant que la cause est un antécédent nécessaire, Mill ne donne pas une définition conceptuelle mais opératoire de la causalité. Il ne dit pas ce qu’elle est, mais comment et à quelles conditions il est possible de mettre en évidence une relation entre éléments en recourant à l’expérience11. Nécessaire signifie nécessaire et suffisant car la science de son époque ne se conçoit que sous une loi de nature déterministe12 et l’effet survient mécaniquement, lorsque la cause est posée. Le critère 5 J.-S. Mill, op. cit., t.1, p. 371. J. Favier, op. cit, n° 63, cite expressément Mill. 7 J.-S. Mill, op. cit., t. 1, p. 372. 8 J.- S. Mill, op. cit., t. 1, p. 377. 9 J.-S. Mill, op. cit., t.1, p. 375. 10 J.-S. Mill, op. cit., t.1, p. 370. 11 J.-S. Mill, op. cit., t. 1, p. 414. 12 R. Rodière, La responsabilité civile, Rousseau, 1952, n° 1616 : « Cette idée de nécessité relève d’un déterminisme qu’il reste à démontrer». - P. Marteau, op. cit., p. 25 : « La connaissance causale procède d’un élément plus profond que la succession dans le temps qui est l’idée de nécessité ». 6 110 de nécessité est la traduction d’une régularité observée dans la succession des phénomènes13 dans un cadre expérimental qui se manifeste lorsque toutes les conditions de la cause sont réunies. Le test de la condition sine qua non a un contenu empirique, reflet de ce qui se produit lors d’une expérience où les éléments peuvent être manipulés par le savant. Si on enlève une des conditions dans la réalité expérimentale et non seulement par la pensée14, alors l’effet ne se produira pas. Nécessaire est donc équivalent à constant dans une série expérimentale. Le cadre de référence est celui du laboratoire et la question des limites dans la recherche des conditions ne se pose pas car l’expérimentateur les choisit dans le protocole qu’il met en œuvre. Sous-section II) Leur réception en droit 272. La droit a accueilli autant la composition de la causalité (I) que sa détermination comme antécédent nécessaire de l’effet (II). I) La causalité juridique est constituée d’une pluralité de conditions 273. La composition de la cause est admise en droit15 et les différentes conditions sont immédiates ou successives16. La cause juridique est un collectif17. Cependant, alors que la conception scientifique de l’équivalence des conditions affirme que celles-ci sont toutes identiques au regard de leur pouvoir causal qui ne se révèle que par leur réunion, au plan juridique, chacune d’entre les conditions sera considérée comme équivalente à la cause. Il est donc possible de tenir chaque élément comme équivalent au tout et de les déterminer indépendamment du tout. Il s’agit d’une première 13 J.-S. Mill, op. cit., p 417. - P. Esmein, Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité, D. 1964, chron., p. 205 : « Un fait est considéré comme la cause d’un autre quand on vérifie de façon constante que les mêmes circonstances étant réunies, le premier est suivi du second ». - M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français, t. VI, première partie, 2e éd., par P. Esmein, LGDJ, 1952, n° 538 - Ph. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz-Action, 2004, n° 1715 : « Elle découle du déterminisme ». 14 J.-S. Mill, op. cit., t.1, p. 415. 15 G. Viney et P. Jourdain,, Les conditions de la responsabilité, 2e éd., LGDJ, 1998, note 59, p 169, rappellent que cette théorie est présente dans tous les systèmes juridiques. - J. Flour, J.-L. Aubert, et E. Savaux, Le fait juridique, A. Colin 2005, 11e ed., par J.-L. Aubert et E. Savaux, n° 155. 16 P. Jourdain, Droit à réparation, Lien de causalité, J.-Cl., Fasc 160 (Resp. civ. et assur.), 1993, n° 30 P. Marteau,, op. cit., p 128 – H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t. 2, Montchrestien , 1975, 6e ed., n° 1421. 17 B. Starck, L. Boyer, H. Roland, Responsabilité délictuelle, Litec, 1996, 5e ed., n° 1056 - J. Flour , J.L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 155. 111 adaptation des concepts scientifiques18, justifiée par un besoin de simplification propre au droit qui a été réalisée par la jurisprudence allemande, en se dégageant assez tôt de la pensée de Von Buri, puis par Von Liszt 19 qui l’a reformulée telle que nous la connaissons, en considérant que les exigences et les conditions de la science ne pouvaient trouver totalement application en droit. Il résulte de ce premier travail d’adaptation qu’il paraît possible de déterminer séparément la causalité de chaque condition sans avoir à les réunir toutes, contrairement aux conceptions de Stuart Mill20. 274. Peu de critiques sont adressées à la composition de la cause, sauf au plan logique21 . Si un événement X résulte de trois conditions a, b, c, est-il logique de retenir a, b ou c comme cause juridique du seul fait que si l’une avait été absente rien ne se serait produit, car il est possible d’affirmer de la même façon que sans les autres conditions le résultat ne serait pas survenu ce qui amène à conclure que chacune séparément n’est pas la cause qui n’existe que dans leur conjonction? Cette critique pour intéressante qu’elle soit, semble réduire la causalité à une question purement logique ce qu’elle n’est pas22. 275. La simplification apportée à la théorie est justifiée en général au regard des exigences du droit qui ne se propose pas d’atteindre la cause des phénomènes pour les reproduire, mais doit déterminer les individus dont l’action a suffi à poser une des conditions d’un acte dommageable en vue de le réparer. La condition est l’élément 18 P. Marteau, op. cit., p. 36 : « Le mot de cause sera ainsi appliqué à une ou plusieurs conditions arbitrairement isolées quelles qu’elles soient et non exclusivement à la somme ». 19 P. Marteau, op. cit., p. 131. 20 M. Planiol, op. cit., n° 1018. 21 P. Marteau, op. cit., p 129 - G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 343 et n° 344 - J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 162 : « Pour logique qu’elle soit, il peut être fait grief à la théorie de l’équivalence des conditions de n’être précisément que cela, de ressortir à une logique purement abstraite ». 22 L’idée que la causalité est une question de logique vient probablement du titre de l’ouvrage de Mill, bien qu’il porte en sous-titre « exposé des principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique ». P. Marteau, op. cit., pp. 24 et s, traite de la causalité comme d’une question de logique, puis l’envisage dans les sciences (pp. 30-34) en identifiant causalité et conservation de l’énergie, ce qui lui permet de conclure que la causalité scientifique n’est d’aucun usage pour le droit. Si Mill traite de la logique classique dans le livre premier du premier tome du traité, il ne s’y limite pas. Tout le reste de l’ouvrage est consacré à la science. Dans son introduction, Mill précise que son travail est une tentative de systématisation des opérations intellectuelles suivies dans la recherche scientifique, y compris dans les sciences humaines débutantes. Mill est un empiriste et non un métaphysicien ou un logicien pur. Il s’agit pour lui de donner un cadre général valable pour toute connaissance empirique. De plus Mill est convaincu du déterminisme dans la nature ce qui explique l’importance de la nécessité pour lui. 112 juridique par le quel le droit impute à une personne cette obligation23 . Il y a donc de bonnes raisons de ne pas utiliser le modèle scientifique au pied de la lettre car les définitions scientifiques ou philosophiques de la causalité ne sont pas utilisables en droit24. Chercher la cause au sens philosophique ou scientifique est d’une part impossible et d’autre part inutile pour le juriste. La recherche est impossible car le monde des causes factuelles n’est pas un monde clos et il est douteux qu’on puisse affirmer, dans un cas donné, qu’on a atteint la cause de celui-ci de façon absolument certaine et exhaustive. Il est nécessaire de renoncer à l’espoir d’une cause complète pour une cause relative. Cette démarche est de plus inutile car imposer une telle exigence empêcherait toute possibilité d’action en justice de la victime qui devrait obligatoirement impliquer tous les acteurs qui ont posé chacun une des conditions de son dommage25. En effet si on ne considère la cause que comme la somme totale des conditions du dommage, il n’y aurait de responsable qu’au cas où une personne aurait posé toutes les conditions d’un dommage, ou que les différents acteurs qui ont concouru au dommage en posant chacun une ou plusieurs seraient retrouvés26. L’activité judiciaire, plus modeste, a pour but de déterminer seulement si un fait allégué par une partie est une condition d’un dommage et il ne s’agit pas de reconstituer l’événement dans la multiplicité des ses conditions. Une telle adaptation paraît acceptable et la causalité juridique ne semble pas totalement en rupture avec la causalité matérielle si ce n’est que la reconstitution de toute la chaîne causale n’est pas exigée27. Le droit ne recherche pas la cause au sens strict et l’usage de l’expression de lien de causalité est plus évocateur que celui de cause ou de causalité28 pour décrire ce qui se passe en droit où un lien avec le dommage suffit sans que la cause ne soit exigée. La simplification, quoique perçue, n’est pas considérée comme pouvant avoir des conséquences sur la nature de la causalité juridique. 276. Cette adaptation semble un gage de justice car la conception juridique, en s’éloignant de la conception scientifique, sa rapproche ainsi du sens commun29 pour 23 P. Marteau, op. cit., p. 132. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 333. 25 J. Favier, op. cit., n° 63, spéc. p 116. 26 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 355. 27 J. Favier, op. cit., n° 63. 28 P. Marteau, op. cit., p. 132. 29 P. Marteau, op. cit., pp. 34 à 37. 24 113 lequel s’atténue complètement la distinction entre cause et conditions. Il ne s’agit pas de reproduire un événement mais de dire dans cet événement unique ce qui l’a causé et dans cette tâche, les individus ont tôt fait d’y trouver une pluralité d’éléments sans avoir besoin d’une énumération complète et sans réelle méthode. Le Code civil s’adressant à tout le monde il est donc bon que le mot de cause reste dans son acception commune. Une telle adaptation a l’inconvénient de faire dériver la causalité vers l’incertitude dans la mesure où le rejet d’un langage précis fait obstacle à toute appréhension en terme de preuve et que le sens commun est difficilement source de connaissance. II) La cause juridique est un antécédent nécessaire 277. On retiendra comme cause juridique toute condition dont la présence peut être dite nécessaire à la survenue du dommage30. Ainsi tout événement se décrypte à partir de la reconstitution d’un enchaînement des faits qui permet d’en connaître la cause puisqu’elle est une description du réel31, d’où sa qualification de cause matérielle32 qui l’oppose à d’autres formes de causalité qui ne se fondent pas sur une approche scientifique, et qui sont dites normatives ou juridiques33. La normativité peut aussi affecter la causalité dans la théorie de l’équivalence lorsqu’il est fait le choix de ne pas retenir toutes les causes matérielles déterminées par elle34. La valeur de la théorie dépend bien entendu de son application par la jurisprudence35. Il parait faire peu de doute, nonobstant le silence des magistrats, que bien des solutions sont difficilement 30 R. Savatier, Traité de la responsabilité civile en droit français, t. II, LGDJ, 1939, n° 456 : « La nature du lien de causalité est facile à préciser. Il résulte de ce que dans le déroulement des faits et de leurs conséquences, l’existence de la faute ou du risque a joué le rôle de condition nécessaire au dommage. L’idée est simple mais l’application est difficile ».- R. Demogue, Traité des obligations en général, t. IV, A. Rousseau 1924, n° 366 - J. Flour , J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 157. 31 F. Leduc, La cause exclusive, Resp. civ. et assur., sept. 1999, p. 4. 32 P. Marteau, op. cit., p. 130 - R. Demogue, op. cit., n° 376 : « Le système de l’équivalence des conditions nous paraît scientifiquement le seul exact ». - contra : R. Rodière, op. cit., n° 1615 : « Ce système est pratiquement inutilisable, car dans la mesure où l’enchaînement des faits peut être démontré, il conduit à en retenir un nombre illimité et pourrait inciter à d’infinis recours », ; n° 1617, il évoque « une physicalité déplacée et parfois futile » . 33 V. Palmer, Trois principes de la responsabilité sans faute, RID comp. 1987, p. 825. 34 F. Leduc, La cause exclusive, op. cit., eod. loc. 35 A. Bénabent, Droit civil, Les obligations, Montchrestien, 2003, 9e éd., n° 557 et n° 558, conclut à l’inanité de toute discussion sur la causalité dans la mesure où le seul critère de validité serait la sanction des tribunaux : « Il est vain de s’engager dans le débat intellectuel, dès lors qu’on a perdu tout espoir de voir la jurisprudence prendre parti et qu’elle conserve la plus grande latitude par une appréciation au cas par cas. » 114 explicables sans y avoir recours36. La Cour de cassation a fait référence explicitement à cette théorie dans un arrêt récent37 ce qui vaut consécration officielle de sa place. 278. Il s’agissait d’une affaire dans laquelle véhicule, qui n’était pas assuré, avait défoncé la devanture d’un commerçant qui avait subi, de ce fait, une perte d’exploitation. Le commerçant avait demandé à être indemnisé par le fonds de garantie contre les accidents de circulation qui a été condamné à réparation. A l’appui de son pourvoi, le fonds d’indemnisation faisait valoir que l’ampleur du préjudice était en rapport avec la carence de l’assureur de la victime qui avait tardé à remplir ses obligations. L’arrêt de la Cour de Cassation rejette le pourvoi, en approuvant les juges du fond d’avoir retenu le lien de causalité entre l’accident et la perte d’exploitation, la pluralité des causes n’étant pas de nature à faire obstacle à l’indemnisation de l’entier dommage par l’auteur initial par « application du principe de l’équivalence des causes dans la production d’un même dommage en matière de responsabilité délictuelle ». 279. L’utilité pratique de la théorie est confirmée par le test de la condition sine qua non38 : la condition est indispensable par sa présence de telle sorte qu’en son absence l’effet n’aurait pas eu lieu, mais à l’inverse sa simple présence ne suffit pas à le faire se produire. La condition est nécessaire et non suffisante39. Le critère de nécessité permet de distinguer le fait causal du fait dont la présence dans les antécédents du dommage relève de la pure coïncidence, car tout antécédent n’est pas causal et cette distinction est une exigence de la raison40 que le critère de nécessité satisfait pleinement41. C’est le critère applicable par principe à la détermination de la causalité et exceptionnellement un fait nécessaire ne sera pas retenu au nom de la causalité adéquate La théorie est applicable aussi bien en cas de dommage unique, ayant une pluralité de causes, que d’accidents successifs ayant une cause commune. Elle justifie qu’on retienne la responsabilité de chacun des auteurs ayant concouru par son fait à un dommage car chacun en a posé une des conditions. L’équivalence des 36 R. Rodière, op. cit., n° 1618 : « La Cour de cassation est discrète dans ses motifs. Il faut motiver à sa place. » 37 Cass. civ. 2e, 27 mars 2003, Bull. civ., II, n° 76 : JCP G. 2004, I, 101, obs. G. Viney. 38 On peut voir dans ce test une application d’un raisonnement contre-factuel qui ne repose pourtant pas sur une conception déterministe des évènements : cf. infra n° 515. 39 P. Marteau, op. cit., p. 249. 40 J. Flour et J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 155, spéc. p 155. 41 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 346- et 346-1. 115 conditions permet de déterminer la causalité du fait de l’homme mais aussi de rattacher le fait des choses à un dommage, indépendamment de sa détermination spécifique. 280. Le fait de l’homme est pris en compte par l’équivalence des conditions dans des situations où un dommage résulte directement du fait d’une personne dont l’action n’a été possible que parce qu’une faute imputable à un tiers l’avait précédée42. Tel est le cas lorsque le propriétaire d’une voiture la laisse ouverte, qu’elle est volée et que le voleur occasionne un accident. Le propriétaire est condamné à réparer, puisque s’il n’avait pas été négligent, la voiture n’aurait pas été volée, et l’accident ne se serait pas produit. Son imprudence est causale43. Tel est aussi le cas lorsqu’un un homme laisse une arme à portée de main de ses petits enfants et que l’un d’eux blesse un de ses camarades. Sans la faute initiale le dommage ne se serait pas produit, elle est donc causale44. Tel est le cas général de tous ceux qui ont fourni à une personne un moyen par lequel elle a occasionné un dommage45. Sans la fourniture de ce moyen le dommage n’aurait pu se produire. 281. La prise en compte de la pluralité des faits des choses peut trouver illustration dans le domaine des maladies professionnelles46. Un individu qui avait travaillé comme préparateur en colorants et magasinier droguiste ayant présenté un cancer du poumon, en a demandé la prise en charge au titre de maladie professionnelle. La Caisse d’assurance maladie a refusé de faire droit à sa demande aux motifs que, si le salarié avait été incontestablement exposé à des poussières de bichromate de potassium, il présentait aussi un tabagisme important ce qui ne permettait pas d’établir que cette affection avait été directement causée par le travail. Le travailleur ayant obtenu gain de cause en appel, la Caisse d’assurance a formé un pourvoi en 42 CA Metz, 7 février 1995 : JCP 1995, IV, 1926 : « Lorsque plusieurs causes successives ont concouru à la réalisation du dommage, la faute dite sine qua non en l’absence de laquelle il n’aurait pas résulté de préjudice doit être réputée causale ».- A l’inverse un fait qui n’est pas qualifié de condition sine qua non n’est pas causal : Cass. crim., 2 déc. 1965 : Gaz. Pal. 1966, 1, jur. p. 132 - Cass. civ. 2e, 8 février 1989 : JCP G 1990, II, 21544 obs. N. Dejean De La Bâtie. 43 Thonon-les-Bains, 29 mai 1942 : JCP 1942, II, 1921. 44 Cass. civ. 2e, 11 janvier 1979, Bull. civ., II, n° 19. 45 F. Grua, La responsabilité civile de celui qui fournit le moyen de causer un dommage, RTD. civ. 1994, p. 1. 46 Y. Saint- Jours, Maladies professionnelles : l’origine multifactorielle d’une maladie n’est pas exclusive de son caractère professionnel, D. 2003, p. 1113.- Dans le même sens : Cass. soc. 19 juillet 1962, Bull. civ. IV, n° 670 - M. Huyette, Dépression, accident du travail et faute inexcusable, D. 2004, p. 906, note sous cass. civ. 2e, du 1er juillet 2003. 116 cassation. La Cour de cassation rejette le pourvoi : la pluralité des facteurs ne fait pas obstacle à ce que la maladie soit considérée comme causée par le travail habituel. 282. L’équivalence des conditions permet aussi de lier un dommage à une pluralité de conditions de nature différente. Association du fait de l’homme et du fait de la nature dans l’arrêt Perruche47 . L’existence d’une anomalie congénitale ne fait pas obstacle à la prise en compte du fait fautif du médecin qui a manqué à son devoir d’information. Association d’un fait positif et d’un fait d’abstention dans le cas où la responsabilité de la SNCF est retenue du fait des dommages subis par un passager lors d’une agression48. Sa faute consiste à ne pas avoir pris toutes les précautions possibles pour éviter un tel fait. Dans tous les cas le test de la condition sine qua non est utilisable. 283. La théorie permet aussi de reconnaître le fait causal d’une personne dans la production de plusieurs dommages, dont l’un est pourtant occasionné par un tiers, dans la mesure où ils se réalisent dans les suites de la situation dommageable pour laquelle sa responsabilité a été retenue. Il en est ainsi des complications d’une intervention imposée par une blessure de la colonne vertébrale causée par un accident de la circulation. Elles sont considérées comme causées par le conducteur au motif que l’intervention qui a entraîné le trouble oculaire avait été rendue nécessaire par son fait49. On peut trouver des décisions analogues reliant un accident initial à des conséquences diverses qui se rattachent aux soins qu’il a nécessités : contamination par le virus de l’hépatite virale due à des transfusions50, amputation de jambe à la suite d’une infection contractée dans une clinique51, décès de la victime après une intervention52 ou du fait d’une surcharge médicamenteuse53. Un simple défaut d’information, qui pèse sur le médecin prestataire de service comme sur le médecin 47 Cf. infra n° 731. Cass. civ. 1re, 12 décembre 2000 : Resp. civ. assur. 2001, n° 73 – Même solution, Cass. civ. 1re, 23 février 1983, Bull. civ., I, n° 73 : l’accident survenu au client d’une agence de voyage lors de son séjour lui est imputable. 49 Cass. civ. 2e, 27 janvier 2000, Bull. civ, II, n° 20 : RTD civ. 2000, p 335, obs. P. Jourdain – Dans le même sens, Cass. civ. 1re, 16 juin 1969 : JCP.G. 1970, II, 16402, note R. Savatier : l’auteur d’un accident est cause de l’aggravation de l’état de la victime due à un traitement médical non fautif car sans l’accident initial le traitement n’aurait pas été nécessaire et donc aucun dommage ne serait advenu. 50 Cass. civ. Ire, 9 juillet 1996, Bull. civ., I, n° 306 – Cass. civ. 1re, 4 décembre 2001 : Resp. civ assur. 2002, com. 126, note H. Groutel. 51 Cass. civ. 2e, 12 octobre 2000 : Resp. civ. assur., 2001, com. 7. 52 Cass. civ. 2e, 4 février 1987, Bull. civ., II, n° 38. 53 Cass. civ. 2e, 7 avril 2005 : Resp. civ. assur., 2005, com. 173, note H. Groutel. 48 117 prescripteur, peut en cas de survenue d’un dommage, faire retenir la faute du premier comme une de ses causes54. 284. Elle peut même justifier le recours entre co-auteurs d’un dommage55. La victime d’un accident de la circulation contracte une hépatite virale à la suite des transfusions nécessitées par les interventions qu’elle a subi. Le centre de transfusion auquel il est demandé réparation des préjudices appelle en garantie l’auteur du dommage initial. La Cour d’appel rejette la demande au motif que la faute du centre l’empêchait de répercuter sur l’auteur du dommage sa responsabilité personnelle. La Cour de cassation casse la décision en énonçant que les transfusions avaient été rendues nécessaires par l’accident imputable à son auteur. Si l’utilisation du critère peut surprendre dans ce contexte56, le recours à la théorie se faisant au profit des victimes et non de l’auteur du dommage en général, son application est orthodoxe car le test de la condition sine qua non ne connaît pas de limitation. 285. Au regard de ces différents exemples, le critère de nécessité semble satisfaisant pour établir pleinement la causalité, quelle que soit la nature du fait, quel que soit le nombre des intervenants, quel que soit le nombre des dommages. A l’inverse, un fait qui n’est pas nécessaire n’est pas causal57. 286. Toutefois, si on abandonne ces premiers exemples qui semblent convaincants quant à la validité de la théorie, une telle conclusion semble devoir être revue avec réserve. Toute une gamme de critiques peut semer le doute sur cette première impression et les partisans de la théorie eux-mêmes se voient contraints d’introduire quelques restrictions, difficiles à justifier après un jugement aussi positif, en reconnaissant que toute condition nécessaire ne peut être retenue bien qu’elle ait participé à la production du dommage car elle ne l’explique pas du fait de sa 54 Cass. civ. 1re, 14 oct. 1997 : JCP. G., 1997, I, 4068., obs, G. Viney. M-C. de Lambertye-Autrand, La théorie de l’équivalence des conditions et les recours entre coauteurs, D. 2002, p. 3044, note sous cass. civ. 1re, 4 déc. 2001. 56 O. Gout, Conception extensive du lien de causalité : les transfusions sanguines ayant entraîné la contamination de la victime ont été rendues nécessaires par l’accident imputable au conducteur, JCP G. 2002, II, 10198 - Arrêt Courtellemont , CA Pars, 10 nov. 1995 : Gaz. Pal., 1, jur. p. 152. 57 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 353- Si le fait ne peut être qualifié de condition sine qua non, la causalité est écartée : Cass. crim. 2 décembre 1965 : Gaz. Pal., 1966, 1, jur. p. 132 : décès d’une crise cardiaque d’une personne qui avait poursuivi l’auteur d’un accident dont elle avait été victime. Ce dernier n’est pas considéré comme cause de la mort. 55 118 contingence58. Ainsi la nécessité n’exclurait pas la contingence qu’elle avait la tâche de discerner, ce qui est pour le moins contradictoire. Le rapport entre explication et nécessité, qui est introduit pour justifier cette restriction, n’est pas clairement explicité et tout se réduit à la simple affirmation que si certaines solutions ne sont pas établies sur le critère de nécessité, bien qu’il soit présent, c’est qu’il n’est pas suffisant. 287. La théorie peut susciter des interrogations plus vives lorsqu’on suit l’évolution de la jurisprudence. D’une part, des solutions similaires existaient avant que la théorie ne soit en usage, d’autre part, des revirements de jurisprudence font qu’une solution toujours justifiée par la théorie est cependant abandonnée. Dès le début du XXe siècle, on peut trouver des décisions, en matière d’accidents du travail, qui lient des chaînes causales au nom de préoccupations sociales et humanitaires59 et non en application d’une quelconque théorie. Les juges décidaient que les complications infectieuses développées après un traumatisme formaient un tout indivisible avec la lésion initiale, qu’elles soient dues à une négligence du blessé ou à une complication du traitement. Il en a été de même pour les risques de contagion à l’hôpital. La victime d’un accident du travail transportée dans un établissement avait contracté une maladie étrangère à son traumatisme, la tuberculose. Après quelques hésitations, la jurisprudence a relié cette maladie à l’accident du travail, l’affaiblissement du patient par l’accident étant considéré comme un facteur favorisant le développement de la maladie infectieuse60. Si des solutions identiques sont possibles, qu’on utilise la théorie ou non, on peut s’interroger sur son apport à la détermination de la causalité. Les évolutions de la jurisprudence posent des questions similaires. Il avait été jugé que lorsqu’un patron avait retenu un ouvrier au-delà des heures légales et qu’en sortant de l’usine, celui-ci avait été victime d’un accident, il pouvait en être tenu pour responsable61. En effet si le patron n’avait pas agi ainsi, l’employé ne se serait pas 58 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 356 - Cass. civ. 2e, 8 février 1989 : JCP 1990, II, 21544, obs. N. Dejean De La Bâtie : Une personne est victime d’un accident de voiture dont le chauffeur est reconnu comme responsable. Il en conserve des séquelles. Il meurt dans l’incendie de son lit des années après. L’automobiliste à l’origine de l’accident n’est pas cause du décès malgrè le rôle joué par l’infirmité de la victime. 59 G. Cornu, JCP.G, 1952, II, 7272. 60 Cass. civ. 21 février 1912 : D.P. 1913, 1, 294 - Grenoble, 18 décembre 1913 : D.P. 1913, 2, 197. 61 Cass. civ. 7 août 1895: S. 1896. I, 128. 119 trouvé au lieu où il a été victime d’un accident. Le test de la condition sine qua non justifie la solution. Pourtant la solution a été abandonnée ultérieurement62. 288. Des critiques plus virulentes affirment que la théorie ne définit pas clairement selon quel procédé on peut établir qu’une faute a été un antécédent nécessaire d’un dommage ou qu’elle ne l’a pas été. La réponse habituelle n’est pas satisfaisante car le test de la condition sine qua non ne permet pas de lever tous les doutes et loin de participer à la détermination de la causalité, elle la présuppose63. L’ambition du système de l’équivalence des conditions de doter le juriste d’un instrument précis peut sembler un échec et il n’apporte aucune solution au problème qu’il prétend résoudre64. De plus, il contredit les textes car ceux-ci introduisent une limitation des dommages réparables (art. 1150 et 1151 du Code civil), alors que la théorie de l’équivalence ne permet pas de couper à un moment la chaîne infinie des conséquences65. Starck traduit son embarras en une formule sibylline. Il affirme que de toute façon, il faut « éliminer les circonstances qui n’ont pas de caractère causal, bien qu’elles soient des conditions sans lesquelles le dommage ne se serait pas produit »66, mais il ne donne pas de réponse à la façon dont on doit trancher. La difficulté de déterminer la causalité dans l’équivalence des conditions est soulignée par Mazeaud et Tunc, qui semblent assez désabusés : « la théorie ne permet pas de dire quand il y a causalité car elle conduit à affirmer qu’il y a causalité dans tous les cas où la question peut raisonnablement se poser et dans quelques autres »67. Toutefois les causes de l’échec apparent de la théorie ne sont pas explicitées. Il est le résultat de l’abandon par le droit des fondements qui justifient les concepts théoriques qu’il a empruntés. Section II) La mise à l’écart des fondements scientifiques 289. La mise à l’écart par la théorie juridique des éléments qui fondent les concepts qu’elle a accueillis rend compte des contradictions et des incertitudes qu’elle suscite. 62 Cass. soc. 7 mai 1943 : D. A, 1943, 51. J. Favier, op. cit. , n° 66 - Aubry et Rau, Traité de droit civil, t. VI, 7e ed., Librairies techniques, 1975, par A. Ponsard et N. Dejean De La Bâtie, n° 389. 64 J. Favier, op. cit., n° 74 . 65 J. Favier, op. cit., n° 76. 66 B. Starck, L. Boyer, H. Roland, op. cit., n° 1079. 67 H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, op. cit., t. 2, n° 1442. 63 120 Son analyse permet de déterminer ce qu’elle permet de désigner sous le terme de cause car elle n’a plus qu’un lointain rapport avec son point de départ. Sous la similitude des mots se cache une différence méthodologique. Alors que dans la théorie de Mill le critère de nécessité est lié à l’expérience scientifique, il n’en est plus de même dans la formulation juridique. La nécessité est coupée de toute référence qui pourrait lui donner un contenu opératoire ouvert vers la réalité. Tout ce qui peut être dit nécessaire devient éligible au titre de cause juridique. Le critère de nécessité, pierre de touche de l’appréhension causale, ne se justifie que dans un cadre déterministe et empirique qui n’est pas accueilli par le droit. La nécessité sans l’empirisme (sous-section I) fait que le critère de nécessité ne mène pas à la détermination de la causalité : la nécessité est présente sans la causalité (sous-section II). Sous-section I) La nécessité sans l’empirisme 290. La rupture avec l’empirisme est assumée (I) mais non ses conséquences et la réalité de la causalité semble pouvoir continuer à être affirmée (II). I) Un rejet assumé 291. La rupture avec l’empirisme est assumée car elle s’impose du fait de la différence séparant l’activité du savant de celle du juriste. Le premier a affaire à des séries d’évènements reproductibles au cours d’expériences alors que le second est confronté à des situations toujours individuelles. Le juriste ne peut donc pas être un expérimentateur68 et reproduire les faits qui se présentent à lui pour décider si l’un d’eux est causal ou non. Trois propositions implicites majeures sous-tendent ce postulat. La première est que les évènements individuels ne peuvent être connus que par la détermination de causes individuelles. La seconde est qu’une cause peut être connue dans sa singularité69. La troisième est que l’établissement non expérimental de la causalité est possible grâce à la théorie de l’équivalence des conditions qui serait 68 C. Atias, L’expérimentation juridique : y a-t-il des expériences juridiques cruciales, in P. Amselek (sous la direction de) Théorie du droit et science, PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 129 - G. Marty, La relation de causalité, art. précit., p 688. 69 M. Kistler, Causalité et lois de nature, Vrin, 1999, pp. 26 à 32 : l’existence de causes singulières est admise comme possible par les savants, à titre d’hypothèse forte, mais aucune méthode ne permet d’en faire la preuve. La connaissance scientifique a des limites. 121 l’instrument adapté à cette mission. Des exemples triviaux semblent corroborer cette approche. Toutefois des exemples ne sont pas des preuves de la validité générale de la méthode. 292. Des exemples sont fréquents dans la vie quotidienne où il semble que la causalité se perçoive immédiatement dans sa singularité : couper avec un couteau, assassiner avec une arme à feu, percuter une chose qui est détruite, mettre le feu à un immeuble, renverser un piéton ou entrer en collision avec une voiture, dérober quelque chose, dans tous ces cas la cause est clairement établie sans investigation. On peut donc parler de relations de causalité directement accessibles, objectives et jusqu’à un certain point singulières, sans qu’il soit besoin d’expérimentation. Il serait donc possible de déterminer la causalité d’une séquence d’événements qui se déroule pour la première et dernière fois et de recourir au test de la condition sine qua non qui confirme la causalité ainsi retenue. 293. La détermination causale repose alors sur la simple description d’un enchaînement de faits qui se succèdent dans une séquence temporelle dont les limites ne sont pas fixées70. La lecture de cet enchaînement semble autoriser à percer le mystère de la causalité et à donner une réponse assurée dans son évidence : le maître d’école est-il la cause de l’accident d’un élève qu’il avait retenu, blessé par une tuile tombée du toit au moment précis où il sortait ? La réponse est assez simple : si le maître ne l’avait pas retenu, il serait sorti plus tôt et la tuile qui devait tomber ne l’aurait pas atteint. Le test semble confirmer la pertinence du postulat dont les conséquences contredisent chacune les données de la science dont la théorie est pourtant issue. La succession des faits considérée comme un enchaînement causal est en contradiction avec deux propositions scientifiques. La science fait une large place à des déterminations non causales et admet qu’il existe des évènements non causés71 prenant pourtant place dans une succession de faits. Si la causalité juridique se résume à une succession temporelle, alors elle prend aussi pour cause des évènements 70 Aubry et Rau, op. cit., n° 393 : « Cet enchaînement permettrait de donner le nom de cause à n’importe quoi ». - H. Ph. Visser’t Hooft, Causalité et sens commun : esquisse d’une analyse conceptuelle, in Ch. Perelman (sous la direction de), Etudes de logique juridique, Vol. V, Bruxelles, E. Bruylant, 1973, p. 103 : évoque une casuistique évènementielle factuelle qui serait le reflet de faits purs et simples. Le juge recourt sur ce fond commun à un jugement de valeur en fonction des intérêts sociaux. 71 Cf. supra n° 185. 122 fortuits. Si la description est apte à saisir la causalité, il faudrait admettre que décrire et connaître les causes sont la mêmes chose ce que la science récuse72. Enfin, méthodologiquement, une expérience de pensée semble suffire à trancher la question causale. Ce qui est vrai en pensée l’est aussi dans la réalité, sans avoir besoin de confirmation empirique. Cette approche qui semble ne pas avoir besoin de fondement serait au moins valable dans des cas assez simples73. Elle repose sur un sentiment de légitimité, de clarté, qui est proche de celui que Descartes expose dans le Discours de la méthode74. La vérité naît de l’évidence et des idées claires. Les choses se donnent à voir dans leur réalité qui se calque sur nos facultés. Ce qui est vrai en pensée l’est dans le monde et ce n’est que dans les cas complexes qu’il faut s’appuyer sur l’expérience ce qui justifierait que l’équivalence ne fonctionne que dans des cas simples. Le parrainage cartésien pourrait être une preuve de la valeur de la méthode si une difficulté ne surgissait : la perte de l’arrière plan métaphysique nécessaire à la construction cartésienne. En effet, si un bon usage de la pensée suffit à connaître ce n’est que garanti par la certitude d’un Dieu non trompeur. Il paraît difficile de se référer actuellement à une telle argumentation. La clarté ne permet pas de marquer la limite entre ce qui serait directement accessible à la connaissance et ce qui requiert une étude empirique. La méthode ne peut être valable pour distinguer les causes et les coïncidences. II) Un réalisme maintenu 294. L’écart entre les deux théories n’est que rarement perçu75, en particulier en ce qui concerne le critère de nécessité76. Les imperfections qu’on attribue à la théorie ne seraient que le prolongement de l’obscurité de la causalité dans les sciences, dans la mesure où la théorie de l’équivalence est considérée comme une théorie de la 72 Cf. supra n° 44 et 47. Ph. Le Tourneau op. cit., n° 1715 : « Cette théorie pouvait autrefois permettre la réparation équitable et pragmatique des dommages, dans une économie essentiellement agricole et artisanale, il n’en va plus de même aujourd’hui ». La théorie est pourtant toujours de droit positif. 74 Cf. supra n° 69 et s. 75 Seul J. Favier, op. cit., n° 61, met nettement en évidence la rupture entre les conceptions de Mill et leur adaptation au droit : « Les auteurs ont été amenés à modifier de façon assez considérable les résultats de la thèse des philosophes ». 76 G. Cornu, JCP 52, II, 7272, remarque cependant que « La curiosité l’emporte de savoir de quoi est faite concrètement cette nécessité ». 73 123 causalité matérielle77. Le droit, malgré ses particularités, désignerait ainsi la cause réelle d’un événement. On ne peut parler de causalité réaliste que dans la mesure où la relation dont on fait l’hypothèse peut être objet de preuve. Il faut qu’une correspondance entre un énoncé et un objet appartenant au monde soit possible. Les modèles spéculatifs ont échoué dans leur démarche parce qu’ils n’ont pu aboutir, c'est-à-dire que leurs propositions ne peuvent recevoir aucune confirmation, quelque forte que soit la conviction qui en naît. Seule l’expérience contraint en validant ou éliminant les hypothèses78. L’équivalence des conditions, comme théorie juridique, ne répond pas à cette exigence et on peut prouver au contraire, que des situations où elle permet de retenir certains faits comme causes sont erronées. Pour qu’il y ait causalité réaliste, il faut au minimum un lien de dépendance statistique et celui-ci ne peut être établi lorsqu’on considère, par exemple, que l’employeur qui a retenu son salarié, est cause de son accident. Il faudrait que son fait soit source d’une augmentation de fréquence des accidents, ce qui paraît douteux. Il n’y a que coïncidence. Si la jurisprudence a renoncé à cette solution, c’est pour des raisons d’équité et de bon sens, mais sans s’appuyer sur une analyse causale. L’adaptation du modèle scientifique aux exigences du droit a abouti à sa dénaturation79 ce qui rejaillit sur le critère de nécessité qui n’a de valeur que dans le cadre d’une conception empirique et déterministe de la causalité. Sans l’empirisme, le critère de nécessité se trouve sans moyen de déterminer la causalité. Sous-section II) La nécessité sans la causalité 295. Ce qui est appelé cause juridique n’a plus que de lointains rapports avec ce que la théorie de Mill désignait sous cette appellation. Une fois l’expérience rejetée, le critère de nécessité reprend un sens commun particulièrement polysémique car aucune référence n’est proposée en substitution et il devient indéterminé. Tout ce qui peut être dit nécessaire est alors considéré comme causal. La cause de l’explication devient la cause du phénomène. Ce n’est qu’à travers un discours rationnel reliant les faits que se construit la causalité juridique. Le passage de la recherche des causes à l’explication a induit une importante extension de la responsabilité dont aucune limite 77 R. Béraud, Les mythes de la responsabilité civile, JCP. 1964, I, 1837, n° 2 - P. Esmein, Trois problèmes de responsabilité civile, RTD civ. 1934, p. 317, n° 5. 78 Cf. supra n° 91. 79 Ch. Atias, Epistémologie juridique, 2e éd, Dalloz, 2002, n°184. 124 ne peut être fixée. Une telle privation des bases empiriques a des conséquences importantes tant pratiques (I) que théoriques (II) I) Conséquences pratiques 296. Si toutes les conséquences de l’écart théorique ne sont pas perçues, la pratique se révèle insatisfaisante car elle débouche sur une causalité trop extensive (1) et des correctifs sont nécessaires mais ils doivent être recherchés en dehors de la théorie (2). 1) Une causalité trop extensive 297. On reproche à cette théorie de déboucher sur une extension illimitée du champ de la responsabilité et donc d’aboutir à des injustices80. Cet excès est dû à sa conception très large du lien de causalité, rançon de son extrême simplicité81. La causalité y atteint sa plus grande extension, à tel point qu’il semblerait possible d’inclure l’univers entier parmi les causes de tout évènement et de rendre responsable n’importe qui de n’importe quoi82. Un banal accident d’automobile dans lequel un piéton est renversé illustre cette constatation. Dans une telle situation bien des faits peuvent être considérés comme des conditions de l’accident : la vitesse de la voiture, les freins défectueux, l’état de la route et éventuellement la conduite des autres automobilistes, l’imprudence du piéton, voire sa présence au lieu et au temps de l’accident et à partir de lui l’ami ou l’employeur qui l’ont éventuellement retenu. Il serait possible de continuer longtemps à recenser les antécédents hypothétiques de cet évènement. Où arrêter l’écheveau 83? Un fait ayant fait défaut l’accident ne se serait pas produit, donc tous ces antécédents sont des causes du dommage. La victime semble autant cause que l’auteur de l’accident dans cette théorie qui dans sa pureté ne permet aucune sélection84. Pourtant il est rare que le rôle de la victime soit retenu pas 80 J. Favier, op. cit., n° 67, spéc. p. 137 - R. Savatier, op. cit., n° 457 - J. Flour et J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 158 - On peut noter que le droit suisse, de ce fait, refuse de déterminer la causalité juridique selon cette théorie au profit de la causalité adéquate, tout en reconnaissant son origine scientifique : V. H. Deschenaux, P. Tercier, La responsabilité civile, Staempfli 1982, pp 53 et 54 - G. Schamps, La mise en danger : concept fondateur d’un principe de responsabilité, BruylantLGDJ. 1998, n° 58. 81 H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, op. cit., t. 2, n° 1442. 82 Ph. Le Tourneau , op. cit., n° 1715. 83 J. Flour et J.- Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 156. 84 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 339. 125 plus que ses prédispositions85. Intuitivement, l’esprit se refuse à admettre des conclusions qui pourtant semblent s’imposer dans une froide application de la théorie. Si les critiques sont nombreuses elles doivent être relativisées car des correctifs existent en pratique. 2) Des correctifs nécessaires 298. La théorie ne s’applique pas sans correctifs, qu’ils proviennent de la prise en compte des autres conditions de la responsabilité civile ou de divers facteurs limitants envisagés par la doctrine ou utilisés par la jurisprudence. On peut considérer que la théorie de l’équivalence des conditions représente les limites extrêmes du champ d’investigation du juge86, et tous les faits que le critère de nécessité permet de retenir ne vont pas être systématiquement érigés en cause juridique. La théorie de l’équivalence n’exclut pas des choix87, encore faut-il en préciser les moyens (A) et leurs justifications (B). A) Les moyens : 299. La causalité n’est pas le seul facteur pris en compte comme élément de détermination de la personne du responsable et la faute est une condition qui borne le terrain causal88. La détermination de la causalité n’est pas un but en soi, ce qui peut expliquer la discordance entre une théorisation difficile de la notion en tant que concept isolé et la pratique où il se retrouve rarement comme seul élément pris en compte, sauf en cas de responsabilité objective. Ainsi, le fait de la victime n’est pas retenu, non parce qu’il n’est pas causal, l’équivalence en fait un antécédent nécessaire, mais parce qu’il n’est pas constitutif de faute, parce que la victime est 85 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1788. P. Marteau, op. cit., p. 147 - G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 346. 87 P. Marteau, op. cit., pp. 135 et s. 88 P. Marteau, op. cit., pp. 147 et 148 : « De cette œuvre d’élimination, dont elle nous révèle la nécessité, la formule de l’équivalence des conditions ne peut fournir les moyens. Elle trace les limites extrêmes du champ où doit s’élever la théorie de la responsabilité civile, mais l’utilité de son intervention s’arrête là et nous devons chercher ailleurs les moyens qui nous permettront de l’édifier. Quel rôle faut-il attribuer à la notion de cause et quelles collaborations convient-il de lui adjoindre dans le fondement de la responsabilité civile ? » - R. Savatier, op. cit., n° 456 et n° 468 - J. Flour et J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 160. 86 126 passive, parcequ’elle subit et n’agit pas89. La faute est un régulateur puissant qui laisse la question causale au second plan dans bien des cas90, ce qui a pu faire penser que l’équivalence des conditions ne serait tolérable que dans le cadre des responsabilités subjectives et non dans celui des responsabilités objectives91. Dans la mesure où la théorie du risque, qui fonde la responsabilité objective, repose sur l’idée que la mesure de la responsabilité est le dommage causé, une approche assez restrictive et précise de la causalité s’imposerait, en l’absence de correctif, rôle joué par la faute dans la responsabilité subjective. Mesurer la causalité impose la recherche de la cause la plus efficiente, celle qui a eu le rôle prépondérant et seule la causalité adéquate est en mesure de donner la réponse exigée au détriment de l’équivalence des conditions. Un usage distributif des théories en fonction des différentes responsabilités n’est pas confirmé par le droit positif, et l’équivalence des conditions trouve aussi application dans des cas de responsabilité objective92. 300. Des critères doctrinaux limitant la portée de l’équivalence des conditions ont été proposés sans aucune théorisation d’ensemble. Certaines de ses propositions appartiennent à l’histoire, d’autres demeurent dans la pratique. Ils témoignent tous de l’insatisfaction suscitée par la théorie. 301. Afin de limiter l’extension de la responsabilité, il a été proposé de distinguer les conditions relevantes des conditions irrelevantes93. Ces dernières sont définies comme des conditions dont l’intervention dans le processus n’en modifie pas la conséquence juridique. Avec l’introduction de cette division des conditions, on ne considère que le rapport de la condition aux conséquences de droit et non de fait. Cette distinction au sein des conditions sème le doute et la contradiction. En effet la théorie ne définit qu’une catégorie de conditions qui sont jugées toutes égales entre 89 F. Chabas, Fait ou faute de la victime ? D. 1973, chron. p. 207 - M. Eloi, C. Jacobet de Nombel, M. Reysac, La faute de la victime dans la responsabilité civile extra-contractuelle, Etudes à la mémoire de Ch. Lapoyade-Deschamps, PUB, 2003, p. 47. 90 M. Planiol, op. cit., n° 1020 : « Pour l’application de l’article 1382, la jurisprudence retient les antécédents qui constituent des fautes et néglige tous les autres. » - R. Rodière, op. cit., n° 1615. 91 G. Marty, art. précit., p. 685 - Ph. Le Tourneau,, op. cit., n° 1717 - J. Flour, J-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 159. 92 Cass. civ. 2e, 27 janvier 2000, Bull. civ., II, n° 20 : la théorie de l’équivalence des conditions permet de lier un cas de responsabilité objective, puisque reposant sur la loi Badinter, et un cas de responsabilité pour faute. 93 P. Marteau, op. cit., p. 135 - J. Favier, op. cit., n° 67 et n° 68 - G. Viney et P. Jourdain , op. cit., n° 339. 127 elles. Ici, s’introduit une redéfinition de la notion de cause qui n’est plus l’ensemble des conditions de faits. On peut aussi trouver d’autres tentatives de relever ce défi par une classification des conditions en positives, négatives et indifférentes94. Le résultat n’est pas plus convaincant et la réponse fuit dans les cas concrets. Si une condition est irrelevante ou indifférente, elle n’est plus une condition mais un simple antécédent 95 et parler de condition irrelevante est une contradiction dans les termes. Pour Marteau il n’y aurait pas là contradiction mais une simple question de preuve : on doit éliminer ce qui est incertain, ce qui est le cas des conditions irrelevantes96. Cependant cet argument est discutable : la question de la preuve de la causalité ne peut se superposer à celle de sa définition qui relève d’une question de fond. Soit la causalité est prouvée et les causes irrelevantes ne méritent pas le nom de cause car elles ne sont pas des conditions, soit la causalité n’est pas prouvée et il ne faut pas parler de conditions97. Ces propositions doctrinales n’ont pas eu de succès mais elles sont révélatrices des contradictions de la théorie qui pose comme principe qu’on ne choisit pas parmi les conditions en se fondant sur le critère de nécessité et qui impose d’introduire des distinctions98 afin de la rendre utilisable raisonnablement en pratique. 302. Certains auteurs introduisent un autre correctif. Il ne faut pas prendre en compte les conditions des conditions, mais seulement les conditions les plus proches99 . Cette proposition est toutefois en contradiction avec la théorie. Comment parler d’équivalence des conditions, idée qui ne comporte justement pas de limite dans le temps ou l’espace et vouloir restreindre les conditions aux plus proches100. Cela reviendrait à réintroduire une approche qualitative de la causalité dont l’efficacité décroîtrait avec le temps ou l’espace101. La difficulté ne vient pas seulement d’une contradiction interne mais de l’absence de précision de cette nouvelle classification. En quoi le facteur de proximité temporelle est-il utile à déterminer la cause et permettrait d’éliminer les conditions des conditions ? Il n’y a pas de réponse très nette 94 P. Marteau, op. cit., p. 138. P. Marteau, op. cit., p. 139. 96 P. Marteau, op. cit., p. 140. 97 J. Favier, op. cit., n° 80. 98 J. Favier, op. cit., n° 67. 99 P. Marteau, op. cit., p. 28 - R. Demogue, op. cit., n° 372. 100 J. Favier, op. cit., n° 64. 101 P. Esmein , Trois problèmes de responsabilité civile, art. précit., p. 322 : « Chacun (des faits) est causal au même degré que les autres quel que soit son éloignement dans le temps, dans l’espace, ou par le nombre des faits intermédiaires, par rapport au dommage invoqué. C’est ce qu’expriment les juristes en formulant le principe de l’équivalence des conditions » . 95 128 bien qu’il soit certain que le facteur temps soit souvent pris en compte : un dommage éloigné d’un fait est plus rarement mis à son compte qu’un dommage qui lui est proche102. 303. L’équivalence des conditions peut être combinée avec la causalité adéquate103. La causalité adéquate permet de ne pas retenir comme cause des faits qui, pourtant, seraient retenus au regard de l’équivalence des conditions. Ainsi l’employeur qui embauche un salarié sans respecter la législation n’est pas pour autant cause du dommage résultant d’un accident de travail104. Un fait fautif n’est pas davantage retenu comme causal lorsqu’un accident est survenu lors d’une compétition sportive en infraction à la réglementation105. Il en est de même en cas de vente de pétards à un enfant par un droguiste en contravention avec la réglementation, lorsque le premier s’en est servi pour causer un incendie106 : la vente n’est pas causale. Il en est de même en cas de succession de phénomènes dommageables. Bien qu’une intervention ait été nécessaire pour remédier aux conséquences d’un accident, le décès de la victime qui est survenu en cours d’opération, a pour seule cause l’intervention107. Dans ces différents cas, en application du critère de nécessité il aurait été possible de retenir la responsabilité d’un tiers, comme le permet le test de la condition sine qua non. 304. La notion de causalité indirecte permet aussi de freiner les excès théoriques. La causalité n’est prise en compte qui si le lien avec le dommage est direct et certain108. Par conséquent affirmer que le lien est indirect, c’est dire que le fait n’est pas causal comme le montrent différents arrêts. M. H. oublie son carnet de chèques dans une cabine téléphonique109. Un tiers s’en empare et émet des chèques à l’ordre d’une société qui sera impayée du fait de l’opposition de M. H. La société demande réparation de son préjudice à ce dernier et obtient satisfaction. Il se pourvoit en 102 Cass. civ. 2e, 24 févr. 2005 : RTD. civ. 2005, p. 404, obs. P. Jourdain. Un homme avait été victime d’un accident dont il résultait un handicap. Ses enfants allèguent avoir subi dans leur relation avec leur père un préjudice dont ils demandent réparation bien plus tard. Leur demande est accueillie en appel, mais la Cour de cassation ne suit pas l’analyse et casse la décision des juges du fond. La décision est approuvée : l’accident était temporellement trop éloigné du préjudice dont, au demeurant, on pouvait s’interroger sur la réalité. 103 G. Marty , art. précit, p. 686. 104 Cass. soc. 7 mai 1943 : DH 1943, p. 51. 105 CA Nîmes, 28 mai 1966 : JCP 1967, II, 15311, note P. Chauveau. 106 Cass. civ. 1 re, 8 avril 1986 : RTD civ. 1986, p. 557, obs. P. Jourdain 107 Cass. civ. 2 e, 4 février 1987, Bull. civ. II , n° 38. 108 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1720. 109 Cass. civ. 2e, 7 décembre 1988, Bull. civ., II, n° 246. 129 cassation et la Cour de cassation censure la Cour d’appel. Il n’y a pas de lien direct entre la négligence et le préjudice subi par la société. Toutefois ce critère n’est pas l’objet d’un usage précis et les décisions où il est utilisé sont parfois contradictoires alors que les situations sont assez similaires110. Il n’est pas possible de dire quand un lien est direct ou indirect avec précision, ni d’expliquer comment il est lié au critère de nécessité, d’autant que cette exigence n’est pas propre à cette théorie. Le lien de causalité, quel que soit le régime envisagé, doit être direct. La présence de ce critère est surprenante car il appartient à l’ancien droit et au droit tel qu’il était conçu dans les trois premiers quarts du XIXe siècle111, époque où la causalité était restreinte. Indirect signifie seulement non causal et témoigne de la persistance de notions appartenant à un autre monde du droit, réduite à des formules et aux effets qui leur étaient attachés, sans que leur justification soit conservée. La qualification se réduit à une fonction de limitation du champ causal sans pour autant qu’elle soit définissable ou que son emploi soit prévisible. B) Les justifications 305. Plusieurs arguments servent à justifier l’existence de correctifs, mais aucun n’est apte à rendre compte de façon satisfaisante et systématisée de leurs différents usages. On peut les légitimer par l’insuffisance du critère de nécessité dans certains cas, par la possibilité qu’un fait vienne rompre le lien de causalité établie par l’équivalence dans diverses circonstances, voire par des raisons pratiques face à aux difficultés qui obligent à faire des choix en dehors de toute théorie. 306. Ces solutions pourraient se justifier parce que le critère de nécessité ne serait pas toujours suffisant. Bien qu’un fait soit reconnu nécessaire, il ne sera pas retenu au nom d’une recherche supplémentaire d’adéquation112. Cette proposition est facile à 110 B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 1067 et s : « La grande variété des solutions montre que le problème de la causalité échappe à toute explication logique. » - Trib. Com. Seine, 19 déc. 1963 : JCP. 1964, II, 13557, obs. J.A : des chèques signés en blanc avaient été dérobés et utilisés frauduleusement par un voleur. Un lien de causalité avait été reconnu entre la négligence de l’auteur de cette imprudence et le préjudice des victimes de l’escroquerie à laquelle ils avaient servi. - En 1964 un solution inverse avait été prise : Paris, 8e. Ch., 30 juin 1964 : JCP. G., 1964, II, 13886 : la cour avait estimé que, s’il y avait un lien entre la négligence et le vol d’un carnet de chèque, il n’y avait pas de lien de causalité vis-à-vis des préjudices. 111 Cf. infra n° 834. 112 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 358. 130 justifier dans les systèmes qui rejettent la prise en compte de l’équivalence des conditions en tant que simple causalité naturelle et pour lesquels la causalité adéquate est le mode de détermination causale113, ce qui n’est pas le cas de notre système juridique. Il serait possible de justifier cette allégation en considérant que l’usage de l’une ou de l’autre des théories serait la conséquence d’une différence de faits dans les situations examinées qui dicterait le choix114. Ceci impliquerait que l’équivalence serait la règle et la causalité adéquate une exception dans certains circonstances où la première théorie serait insuffisante. L’étude de la jurisprudence ne permet pas de corroborer cette hypothèse, car on y trouve des décisions faisant appel à l’une ou l’autre théorie pour des situations de fait apparemment identiques115. Il est aussi possible de voir dans l’insuffisance du critère, la reconnaissance que dans les cas difficiles il n’est d’aucun secours ce qui justifierait le recours à une autre théorie, sans que la frontière entre les cas où il est satisfaisant et ceux où il ne l’est pas soit définie. 307. La notion de rupture du lien de causalité apporte un contrepoids aux excès de la théorie116. La rupture de la causalité s’expliquerait parce que dans la chaîne des causes s’est interposé un fait fautif émanant d’un tiers117 ou de la victime elle-même. Leur activité est indépendante par rapport à celui dont le fait a pourtant été nécessaire, ce qui permet de dire que le fait interruptif est un acte nouveau118. Tant qu’un acte nouveau n’est pas venu interrompre le développement des conséquences de l’acte initial, son auteur est tenu à réparation. La notion d’indépendance est au cœur de la justification, mais elle n’est pas clairement définie. Elle laisse entendre que certains actes n’ont aucune cause, qu’ils ne sont déterminés par rien, ce qui est contraire à ce qu’ont montré les sciences humaines en développant l’idée de 113 H. Deschenaux, P. Tercier, op. cit., p. 54. N. Simmonds, La causalité et la preuve, Droits 1996, p. 107 : « L’enquête porte-t-elle sur les faits ? ou s’agit-il par essence qu’une question politique ? ». 115 Ph. Malaurie, L. Aynés et Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, Defrénois 2003, n° 90 et s - B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 1066 et s ; « La divergence est patente entre les solutions alors que l’espèce est identique ou similaire ». 116 Cass. civ. 1re, 8 février 1989, Bull. civ., I, n° 391 – Cass. civ. 3e, 19 février 2003 : RTD civ. 2003, p. 508 , obs. P. Jourdain. 117 Cass. civ. 2e, 4 février 1987, Bull. civ., II, n° 38. 118 P. Marteau, op. cit., n° 134 - A. Sériaux, Les obligations, Droit fondamental, 2e ed., PUF, 1998, n°58 : L’auteur considère de façon paradoxale que seules les actes libres sont de vraies causes - J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 161 - Ph. Le Tourneau , op. cit., n° 1777 et s : la victime d’un accident anodin décéde d’une crise cardiaque pour avoir poursuivi le conducteur qui n’est pas considéré comme responsable (Cass. crim. 2 déc. 1965) – Le suicide de la victime dans les suites d’un accident, n’est pas imputable à son auteur (CA Bordeaux, 3 juillet 1956). 114 131 compréhension et de raison119. Non seulement la notion d’indépendance n’est pas clairement identifiée mais elle n’est pas constamment retrouvée en jurisprudence comme signe de rupture du lien de causalité. L’action d’un médecin est indépendante de celle d’un automobiliste et pourtant les complications d’une intervention sont mises parfois au compte de ce dernier, mais inconstamment, peut être en fonction de la gravité comparative des actes120. Il en est de même pour le suicide, certains seraient arbitraires et témoigneraient de l’action libre de la personne, alors que d’autres ne le seraient pas ; un tiers pourrait en être cause121. 308. Prendre en compte l’idée de liberté comme critère interruptif c’est faire jouer aux circonstances un rôle dans le choix de la méthode de détermination de la causalité. On retrouve là l’opposition entre liberté et nécessité122. Lorsqu’on rencontre un acte libre dans une chaine d’évènements il serait contradictoire de faire jouer une théorie qui repose sur la nécessité. Il faudrait en déduire qu’une telle théorie ne pourrait s’appliquer qu’à la détermination de la causalité des faits naturels seuls soumis au déterminisme et non aux décisions humaines. Si une telle distinction était une constante, il serait difficile de comprendre que certains cas de suicides, symbôles de l’acte libre si ce n’est arbitraire, puissent être considérés comme causés par le fait d’un tiers. Toutefois la notion d’acte libre a aussi sa source dans l’ancien droit, notamment chez Dumoulin123, époque où les théories de la causalité n’existaient pas, ou dans le droit du XIXe siécle qui reposait sur une conception individualiste et restreinte de la causalité qui est devenue caduque. Les théories justificatives semblent s’accumuler sans s’éliminer, quoique incompatibles par leur fondement, et être accueillies au gré de la pratique sans cohérence. De plus, une telle valeur du critère de nécessité dans son rapport avec la causalité ne correspond pas en général à l’usage qui en est fait puisqu’il permet de retenir aussi bien la causalité du fait des choses ou de l’homme ainsi que des faits qui les déterminent à agir124. Ce ne sont donc pas les faits qui dictent le choix d’une théorie causale. 119 Cf. supra n° 238. Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1777 in fine. 121 En particulier le suicide peut être imputé aux suites d’un accident : Cass. civ. 2e, 26 oct. 1972, Bull. civ., II, n°263 – Cass. soc. 13 juin 1979, Bull. civ., IV, n° 535. 122 Cf. Supra n° 221. 123 I. Souleau, op. cit., n° 6. 124 Cf. infra n° 697. 120 132 309. Les démarches visant à corriger les incertitudes de la théorie peuvent aussi se justifier par un constat tout pragmatique obligeant à s’adapter. Il faut admettre que la causalité serait inexactement appréhendée par la théorie juridique125, ce qui expliquerait alors ses défauts. Ceux-ci obligeraient à recourir à un schéma juridique126 faute de mieux mais sans systématisation, au gré des situations. 310. Quoi qu’il en soit aucun des ces correctifs ne peut être rattaché à la théorie de l’équivalence des conditions et chacun témoigne de son insuffisance, voire de son échec127. Ces correctifs permettent tous de limiter la causalité telle qu’elle devrait résulter d’une application stricte de la théorie de l’équivalence des conditions. Ils ne sont pas l’objet d’une construction cohérente et certains appartiennent à l’ancien droit ou reflètent des conceptions périmées et inconstamment prises en compte. Il paraît difficile de déceler les règles de leur usage qui semble se faire en opportunité. II) Conséquences théoriques 311. L’abandon des fondements empiriques qui justifient que la causalité soit reconnue comme antécédent nécessaire prive les concepts adoptés par le droit de toute référence réelle. Le critère de nécessité ne peut être un critère causal (1) mais il permet de retenir comme cause du phénomène la cause d’une explication (2). 1) Le critère de nécessité ne permet pas de déterminer une relation causale 312. Bien des éléments obligent à contester la valeur de ce critère dans la détermination de la causalité. C’est un terme indéterminé car polysémique (A), il n’est pas spécifique de la causalité (B) et la logique, qui lui fait une place, ne peut pour autant le rattacher à la causalité (C). 125 J. Favier, op. cit ., n° 59 : critiquant cette théorie écrit : « Elle repose sur une conception grossière et inexacte de la réalité ». - Aubry et Rau, op. cit., n° 388 : « La causalité juridique n’est pas qu’un enchaînement quelconque de faits : elle suppose un jugement de valeur. » 126 P. Marteau, op. cit., p. 138 : « La distinction repose sur l’idée que le droit n’attache pas la même conséquence à toutes les circonstances du résultat, et l’on peut sans contradiction, restreindre le nombre des conditions en réduisant ce dernier à un schéma juridique. » - P. Jourdain, Le lien de causalité, J.-Cl., op. cit., n° 6 , oppose question de preuve et question de fond. La question de preuve relève du fait : le fait a t-il été cause ? La question de fond est de savoir si toutes les causes doivent être retenues. 127 J. Favier, op. cit., n° 64 - J. Flour et J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 162. 133 A) Un terme polysémique : 313. Nécessaire128 peut se définir comme ce qui est inéluctable par opposition à contingent qui relève du possible. Nécessaire peut avoir un sens plus relatif 129 : se dit d’une chose dont on ne peut se passer, utile ou indispensable. Deux mondes séparent ces acceptions. La difficulté ne se limite pas au domaine sémantique130 mais touche la question de l’objet référentiel131 sans lequel il ne peut être opératoire. De multiples objets peuvent être qualifiés de nécessaires. La combinaison de ces deux éléments autorise une pluralité de solutions dont la jurisprudence nous montre quelques exemples. La preuve du critère de nécessité ne peut donc être apportée dans la mesure où son objet de référence est variable d’un cas à l’autre. 314. Des tribunaux, pour retenir le lien de causalité entre le fait générateur d’un accident et un acte médical source de complications, ont pu considérer qu’il fallait que le geste médical soit absolument nécessaire pour la santé de la victime, c’-est-à dire qu’il y ait eu un risque vital pour elle132. Dans ce cas la nécessité s’apprécie par rapport à un référent, la vie du patient, mais aussi en intensité : ce qui n’est pas absolument nécessaire n’est pas causal. Toutefois une telle exigence n’est pas requise en général et la plupart des arrêts se contentent d’une nécessité simple. Ce n’est pas pour autant que la question du référentiel est univoque comme nous allons le voir : quel est le fait jugé nécessaire et à quoi est-il nécessaire ? Les réponses sont multiples. 128 P. Robert, Dictionnaire de la langue française, 1975 - Lalande, Vocabulaire de la philosophie, PUF 1991. 129 G. Niobey, Dictionnaire analogique, Larousse 2001. 130 R. Franck, Faut-il chercher aux causes une raison?, op. cit., p. 233 : « Sortir de cette indétermination (…) consiste à chercher ailleurs que dans l’énoncé lui même les conditions de sa nécessité. » 131 M-L. Mathieu-Izorche, Le raisonnement juridique, Thémis, PUF, 2001, pp. 127 et s. définit l’univers de référence d’un discours comme « l’ensemble des objets sur lesquels portent le discours : c’est, en première approche, l’ensemble des objets considérés par celui qui émet le discours. » : Cette question est d’une grande importance d’autant que la plupart du temps les univers de référence ne sont pas explicités. Ce défaut d’explicitation est souvent sans conséquence, mais dans certaines circonstances, il peut être source d’ambiguïtés. Cf. troisième partie n° 797. 132 Cass. crim. 10 juillet 1952 : J.C.P. 1952, II, 7272, obs. G. Cornu. Un blessé avait été opéré à distance de l’accident qu’il avait subi afin d’améliorer les séquelles dont il souffrait. Le décès était survenu du fait d’un accident anesthésique. Les juges du fond avaient considéré que l’intervention n’était pas nécessitée par un danger de mort. 134 315. Un cyclomotoriste est victime d’un accident de la circulation133 au cours duquel il est blessé par un automobiliste. A la suite de l’hospitalisation consécutive à l’accident il contracte une septicémie dont il décède. Il est demandé réparation de ce préjudice par ses ayants droit à l’assureur de l’automobiliste. La demande est accueillie en appel et l’automobiliste se pourvoit en cassation en invoquant le fait que la victime était décédée d’une infection contractée à l’hôpital où elle avait frappé d’autres patients. La Cour de cassation rejette le pourvoi. Si la cause immédiate du décès a été la septicémie, elle n’a prospéré et emporté le malade qu’à cause de son état antérieur déficient, aggravé par le traumatisme consécutif à l’accident, cause directe de l’hospitalisation. Il existe donc un lien de causalité entre le décès du patient et l’accident initial. Le critère de nécessité a un double référent : l’état du patient et l’hospitalisation. 316. Un dentiste laisse échapper un tire-nerf134 que son patient avale. Il le confie alors à un oto-rhino-laryngologiste qui décide de l’opérer pour extraire ce corps étranger. L’intervention se complique, et laisse diverses séquelles dont la victime demande réparation à l’ORL dont l’assureur appelle en garantie le dentiste. En appel la responsabilité des deux praticiens est retenue et un pourvoi est formé. La Cour d’appel a retenu que la maladresse commise par le dentiste était à l’origine de la décision d’opérer de l’ORL, de sorte que le dommage de la victime trouvait également sa source dans cette faute. Le raisonnement en terme de condition sine qua non mène à cette solution : si le tire-nerf n’avait pas échappé au dentiste alors l’opération n’aurait pas été nécessaire. Ce ne sera pourtant pas le raisonnement de la Cour de cassation qui censure les juges du fond. Le seul dommage dont la victime demandait réparation était consécutif à l’intervention chirurgicale pratiquée sans nécessité et cette intervention n’était donc pas une suite nécessaire pour remédier aux conséquences de la maladresse commise par le dentiste qui, en l’absence de lien direct de causalité, ne pouvait être condamné à garantie. Dans ce cas nécessaire se rapporte à l’utilité de l’acte du dernier intervenant vis-à-vis de l’état de la victime au moment où la décision est prise135. 133 Cass. civ. 2e, 13 octobre 1976, Bull. civ. II, n° 278. Cass. civ. 1re, 30 septembre 1997, Bull. civ., I, n° 259. 135 A l’inverse l’accident qui rend nécessaire une intervention est considéré comme cause du dommage qui fait suite à cette dernière : Cass. civ. 2e, 27 janvier 2000 : Resp. civ. et assur., 2000, n° 109. 134 135 317. Une société de contrôle technique automobile est condamnée in solidum avec le vendeur d’un véhicule136, en raison de la résolution de la vente pour vices cachés, à indemniser un acheteur de différents frais secondaires à celle-ci. Elle se pourvoit en invoquant l’absence de lien de causalité. La Cour de cassation rejette le pourvoi : il y a bien un lien entre les fautes de la société et le dommage subi par l’acheteur. Le fait retenu est un antécédent nécessaire du dommage dans ce dernier cas. On voit que les modulations sémantiques et référentielles avec lesquelles la Cour de cassation joue ont une influence sur ce que le critère de nécessité permet de désigner comme cause d’un dommage. B) Un terme non spécifique de causalité 318. La nécessité semble attachée à la théorie de l’équivalence des conditions et spécifique de la causalité qu’elle permettrait d’établir. Il n’en est rien et le terme a pu être utilisé au regard d’autres théories et même bien avant que des théories de la causalité ne soient formalisées. En dehors du droit, ce critère problématique n’est pas toujours un trait essentiel de la causalité. Ainsi on doit rejeter la liaison de la nécessité et de la causalité. Nous verrons donc la non spécificité du critère de nécessité en droit (a) et dans les sciences (b). a) Un terme non spécifique en droit 319. Ce critère, et le test de la condition sine qua non, ont été utilisés par certains auteurs137 dans le cadre de la causalité adéquate. Ce n’est qu’avec le temps qu’il a été monopolisé par la théorie de l’équivalence des conditions dont il peut paraître une caractéristique. Son indétermination explique qu’il puisse être appliqué à d’autres théories. Quelle que soit la construction qui sert à définir une relation causale, il 136 Cass. civ. 2e, 28 mars 2004, Bull. civ., II, n° 66. M. Planiol, op. cit., n° 1019 ; en parlant de la causalité adéquate : « On recherche parmi les antécédents du dommage celui qui en est la condition nécessaire. L’opinion dominante la reconnaît à ce caractère que dans le cours normal des choses il entraîne toujours un dommage de cette nature ». R. Rodière, op. cit., dans le chapitre IX consacré au lien de causalité, ne cite pas le critère de nécessité dans la théorie de l’équivalence des conditions (n° 1615), mais en fait état dans ce qu’il appelle le système de l’efficacité prédominante (n° 1616). Il reprend le terme dans la causalité adéquate (n° 1617) en écrivant que « Toute condition sine qua non est certes une cause nécessaire et dans tout antécédent l’expérience prouve qu’il portait en lui le résultat considéré, mais ce n’est qu’après coup qu’il faut en juger ». - R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, t. I, Cujas 1997, p. 710. 137 136 paraît difficile d’énoncer que les facteurs pris en compte, ne sont pas pour le moins utiles à sa réalisation. En donnant à nécessaire cette acception faible, il ne peut être un trait caractéristique pertinent. Non seulement il n’est pas spécifique des théories contemporaines, mais il était déjà en usage dans l’ancien droit qui ne les connaissait avec des conséquences éloignées de celles qu’on y attache actuellement. 320. Pothier s’y référait déjà138 dans l’exemple classique de l’évaluation des conséquences pour un paysan de l’achat d’une vache infectée. La contamination des autres animaux l’empêche de cultiver ses champs et il ne peut payer ses dettes. Quels dommages- intérêts le paysan peut-il réclamer au marchand ? Ce dernier ne sera pas tenu de la saisie des biens du paysan car elle n’est pas une suite nécessaire du dol, dans la mesure où le dérangement de la fortune de ce dernier peut avoir d’autres causes. On voit que dans cette acception nécessaire interdit la prise en compte de toutes les conditions de façon indifférente. Une condition est nécessaire si elle est seule à expliquer le préjudice, ce qui pourrait invalider la théorie de l’équivalence des conditions que l’on fonde sur le critère de nécessité au motif qu’il permet justement de toutes les prendre en compte! b) Un terme non spécifique dans les sciences 321. Les différentes utilisations du terme de nécessité dans ses rapports avec la causalité ont été déjà présentées. Dans les constructions spéculatives, cause et nécessité ne sont pas liées. Pour Aristote139, la nécessité n’est applicable qu’à une forme restreinte de cause car ces deux concepts sont en général incompatibles dans la mesure où causalité et finalité traduisent un logos dans la nature. Pour les stoïciens140 la cause n’est pas non plus considérée comme un antécédent nécessaire mais comme un élément qui agit. On a pu noter les grandes difficultés qu’il y a eu à en fonder la réalité à travers les œuvres de Hume et Kant. Pour Hume141 la causalité ne peut jamais être dite nécessaire, dans la mesure où ce critère ne peut faire l’objet de preuve 138 B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 1064. Cf. supra n° 42. 140 Cf. supra n° 49. 141 Cf. supra n° 135. 139 137 empirique. Kant justifie ce critère comme expression d’une loi de nature imposée par l’entendement au phénomène qu’il construit142. 322. Le critère de nécessité a pu être utilisé par la science tant qu’elle a été déterministe143. La théorie de l’équivalence des conditions ne devrait pas retenir les causes reposant sur un autre fondement, ce qui est pourtant le cas. Or, le déterminisme n’est plus le principe fondamental de la science et nous vivons dans un monde probabiliste. Il n’y avait pas pour Mill de place pour l’aléatoire et les effets devaient suivre inexorablement les causes. Cette pensée a été en vigueur jusque dans les années vingt144. Un tel modèle déterministe est caduc et la causalité est devenue complexe et probabiliste. La science ne voit plus dans l’enchaînement des évènements une succession nécessaire de causes et d’effets145. L’analyse d’un phénomène fait appel à une pluralité de moyens au sein desquels le critère de nécessité n’a pas de place affirmée et permanente. La science reconnaît que des évènements ne sont pas causés (séries indépendantes de Cournot), qu’il existe des variétés de déterminations qui ne sont pas causales et que la causalité est finie146. Un fait peut être tout à fait causal et pourtant dit non nécessaire au regard de la complexité de la causalité147. La relation de causalité dans les sciences ne peut être considérée simplement comme un rapport de nécessité. Nécessité et causalité ne sont pas liées. C) La logique ne justifie pas la liaison de la nécessité avec la causalité 323. La causalité est souvent présentée comme une question de logique148 et la nécessité y a une place. Toutefois, la place du critère de nécessité y est étroite, tant dans la logique classique (a) que dans la logique des propositions (b) ou dans la logique modale (c) et ne peut justifier son utilisation dans la recherche causale. a) La logique classique : seule la conclusion est nécessaire 142 Cf supra n° 142. Cf supra n° 129. 144 K. Popper, Un univers de propensions, L’éclat 1992, pp. 27 et 28. 145 Position métaphysique qui semble encore en vigueur : V. Ph. Le Tourneau, op. cit., n°1715. 146 Cf. supra n° 192. 147 Cf. supra n° 186. 148 R. Rodière, op. cit., n° 1615, p. 233 - P. Esmein , JCP 1959, II, note sous, Crim 15 janvier 1958 : « La loi de causalité est logiquement contraignante ». - G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 343. 143 138 324. La logique classique est issue de la construction Aristotélicienne qui repose sur le syllogisme149. Le syllogisme est un discours tel que certaines choses étant posées, d’autres choses en résultent nécessairement, par cela même que les premières sont posées. La conclusion dépend uniquement de la validité de la forme et non d’un contenu. Le syllogisme met en rapport deux termes présents dans deux propositions, la majeure et la mineure, par l’intermédiaire d’un moyen terme. Le moyen terme figure dans les deux énoncés qui sont les prémisses. Le rapport entre les deux termes est la conclusion qui est dite nécessaire. L’exemple classique est le syllogisme suivant : tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. Le moyen terme est homme, il est présent dans les deux propositions, la majeure, où il dit est mortel et la mineure où il désigne Socrate. On peut trouver application d’un raisonnement syllogistique dans la détermination de la causalité. La majeure est : la cause est un ensemble de conditions. La mineure est : A est une condition. La conclusion est : A est donc nécessairement une cause. La logique classique permet seulement d’affirmer que les conditions sont nécessairement les conséquences des prémisses non qu’elles soient un antécédent nécessaire. b) La logique propositionnelle150 : l’implication n’est pas la causalité 325. Si la logique joue un rôle dans le raisonnement scientifique, en aucun cas la causalité ne peut se réduire à une question de pure logique. Il faut cependant noter que la logique des propositions accorde une place à la notion d’implication qui peut sembler proche de celle de causalité mais les deux notions sont différentes. 326. Une proposition est un énoncé dans une langue pourvue de sens. Tout énoncé n’est pas une proposition au sens de la logique qui se démarque du langage commun : ainsi une phrase à l’impératif, une onomatopée, une phrase interrogative ne sont pas des propositions logiques. Avoir un sens signifie que la proposition dit quelque chose sur le monde. Il peut donc y avoir débat sur la valeur de celle ci et une proposition peut être dite vraie ou fausse. Il n’y a que deux valeurs de vérité : la logique des 149 M.-L. Izorche, op. cit., pp. 195 et s. X. Lagarde, Réflexion critique sur le droit de la preuve, LGDJ, 1994, n° 36 - M.-L. MathieuIzorche, op. cit., p. 257. 150 139 propositions est binaire. On doit distinguer les propositions simples, atomiques, ne portant que sur un objet et les propositions complexes associant plusieurs propositions atomiques. Ces propositions atomiques sont liées entre elles par des éléments appelés des connecteurs logiques151 en nombre restreint : conjonction (et), disjonction (ou), négation (ne), implication (si.. alors). La liaison des propositions atomiques construit des phrases logiques ayant aussi des valeurs de vérité, dépendant de la valeur de vérité des propositions atomiques mais aussi de la valeur logique des connecteurs. Il est possible de réaliser des tableaux de vérité des propositions. Les connecteurs transmettent seulement une valeur de vérité, donc d’existence mais pas de nécessité qui est un devoir être. Le critère de nécessité n’a pas de place dans la logique des propositions. 327. Parmi les connecteurs de propositions, l’implication est proche de la relation de cause à effet ce qui pourrait la justifier d’un point de vue logique. Les deux notions partagent une forme commune, mais n’ont que peu de rapport. Dire que A implique B, c’est dire que vérité de A a pour conséquence vérité de B, mais non pas que vérité de B entraîne nécessairement vérité de A152. Le lien d’implication, à la différence du lien de causalité, est purement logique : dire que A implique B signifie seulement qu’on ne peut en même temps imaginer A vraie et B fausse. La logique des propositions est une logique formelle qui est indépendante de tout contenu. Or une relation causale ne peut être formelle. c) La logique modale : une logique de la nécessité étrangère au droit 329. La logique modale fait appel à l’idée de mondes possibles153. Le critère de nécessité est utilisé dans les énoncés de la logique modale qui le considère comme un opérateur qui n’est pas réductible à un opérateur de vérité comme dans la logique des propositions. Il suppose, en plus de la connaissance des valeurs de vérité des propositions, un autre paramètre qui est celui de monde possible. Alors que la vérité des propositions de la logique formelle se transmet sans aucune référence extérieure aux propositions et au connecteur, il n’en est pas de même dans la logique modale. Il 151 F. Lepage, Eléments de logique contemporaine, Presses de l’université de Montréal, 2001, pp. 7 et s. O. Ducrot, La preuve et le dire, ed. Mame, 1973, pp. 104 et s - M.-L. Mathieu-Izorche, op. cit., p. 286. 153 T. Lucas, Sur le concept de nécessité en logique, in. R. Franck, op. cit., p. 234. 152 140 faut se référer à un élément extérieur et l’interpréter. Nécessaire est alors équivalent à vrai dans tous les mondes possibles alors que possible est équivalent à vrai dans au moins un monde possible. On peut noter au passage que le sens du terme doit être relié à un contexte pour être opératoire. 330. Un monde est constitué d’ensembles non vides. Pour chaque ensemble on peut déterminer une valeur de vérité des variables propositionnelles comme dans la logique classique. Il faut ensuite déterminer s’il existe un monde où A étant donné B s’ensuit toujours. La notion de monde possible implique une connaissance d’un objet où cette condition est remplie : on débouche alors sur une connaissance qui est extérieure au critère de nécessité. Contrairement à ce que pose cette modalité de la logique, l’idée de monde possible relève de la probabilité exprimée sous une autre forme plus que de l’idée de nécessité. Ce modèle n’est pas en usage dans le droit. 2) La confusion de l’explication et de la causalité 331. Il existe une distinction entre causalité et explication (A) qui est abolie du fait de la dénaturation des concepts. Il en résulte que la causalité juridique se confond avec l’explication (B). A) Distinction de la causalité et de l’explication 332. Si le critère de nécessité n’est pas lié à la causalité, dans la mesure où il est indéterminé et non spécifique, il faut en déduire que la théorie de l’équivalence des conditions désigne comme cause autre chose que ce à quoi elle prétend. Elle retient comme cause d’un phénomène ce qui est cause de son explication. L’idée d’explication est présente en doctrine154 et il est parfois énoncé que l’antécédent causal doit être de nature à expliquer le dommage en plus d’être un fait nécessaire155 mais aucune précision n’est apportée pour définir ce qu’on entend par expliquer et quel est le rapport entre explication et causalité alors que ces deux notions, si elles peuvent se recouper, n’en sont pas moins différentes156. Par explication, au sens large, 154 G. Viney et P. Jourdain, op . cit., n° 346-1 - Aubry et Rau, op. cit. n° 391 - J. Flour et J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 163, insistent sur le caractère purement spéculatif de l’investigation causale dont le seul objectif est la désignation d’un responsable, « peu important la démarche intellectuelle qui a été pour cela suivie ». - P. Jourdain, Le lien de causalité, J.-Cl., op. cit., n° 42. 155 P. Jourdain, Lien de causalité, J.-Cl., op. cit., n° 13. 156 J.-S. Mill, op. cit., t.1, p. 373 : « Mais ces circonstances faisant partie de l’ énonciation du phénomène, les mettre au nombre des conditions serait une mauvaise tautologie ; et cette classe de 141 on entend tout moyen rationnel de lier des faits ou des évènements entre eux, de rendre clair ce qui est obscur, de dévoiler le sens des choses, des idées, d’un texte ou de déchiffrer les lois qui existent dans la nature157. 333. L’explication est un genre qui se divise en une multitude d’espèces158. La généralité du terme oblige donc à en préciser domaine, objet et méthode dans chacune d’elles. Le cheminement des processus explicatifs a été long, complexe, marqué d’étapes cruciales, qui ont entraîné spécification et diversification des moyens de répondre à diverses questions159. 334. La recherche des causes est née avec Aristote qui a tenté de rationaliser le processus explicatif en se fondant sur cette notion160. Il y alors eu identité entre explication et causalité. Tout ce qui sert à expliquer est une cause. A partir des stoïciens il y a eu rupture entre explication et recherche des causes161. L’explication causale n’est qu’une forme particulière d’explication mais toute explication n’est pas causale. Cette importante distinction est demeurée longtemps purement verbale. Une possibilité de correspondance entre énoncés et réalité est apparue au moment du passage d’une détermination spéculative à une détermination empirique de la causalité, la cause ne se réduit plus à un discours, bien qu’elle fasse l’objet d’un énoncé. Elle est une relation existant entre les choses sous forme d’une loi de nature, une relation présente dans la réalité et non simplement dans la raison162. A partir de ce moment, la recherche des causes, par la mise en œuvre d’une méthode appropriée s’est trouvée limitée, mais susceptible de vérité, donc de correspondance avec le réel. Enfin la causalité s’est diversifiée avec le clivage entre sciences humaines et sciences de la nature163. Les premières interprètent les actions humaines alors que les dernières identifient des mécanismes, des processus objectifs : il y a une coupure radicale entre ces deux causalités, mais chacune a son domaine. Il n’y a pas de rencontre des deux points de vue qui n’ont pas d’objet commun. L’activité juridique contredit cette conditions n’a jamais reçu le nom de cause, excepté chez Aristote, qui les appelait la cause matérielle. » 157 P. Robert, Dictionnaire de la langue française, 1975. 158 L. Soler, Introduction à l’épistémologie, op. cit., pp. 58 et s. 159 Cf. la première partie dans son ensemble. 160 Cf. supra n° 28. 161 Cf. supra n° 47. 162 Cf. supra n° 85. 163 Cf. supra n° 221. 142 séparation. Pour le juriste il s’agit de déterminer aussi bien la cause du fait des choses, de la nature ou de l’homme, ce qui abolit les distinctions propres à la différenciation des sciences de la nature et des sciences humaines. Le travail du juriste se rapproche plus de celui de l’historien164 que de celui du scientifique bien qu’il ne se limite pas aux actions humaines. 335. Le travail de dénaturation du modèle scientifique a abouti à ramener la causalité à son point de départ qui est le modèle aristotélicien. Il en résulte une extension maximale de ce que l’on appelle cause ce qui rend compte de l'accroissement de la responsabilité et de son absence de limite. La méthode d’Aristote a consisté à dénombrer l’ensemble des catégories conceptuelles qui doivent être recherchées pour arriver dans tous les cas à une explication rationnelle et complète. Ces éléments sont les causes et la science est alors définie comme la connaissance de la nature par les causes, en particulier la cause matérielle qui est ce dont provient une chose. On retrouve là un élément du langage de la causalité juridique : la causalité dans la théorie de l’équivalence est dite souvent cause matérielle. Il a été noté que ce qui est appelé cause pour Aristote n’a pas de rapport avec le contenu actuel de la notion. Rappelons quelques exemples : le marbre est la cause de la statue, car sans ce matériel on ne peut en expliquer l’existence ou l’aspect : l’instrument dont se sert un artisan est aussi une cause, car sans ce moyen il ne pourrait réaliser sa tâche165. Il en est de même de la finalité et du mouvement : le promeneur marche pour être en bonne santé, la marche est donc la cause de la santé, mais en même temps la santé est la cause de la marche, car sans ce but, le promeneur ne se baladerait pas. Il y a donc rationalisation et ordonnancement des tous les moyens nécessaires pour rendre compte d’un phénomène dans une approche de sens commun. 336. La cause peut s’inscrire dans un raisonnement en tant que nécessité hypothétique, démarche qui est présente dans le cadre de la théorie de l’équivalence des conditions. Prenons le cas de la construction d’un mur : la brique est une matière passive et elle ne peut être cause motrice ou finale de la construction qui dépend de l’art du maçon. Cependant pour que la construction de la maison soit possible il faut nécessairement qu’il existe des briques et si elles n’existent pas (c’est en cela que 164 165 G. Marty, art. précit., p. 685, n° 4. Cf. supra n° 29. 143 cette nécessité est hypothétique car rien n’impose que le matériau existe) alors la construction ne pourrait avoir lieu. L’existence du matériau est ainsi une condition sine qua non, ce qui montre que ce test n’est pas associé uniquement à l’actualité de la cause : il peut satisfaire à tous les cas où on peut dire que quelque chose est nécessaire ou simplement utile. Le test de la condition sine qua non ne révèle donc pas une quelconque relation causale mais bien la simple nécessité logique, autrement dit que la fin impose nécessairement de recourir à des moyens, donc à l’existence des choses sans lesquelles aucune action n’est possible, car rien ne vient du néant. La fin suppose un raisonnement qui détermine ce qui est nécessaire à son but, mais rien ne garantit son existence. La fin est en quelque sorte la cause de la nécessité de la matière et non l’inverse. Ceci n’est qu’un exemple théorique d’une forme de raisonnement faisant appel à la nécessité dont on voit bien qu’elle ne débouche pas sur l’établissement d’une relation causale. B) La causalité juridique est une explication 337. Des raisonnements ayant la forme des constructions aristotéliciennes sont à la base de la théorie de l’équivalence des conditions et de son aspect illimité et flou. Ainsi la théorie ne permet pas d’éliminer le rôle de la victime : « le fait qu’un homme se soit trouvé dans le lieu où s’est produit un accident est la conséquence de toute sa vie antérieure, de sa naissance, et, par delà celle-ci, de la vie de tous ses ancêtres »166. Il est difficile de faire plus large et on pourrait donc remonter jusqu’au big bang devant tout fait, si la causalité se présentait ainsi. Cette opinion reste vivace167. Effectivement pour qu’il y ait accident, il est nécessaire que la victime soit présente sur le lieu où il va se produire, c’est une nécessité hypothétique. Scientifiquement la victime n’est pas une cause de l’accident. Celui-ci est le résultat d’un processus mécanique. De plus, l’existence n’est pas une cause car il faut des choses pour qu’un mécanisme se déploie. Ce n’est qu’à partir de la réunion de cellesci qu’on peut envisager qu’un processus causal puisse se dérouler. 166 P. Esmein, JCP 1959, II, 11026. J-P. Laborde, Responsabilité civile et anormalité : Etudes à la mémoire de Ch. LapoyadeDeschamps, PUB, 2003, p. 249 : « Un dommage résulte toujours d’au moins deux causes : le fait de l’auteur ; le fait de la victime. L’auteur ne cause en effet aucun dommage s’il n’existe aucune victime potentiel sur le lieu de l’accident ». 167 144 338. L’analyse d’un point de vue scientifique du vol d’une voiture laissée ouverte avec laquelle le voleur va causer un accident, ne permet pas d’établir de relation causale. Le rapport entre l’imprudence et le dommage ne peut être dit nécessaire au sens où le déterminisme le concevait. Il n’y aurait de nécessité qui si, de façon constante toute négligence, conduisait à un vol menant systématiquement à un dommage. Une telle justification est impossible. Si on abandonne la position déterministe, il faut se placer sur un plan probabiliste pour évaluer le rapport entre ces deux faits. La preuve reposerait sur un lien de dépendance entre eux. La négligence conduit-elle à une élévation statistiquement significative des dommages de la route ? On ne peut donc conclure à leur liaison. Il s’agit d’une rencontre fortuite de deux séries causales indépendantes168. Au contraire, à titre d’explication reposant sur une nécessité hypothétique les deux évènements pourront être liés dans un récit. Pour qu’une voiture soit volée encore faut-il qu’elle soit sans surveillance efficace. Par conséquent l’action du propriétaire explique la suite des évènements comme l’acte du voleur. Juridiquement il y a causalité, alors que la relation entre les faits est seulement rationnelle et fortuite. 339. Une même analyse concernant les complications médicales qui viennent se greffer sur un accident de la route, est possible. Tout au plus pourrait-on dire que l’accident est à l’origine de la constitution de la situation où une causalité dommageable va se déployer. Mais la causalité de l’activité médicale est étrangère à la première et n’est pas du même ordre : la première est mécanique, la seconde est de type biologique. Il faut pouvoir lier ces deux séries causales entre elles. Le déterminisme s’oppose à une telle possibilité. Au plan statistique, la liaison est délicate à établir. Pour que la cause de l’accident soit la cause d’une contamination virale, il faudrait que l’augmentation de fréquence du nombre des accidents élève sa fréquence. En l’absence de réponse significative, les deux évènements doivent être considérés comme indépendants. Toutefois, on peut introduire une nécessité hypothétique et les lier : pour qu’une personne soit hospitalisée encore faut-il qu’il y ait pour cela une bonne raison. Cette raison est l’accident : mais une raison n’est pas une cause. Elle permet seulement d’expliquer les événements, de les décrire. C’est une cause au sens aristotélicien et juridique. 168 Cf. supra n° 185. 145 340. On peut donc dire que dans la théorie de l’équivalence des conditions, la cause de l’explication devient la cause de l’événement. Mais cet écart n’est pas perçu et il devient bien difficile de parler de causalité indirecte ou de rupture du lien de causalité si on remplace le terme de cause par son contenu. Que peut bien signifier explication indirecte ou rupture d’explication ? Quand bien même la causalité juridique se séparerait de la causalité scientifique, ces expressions ne peuvent concerner que des causes naturelles qui sont donc un modèle sur lequel le juriste semble raisonner mais qui n’est pas celui qui correspond à ce qui est désigné comme cause juridique. La théorie ne permet pas de connaître la cause au sens scientifique et elle est plutôt un appel à la causalité169 qu’elle peut toutefois accueillir du fait de sa forme. La causalité est une forme particulière d’explication et peut donc se ranger dans le genre « explication ». Si une causalité bien réelle peut entrer sous la théorie de l’équivalence elle n’est pas déterminée par elle et ne s’impose pas obligatoirement. Conclusion 341. L’équivalence des conditions est une théorie juridique qui s’est formée à partir du modèle empirique de la causalité du XIXe siècle. Elle a subi des adaptations qui l’ont écartée de celui-ci. On doit distinguer deux volets dans la théorie. D’une part la composition de la cause : la cause est formée d’une pluralité de conditions. L’écart entre science et droit y est modéré. D’autre part la détermination de la cause. Ce volet s’écarte considérablement de son modèle et on peut parler d’une véritable dénaturation qui transforme radicalement la notion de causalité. Ne retenant que le critère de nécessité et le test de la condition sine qua non, la causalité juridique perd toute référence empirique. Or le critère de nécessité n’a de portée que dans une conception empirique et déterministe de la science qui sans ses fondements redevient indéterminé. Il est de plus non spécifique dès qu’on quitte le déterminisme. Ni au plan logique, ni au plan scientifique on ne peut justifier le recours à ce critère pour en faire un moyen de déterminer les causes d’un évènement. La cause du phénomène se confond avec son explication, et la théorie rejoint ainsi la conception aristotélicienne de la notion de cause. Cette théorie permet donc d’admettre toutes les formes 169 E. Pierroux, Le fait des choses inertes, RRJ 2004, p. 2279, n° 11. 146 d’explications, la cause est la réponse possible à toute question prenant la forme suivante : est-il vrai que sans le fait ou la faute en question le dommage ne serait pas produit170 ? La causalité ainsi déterminée ne peut être dite cause réelle d’un fait, mais simplement explication logique car la liaison entre les faits n’est pas l’identification d’une relation existant entre eux dans la réalité. La relation a son siège dans la raison. Toutefois la théorie de l’équivalence peut accueillir les formes scientifiques de causalité sans les établir par elle même, en tant qu’espèce d’explication. 342. La théorie se résout en une formule autonome à contenu imprécis et extensif. On peut l’énoncer ainsi : la cause juridique d’un dommage est tout fait qu’on peut dire nécessaire à une explication rationnelle qui permet de relier le second au premier. L’aspect spéculatif de la théorie rend compte de ce qu’elle ne débouche sur aucune limitation tant il est possible de lier logiquement des évènements. Aucun des correctifs nécessaires à la rendre praticable ne peut lui être rattaché et pourtant ils sont indispensables afin d’éviter une dilution de la responsabilité. Le recours à des correctifs n’obéit pas à des règles précises, il n’est qu’une possibilité offerte aux juges pour mettre fin à la suite des effets attachés à un fait initial. Le droit accueille sans distinction des éléments appartenant historiquement et conceptuellement à des mondes incompatibles qui justifient des solutions au cas par cas en les mettant sur le même plan qu’une théorie qui leur est étrangère. Chapitre II) La causalité reposant sur le modèle de l’explication scientifique 343. Les « grandes théories de la causalité » semblent réunir l’ensemble des données permettant la détermination de la causalité en droit et pourtant il existe d’autres types de relations qui ne sont pas explicitement rattachées à l’une d’elles, qu’on peut trouver dans les régimes spéciaux de responsabilité. La présentation usuelle est le reflet du développement progressif du droit de la responsabilité civile qui s’est forgé par strates successives au rythme des problèmes posés par l’évolution sociale et technologique auxquelles les juridictions ont dû répondre avec l’aide de la doctrine. Toutefois, en ne se laissant pas seulement guider par le fil de l’histoire, un autre ordre peut apparaître et on peut considérer qu’un grand nombre de formes de relations causales, quoique éparses, ont, au plan théorique, une unité qui est d’ordre 170 G. Marty, La relation de cause à effet, art. précit., p. 691.s 147 méthodologique. Il est possible de les rassembler sous le vocable de déterminations causales reposant sur une explication légaliste. 344. Il ne s’agit plus de se situer au stade de l’expérience, comme dans le cas de la théorie de l’équivalence des conditions, mais à celui de l’usage de la connaissance qu’elle a permis d’acquérir. La détermination causale reposant sur une explication légaliste est issue de la pratique scientifique. Elle utilise une loi générale pour déterminer par un procédé déductif la cause d’une situation concrète, ce qui explique sa dénomination. Ce modèle est aussi appelé nomologico-déductif. Son application est de portée générale, mais, bien évidemment, d’une discipline à l’autre, la loi de couverture du phénomène ne sera pas la même, quoique la forme de l’explication soit toujours identique. Les explications légalistes ne sont qu’une forme d’explication, qui s’oppose aux explications non légalistes, faisant appel à l’interprétation171 dont l’objectivité n’est pas de même nature172. Une telle détermination de la causalité est présente en droit sous deux espèces qui se différencient selon la nature de loi de couverture pour chacune d’elle. La première repose sur une loi de nature générale qui est illustrée par la théorie de la causalité adéquate. La deuxième repose sur des lois de nature spécifiques et recouvre une pluralité de situations propres à des régimes spéciaux de responsabilité. Comme dans le cas de l’équivalence des conditions, l’autonomie juridique va se marquer par des adaptations sensibles du modèle scientifique de base. Elles permettent de comprendre la possibilité de convergence aussi bien que de divergence des solutions entre droit et connaissance objective. Elles seraient difficiles à concevoir s’il n’y avait une forme commune aux deux disciplines. Nous verrons donc successivement les déterminations causales reposant sur une loi de nature générale (section I) puis les déterminations causales reposant sur des lois de nature spécifique (section II). Section I) La causalité adéquate, détermination causale reposant sur une loi de nature générale 171 L. Soler, op. cit., pp. 59 et s. : les explications non légalistes sont en usage en histoire ou en sociologie par exemple. 172 Dans une explication légaliste, l’objectivité est le reflet d’une loi de nature, donc d’une réalité extérieure au sujet connaissant. Dans les explications non légalistes, l’objectivité est liée à la méthode interprétative commune à une pluralité de sujets. 148 345. La notion de loi est présente dans la causalité adéquate et en assure la scientificité théorique (sous-section I). Toutefois les usages de la théorie révèlent que la scientificité de la causalité adéquate a une portée limitée (sous-section II). Sous-section I) La notion de loi et la scientificité théorique de la causalité adéquate 346. L’explication légaliste se présente comme le paradigme de la scientificité (I). La causalité déterminée par la théorie de la causalité adéquate peut prétendre à la scientificité dans la mesure où elle met en œuvre une telle forme d’explication (II). I) L’explication légaliste paradigme de la scientificité 347. La causalité dans son approche empirique se distingue de sa forme spéculative par le refus de chercher ailleurs que dans les données de l’observation le contenu du concept173. A partir de Newton, la causalité s’identifie aux lois de nature que l’expérience peut découvrir et exprimer sous une forme physico-mathématique. Toutes les lois de nature n’ont pas une formulation abstraite et peuvent aussi être exprimées par un simple énoncé qui constate la régularité de la succession des événements dans une suite d’expériences. La portée de ces deux types de lois n’est pas identique. La règle est universelle dans le premier cas et simplement empirique dans le second car elle n’est qu’une généralisation d’une série d’observations. Son champ est plus étroit. Quelle que soit l’expression de la connaissance, elle est le reflet d’une loi qui existe dans la nature. 348. L’établissement des lois par l’expérience constitue la réalité en connaissance dont il peut être fait usage de façon pratique. La volonté d’atteindre un certain but en fait un moyen d’action car elle permet la maîtrise des choses par la connaissance de leurs lois. La volonté de savoir ce qui a produit un événement les mobilise aussi et il est ainsi possible, face à un dommage, de remonter de lui à sa source, en identifiant les lois qui peuvent expliquer sa réalisation. L’explication recourant à une loi de nature n’est pas la seule forme d’explication mais elle est la seule qui puisse prétendre à la scientificité. 173 Cf. supra n° 83. 149 349. La loi dans sa généralité trouve à s’appliquer à une situation particulière à travers un raisonnement syllogistique comme celui que le droit utilise usuellement174. Elle occupe la majeure alors que le fait supposé causal se situe dans la mineure. Toute connaissance, y compris celle du particulier, ne peut se faire que par le général que représente la loi de nature. La conclusion par déduction nécessaire aboutit à la détermination de la causalité dans le cas considéré. La conclusion est toujours formellement vraie, comme dans tout syllogisme, mais elle ne l’est substantiellement qu’en cas de validité de la loi de couverture. De fausses généralisations sont possibles et constituent le risque majeur d’erreur de la méthode. Si la loi n’est pas valide, soit qu’elle soit impropre, soit que les conditions de sa validité ne soient pas respectées, la conclusion sera matériellement fausse quoique la forme aura été respectée. Ce n’est évidemment pas à travers le contrôle de la qualité formelle du syllogisme qu’il sera possible de mettre en évidence cette erreur mais uniquement par une approche critique de la loi de couverture. Que la loi ne soit pas scientifiquement valide, par une erreur non consentie ou par un choix délibéré, le résultat de l’usage de la méthode ne débouchera alors pas sur une détermination de la causalité de type scientifique, elle n’aura que l’apparence de la scientificité. 350. Les lois de couverture ne sont applicables selon l’expression consacrée, que toutes choses égales, ce qui signifie que les déductions qu’elles permettent sont valides dans certaines circonstances et non de façon inconditionnelle, sauf exception. Les conditions dans lesquelles se déploie l’agent causal doivent être identifiées175 car elles ont une influence sur les modalités de ses manifestations, sur l’effet qui en résulte. Un même phénomène peut être soumis à différentes lois de couverture en termes de probabilité qui traduisent la diversité de la réalité qui est marquée du sceau de la variabilité176. Ce modèle trouve application dans la théorie de la causalité adéquate qui a une portée générale dans la détermination de la causalité juridique. II) La causalité adéquate repose sur une explication légaliste 174 J-L. Bergel, Méthodologie juridique, Thémis, PUF, 2001, p. 146 et s. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, coll. Quadrige, 1999, p. 47 : « Si le milieu joue un rôle important cela ne permet pas de faire de la cause un épiphénomène » 176 Cf. supra n° 159. 175 150 351. La théorie de la causalité adéquate est une explication légaliste reposant sur une connaissance générale de type probabiliste. La notion de loi n’y est pas employée explicitement, ce qui s’explique par le fait que sa présentation est toujours fidèle à la façon dont elle a été formulée au XXe siècle, la notion d’explication légaliste lui étant postérieure. Il est pourtant possible de l’y trouver si on met en perspective son contenu avec des concepts contemporains et la doctrine la rattache ouvertement à l’idée probabiliste. 352. La théorie naît dans la doctrine allemande sous l’impulsion de Von Bar qui en est le précurseur et surtout de Von Kries qui est considéré comme étant le premier théoricien à l’avoir formulée de façon complète en 1888177. Elle contient trois propositions différentes178 : la théorie impose de faire un choix parmi les conditions d’un dommage, elle s’applique rétrospectivement aux faits et elle repose sur un critère objectif préétabli. 353. La théorie vise à faire un choix entre les conditions nécessaires à la production d’un dommage et elle introduit donc une distinction entre cause et condition. La cause n’est pas envisagée comme une somme de conditions mais comme un élément isolé ou isolable qui est ainsi juridiquement qualifié puisqu’à la différence de la théorie de l’équivalence des conditions, toutes les conditions ne sont pas retenues. L’investigation se fait en deux temps. Dans un premier temps, il est nécessaire de recenser les antécédents du dommage selon la théorie de l’équivalence des conditions. Dans un deuxième temps, le recours à la théorie de la causalité adéquate permet de faire un choix. Il en résulte que des faits peuvent être des antécédents nécessaires sans que leur absence ait modifié juridiquement le dommage au regard de cette théorie179. Une différence existe entre jouer un rôle et être cause. 354. La situation est appréciée de façon rétrospective en prenant en considération la cause possible, en elle même, en dehors de son contexte actuel180. Une connaissance 177 P. Marteau, op. cit., pp. 88 et 89. P. Marteau, op. cit., p. 91 - H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, op. cit. t. 2, n° 1441 et s. 179 Cass. civ. 9 mars 1949 : JCP 49, 4826, obs. J.F.L.C. 180 Ph. Le Tourneau op. cit., n° 1716 : le caractère abstrait et abscons de la notion peut susciter de la méfiance et faire douter de la scientificité de la théorie. - Même critique chez P. Jourdain, op. cit., n° 18 et J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 159. Pourquoi recourir à une appréciation rétrospective alors que le déroulement des évènements est connu dans sa réalité en application de 178 151 générale est donc appliquée à un cas concret, en vertu du principe qu’il ne peut y avoir de connaissance du particulier que par des notions générales. Le recours à une loi de couverture du phénomène appartient à ce monde des généralités bien que sa nature puisse faire problème. L’analyse est donc objective, abstraite, mais appliquée à un cas déjà réalisé, a posteriori. Il est nécessaire de se placer à la fin de la chaîne causale, de partir du dommage. Il suffit alors de remonter vers les différents évènements qui en ont été les antécédents, et pour chacun, de vérifier s’il pouvait objectivement causer le dommage observé. Le contrôle de possibilité objective repose sur la mise en jeu d’une loi probabiliste que le juge peut connaître par le recours à l’expertise181 reflétant l’état des connaissances scientifiques acquises au moment des faits182. 355. Le recours à une probabilité objective a été proposé en premier par Träger sous l’appellation de théorie de la circonstance généralement favorisante qu’il définit comme étant celle qui accroît de façon sensible et objective la possibilité de la conséquence183, qu’on peut reformuler sous le vocable plus moderne de probabilité qui a la même définition. La causalité se déduit d’une confrontation avec les possibles qui préexistaient à l’événement. La probabilité est dite objective car ce n’est pas du point de vue de l’agent qu’il faut se placer mais uniquement du point de vue de la connaissance telle qu’elle est établie indépendamment de ce que sait, doit savoir ou peut savoir l’individu dont l’action est examinée, que ce soit un individu concret ou un homme moyen. Par application de cette loi de couverture objectivement connue avant la réalisation du dommage, la causalité n’est donc pas un simple enchaînement de faits que l’on retient sans preuve de leur influence réelle. Il s’agit d’une appréciation scientifique de la causalité prenant en compte l’efficacité des éléments184. La causalité est donc susceptible de preuve et non d’une simple énonciation confirmée rationnellement par le test de la condition sine qua non. La preuve est celle d’une relation réelle et établie au préalable qu’il faut rapporter. l’équivalence des conditions. Il n’est pas logique de chercher si un fait pouvait être causal dans la mesure où il a joué un rôle. Ces critiques reposent sur l’idée que la description de faits se confond avec la causalité ce qui est inexact. Mais il est logique de considérer qu’un double système causal n’est pas cohérent. 181 NCPC art. 263 et s - Y. Lambert-Faivre, Droit du dommage corpore, systèmes d’indemnisation, Dalloz, 2004, 5e éd., n° 23 et s. 182 Cass. civ. 2e, 25 oct. 2001 : Resp. civ. assur., 2002, com. 12. 183 P. Marteau, op. cit., p. 118. 184 M. Planiol, t.2, op. cit., n° 1018. 152 356. Favier partage la même conception185 objective du critère applicable au bilan rétrospectif et pose des exigences précises pour son usage, reflétant sa dépendance vis- à-vis de la science. Pour trancher la question il faut recourir à l’abstraction et aux généralisations qui seules peuvent donner accès à une connaissance objective et stable186. Elle implique de faire une opération mentale de comparaison187 : analyse du phénomène, construction d’une situation irréelle, comparaison des images mentales et de l’événement réel qui donne la solution. Il y a supériorité du critère de probabilité sur le critère de nécessité qui n’est utilisable que dans le cadre de systèmes clos et isolés qui ne sont pas ceux rencontrés par le juriste188. Encore faut-il arriver à lui donner une précision suffisante, à la fois sémantique et opératoire, pour pouvoir le mettre en œuvre conformément aux exigences de la science. Une précision sémantique, en premier, afin de dissiper une confusion qui se serait développée en droit, entre les trois termes suivants : probabilité, possibilité et prévisibilité189. Tous ces termes évoquent l’idée d’une connaissance de l’avenir mais ils ne sont pas équivalents et ne peuvent donc indifféremment servir à la détermination de la causalité. Ils témoignent de degrés différents de connaissance. Une précision opératoire, en second, imposant de déterminer quel degré de connaissance du futur est retenue par le droit pour en faire usage. De ce choix, dépend la valeur du critère et son objectivité en tant que reflet d’une connaissance, exigence qui lie causalité adéquate et causalité scientifique. 357. Le terme de possibilité désignerait l’échelon inférieur de la connaissance du futur. Dire qu’un fait est possible c’est affirmer que rien ne s’oppose à sa réalisation en théorie mais on ne sait pas quelles sont ses chances de se produire. Le terme de prévisibilité serait le degré de connaissance le plus élevé de l’avenir. Dire qu’un fait est prévisible c’est affirmer sa réalisation de façon certaine. Ce sens serait le seul utilisable dans la théorie de la causalité adéquate. Enfin, le terme de probabilité serait un degré intermédiaire de connaissance de l’avenir. Il ne représenterait pas une grandeur fixe mais un ensemble de valeurs variables entre ces deux pôles de la 185 J. Favier, op. cit., n° 123 : « Quand le juge s’efforce d’expliquer un événement il utilise des généralités ( peu importe qu’elles soient établies spécialement à cette fin ou connues par ailleurs ) qu’il confronte entre elles et avec la conjoncture (…) C’est un calcul rétrospectif de probabilités ». 186 J. Favier, op. cit., n°120 spéc. pp. 235-236. 187 J. Favier op. cit., n° 122. 188 J. Favier, op. cit., n° 124. 189 J. Favier, op. cit. n° 128. 153 connaissance et témoignerait du caractère relatif de ce qui peut advenir. Par conséquent seule l’utilisation d’une connaissance objective, témoignant de la quasi certitude de l’efficacité du facteur considéré, est requise dans la théorie de la causalité adéquate pour lui donner sa fiabilité. La prévisibilité, au sens ainsi retenu, serait le critère de choix de la théorie190. 358. Savatier donne encore plus de force à la notion de loi d’explication et considère qu’une approche quasi-mathématique de la causalité serait possible191 en décomposant l’événement en différentes séquences susceptibles chacune d’évaluation. Il prend comme exemple le cas d’une voiture garée dans un lieu public. Le risque de vol pourrait être de l’ordre de 1/100 000. La voiture est volée et le voleur cause un accident dont la probabilité est de 1/1000. La victime a des séquelles importantes correspondant à la réalisation d’une probabilité de 1/10 000. Dans ces conditions la négligence du propriétaire de la voiture n’a joué un rôle que pour de 1/10 à la puissance 11. Ce dommage n’est pas normalement prévisible et la causalité du fait de son auteur ne peut être retenue. A mesure que le nombre d’échelons augmente la part du rôle de l’auteur du fait initial décroît avec une très grande rapidité. Il n’y aurait donc de prise en compte des faits, en terme de probabilités, que lorsqu’elles sont d’une valeur proche de 1 pour Savatier, qui rejoint Favier sur ce point. De telles exigences sont rarement rencontrées car elles auraient pour conséquence que peu de faits seraient évalués comme des causes. Il paraît difficile de considérer ces exemples comme représentatifs. Si les données objectives étaient telles, alors il ne fait pas de doute que la causalité adéquate serait une théorie scientifique et la causalité juridique serait identique à la causalité scientifique. Une vision dogmatique ne reflète pas la pratique judiciaire192 qui accueille pourtant la théorie, quoique rarement explicitement, ni la 190 Il faut signaler que les notions utilisées par Favier sont discutables du point de vue du vocabulaire statistique. Il n’y a pas opposition entre possible et probable. En effet les probabilités ne sont envisageables que dans la mesure où il y a une pluralité de possibilités qui ont été chiffrées. Le probable n’a pas de contenu : c’est uniquement en tant que donnée chiffrée que le terme acquiert un usage dans l’appréhension du hasard. Le possible dont il fait mention n’appartient pas à la connaissance objective : il devrait être qualifié d’hypothèse. Enfin le prévisible n’est que l’aspect subjectif du probable comme on l’a noté et renvoie à la théorie de l’action non à celle de la connaissance. Si on veut traduire en termes statistiques ces appellations, il faut alors remplacer prévisible par probable de valeur proche de 1, ce qui revient presque à rejeter les connaissances statistiques. L’idée de certitude appartient aussi à la conscience de l’agent et n’est pas un terme à contenu objectif. 191 R. Savatier, Traité de la responsabilité civile en droit français, LGDJ, 1939, TII, n° 4. 192 Cass. civ. 2e, 25 octobre 1973, Bull. civ., II, n° 277 ( incendie causé par un briquet) - CA Toulouse, 6 mai 1993 : D. 1993, jur. p. 55, obs. Ph. Le Tourneau (ouverture d’un compte par un banquier sans vérifier la capacité juridique du client : détournement de fonds) - Cass. com. 7 avril 1998, Bull. civ., IV, n° 124 (ouverture d’un compte au nom d’une association contrairement aux règles légales suivie 154 multiplicité des opinions doctrinales. On peut voir cependant la terminologie théorique figurée dans une décision du TGI de Versailles qui énonce que «La responsabilité civile, y compris contractuelle, s’encourt dès que le dommage allégué se trouve lié à la faute établie par un rapport de causalité adéquate193». Des écarts substantiels existent entre un fondement théorique scientifique et la pratique qui donne lieu à une détermination de la causalité juridique qui ne s’identifie pas toujours à la causalité scientifique. Sous-section II) Les limites de la scientificité de la théorie 359. Bien que reposant sur un modèle scientifique, la théorie n’en suit pas toujours les exigences dans la pratique. Aussi existe-t-il des possibilités d’écart entre les solutions qui pourraient être données en recourant à un modèle strict et celles obtenues par l’usage d’un modèle interprété avec souplesse. La cause désignée par la théorie de la causalité adéquate n’est pas de nature univoque et peut être une causalité de type scientifique ou non, selon la rigueur exigée à l’égard de la loi de couverture : elle va pouvoir s’éloigner de la causalité scientifique, dans certaines circonstances et dans une certaine mesure194 malgré l’unité apparente de la méthode. Cet écart tient à l’appréciation subjective de la probabilité (I) voire à la mise à l’écart de la question de la vérité dans un usage fonctionnel de la théorie (II). I) La subjectivité de la probabilité 360. L’unanimité à reconnaître que le choix d’un critère est nécessaire afin de procéder au bilan rétrospectif des évènements, cède quand il faut le déterminer195. Une part plus ou moins grande de subjectivité peut s’introduire dans son appréciation, altérant sa signification, la probabilité n’étant source de connaissance qu’objective. La subjectivité peut se manifester dans la définition du critère de probabilité (1) ou dans son appréciation par le juge (2). 1) La subjectivité de la définition du critère d’un détournement de fonds) – Cass. civ. 2e, 13 juin 1974, Bull. civ., II, n° 197( remise des clefs à une personne ivre qui cause un accident ).- Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1717. 193 Versailles, 30 mars 1990 : JCP 90, II, 21505, note A. Dorsner-Dolivet. 194 Cette question est nettement perçue par certains auteurs : V. J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 162. 195 P. Marteau, op. cit., p. 44. 155 361. Probabilité objective et subjective sont deux formes assez incompatibles de la même notion. L’objet qui sert de référence à l’évaluation de l’incertitude différe dans les deux cas. Soit il s’agit de la conscience de l’agent, et la probabilité devient prévisibilité, soit il s’agit de l’état des connaissances et il s’agit d’une probabilité objective. On peut noter en droit une oscillation entre ces deux conceptions. Leur opposition n’est pas toujours nettement perçue mais elle est toutefois relative car la probabilité objective peut être source de prévisibilité, non l’inverse. La prévisibilité ne repose pas uniquement sur une connaissance objective et fait intervenir d’autres éléments qui fondent une attente196, que ce soient les expériences personnelles, l’intuition, l’interprétation des faits voire des facteurs inconscients. La prévisibilité relève de la théorie de la prise de décision en vue d’une une action, et non de la théorie de la connaissance, ce qui devrait la priver du pouvoir d’être un facteur de détermination de la causalité. Il peut garder une place, mais d’une autre nature, en tant que facteur de limitation de l’étendue de la réparation dans le cadre contractuel197. Il est aisé de montrer que la prévisibilité ne peut avoir la même signification que la probabilité au travers de certains exemples. 362. Pour ses promoteurs, la prévisibilité devait permettre de reconnaître, parmi tous les faits qui ont précédé un dommage, celui qui l’a réellement causé car il est efficace198 pour l’agent. Pour Von Kries199 il s’agit de tenir compte de ce que connaissait l’agent dont l’acte est en cause au moment où il a agi. Deux types de connaissances sont mobilisés dans cette opération, le savoir ontologique et le savoir nomologique200. Le savoir ontologique concerne les conditions concrètes de l’événement connues par l’agent : la subjectivité de ce premier critère est importante car il peut être difficile savoir ce qu’il connaissait au moment où il a agi. Le savoir nomologique évalue la conduite de l’agent selon le schéma de l’homme prudent et 196 Encyclopedia Universalis, V° Probabilité subjective. I. Souleau, La prévisibilité du dommage contractuelle, Thèse, Paris 1980. 198 M. Planiol, op. cit., t.2, n° 1004. 199 cité par P. Marteau, op. cit., pp. 101 et s. - G. Schamps , La mise en danger, un concept fondateur d’un principe général de responsabilité civile, Bruylant-LGDJ, 1998, n° 31 : Von Kries était un scientifique allemand et non un juriste. Il a étudié les probabilités de réalisation des évènements naturels en 1888. Ce procédé a ensuite été pris pour modèle par la doctrine allemande (Rumelin) en 1900, puis adopté par la jurisprudence allemande en 1913 et suisse en 1912, avant de gagner la France par la suite. Il est donc de développement postérieur à l’équivalence des conditions dont il est considéré comme un correctif. 200 J. Favier, op. cit., n° 142. 197 156 avisé mis dans les mêmes circonstances avec les mêmes connaissances. Aurait-il agi ainsi ? Ce deuxième élément est plus objectif. 363. Le chemin entre prévisibilité et faute est étroit, ce qui n’est pas satisfaisant si on considère que faute et causalité sont des éléments de nature différente. Le critère est des plus discutables au plan des résultats si on reprend un exemple donné par von Kries. Un sujet A ayant mis le feu à une maison où se trouvait un sujet B, qui périt dans l’incendie, peut-il être tenu pour responsable de ce décès ? Pour Von Kries, tout dépend de l’état des connaissances de A. S’il ignorait la présence de B, il ne peut être considéré comme la cause de sa mort car elle était pour lui imprévisible. Cette façon de concevoir le critère de prévisibilité et les conclusions qu’il permet de formuler font douter de sa valeur. Elle revient à prendre en compte l’intention du sujet qui n’est pas responsable s’il n’a pas voulu les conséquences qui se sont réalisées, car n’ayant pu les prévoir, et son action n’est pas jugée comme cause du dommage. 364. L’appréciation in concreto a été par la suite abandonnée au profit de l’appréciation in abstracto, selon le modèle du bon père de famille, l’homme d’intelligence et de connaissance moyenne. Il faut rechercher si au moment des faits le dommage pouvait être envisagé comme un résultat possible en général, et non au regard d’un individu donné. La prévisibilité se détermine en fonction de ce qui est connu ou devait être connu de chacun. La solution à apporter à l’exemple de Von Kries est donc différente et le sujet A est alors cause de la mort de B. Cependant, déterminer ce qui devait être connu d’une personne normale, revient implicitement à faire reposer la justification du choix causal à nouveau sur la faute : ne pas avoir une connaissance moyenne des choses, ne pas faire montre de prévoyance témoigne d’une faute et ce jugement justifie de retenir l’acte comme cause. La faute est constituée par le fait d’avoir aperçu que l’on portait atteinte au droit d’autrui et il suffit que l’auteur ait eu la possibilité de prévoir le dommage pour qu’il soit en faute201 . La causalité adéquate, ainsi appréciée, ne serait qu’un artifice permettant de réintroduire la faute dans un système de réparation qui a tenté de l’en bannir au profit d’une notion présentée comme toute objective et plus aisée à mettre en œuvre que les jugements de 201 J. Favier op. cit., n° 130.- R. Savatier, op. cit., n ° 471. 157 valeur202. Aussi cette approche subjective est-elle condamnée en général203, et la prévisibilité n’est pas un critère causal. Toutefois, certains auteurs assimilent dommage imprévisible avec absence de cause204. Une telle divergence peut s’expliquer davantage par une différence sémantique que par une opposition de fond : si on considère que la responsabilité civile répare tout le préjudice causé et uniquement le préjudice causé, alors, pour rester fidèle à la formule, causalité et limites de la réparation fusionnent. 2) Subjectivité de l’appréciation du critère 365. Même pour les tenants de l’objectivité de la probabilité, sa mise en pratique n’est pas sans difficulté. Une connaissance probabiliste n’est valable que si toutes les circonstances qui entourent l’évènement sont identifiées. Ceci introduit un certain degré d’incertitude dans la détermination de la connaissance probabiliste utilisable, tant il est difficile de satisfaire à une telle exigence en dehors d’un laboratoire. Les probabilités ne sont pas uniformes et dépendent des circonstances qui président au déroulement des faits205. L’incertitude risque d’ouvrir la voie à la subjectivité du juge qui sera amené à faire des choix, faute d’avoir des estimations chiffrées pour chaque cas. Le recours à l’idée de cours normal des choses a pu sembler un guide limitant ce risque de dérive. 366. La notion de cours normal des choses tente de répondre à la difficulté de l’identification de la loi de couverture en restreignant son champ, en évitant de se perdre dans une infinité de considérations ayant des conséquences sur le niveau de probabilité. Une relation de causalité est adéquate seulement si l’évènement est généralement apte à produire une conséquence telle que celle observée206. La question revient à déterminer si le fait envisagé produit ce genre de dommage habituellement par comparaison avec une catégorie de faits dont on sait objectivement qu’elle peut en 202 M. Planiol, op. cit., n° 1019 - R. Savatier, op. cit., n° 471 : « La prévisibilité du dommage qui pouvait dériver normalement de l’acte ou de l’abstention fautive : on exprime approximativement cela en disant qu’il doit y avoir une causalité adéquate ». - H. Ph. Visser’t hooft, op. précit., p. 93: « Les considérations en matière de causalité adéquate sont axées sur la faute , sur la nature et la portée de la règle que le défendeur a transgressé ou les intérêts des parties au litiges ». 203 G. Schamps, op. cit., n° 32- I. Souleau, op. cit., n° 217 et s. 204 F. Terré, Ph. Simler et Ph. Lequette, op. cit., n° 819. 205 Cf. supra n° 158. 206 P.Marteau, op. cit., pp. 111 et 112. 158 général avoir la conséquence observée207. La normalité introduit une limite dans le domaine des conditions qui entourent la survenue d’un dommage. Sont exclues les circonstances exceptionnelles208 au profit des seules situations moyennes qui devraient être d’une connaissance plus simple, en accord avec des données statistiques. Il devient possible de départager les conditions en causales et fortuites à l’intérieur d’une zone étroite de normalité, sauf lorsque le dommage a été causé volontairement. Dans ce dernier cas il ne serait pas équitable de limiter la réparation au nom de ce critère abstrait209. Ce modèle est utilisé en jurisprudence. 367. Un homme est grièvement blessé dans un accident de la circulation dont une personne est déclarée responsable 210. La victime décède de brûlures suite à l’incendie de son lit plusieurs années plus tard. Le responsable de l’accident initial est assigné en réparation de ce nouveau préjudice. En appel le lien de causalité est retenu. Le défendeur se pourvoit en cassation et la Cour annule la décision des juges du fond, en considérant que le décès avait sa cause immédiate dans l’incendie de son lit. Bien que la Cour régulatrice utilise le terme de cause immédiate, ce qui renverrait à la théorie peu usitée de la causa proxima, le rattachement de cette décision à la causalité adéquate à travers la question de la temporalité a été évoquée211. Le temps ne permet pas de prendre en compte selon le cours normal des choses l’incendie et le décès consécutif de la victime comme conséquences de l’accident. Seul l’incendie est la cause adéquate selon les données du cours normal des choses, alors que pour retenir la causalité du fait initial il aurait fallu prendre en compte une suite de faits qui sont exceptionnellement liés. 368. A la suite de l’incendie d’un bâtiment212 dont un locataire est reconnu responsable, le bailleur de l’immeuble doit procéder à des travaux de réparation pour lesquels une bâche est posée. Celle-ci se détache et il en résulte un dégât des eaux. Le propriétaire assigné en réparation se retourne contre le locataire jugé responsable de l’incendie. Ce dernier est condamné en appel et se pourvoit en cassation. L’arrêt de la 207 P. Marteau, op. cit., p. 91. Cass. civ. 2e, 12 déc. 1968, Bull. civ., II, n° 306 - Cass. com., 30 juin 1969, Bull. civ., IV, n° 249. 209 G. Schamps, op. cit., n° 34. 210 Cass. civ. 2e, 8 février 1989, Bull. civ., II, n° 39 : RTD civ. 1989, p. 556, obs. P. Jourdain. 211 Même justification ; Cass. civ. 2e, 4 février 1987, Bull. civ., II, n° 38 – Cass. civ. 2e, 3 octobre 1990, Bull. civ., II, n° 184. 212 Cass. civ. 3 e, 19 février 2003 : RTD civ. 2003, p. 508, note P. Jourdain. 208 159 Cour d’appel est annulé. Seul le défaut de bâchage est cause des préjudices. Un incendie selon le cours normal des choses n’occasionne pas une inondation. 369. Si l’idée de normalité peut séduire, d’autant qu’elle réaffirme le rattachement de la théorie à ses bases scientifiques, la simplification proposée a des conséquences pratiques assez illusoires. La notion de cours normal n’atteint pas à l’objectivité à laquelle on pourrait s’attendre car elle est rarement construite avec méthode. Le rôle du juge est déterminant et il peut regarder avec plus ou moins d’objectivité le cours des évènements. La pluralité des instruments de mesure dont il peut faire usage donne une gamme assez variée de contenus à la notion de cours normal des choses : probabilité objective plus ou moins précise ou prévisibilité. Le juge peut évaluer les faits avec ses propres lumières ou en recourant à celles de l’expert. Lorsque le juge fait appel à l’expérience de la vie, la normalité est assez intuitive et non chiffrée213. Dans son évaluation, il peut se mettre dans la position d’un tiers neutre ayant l’expérience des choses, en prenant pour modèle le profane ou le spécialiste selon le contexte. Une telle approche réintroduit l’idée de prévisibilité214 puisqu’on prend en compte ce qui est connu par un sujet de référence au moment où il se décide à agir. Le juge peut aussi évaluer les faits avec le regard de l’expert dont il peut requérir les lumières. Dans ce cas il utilisera une probabilité objective en fonction de l’état des connaissances et la normalité devient alors une limite à la prise en compte des faits. L’approche est donc sélective et objective, mais le seuil entre le normal et l’exceptionnel n’est jamais clairement indiqué. Entre ces deux extrêmes, il sera aussi possible de se contenter d’une évaluation approximative sans avoir, parfois, d’autre secours215. La normalité introduit dans sa diversité un changement de nature de la causalité qui prend la nature d’un standard216. 213 H. Deschenaux, P. Tercier, op. cit., p. 53 - Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1716 - Ch. Atias, Epistémologie juridique, op. cit., n° 367. 214 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1716. 215 P. Marteau, op. cit., p. 92. 216 S. Rials, Les standards, notions critiques du droit, in C. Perelman et R. Vander Elst (sous la direction de), Les notions à contenu variable en droit, E. Bruylant 1984, p. 44 : « Cette unité (en parlant du standard) recèle une tension qui tient à l’ambiguïté de la notion de normalité. La normalité est ce qui est statistiquement ou ce qui doit être. A la normalité descriptive s’oppose la normalité dogmatique ». - V. Fortier, La fonction normative des notions floues, RRJ 1991, p. 754. 160 370. Le juge a un large pouvoir d’appréciation des situations pour lesquelles le législateur lui a donné délégation en ne les définissant pas217. Ces notions sont dites des standards. Tel est le cas de la faute, des bonnes mœurs et ou de l’intérêt de l’enfant. Le juge en définit le contenu en fonction de l’évolution des exigences sociales du moment où il statue. Il dit ce que ces notions doivent être et c’est un instrument de mesure des comportements. Le standard est une forme particulière d’une catégorie plus large que sont les notions floues. Si des distinctions existent entre ces deux catégories en théorie, en pratique toutes les notions floues ont des caractéristiques communes mais des domaines différents. Les notions floues ne se réduisent pas à la détermination des valeurs et des comportements comme le standard. Une notion floue est une notion à contenu indéterminé, une notion flexible que seul le juge peut mettre en harmonie avec le concret218. Là où on trouve des notions comme le raisonnable ou la normalité, on peut dire qu’il y a un standard. La causalité peut être considérée comme une telle notion dans la théorie de la causalité adéquate. Le juge peut faire jouer à son appréciation du cours normal des choses, si ce n’est le rôle de norme219, du moins celui d’intermédiaire entre le fait et le droit pour dire ce que doit être le contenu du concept. La normalité jurisprudentielle n’est pas alors le reflet d’une moyenne, elle est une création, elle est une exigence imposée à des faits220 ce qui facilité la tâche du juge dans la mesure où elle se rapproche de la faute221. 371. La normalité se révèle dans son ambiguïté. Elle est description dans un sens - elle est mesure de ce qui est - mais aussi prescription - elle dit ce qui doit être - dans la mesure où la réponse repose sur un choix qui impose un traitement normatif à l’idée de probabilité, procédant d’une autorité non d’un savoir. Le cours normal des choses qui évoque une connaissance se trouve reformulé. La théorie ne répond plus alors aux exigences qu’elle semblait poser222. Le bilan rétrospectif qui reposait sur l’aptitude d’un fait à produire un dommage, par conséquent sur une connaissance, devient prévisibilité. Il s’agit de savoir si, pour un agent, ce fait pouvait produire un dommage 217 S. Rials, Le juge administratif et la technique du standard, essai sur le traitemnt jurisprudentiel de l’idée de normalité, LGDJ, 1980, n° 156. 218 V. Fortier, art. précit., n° 7. 219 S. Rials, op. cit., n° 128. 220 S. Chassagnard, La normalité en droit privé français, Thèse, Toulouse, 2000, n° 12. 221 J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 265 : « Elle (la jurisprudence) a abouti à une notion teintée de morale : la normalité. C’est que les juges sont plus experts en morale qu’en physique. » 222 X. Lagarde, Réflexion critique sur le droit de la preuve, LGDJ, 1994, n° 145 : « L’idée de normalité ne saurait donc être au principe de la décision du juge puisque c’est par cette dernière que le juge lui donne du contenu. » 161 dans les circonstances données. Il s’agit alors d’une appréciation des circonstances d’une décision et non de causalité. II) La mise à l’écart de l’exigence de vérité 372. La scientificité de la causalité adéquate est non seulement limitée par l’appréciation subjective du critère probabiliste, mais aussi par une mise à l’écart délibérée de l’idée de vérité qui s’illustre dans deux cas. Il peut ainsi être fait un usage fonctionnel de la théorie (1). Il est aussi souvent reconnu que la théorie permet seulement d’établir une causalité vraisemblable qui suffit à désigner un responsable (2). 1) Un usage fonctionnel 373. La jurisprudence fait un usage fonctionnel de la théorie en affirmant que la cause d’un dommage est unique alors qu’une pluralité de causes pourrait être retenues. La causalité adéquate semble parfois devenir synonyme de cause unique alors que la théorie ne porte que sur la détermination de la causalité, non sur la composition de la cause. Aussi ne s’oppose-t-elle pas à la prise en compte de la pluralité des conditions. La causalité adéquate n’impose pas nécessairement un choix parmi les conditions et peut être appliquée successivement à chacune d’elles pour en apprécier la causalité. Toutefois dans un certain nombre de cas, la causalité adéquate semble synonyme de cause unique et l’invoquer suffit à justifier qu’on ne retienne qu’un fait. Ainsi dans le cas évoqué dans l’arrêt du 8 févier 1989223, rien ne s’opposait à ce qu’on puisse retenir la causalité du fait initial à l’origine des séquelles comme cause du décès malgré l’incendie. On peut penser que l’existence de séquelles augmente objectivement le risque de subir les conséquences d’un accident du fait de la perte d’autonomie qui en résulte. Le fait initial pourrait donc être causal. Telle n’a pas été l’appréciation de la Cour de cassation. 374. La doctrine reflète aussi une conception fonctionnelle des théories de la causalité. Elle considére que leur usage sélectif est envisageable224 selon le résultat que chacune permet d’atteindre. Leur éventuelle vérité ne joue aucun rôle. Les théories ne sont que de simples instruments aux mains du juge. Il faut distinguer le 223 224 Cass. civ. 2e, 8 fév. 1989, Bull. civ., II, n° 39 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 345 , admettent la possibilité de concilier ces deux théories 162 temps de la poursuite et celui de la contribution. La théorie de l‘équivalence des conditions serait utile au stade de la poursuite, alors que la causalité adéquate serait sollicitée au stade de la contribution entre co-auteurs225. Au stade de la poursuite il s’agit de réparer le dommage subi par la victime et de rendre la recherche la plus simple et la plus large possible. L’équivalence des conditions favorise l’action de la victime en lui fournissant une pluralité de responsables. Une fois cette finalité sociale atteinte, la charge définitive de l’indemnisation doit être répartie entre les coresponsables. Traditionnellement, la répartition se fait au prorata des fautes respectives ou par parts viriles en cas de responsabilité objective226. C’est ce deuxième volet qu’il faudrait améliorer par le recours à la causalité adéquate en ne retenant que l’auteur dont l’activité causale a été prépondérante et réelle. Cette approche sélective et distributive dans le temps de ces des deux théories les représente comme formant un couple réduit à des fonctions antagonistes. D’une part une causalité large, la théorie de l’équivalence des conditions, et d’autre part une causalité restreinte, la causalité adéquate. Leur usage demeure sous la coupe de préoccupations extérieures à leur contenu. Ce ne sont que des schémas juridiques permettant de guider le juge qui peut ainsi avoir une approche pragmatique, adaptable à toutes les situations227. Ces théories définissent le champ du possible pour le juge dont la décision est nuancée et obéit à une gradation de leur mise en œuvre parfois assez éloignée de la pure théorie228. Il n’y a pas d’un côté admission de toutes les causes jusqu’à l’origine de l’univers229 et de l’autre prise en compte d’une seule cause, mais bien la possibilité selon les cas et non de façon abstraite, de retenir une ou plusieurs causes230. 375. La reconnaissance du caractère instrumental des théories est donc fréquente. L’antécédent retenu comme causal est considéré comme la cause juridique mais on ne 225 Y . Lambert-Faivre, De la poursuite à la contribution : quelques arcanes de la causalité, D. 1992, chron., p. 311 - F. Chabas , art. précit, p. 102. 226 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 422. 227 G. Viney, et P. Jourdain, op. cit., n° 344 : « Il nous semble que l’erreur des partisans de l’une comme de l’autre a été de croire qu’elles s’excluent mutuellement alors qu’elles éclairent en réalité chacune un aspect différent de la causalité. » 228 B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 1060 : notent l’opposition entre les difficultés pratiques qui ne font pas obstacle à des solutions et l’absence de réponse théorique – J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 161 et 162, insistent sur l’absence de logique exclusive dans la recherche causale et la prise en compte de plusieurs facteurs dans les décisions. 229 B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 1061. 230 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 163 : « le juge décide sans esprit de système (…) et ce n’est qu’après coup qu’on pourra estimer qu’il s’est référé à la causalité adéquate ou à l’équivalence des conditions. » 163 peut en déduire que lui seul a eu un véritable rôle dans la production du résultat231 ce qui supposerait que le droit se contenterait d’une analyse factuelle alors qu’il en part et par un procédé propre fait un choix. Il y a séparation entre constatation des faits et causalité : les premiers sont appréciés souverainement par les juges du fond, alors que la seconde est contrôlée par la Cour de Cassation232. Les éléments qui ne sont pas retenus sont considérés comme de simples conditions ou occasions du dommage. Aussi la théorie ne prend pas en compte la vraie cause, elle permet seulement un simple travail d’élimination233 ne prétendant pas à la vérité dans la mesure où la cause juridique se détache de la cause matérielle. 376. Ces propositions traduisent bien que la question de la vérité des théories ne passionne plus la doctrine alors que ce fut le cas pendant assez longtemps. Certains juristes ont posé la question de savoir s’il existait une bonne et une mauvaise théorie. On peut constater, dans les travaux anciens, que leurs auteurs ont cherché à les fonder en vérité, en partant du principe qu’il ne saurait y avoir deux théories de la causalité valides comme dans toutes les autres disciplines, car il n’y a qu’une vérité. Or, les deux théories n’aboutissent pas aux mêmes conclusions et elles ne peuvent être toutes deux vraies. Une telle démarche implique un présupposé réaliste et positiviste à l’activité juridique : le droit doit atteindre le réel, comme la science et le droit participe à l’élaboration de la connaissance causale. Ainsi Marteau a soutenu la vérité de l’équivalence des conditions234 alors que Favier l’a condamnée au profit de la causalité adéquate235, Mazeaud a d’abord soutenu l’équivalence des conditions avant de se rallier à la causalité adéquate. Il ne semble plus que la question soit encore envisagée en ces termes et elle n’agite plus la doctrine236 . On peut repérer des périodes où la Cour de cassation a fait usage de l’une ou de l’autre des théories sans qu’on puisse en faire une règle237. Tous les auteurs reconnaissent que les hauts magistrats ne s’embarrassent pas de théorie et il est rare de voir une allusion nette à 231 I. Souleau, op. cit., , n° 268. Cass. civ 2e, 20 février 1963 : JCP 1963, II, 13199 - Cass. civ., 1re, 25 mai 1971 : JCP 1971, II, 16859. 233 M. Planiol, op. cit., t. II, n° 1005. 234 P. Marteau, op. cit., pp. 127 et s. 235 J. Favier, op. cit., n° 138. 236 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 342 et s., considèrent que tant du point de vue pratique que du point de vue logique, l’examen de ces théories ne permet pas de déterminer la supériorité de l’une sur l’autre. 237 J. Flour , J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 159. 232 164 celle qui servirait de fondement à une décision. Le fait même que la Cour de cassation ait adopté une théorie puis l’autre montre qu’elles ne s‘excluent pas. Le choix des magistrats dépendrait, non de leur vérité, mais de considérations de politique jurisprudentielle238. Les théories sont de simples instruments dont l’usage est abandonné à des choix en opportunité. 2) Une causalité vraisemblable 377. M. Jourdain239 reconnaît une valeur pragmatique à la théorie de la causalité adéquate face aux incertitudes qui marquent l’équivalence des conditions. La probabilité du dommage sur laquelle repose la théorie permet de simplifier les exigences probatoires. Il suffit de savoir qu’un fait est de nature à produire un certain effet d’après le cours naturel des choses pour obtenir si ce n’est une preuve parfaite du moins une forte présomption de causalité qui sera une aide pour la victime. C’est donc reconnaître que la probabilité n’est pas une preuve stricto sensu et qu’une preuve imparfaite est suffisante. La causalité n’a pas besoin d’être certaine contrairement à ce qui est dit. Effectivement, la probabilité n’est pas une preuve complète dans les sciences. 378. La normalité statistique est une moyenne pour une population. Elle est d’une valeur grossière qui ne permet pas de rendre compte de la dispersion du réel autour d’elle240. La statistique n’est valable que pour des grands nombres, et il est difficile de savoir avec certitude ce qui se passe pour une situation unique. Les probabilités sont une mesure du hasard, mais ne peuvent l’éliminer au niveau de l’individu. A cet échelon, les probabilités permettent de filtrer des hypothèses, en éliminant celles qui ne présentent aucun lien possible avec les faits. Elles restreignent le champ des investigations. Mais il faudra trancher, ultérieurement, parmi les hypothèses restantes par un moyen complémentaire. Prenons l’exemple d’une maladie infectieuse dont on sait qu’elle est normalement causée par un germe A qui est en général sensible à un traitement X. Est-ce parce que la probabilité est valable à l’échelon d’une population que la même certitude s’applique au cas concret? La réponse est négative. La 238 J. Flour , J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 159. P. Jourdain, J.- Cl., art. précit., n° 17. 240 Cf. supra n° 161. 239 165 connaissance probabiliste légitime de proposer le traitement, mais celui-ci va avoir valeur de test probatoire complémentaire selon son efficacité. Soit le résultat est positif, le patient guérit, et dans ce cas l’hypothèse est confirmée. Soit il y a échec et l’hypothèse est infirmée. Deux explications à l’infirmation de l’hypothèse sont envisageables : soit le germe habituel n’est pas en cause et le diagnostic malgré les statistiques est erroné, car il y a surdétermination causale 241 soit le germe est bien celui qui était prévisible, mais il en est une variante, il s’écarte du normal. 379. La démarche juridique fait abstraction de ce besoin de confirmation et la probabilité est traitée comme une présomption qui devient preuve suffisante de causalité sauf renversement par une preuve contraire. Le test complémentaire est dévolu à l’auteur présumé et non à la victime. En effaçant ces exigences, on introduit implicitement une marge d’erreur importante, lorsqu’on sait qu’elle est chiffrée à 5% dans les meilleurs cas242. 380. Enfin le doute de l’expert sur la causalité n’est pas un obstacle à la décision du juge. Celui-ci pourra accepter ou au contraire nier l’incertitude. Ce dernier pourra affirmer une causalité, pourtant objectivement incertaine, ce qui se justifie moins par un pouvoir de connaissance que par le choix d’attribuer à une des parties les conséquences du doute243. Dans ce cas il ne s’agit moins d’une causalité probable comme précédemment, que d’une causalité douteuse ce qui ne fait pas obstacle à ce qu’elle soit dite causalité juridique certaine. Conclusion 381. La théorie de la causalité adéquate repose sur un modèle scientifique recourant à l’identification d’une loi de nature probabiliste. La pratique de la théorie révèle qu’elle 241 Cf. supra n° 188. A. Bénabent, La chance et le droit, LGDJ, 1973, n° 198 et s. : « Leur application (des probabilités) à un cas particulier comporte automatiquement un risque d’erreur » ; et n° 246, il insiste sur la nécessaire instauration d’un critère supplémentaire pour trancher dans ce cas. Ce critère est la fonction d’utilité de la décision. Il faut peser non le risque d’erreur, mais ses conséquences en fonction des faits de l’espèce. Cela revient à déterminer les conséquences respectives des choix en incertitude vis-à-vis du demandeur et du défendeur, ce qui implique une maximalisation de la fonction d’utilité. Mais le choix ne repose pas sur une connaissance. 243 R. Barrot, N. Nicourt, Actualités médico-légales de réparation du dommage corporel : le lien de causalité, Masson, 1986, p. 45 – J.-F. Césaro, Le doute en droit privé, Panthéon-Assas, 2003, première partie, titre II ; « Le traitement du doute », pp. 143 et s. 242 166 peut aboutir à des solutions qui ne peuvent être dites objectivement causales. La probabilité, qui seule fonde une connaissance si elle est objective, se teinte de subjectivité. Le juge recourt à l’idée de normalité plus qu’à une évaluation stricte, au standard ou à la prévisibilité. La subjectivité est probablement impossible à éviter tant les situations sont variables et souvent inaccessibles à une connaissance, en dehors de cas simples244, et de ce fait il ne reste à la méthode que l’aspect de la scientificité245. 382. Même dans les cas où la probabilité est objective la causalité est seulement probable. Le juge vérifie si l’événement qui s’est produit faisait partie de ceux qui pouvaient normalement entraîner la réalisation d’un dommage tel que celui qui s’est produit. Si la comparaison est positive, alors il retiendra la causalité sans aller plus loin, bien que la causalité ne soit que probable car la statistique n’est pas une preuve parfaite246. On ne s’interroge donc plus sur le fait de savoir si l’acte a causé le dommage mais s’il a pu le causer247 et cela suffit pour dire que la causalité juridique est certaine. Accorder au possible le même statut que le certain relève d’un choix. La théorie aboutit à une solution vraisemblable, à des jugements de possibilités admissibles correspondant à des relations plus ou moins adéquates entre les faits selon des critères variables248. Section II) Déterminations causales reposant sur une loi de nature spécifique 383. Le modèle de détermination légaliste de la causalité trouve aussi application dans les régimes spéciaux qui se sont multipliés du fait du développement d’activités à risques de dommages graves, pouvant toucher un nombre important de personnes, pour lesquelles le droit commun n’est pas adapté puisqu’il ne répondait pas à la volonté d’améliorer le sort des victimes249. Ces différents régimes ont des points communs quant à la façon dont ils sont organisés en vue d’assurer une large indemnisation des préjudices envisagés. La connaissance scientifique y joue un rôle 244 J. Favier, op. cit., n° 143 - H. Ph., Visser’t hooft, op. cit., p. 94, considère que les formules sont vagues et laissent place à la libre appréciation des juges 245 G. Schamps, op. cit., n° 34. 246 G. Schamps, op. cit., n° 35. 247 Ph. Salvage, Le lien de causalité en matière de complicité, R.S.C. 1981, p. 37 248 J. Favier, op. cit., n° 123 et 124. 249 F. Leduc, L’œuvre du législateur moderne : vices et vertus des régimes spéciaux, in, La responsabilité civile à l’aube du XXIe siècle, Resp. civ. et assur. , 2001, numéro spécial, p. 51, n° 16 167 incontestable250 sans pour autant que la causalité juridique se confonde systématiquement avec la causalité scientifique. Les intérêts en présence sont sauvegardés par une prise de distance avec la pure objectivité scientifique rendue possible par différents mécanismes juridiques251. 384. Ces régimes réalisent une articulation entre connaissances scientifiques, comme loi de couverture explicative, et exigence de justice qui se traduit par une diversité de modalités procédurales de leur utilisation. Les difficultés de la preuve de la causalité, pouvant parfois se retourner contre les victimes, ont été prises en compte et des réponses y ont été apportées afin de les aplanir dans la mesure du possible. Le droit commun qui impose la charge de la preuve au demandeur ne tient pas compte d’une particularité des dommages liés aux accidents technologiques. Il existe une inégalité des parties à son égard, les professionnels étant mieux armés en général que les profanes pour y faire face. Ils en détiennent les principaux éléments252. Des choix s’imposent entre respect de la valeur de la vérité, des intérêts sociaux et de la logique procédurale qui impliquent parfois, de sacrifier l’un à l’autre, ou du moins de procéder à un compromis. La charge de la preuve pour la victime, qui bénéficie de présomptions, est facilitée, mais il persiste une possibilité d’exonération pour le professionnel selon des modalités variables, l’indemnisation n’étant pas une garantie. De tels choix ont des conséquences sur le contenu de ce qui est retenu sous la dénomination de cause juridique253. Ces rapports, entre connaissance scientifique et moyens de droit permettant l’édification de la causalité juridique, seront étudiés dans trois cas : dans le régime des dommages nucléaires (Sous-section I), dans le cadre des obligations de sécurité de résultat (Sous-section II) et enfin dans la législation relative aux produits défectueux (Sous-section III). Sous-section I) Le dommage nucléaire 250 P. Stahlberg, Causalité et problème de la preuve en matière de dommage nucléaire, Bull. dr. nucléaire, 1994, p. 22 : « L’identification de la cause du dommage repose sur des bases scientifiques, alors que les limites de la responsabilité se fondent sur des moyens de droit. » 251 H. Croze, L’incidence des mécanismes processuels sur l’établissement du lien de causalité, in, H. A. Schwarz-Liebermann von Wallendorf, (sous la direction de), Exigence sociale, jugement de valeur et responsabilité civile en droit français, allemand et anglais, LGDJ, 1983, p. 55. 252 A. Tunc, La responsabilité civile, Economica, 1989, p. 144. 253 P. Stahlberg, art. précit., p. 22 : « Il peut s’avérer impossible ou extrêmement difficile de fournir des preuves absolument certaines. Malgré cela, le lien de causalité peut-être juridiquement significatif. » 168 385. La législation spéciale254 concerne la responsabilité des installations nucléaires et non l’ensemble des cas de dommages dus aux radiations ionisantes. Le concept technique original introduit dans ce régime est celui de canalisation de la responsabilité sur l’exploitant, défini comme l’entreprise détentrice d’une licence d’exploitation ou d’une autorisation administrative255. 386. L’article 1er de la Convention de Paris rend compte du fonctionnement du système de détermination de la causalité : « un accident nucléaire, signifie tout fait ou succession de faits de même origine ayant causé des dommages, dès lors que ce fait ou ces faits ou certains des dommages causés, proviennent ou résultent soit des propriétés radio-actives et des propriétés toxiques, explosives ou autres propriétés dangereuses des combustibles ou produits ou déchets radioactifs (…) ». La causalité est établie lorsque il y a identité entre un dommage constaté et un dommage que l’on sait être l’expression d’une propriété connue des éléments nucléaires. 387. La loi oriente l’action des victimes vers un répondant prédéterminé en fonction de son activité et de son aptitude à l’assurance, à l’exclusion d’autres personnes dont la responsabilité aurait pu être recherchée256. La canalisation est la notion qui sert de cheville ouvrière à ce régime spécial257 au prix d’une première déformation de la notion de causalité. L’avantage de cet artifice technique est évident : il permet d’éviter les recherches complexes et probablement infructueuses pour les victimes ainsi que des actions concurrentes coûteuses en temps et en argent258. La notion de cause est donc légalement définie et la distorsion avec les exigences rigoureuses d’une approche objective est explicite. La responsabilité de l’exploitant se double d’une garantie pour 254 Convention de Paris du 29 juillet 1960, complétée par la convention de Bruxelles du 31 janvier 1963 et différents protocoles additionnels ; Loi n° 68-943 , 30 oct. 1968, modifiée par la loi n° 90-397 du 11 mai 1990 et loi n° 90-488 , 16 juin 1990 : J. Hebert, Nucléaire, J.-Cl., (Responsabilité civile), Fasc. 425-1, 1986 et mise à jour, Fasc. 425, 1999 – Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 705. 255 Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 707 : sont visés par la loi, les réacteurs de recherche, les centrales nucléaires industrielles, les usines de préparation et de fabrication de substances nucléaires, les usines de traitement de combustibles nucléaires ou de stockage de substances nucléaires. Sont exclus de ce régimes les cas relevant d’une contamination liée à d’autres usages des radio-éléments dont les conséquences qui relèvent alors du droit commun (accidents liés à l’usage industriel, médical ou scientifique des isotopes). 256 F. Leduc, L’œuvre du législateur moderne : vices et vertus des régimes spéciaux,in, La responsabilité civile à l’aube du XXI e siècle, Resp. civ. et assur., 2001, numéro spécial, p. 51 - G. Viney, Les principaux aspects de la responsabilité civile des entreprises pour atteinte à l’environnement en droit français, JCP G., 1996, I , 3900, n° 11. 257 J. Hébert, Nucléaire, op. cit., n° 63. 258 L’exploitant ne dispose d’aucun recours sauf exception contre l’auteur véritable selon l’art. 6-B de la convention de Paris. 169 les victimes dont le dommage pourrait être causé par une autre personne utilisant des éléments nucléaires259. Ce régime est donc mixte et objectif, associant deux fonctions de la responsabilité par une conception assouplie de la preuve de la causalité260. L’exploitant qui cause juridiquement un dommage nucléaire assume aussi bien les dommages qu’il a pu réellement causer que ceux qu’il n’a pas causés mais qu’on lui impute à titre de garantie au profit de victimes d’accidents de type radioactif ayant leur source ailleurs que dans la centrale. 388. Ce régime est particulièrement favorable aux victimes d’irradiation car il s’agit d’une responsabilité de plein droit irréfragable. L’exploitant assume les cas de force majeure, y compris les actes intentionnels d’un tiers, comme les actes de terrorisme, ainsi que la faute non intentionnelle de la victime. Les seuls cas d’exonérations sont limitativement énumérés : faute intentionnelle de la victime, actes de conflits armés, guerre civile, cataclysme naturel exceptionnel261. Il s’agit donc d’un choix de politique juridique qui ajoute une autre déformation à la notion de causalité puisque la force majeure n’est pas exonératoire, alors qu’elle transforme normalement la cause en simple instrument de son action. 389. La preuve du lien de causalité peut être difficile à établir pour les victimes car le délai entre la contamination et le développement d’une pathologie induite par les rayonnements est souvent fort long et l’espace de dissémination des éléments nucléaires est large. Les présomptions ont un rôle certain pour venir en aide aux patients contaminés262. Les affections causées par les radiations, en particulier les cancers, sont dénuées, dans l’ensemble, de spécificité, et d’autres étiologies peuvent avoir les mêmes manifestations. La preuve de l’origine radio-induite d’un cancer serait bien souvent impossible à établir, sauf dans le cas du développement de la maladie dans un groupe ciblé de population exposée au risque et qui présenterait une élévation de fréquence d’une telle maladie par rapport à une population épargnée. Même dans une telle situation, ces faits n’auraient valeur que de présomption, non de preuve parfaite. La preuve est parfois rendue encore plus délicate parce qu’une 259 P. Picard, La limitation des dommages causés par l’énergie nucléaire, RGAT 1959, p. 409. F. Leduc, art. précit., p. 50. 261 Convention de Paris , art. 9. 262 P. Stahlberg, op. cit., p. 26 : insiste sur la nécessité de réduire le niveau des preuves exigées, du fait de la difficulté à les fournir, sous peine d’aller à l’encontre des objectifs de la législation. L’existence d’une couverture de l’exploitant par l’assurance doit inciter à un tel choix. 260 170 association avec d’autres facteurs est nécessaire à la réalisation du dommage qui ne se développera donc pas chez tous ceux qui ont été exposés. De plus, la relation effetdose peut varier d’un sujet à l’autre263. Aussi dans une même zone d‘irradiation, certains individus développeront un cancer et d’autres pas, certains cancers seront d’origines nucléaires, d’autres relèveront d’une autre cause, certains induits par une pluralité de facteurs dont un est nucléaire. Enfin, on l’a vu à propos de l’accident de Tchernobyl, les victimes peuvent se situer à des centaines de kilomètres, voire dans d’autres pays que celui où l’accident s’est déroulé264. La preuve du contact avec l’agent causal est quasiment impossible de façon certaine dès qu’on s’éloigne du lieu de l’accident et les lésions peuvent être différées. Tous ces facteurs d’incertitude justifient qu’une preuve parfaite ne puisse être exigée des victimes. En conséquence, des présomptions reposant sur un faisceau d’éléments seront retenues permettant juridiquement de retenir le lien entre fait nucléaire et dommage265 au prix, en général, d’une extension de prise en charge par l’exploitant de dommages qui ne sont pas nécessairement liés à son activité, ni peut-être dus aux rayonnements. Ils seront pourtant dits causés par l’exploitant. Une déformation plus ou moins importante de la causalité par des moyens de droit se trouve ainsi réalisée. 390. La causalité retenue comme établie, donc certaine, est seulement celle de la probabilité que le dommage se rattache à la propriété d’un corps radio-actif et que sa source est l’exploitation nucléaire. Bien que la responsabilité soit aggravée, c’est au prix d’une limitation dans le temps et d’un plafonnement des indemnisations, ce qui illustre l’aspect transactionnel de ce régime spécial266 : facilitation de l’indemnisation, donc alourdissement de la responsabilité pour l’exploitant, en contrepartie d’un allègement dans le temps de sa responsabilité par rapport à d’autres régimes (la prescription de l’action de la victime à dater de la manifestation du dommage est de trois ans et il y a extinction de la responsabilité de l’exploitant dans un délai de dix ans 263 Art. 3-b, de la convention de Paris, modifié par le protocole du 28 janvier 1964 : « lorsque les dommages sont causés conjointement par un accident nucléaire et un accident autre qu’un accident nucléaire, le dommage causé par ce second accident, dans la mesure où on ne peut le séparer avec certitude du dommage causé par l’accident nucléaire, est considéré comme un dommage causé par l’accident nucléaire ». J.- Cl., (Responsabilité civile), fasc. 425, texte mis à jour au 11 avril 1999. 264 J. Hébert, op. cit., n° 11. 265 P. Stahlberg, op. cit., p. 24 - La loi du 30 octobre 1968 a prévu de dresser une liste de maladies reconnues comme causées par les radiations, comme dans le cas des maladies professionnelles, ce qui aurait permis de poser une présomption simple au profit des victimes : V. Y. Lambert-Faivre. op. cit., n° 709. 266 Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 711 et s. 171 à partir de l’accident nucléaire) . La situation semble donc équilibrée au regard des intérêts des protagonistes qui peuvent trouver avantage dans ce régime qui passe ainsi par un assouplissement de la notion de causalité. Sous-section II. Obligation de sécurité de résultat 391. La création d’obligations de sécurité de résultat dans le domaine contractuel a eu pour but de faciliter la prise en charge des victimes de certains dommages à la personne, d’abord dans le cadre des transports puis en dehors de lui, en allégeant leur fardeau probatoire. La responsabilité encourue du fait du non respect de ces obligations est considérée comme reposant sur une présomption de causalité du fait du co-contractant à qui il est demandé réparation267 (I). Une telle conclusion ne peut être acceptée dans sa généralité. La reconnaissance d’une telle obligation à la charge d’un débiteur permet un alourdissement de sa responsabilité : la causalité présumée se situe dans son activité, sans relever nécessairement de son fait. L’extension du champ causal est modulée par l’état des connaissances (II). I) Une présomption de causalité du fait personnel du co-contractant Alors que la classification des obligations selon leur intensité est incertaine (1), elle détermine le régime probatoire en introduisant une présomption de causalité dans le cas des obligations de résultat (2). 1) Une classification incertaine 392. La distinction des obligations de moyens et de résultat est apparue à partir des années vingt sous l’impulsion de Demogue puis de Mazeaud268. Elle est depuis considérée comme une summa divisio du droit. La distinction est simple en théorie, 267 Y. Lambert-Faivre, Fondement de l’obligation de sécurité, D. 1994, chron. p. 84 – C. Bloch, L’obligation contractuelle de sécurité, PUAM, 2002, n° 118 - D. 1998, jur. p. 558, note L. Boy sous, TGI Paris, 1re ch., 5 mai 1997. Il évoque, au fondement de l’obligation de sécurité de résultat, « une causalité certaine ». 268 R. Demogue, Traité des obligations, T. V, Paris 1922, n° 1237 - H. Mazeaud, Essai de classification des obligations contractuelles et extra-contractuelles, RTD civ. 1936, p. 1.- J. Bellissent, Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et de résultat, LGDJ, 2001. 172 quoique parfois contestée, mais l’usage pratique en est souvent incertain269. Un débiteur peut s’engager relativement à une prestation selon une gradation de son objet. Le débiteur d’une obligation de résultat s’astreint à aboutir à un objectif préalablement déterminé. Le débiteur d’une obligation de moyens promet seulement de faire tout ce qui est à sa disposition en vue d’une prestation dont il ne garantit pas le succès270. L’obligation de moyens ne soulève pas de difficulté alors que l’obligation de résultat pose problème quant à l’identification des situations où elle peut être valablement retenue parce que la qualification influe sur le régime probatoire. 393. Pour qu’il y ait obligation de résultat, encore faut-il déterminer les cas où un débiteur peut s’engager ainsi (ou qu’on puisse lui imposer cette obligation soit en jurisprudence soit par la loi271). Il paraît logique qu’il ne puisse y avoir d’obligation de résultat que lorsque l’activité du débiteur ne présente aucun aléa272 : telles sont les obligations de donner, de livrer ou de restituer des choses ainsi que les obligations de ne pas faire. La question ne peut donc se poser que dans le cas des obligations de faire à la charge de certains prestataires de service. 394. Ces dernières obligations sont tantôt de moyens, tantôt de résultat, en fonction de l’existence ou non d’un aléa. Toutefois, si l’idée directrice est simple, l’identification des situations aléatoires ne va pas de soi. Si les contractants s’engageaient toujours explicitement, cela pourrait fournir une aide précieuse, mais ces cas sont rares. Le rôle des parties dans l’exécution du contrat peut être un indice de l’intensité de l’obligation. Lorsque le débiteur est seul actif, alors que le créancier est passif, la situation devrait être considérée comme dénuée d’aléa et signer l’existence d’une obligation de sécurité de résultat273. A l’inverse lorsque que le créancier est maître de 269 F. Maury, Réflexions sur la distinction entre obligations de moyens et obligations de résultat, RRJ, 1998, p. 1243, n° 5 - G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 527 et s.- M. Oudin, L’obligation de sécurité de résultat entre fiction et obligation de donner, RRJ 2003, p. 2471- V. Malabat, De la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, Etudes à la mémoire de Ch. LapoyadeDeschamps, PUB 2003, p. 439, n° 1 : « Inexacte, arbitraire, inutile : les critiques adressées à la distinction entre les obligation de moyens et les obligations de résultat ne manquent pas. » 270 M. Fabre-Magnan, Les obligations, PUF, coll. Thémis, 2004, n° 161. 271 Les obligations de résultat légales sont rares : art. 1792 du Code civil (constructeur d’ouvrage), art. 1784 (transporteur), art. 3 de la loi du 13 juillet 1992 (agence de voyage) : F. Maury, art. précit., n° 8. 272 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3224 et s. - J. Flour, J.-L. Aubert, E. Savaux, L’acte juridique, A. Colin 2002, 8é ed., n°45 - F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 586. 273 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3262– Ch. Lièvremont, Détermination de la nature de l’obligation de sécurité à la charge de l’organisateur et des instructeurs d’activités sportives dangereuses, JCP G. 2002, II, 10195, n° 5 - Cass. civ. 1re, 21 octobre 1997 : JCP G. 1998, II, 10103, obs. V. Varet. 173 ses actes, qu’il joue un rôle actif et indépendant, l’obligation à la charge du débiteur devrait être une obligation de moyens274. La distinction entre ces deux situations repose a priori sur la prise en considération des modalités de la causalité. Ces critères ont toutefois une valeur relative, car ils sont parfois en contradiction avec la détermination des obligations dans la pratique. 395. Ainsi, dans le contrat qui se noue entre un patient et un médecin, le premier est on ne peut plus passif alors que l’obligation est de moyens275, même s’il se développe quelques zones où l’obligation est de résultat276. Un deuxième critère serait alors utilisable pour expliquer cette solution, celui de l’acceptation des risques qui permettrait d’écarter toute obligation de résultat277 mais son usage est assez limité. Il faut donc en déduire que la répartition des obligations n’obéit pas toujours à la prise en compte de l’existence ou non d’un aléa selon une analyse cohérente de la réalité du déroulement des prestations, ce qui explique qu’une même prestation puisse recevoir, en fonction de la jurisprudence, une qualification variable278. Dès lors, elle rélève de l’artifice et de l’opportunité279. Il existe une discordance entre les notions juridique et scientifique d’aléa280 puisqu’il semble possible de considérer qu’il y a obligation de résultat indépendamment de l’analyse des prestations en terme d’aléa réel. Malgré l’incertitude de la mise en pratique de la distinction entre obligation de moyens et de résultat qui n’est pas objectivement fondée281, cette différence de qualification a des conséquences sur la charge de la preuve de la causalité et toute modification de l’une réagit sur l’autre. 2) Une classification déterminant le régime probatoire 274 Cass. civ. 1re, 4 novembre 1992 : D. 1994, jur. p. 45, note Ph. Brun. Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3263- Cass. civ. 20 mai 1936 : F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t.2, 11e ed., Dalloz 2000, n° 161-162. 276 TGI Paris, 1re ch. 5 mai 1997 et 20 oct. 1997: D. 1998, jur. p. 558, note L. Boy - P. jourdain, Une nouvelle avancée de l’obligation de sécurité de résultat du médecin, D. 2000, jur. p. 117, obs. sous Cass. civ. 1re, 9 nov. 1999. – Ch. Radé, L’obligation de sécurité et la responsabilité médicale , in B. Saintourens et D. Zennaki (sous la direction), L’obligation de sécurité, PUB, 2003, p. 113. 277 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3264 - Cass. civ. 2e, 15 avril 1999 : JCP G. 2000, II, 10317, obs. D. Antoine. 278 F. Maury, op. cit., n° 15 : fluctuation notée en ce qui concerne les contrats d’ingénierie, l’obligation d’information médicale, l’obligation de sécurité des exploitants de remonte-pente. Tronçonnement variable selon les phases d’exécution pour les accidents de transports. 279 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3236. 280 Ch. Atias, op. cit., n° 391. 281 C. Bloch, op. cit., n° 84, évoque « le règne de l’opportunisme jurisprudentiel.» 275 174 396. La responsabilité en cas de violation d’une obligation de résultat repose nécessairement sur la causalité car elle n’est pas considérée comme une obligation de garantie étrangère quant à elle à cette condition282. Le débiteur ne sera pas obligé de réparer un dommage si l’inexécution n’est pas due à son fait dans la mesure où il faut rattacher la réalisation du dommage à l’action du débiteur. Cela est vrai que l’obligation de résultat soit une obligation principale ou une obligation accessoire, telle une obligation de sécurité de résultat, par laquelle le débiteur s’engage à ne causer aucun dommage à la personne du créancier283 par ses actes qu’ils soient positifs ou d’abstention. De telles obligations de sécurité de résultat assortissent les prestations du transporteur, des professionnels de santé et de bien d’autres284. 397. La non obtention du résultat promis dans le contrat ou imposé par la jurisprudence est considérée comme la traduction d’une faute285 que l’obligation soit de moyens ou de résultat, et repose sur la causalité du fait du débiteur. Toutefois il existerait une différence d’ordre probatoire : alors que dans l’obligation de moyens, la charge de la preuve incombe à la victime, aussi bien en ce qui concerne la faute que la causalité, dans le cas des obligations de résultat, la simple preuve de l’inexécution est suffisante . Elle emporte présomption de faute et de causalité286. Le demandeur a la charge de prouver l’inexécution qui se résume à la constatation qu’un dommage est survenu lors de l’exécution du contrat, et si le défendeur ne peut prouver la force majeure, sa responsabilité sera engagée287. L’incertitude de la qualification de la force majeure288 ne fait qu’aggraver le risque de fluctuation de la jurisprudence. 282 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3222. Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3299 et s. 284 Y. Lambert-Faivre, Fondement de l’obligation de sécurité, D. 1994, chron. p.84 : la naissance de l’obligation en matière de transport a été le fait de l’arrêt, Cass. civ. 21 nov. 1911, S. 1912, 1, 73, note Lyon-Caen. 285 Dans la mesure où toute inexécution serait une faute : P. Esmein, Le fondement de la responsabilité contractuelle rapprochée de la responsabilité délictuelle, RTD civ. 1933, p. 627, n° 2 286 V. Malabat,op. cit., n° 23 – Cass. civ. 1re, 16 février 1988, Bull. civ., I, n° 42 : RTD civ. 1988, p. 767, obs. P. Jourdain – Cass. civ. 1re, 21 octobre 1997 : JCP, ed. E, 1998, p 376, obs. B. Petit - Ch. Larroumet, Les obligations- Le contrat, T. III, 5e ed., Economica 2003, n° 51. 287 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 271 : seule la force majeure serait apte à éliminer tout doute sur la participation causale du défendeur et la simple preuve de l’absence de faute paraît insuffisante. Une telle justification paraît difficilement recevable dans la mesure où existe des obligations de résultat atténuée cédant devant la preuve de l’absence de faute. L’identité entre absence de faute et force majeure avait déjà fait l’objet d’une mise en question par H. Capitant, De la preuve que doit administrer le gardien d’une chose au cas où il est actionné en responsabilité, DH, 1931, chron. p. 50. 288 Force majeure dont la qualification est elle même objet d’incertitude au gré d’une politique jurisprudentielle fluctuante : P.-H.Antonmattéi, Ouragan sur la force majeure, JCP G. 1996, I, 3906.Ch. Coutant-Lapalus, Variation autour de l’imprévisibilité de la cause étrangère, Petites affiches, 26 283 175 398. L’existence d’une présomption de causalité a donc pour effet d’accroître les chances d’indemnisation des victimes par une facilitation de la preuve et il semble s’agir d’une présomption de causalité du fait du débiteur. Une telle conclusion ne peut être admise dans sa généralité. La reconnaissance d’un obligation de sécurité de résultat est un procédé technique qui permet d’élargir le champ de la causalité juridique, au delà de la causalité du fait personnel du débiteur, comme le montre l’étude des régimes spécifiques régissant les contaminations virales et les infections nosocomiales. II) Une présomption de causalité d’activité modulée par l’état des connaissances 399. La proposition qui sera exposée est la suivante : le dommage dont la réparation est demandée dans certains cas de violation d’une obligation de sécurité de résultat n’est pas toujours causé par le fait personnel du débiteur mais par un événement qui se situe dans son domaine d’activité et dont les conséquences lui seront imputés comme s’il en était cause. Ce changement de contenu de la causalité se réalise par un glissement de la preuve de la cause du dommage à la preuve de l’inexécution d’une obligation289, ce qui ajoute à la responsabilité une fonction de garantie. Il existe cependant des nuances quant aux conséquences des procédés juridiques sur le contenu de la causalité en fonction des connaissances objectives. L’imbrication entre connaissance scientifique et règle de droit est parfois étroite. Dans le cas des infections virales, l’obligation de sécurité de résultat est atténuée et le champ de la causalité est variable (1) alors que dans le cadre des infections nosocomiales, l’obligation est stricte. Il suffit que la causalité se situe dans le champ d’activité du débiteur pour obtenir réparation (2). 1) Les contaminations virales : une obligation de sécrurité de résultat atténuée 400. Le Sida et les hépatites sont deux affections virales, sources d’un contentieux abondant qui a entraîné des transformations du droit de la responsabilité. La preuve de février 2002, p. 15.- S. Beaugendre, Voile sur la force majeure, D. 2004, p. 2520.- J. Colonna, L’imprévisibilité est-elle encore une condition de la force majeure en matière contractuelle ?, RRJ 2002, p. 541. 289 M. Oudin art. cit., , n° 20 s. 176 la contamination ne soulève aucune difficulté puisqu’il existe des tests qui en permettent le dépistage290, sous réserve de certaines limites (période de latence de séroconversion, possibilité d’un petit nombre de faux négatifs ou de faux positifs). Il n’en est pas de même de l’identification de leurs sources qui sont multiples : transfusion, endoscopie, tatouage, piercing, morsure, transmission sexuelle, toxicomanie. Dans un certain nombre de cas l’origine de la contamination ne peut être identifiée291. Il n’y a aucun moyen d’identifier la cause de l’infection de façon simple et certaine d’autant que la pluricontamination est possible. L’interrogatoire à la recherche des divers antécédents est primordial mais il n’a qu’une valeur d’orientation, la cause pouvant être ignorée de la victime, oubliée, minorée ou volontairement cachée. Trancher la question de la détermination de la cause d’une transmission pourrait être impossible dans bien des cas si l’on s’en tenait aux seules données scientifiques. Le droit a remédié à la difficulté par deux moyens : l’institution d’une obligation de sécurité et le recours aux présomptions. Parallèlement à ces éléments juridiques, la traçabilité s’est développée292. C’est un procédé à la fois juridique et utile à la protection de la santé publique. Il va avoir des conséquences dans le jeu étroit entre droit et science à partir duquel va se construire la causalité juridique. Les questions sont assez proches dans les deux types d’infections, mais la réponse juridique a suivi un parcours différent pour le Sida (A) et les hépatites (B), tout en convergeant vers des solutions similaires. 290 D. Jacotot, Réflexion critique sur la charge de la preuve dans le contentieux de la responsabilité : le cas de l’hépatite C post-transfusionnelle, RRJ., 2000, p. 509. 291 D. Jacotot, art. précit., n° 11. Il faut noter que la contamination iatrogène n’est pas uniquement le fait de transfusions mais d’autres actes de soins : biopsie sous endoscopies, injections etc… - D. Dendoncker, Les contaminations virales post-transfusionnelles devant les deux ordres juridictionnels, RRJ 2002, p. 743. 292 Loi n° 98-535 du 1 er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire : Art. R. 1221-23 à 1221-29, C. santé publ. - Sang humain, Dictionnaire permanent de Bioéthique et biotechnologie, Ed. Législative, Feuillets 34, déc. 2000. La traçabilité est une obligation incombant aux fournisseurs de produits sanguins Elle permet, à partir de l’enregistrement de données, de retrouver l’historique d’un produit et de son utilisation. Toutes les étapes de sa préparation ou de sa distribution sont répertoriées. Il est donc possible d’identifier les receveurs auxquels il a été administré et /ou les donneurs qui ont fourni leur sang. Il est donc aisé de prouver que le sang était indemne ou non. La traçabilité n’a pas seulement une utilité judiciaire, elle est un des éléments fondamentaux de la sécurité sanitaire. Malheureusement, elle fait défaut pour les cas les plus anciens et les centres de transfusions dans ces situations ne peuvent que succomber à l’instance. La causalité résulte alors du simple jeu des exigences du droit. V. A. Laude, La traçabilité des produits de santé, in Ph. Pédrot (sous la direction de), La traçabilité, Economica, 2003, p. 287 177 A) SIDA : 401. Lorsque le drame du sang contaminé a éclaté il n’existait pas de texte spécifique pour y répondre et la jurisprudence293 a eu à fixer les règles afin d’apporter une solution dans un contexte particulièrement sensible, avant que le législateur n’intervienne. 402. Le Tribunal de grande instance de Paris, en 1991294 avait reconnu l’existence d’une obligation de résultat fondée sur la garantie des vices cachées obligeant à agir à bref délai, tandis que la Cour de Toulouse, dans un arrêt du 5 novembre 1991295, rattachait la responsabilité des centres de transfusion à l’obligation de ne livrer que des produits exempts de défaut pour éviter l’inconvénient du délai préfix de l’article 1648. L’obligation de sécurité de résultat a été consacrée par la Cour de cassation en 1995296. Seule la preuve de la cause étrangère est reçue en vue de l’exonération du défendeur et le vice indécelable du sang ne répond pas à ces conditions dans la mesure où il est interne au produit. 403. La Cour de cassation a reconnu que les présomptions étaient admissibles permettant de retenir la causalité d’un centre en se fondant sur un faisceau d’arguments que peuvent constituer une transfusion à une date où le virus était diffusé, une pluralité des transfusions, la preuve qu’un donneur était séropositif ou appartenait à un groupe à risque, l’absence de facteurs de risque dans les antécédents médicaux et les modes de vie de la victime297. La causalité retenue par la concomitance d’un dommage, d’un fait potentiellement explicatif et l’absence d’autres causes possibles est l’extension d’une jurisprudence antérieure298. Une causalité par exclusion est donc consacrée et elle sera amplifiée par un arrêt de la cour d’appel de Paris, qui admet que 293 Pour un historique de cette jurisprudence : SIDA, Dictionnaire permanent de bioéthique et de biotechnologie, Ed. Législatives, feuillet 27, octobre 2001, n° 168 à 195. 294 TGI Paris, 1er juillet 1991 : JCP 1991, II, 21762, note M. Harichaux 295 M.-L. Morançais-Demeester, Contamination par transfusion du virus du SIDA : responsabilité et indemnisation, D. 1992, chron. p. 189. 296 Cass. civ. 1re, 12 avril 1995 : JCP G. 1995, II, 22467, obs. P. Jourdain. 297 Cass. 1re civ., 14 nov. 1994, Bull. inf. C. cass., nov. 1995, n° 9 – Cass. civ. 2e, 20 juil. 1993 : JCP. 1993, IV, n° 2416. – Cass. civ. 2e, 14 janv. 1998, Bull. civ., II, n° 17 . 298 Cass. civ. 2e, 13 oct. 1971 : D. 1971, jur., p. 117 : il s’agissait de l’effondrement d’un mur qui s’était produit après le passage d’un avion supersonique. La Cour d’appel après avoir minutieusement noté l’absence d’autres causes possibles, en conclut que le bang de l’avion est la cause juridique de l’événement. Le pourvoi formé contre la décision est rejeté par la Cour de cassation qui approuve les juges du fond. 178 l’article 1353 permet de retenir l’imputation de la contamination à la transfusion par présomptions suffisantes dès lors que les donneurs n’ont pas été retrouvés et que la victime ne présentait aucun facteur pouvant expliquer sa séropositivité299. Ces présomptions sont des questions de fait relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond300 et une conversion sérologique trop proche de la transfusion a pu faire écarter la présomption301. 404. La prise en compte de ces éléments ne permet pas toujours la certitude et le doute peut persister lorsqu’il y a à la fois une transfusion et un antécédent notoire. La jurisprudence a pu renforcer la force de la présomption302 en rejetant un pourvoi303 attaquant une décision ayant retenu le lien de causalité entre des transfusions nécessitées par un accident de la circulation alors que la victime était un hémophile qui avait reçu des produits sanguins. On se trouvait dans une situation où il y a avait un antécédent de poids sur lequel le centre de transfusion fondait son pourvoi. Dans la mesure où la jurisprudence accordait une valeur à l’absence de facteur de risque dans le mode de vie de la victime, elle n’aurait pas dû être appliquée en l’espèce. Malgré tout, la part possible dans la séroconversion des produits sanguins liés à l’hémophilie est souverainement écartée. 405. La loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991 a créé un fonds d’indemnisation des victimes contaminées par le VIH 304 et reprend les apports de la jurisprudence. L’article L. 3122-2 du Code de la santé publique dispose que les victimes doivent faire connaître au fonds tous les éléments d’information dont elles disposent mais il suffit de prouver la transfusion et la contamination, le lien de causalité entre les deux étant présumé. Il s’agit d’une présomption simple et le fonds peut renverser la présomption par des éléments tirés des circonstances de la cause. 299 C.A. Paris, 27 oct. 1995 : Gaz. Pal., 20-21 mars 1995, jur. p. 15. Cass. civ. 3e, 12 avril 1972, Bull. civ., III, n° 218. 301 D. Dendoncker, art. précit., p. 755 - C. Moniolle, Responsabilité et indemnisation à l’égard des personnes contaminées par le virus du SIDA lors de transfusions sanguines, RD sanit. soc. 1999, p 91 : « Il semble que la période de contamination indemnisable se situe entre 1980 et 1985 », mais il existe des exceptions comme l’ arrêt Pasteau du TGI de Paris du 27 novembre 1992, n° 92-10.038, qui a retenu la possibilité d’une telle contamination pour une transfusion remontant à 1971. 302 M-L. Morançais-Demeester, art. cit., p. 193 : « La présomption ainsi habillée en certitude permettra la réparation de dommages ayant leur cause dans les transfusions effectuées ». 303 Cass. civ. 1re, 17 février 1993 : RTD civ. 1993, p. 589, obs. P. Jourdain. 304 C. santé publ., art. L. 3122-1 à L. 3122-6. 300 179 406. La traçabilité des produits est un élément de preuve contraire admis car la présomption de causalité ne cède pas seulement devant la preuve de la force majeure mais devant celle que le sang était sain. L’obligation de résultat est donc atténuée sous l’influence directe de la connaissance scientifique. Il paraît impossible de réfuter juridiquement les données de la traçabilité du fait de sa fiabilité. La cause inconnue n’est donc pas assumée par le centre de transfusion qui est en mesure de prouver la qualité du sang qu’il a distribué. Toutefois la causalité se dédouble dans son contenu selon qu’elle est écartée ou retenue, alors qu’il serait logique de considérer que la causalité en matière d’accidents transfusionnels devrait être une. La causalité est écartée lorsque la preuve de la pureté du sang est apportée. La causalité est définie comme une relation entre sang et maladie. Lorsque la causalité est retenue, elle peut être une relation entre sang et maladie mais elle peut aussi désigner la causalité inconnue ou incertaine que le centre assumera. 407. Une circulaire de 1996305 renforce la place des preuves scientifiques en proposant qu’un test de dépistage du HIV soit fait sans contrainte pour les patients avant toute transfusion et trois mois après celle-ci. On peut voir dans cette mesure une volonté de rééquilibrage de la question probatoire au profit des tests objectifs. C’est dire que la façon dont la loi organise le système de transfusion et son suivi joue un rôle sur la détermination de la responsabilité des centres de transfusion par la détermination du lien de causalité, en l’alignant davantage sur les preuves scientifiques au fur et à mesure qu’elles progressent. B) Hépatites : 408. La solution des contaminations par le virus de l’hépatite a suivi un chemin parallèle, mais avec un peu de retard, probablement parce que cette question a eu moins d’impact que la contamination par le virus du SIDA. A une phase jurisprudentielle a succédé une phase légale. 409. Deux voies ont été utilisées initialement montrant la dualité possible d’interprétation de l’obligation de sécurité dans ses rapports avec la causalité. On a pu 305 SIDA, Dictionnaire permanent de bioéthique et de biotechnologie, Ed. Législatives, feuillet 27, octobre 2001, n° 195. 180 considérer que la preuve du lien de causalité entre la transfusion et la contamination devait d’abord être apportée306, éventuellement par présomptions, et que cette preuve permettait d’établir l’inexécution contractuelle de l’obligation de sécurité. Une telle conception impose donc de prouver que l’inexécution est due au fait personnel du centre. On a pu considérer à l’inverse que les centres de transfusion sanguine supportant une obligation de sécurité de résultat, toute contamination suffisait à faire preuve de l’inexécution contractuelle. La causalité est présumée307 mais peut faire l’objet d’une preuve contraire. La causalité peut être considérée comme le miroir inversé de l’obligation308. La jurisprudence a allègé le fardeau probatoire309 et le législateur a suivi ce chemin. 410. Le législateur a tranché en faveur de la causalité présumée dans l’article 102 de la loi du 4 mars 2002 pour les instances antérieures à la date d’entrée en vigueur de la loi310. La preuve de la séropositivité est aisée, et la loi se contente de la preuve de la transfusion et de l’absence d’antécédent favorisant. La multiplication des actes de transfusion est un élément pris en considération par certaines juridictions bien qu’un seul flacon puisse suffire à transmettre le virus à un patient311. La traçabilité est aussi utilisable dans le cas de l’hépatite et peut être un moyen d’exonération efficace. Au contraire, si la preuve de la contamination d’un lot est apportée ou que la traçabilité est défaillante, la causalité sera retenue sauf cause étrangère312. L’impossibilité de détecter le virus au moment de la transfusion (ce qui n’est possible que depuis 1989313) n’est pas une cause d’exonération314. Toutefois, la transfusion ne peut être retenue si la survenue de la positivité est trop proche de la transfusion ou au contraire 306 Cass. civ. 1re, 13 nov. 1996 : D. Jacotot, art. précit., n° 9 – Cass. civ. 1re, 28 mars 2000, Bull. civ., I, n° 108 : il n’y a pas de présomption de causalité au profit de la victime. 307 Cass. civ. 1re, 4 mars 2003, Bull. civ., I, n° 64 : cassation d’un arrêt de Cour d’appel ayant débouté un demandeur au motif qu’il n’avait pas établi le lien de causalité, sans avoir tenu compte de l’existence des présomptions posées par la Cour régulatrice. 308 Civ. 1re, 2 février 1994 : RTD. civ., 1994, p. 615, obs. P. Jourdain. 309 Cass. civ. 1re, 13 février 2001, Bull. civ., I, n° 35 – Cass. civ. 1 re, 9 mai 2001, Bull. civ., I, n° 130 : P. Sargos, Transfusion sanguine et contamination par le virus de l’hépatite C: une nouvelle approche de la charge de la preuve, D. 2001, p. 2149 – Cass. civ. 1re, 17 juillet 2001, Bull. civ., I, n° 234. 310 C. santé publique, Dalloz 2003, p. 1614. 311 D. Artus, Hépatite C post-transfusionnelle : des voies et des réponses contentieuses désormais clarifiées, D. 2001, p. 1745. 312 Cass. civ. 1re, 18 janvier 2005, n° 03-12-166 : juris-data n° 2005-026504. 313 Y. Lambert-Faivre, L’hépatite C post-transfusionnelle et la responsabilité civile, D. 1993, chron. p. 191 : « les données épidémiologiques ». 314 Cass. civ. 1re, 12 avril 1995 : Gaz. Pal., 12-13 juillet 1995, jur., p. 43 181 qu’il est trop éloigné315. Dans ces cas, la connaissance scientifique reprend de la valeur face aux constructions juridiques. Conclusion 411. Les modalités de détermination de la causalité des contaminations transfusionnelles montrent les liens entre connaissances scientifiques, droit des preuves et règles de fond. Si toutes les contaminations liées aux transfusions sont indubitablement retenues comme causes juridiques, il s’en faut que toutes les causes juridiques transfusionnelles témoignent d’un lien réel de causalité entre une transfusion et une infection virale. Le jeu des preuves et la place des présomptions quasi-légales ou légales élargissent sensiblement le contenu de la notion et la cause juridique s’étend aux causes inconnues dont le centre de transfusion sanguine doit assumer la garantie dans la mesure où il ne peut démontrer la pureté du sang fourni par lui. Le recours à la traçabilité, la multiplication des tests réalignent la causalité juridique sur la causalité scientifique au fur et à mesure de leurs progrès. L’autonomie est donc conditionnée par le développement scientifique. La causalité juridique en matière de transfusion est à géométrie variable. 2) Les infections nosocomiales : une obligation stricte 412. Les infections nosocomiales ont pris une place importante dans le droit de la santé où elles ont fait l’objet d’une riche législation316. Une définition légale en a été donnée : une infection nosocomiale est une infection acquise dans un établissement de soins ce qui signifie qu’elle était absente lors de l’admission du patient. Toutefois, lorsque l’état infectieux du patient est inconnu on retient l’infection comme nosocomiale lorsqu’elle se manifeste dans les 48 heures de l’hospitalisation317 mais elle peut apparaître aussi après la sortie de l’établissement. 413. Le régime juridique des infections nosocomiales s’est dessiné progressivement en favorisant de plus en plus l’indemnisation des victimes. La causalité est passée par 315 Y. Lambert-faivre, L’hépatite C, art. précit., p. 293. C. santé publ., art. L. 6111-1 et R. 711-1-1 à 711-1-10 - D. Dendoncker, Les infections nosocomiales, la jurisprudence et la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, Gaz. Pal. 4-5 avril 2003, p. 2 ; Gaz. Pal. 9-10 avril 2003, p. 2. 317 P. Sargos, JCP. 1999, II, 10138, n° 17, note sous Cass. civ. 1re, 29 juin 1999. 316 182 deux stades, en fonction des règles de droit et non de la connaissance scientifique. Dans une première période, la causalité juridique s’est alignée sur la causalité scientifique (A). Dans une deuxième période, elle s’en est séparée partiellement (B). A) Alignement de la causalité juridique sur la causalité scientifique 414. En l’absence de régime spécial, la jurisprudence a reconnu initialement, qu’il n’existait qu’une obligation de moyens318 à la charge du débiteur. La responsabilité n’était encourue qu’en cas de faute prouvée. Une telle charge probatoire pouvait être difficile à assumer par les victimes. Aussi la jurisprudence admettait-elle facilement la preuve de la faute en la déduisant simplement des circonstances319. Puis est venu le temps des présomptions de responsabilité limitées aux contaminations survenues dans une salle d’opération et cédant devant la preuve de l’absence de faute : « Une clinique est présumée responsable d’une infection contractée par un patient lors d’une intervention pratiquée dans une salle d’opération à moins de prouver l’absence de faute de sa part » 320. La présomption était donc simple et étroitement localisée. Un élargissement géographique de la présomption de responsabilité d’une clinique privée fut ultérieurement reconnu321 : « Une clinique est présumée responsable d’une infection contractée par le patient lors d’une intervention pratiquée dans une salle d’opération, à laquelle doit être assimilée une salle d’accouchement, à moins de prouver l’absence de faute de sa part ». La faute prise en compte est relative à l’asepsie et la preuve de l’absence de faute est possible grâce à la traçabilité. Il suffit de prouver que toutes les règles ont été respectées, ce qui est aisé lorsque les différentes étapes du processus de stérilisation ont bien été notées. A ce stade de l’évolution de la jurisprudence, que l’obligation soit de moyens ou de résultat atténuée, l’établissement n’est condamné que pour défaut d’asepsie ou impossibilité de faire face à la preuve de son obligation et sa faute est causale dans la majorité des cas. La victime est donc amenée à supporter l’infection de cause non identifiée, étrangère au simple défaut d’asepsie. 318 Cass. civ. 1re, 28 juin 1989, Bull. civ., I, n° 266 : il s’agissait d’une infection du genou à la suite d’une arthrographie réalisée par un radiologue. 319 Cass. civ. 1re, 24 février 1984, Bull. civ., I, n° 77 – Cass. civ. 1re, 29 novembre 1989, Bull. civ., I, n° 366. 320 Cass. civ. 1re, 21 mai 1996, Bull. civ., I, n° 219. 321 Cass. civ. 1re, 16 juin 1998 : JCP. G., 1999, II, 10122, note I. Denis-Chaubet 183 B) Elargissement du champ de la causalité juridique : une causalité située dans l’activité 415. La construction juridique de ce régime marqua une étape importante lorsqu’une obligation de sécurité de résultat stricte fut édictée par la Cour de cassation 322 : « Un médecin est tenu vis à vis de son patient en matière d’infection nosocomiale d’une obligation de sécurité de résultat dont il ne peut se libérer qu’en rapportant la preuve d’une cause étrangère ». La modification ne concerne pas seulement l’intensité de l’obligation mais aussi la personne de son débiteur. Les arrêts précédents avaient porté sur la responsabilité des établissements de soins, non sur celle des médecins, ce qui est le cas dans cette décision323. Il y a ainsi une extension du champ de l’obligation quant aux personnes. Alors que la Cour de cassation ne faisait naître les présomptions que par rapport à un lieu dans un établissement de soins (bloc opératoire ou salle d’accouchement), cette condition disparaît. Toute infection nosocomiale est régie par une responsabilité sans faute, peu important l’endroit où elle s’est produite, y compris dans un cabinet libéral. Elle ne pèse pas seulement sur les établissements mais sur tout médecin324. Ce faisant la causalité a changé de contenu du fait des modifications des règles juridiques. 416. Ces décisions ont été justifiées par des considérations semblant puiser leur source dans une analyse factuelle. Toute infection résulterait de la violation d’une obligation d’asepsie parfaite325 par les établissements ou les professionnels de santé. L’obligation d’asepsie est rappelée par de nombreux textes relatifs aux infections nosocomiales, en particulier une circulaire de la Direction générale de la santé de 1997 précise que « L’obtention de l’état stérile et son maintien correspond à une obligation de résultat ». Par conséquent toute infection ferait suite au non respect d’une obligation légale qui serait le reflet de l’état des connaissances. La responsabilité serait donc bien fondée sur la causalité du fait du débiteur de l’obligation qui serait simplement présumée. Une telle construction serait parfaitement justifiée si la cause de l’infection nosocomiale avait une source unique qui serait le défaut d’asepsie et si 322 Cass. civ. 1re, 29 juin 1999 : H. Groutel, L’infection nosocomiale dans le secteur privé : un revirement de jurisprudence exemplaire, Resp. civ. et assur., oct. 1999, chron. 20. 323 F. Vialla, L’obligation de sécurité de résultat du médecin en matière d’infection nosocomiale, Med. & droit, 1999, 37, p. 4. 324 Cass. civ. 1re, 13 février 2001 : JCP 2001, IV, 1639. 325 Rapport P. Sargos sous Civ. 1re, 29 juin 1999, art. précit. 184 celle-ci était sans aléa. La justification semble plus théorique que fondée. Le texte réglementaire faisant usage de cette qualification vaut-il consécration au plan juridique d’une obligation de résultat, sous forme d’un engagement à ce qu’il ne se produise aucune infection 326 ou vise-t-il plutôt les opérations de stérilisation qui doivent être parfaites ? La portée de cette question se comprend mieux si on admet que toute infection nosocomiale n’est pas due à un défaut d’asepsie, ce qui éclaire l’écart entre causalité juridique et scientifique découlant de l’obligation de sécurité de résultat. 417. Que l’inexécution de l’obligation de résultat repose sur la causalité d’un fait imputable au débiteur paraît difficile à soutenir pour plusieurs raisons relevant de la technique juridique ou des connaissances acquises. L’exonération par la seule cause étrangère en cas d’obligation de résultat n’est pas la preuve de l’absence de faute d’asepsie et dans ces conditions le responsable assume la cause inconnue s’il ne peut prouver la force majeure. Or, la cause étrangère a bien peu de chance d’être retenue. Le critère d’extériorité, apprécié par rapport à l’activité de la personne et non par rapport à son fait, fera défaut dans la plupart des cas327. Par conséquent, les définitions juridiques de la force majeure, particulièrement restrictives, élargissent par elles mêmes le contenu de la causalité présumée. 418. Au plan des connaissances, il est impossible que les professionnels contrôlent l’ensemble des moyens de stérilisation ainsi que le personnel de l’établissement où ils travaillent. L’infection ne provient donc pas systématiquement, ni d’un fait positif ni d’un fait de négligence, donc d’un acte causal de leur part. L’activité est aléatoire et le germe peut avoir plusieurs sources. On distingue plusieurs modes de transmission de ces infections328 et il faut opposer les infections endogènes aux infections exogènes. Les infections endogènes sont celles par lesquelles le malade s’infecte avec ses propres germes lors d’un acte invasif (injection, intervention) ou du fait d’une fragilité particulière de ses défenses, qui favorise le passage des germes qui vont se fixer sur un site où ils vont proliférer. Les infections exogènes sont celles où le malade est 326 F. Chabas, Les infections nosocomiales. Responsabilité en droit privé et en droit public, Gaz. Pal., 21-23 avril 2002, doctr. p. 2, doute que l’obligation de résultat ainsi désignée soit une obligation d’obtenir des résultats. 327 F. Chabas, art. précit., p. 3 - D. Dendoncker, art. précit., p. 9. 328 P. Sargos, La doctrine de la Cour de cassation en matière d’infection nosocomiale, Med. & droit., 1999 ; 35, p. 4. 185 contaminé par un germe qui lui est étranger. Celui-ci peut être transmis d’un malade à un autre par les mains des soignants ou les instruments lors de la pratique des soins. Il peut s’agir d’une infection directe d’un patient par le personnel qui est porteur sain. Il peut avoir sa source dans l’environnement hospitalier (air, eau, travaux effectués sur site, dispositifs d’air conditionné...), voire dans un défaut de stérilisation du matériel utilisé ou dans l’usage d’un produit contaminé. Il est important de noter que toutes ces causes infectieuses ne sont pas accessibles aux mêmes mesures préventives. Certaines y échappent totalement329. 420. La prise en compte de la distinction entre affection endogène ou exogène a été faite dans une décision du Conseil d’Etat du 27 septembre 2002 qui a énoncé « qu’un patient n’est pas fondé à soutenir que l’infection dont il a été victime relevait par ellemême, d’une faute dans l’organisation du service lorsque l’infection, si elle s’est déclarée à la suite d’une intervention chirurgicale, résulte de germes présents dans l’organisme du patient avant l’hospitalisation330 ». La juridiction administrative prend en compte les connaissances scientifiques et opère à partir de là une distinction de fait qui a pour conséquence une distinction de droit, séparant responsabilité et garantie, à la différence des juridictions civiles. Conclusion 421. Lorsqu’une obligation de sécurité de résultat est reconnue, le responsable assume une causalité qui se situe dans le lieu et le temps d’exercice de son activité331 mais qui n’est pas la causalité de son fait dans tous les cas. A la responsabilité s’ajoute une fonction de garantie qui repose sur une déformation de la causalité. Celle-ci est rendue possible par une large part d’artifice dans les qualifications des obligations de sécurité. 329 M. Oudin, op.cit., n° 9. Ch. Sicot, Responsabilité médicale et infection nosocomiale : où est la cohérence ?, Responsabilité, déc. 2004, p. 14. 331 A. Bénabent, La chance et le droit, op. cit., p 21 - F. Millet, La notion de risque et ses fonctions en droit privé, PU Clermont-Ferrand-LGDJ, 2001, n° 298 : il s’agit donc de la réalisation d’un risque d’activité.- Dans un autre domaine : TGI Versailles, 4e ch. 10 septembre 1999 : JCP G. 2000, II, 10329, note M. Carius : il s’agissait d’un accident survenu lors d’une compétition sportive dont l’organisateur a été retenu responsable en violation d’une obligation de sécurité de résultat. La motivation révèle bien qu’il s’agit d’une obligation liée à l’activité plus qu’au fait personnel du responsable, affirmant que l’enquête causale n’a pas besoin d’être très précise : « il n’est pas nécessaire de rechercher si ce manquement à l’obligation de sécurité trouve sa cause dans un défaut de conception, de réalisation ou de contrôle imputable à des personnes tiers puisque leur intervention s’inscrivait dans l’organisation générale de la compétition. » 330 186 Le régime différencié établi par la loi du 4 mars 2002 entre médecins et établissements332 au regard des infections nosocomiales en est une illustration. Les médecins sont soumis à une obligation de moyens, alors que les établissements sont soumis à une obligation de résultat. Une telle distinction serait impossible à concevoir si l’obligation de résultat reposait bien sur la prise en compte de la causalité du fait du débiteur dans sa dimension scientifique aléatoire. Le médecin n’est tenu qu’en cas de faute dont la preuve doit être établie alors que les établissements sont responsables de plein droit sauf cause étrangère bien que le processus conduisant à la contamination soit le même. Sous-section III). La législation sur les produits défectueux 422. Ce régime, introduit dans le Code civil en 1998333, tend à améliorer la protection des personnes subissant des dommages tant matériels que corporels causés par un produit défectueux. La causalité demeure une condition dont la preuve doit être rapportée. Cette législation utilise des moyens originaux de construction de la causalité juridique qui vont en permettre la modulation vis-à-vis de la causalité scientifique. Elle fait usage de notions spécifiques, abolit la distinction entre situations contractuelles et délictuelles et instaure diverses limites à l’étendue de la responsabilité du producteur. 423. On peut voir de manière exemplaire que la causalité juridique dépend des mécanismes juridiques et non simplement des faits. La directive européenne, dont la loi du 19 mai 1998 est la transposition, laissait un droit d’option aux Etats. La France en a usé, le plus souvent, dans un sens favorable aux victimes334, en particulier en leur laissant la possibilité de choisir pour la défense de leurs droits, entre la nouvelle législation et le droit commun. S’ouvre alors l’éventualité, pour les mêmes faits, d’aboutir à deux déterminations différentes de la causalité au plan purement théorique. Il existe donc un double système de causalité en matière de produits défectueux (I). La distinction des finalités assignées au droit de la responsabilité opposant droit européen 332 On peut se demander si l’obligation de sécurité n’est pas devenue lettre morte en ce qui concerne les médecins : V. Ch. Radé, L’obligation de sécurité et responsabilité médicale, in B. Saintourens, D. Zennaki (sous la direction de), L’obligation de sécurité, PUB, 2003, p. 113. 333 L. n° 98-389 du 18 mai 1998, transposant la directive européenne n° 85 / 374. 334 P. Jourdain, Commentaire, de la loi 98-389 du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, JCP.E., 1998, p. 1204, n° 5. 187 et droit national rend compte de ce dualisme (II). Enfin la jurisprudence a eu à se prononcer sur les limites du recours aux présomptions qui doivent être bornées par les connaissances scientifiques acquises : le droit n’est donc pas autonome (III). I) Un double système de causalité 424. La causalité est l’une des conditions de mise en jeu de la loi mais elle est d’une nature particulière. Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit selon l’article 1386-1 du Code civil. La relation de causalité n’unit pas le fait d’une chose, mais son défaut, à un dommage. La détermination de la causalité repose donc sur une notion spécifique qui est le défaut (1). La détermination de la causalité peut aussi reposer sur le droit commun qui ignore le défaut ainsi que le risque de développement qui est une cause d’exonération dans le régime spécial (2). 1) Le défaut, fait causal spécifique 425. La causalité est une relation entre un fait générateur et un dommage. Dans la loi de 1998, le fait générateur est le défaut de sécurité du produit, clef de voûte de l’action en responsabilité335. La notion de défaut de sécurité définit le domaine d’application de la loi et en est aussi une condition d’application. Si le dommage n’a pas de spécificité, il n’en est pas de même du défaut, ce qui rejaillit sur la détermination de la relation causale. La notion est passablement obscure, diversement appréciée, tant en doctrine qu’en jurisprudence. Il en résulte une pluralité de relations de causalité ce qui rappelle la dépendance de la causalité vis-à-vis de la règle à laquelle les faits sont soumis. 426. La définition légale du défaut est donnée dans l’article 1386-4 alinéa 1er du Code civil qui dispose « qu’un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Les alinéas 2 et 3 du même article précisent la manière dont on doit l’apprécier en tenant compte des circonstances, notamment par la prise en compte de la présentation, de l’usage qui peut être attendu du produit et du moment de sa mise en circulation : « un produit n’est pas défectueux par le seul faut qu’un autre plus perfectionné a été mis postérieurement en 335 Y. Markovits, La directive C.E.E du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, LGDJ, 1990, n° 277. 188 circulation ». Cette définition a nécessité un effort d’affinement aussi bien négatif que positif. 427. Négativement, on peut cerner ce que n’est pas le défaut sans trop de difficulté, en le distinguant de notions voisines. Le défaut s’oppose au vice caché en ce qu’il désigne la cause d’une atteinte aux personnes ou aux biens, non l’incapacité pour le produit de remplir sa destination. Le défaut touche donc uniquement à la sécurité336 menacée par le produit, ce qui délimite le domaine d’application de la loi. Il ne se confond pas avec la non conformité car il échappe aux contractants en ce qu’il ne fait pas partie des stipulations contractuelles. Le défaut n’est pas le simple fait de la chose : il ne suffit pas que le dommage soit en relation avec l’intervention quelconque de la chose (ici le produit), il faut que ce soit le défaut du produit qui le cause. Toutefois une délimitation négative n’est pas suffisante pour identifier un concept et le rendre opératoire dans la mesure où le défaut doit faire l’objet d’une preuve. Une définition positive doit en être donnée. 428. Positivement les choses se compliquent. Il s’agit d’un défaut de sécurité et non d’un défaut quelconque. Un droit à la sécurité absolue n’est pas proclamé puisque ne seront pris en compte que les atteintes à la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre. La loi introduit une idée de mesure qui est constitutive du défaut, donc une limite dans la prise en compte des faits causaux. Les opinions différent pour définir le défaut ce qui rejaillit sur la causalité, puisqu’elle est un lien entre défaut et dommage et que la loi impose de prouver le défaut, le dommage et le lien de causalité337. Si le défaut suppose une évaluation par rapport à l’attente légitime, il est aussi le fait causal spécifique. La détermination du défaut du produit nécessite de reconnaître dans la notion deux composantes338 : d’une part, l’évaluation de l’agent causal par le critère d’attente légitime qui aboutit à une limitation de la causalité retenue (A), d’autre part, la détermination du fait causal stricto sensu qui se situe au contraire dans un champ élargi par rapport au simple fait de la chose (B). A) L’attente légitime, critère limitant la causalité 336 Sur le concept de sécurité, V. Y. Markovits, op. cit., n° 280 et s. C. civ., art. 1386-9. 338 G. Viney, JCP G., 2004, I, 101. 337 189 429. Il n’y a de défaut qu’en cas d’atteinte à l’attente légitime du public en matière de sécurité. Cette définition est particulièrement peu explicite, vague, voire indéterminée et il peut être surprenant de définir le défaut non en ce qu’il est mais par un jugement sur ses conséquences339. C’est pourquoi il faut considérer que le défaut, en ce sens, est une mesure de la causalité. La causalité juridique se trouve donc nettement subjectivisée par rapport à la notion objective de causalité scientifique. L’appréciation de l’existence d’une atteinte à l’attente légitime ne fait pas l’objet d’un consensus et plusieurs solutions sont proposées. Le défaut peut être appréhendé comme création d’un risque anormal, comme résultat d’une analyse de la balance avantage/risque ou selon la perception du public. Enfin les décisions judiciaires se contentent parfois d’affirmer que le défaut est établi sans que le moyen utilisé ne soit explicité. 430. Le défaut peut être caractérisé comme un risque anormal de causer un dommage340 qui ne doit pas être limité au vice inhérent du produit341. Le producteur n’est pas astreint au degré zéro du risque et tout dommage lié à l’usage d’un produit ne sera pas considéré comme causé par un défaut de celui-ci et n’ouvrira pas droit à réparation comme le montre une arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation342. Dans cette affaire un homme avait pris un médicament contre la goutte qui avait occasionné des complications sévères (syndrome de Lyell). Il obtient réparation de ce dommage des laboratoires qui commercialisaient ce produit. Ceux-ci forment un pourvoi en cassation. Un premier moyen attaque la décision de la Cour d’appel sur la détermination du lien de causalité entre la prise de médicament et les complications. Il est écarté par la Cour de cassation qui considère que les juges du fond ont « exactement caractérisé le lien entre l’absorption du médicament et le dommage ». Un deuxième moyen concerne l’existence d’un défaut qui avait été 339 J.S. Borghetti, La responsabilité du fait des produits, LGDJ, 2004, n° 436 : la notion, issue du droit américain, a pour ces raisons été abandonnée au moment même où elle entrait dans le droit européen. 340 G. Viney, JCP G. 2004, I, 101. 341 P. Jourdain, Commentaire, de la loi 98-389 du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, art. précit., n° 13 et 14. 342 Cass. civ. 1re, 5 avr. 2005 : D. 2005, p. 2256, note A. Gorny : bien que les faits remontent à 1994, la Cour de cassation se prononce au visa de l’article 1147 interprété à la lumière de la directive de 1985 non encore transposée. Même distinction entre effet secondaire et défaut : Cass. civ. 2re, 24 janvier 2006 : Resp. civ. assur., 2006, com. 91, note Ch. Radé. Syndrôme de Guillain-Barré apparu après une vaccination contre l’hépatite. En appel condamnation du laboratoire, le défaut étant déduit de l’apparition de la maladie. Cassation : « En déduisant le caractére défectueux du produit de ces seules constatations, la cour d’appel a violé les diposistions susvisées ». 190 reconnu en appel sur la simple constatation que le médicament contenait des principes actifs dangereux. La Cour de cassation rappelle que l’appréciation du défaut dépend des circonstances et notamment de la présentation du produit et de l’usage que le public pouvait raisonnablement attendre. Elle casse la décision pour défaut de base légale, les juges du fond n’ayant pas procédé à ces recherches en se contentant de déduire le défaut du danger du médicament. La Cour de cassation fait une lecture stricte de la loi et distingue effet secondaire, dont la causalité n’est pas en doute, et existence d’un défaut qui ne s’identifie pas à la constatation de ce lien. On peut en voir une autre application dans le cas d’une affaire concernant la prise d’Isoméride343. La relation de causalité entre prise de médicament et hypertension pulmonaire est déterminée par l’existence de présomptions suffisantes. Le défaut est caractérisé parce que les informations figurant sur la notice au moment de sa commercialisation ne mentionnaient pas clairement le risque possible de complications. L’attente légitime a donc été trompée. 431. L’attente légitime ne peut être l’absence de dommage mais seulement le respect d’un taux normal de dommages dans des circonstances données. Ne seront source de responsabilité que les produits qui occasionnent une augmentation de ce risque. L’appréciation est abstraite, ce que prouve l’usage du pronom « on» ce qui n’exclut pas des tempéraments selon l’article 1386-4 (présentation, usage raisonnable). Il ne doit donc pas y avoir de défaut de nature à causer un danger excessif pour les personnes344. Un produit défectueux n’est donc pas un produit dangereux, dont la commercialisation devrait être interdite, dans la mesure où certains produits sont irremplaçables malgré cet inconvénient345, pas plus qu’un produit sans défaut n’est un produit qui ne causerait aucun dommage. La nature du produit détermine le niveau de risque qui peut être attendu346. 343 Cass. civ. 1re, 24 janvier 2006 : Resp. civ. assur., 2006, com. 90, note Ch. Radé. Cass. civ. 1re, 3 mars. 1998 : JCP G. 1998, II, 10049, rapp. P. Sargos . - J. S. Borghetti, op. cit., n° 440. 345 J. Ghestin, Le nouveau titre IVbis du Livre III du Code civil « De la responsabilité du fait des produits défectueux », JCP G., 1998, I, 148, n° 35. 346 G. Viney, L’introduction en droit français de la directive européenne du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, D. 1998, chron. p. 291, n° 12 – J. Calvo, La responsabilité du fait des effets secondaires des produits de santé, Petites affiches, 1er fevrier 1999, p. 14 : « C’est l’appréciation des ratios bénéfices/risques, et risques/information suffisante qui semblent être les meilleurs guides de la jurisprudence. » 344 191 432. Cette appréhension du défaut n’est pas la seule proposée. Au nom d’une évaluation plus concrète347, tant sont divers les produits et leurs défauts, il peut aussi être évalué par l’étude de la balance avantages/risques348. Celle-ci devient le cœur de la notion et semble plus adéquate à l’esprit de la loi que la simple constatation d’un accroissement de risque de dommage qui est un critère trop général. Le défaut est établi si le produit porte atteinte à l’attente légitime de sécurité du public par rapport aux avantages qui résultent pour lui de son usage. Il ne s’agit donc pas d’un calcul uniquement en fréquence, mais aussi en gravité, par rapport à un bénéfice attendu. Si un vaccin risque d’entraîner une maladie grave chez certains sujets, il présente un défaut349 car il ne serait pas raisonnable de proposer un produit dont la balance est aussi déséquilibrée. Il existe un jugement de valeur dans l’idée de bilan, qui implique qu’il y a faute du producteur. Il n’aurait pas du commercialiser un tel produit. Une telle approche fonde la responsabilité sur une faute, plus qu’elle n’est une responsabilité objective350 mais certains auteurs contestent cette conclusion351. 433. Le défaut n’est pas une notion objective, non seulement parce qu’il repose sur une estimation, mais aussi parce que celle-ci dépend d’un sujet de référence dont la nature dictera la solution et la fera ainsi varier, alors que les conséquences dommageables seront les mêmes. Sujet individuel et sujet collectif sont à séparer dans l’appréciation du défaut d’un médicament. La vaccination contre l’hépatite B a fait l’objet d’une campagne massive dans un but de santé publique et non de protection individuelle352. Le bilan doit prendre pour référence la population couverte et non les individus. On ne peut donc pas conclure, parce qu’il existe un risque pour certains d’entre eux, que la balance est négative. Telle est la position du droit administratif dans le cadre des accidents vaccinaux353 : l’indemnisation des dommages individuels est prise en charge au nom de la rupture devant les charges publiques, car certains 347 Ch. Larroumet, La responsabilité du fait des produits défectueux après la loi du 19 mai 1998, D. 1998, chron. p. 111, n° 23. 348 L’étude d’une analyse « bénéfices /risques » est exigée pour l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de tout médicament. Elle doit être jugée positive pour que le produit soit admis. Si le défaut se réduisait à ce bilan il faudrait admettre qu’aucun médicament n’a de défaut, sauf au juge de contester la décision de l’administration. V. J.-A. Robert et A. Regniault, Les effets indésirables des médicaments : information et responsabilités, D. 2004, chron. p. 510. 349 G. Viney, JCP G. 2004, I, 101. 350 H. Mazeaud, Faute objective et responsabilité sans faute,, D 1985, chron. p. 13. 351 Y. Markovits, op. cit., n° 296. 352 Cf. infra n° 465. 353 Ch. Loiseau, Causalité et imputabilité dans le droit de la responsabilité administrative du fait des vaccinations et de la transfusion sanguine, Mémoire de DEA (directeur J. Moreau), Paris II, 1993. 192 subissent des préjudices dans l’intérêt de tous. Il n’y a pas de défaut bien que les accidents causés aux individus soient parfois lourds. 434. L’attente peut enfin être appréciée à l’aune de la perception du public. La prise en compte abstraite du caractère anormalement dangereux du produit354 n’est en effet pas jugée suffisante et seule la perception qu’en a le public doit être la mesure du défaut ce qui donne au juge un rôle déterminant et casuistique. La perception du public dépend de l’information sur les risques qui légitime son attente. Toutefois la perception du public n’est pas obligatoirement une notion à contenu empirique ce qui autorise le juge à recourir à la technique du standard en considérant que l’attente est légitime, non en fonction de ce que le producteur pouvait atteindre normalement en matière de sécurité avec toutes les diligences possibles, mais en fonction d’une norme qui peut être plus exigeante355, allant au delà de ce qui est actuellement possible. Le producteur est responsable de commercialiser un produit qui ne répond pas à l’attente légitime normative du public. La catégorie défaut du produit est moins neutre que celle de fait de la chose356 et dans cette évaluation la faute peut être considérée comme un fondement de la loi357, la sécurité étant considérée comme un standard législatif358. Il s’agit de définir au cas par cas un niveau acceptable de sécurité exigible du producteur, dans un usage normal ou raisonnablement prévisible du produit. 435. Cependant on peut noter des tendances plus simplificatrices, plus favorables aux victimes quant à l’appréciation du défaut. Il peut se résumer à la dangerosité du produit. Un arrêt de la Cour de cassation est une illustration d’une telle éventualité. Un patient ayant pris des comprimés recouverts d’une enveloppe non digestible avait présenté des complications nécessitant une intervention chirurgicale. La victime assigne le laboratoire en réparation de son dommage imputé au défaut du produit. La demande est accueillie et le laboratoire se pourvoit en cassation. Le pourvoi est rejeté dans un arrêt de principe qui énonce que « le fabricant est tenu de livrer un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour les personnes ou les biens, 354 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 8421. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 770. 356 F.-X. Testu et J.-H. Moitry, La responsabilité du fait des produits défectueux, D. Aff. 1998, p. 3, n° 1. 357 P. Oudot, Le piège communautaire de la responsabilité du fait des produits défectueux, Droit et patrimoine, janvier 2003, p. 45. - J -.S. Borghetti, op. cit., n° 361 et s., insiste sur la place de la faute dans la responsabilité du fait des médicaments, 358 F-X Testu et J-H. Moitry, art. précit., n° 16. 355 193 c’est-à-dire un produit qui offre la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre »359. Pour cet arrêt, on peut constater un défaut dès qu’on caractérise l’aptitude du produit à causer des dommages360. La démonstration ne passe par l’identification séparée du défaut et du lien de causalité, comme dans l’arrêt de la première chambre civile du 5 avril 2005361 mais par l’affirmation de leur liaison. 436. Cette démarche peut se justifier, en particulier en ce qui concerne les médicaments, du fait que la preuve du défaut est parfois d’une extrême difficulté362 . Il faut recourir à une comparaison qui s’avère bien incertaine dans certains cas. Il en est ainsi lorsque les produits en cause n’ont pas d’équivalents ou qu’on note des associations médicamenteuses chez la victime. De la même manière, la part respective du terrain et du produit dans la survenue d’un dommage ne peut être délimitée ni même prouvée avec certitude. La réalisation d’un dommage d’une particulière gravité suffit à caractériser le défaut. Tel a été le cas des dommages dus aux effets secondaires de certains médicaments363 comme l’Isoméride364 ou le Distilbène365. Il en est a été de même dans un cas d’injection médicamenteuse366. 437. On voit que la notion de défaut, définie comme atteinte à une attente légitime, est particulièrement floue et son contenu est souvent laissé à l’appréciation du juge367. Il s’agit, au moins en théorie, d’un instrument de mesure qui limite le nombre des dommages qui peuvent être réparés. Mais l’existence du défaut, caractérisé par la 359 Cass. civ. 1re, 22 janvier 1991, Bull. civ., I, n° 30. G. Viney, art. précit., n° 29. 361 Cf. supra n° 430. 362 J.S. Borghetti, op. cit., n° 353. 363 E. Fouassier, H. Van Den Brink, Produits défectueux : premières applications des articles 1386-1 et suivants du code civil, Gaz. Pal., 19-20 juin 2002, p. 1004. 364 TGI de Nanterre, 22 décembre 2000 : Gaz. Pal. 2002, 1, jur. p. 264, note H. Vray - CA de Versailles, 10 mai 2002 : RGDM 2003, p. 127, note D. Dibie-Krajcman. L’isoméride est un médicament qui a été utilisé dans des régimes amaigrissant. Il a été à l’origine d’une complication particulièrement grave, l’hypertension artérielle pulmonaire. Il s’agit donc d’un effet secondaire, mais son existence ne devrait pas suffire à en faire un défaut. Or les décisions judiciaires dans les deux cas ont éludé la question, ou déduit le défaut du dommage. Il est considéré que le médicament « a permis le déclenchement d’une affection d’une particulière gravité et sans aucun lien raisonnablement prévisible avec le traitement de l’obésité ». La gravité du dommage est jugée suffisante pour définir le défaut. 365 TGI Nanterre, 24 mai 2002 : D. 2002, inf. rap., p. 1885 ; RTD civ. 2002, p. 527, obs. P. Jourdain : le Distilbène est un produit qui a été largement utilisé dans certains grossesses à risques et qui a été cause, chez les filles des patientes qui ont été ainsi traitées, de cancers des organes génitaux ou de malformations. 366 G. Viney, , art. précit, n° 28. 367 J.S. Borghetti, op. cit., n° 442 : « Le consommateur moyen comme le bon père de famille n’existe que dans l’esprit des juges » et n° 445 : « La notion peut être mise à toutes les sauces et justifier tout et son contraire (…) Elle laisse une grande marge de manœuvre aux juges ». 360 194 mesure de son effet, ne nous dit pas quelle est sa nature dont dépend l’établissement d’une relation de causalité. Si la défaut en tant que mesure est un instrument de limitation de responsabilité dont la nature est subjective, au contraire le défaut causal doit être recherché dans un champ d’investigation élargi par rapport à ce que serait le fait causal du produit. B) L’élargissement du champ causal 438. Si la sécurité est un tout pouvant justifier l’apparente unité de la notion de défaut368, il faut identifier ce qui peut constituer un tel défaut pour en apprécier la causalité qui n’est pas une notion unitaire. Si le défaut en tant qu’atteinte à l’attente légitime a un pouvoir limitant le nombre de faits causaux retenus, en tant que cause stricto sensu, il incite à une recherche au delà du simple fait de la chose. La détermination du défaut causal repose sur une enquête globale portant sur l’ensemble des circonstances du dommage allant de la production du produit (en amont) jusqu’à son usage (en aval), en passant par le produit lui-même369. A ces trois sources de défaut, correspondent trois différents types de relations causales. 439. Au point de départ, on peut envisager un dommage causé par un fait du produit éventuellement défectueux. Il peut s’agir d’un effet secondaire donnant une complication parfois grave liée aux propriétés actives du médicament. Toutefois il n’est pas en lui-même systématiquement un défaut car il ne révèle pas une anomalie intrinsèque du produit. Ce ne sont que les circonstances (information en particulier) qui permettront une telle qualification. La causalité, au plan scientifique, est un mécanisme de type physico-chimique ou biologique. Les défauts du produit peuvent aussi provenir de sa contamination ou d’une mauvaise conservation qui vont l’altérer alors qu’il était inoffensif et être à l’origine d’un dommage. Le défaut s’apprécie aussi en amont et en aval du produit. 440. En amont, la conception du produit et les études dont il a fait l’objet sont à prendre en compte370. Mal conçu, insuffisamment étudié, il sera alors défectueux. Le défaut dans ce cas est une anomalie, un vice du produit, qui ne devrait pas être et qui 368 J.S. Borghetti, op. cit., n° 447. Y. Markovits, op. cit., n° 287 et s, utilise l’expression de manque a priori ou a posteriori, de sécurité 370 Y. Markovits, op. cit., n° 289 et 290 . - J.S. Borghetti, op. cit., n° 454. 369 195 pourrait donc être évitée. L’article 1384-10 ne fait pas du respect des normes de l’art une cause d’exonération371 sauf si elles ont un caractère impératif. Ce n’est pas parce que l’administration édicte des normes ou donne des autorisations de mise sur le marché que le juge est lié par celles-ci. C’est ce que dispose aussi le code de la santé publique dans l’art. L. 601. Le défaut s’identifie à la création d’un risque anormal : un lien de dépendance statistique entre lui et le dommage peut être constaté372. Il peut aussi s’agir d’un défaut lors de la fabrication qui fait que le produit présente un décalage par rapport à un projet qui lui était sans défaut373. 441. En aval, l’enquête porte sur les conditions d’usage du produit pour lesquelles l’information a un rôle capital374. Le défaut d’information peut avoir plusieurs conséquences. Certes un produit n’est pas inoffensif à 100%, mais le niveau de sécurité réelle doit être porté à la connaissance du public et son appréhension doit être en rapport avec la réalité. Le défaut d’information est alors un défaut relatif à la sécurité légitimement attendue qui est trompée par une fausse présentation. Pour une même situation objective, la causalité du défaut sera retenue ou non selon le niveau de l’attente du public375. Bien informer c’est définir un certain degré d’attente légitime donc parfois la diminuer. Une information exhaustive peut suffire à faire disparaître un défaut ce qui ne signifie pas que le niveau de risque soit modifié 376. Le défaut d’information est une forme particulière de la causalité car c’est en fonction de la 371 TGI Versailles, 11 mars 2004 : Contrats conc. consom., Octobre 2002, n° 146 : Un enfant meurt suite à une anoxie cérébrale prolongée secondaire à une asphyxie mécanique liée à l’inhalation de fibres provenant de la patte d’un jouet en peluche. Le jouet était en conformité avec les normes techniques ce qui pour le TGI n’est pas un fait exonératoire de responsabilité. Le jouet bien que conforme à la réglementation présentait un défaut majeur : une simple pression suffisait à faire sortir la bourre à travers le tissu qui en formait l’enveloppe sans qu’il n’y ait aucune déchirure. La société est condamnée comme étant responsable des conséquences dommageables du défaut du produit qu’elle a commercialisé. Il s’agit donc ici d’un défaut de conception du produit ou d’un défaut de réalisation, le tissu choisi étant perméable aux fibres contenues dans la peluche. 372 Cf. supra n° 165. 373 J.S. Borghetti, op. cit., n° 453. 374 Y. Markovits, op. cit., n° 291 et 292, ne rattache pas l’information au défaut a posteriori qui se limite pour lui à la survenue du dommage. 375 Ainsi dans un arrêt du 27 novembre 2001 de la Cour d’appel de Montpellier, un demandeur victime d’un accident médicamenteux est débouté au motif que la notice du médicament en cause était claire et compréhensible car elle détaillait suffisamment les effets indésirables du produit. L’utilisateur ne pouvait légitimement s’attendre à une sécurité totale ; J.A. Robert, A. Regnault, Les effets indésirables des médicaments : information et responsabilités, D. 2004, Chr. p. 511 376 P. Sargos, L’information sur les médicaments, vers un bouleversement majeur de l’appréciation des responsabilités, JCP.G, 1999, I, 144, n° 4 - A. Laude, La responsabilité des produits de santé, D. 1999, chron. p. 189 : « La chose est affectée d’un défaut dès l’instant où la victime n’a pas été informée de ses dangers ». 196 qualité de celle-ci que le sujet se déterminera à utiliser le produit377 . Si l’information avait été différente, de bonne qualité, alors le sujet n’aurait peut être pas eu recours au produit qui lui a causé un dommage. Enfin le dommage peut provenir d’un défaut de manipulation, l’information étant insuffisante sur ce point. Le défaut d’information a été cause d’augmentation du risque de dommage. Un défaut d’information peut être considéré commeest défaut de sécurité en soi378. 444. Le défaut repose donc sur une appréhension globale de la situation par le juge : le défaut d’une voiture ou d’un instrument ménage n’est pas apprécié de la même façon que celui du médicament ou d’un produit complexe, mais il est en même temps soumis à une limitation par la prise en compte de l’atteinte à l’attente légitime. 2) Le défaut et le risque de développement, notions ignorées du droit commun 445. La législation sur les produits défectueux bien que considérée comme devant favoriser les victimes n’en comporte pas moins des limitations. Elles proviennent non seulement de la notion de défaut mais aussi des causes d’exonération qu’elle établit. Parmi celles-ci le risque de développement a fait l’objet d’âpres discussions avant d’être admis dans certaines limites comme cause d’exonération. Toutes ces restrictions peuvent être contournées par le recours au droit commun, tel qu’il existait avant l’entrée en vigueur de la loi. Nous verrons donc les limitations de responsabilité liées au risque de développement (A) avant d’envisager les conséquences du recours au droit commun qui ignore tant le défaut que le risque de développement, ce qui le rend plus protecteur des victimes (B). A) Le risque de développement facteur d’exonération de la loi 1998 446. Le risque de développement était une catégorie jusqu’alors étrangère au droit français379. Il se définit comme un défaut inhérent au produit qui au moment de sa mise en circulation était insoupçonné, indétectable et imprévisible, car en l’état des connaissances scientifiques et techniques il ne pouvait être identifié et dont les 377 J.S. Borghetti, op. cit., n° 464. X. Testu et J-H. Moitry, art. précit., n° 18. 379 J.S. Borghetti, op. cit., n° 404. 378 197 conséquences dommageables vont se révéler après sa mise en circulation380. Le risque de développement ne peut être prévenu mais uniquement réparé car, selon la conception traditionnelle qui fonde la responsabilité de plein droit, il s’agit d’un risque profit qui impose à son créateur d’en assumer la charge381. 447. L’admission ou le refus de la responsabilité pour risque de développement a été objet de polémiques382. On peut invoquer divers arguments allant dans un sens ou dans l’autre : le fondement de la responsabilité (il est en général exclu de prendre en considération le risque de développement dans les responsabilités fondées sur la faute, or la loi de 1998 serait une responsabilité pour faute pour certains, alors qu’il est logique de l’inclure dans un système objectif), les impératifs sociaux ou éthiques mais aussi la possibilité de son assurance383. Le risque de développement ne serait pas assurable car il défie les règles techniques de gestion auxquelles recourent les assureurs. Celles-ci supposent d’avoir des donnés statistiques sur les évènements ce qui signifie que le risque assurable doit être connu et son occurrence chiffrée pour une période de couverture qui ne peut être indéterminée. De tels éléments ne peuvent être réunis en ce qui concerne le risque de développement. On peut constater que si l’obligation d’assurance se développe en relation avec l’idée de risque384 , elle ne figure cependant pas dans la loi de 1998 et bien des techniques de prise en charge sont cependant utilisables pour atténuer les conséquences économiques du risque de développement en dehors de l’assurance de responsabilité385. 448. La loi de 1998 fait du risque de développement en général une cause d’exonération, sauf pour les produits issus du corps humains selon l’article 1386-12 380 F. Ewald, La véritable nature du risque de développement et sa garantie, Risques, avril-juin 1993, p. 9 - J. Calais-Auloy, Le risque de développement : une exonération contestable, in Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz-Litec, 1999, p. 81 - G. Viney, L’introduction en droit français de la directive communautaire du 25 octobre 1985, art. précit., n° 18. 381 F. Millet, op. cit., n°316. 382 Le poids de l’Allemagne a été important dans l’admission de l’ exclusion du risque de développement qui est ainsi traité dans sa législation selon O. Berg, La notion de risque de développement en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, JCP, G., 1996, I, 3945, n° 2. 383 G. Cancelier, Le risque de développement, in T. Kirat (sous la direction de), Les mondes du droit de la responsabilité, Droit et société, LGDJ, 2003, p. 196. 384 Exemple récent dans la loi du 4 mars 2002 qui a inséré un art. L. 1142-2 dans le Code de la santé publique : il impose une obligation d’assurance aux professionnels et aux établissements de santé. 385 Pour un panorama de cette question, V. C. Collier, Le risque de développement est-il assurable ?, Risque , avril-juin 1993, p. 49. 198 alinéa 1er386. La différence de traitement de ce risque en fonction du type de produit n’obéit pas à une logique indiscutable. A la suite de l’affaire du sang contaminé il paraissait impossible de considérer que le risque de développement des produits d’origines humaines puisse être exonératoire, tant le retentissement social de tels dommages avait été important387. 449. La qualification de risque de développement dépend de l’appréciation du niveau des connaissances lors de la mise en circulation du produit et il existe une présomption de connaissance qu’il appartient au défendeur de combattre (art. 1386-11, 4°). L’appréciation en est objective vis-à-vis du professionnel388 car il ne s’agit pas de déterminer ce qu’il pouvait savoir, mais bien de ce qu’il devait savoir en fonction de la connaissance appréciée au niveau le plus avancé de la connaissance, voire de ce qui était simplement connu, quand bien même il ne pouvait en faire usage personnellement. Le cas de la contamination par la trichine389 est un exemple d’application de cette exigence. Malgré un résultat de test faussement rassurant, la responsabilité du boucher producteur est admise car la maladie était connue et la possibilité de sa détection faisait l’objet d’une littérature suffisante. La connaissance acquise suffit à écarter le risque de développement, peu important que dans un cas donné l’agent n’ait pu être détecté faute de moyens dans les mains du producteur. 450. La notion de connaissance acquise est donc cruciale au regard du risque de développement. Elle est simple à comprendre mais d’une relative difficulté de mise en pratique, car son contenu n’est pas aisé à définir. Il n’y a pas de critères certains délimitant ce qu’est la connaissance acquise sur une question scientifique à un moment et dans un milieu professionnel donné. L’existence d’un risque de développement peut donc varier selon les éléments qui seront retenus comme établissant la connaissance acquise. Il peut s’agir de la délimitation du cercle de ceux dont les travaux seront considérés comme des références mais aussi du degré de confirmation exigée des études. Il est possible de donner valeur à une simple hypothèse non infirmée ou seulement à la certitude absolue. Le juge a donc un large 386 B. Mansart, Le risque de développement des produits issus du corps humains, Med. & Droit, 1999, 36, p.11. 387 M. A. Hermitte, Le sang et le droit. Essai sur la transfusion. Seuil, 1996. 388 O. Berg, art. cit, n° 11. 389 Ph. Le Tourneau, Viande de cheval contaminée par des larves de trichine: responsabilité du boucher producteur, JCP. G., 2000, II , 10429. 199 pouvoir pour cantonner un risque de développement en jouant sur la notion de connaissance acquise. Il lui serait même loisible de prendre en compte une opinion dissidente ou une simple communication dans un symposium quoique non publiée390. Il suffit de considérer que cette information était accessible et cette notion devient alors un puissant régulateur de l’existence d’un risque de développement qui peut être qualifié de simple défaut391. De proche en proche le recours au principe de précaution peut se substituer à la responsabilité et mener à un certain arbitraire. On peut nuancer à l’infini et donc modifier les conditions de la responsabilité par ce seul fait. L’accessibilité devient une notion clé et peut donc à son tour faire l’objet d’un contentieux et de controverses d’experts392. La valeur juridique de la connaissance scientifique est ainsi l’objet d’une construction juridique. Le caractère exonératoire du risque de développement a été cantonné initialement par une obligation de suivi393. B) Un droit commun plus favorable 451. La loi de 1998 donne un droit d’option aux victimes qui leur permet d’invoquer le droit commun selon l’article L.1386-18 : les dispositions du présent titre ne portent pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle ou au titre d’un régime spécial. Ces actions sont particulièrement efficaces quoique reposant sur différents fondements394, et permettent d’échapper tant à la preuve du défaut qu’à l’exclusion du risque de développement. 390 G. Cancelier, art. précit., p. 207 . - O. Berg, art. précit., n° 12. O. Berg, art. précit., n° 16. 392 M.A. Hermitte , op. cit., p 298.- G. Viney, art. précit., n° 18.- C. Radé, Distilbène: le laboratoire jugé responsable et coupable, Resp. civ. et assur., oct. 2004, chr. p. 11 : le collège des experts nommés dans cette affaire note que dans les années soixante-dix des médecins commençaient à signaler les dangers du produit et que les publications hostiles à ce produit n’auraient pas dû échapper au laboratoire. Il y a donc eu, avec le temps, une inversion de la balance bénéfices /risques. 393 J.S. Borghetti, op. cit., n° 361 : La France pour pallier ce que pouvait avoir de critiquable la non prise en compte de ce risque, a créé une obligation de suivi qui, si elle n’est pas exécutée, permet d’imputer le risque au producteur selon l’article 1386-12 alinéa 2 au prix d’une réintroduction de la faute. Il est nécessaire de prendre des mesures pour améliorer le produit ou le retirer lorsque des effets secondaires nocifs qui étaient inconnus au moment de la première mise en circulation sont signalés. Cette obligation d’action se double d’une obligation d’information dans les notices à destination du public. 394 F. Chabas, La loi du 19 mais 1998 et le droit commun, Gaz. Pal., 8 mai 1999, doctr. p. 565 .- I. Lolies, L’insertion de la loi du 19 mai 1998 dans le droit de la responsabilité, RRJ., 1999, p. 349 - J. Revel, La coexistence du droit commun et de la la loi relative aux produits défectueux, RTD com. 1999, p. 317 - J.-C. Montanier, Les produits défectueux, Litec 2000 , ch. 2 , pp. 127 et s. 391 200 452. Le droit commun reste fidèle à la distinction abolie par la directive de 1985. S’il n’existe pas de lien contractuel seule la responsabilité délictuelle de l’article 1384 al.1er, reposant sur la garde, est ouverte à la victime. S’il existe un contrat le recours à la responsabilité contractuelle de l’article 1147 reposant sur l’inexécution d’une obligation de sécurité sera invocable395. Le tiers, victime d’une inexécution contracuelle, pourra fonder son action sur la responsabilité pour faute des articles 1382 et 1383 d’autant plus facilement que la faute s’induit de l’inexécution396. Enfin l’article L. 221-1 du code de la consommation permet, dans les relations entre professionnels et consommateurs, de s’appuyer sur l’ obligation prétorienne de sécurité de résultat397 qui a été étendue du fabricant au vendeur professionnel, même pour un dommage atteignant un tiers dans un arrêt remarqué398. Cette obligation, issue de la garantie de vices cachés a fini par devenir autonome au regard des exigences du bref délai de l’article 1348399. Il s’était donc formé un droit efficace pour la protection des victimes bien avant la transposition de la directive européenne qui semble à bien des égards leur être moins favorable, ce qui a pu faire dire que cette loi était inutile400. En effet, tant du point de vue de la preuve que de l’exonération, le droit commun est à la fois plus simple et plus efficace. 453. Du point de vue probatoire, que ce soit sur le fondement de l’article 1384 al.-1 ou de l’obligation de sécurité, il n’est pas nécessaire de prouver un défaut401 mais seulement que la chose a été cause du dommage, qu’elle a été l’instrument ne fut-ce que pour partie de celui-ci. L’absence de sécurité légitime n’entre pas non plus en jeu avec son cortège d’incertitudes et de subjectivité. La jurisprudence a de plus développé des présomptions qui, en pratique, imposent au producteur, et non à la victime, de déterminer la cause du dommage avec le risque de succomber à cette 395 F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 454. Cass. civ., 1re, 13 févr. 2001, Bull. civ., I, n° 35 : JCP G, 2001, I, 338, obs. G. Viney 397 F. Collart-Dutilleul, Ph. Delbecque, Contrats civils et commerciaux, 7e ed., Dalloz, 2004, n° 296 Ph. Malaurie, L. Aynes, P-Y Gautier, Contrats spéciaux, Defrénois 2003, n° 396. 398 Cass. civ. 1re, 17 janvier 1995 : JCP. 1995, I, 3853, obs. G. Viney ; RTD civ. 1995, p. 631, obs. P. Jourdain. 399 Cass. civ. 1 re, 11 juin 1991, Bull. civ., I, n° 201 – Cass. civ. 1 re, 17 janvier 1995, Bull. Civ., I, n° 43. 400 J. Revel, art. précit., p. 318. 401 Considéré comme une preuve difficile par I. Loliès, art. précit., p. 361. 396 201 charge402, donc de supporter la réparation en cas d’incertitude. En cas d‘obligation de sécurité de résultat la preuve est réduite à la simple constatation de l’inexécution de l’obligation403. Dans le régime de responsabilité fondé sur l’article 1384 alinéa 1, la distinction de la garde de la structure et du comportement permet de faire peser sur le producteur la charge de réparation 404 puisque le responsable est celui qui a gardé un pouvoir sur la composition interne de la chose qui a un dynamisme propre et dangereux. Cela permet de tenir pour responsable le fournisseur ou le fabricant comme l’avait posé la Cour de cassation en 1975405. 454. Ces responsabilités de plein droit n’ont qu’une cause d’exonération qui est la force majeure, irrésistible imprévisible et surtout externe, ce qui ne permet pas de considérer le risque de développement comme une cause d’exonération dans la mesure où par définition il est interne au produit406. Le droit à la sécurité est donc plus étendu en droit commun que dans la loi de 1998 que ce soit dans le cadre de la vente ou des prestations de service dans laquelle une chose a engendré une atteinte à la sécurité. Même en cas de défaut indécelable, la responsabilité est encourue. Tel avait été le cas lors d’une intoxication grave de plusieurs clients après ingestion d’un poisson contenant une toxine botulique indétectable407. Un tel dommage ne donnerait pas lieu à prise en charge dans le nouveau régime, alors qu’il est couvert par le droit commun. II) Un dualisme traduisant une opposition des finalités du droit européen et du droit national 455. La transposition de la directive de 1985 dans la loi de 1998 a fait l’objet de la condamnation de la France par la CJCE pour manquement à ses obligations. Il en résulte des modifications du régime initial abaissant le niveau de protection des victimes. La source de cette remise en question est la prise en compte d’autres intérêts 402 J. Revel, art. précit., p 320 : « Ce texte ( art. 1386-9) doit être combiné avec ceux qui énumèrent les causes d’exonération : tous reviennent à mettre à la charge du producteur la preuve de la cause du dommage. C’est ce que fait déjà la jurisprudence ». 403 F.Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 577 . 404 I. Loliés, art. précit., p 354 - F. Chabas, art. précit., p 566. 405 Cass. civ. 1re, 12 nov. 1975 : JCP 1976, II, 18479, note G. Viney - Cass. Civ.1re, 2 février 1982 : D. IR, p 330. 406 Ch. Larroumet, chr. précit., n° 23. 407 Arrêt de C.A. Poitiers 16 décembre 1970 cité par I. Loliès, art. précit., p. 355. 202 que ceux des seules victimes et la finalité du droit européen est un facteur à prendre en compte pour le législateur au détriment des conceptions nationales. Cette condamnation résulte de la saisine de la CJCE par la Commission européenne 408 et de questions préjudicielles d’états membres409. Nous verrons l’objet des critiques faites par la CJCE au droit interne, (1) puis leurs justifications au regard de la pluralité des intérêts en présence (2). 1) L’objet des critiques de la CJCE 456. L’article 1316-18 du code civil, laisse subsister des actions concurrentes lorsqu’elles sont plus favorables aux victimes que la nouvelle législation. Ce choix est remis en question par la décision de la CJCE qui affirme qu’aucune autre action reposant sur le même fondement que la directive ne peut être accueillie dans une affaire donnée410. L’article 1386-18 est donc condamné dans sa généralité. Reste donc à déterminer quelles sont les actions ayant un même fondement ou non que celui de la directive. Les responsabilités pour faute et le recours à la garantie des vices cachés, en ce qui concerne les atteintes au produit, demeurent utilisables. Au contraire, il est difficile de savoir si les règles prétoriennes permettant l’indemnisation des dommages corporels dans le cadre de la garantie des vices cachées seront encore invocables, mais cela n’est pas exclu dans la mesure où le concept de sécurité en droit interne n’est pas identique au défaut de sécurité de la directive411. Ne pourront être invoqués par contre ni l’article L. 221-1 du code de la consommation, ni la responsabilité contractuelle de droit commun, ni la responsabilité du fait des choses de l’article 1384 al. 1er. Il n’y a donc plus qu’une seule réponse en matière de causalité et l’exclusion du risque de développement ne peut plus être contournée. 457. Le recours à certaines présomptions dont les tribunaux français ont largement fait usage semble aussi condamné. Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre défaut et dommage. Cette formulation exclut toute 408 Ch. Laporte, Responsabilité du fait des produits défectueux : la France à nouveau épinglée, Contrats. conc. consom. Juillet 2000, chr. p.11. 409 Ch. Larroumet, Les transpositions française et espagnole de la directive sur la responsabilité du fait des produits défectueux devant la CJCE, D. 2002, p. 2462 - P. Oudot, Le piège communautaire de la responsabilité du fait des produits défectueux, Droit et patrimoine, janvier 2003, p. 40. 410 CJCE, 25 avril 2002 : Contrats conc. consom. Juillet 2002, n° 117. 411 G. Viney, L’apport du droit communautaire au droit français de la responsabilité civile, in , Liber amicorum Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2004, p. 1148. 203 présomption légale ou quasi-légale412 contrairement à la tendance notée en droit interne où la causalité établie entre l’usage et le dommage peut suffire à faire naître une présomption de défaut. Inversement le défaut en présence d’un dommage fait naître une présomption de causalité au prix d’une légère réécriture de la loi car cela revient à réduire le nombre des conditions. Les constructions prétoriennes ont donc influencé l’interprétation nationale du droit communautaire413. Or ces régimes sont distincts et le produit n’est pas défectueux par le seul fait qu’il a été à l’origine d’un dommage414. Une présomption dans ce cas ne peut être utilisée et seules les présomptions édictées dans l’article 1386-11 sont invocables : présomption d’antériorité du défaut à la mise en circulation que le producteur peut renverser en prouvant que le défaut n’existait pas à ce moment ou qu’il est né postérieurement ; présomption de possibilité de déceler le défaut, que le producteur peut faire tomber en prouvant que l’état des connaissances ne le permettait pas. Les présomptions sont donc limitativement énumérées et les possibilités d’indemnisation s’en trouvent réduites415. 2) Un autre équilibre des intérêts 458. Selon M. Markovits416 la directive présente deux fondements, l’un social, répondant à l’intérêt des consommateurs et l’autre économique, répondant à l’intérêt des professionnels. C’est ce dernier qui semble avoir été négligé au profit du premier 412 J. Calais-Auloy, Menace européenne sur la jurisprudence française concernant l’obligation de sécurité du vendeur professionnel (CJCE, 25 avril 2002), D. 2002, p. 2458 - F. Paul, La causalité en matière de produits défectueux : une question de pur droit interne ou tributaire de l’harmonisation totale ?, Contrats conc. consom., 2004, chron. p. 9 413 G. Viney, L’ introduction en droit français de la directive européenne du 25 juillet 1985, D. 1998 ; chr. p 291, n° 12 note que la directive ne change rien à l’appréciation de la causalité qui doit se faire « selon les critères habituels ». 414 Ch. Larroumet, La responsabilité du fait des produits défectueux après la loi du 19 mai 1998, D. 1998, chron. p. 311. 415 En ce qui concerne les responsables : il n’y a pas équivalence entre producteur et fournisseur contrairement aux dispositions de l’article 1386-6. Il ne peut plus en être ainsi car l’action directe contre le producteur doit éviter les mises en cause multiples de responsables potentiels. Ce n’est qu’à titre subsidiaire que le fournisseur peut voir sa responsabilité engagée. On peut voir un retour vers une prise en compte de la causalité au sens strict : le responsable est celui qui cause par son produit le dommage et non celui qui se contente de le distribuer et qui stricto sensu ne produit pas le défaut du produit. Enfin la réintroduction du risque de développement à la charge du producteur avait été admise en cas de défaut de mesures préventives dans les dix ans du suivi de son produit (art. 1386-12). Cette exigence supplémentaire est contraire à la directive. 416 Y. Markovits, op. cit., n° 152 ; l’auteur note cependant l’ambiguïté de la balance de ces deux fondements dans l’énumération même qu’elle en fait, en mettant en premier, le jeu de la concurrence, puis, la libre circulation des marchandise et enfin, le niveau de protection du consommateur. 204 lors de la transposition alors qu’il s’imposait de mesurer les conséquences économiques des choix juridiques. Ainsi des considérations étrangères à la pure causalité, voire à la conception française de la responsabilité, sont appelées à redéfinir les éléments déterminants de la causalité. 459. La directive repose notamment sur l’article 100 du traité Rome417 qui vise à l’harmonisation des législations des états membres nécessaire à la réalisation du marché unique, dans la mesure où elles ont une incidence directe sur lui. Il ne suffit pas de faire disparaître des droits de douane pour qu’un marché existe car des obstacles non tarifaires aux échanges et à la libre concurrence peuvent exister sous formes d’une diversité de mesures légales dont l’objet est parfois apparemment éloigné des préoccupations économiques. Il en résulte une obligation de transposer fidèlement les directives sous peine de condamnation pour manquement418 sauf autorisation explicite. Le juge interne doit toujours faire prévaloir le droit communautaire sur le droit interne419 ce qui est un puissant facteur d’unification et de respect des principes du droit communautaire. Lorsqu’existe une marge de liberté, permettant aux états de prendre des mesures plus protectrices des consommateurs que celles d’une directive, elle n’est pas totale. Elle ne doit pas avoir de conséquences économiques inacceptables. La disparité des régimes de responsabilité est pour le droit européen une cause de distorsion de la concurrence. 460. Si l’Union européenne se donne pour but d’apporter un niveau élevé de protection des consommateurs420, ce n’est pas d’une manière absolue ni nécessairement selon les règles les plus protectrices421. Une protection qui leur serait trop systématiquement favorable pourrait avoir un effet de distorsion du marché. La directive communautaire est la résultante d’un processus de pondération entre différents intérêts que les états doivent respecter lors de la transposition422. 417 P. Oudot, art. précit., p. 41 - Y. Markovits, op. cit., n° 131 - J-P. Pizzio, Responsabilité du producteur identique pour l’ensemble des Etats membres, D. 2002, p. 2935. 418 J. Ghestin, G. Goubeaux, Traité de droit civil, Introduction générale, op. cit., n° 40. 419 G. Viney, L’introduction en droit français de la directive européenne du 25 juillet 1985, D. 1998, chr. p. 291 - CJCE , 10 avril 1984, Von Colson et Kommon, rec. CJCE, p. 1891. 420 J. Calais-Auloy, F. Steinmetz, Droit de la consommation, 6e éd., Dalloz 2003, n° 39 et s. 421 J.S. Borghetti, op. cit., n° 531 et 532. 422 Y. Markovits, op. cit., n° 141 et 142 : L’acquéreur d’un produit risque de se déterminer en fonction de la plus grande facilité d’obtenir réparation dans un pays au détriment de l’autre sans égard à la qualité du produit c’est à dire aux réalités purement économiques. A l’inverse un fabriquant aura 205 461. Une telle prise en considération de l’impact économique de la responsabilité est étrangère à la manière dont est envisagée la réparation des dommages par la doctrine423. La dimension économique du droit européen impose de jauger aussi bien les règles de fond que les règles de preuve. Toutes sont interdépendantes et leur détermination a ainsi une dimension transactionnellle424. A la pesée des intérêts dans les règles de fond correspond en miroir la pesée de la charge et des modes de preuves qui assurent la justice entre protection des uns et des autres. Ne pas faire supporter une trop lourde responsabilité au producteur justifie que soit exigée la preuve du lien entre défaut et dommage. Ce choix est rééquilibré vis-àvis des victimes par l’existence des présomptions légales. 462. Les décisions de la CJCE viennent redresser la balance au profit des intérêts économiques en modifiant les règles juridiques dont la causalité est une des composantes. La France a fini par mettre sa législation en conformité avec les décisions de la CJCE425 et les tribunaux doivent avoir une lecture stricte de l’emploi des présomptions légales et du domaine réservé à la loi de 1998. Il s’agit donc d’une modification du cadre de la responsabilité civile. III) La limite des présomptions et la connaissance scientifique 463. A côté des présomptions légales, dont l'emploi est restreint, les présomptions de fait demeurent d’un large usage. Ce sont des moyens efficaces au profit des victimes, qui peuvent devenir aisément de simples artifices. Les présomptions de faits supposent tendance à vendre ses produits vers des pays où sa responsabilité est soit difficile à engager, soit limitée. Les règles de la concurrence sont dans ces deux cas faussées par des questions de politiques juridiques. Tout accroissement de coûts, imposé par la contrainte financière des primes d’assurance ou des montants de réparation, se répercute sur les prix et favorise une inflation artificielle combattue par la législation européenne. 423 G. Viney, Introduction à la responsabilité, LGDJ, 1995, n° 46 et s. -: B. Legrand, L’impact de la directive sur l’industrie des assurances, in M. Goyens, La directive 85/374/CEE relative à la responsabilité du fait des produits : 10 ans après, Centre de droit de la consommation de Louvain, 1996, p. 199, considère que ce nouveau régime n’a pas eu de répercussion sur le marché de l’assurance ou le niveau des primes.- J. Calais-Auloy, Le risque de développement : une exonération contestable, in Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz-Litec, 1999, p. 80. 424 Y. Markovits, op. cit., n° 444 425 Loi n° 2004-1343, 9 décembre 2004 modifiant le Code civil : art. 1386-2 dispose que pour les dommages causés aux biens autres que le produit défectueux la loi n’est applicable qu’au delà d’un montant fixé par décret ; art. 1386-7 : le fournisseur n’est responsable du défaut dans les mêmes conditions que le producteur seulement si ce dernier demeure inconnu : le deuxième alinéa de l’article 1386-12 est supprimé. 206 en général la vraisemblance426 mais il peut être tentant de franchir un pas en retenant des présomptions qui ne sont que des hypothèses non infirmées, de simples possibilités théoriques. Les présomptions peuvent donc faire courir un risque à la causalité427 si elles ne sont pas encadrées. Aussi les limites qu’il convient de leur assigner ont été fixées par la Cour de cassation, dans un arrêt de la première chambre civile du 23 septembre 2003428, dans le domaine des produits défectueux. Les présomptions doivent rester dans les bornes de la connaissance établie c’est à dire qu’elles relèvent du possible en tant que probable et non de l’hypothétique (1). Toutefois il est nécessaire d’apprécier la portée de cette décision qui semblerait mettre la causalité juridique sous la coupe de la causalité scientifique, ce qui n’est pas toujours exact. Le rejet des hypothèses peut avoir des conséquences paradoxales dans certaines situations où existe une présomption légale (2). 1) Les présomptions de fait sont limitées au probable 464. A la suite de la campagne de vaccination massive contre l’hépatite B, décidée par le ministère de la santé en 1993, se sont manifestées diverses affections, en particulier des maladies neurologiques, qui ont été regardées, par les victimes ou leurs familles, comme causées par le vaccin429. Certains tribunaux ont accordé une indemnisation, estimant établie la relation causale entre vaccination et troubles allégués, tandis que d’autres y ont été hostiles430. Ces décisions reposent sur des présomptions au sens de l’article 1349. Les mêmes problèmes se sont posés dans le cas de vaccinations individuelles. 426 J. Ghestin et G. Goubeaux, op. cit., n° 717. A. Gorny, Responsabilité produit : la fin de la causalité ?, Gaz. Pal. 9, 10 avril 2003, p. 16. 428 L. Neyret, Vaccin contre l’hépatite B : fin du débat judiciaire ?, D. 2003, Point de vue, p. 2579 - N. Joncquet, A-C. Maillols, D. Mainguy, E. Terrier, Conditions de la responsabilité d’un fabricant de vaccin à raison d’une sclérose en plaques faisant suite à des injections d’un vaccin contre l’hépatite B, JCP G. 2003, II, 10179 - Ch. Radé, Vaccination anti-hépatitique B et sclérose en plaques : la Cour de cassation envahie par le doute, Resp. civ. et assur., 2003, chr. n° 28 - G. Viney, JCP G. 2004, I, 101, obs. n° 6 - P. Jourdain, RTD civ., 2004, p. 101 - A. Gossement, L’administration de la preuve en situation d’incertitude scientifique : la position de la Cour de cassation dans l’affaire de l’hépatite B, Petites Affiches, 16 janvier 2004, p. 14 . 429 Ph. Nauche, Rapport sur les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la campagne de vaccination de masse contre l’ hépatite B, 9 mai 2001, AN, n° 3043. 430 Application stricte : TGI Lyon, 28 avril 2003 (trois arrêts) : JCP. G. 2003, II, 10166, note P. Mistretta - Application bienveillante : TGI Nanterre, 5 juin 1998 : D. 1999, somm. p. 246, J. Revel. 427 207 465. Tel a été le cas soumis à la Cour d’appel de Versailles le 2 mai 2001 dont la décision a été censurée par la première chambre civile de la Cour de cassation le 23 septembre 2003. Il s’agissait d’une femme ayant reçu plusieurs injections de vaccin en raison de sa profession, entre juillet et octobre 1994 et qui, en novembre de la même année, a présenté une symptomatologie neurologique faisant poser le diagnostic de sclérose en plaques. Elle assigne alors le laboratoire producteur du vaccin en réparation de son préjudice. Tout en reconnaissant que la cause de la sclérose en plaques est inconnue, la Cour d’appel de Versailles, relève que la possibilité d’une telle association ne peut être exclue de façon certaine et utilise un raisonnement analogique avec celui admis en matière de contamination transfusionnelle431. La victime était en parfaite santé jusque là, n’avait pas de facteur de risques, il y a concordance entre injections et poussée de la maladie et de plus, d’autres sujets ont présenté la même séquence de faits432, ce qui autorise à en déduire « que le vaccin a été le facteur déclenchant de la maladie développée par Mme X et que le dommage causé à celle-ci établit une absence de sécurité à laquelle son utilisateur pouvait légitimement s’attendre et démontre la défectuosité du produit ». 466. La Cour de cassation va censurer la décision de la cour d’appel, dans un arrêt de principe, rappelant que « la responsabilité du producteur est soumise à la condition que le demandeur prouve, outre le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage » au visa des articles 1147 et 1382, interprétés à la lumière de la directive C.E.E, n° 85-374 du 25 juillet 1985 au motif « qu’en se déterminant ainsi , sans tirer les conséquences légales de ses constatations desquelles il résultait que le défaut du vaccin comme le lien de causalité ne pouvaient être établis, la cour d’appel a violé les textes ci-dessus visés » . 467. La cassation porte sur deux points.La cour d’appel a violé la loi une première fois, car ayant énoncé que la cause de la sclérose en plaques était inconnue du point de vue scientifique, elle ne pouvait dans la même décision recourir à un faisceau d’indices pour conforter une simple hypothèse qui ne pouvait « être exclue de façon 431 Cf supra n°403. Cet argument bien qu’analogique, semble aussi faire usage des exigences de la science. Pour affirmer qu’il y a causalité il faut que la relation soit retrouvée dans une pluralité de situations similaires. La Cour d’appel, d’une certaine façon, considère qu’elle est en mesure de faire une pareille étude. Elle constitue sa propre série expérimentale. Toutefois, la critique méthodologique interdit cette conclusion. Cf. première partie n° 177. 432 208 certaine ». Elle a violé une deuxième fois la loi en ne distinguant pas défaut et causalité. Sur le premier point il est donc permis de penser que pour la Cour de cassation, de simples hypothèses ne sont pas valablement utilisables, ce qui, a contrario, limite le domaine des présomptions à ce que la science a pu établir. La causalité scientifique est la limite du jeu des présomptions juridiques qui dans le champ du possible se restreignent au probable. 468. Si la technique présomptive ne choque pas dans un tel contexte, sa légitimité par rapport aux règles en vigueur dans le cas des infections virales qui lui ont servi de modèle se heurte à une donnée non contestable : la sclérose en plaques est une maladie de cause inconnue jusqu’à présent. De nombreuses études ont été menées tant en France qu’à l’étranger pour essayer de déterminer s’il n’y avait pas un lien de dépendance entre vaccination et déclenchement de cette affection. Majoritairement, ces études concluent qu’un tel lien n’est pas établi, mais bien entendu dans les limites de la méthode qui ne peut mettre en évidence les faibles fréquences ou les sensibilités individuelles433. Les études statistiques ne concluent qu’en terme d’existence ou de non existence, non en terme d’impossibilité. Les rares études, très minoritaires, qui envisagent cette éventualité, à la limite de la significativité, sont pour certains méthodologiquement contestables. L’expertise ne peut donc répondre que dans ses limites et aucun autre procédé ne permet d’aller plus loin434. 469. Face à cette situation deux attitudes sont possibles, soit se plier à l’état des connaissances et refuser l’indemnisation, soit le dépasser et l’accorder, en affirmant judiciairement ce qui est impossible du point de vue scientifique, par l’admission large et souple de présomptions hypothétiques. C’est ce choix qui a été fait par les juridictions du fond qui ont estimé que l’incertitude scientifique ne devait pas être un obstacle pour le droit435 d’autant que des éléments pourraient faire douter de l’absence totale de preuve de la liaison entre vaccination et maladie. 433 Vaccination contre le virus de l’hépatite B, recommandations de l’ANAES, Paris sept. 2003, p. 7. M. Girard, Expertise médicale : questions et réponses sur l’imputabilité médicamenteuse, D. 2001, p. 1251. 435 C. Radé, Vaccination anti-hépatitique B et sclérose en plaques : la cour de Cassation envahie par le doute, Resp. civ. et assur., nov. 2003, chr. 28. 434 209 470. Des décisions administratives ont accepté l’indemnisation dans certains cas. Tel avait été le cas de la victime dans l’arrêt que nous avons rapporté. Il serait ainsi possible de considérer que la causalité retenue par la décision administrative vaut reconnaissance d’un lien réel, élément utilisable dans une affaire similaire malgré sa portée relative. La raison de ces décisions semble plus politique que scientifique. Il s’agissait de ne pas entraver la campagne de vaccination entreprise par le ministère qui aurait pu être ralentie par des actions judiciaires436. La valeur probatoire de telles décisions est donc nulle. 471. Les étiquettes des produits faisaient état de la sclérose en plaques et cela pourrait valoir reconnaissance du lien de causalité. Il s’agit là d’un argument apparemment pertinent mais c’est donner une signification univoque aux différentes mentions figurant sur les emballages des médicaments, alors que des distinctions doivent être faîtes437. Deux types principaux d’informations y sont donnés. D’une part celles qui mentionnent des effets secondaires dont le lien de causalité avec le produit est établi. D’autre part celles consignant des évènements indésirables qui sont simplement notés lors de l’usage des produits mais dont la relation causale avec lui ne sont pas établies. Ce sont des signaux qui pourront inciter à de nouvelles études en éveillant l’attention des chercheurs et des laboratoires et inciter à la prudence. Ces mentions témoigneraient parfois d’une véritable stratégie de la part des laboratoires. Dans la mesure où la loi de 1998 fait de l’attente légitime un élément constitutif du défaut, et que l’information est à prendre en compte pour fixer le degré d’attente du public438, les producteurs seraient tentés de signaler le plus d’évènements possibles pour limiter préventivement leur responsabilité. La mention de la sclérose en plaques doit être rangée dans la catégorie des signalements et non des causalités établies. Bien entendu l’absence de mention sur l’étiquette n’est pas un gage définitif de l’absence de causalité car elle ne témoigne que de la connaissance du moment de sa rédaction et 436 Ph. Nauche, op. cit., annexe p. 27 : communiqué de la DGS sur l’indemnisation pour vaccination contre l’hépatite B : « Cette décision a été prise dans l’intérêt des malades, alors même que les experts(…) n’ont pu conclure jusqu’à présent à l’existence d’une association entre cette vaccination et la survenue d’une sclérose en plaques ». 437 J-A. Robert et A. Regnault, art. précit., p. 515 soulignent l’ambiguïté de ces mentions et de leurs conséquences. Deux possibilités. Soit ne pas faire mention de tous les effets signalés du fait de leur rareté ou de leur absence de valeur causale, au risque de voir sa responsabilité engagée pour défaut de précaution ou d’information. Soit au contraire, faire figurer tous les incidents rapportés, au risque de leur voir attribuer la signification d’une causalité prouvée. 438 A. Laude, La responsabilité des produits de santé, D. 1999, chr. p. 189 - P. Sargos, art. précit., n° 4 Contra , P. Kayser, Responsabilité médicale du fait des produits défectueux, D. 2001, p. 3065 210 celle-ci doit être réévaluée439. Les études successivement entreprises n’ont pas donné de raisons décisives de franchir le pas permettant d’affirmer la causalité440. On peut donc conclure que la Cour de cassation fait de la connaissance probable une limite à l’usage des présomptions441. Il est cependant nécessaire de s’interroger sur la portée de la décision. 2) Des conséquences paradoxales 472. Cette décision, qui semble soumettre la causalité juridique à la connaissance scientifique, doit être relativisée. Les conséquences du refus des hypothèses peuvent être paradoxales. Il en est ainsi lorsqu’elles interviennent dans des régimes où existent des présomptions légales. Le jeu probatoire institué par ces dernières peut aboutir à ce que l’ignorance scientifique de la causalité soit source d’établissement de la causalité juridique. 473. Le refus de l’usage des simples hypothèses dans la détermination de la causalité pourrait être interprété comme valant affirmation générale que le droit ne pourrait avoir de détermination causale au-delà de ce qui est probable. Toutefois la portée de cette affirmation doit être cantonnée au domaine où elle a été formulée. Tout dépend de la question à laquelle il faut répondre et du contexte juridique où elle se pose. L’ignorance de la causalité de la sclérose en plaques a permis de retenir la causalité d’un accident avec l’apparition d’une telle maladie dans le cadre d’un accident de la route relevant de la loi de 1985442 ! 474. Le 24 avril 1990, Mme Isabelle G., est victime d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué le véhicule de Mme Karine B. Elle est indemnisée par 439 Arrêt Thorens : Cass. civ. 1re, 8 avril 1986, Bull. civ., I, n° 82. Toutefois, P. Benkimoun, Une étude relance la suspicion sur le vaccin contre l’hépatite, Le Monde, 16 sept. 2004, p. 12. 441 Cass. civ. 1re, 24 janvier 2006 : Resp. civ. assur., 2006, com. 89 , note Ch. Radé. Reconnaissance du lien entre traitement par hormone de croissance et maladie de Creutzfeld Jacob sur des présomptions d’imputabilité reposant sur les connaissances acquises – Refus de simples hypothèses : Cas. civ. 2e, 25 octobre 2001 : Resp. civ. assur., 2002, com. 12 : Une femme met sa stérilité sur le compte d’une dépression après le décès de son fils. Demande de réparation de cet état. Refus ; la relation entre troubles psychiques et stérilité est hypothétique. 442 CA Rennes, 14 mai 2004 : Resp. civ. et assur., 2005, n° 116, note Ch. Radé. 440 211 transaction amiable par la compagnie d’assurance de Mme B. de ses différents préjudices. En mai 1990, apparaissent des signes neurologiques qui font poser le diagnostic de sclérose en plaques. Un rapport d’expertise conclut que la maladie était la suite de l’accident et elle obtient une indemnisation au titre des accidents de trajet. Elle assigne alors Mme B. et sa compagnie d’assurance devant le Tribunal de grande instance de Laval, en indemnisation des préjudices causés par la maladie. Une expertise judiciaire écarte toute relation directe entre accident et affection neurologique. La victime est déboutée de sa demande, décision qui sera confirmée en appel. Elle forme un pourvoi en cassation. 475. Par arrêt du 19 juin 2003, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel pour défaut de base légale. Les juges du fond ont exclu tout lien de causalité entre traumatisme et poussée de sclérose en plaques en s’appuyant sur une simple supposition. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Rennes qui va accueillir la demande de Mme Isabelle G. 476. Plusieurs expertises seront invoquées mais elles se soldent par des conclusions contradictoires. Les magistrats en déduisent qu’aucun élément suffisant de nature à exclure tout lien de causalité entre accident et sclérose en plaques n’est apporté et accordent indemnisation. L’accident est donc le facteur déclenchant de la maladie dont souffre la victime et lui est imputable en totalité. Une telle conclusion peut sembler extraordinaire dans la mesure où le droit affirme poser un lien de causalité que la connaisssance scientifique ne permet pas d’établir. 477. La différence, entre les deux affaires ne repose pas sur l’existence de nouvelles découvertes mais uniquement sur une différence de régime juridique. Si la loi Badinter ne repose pas sur la causalité mais sur l’implication443, la causalité n’est pas totalement écartée. En particulier, il existe une présomption d’imputabilité du dommage à l’accident qui est une forme de présomption de causalité444 lorsque le 443 R. Raffy, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, D. 1994, chr. p. 158 –P. Jourdain, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, JCP G. 1994, I, 3794- F. Haid, Réflexions sur l’évolution de la notion d’implication du véhicule dans la loi du 5 juillet 1985, Petites Affiches, 4 sept. 2002, p. 4. 444 Cass. civ. 2e, 16 oct. 1991, Bull. civ., II, n° 253 - Cass. civ. 2e, 19 février 1997 : JCP G. 1998, II, 10005, note Ph. Brun.. Toutefois la Cour de cassation n’a pas toujours admis cette présomption : Cass. civ. 2e, 24 janvier 1996, Bull. civ., II, n° 15 : G. Viney, JCP G. 1996, I, 3944. 212 dommage est survenu dans un délai proche de l’accident445. Dans ces conditions, la causalité est retenue sauf si le conducteur dont le véhicule est impliqué dans l’accident peut prouver que l’agent causal lui est étranger. Pour cela, il doit indiquer la cause de la maladie. La Cour de cassation, fidèle à sa décision du 23 septembre 2003, réaffirme refuser la valeur probatoire des hypothèses. Or, dans le cadre de la sclérose en plaques il ne peut exister que des hypothèses, toute étiologie étant inconnue. Par conséquent les rapports d’expertise, d’autant qu’ils sont contradictoires, ne peuvent être qu’hypothétiques. La cassation pour défaut de base légale est d’une logique juridique parfaite, bien comprise par la Cour d’appel de Rennes qui en tire les conséquences nécessaires. Seule une connaissance, ne fut-ce que probable, serait admissible à titre de preuve. Or, elle n’existe pas. La question n’étant pas de prouver la causalité mais de l’écarter du fait de la présomption d’imputabilité, cette charge ne peut être satisfaite. La causalité faute de preuve, donc par ignorance, demeure établie. Il est donc possible, sans contradiction, de refuser les hypothèses causales, et d’en tirer des conséquences opposées du fait de l’existence d’une présomption de causalité. On voit donc la redoutable efficacité des présomptions446 qui permettent de contourner toutes les difficultés en matière de connaissance et l’importance du régime juridique dans lequel les faits viennent prendre place au regard de la détermination de la causalité. Conclusion 478. Les régimes spéciaux reposent sur une explication légaliste, mais la règle dans laquelle sont insérées les données de fait vient modifier le contenu de la causalité qui ne peut être cernée sans identifier le contexte particulier où elle s’insère. Faits, règles de fond et de preuves sont liés dans des rapports de dépendance. Dans ces régimes, la responsabilité est instituée en un système devant permettre d’atteindre des fins souhaitées, au prix d’une dénaturation de la notion de causalité. Il en résulte un accroissement de son champ soit par l’usage de notion spécifique comme la 445 La présomption est donc écartée dans les cas où le dommage est apparu avec un délai trop long : Cass. civ. 2e, 24 janvier 1996, Bull. Civ., II, n° 15 ; RTD civ. 1996, p. 406, obs. P. Jourdain . 446 D’où la proposition de les instituer pour les dommages qui apparaîssent à la suite des vaccinations : N. Jonquet, A-C. Maillols, D. Mainguy, E. Terrier, op. cit., n° 10 et la critique de M. Girard, L’intégrisme causal, avatar de l’inégalité des armes, D. 2005, point de vue, p. 2620, qui est favorable à la prise en compte de simples hypothèses en faveur des victimes. 213 canalisation dans le dommage nucléaire, soit par le recours à l’institution d’une obligation de sécurité de résultat, soit par l’usage des présomptions voire des règles spécifiques. 479. L’existence d’une obligation de sécurité résultat dans un contrat a une influence sur le contenu de la présomption de causalité qu’elle autorise. Elle n’est pas une présomption de causalité du fait personnel de celui qui en est débiteur, mais une présomption que la causalité du dommage se situe dans l’activité dont le cocontractant doit répondre. L’état des connaissances, fait que les obligations de résultat peuvent être plus ou moins strictes, en fonction de la possibilité d’exonération, soit par la preuve de l’absence de faute grâce à la traçabilité dans les contaminations virales, soit seulement par la force majeure, dans le cas des infections nosocomiales. 480. Il est possible de faire de cette constatation un argument dans la controverse entre tenants de l’existence de la responsabilité contractuelle et ses adversaires au profit des derniers. En effet pour ceux-ci l’inexécution contractuelle est étrangère à la causalité qui est seulement présente dans la responsabilité délictuelle. La causalité serait une notion extérieure à celle d’obligation447, bien que la Cour de cassation rappelle constamment la nécessité de son établissement même dans le domaine contractuel448. On pourrait considérer que la charge de réparation, dans le cas d’une obligation de sécurité de résultat dans le cadre des contaminations virales ou bactétiennes, se fonde moins sur la causalité que sur la violation d’une obligation contractuelle449. L’apparent élargissement du champ causal reflète son contenu. Le fait personnel du débiteur passe au second plan450. Le contrat contient une obligation de garantie451, dans la 447 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1705. Cass. civ. 1re, 14 mars 1995, Bull. civ. I, n° 128. 449 J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 156 : « En ce sens (en parlant des obligations de résultat), il existe de plein-droit une responsabilité contractuelle du fait d’autrui : le contrat est inexécuté, qu’importe par le fait de qui ? ». On peut élargir cette remarque car la causalité dans le cas des obligations de sécurité de résultat. Qu’importe par le fait de qui mais aussi qu’importe par le fait de quoi le contrat est inexécuté.- M. Oudin, art. précit., n° 20 note le « glissement jurisprudentiel, entre la preuve d’une inexécution à la preuve des circonstances du dommage. » 450 S. Picasso, La responsabilité contractuelle du fait d’autrui dans la jurisprudence récente, en particulier dans le domaine médical, Gaz. Pal., 5-6 mai 2004, doctr. p. 2 - F. Bénac-Schmidt, Ch. Larroumet, Responsabilité du fait d’autrui, Rep. civ. Dalloz, 2OO2, p. 4 , n° 12 - Ph. Rémy, La responsabilité contractuelle : histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997, p. 346, n° 33 - D. Rebut, De la responsabilité contractuelle du fait d’autrui et de son caractère autonome, RRJ 1996, p. 409 : « il est certain que le fait générateur de responsabilité contractuelle n’est que l’inexécution du contrat sans qu’il soit nécessaire que cette inexécution soit le fait personnel du débiteur ». 448 214 mesure où le responsable n’a pas, dans tous les cas, la possibilité d’empêcher la survenue du dommage par un acte personnel de prévention452. 481. Les règles de preuve sont importantes au même titre que les règles de fond et résultent de transaction entre intérêts qu’il s’agit de concilier ou de promouvoir. Elles permettent l’attribution du doute, de l’incertitude à une des parties en inversant la charge de la preuve. Celui qui succombe au risque de la preuve se voit attribuer la causalité du dommage. 482. Le choix des intérêts en cause est un élément clef et selon leur prise en compte le contenu de la notion de causalité juridique va se trouver redéfini. Ce qui compte est moins la causalité que les conséquences de l’adoption d’une forme de causalité. Les intérêts économiques ont une place importante, surtout dans la législation européenne ce qui a amené un conflit de logiques concurrentes en matière de produits défectueux mais ne sont pas les seuls : intérêt social, politique juridique, respect de principes divers (égalité des victimes par exemple, intégration des législations), équité, peuvent être des éléments intervenant dans la détermination de la causalité. La question proprement causale, relevant de la simple connaissance, n’est qu’un intérêt parmi d’autres qui peut être sacrifié si nécessaire. Tout changement de règle est un changement causal. 483. Dans la recherche d’indemnisation la tentation d’étendre le champ des présomptions est grande tant elles sont efficaces. Une limite a cependant été fixée. Les présomptions de fait doivent reposer sur une connaissance acquise : le possible en tant que probable est admis non le simplement hypothétique. Toutefois la portée de ce principe peut être limitée par l’existence de présomptions légales. Conclusion du titre I 451 F. Chabas, Les infections nosocomiales. Responsabilité en droit privé et en droit public, Gaz. Pal., 21-23 avril 2002, doctr., p. 2 - M. Oudin, L’obligation de sécurité de résultat entre fiction et obligation de donner, RRJ 2003 p. 2471, n° 17. 452 F. Millet, op. cit., n° 386 - Les mêmes conclusions sont possibles dans d’autres domaines comme celui des transports dans la jurisprudence récente : H. Groutel, La SNCF est-elle responsable des agressions de voyageurs ?, Resp. civ. assur., mars 2001, chr. p. 4 - Cass. civ. 1re, 3 juillet 2002 : J.-P. Gridel, Transport ferroviaire de voyageurs. De l’accident à l’agression : l’extension réaffirmée de l’obligation de sécurité du transporteur, D. 2002, jur. p. 2631 ; F. Lafay, Ceux qui m’aiment éviteront le train : de l’irrésitibilité à l’inexorabilité, le danger de l’irresponsabilisation des victimes par l’illimitation, RRJ 2004, p. 185. 215 484. La causalité juridique se détermine par recours à deux modèles issus de la science : l’expérience et l’explication légaliste. Dans les deux cas, la causalité juridique subit une adaptation qui a pour conséquence que ce qui est désigné comme cause s’éloigne de la causalité scientifique que la communauté de forme permet aussi d’accueillir. 485. Dans la théorie de l’équivalence des conditions, l’écart provient de la substitution de la détermination d’une loi de nature déterministe par une simple relation logique entre les faits : le fait qui sert d’explication à un événement est suffisant comme sa cause juridique, sans que la cause au sens stricte n’en soit connue. 486. L’explication légaliste, substrat de la théorie de la causalité adéquate mais aussi des régimes spéciaux, permet un écart entre causalité scientifique et juridique par la substitution d’une loi stricte par une loi de couverture juridiquement déterminée, ou son insertion dans une règle de droit. 487. Dans les régimes spéciaux, la causalité est un élément d’un système et la détermination des moyens de droit qui l’encadrent est le reflet de choix, de la pesée des intérêts tout autant, si ce n’est plus, que des faits, et le juge est l’acteur déterminant dans ce travail. Soit par des règles de fond, soit par le jeu des règles de preuve, la causalité se trouve remaniée et l’indemnisation des victimes facilitée. Les présomptions ont un rôle important et leur encadrement est un enjeu majeur. La causalité peut être déterminée par absence de preuve autant qu’elle peut être prouvée. 216 Titre II : La connaissance statistique comme moyen de construction 488. La connaissance des phénomènes par l’approche statistique, en termes de lien de dépendance, joue un rôle dans la construction de diverses formes de causalité juridique. Juridiquement, certains faits sont retenus comme cause parce qu’ils présentent seulement un lien de dépendance avec un dommage (Chapitre I). Toutefois, la dépendance n’est pas toujours suffisante pour établir un lien de causalité juridique et elle est associée à d’autres critères : la dépendance est un élément d’une relation de causalité juridique (Chapitre II). Chapitre I) Le lien de dépendance comme relation de causalité 489. La connaissance statistique est au fondement de la causalité de la faute (section I). Toutefois la faute est une notion d’une grande diversité et, si la dépendance est une forme de causalité fautive, elle ne l’absorbe pas en entier. Il existe une limite à la scientificité de la causalité de la faute (section II). Section I) La connaissance statistique fondement de la causalité de la faute 490. La causalité de la faute peut être retenue comme forme de lien de dépendance soit lorsqu’il y a une simple élévation de fréquence de réalisation d’un dommage (sous-section I) soit, plus rarement lorsqu’un seuil caractérisé est exigé parce que deux faits créateurs de risques sont présents et qu’un des deux sera retenu comme cause. Un tel fait est qualifié de cause exclusive d’un dommage (sous-section II). Sous-section I) La causalité, simple élévation de fréquence d’un dommage 491. Le lien de dépendance n’apparaît pas explicitement en droit, mais il est présent dans la notion de risque (I). C’est à partir de cette notion qu’il est possible de lier faute et causalité car elle leur est commune (II). I) Le risque expression d’un lien de dépendance statistique 492. La notion de risque est commune à la science et au droit. Elle repose sur une approche en termes de lien de dépendance. Elle se distingue de la causalité scientifique stricto sensu. 217 L’étude statistique453 permet de mettre en évidence des relations de dépendance entre des faits et des évènements : il y a dépendance lorsque la présence de A augmente la fréquence de la présence de B. La création d’un risque en droit se définit comme une augmentation de la probabilité de réalisation d’un dommage454. Il ne fait pas de doute que le droit partage la conception scientifique du risque souvent appelé aussi chance455. Le lien de dépendance est une des relations entre des faits que la science a élaborées à côté de la causalité, mais l’une diffère de l’autre. 493. Parmi les relations statistiques existent de réelles relations causales. Mais toute relation de dépendance n’est pas telle qu’il soit possible d’affirmer que A est cause de B. On ne peut assimiler totalement dépendance et causalité La distinction entre relation de dépendance et relation de dépendance causale suppose de répondre à des exigences méthodologiques qui ne peuvent toujours être satisfaites. Toutefois, la connaissance de simples dépendances statistiques peut suffire à résoudre un problème pratique, en particulier en épidémiologie dont le but est d’agir à l’échelle d’une population. Appeler la dépendance « cause » est un glissement sémantique, mais celui-ci est admissible dans un tel contexte. L’assimilation n’est pas condamnable car supprimer A permet de diminuer la fréquence de B et ce résultat est appréciable au regard des finalités de l’épidémiologie : le cas de la lutte contre le tabagisme dans la prévention du cancer du poumon en est un bon exemple. Si le tabac n’est peut être pas la cause du cancer, il en est un facteur de risque. Un lien de dépendance existe entre le fait de fumer et la fréquence du cancer. Toutefois, le lien de dépendance est plus large que le lien causal et la dépendance utilisable que pour des populations et non à l’échelon individuel. Pour lui, la dimension aléatoire reprend toute sa valeur : il est impossible de dire que le facteur A est cause de la survenue de B. 494. Le lien pris en compte dans l’étude statistique est plus large que le lien causal et englobe aussi bien le fait causal que les conditions de l’action du fait causal, c’est-àdire l’environnement dans lequel la causalité va se déployer. Ces conditions influent sur les modalités de la réalisation de la causalité donc sur l’effet. Celui-ci peut être 453 Cf. supra n° 156. F. Millet, op. cit., n° 298, 306 et 319 - A. Bénabent, La chance et le droit, LGDJ 1973, p. 21 455 A. Bénabent, op.cit., n° 192 et s.: la probabilité, technique d’élaboration du droit. 454 218 modifié en intensité, voire contrecarré malgré la présence de la cause. Une distinction existe entre causer un dommage au sens strict et jouer un rôle dans la survenue de l’effet. La différence entre cause et condition (au sens d’environnement et non au sens de composante causale) est que la cause répond à la définition d’un mécanisme identifié qui produit l’événement observé, tandis que les conditions n’y répondent pas, mais influent sur le résultat et leur perception n’est possible qu’en terme statistique. La différence entre ces deux notions n’est pas aisée à saisir en dehors du laboratoire mais tenir la cause et la condition prise dans ce sens pour équivalent c’est considérer le possible comme le réel. 495. Si le droit partage la même définition du risque qui est celui de lien de dépendance, son usage s’en différencie. Le droit ne donne pas force à la distinction des causes et des conditions et surtout procède à une appréciation non orthodoxe des probabilités. Le caractère probabiliste du risque explique qu’il puisse être une notion commune à la définition de certaines fautes et de la causalité juridique. II) Le risque notion commune à la faute et à la causalité juridique 496. La doctrine postule la séparation radicale de la causalité et de la faute456. Cette assertion, à laquelle on peut intuitivement souscrire, témoigne de l’influence, plus ou moins consciente sur la pensée juridique du modèle scientifique qui conduit à cette conclusion : jugement de valeur, constitutif de la faute, et objectivité, principe méthodologique de la causalité, s’excluent. Une telle opposition ne reflète pas la réalité juridique. La séparation entre ces deux conditions de la responsabilité civile ne peut être aussi nette, dans la mesure où la faute doit être reliée au dommage par un lien de causalité. La notion de risque est commune à l’une et à l’autre lorsque des agissements ne sont fautifs que parce qu’ils sont créateurs de risques. La création de risques est une catégorie de fautes (1). Le risque, comme lien de dépendance, rend compte de la nature de la causalité fautive (2). 1) La création de risque, catégorie de fautes 456 H. et L. Mazeaud, A. Tunc, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t.1, Monchrestien 1965, n° 384. 219 497. La séparation à la fois formelle et matérielle entre les notions de cause et de faute semble être un principe largement admis en droit. D’un point de vue formel, les ouvrages traitant de la responsabilité civile étudient séparément le dommage, la faute et le lien de causalité et cette présentation est le reflet de leur différence de nature. D’un point de vue matériel le contenu des notions rend légitime la distinction. La faute repose sur un jugement de valeur alors que la causalité est une notion objective. Si cette affirmation peut être exacte, sa portée doit être relativisée en considération de trois éléments. Le premier est que la faute n’est pas une notion unitaire. Le deuxième est qu’il y a, malgré la séparation de la faute et de la causalité, unicité du fait générateur qui est soumis à appréciation selon deux points de vue, l’un de valeur, l’autre objectif. Il en résulte que ces deux notions n’appartiennent pas toujours à deux mondes différents. Parmi toutes les fautes, certaines ne sont ainsi retenues que parce qu’elles créent un risque, or la création d’un risque est le signe d’une dépendance statistique. Le troisième est que la causalité juridique n’est, pas plus que la faute, une notion simple alors que l’opposition entre les deux notions ne serait acceptable que si la causalité juridique était identique à la causalité scientifique, ce qui n’est pas généralement exact. 499. La définition doctrinale de la faute est loin de faire l’unanimité mais la discussion semble assez académique ce qui doit en relativiser la portée457. Si la faute a longtemps nécessité la réunion, d’une part, d’un élément objectif, un écart de conduite458 ou la violation d’une obligation préexistante459, et d’autre part, d’un élément subjectif, l’imputabilité de son auteur, elle s’est simplifiée en devenant objective. Cette objectivisation460 restreint donc sa constatation à la seule existence d’un fait illicite461, l’imputabilité n’étant plus requise462. Elle a pour finalité le renforcement de l’efficacité de la responsabilité civile dans sa fonction réparatrice ce 457 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 441 et s. - J. Flour, J.-L. Aubert, E. Savaux, Le fait juridique, op. cit., n° 98 et s - H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t.1, n° 380 et s. - M. Planiol et G. Ripert, op. cit., t. VI, n° 477 et s. 458 H et L. Mazeaud, A. Tunc, Traité, op. cit., t. 1, n° 416 459 M. Planiol et G. Ripert, op. cit., n° 505 460 H. Mazeaud, La faute objective et la responsabilité sans faute, D. 1985, chron. p. 13. 461 M. Puech, Illicéité dans la responsabilité extra-contractuelle, LGDJ, 1973. 462 C. civ. art. 489-2 220 qui justifie aussi que la faute ait un contenu souple et évolutif au gré des nécessités463. De ce fait la responsabilité pour faute n’est pas en déclin, comme pouvait le laisser le développement de la théorie du risque, et elle a même reçu la consécration du Conseil Constitutionnel464. Il est néanmoins nécessaire d’envisager la diversité des fautes. Parmi celles-ci, certaines sont appréciées avec plus d’objectivité que d’autres et les critères utilisés peuvent se rapprocher de ceux requis pour établir le lien de causalité. Un clivage passe entre les fautes créatrices de risques et les autres types de fautes qu’elles soient intentionnelles ou non. Plusieurs groupes de fautes peuvent être distingués. 500. Dans un premier groupe se classent les fautes qui répondent à la violation d’impératifs moraux465 comme le respect de la bonne foi, de la loyauté, de l’honnêteté voire des mœurs. Ces impératifs sont très généraux et s’imposent à tous. Ils sont présents aussi bien dans les relations entre particuliers que dans les relations professionnelles466 où ils peuvent prendre des dénominations spécifiques. Ainsi dans le cas des professions de santé, le devoir d’humanisme peut se rattacher à cette catégorie467. Parmi les fautes morales, il faut inclure les fautes intentionnelles, celles où le dommage est voulu, celles où se manifeste la volonté de nuire à autrui. L’intention n’est pas causale, bien qu’elle implique que l’agent ait recherché la causalité des moyens en vue des fins qu’il se propose car l’action peut échouer. L’échec ne fait pas obstacle à l’existence d’une faute. Toutefois la faute civile ne se limite pas à la violation de la morale commune468 et un deuxième groupe inclut les fautes résultant de la violation des normes naissant de la volonté des parties à un contrat et qui partagent les mêmes caractères. 501. Dans un troisième groupe, il faut faire une place aux devoirs et obligations visant à éviter la création de risques qui menacent la sécurité des personnes et des 463 G. Durry, Rapport de synthèse, colloque du 17 janvier 2003 de la faculté du Mans, Responsabilité pour faute, Resp. civ. et assur., juin 2003, p. 84 : « La plasticité de la notion de faute ». 464 Ph. Brun, La constitutionnalisation de la responsabilité pour faute, in, La responsabilité pour faute, Resp. civ. et assur., op. cit., p. 35 465 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 474. 466 H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t.1, n° 507 - M. Planiol et G. Ripert, op. cit., n° 523. 467 A. Castelletta, Responsabilité médicale, Dalloz-référence, 2002, n° 12-33 468 F. Millet, th. précit., n° 275. 221 biens469. Leurs sources sont nombreuses, aussi bien légales que jurisprudentielles. La production normative à caractère technique, encadrant et guidant les pratiques, est particulièrement riche dans de nombreux domaines470. Si la qualification est facilitée lorsqu’existent des normes textuelles, leur absence ne fait pas obstacle au travail jurisprudentiel, d’autant que le fait d’être conforme à une norme ne prive pas le juge de considérer qu’il y a faute471. La comparaison d’une conduite avec celle que devrait avoir le bon père de famille ou le professionnel moyen et avisé est suffisante pour établir la faute. Toutes les normes textuelles ne concernent pas la sécurité mais ce domaine est largement représenté. La faute peut porter différentes dénominations juridiques : atteinte à la sécurité, création de risques, mise en danger472. On peut considérer que les atteintes à la sécurité sont un principe fondateur de responsabilité. L’idée sous-jacente à ces différents concepts est d’ordre probabiliste et c’est en cela que causalité et faute se rapprochent au sein de cette catégorie. 502. Il y a faute de sécurité à chaque fois que le comportement d’un agent dévie de la norme ou d’un idéal-type normatif. Le bon automobiliste se décrypte à travers les exigences du Code de la route : il respecte scrupuleusement les règles de conduite et celui qui s’en écarte n’a pas le comportement qui s’impose. Ces comportements sont fautifs car ils représentent une création de risques soit pour l’agent lui-même, soit pour des tiers. Cela ne signifie pas qu’un bon conducteur n’aura pas d’accident car statistiquement il est inévitable que des accidents se produisent. Toutefois, la fréquence en sera moindre qu’en cas de non respect des normes. Il faut donc imposer ces comportements car ils ont des conséquences en terme de risque dont le taux doit 469 G. Viney, P. Jourdain, op. cit., n° 477 - Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 3292 et s - F. Terré ; Ph. Simler, Y. Lequette, op.cit., , n° 454. 470 Dans le domaine médical : M. Penneau et J. Penneau, Recommandations professionnelles et responsabilité médicale, Médecine & droit, 1998 ; 28, p. 4 - A. Laude, La force juridique des références médicales opposables, Médecine & droit, 1998 ; 28, p. 1 - P. Sargos, Références médicales opposables et responsabilité des médecins, Médecine & droit, 1998 ; 28, p. 9 - C. Esper, B. Fervers et T. Philipp, Standards, options recommandations, et responsabilité, Médecine & droit, 2000, 45, p. 13 F. Ponchon, La sécurité des patients à l’hôpital, Berger-Levrault, 2000 : la sécurité concerne aussi bien les personnes que les biens - Autres domaines : A. Penneau, Règles de l’art et normes techniques, LGDJ, 1989 - F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PUAM 2003 - Code de la route : art. L. 234-1, relatif aux normes d’alcoolémie au volant, L. 235-1 concernant les drogues, R. 315-1 concernant l’éclairage, ou arrêté du 9 juillet 1990 concernant le port de la ceinture de sécurité - Code du travail , art.L. 230-1 et suivants sur la sécurité dans les entreprises. - Th. Bonneau, Droit bancaire, Montchrestien, coll. Domat, 5e ed., 2003, La sécurité du public et du système financier, n° 255 et s. 471 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 461 et s. 472 G. Schamps, La mise en danger : un concept fondateur d’un principe général de responsabilité, Bruylant-LGDJ, 1998. 222 être maintenu, dans l’intérêt de tous, à un seuil assez bas. Il n’en est pas de même du mauvais automobiliste dont le risque d’accident est plus élevé. Les fautes ainsi désignées sont des fautes de maîtrise : elles augmentent la fréquence d’évènements défavorables, elles les rendent prévisibles ce qui permet de relier cette question à la causalité adéquate473. C’est bien parce que ces comportements sont causalement identifiés au plan statistique qu’ils peuvent faire l’objet de normes et qu’ils sont en même temps fautifs. 503. La faute n’est ainsi qualifiée que dans la mesure où un fait est jugé à l’aune de la probabilité474. La séparation de la faute et de la causalité est donc relative et il y a convergence entre ces deux conditions de la responsabilité civile dans l’idée de dépendance exprimée dans les mêmes termes en droit et dans les sciences. 504. Cette convergence est possible, car appréciation de la faute et de la causalité ne sont que deux points de vue sur un seul et même fait. Il n’y a pas d’un côté un fait fautif et de l’autre un fait générateur. La dualité des points de vue a bien entendu des conséquences qui justifient que les deux notions ne soient pas confondues. La mesure de la fréquence au plan causal est descriptive en ce qu’elle reflète une relation réelle, indépendante de tout jugement. Au plan de la faute, il est nécessaire que le fait de créer un risque soit considéré comme devant être prohibé475. La faute suppose qu’une norme soit édictée interisant les comportements à risques. Mais le passage de la description à la normativité ne change pas la nature du substrat probabiliste des deux points de vue qui se rencontrent sur un même fait. Une autre différence rend compte de la distinction des deux notions : la faute est constituée par le seul écart de comportement476 sans que le dommage n’ait besoin de s’être réalisé477 alors que la causalité n’est pas envisagée sans cela. 473 G. Schamps, op. cit., n° 58 F. Grua, art précit., n° 8 : « Il ne faut pas se demander si (on se trouve) en présence d’une faute et ensuite rechercher si cette faute est en rapport de causalité avec le préjudice : il faut rechercher d’un seul bloc si la probabilité que ces actes causent un préjudice ne serait pas suffisamment forte pour caractériser à la fois la faute et le lien de causalité. » 475 M.Puech, op. cit, n° 113 et s. 476 D’où l’existence d’une infraction de mise en danger volontaire de la vie d’autrui : art. 223-1 du Code pénal. 477 Les infractions pénales de mise en danger sont formelles à la différence du droit civil où la réalisation du dommage doit avoir eu lieu. 474 223 2) Le risque fondement de la causalité fautive La dépendance est à la base de la causalité des fautes de sécurité (A) et elle seule permet de justifier la causalité des fautes d’abstention (B). A) La dépendance comme lien de causalité des faits créateurs de risques 505. Le lien de dépendance peut expliquer la prise en compte de certains faits en tant que créateurs de risques soit dans des chaînes causales, soit dans des actes isolés. Si l’idée de dépendance est présente dans la détermination de ces formes causales, la façon de procéder à sa mise en œuvre s’écarte de la méthode scientifique, non seulement par son application à des situations individuelles, mais par l’absence d’évaluation. Le risque par sa simple présence affirme la causalité478. C’est ce qu’on peut voir dans le cas des fautes créatrices de risques isolées mais aussi dans les chaînes causales où la distinction entre cause et condition est plus évidente. 506. La distinction entre cause et condition est présente en droit à travers les dénominations de causes immédiates et médiates d’un dommage qui sont parfois aussi appelées, peut-être improprement, causes directes et indirectes. Elle s’illustre dans les chaînes causales où une personne crée un risque mais où une autre personne cause le dommage. Quoique ces deux formes de causalités soient différentes, juridiquement elles ont la même signification. 507. Ces deux formes de causalité ont été surtout précisées en droit pénal dont la conception du lien causal n’est guère différente de celle du droit civil479 ce qui nous éclaire sur ces notions et leurs rapports avec les concepts scientifiques. Dans la mesure où les fautes pénales sont source d’action civile, elles trouvent à s’y appliquer. La légalité des infractions impose un effort de précision480, la 478 H. Groutel, Les incidences de la faute du conducteur victime : des précisions intéressantes, D. 2003, p. 859 : « Puisque la faute consiste à conduire en dépit de l’interdiction de la loi, elle est nécessairement en relation avec le dommage. Inutile d’en appeler à la causalité pour l’expliquer (… )». 479 R. Merle et A.Vitu, Traité de droit criminel, t.1, Cujas 1997, Ch.II ; La relation de causalité, pp. 706 et s. 480 C. pén., art. 111-3 - Ph. Salvage, Le lien de causalité en matière de complicité, R.S.C., 1981, p. 29 : « C’est en raison des exigences légales que la jurisprudence, pour retenir la responsabilité du complice, est conduite à vérifier le rôle causal qu’à revêtu sa participation dans la réalisation de l’infraction » . 224 responsabilité pénale n’étant encourue que pour un fait personnel481. L’analyse des processus constitutifs des infractions s’est affinée par rapport au droit civil en particulier en matière de causalité. La distinction du complice482 et de l’auteur d’une infraction en est un exemple. L’auteur est celui qui commet les faits incriminés483 alors que le complice est la personne qui apporte sciemment aide ou assistance et facilite la préparation ou la consommation du délit ainsi que celle qui incite ou donne des instructions484. On peut dire que l’auteur est celui qui cause par son action l’infraction alors que le complice est la personne qui favorise le déploiement de la causalité de l’auteur. Au plan de l’analyse probabiliste, ce n’est qu’une condition qui en facilitant l’action causale en augmente seulement la fréquence de réalisation. La complicité est donc dans un lien de dépendance avec le fait de l’auteur. 508. On peut voir une approche dans les mêmes termes, dans la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 qui a introduit la distinction de la causalité directe (causalité immédiate) et de la causalité indirecte (causalité médiate). L’agent qui est cause directe a personnellement agi, tandis que l’agent dont la causalité est dite indirecte, n’est pas celui qui a agi mais celui qui n’a pas empêché la réalisation de l’infraction en ne prenant pas certaines dispositions485. Celui qui cause indirectement le dommage se définit comme celui qui « a créé ou contribué à créer la situation qui a permis le dommage ». Il s’agit d’une bonne définition de ce que nous avons nommé l’environnement où se déploie la cause486. Cependant cause et lien de dépendance seront juridiquement appelés des causes juridiques487, la distinction portant seulement 481 C.pén., art. 121-1. Ph. Salvage, art. précit., pp. 25 et 28 : « Le problème de la causalité qui est posé est de savoir si l’activité matérielle déployée par le complice doit avoir effectivement contribué à la réalisation de l’infraction accomplie par l’auteur, c’est à dire savoir si la participation matérielle a joué un rôle causal dans la commission de l’infraction ». Le dilemme reste le même qu’en droit civil : « après avoir exigé un lien de causalité le droit se montre particulièrement imprécis à son endroit » . 483 C.pén., art. 121-4, 1°. 484 C.pén., art. 121-7. 485 C.pén., art. 121-3 - F. Le Gunehec, JCP G. 2000, Aperçu rapide, p. 1587 - Y. Mayaud, Retour sur la culpabilité non intentionnelle en droit pénal, D. 2000, p. 603 - P. Mistretta, La responsabilité pénale médicale à l’aune de la loi du 10 juillet 2000, JCP G. 2002, I, 149 - C. Ruet, La responsabilité pénale pour faute d’imprudence après la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, Droit pénal, 2001, p. 4. 486 C. Ruet, art. précit., p. 5 : note que direct et indirect renvoient non à une adéquation avec le dommage mais à un mode de participation à la production du résultat. - Ph. Salvage , La loi n° 2000647 du 10 juillet 2000, retour vers l’imprudence pénale, JCP G. 2000, I, 281 : l’auteur considère que cette loi marque la fin de la prépondérance de l’équivalence des conditions en droit pénal au profit de la causalité adéquate. 487 Si en droit pénal la distinction existe au niveau de la qualification, les conséquences juridiques seront les mêmes dans les deux cas et le complice sera assimilé à l’auteur selon l’article 121-6 du C.. 482 225 sur les qualités de la faute requise dans chacune des formes causales : une faute simple est suffisante en cas de causalité directe, une faute caractérisée est requise en cas de causalité indirecte. Ces distinctions n’existent pas en droit civil où une faute simple est toujours suffisante. 509. La notion de probabilité en droit n’est pas utilisée dans sa rigueur statistique488. La probabilité juridique n’est pas chiffrée, n’obéit pas aux exigences de la méthode scientifique. Il est difficile de tracer une frontière précise, de donner un seuil entre le risque pris en compte et celui qui serait négligé par le juge, et seule la casuistique est accessible en terme d’exemples illustratifs. Les probabilités abstraites ne sont jamais utilisées et l’appréciation se fait de façon concrète par la mise en évidence des actes qui peuvent être jugés comme ayant un pouvoir d’élévation des risques. La constatation de l’existence d’un facteur de risque dans les antécédents d’un dommage le fait considérer comme causal sans évaluation de son rôle, alors qu’il n’est qu’une possibilité. 510. En cas de mise en jeu de la responsabilité de celui qui fournit un moyen mis en œuvre par un tiers pour causer un dommage, par exemple, les juges font état des éléments qui doivent être appréciés et qui se rapportent soit à la personne du tiers, soit à l’action du fournisseur de moyen, non à des notions objectives. Il peut s’agir de l’état de la personne à qui le véhicule est laissé et qui est fatiguée489, ivre 490ou qui ne possède pas le permis de conduire491. Celui qui a ainsi agi sera tenu comme cause du dommage car l’état de la personne laissait présager la possibilité de survenue d’un dommage dans ces circonstances. Il peut s’agir d’un jugement relatif à l’action de la personne : c’est le cas de celui qui laisse une arme à portée d’un mineur492. L’appréciation peut porter sur le moyen lui même : ainsi laisser le volant à un conducteur sans permis493, soutenir abusivement le crédit d’une entreprise en pénal. On peut dire que la condition est assimilée à la cause comme en droit civil. – V. F. Desportes et F. Le Gunehec, Droit pénal général, Economica 2005, 12e éd., n° 534 et s. 488 F. Grua, art. précit., n° 11 et s. 489 Cass. crim. 25 mai 1970, Bull. crim., n° 165. 490 Cass. civ. 27 février 1991 : Resp. civ. et assur., 1991, n° 164. 491 Cass. civ. 2e, 8 avril 1970, Bull. civ., II, n° 113. 492 Cass. civ. 2e, 23 juillet 1975, Bull. civ., II, n° 26. 493 Cass. civ. 2e, 8 avr. 1970, Bull. Civ., II, n° 113. 226 difficulté494 peuvent être des causes du dommage pour des raisons analogues. La méthode est souple, de bon sens plus qu’objective. Il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse poussée. Il suffit de constater un fait pour en déduire qu’il est causal si ce fait est une faute créant un risque. 511. Il parait donc possible de lier faute, risque et causalité, et non les opposer systématiquement par une approche en terme de lien de dépendance. Dans une société du risque, tel que le droit l’a comprise à la fin du XIXe siècle495, il était inéluctable, ce qui justifiait de prôner une responsabilité sans faute. Pourtant, s’est développée l’idée qu’il y a faute à créer des risques. Si le risque a pu rimer avec fatalité, relevant de l’indemnisation pour le rendre tolérable, les temps ont changé496. Le risque n’est pas sans remède, il peut être combattu car la responsabilité a aussi une dimension préventive et ne se limite pas à la réparation. Le respect des normes est un des moyens de cette lutte qui doit aboutir non au risque zéro mais à un seuil le plus faible possible. Le risque est un fait générateur de responsabilité497 de nature probabiliste qui peut être considéré soit sous l’angle de la faute soit sous l’angle de la causalité. Il est devenu tellement important qu’il fonde une nouvelle dimension préventive de la responsabilité qui est le principe de précaution498. B) La dépendance, justification de la causalité de la faute d’abstention 512. La dépendance statistique rend compte de la causalité de nombreux faits, y compris d’omission. Les faits sont soit des actions, soit des abstentions dont il est difficile de concevoir qu’elles puissent être causales dans la mesure où on estime que la cause agit. La prise en compte de la faute d’omission a longtemps été problématique en droit pénal comme en droit civil499. Elle soulevait deux types de difficultés500. La première était relative à la conception individualiste du droit. Seule l’action pouvait être condamnable au nom de la défense des droits de l’homme. Il ne 494 Cass. com. 10 décembre 2003 : JCP. 2004, II, 10057, note A. Bugada – Cass. com. 26 mars 1996, Bull. civ., IV, n° 95. 495 L. Josserand, Responsabilité du fait des choses, Paris 1897. 496 Ch. Noiville, Du bon gouvernement des risques, Voies du droit, PUF, 2003, p. 179. 497 F. Millet, th. précit., n° 313 et s. 498 Ph. Kourilsky et G. Viney, Le principe de précaution, Rapport au premier ministre, Paris 2000. 499 P. Marteau, op. cit., p. 78 . 500 P. Appleton, L’abstention fautive en matière délictuelle, civile et pénale, RTD civ., 1912, p. 592 - H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t. 1, n° 524 et s. 227 pouvait y avoir d’obligation d’agir sauf si la loi le prévoyait. Une telle obligation ne pouvait être générale, sinon elle aurait été illimitée. Dans tout événement, on peut toujours supposer que si tel fait avait été accompli, alors le dommage ne se serait pas produit. Aussi, en l’absence de limites légales, il était inconcevable de punir une faute d’abstention quelconque. La deuxième était de pouvoir affirmer que cette abstention était causale et non simplement fautive, les deux conditions étant exigées cumulativement pour retenir la responsabilité d’un fait personnel. La causalité de l’inaction semblait bien improbable. 513. La qualification de faute d’une abstention pure et simple ne fait plus débat tant les exemples abondent. Les textes imposant des obligations d’agir de façon assez générale se sont multipliés, en particulier dans le Code pénal501. La jurisprudence n’hésite plus à sanctionner des faits d’abstention, même en l’absence de texte. La question du lien de causalité n’est pas résolue de façon aussi claire et si certains ont pu nier la possibilité de l’efficacité causale de l’abstention, leur opposition a échoué. La causalité de la faute d’abstention est justifiée en faisant parfois référence à la théorie de l’équivalence des conditions502. Prenant exemple d’une noyade, à la suite d’une chute accidentelle, les partisans de l’absence de causalité affirmaient que la seule cause de l’accident était la maladresse de la victime qui était tombée à l’eau, la cause étant nécessairement une action. Cette argumentation a été réfutée. Certes la victime a eu une part dans la survenue de son malheur, mais on sait qu’un événement n’est pas produit par une seule cause. Mettre en évidence l’une d’elle n’est pas suffisant pour éliminer toute autre. Il y a plusieurs causes du dommage dont une d’abstention. 514. La réponse n’est pas satisfaisante car il ne suffit pas de dire, avec raison que la cause peut être composée de plusieurs conditions, ce qui rend admissible une autre cause que l’action de la victime, pour qu’ipso facto, la preuve de la causalité de l’abstention soit faite. Le recours à la théorie de l’équivalence n’est peut-être pas à même de justifier la décision. En effet, elle présente deux volets qui ne se rapportent pas tous les deux à la détermination de la causalité503. Or, celui qui est invoqué est le 501 Délit de non assistance à personne en danger par exemple. H et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t.1, n° 527 . 503 cf. supra n° 272 et s. 502 228 premier qui pose le principe de la pluralité des conditions, non celui-ci qui envisage la détermination de la causalité des conditions. La théorie de l’équivalence des conditions définit la cause comme un antécédent nécessaire. Comment peut-on parler de nécessité de ce qui n’est pas ? Il pourrait être tentant de résoudre la difficulté par le recours à la fiction qui permettrait de sanctionner une faute et rien de plus, mais on ne peut pas considérer qu’il s’agisse ici d’une telle éventualité504. L’abstention peut être retenue comme relation de dépendance, ce qui justifie que la faute d’abstention puisse être considérée comme ayant joué un rôle505 dans la production du dommage bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une cause. L’abstention a été l’environnement dans lequel une causalité dommageable a pu prospérer, elle n’est qu’une condition. La mise en évidence du rôle de l’abstention se fait par un raisonnement contrefactuel s’appuyant sur une approche statistique de la causalité. 515. Une proposition contrefactuelle est une proposition qui peut s’énoncer selon la formulation suivante en matière de causalité506: C est cause de E si et seulement si, alors que E se trouve précédé d’un ensemble d’occurrences A, B, C, D, F …, si tous les évènements A, B, D, F … s’étaient produits mais pas C, alors E ne se serait pas produit. Pour arriver à cette démonstration il faut donc affirmer qu’un autre monde était possible, mais aussi probable, car il ne s’agit pas d’une simple hypothèse logique. Dans ce monde possible, le fait qui n’a pas eu lieu doit avoir un effet positif sur la probabilité de réalisation de l’effet. On peut en déduire que l’abstention a entraîné une diminution des probabilités favorables par modification de l’environnement où se déploie la causalité. 516. Un énoncé contre-factuel est un énoncé dont la forme est conditionnelle par sa structure (il est introduit par « si ») et contraire aux faits par son contenu507. A partir d’une condition (événement ou chose) qui ne s’est pas produite, d’où le « si » introductif, on infère qu’un conséquent différent de celui qui s’est manifesté dans la réalité, se serait réalisé. Un exemple est classiquement donné : si ce morceau de 504 P. Marteau, op. cit., p. 79 Contra, Paris 8e Ch., 30 juin 1964 : JCP 1964, II, 13886 : le tribunal reconnaît explicitement qu’il y a un lien de dépendance entre un fait et un dommage, mais le considère trop ténu et dépourvu de certitude pour retenir la responsabilité de son auteur. 506 Les contrefactuels ne s’utilisent pas uniquement dans ce cas. Ils sont à la base de tout raisonnement contraire aux faits, y compris positifs. 507 P-A. Huglo, Le vocabulaire de Goodman, Ellipses, 2002, V° conditionnel contre-factuel. 505 229 beurre avait été chauffé, il aurait fondu. On est en présence d’un contrefactuel dans la mesure où le beurre n’a pas été chauffé et pourtant nous affirmons savoir ce qui se serait passé s’il en avait été autrement. Les faits envisagés sont donc contraires à la réalité. L’énoncé est de même structure logique que ceux utilisés en droit dans bien des cas d’abstention. Si le médecin était intervenu à temps, le patient ne serait pas décédé. Si les parents avaient surveillé leurs enfants, ils n’auraient pas causé un dommage. L’abstention du médecin ou la négligence des parents sont donc causes du dommage. Les contrefactuels sont d’un large usage juridique, bien qu’ils ne soient pas explicitement envisagés. 517. Ces énoncés sont courants et posent des problèmes délicats quant à la validité des conclusions qui en sont tirées. Il existe différentes formes de ces énoncés sous une structure unique. Le raisonnement contrefactuel peut justifier des solutions logiques, des analyses définitionnelles et enfin des analyses de réalité508. C’est ce dernier aspect qui nous intéressera car il est en jeu en droit de la responsabilité civile. 518. Tout énoncé contrefactuel peut être transposé sous forme d’un simple conditionnel factuel et dans l’exemple précédent on peut dire que puisque le beurre n’a pas fondu, c’est qu’il n’a pas été chauffé. Cette modification de l’énoncé montre que les liens entre les conditions énoncées dans la proposition doivent exister dans des situations réelles. La validité de la déduction repose sur la preuve de la liaison entre des objets extra-linguistiques, autrement dit une relation possible de causalité. Or, jusqu’à présent on a pu affirmer que la résolution des prédictions causales reposait sur une expérience. Dans le cas des énoncés contrefactuels, toute expérience est impossible puisque les faits ne peuvent plus se réaliser. Puisque le recours à l’expérience est impossible il faut utiliser une autre possibilité de tester l’énoncé de même valeur quant à la vérité que l’expérience. 508 N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, Editions de minuit, 1984, p. 31. Du point de vue définitionnel, les énoncés contrefactuels sont vrais par la simple analyse de la définition où ils prennent place. Ils peuvent prendre plusieurs formes : contre-identiques, contre-comparatifs et contre-légaux. L’énoncé – si j’étais Jules César, je ne vivrais pas actuellement ou si Jules César était moi, il serait vivant actuellement – est un énoncé contre-identique. L’énoncé – si j’avais plus d’argent, je travaillerais moins, est un contre comparatif. L’énoncé si les cercles étaient carrés alors la question de la quadrature du cercle serait résolue est un contre-légal. Nous sommes certains de la validité de ces raisonnements par la seule analyse de la phrase. Ainsi la définition de Mill, la cause est composée d’une pluralité de facteurs et sa conséquence, l’absence d’une condition empêche l’action causale, peut faire l’objet raisonnement contrefactuel analytique qui ne décrit aucune réalité. 230 519. L’hypothèse contenue dans l’énoncé doit être envisagée comme condition d’une expérience possible en développant l’ensemble des conditions pertinentes qui participent réellement à la formation du processus. Il faut rendre l’hypothèse projectible. La projection de l’hypothèse est le fait de rapporter ses caractéristiques à des situations similaires déjà connues509 dont on peut alors utiliser les résultats passés, en terme de probabilité, pour tester l’hypothèse relative à un phénomène qui ne s’est pas déroulé. Il faut toutefois que l’hypothèse soit projectible et que la projection soit valide510. La confirmation de l’énoncé sera dépendante de la qualité du rapport de similarité entre hypothèse et base de données. L’empirisme de la solution réelle se projette sur l’énoncé contrefactuel511. Un raisonnement contrefactuel repose sur une loi de couverture512 et partage les mêmes risques que toute explication légaliste. 520. Si l’hypothèse est projectible et qu’il existe des cas positifs, elle est dite vérifiée, en cas contraire elle est fausse. S’il existe une pluralité de projections en concurrence il faut les départager en tenant compte de leur implantation513. L’implantation est fonction de la fréquence des projections réelles passées et consignées. Il s’agit d’une notion objective. Si un prédicat est relativement à une hypothèse mieux implanté qu’un autre ce dernier doit être rejeté. C’est donc une notion statistique supplémentaire qui intervient dans le choix et qui peut le rendre plus aléatoire en terme de validité. 521. Ainsi on peut affirmer que la faute d’abstention peut être causale à l’aide d’un raisonnement contrefactuel. Pour affirmer la causalité de l’abstention il faut connaître des situations positives similaires. Si elles existent, alors l’abstention peut être retenue mais il ne faut pas oublier que ce n’est qu’une dépendance, autrement dit qu’elle 509 R. Nadeau, dictionnaire précit , V° Projectibilité N. Goodman, op. cit., pp, 35, 36 et 98 : Il y a donc des situations projectibles et des situations non projectibles. La re-formulation (ou explicitation de l’hypothèse), consiste à définir l’ensemble de ces caractères ainsi que les différents situations où ils peuvent être mis en relation avec le conséquent, soit isolément, soit en association avec d’autre éléments conditionnels, au travers d’énoncés vrais et compatibles avec l’antécédent. Il faut aussi chercher s’il n’existe pas d’autres énoncés dans lesquels la présence de l’antécédent et de différents énoncés compatibles avec lui ne conduiraient pas à une négation du conséquent. Ceci montre la difficulté de l’opération car rien ne dit que certaines conditions n’échappent pas à l’investigateur. Toutes ces situations sont répertoriées dans des bases de données réelles sur lesquelles l’hypothèse va pouvoir être projetée donc faire l’objet d’une comparaison. 511 N. Goodman, op. cit., p. 96. 512 N. Goodman, op. cit., p. 100. 513 N. Goodman, op. cit., p. 105. 510 231 influe seulement sur l’augmentation de fréquence des occurrences défavorables. La faute est causale sur une population mais à l’échelon individuel, sauf fréquence très élevée il est délicat d’affirmer l’effectivité de son rôle. C’est en quoi le traitement juridique des contrefactuels est spécifique. Toute faute d’abstention en cas de dommage sera dite causale et non simplement condition probable C’est le cas des fautes créatrices de risques. Conclusion 522. La notion de risque est commune au droit et à la science. Elle traduit un lien de dépendance statistique entre un fait générateur et un dommage qui se distingue scientifiquement de la relation de causalité. La notion de risque est présente en droit aussi bien comme fondement de certaines fautes, que de la causalité, c’est à dire que les deux notions ne sont pas sans relation. Des faits ne sont fautifs que parce qu’ils sont créateurs de risques et ils sont regroupés sous la qualification de fautes de sécurité. La simple constatation d’un tel fait lors de la réalisation d’un dommage suffit à sa qualification de fait causal, qu’il soit isolé ou situé dans une chaîne causale, que le fait soit positif ou d’abstention. Une causalité simplement possible est donc tenue pour réelle en assimilant juridiquement causalité et dépendance, cause et condition. La preuve du rôle d’un fait d’abstention repose sur un raisonnement contrefactuel. Sous-section II) La cause exclusive 523. Si le risque peut jouer un rôle dans la détermination d’une relation causale, il peut aussi avoir un effet «régulateur» en cas de pluralité de faits qui seraient susceptibles d’être pris en compte chacun au titre de lien de dépendance avec la réalisation d’un dommage. Il y a alors comparaison de leur influence en termes de probabilité et l’agent dont l’acte est considéré comme prépondérant est qualifié de cause exclusive de l’accident. La faute d’un des protagonistes exclut la participation causale de tous les autres. La cause exclusive est une qualification originale (I). Toutefois elle ne répond pas toujours à des exigences spécifiques et il peut en être fait un usage fonctionnel (II). I) La cause exclusive, qualification originale 232 La qualification de cause exclusive se caractérise par un usage restreint (1) et une justification spécifique (2). 1) Un usage restreint Son usage est consacré principalement par la loi de 1985 (A) plus rarement en dehors d’elle (B). A) La cause exclusive dans la loi du 5 juillet 1985 524. L’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 dispose que « les victimes, hormis les conducteurs de véhicule terrestre à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne qu’elles ont subies, sans que puisse leur être opposée leur propre faute à l’exception de leur faute inexcusable si elle a été la cause exclusive de l’accident ». La loi de juillet 1985 a rompu avec la causalité en introduisant la notion d’implication du véhicule dans l’accident. Avec la prise en compte du rôle de la victime la causalité fait son retour mais au prix d’une exigence peu courante, la faute devant être cause exclusive de l’accident. 525. Sous la qualification de cause exclusive se cache une pesée des fautes du conducteur et de la victime qui est une appréciation de leur prise de risques. Cette pesée est asymétrique dans la mesure où, pour qu’il y ait cause exclusive, il faut du côté de la victime une faute d’une particulière gravité, alors que du coté de l’auteur, une faute simple suffit à faire obstacle à la qualification514. a) La faute de la victime 526. Quatre critères cumulatifs sont nécessaires pour qualifier une faute d’inexcusable. Est inexcusable la faute volontaire, d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience515. Cette notion a été source d’un contentieux abondant avant que la Cour 514 P. Esmein, JCP. 1964, II, 13593 : « La faute de la victime absorbe celle du défendeur » . Cass. 2e civ., 20 juillet 1987, Bull. civ., II, n° 160 et 161 - Cass. Crim., 7 juin 1988, Bull. crim., n° 254. 515 233 de cassation n’en fixe la définition qui limite les cas où elle peut être retenue contrairement à la conception des juges du fond qui est moins rigide516. L’arrêt rendu par l’Assemblée plénière en 1995517 est une illustration du raisonnement qui justifie une telle solution. 527. Un piéton en état d’ébriété traverse une chaussée et se maintient au milieu de la voie afin d’arrêter un automobiliste. Il est blessé et assigne le conducteur en réparation. En appel toute indemnisation lui est refusée au motif qu’il a commis une faute inexcusable au sens de la loi de 1985. La faute est caractérisée car la démarche est volontaire puisqu’il voulait arrêter une voiture pour regagner son domicile et s’est mis sur une route non éclairée, hors agglomération, à une heure de fréquentation importante, habillé de sombre, la nuit par un temps pluvieux, ce qui caractérise l’exceptionnelle gravité de son comportement et cela sans raison valable, par simple commodité. Il s’est exposé en restant sur l’axe médian à un danger dont il aurait dû avoir conscience car son imprégnation alcoolique ne l’avait pas privé de tout discernement. La gravité de la faute ne fait pas de doute à la lecture de la longue énumération des faits de la cause par la Cour d’appel. Et pourtant l’Assemblée plénière va casser la décision par une motivation elliptique : « En l’état de ces énonciations, d’où il ne résulte pas l’existence d’une faute inexcusable, la cour a violé le texte sus visé ». 528. Le premier avocat M. Jeol a expliqué clairement les raisons de ce choix qui reflète l’esprit de la loi. Celle-ci a institué un droit à indemnisation et a eu pour but une désinflation du contentieux. De ce fait, la faute inexcusable doit être très exceptionnellement retenue et dans des circonstances délimitées. Il serait possible a priori de concevoir deux manières d’appliquer la notion : une application sévère, l’autre souple. L’application sévère est d’une grande rigueur pour l’automobiliste. Dans ce cas, l’exonération de responsabilité n’est possible que pour les accidents survenus sur une voie réservée exclusivement aux véhicules automobiles : autoroute, voie rapide ou sortie de tunnel, ces voies étant toutes matérialisées par des barrières, des signaux, des murets des glissières. Ces restrictions ne peuvent échapper à aucun 516 517 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 8189. Cass. ass. plén., 10 nov. 1995 : JCP. G. 1996, II, 22564, concl. M. Jéol, obs. G. Viney. 234 piéton et expliquent que les automobilistes n’ont pas à s’en soucier518. La faute de la victime y est toujours inexcusable. Elle peut être souple, ce qui a été le choix de la Cour d’appel. Dans ce cas il faut tenir compte d’une diversité de critères applicables au cas par cas pour chaque situation. Une telle appréciation n’est pas nécessairement condamnable, mais elle se paie d’une grande incertitude. Seule une application sévère permet de respecter l’esprit de la loi et d’éviter l’encombrement des tribunaux. 529. La solution du problème est envisagée au regard des conséquences des choix rapportées aux buts de la loi. La finalité détermine les critères de qualification. Il s’agit d’une loi d’indemnisation reposant sur le risque et non d’une loi de responsabilité. L’intérêt des victimes a justifié une rupture avec le droit antérieur et ses vicissitudes. Une large indulgence pour leurs fautes d’imprudence s’impose519. Le législateur a voulu une indemnisation à peu près automatique. Dès lors, les exceptions par rapport au principe doivent être rares. Une application dure permet aussi d’endiguer le contentieux qui nuirait aux victimes car l’espoir d’échapper à la charge de les indemniser pousserait trop souvent les assureurs à la contestation, en jouant sur le flou d’une approche casuistique520. Cette analyse impose donc de consacrer un droit à indemnisation dont seule la nécessité d’une sanction pour un comportement gravement répréhensible peut entraîner déchéance521. 530. Si on prend le texte à la lettre on devrait admettre qu’il y a là une double condition restrictive. La faute doit être à la fois inexcusable et cause exclusive du dommage. Mais les deux conditions sont liées, et la gravité de la faute implique qu’elle soit considérée comme la cause exclusive, même si la Cour de cassation exige que les juges du fond motivent leurs décisions au regard de ces deux exigences522 : « n’ont pas donné de base légale à leur décision les juges qui ont énoncé que la faute inexcusable de la victime, n’était pas la cause exclusive de l’accident, sans 518 Cass. civ. 2e, 15 juin 1988, Bull. civ., II, n° 138 : autoroute franchie par un piéton. Ce qui n’est pas le cas pour les conducteurs dont la faute n’a pas besoin d’être caractérisée pour diminuer ou annihiler leur réparation : Cass. civ. 2e, 18 mars 2004 : Resp. civ. et assur. Juin 2004, n° 182, note H. Groutel. 520 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 8189 et s. : il y a eu un important contentieux dans les premières années après l’introduction de la loi. 521 Cass. civ. 2e, 5 février 2004, Bull ; civ., II, n° 40 - Civ. 2 e, 11 avril 2002, Bull. civ., II, n° 71 - Civ. e 2 , 3 juillet 2003, Bull. civ., II, n° 223. 522 Cass. civ. 2 e, 19 janvier 1994, Bull. civ., II, n° 27. 519 235 caractériser un lien de causalité entre le comportement du conducteur et l’accident ». b) Le comportement du conducteur 531. Les juges doivent motiver leurs décisions en se prononçant non seulement sur le comportement de la victime mais aussi sur celui du conducteur523, appréciations cumulativement exigées et contrôlées524. Par conséquent, l’exonération ne sera pas acquise si une faute peut être reprochée au conducteur, ce qui limite encore plus la possibilité de retenir l’existence d’une faute de la victime comme cause exclusive de son dommage. 532. Qu’une faute de la victime puisse être la cause exclusive d’un accident peut sembler étrange mais ce n’est pas le point de vue du législateur525. Cette notion a été explicitée lors des débats parlementaires : elle suppose une absence complète de concours de fautes ou un rôle passif du véhicule (qui suppose une parfaite normalité de celui-ci) de sorte que le fait d’être cause exclusive serait inhérent à la faute inexcusable. La faute de la victime, pour lui être opposable, doit être exclusive de celle du défendeur526. Cela implique une appréciation dérogatoire de la causalité. Si le conducteur a pris le moindre risque, la cause exclusive de la victime ne peut être retenue B) La cause exclusive en dehors de la loi de 1985 533. La jurisprudence en fait usage de façon exceptionnelle et non systématisée. Un arrêt de la première chambre civile de 1998527 en fournit un exemple. Un passager 523 Cass. 2 e civ. 31 mai 1995 : JCP.G. 1995, IV, 1814 - Cass. 2 e civ. 19 janvier 1994, Bull. civ., II, n° 27. 524 Cass. civ. 2 e, 8 octobre 1986, Bull. civ., II, n° 136 525 G. Légier, La faute inexcusable de la victime d’un accident de la circulation régie par la loi du 5 juillet 1985, D. 1986, chron. p. 103 526 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n ° 1023 527 Cass. civ. 1re, 6 oct. 1998, Bull. civ., I, n° 269 : RTD. civ. 1999, p. 113, obs. P. Jourdain.- Même qualification, Cass. civ. 2e, 24 février 2005 (2e arrêt) : D. 2005, p. 1395, note . Damas. Une personne en sautant d’un tremplin dans un étang peu profond est griévement blessée. Assignation du gardien sur le fondement de l’article 1384 al. 1er. Pourvoi contre l’arrêt qui a refusé de faire droit à cette demande. Rejet au motif que le tremplin n’avait pas été l’instrument du dommage. La victime qui connaissait les 236 était monté sur le marchepied d’un train quittant la gare de Meaux et avait été précipité sur la voie ferrée lors de l’ouverture de la porte par un voyageur. Ayant été grièvement blessé, il avait assigné la SNCF en réparation de son préjudice sur le fondement de l’article 1147 et subsidiairement sur les articles 1382 et 1384 alinéa1er. Il est débouté de sa demande. Son pourvoi en cassation est rejeté, la Cour d’appel ayant constaté que le passager était monté, en infraction avec la réglementation ferroviaire, sur le marchepieds d’un train commençant à s’élancer après le signal du départ, puis s’était vu contraint de lâcher prise lorsque celui-ci avait pris de la vitesse, a pu déduire de ces constatations que la faute ainsi commise par la victime constituait la cause exclusive de son dommage. 534. Pour M. Jourdain528 cet arrêt ne peut s’expliquer qu’au regard de la causalité adéquate et la force majeure n’est pas requise pour justifier l’exonération de la SNCF. Le fait de la victime est prépondérant et apparaît comme la cause adéquate du dommage. Il fait figure de cause exclusive et rompt le lien de causalité entre le fait générateur du défendeur et le dommage. Si l’idée d’adéquation peut sembler une justification acceptable, encore faut-il définir comment on l’apprécie. Si la causalité adéquate repose sur un calcul de probabilités, la Cour de cassation fait cependant jouer un rôle à la faute relevée par les juges. La Cour de cassation énonce que la faute constitue la cause exclusive et que la cour d’appel a par ce seul motif justifié sa décision. La faute est déterminante dans la qualification de cause exclusive529 et l’idée de sanction est bien soulignée dans l’arrêt. Les théories de la causalité ne peuvent rendre compte de cette décision car le risque d’accident existe au fondement de toute responsabilité de plein droit. Le SNCF comme le passager sont créateurs de risques. Il faut donc trouver un facteur qui permette de trancher entre deux sources de risques en présence. Aucune manœuvre de la SNCF n’a accru les risques qui sont habituels dans son activité, ce qui n’est pas le cas pour la victime. Il faut introduire une exigence supplémentaire, par rapport à la causalité adéquate, qui est l’idée d’un seuil de prise en compte des risques. 2) Une justification spécifique lieux savait qu’il n’existait pas de profondeur au droit du tremplin. Il a détouné sciemment la chose de son usage normal et sa faute est donc à l’origine exclusive de son dommage. 528 Art. précit. 529 F. Leduc, La cause exclusive, Resp. civ. et assur. 1999, p. 4. 237 L’originalité de la qualification repose sur une exigence statistique inhabituelle (A) et des effets équivalents à ceux de la force majeure (B) A) Une exigence statistique inhabituelle 535. Dans les différents cas où la qualification de cause exclusive est portée, elle repose sur la comparaison des risques induits par le comportement des protagonistes du dommage. C’est donc la prise en compte d’un seuil, inhabituel en matière de causalité probabiliste, qui est la caractéristique de la notion. C’est en cela que la cause exclusive n’est pas la force majeure. 536. La notion de cause exclusive ne peut se justifier dans aucune théorie juridique : ni équivalence des conditions (la voiture est autant nécessaire que la victime), ni causalité adéquate (l’accident est probable dès qu’une automobile est en circulation). Il est possible de voir là une approche probabiliste comparative. La cause est dite exclusive vis-à-vis de celui dont l’action a entraîné l’élévation la plus importante de fréquence de réalisation de l’accident. Habituellement, aucune exigence quantitative de cette sorte n’est requise et tout fait élevant la fréquence d’un risque est susceptible d’engager la responsabilité de celui dont l’agissement est en cause. Dans le cas de la cause exclusive, le niveau de fréquence doit être très élevé et les conséquences d’une telle situation ne peuvent échapper à la victime car la Cour de cassation exige que soit sa conduite soit volontaire. Il ne s’agit pas de volonté au sens d’intention de réaliser le dommage (cependant l’effet n’est pas différent), mais de conscience des suites de la prise de risques. Le risque de s’exposer, et d’exposer autrui à un danger grave ou mortel, est tellement important qu’il ne peut échapper à personne. On peut noter la similitude entre la définition de la faute inexcusable et celle du délit de mise en danger introduite dans le Code pénal à l’article L. 223-1530. On retrouve la même idée d’exposition à un risque majeur, la même idée de violation d’une règle, la même importance de la conscience de la portée de l’acte par son auteur. Mais, en droit civil, c’est la personne de la victime et non de celle de l’auteur qui est prise en compte. Les 530 C. Pén. art. 223-1 : « Le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende » . 238 domaines d’applications sont les mêmes531 et l’article 223-1 du Code pénal a été en particulier introduit pour s’appliquer aux comportements asociaux de certains conducteurs qu’il convenait de sanctionner même en l’absence de dommage, dans une démarche préventive. La même volonté de sanction se lit dans le cadre de la loi de 1985 en son article 3. 537. Cette création de risques est prohibée, ce qui justifie la liaison de la causalité et de la faute ; elle est donc contenue dans la définition de la faute inexcusable. La qualification de cause exclusive implique que la victime soit seule à avoir pris un risque qui augmentait de façon significative et sans aucune raison la fréquence du dommage. Ce n’est donc pas la cause unique de l’accident mais l’unique prise de risque injustifiable. Aussi est-il compréhensible que l’on scrute le comportement du chauffeur. A-t-il lui aussi pris un risque en adoptant une conduite qui en elle même augmentait la fréquence de survenue d’un dommage ? Si la réponse est négative alors la victime est la cause exclusive. Cependant on peut noter que l’appréciation probabiliste n’est jamais explicitement chiffrée. 538. En pratique l’accident vient confirmer la dangerosité de la conduite d’une personne qui est sanctionnée alors que le dommage dont elle souffre aurait pu être indemnisé. Elle est déchue de ce droit. La faute est au cœur de l’appréhension statistique. On ne peut donc pas considérer que la sanction de la qualification de cause exclusive ne serait qu’un mécanisme de moralisation de la réparation sans prise en compte de la causalité532. B) Les effets de la force majeure 539. Dans certains cas, il ne fait pas de doute que sous l’appellation de cause exclusive on puisse rencontrer des cas de force majeure et ces qualifications sont 531 P. Puech, De la mise en danger d’autrui, D. 1994, chron. p. 153. Ch. Larroumet, L’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation : l’amalgame de la responsabilité civile et de l’indemnisation, D. 1985, chron, p.237, n° 23 532 239 alors redondantes533. Toutefois la cause exclusive, telle que nous venons de l’envisager, se distingue par ses caractéristiques de la force majeure. 540. Certains auteurs considèrent que la faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, est un acte de la victime ayant les caractéristiques de la force majeure534, mais que celle-ci présente certaines particularités dans le cas de la loi de 1985. Pour que la force majeure soit retenue, non seulement il faut que le fait de la victime en présente les caractéristiques mais il faut en plus s’assurer de l’absence de faute de l’auteur du dommage. L’exigence est plus importante que pour la force majeure traditionnelle. Ainsi, dans certains arrêts, on peut trouver des motivations qui vont dans le sens d’une appréciation de la cause exclusive évoquant la force majeure : l’accident était inéluctable, la présence du piéton était imprévisible535, mais les juges relèvent en plus que le conducteur a eu un comportement parfaitement correct536. 541. Il est permis de penser que la cause exclusive ne s’identifie pas à la force majeure, elle est une notion autonome537. Si la force majeure peut être appelée cause exclusive cela tient à son régime. Dès que les conditions de la force majeure sont réunies le fait du tiers, de la victime ou de la nature en ayant les caractéristiques, est la cause exclusive du dommage. Mais lui donner cette qualification n’a alors aucun intérêt. Il existe bien des causes exclusives n’ayant pas ces caractéristiques et l’élément déterminant de la qualification est la faute du protagoniste. Il n’est pas nécessaire que le fait soit imprévisible et irrésistible. 542. On peut en voir une preuve dans une décision de la deuxième chambre civile538 . Dans une agglomération la partie supérieure d’un camion heurte le balcon d’une maison qui faisait saillie sur la chaussée à la suite de la réduction du trottoir par décision administrative. Le propriétaire du camion endommagé assigne le propriétaire 533 Cass. civ. 2e, 2 avril 1997, Bull. civ., II, n° 109 : Resp. civ. assur., 1997, n° 225, obs. F. Leduc – Cass. civ. 2 e, 29 mars 2001, Bull. civ., II, n° 68 : RTD. civ., 2001, p. 598, obs. P. Jourdain.- Cass. civ. 2 e, 27 mars 2003, Bull. civ., II, n° 88. 534 Ph. Conte, Le législateur, le juge, la faute et l’implication, JCP. G. 1990, I, 3471, n° 4 – Cass. civ. 2e, 13 janvier 1988 : RTD. civ. 1989, p. 101, obs. P. Jourdain. 535 Cass. Civ. 2 e, 7 juin 1989 : D. 1989, 559, note J.-L. Aubert - Cass. Civ 2 e, 28 juin 1989, Bull. civ. II, n° 137. 536 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Le fait juridique, op. cit., n ° 345. 537 F. Leduc, La cause exclusive, art. précit., p. 4. 538 Cass. civ., 2e, 13 oct. 1971: D. 72, jur. p. 75 240 de la maison en réparation de son dommage sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1. Il est débouté de sa demande et dans son pourvoi critique la Cour d’appel d’avoir ainsi statué sans avoir recherché si le fait de l’administration avait pour le propriétaire de l’immeuble les caractères de la force majeure. Le pourvoi est rejeté car « le dommage trouvait sa cause exclusive dans le fait d’un tiers, la Cour d’appel a, à bon droit, estimé que ledit fait exonérait (le propriétaire) de toute responsabilité dans la réalisation de ce dommage ». 543. Il s’agit d’une décision pour le moins en rupture avec la jurisprudence rendue au visa de l’article 1384 alinéa1. Le balcon est une chose inerte et la preuve de l’anomalie était apportée par le défendeur car il débordait sur la chaussée. Il aurait normalement fallu que le propriétaire-gardien prouve l’existence d’un fait ayant les caractères de la force majeure pour s’exonérer. Le risque qui découle de cette anomalie n’est pas imprévisible ni irrésistible. Le propriétaire pouvait faire des travaux. Le fait du tiers n’est pas revêtu des caractères de la force majeure et pourtant la qualification de cause exclusive permet l’exonération du gardien. On peut retenir que le gardien a subi la décision administrative et n’a donc rien fait qui ait concouru à l’anormalité du balcon qui s’est retrouvé ainsi par ce seul fait. La cause exclusive comme la force majeure ont le même effet et ici la qualification se teinte d’équité539. 544. C’est donc une forme particulière d’exonération basée sur une analyse spécifique du lien de causalité. A la différence de la faute habituelle de la victime qui n’a pas d’effet sur la responsabilité de l’auteur, mais entraîne seulement une diminution éventuelle de son indemnisation, la faute inexcusable est prise en compte dès le stade de la constatation des conditions de la responsabilité et non lors de la réparation. De même que la faute lourde est équivalente au dol sans pourtant lui être identique, la faute inexcusable, cause exclusive, est équivalente à la force majeure tout en ne partageant pas ses caractères. II) La cause exclusive, qualification fonctionnelle 539 Même usage de la notion permettant l’exonération totale d’un transporteur en cas de faute de l’expéditeur bien qu’elle ne présentait pas les caractéristiques de la force majeure dès qu’elle est qualifiée de cause exclusive : Cass. com. 3 janvier 1979 : D. 1979, IR. p. 252 - Cass. civ.3e, 10 avril 1962 ; Bull. civ., III, n° 225. 241 545. La qualification de cause exclusive n’est pas réservée à des situations aussi spécifiques. Dans bien des cas la faute prise en compte est d’une assez grande banalité. Dans ces conditions, la notion est utilisée uniquement en vue de faire jouer les effets attachés à la qualification et son usage ne se justifie pas au regard d’un contenu original. L’usage en est fonctionnel. 546. On peut en voir application dans la loi de 1985 où la notion de faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, est retenue en l’absence des exigences que nous venons de mentionner540. Une voiture étant placée sur un chariot élévateur pour être enlevée d’un emplacement gênant, le propriétaire mécontent cherche à s’y opposer et se blesse à la main. Il est débouté de sa demande en indemnisation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985, au motif qu’il a commis une faute inexcusable en frappant sur la voiture en vue d’arrêter son enlèvement. Ce comportement a été qualifié de totalement contraire à celui que devrait avoir une personne sensée, donc consciente du risque qu’elle prenait. Le pourvoi est rejeté au motif que la Cour d’appel avait décidé à bon droit que la victime avait commis une faute inexcusable. Dans cet arrêt la faute exclusive n’a aucune des caractéristiques habituellement requises. La faute exclusive est une faute unique, mais c’est une faute banale. Cependant on est loin des circonstances habituelles des accidents de la route qui justifient le principe indemnitaire. 547. Vis-à-vis du conducteur, normalement la faute n’a pas besoin d’être dite cause exclusive pour lui être opposable541. Néanmoins certains arrêts utilisent cette qualification pour justifier une absence d’indemnisation alors que la faute est simple. Certaines fautes ne sont pas causales de l’accident et pourtant elles sont aussi qualifiées de causes exclusives : absence de casque pour un motard ou de ceinture de sécurité pour un chauffeur542. Il faut alors voir là un retour en force de la peine privée sans prise en compte de la causalité543. 540 Cass. Civ. 2 e, 5 juin 2003, Bull. civ., II, n° 167 : RTD. civ. 2003, p. 721, obs. P. Jourdain. Cass. civ. 2 e, 18 mars 2004 : Resp. civ. et assur, juin 2004, n° 182, obs. H. Groutel. 542 Limoges 18 juin 1986 : RTD civ. 1989, p. 101, obs. P. Jourdain 543 F. Leduc, art. cit., p. 7. 541 242 548. La qualification fonctionnelle trouve aussi application en dehors de la loi de 1985 comme l’illustre un arrêt de la première chambre civile de 1996544. Deux médecins passent une convention sous seing-privé le 21 septembre 1991, intitulée promesse de société qui a pour objet de définir les caractéristiques de la société civile professionnelle qu’ils ont l’intention de constituer sous condition suspensive de l’agrément du conseil d’administration de la clinique pour l’exercice de cette activité en son sein. La signature de l’acte doit avoir lieu au plus tard le 15 janvier 1992. Après obtention de l’accord le 21 octobre 1991, un des médecins qui était salarié du CHU de Nancy donne sa démission le 25 octobre 1991. Cependant un autre médecin de la clinique ayant un contrat avec clause d’exclusivité a obtenu une ordonnance de référé interdisant l’arrivée de ce nouveau praticien dans la clinique. Ce dernier soutient qu’il s’est trouvé à la suite de cela sans travail et sans ressource et assigne la clinique et son cocontractant en paiement de dommages-intérêts. Il est débouté et se pourvoit en cassation. 549. A l’appui de son pourvoi le praticien invoque le fait que la clinique et le médecin avaient gardé le silence sur l’existence de cette exclusivité qui rendait impossible son installation ce qui était la cause directe de son préjudice, sa démission n’étant que la conséquence de cette désinformation. Le pourvoi est rejeté car la convention comportait un clause dite de non réalisation de la promesse sans indemnité de part et d’autre, indépendante des conditions suspensives, qui traduisait la volonté des parties signataires de préparer, dans un avant-contrat, les bases d’une association future tout en réservant leur engagement définitif jusqu’au 15 janvier 1992. Il appartenait au médecin de faire preuve d’une extrême prudence jusqu’à cette date et d’attendre en tout cas l’expiration de ce délai pour démissionner du CHU de Nancy, de sorte que le préjudice invoqué trouve exclusivement sa source dans sa démission prématurée. 550. C’est l’imprudence fautive qui est seule cause. Si on compare la solution avec les applications dans la loi de 1985 on reste frappé par l’écart considérable entre les caractères des faits qui vont avoir des conséquences juridiques identiques. Alors que la faute inexcusable est une faute d’une exceptionnelle gravité impliquant la conscience du danger et que l’acte est fait sans raison en général, il n’en est rien dans 544 Cass. civ., 1re, 5 nov. 1996, Bull. civ., I, n° 379. 243 ce dernier cas. Il s’agit d’une faute d’imprudence, mais il est vrai qu’il ne s’agit ici que d’une perte matérielle dont la protection ne s’impose pas de la même façon qu’un dommage corporel. 551. Dans ces différents cas on peut parler d’usage fonctionnel de la qualification parce que les caractères spécifiques de la notion sont absents. Elle se justifie par la recherche des effets qui y sont attachés, identiques à ceux de la force majeure. Conclusion 552. La faute est un élément prépondérant de la notion de cause exclusive dont l’usage est restreint. Elle a le même effet que la force majeure mais en diffère. La cause exclusive est l’expression d’une dépendance statistique avec exigence d’un seuil, dans une situation où un risque peut être rattaché à l’action de chacun des protagonistes. Elle assume un rôle régulateur permettant de ne retenir que le fait qui a accru de façon significative le risque de dommage sans raison. La qualification se justifie alors par une spécificité conceptuelle. Il peut en être fait un usage fonctionnel lorsque la qualification est retenue sans que ces éléments ne soient exigés. Elle ne sert qu’à faire échapper la situation aux règles qui devraient lui être appliquées si la qualification était respectée. L’idée de sanction est fréquente dans son usage mais son appréciation dépend du contexte, rare dans une optique d’indemnisation, plus souple dans le droit commun de la responsabilité civile. Section II) Limites de la scientificité de la causalité de la faute 553. Si la causalité de la faute peut reposer sur une analyse statistique, il n’en est pas toujours ainsi. Une autre forme de relation juridique de causalité fautive existe. Elle trouve à s’appliquer dans les préjudices moraux purs (sous-section I) et la perte de chance (sous-section II). Sous-section I) Les préjudices moraux purs La relation de causalité entre fait générateur et préjudice, qu’il soit matériel ou moral, obéit en principe aux mêmes exigences. Cependant, une catégorie de préjudices doit être mise à part : les préjudices moraux purs (I). Pour eux, le lien de causalité doit être 244 adapté à la fonction de la responsabilité civile qui justifie leur prise en compte et leur développement (II). I) La notion de préjudice moral pur 554. Le terme de préjudice moral est ambigu. Il laisse penser, par opposition au terme de préjudice matériel, qui est son antonyme, qu’il s’agirait d’un préjudice immatériel, échappant à une appréhension immédiate545. Il n’en est rien et cette distinction n’est pas en corrélation systématique avec la nature physique du dommage. L’incapacité physique est un préjudice moral alors que son support est corporel. Ce dualisme est de peu d’importance en général, même si on peut lui reprocher son imprécision. Bien souvent un même dommage corporel aura des conséquences patrimoniales (diminution des revenus) et des conséquences extra-patrimoniales (souffrance physique en rapport avec la lésion ou une intervention). Il existe un « alliage » des deux préjudices546. 555. Dans ces circonstances, le lien de causalité entre fait dommageable et atteinte corporelle est aussi celui des différents chefs de préjudices qui en découlent. La nature du lien de causalité ne subit pas de modification car l’atteinte corporelle, qui en est le premier élément, est facilement appréhendable. Tous ces dommages moraux d’origine corporelle obéissent à cette appréhension du lien de causalité par voie de conséquence à partir d’un dommage matériel : pretium doloris, préjudice d’agrément, préjudice esthétique, préjudice sexuel547. Tous ces préjudices moraux ont aussi soulevé des interrogations d’ordre éthique : peut-on faire commerce de ses sentiments548 ? Enfin l’inadéquation de la notion de réparation a obligé à introduire l’idée de compensation ou de satisfaction549. Toutes ces questions semblent appartenir à l’histoire du droit, les préjudices moraux ne font plus guère problème et c’est plutôt leur extension qui est frappante. Ce n’est pas cette première variété de dommages qui 545 H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t. 1, n° 293. H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t. 1, n° 295, spéc. p. 395. 547 Y. Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel, Dalloz, 2004, 5e ed., n° 135. 548 L. Josserand, La personne humaine dans le commerce juridique, D.H. 1932, chr. p. 1 - G. Ripert, Le prix de la douleur, D. 1948, chron. p. 1 - Th. Revet, L’argent et la personne, Mélanges Mouly, Litec, 1998, p. 141. 549 G. Viney et P. Jourdain, Les effets de la responsabilité, LGDJ, 2001, 2e ed., n° 3. 546 245 nous intéressera du fait de l’absence de modification du lien de causalité. Tous les préjudices moraux ne se présentent pas ainsi. 556. Il existe des dommages extrapatrimoniaux qui ne sont pas associés à une lésion corporelle. Il s’agit de préjudices purement moraux550 qu’on a coutume de diviser en atteinte à la partie sociale du patrimoine moral et en atteinte à la partie affective de celui-ci551. Les premiers sont les atteintes à l’honneur, à la réputation ou à la considération et ils peuvent avoir des conséquences patrimoniales. Les seconds frappent les individus dans leur affection lors de la perte d’un être cher et ils n’ont pas de conséquences patrimoniales en eux-mêmes. L’atteinte corporelle et le préjudice moral ne sont pas réunis dans la même personne. Il s’agit de préjudices par ricochet552. Il y a préjudice corporel chez l’un et préjudice moral chez l’autre mais le lien de causalité est évident à partir du dommage initial. Ils ont surtout posé des problèmes de légitimité et de limitation du champ des ayants droit553. La gamme des dommages moraux purs n’est pas demeurée enfermée dans ce cadre. Elle s’est élargie à d’autres types de dommages moraux existant dans tous les domaines du droit que la jurisprudence ou le législateur ont reconnu légitime de prendre en compte554. La cause du développement de certains de ces préjudices, la mutation même de la notion, résident dans l’évolution de la société. Le développement technologique qui offre des possibilités d’investigations et de surveillance considérables, l’expansion des médias sont sources de menaces pour les personnes dans un moment où le respect de la vie privée devient un droit fondamental555. Bien souvent, des prérogatives entrent en 550 B. Starck, H. Roland, L. Boyer, op. cit., n° 120. H. et L. Mazeaud , A. Tunc, op. cit., t.1, n° 295. 552 On peut cependant constater que la réalité de ces préjudices ne fait pas l’objet d’une exigence probatoire stricte et qu’ils s’induisent du dommage initial comme par une pétition de principe. Le lien de causalité est lui même présumé identique à celui du préjudice corporel alors qu’il devrait être différent et lier le dommage aux préjudices qui en découlent. Dans le cas des dommages purs une étape de plus est franchie. 553 H. Mazeaud, Comment limiter le nombre des actions intentées en réparation d’un préjudice moral à la suite d’un décès accidentel, D.H., 1932, chr. p . 77 - J. Vidal, L’arrêt de la chambre mixte du 27 février 1970, le droit à réparation de la concubine et le concept de dommage réparable, JCP. G. 1970, I, 2390. 554 L. Cadiet, Les métamorphoses du préjudice, 6e journées R. Savatier, Métamorphoses de la responsabilité, PUF, 1997, p. 37 - L. Reiss, Le juge et le préjudice ; étude comparée des droits français et anglais, P.U.A.M., 2003, n° 2. 555 S. Rials, D. Alland, Constitution de l’Union européenne, PUF, Que sais-je ?, Charte des droits fondamentaux de l’Union, art. 11-7, p. 27. 551 246 conflit, comme la liberté d’expression et les droits de la personne. Les instruments techniques traditionnels du droit ont dû être adaptés à ces nouveaux défis556. 557. Ces préjudices moraux purs sont des préjudices incorporels, ce qui soulève des difficultés quant à la preuve de leur réalité et à la nature du lien de causalité qui doit les unir à un fait générateur. Il faut donc des solutions propres au particularisme de cette catégorie de préjudices dans le respect des exigences du droit de la responsabilité. II) Une adaptation de la causalité à la fonction de la responsabilité 558. En cas de préjudice moral pur, les règles de la responsabilité, bien qu’apparemment respectées dans leurs exigences formelles, subissent des altérations importantes touchant aussi bien la nature du préjudice que la causalité557. La seule violation de la norme est un fait générateur de dommage moral pur (1). La causalité s’adapte à la fonction de la responsabilité civile qui justifie que soient pris en compte de tels dommages (2) en devenant implication normative (3). 1) La violation de la norme, fait générateur de dommage moral pur 559. Dans le cas des dommages moraux purs, la simple violation d’un droit suffit à engager la responsabilité de son auteur558. L’atteinte aux droits de la personnalité sera prise comme modèle (A). Ils ont été les premiers à faire l’objet d’une étude et d’un régime spécifique. Puis nous envisagerons divers exemples témoignant de leur large diffusion (B). 556 G. Goubeaux, Traité de droit civil (sous la direction de J. Ghestin), Les personnes, LGDJ, 1989, n° 268. 557 L. Reiss, op. cit., n° 9, note que le juge peut construire autour de la notion de préjudice des règles propres, voire assimiler la faute au préjudice, en porcédant par dénaturation des concepts. 558 P. Jourdain, Le préjudice et la jurisprudence, in, La responsabilité civile à l’aube du XXIe siécle, Resp. civ. assur., juin 2001, p. 45, n° 20. 247 A) L’atteinte aux droits de la personnalité 560. Les droits de la personnalité ont été protégés initialement sous le visa des articles 1382 et 1383559. Si les conditions de la responsabilité civile ont été au départ respectées, un infléchissement s’est rapidement manifesté, dispensant le demandeur de certains éléments de preuve. Avec la loi n° 70-643 du 17 juillet 1970, incorporée au Code civil dans l’article 9, les droits de la personnalité ont évolué vers un régime autonome qui semble en grande partie détaché du droit commun. La portée de l’autonomie est discutée ce qui a des conséquences sur les conclusions qui peuvent être tirées de son étude. 561. L’article 9 du Code civil assure la reconnaissance de la vie privée et sa protection en facilitant l’action de la victime. La faute de l’auteur d’une atteinte à la vie privée n’est plus une condition dont la preuve doit être faite560. Il existe des mesures adaptées à la spécificité du dommage, sous forme d’actions préventives. En effet l’indemnisation ne peut toujours donner une réelle satisfaction aux victimes contrairement à ce qui se passe pour les préjudices patrimoniaux. Ainsi, saisie, astreinte, publication rectificative, injonction et référés peuvent faire cesser efficacement une menace d’atteinte, l’indemnisation arrivant trop tard, quoiqu’elle demeure possible lorsqu’il y a eu préjudice. Toutefois la place et la consistance du préjudice lui-même ont pu donner lieu à interprétation. 562. La codification du droit à la protection de la vie privée n’ a pas débouché sur une modification majeure de la jurisprudence dans les premières années de son entrée en vigueur, de telle sorte qu’on a pu se demander si la réforme avait changé quoi que ce soit561. Deux opinions se sont affrontées à ce sujet. Pour les uns ce texte impliquait une autonomie radicale par rapport au droit commun, tandis que pour d’autres il laissait subsister certaines règles de la responsabilité civile, l’autonomie étant relative en particulier vis-à-vis du dommage et donc de la causalité. 559 H. Pélissier-Gateau, C. Guillemain, Droit à réparation, atteintes aux droits de la personnalité, J-. Cl., (Responsabilité civile), fac. 133-30, 2003 - P. Kayser, Les droits de la personnalité, RTD civ. 1971, p. 445 - G. Viney, introduction à la responsabilité, LGDJ 1995, n° 43. 560 G. Goubeaux, op. cit., n° 276 561 G. Viney, JCP G. 1997, I, 4025. 248 563. L’autonomie radicale peut être illustrée par un arrêt de la première chambre civile du 5 novembre 1996 562 dans lequel une société de presse est condamnée à verser des dommages-intérêts à Mme G. pour atteinte à la vie privée, à la suite de la publication de son image. La société se pourvoit en cassation et fait valoir que, si l’article 9 du Code civil donne à la victime une action propre à faire cesser cette atteinte, la réparation du préjudice subi est soumise aux conditions d’application de l’article 1382. La Cour d’appel aurait méconnu la combinaison de ces deux textes en décidant que Mme G. n’était pas soumise aux règles de preuve du dommage et d’un lien de causalité avec la faute retenue. La Cour de cassation rejette le pourvoi car, selon l’article 9 du Code civil, « la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation » dont l’évaluation est souverainement appréciée par les juges. 564. L’autonomie complète et la spécificité de ce régime sont affirmées dans un rapport de la Cour de cassation563. Il est rappelé que ce régime n’est pas soumis aux règles de la responsabilité civile (faute/ préjudice/ relation causale) car il a pour finalité la prévention ou de la réparation de l’atteinte à un droit subjectif particulier pour lequel le juge a reçu des pouvoirs spéciaux. La notion spécifique de cette loi est celle d’atteinte qui ne doit pas être confondue avec celle de dommage et en application de l’art. 809 du NCPC, sa seule constatation suffit à déclencher des mesures conservatoires ou de prévention au profit de la victime. 565. On devrait donc conclure qu’il y a eu un passage progressif du jeu normal de l’article 1382, le juge constatant un dommage en application du droit commun 564, à une sanction de la violation d’un droit ne devant plus rien à la responsabilité civile565. Cependant on doit constater que l’article 9 n’implique pas cette rupture. L’alinéa 2 dispose que « les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestres, saisies ou autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ». Il y a bien une distinction 562 J.C.P.G., 1997, II, 22805, obs. J. Ravanas - décision identique : Cass. civ. 1re du 25 février 1997 : JCP. G. 1997, II, 22873, note J. Ravanas - TGI Nanterre, 1 re ch. C, 7 nov. 2000 : Gaz. Pal. 25-26 septembre 2002, jur. p. 1368, note D. Amson. 563 J-P. Ancel, La protection de la personne dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, Cour de Cassation, Rapport de la Cour de cassation, Documentation française, 2000, p. 59 et s. 564 G. Goubeaux, op. cit., n° 275. 565 G. Goubeaux, op. cit. , n° 268. 249 entre mesures spécifiques dans tous les cas d’atteinte à ce droit et réparation du dommage, s’il y a lieu. Elle n’est donc pas systématique et se distingue de la simple atteinte à la vie privée. L’argumentation en faveur de la rupture radicale repose sur le postulat que le droit de la responsabilité civile ne prendrait pas de liberté avec les textes et exigerait toujours la preuve et la qualification de toutes les conditions énumérées à l’article 1382. Il n’existerait pas de responsabilité du fait non fautif de l’homme566. Il paraît difficile, dans la pratique, de considérer que les décisions des juges sont aussi respectueuses de la lettre des textes ce qui atténue la portée de l’autonomie. 566. On peut considérer que la rupture n’est que relative, ce qu’illusttre un jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 3 décembre 1997567. Une société de production fait filmer pendant plusieurs jours une personne. Celle-ci assigne la société sur le fondement de l’article 9 du Code civil. Le Tribunal considère que si le fait de filmer une personne sans son consentement, constitue une immixtion dans sa vie privée et une violation de l’article 9, il n’en faut pas moins prouver l’existence d’un préjudice qui n’est pas établi en l’espèce. 567. Cet jugement fait donc une application littérale du texte de l’article 9, qui est en contradiction avec le rapport de la cour de Cassation. Il soumet la réparation aux règles du droit commun. La violation de la norme n’est pas suffisante. On a pu évoquer bien des raisons à cette décision et elle serait une illustration de la distinction du dommage et du préjudice. La violation de la vie privée est un dommage, mais n’entraîne pas toujours de préjudice. On a pu évoquer l’indignité de la personne victime car elle avait manifesté implicitement son acceptation (l’arrêt énonce que la victime avait été ostensiblement filmée), mais toutes ces nuances ne font pas échec à une remise en cause de l’autonomie complète de l’article 9. 566 On peut noter de nombreuses tendances vers l’objectivation du fait générateur, en dehors du domaine de la défense de la vie privée : accident de football, responsabilité des parents pour le fait de leurs enfants : cf troisième partie n° 872. 567 M. Serna, J.C.P.G., 1998, II, 10067. 250 568. L’autonomie de la loi de 1970 est cantonnée pour une grande partie de la doctrine. Elle réside dans la simplification des conditions de l’action568. En ce qui concerne la réparation, le droit commun de la responsabilité civile garde sa place. On doit considérer que la violation du droit suffit à faire présumer le dommage et le lien de causalité de façon irréfragable569. La charge probatoire est seulement allégée. L’accession au rang de droit subjectif permet donc seulement de faire échapper ce régime à l’exigence de la constatation de la faute et assure une protection plus aisée contre divers agissements et la prise d’une photo n’est pas obligatoirement une faute bien qu’elle puisse porter atteinte à la vie privée. L’étude des faits est indifférente à l’établissement du dommage car la violation du droit à la vie privée est un dommage. B) Une catégorie en extension 569. Que la simple violation d’un droit soit un fait générateur de dommage ne fait pas de doute tant on peut en voir des exemples en dehors du régime de protection de la vie privée des personnes morales et des individus. La reconnaissance du préjudice moral des personnes morales relève de l’artifice car on voit mal comment une personne fictive570 pourrait souffrir d’un quelconque agissement en dehors d’une dérive anthropomorphique571. Le préjudice propre de la personne morale s’affirme en jurisprudence572 dans des circonstances variées. Ainsi a été reconnue une atteinte à la réputation d’un hôpital du fait de l’irruption de commandos anti-avortement dans ses locaux. La chambre criminelle énonce que « les articles 2 et 3 du code de procédure pénale, ouvrent l’action civile à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage, matériel ou moral, découlant des faits, sans exclure les personnes morales573 ». Cette formulation est partagée par la CEDH : « la Cour ne peut donc exclure (…) qu’il puisse y avoir pour une société commerciale un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire (…). Puisque la forme principale de la réparation que la Cour peut octroyer, est de nature 568 J. Carbonnier, Les personnes, PUF 2000, n° 87, p. 157 - J. Ravanas, note précit. – Cass. civ. 1re, 5 novembre 1996 : JCP G. 1997, I, 4025, obs. G. Viney. 569 G. Viney et P. Jourdain, op. cit. , n ° 257 570 L. Michoud, La théorie de la personnalité morale, LGDJ, 1924. 571 Si on suit la définition du préjudice moral comme le dommage subi par une personne dans ses sentiments selon G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 2000. 572 V. Wester-Ouisse, Le préjudice moral des personnes morales, JCP. G. 2003, I, 145. 573 Cass. crim., 27 novembre 1996, Bull. crim., n° 431 - Dans le même sens : Cass. crim. 7 avril 1999, Bull. crim., n° 69. 251 pécuniaire, on doit constater que l’efficacité du droit garanti par l’article 6 de la CEDH, exige qu’une réparation pécuniaire aussi bien pour dommage moral puisse être octroyé y compris à une société commerciale574 ». L’élément important de cette décision est l’affirmation que cette sanction s’impose en vue de rendre efficace la garantie des droits car elle est la seule arme aux mains des tribunaux. La fin justifie l’adaptation des moyens et des concepts du droit. 570. On peut voir des illustrations de la consécration de ces principes dans le cas d’action contre le parasitisme commercial575, en cas de concurrence déloyale576, lors de la reconnaissance du préjudice d’une association de lutte contre l’alcoolisme577. Dans tous les cas la violation d’un droit permet d’inférer l’existence d’un préjudice. La violation de la norme contractuelle peut aussi être source de préjudice moral578. 571. On peut avoir application de ces principes en jurisprudence ou dans la loi. Ainsi sont reconnus et réparés en jurisprudence des préjudices causés par des loteries publicitaires579, certaines fautes professionnelles580, l’annulation d’une reconnaissance d’enfant naturel et de la légitimation subséquente à la suite d’une 574 V. Wester-Ouisse, art. précit, n° 5. Cass. com. 30 janvier 2001 : G. Viney, JCP G. 2001, I, 340 : Une société N. distribuant du matériel destiné à l’identification judiciaire édite un catalogue qui est copié par une société G. Elle agit contre G. en parasitisme et obtient gain de cause en appel. Un pourvoi est formé par G : elle reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir relevé que l’imitation pouvait provoquer une quelconque confusion, ni qu’elle avait porté sur des éléments qui auraient coûté des efforts et des investissements dont G. aurait fait l’économie. Celui-ci est rejeté. La Cour admet que les juges n’avaient pas à relever que l’imitation avait entraîné un dommage. La constatation de l’atteinte au droit suffit à permettre la réparation - Dans le même sens pour une action en contrefaçon : Cass. com. 3 juillet 2001, pourvoi n° 98-18.352 576 Cass. com., 9 oct. 2001 : RTD. civ. 2002, p. 304, obs. P. Jourdain : Une société assigne un concurrent à qui elle reproche d’avoir embauché une des ses anciens salariés en dépit d’une clause de non-concurrence dont elle avait connaissance. En appel la société demanderesse est déboutée au motif qu’elle n’établit pas l’existence d’un dommage du fait de l’emploi de son ancien salarié. La société se pourvoit en cassation et la décision des juges du fond est cassée au visa de l’article 1382. La Cour de cassation énonce qu’un trouble commercial s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale. 577 Cass. civ. 2e, 25 juin 1998, Bull. civ., II, n° 228 : L’ Association nationale pour la prévention de l’alcoolisme assigne deux sociétés pour affichage publicitaire en faveur d’une marque de whisky. Elle obtient gain de cause en appel. Le pourvoi des sociétés d’affichage est rejeté : l’association subit du seul fait de la publicité illicite en faveur de l’alcool un préjudice direct et personnel - même sens, Cass. civ. 1 re, 15 mai 1990, Bull. civ. I, n° 102. 578 Cass. civ. 2e, 9 octobre 2003: JCP. G. 2003, IV, 2861 : Une société d’annuaires professionnelles omet le nom de deux avocats faisant partie d’une société professionnelle. Il en est résulté une information inexacte. La Cour d’appel de Rennes en déduit que la société éditrice avait commis une faute ayant causé à la société d’avocats un dommage dont elle a souverainement apprécié l’existence et l’étendue. 579 B. Lecourt, Les loteries publicitaires : la déception a-t-elle un prix ?, JCP. Ed. G., 1999, I, 155 - D. Mazeaud, D’une source l’autre, D. 2002, p. 2963 - S. Reifegerste, Fondement de la responsabilité civile des sociétés organisatrices de loteries publicitaires, JCP. Ed. G, 2002, II, 10173 580 J. Carbonnier, Le silence et la gloire, D. 1951, chron., p. 119. - J. Mihura, JCP. 1951, II, 6193 575 252 procédure de divorce581, la naissance d’enfant après viol incestueux582, un père qui a profité de l’exercice de son droit d’hébergement pour prendre la décision de faire procéder à la circoncision de son fils à des fins rituelles sans l’accord de la mère583. En droit du travail584, on peut noter plusieurs exemples de telles réparations de préjudices en cas de violation d’un droit. Ainsi, l’article L. 122-8 du Code du travail en cas d’inobservation du délai congé, l’article L. 122-9 en cas de licenciement d’un salarié sous contrat à durée indéterminé de moins de deux ans ou l’article L. 122-144, en cas de licenciement abusif ou irrégulier. 2) Une fonction de peine privée de la responsabilité civile 572. La responsabilité civile a une fonction réparatrice prééminente585, mais elle n’est pas la seule. En effet, elle a pour finalité principale de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu586. La réparation semble être la sanction spécifique du droit de la responsabilité et apparemment sa seule arme et elle est indifférente à la gravité de la faute. C’est oublier sa fonction normative. 573. La notion de peine privée doit être prise en compte. Elle est explicite dans différents systèmes juridiques mais en droit interne elle apparaît seulement de façon implicite587. Pourtant, seule l’existence de cette fonction permet de rendre compte des solutions données aux préjudices moraux purs588. Dans tous ces cas, il s’agit surtout de sanctionner et de prévenir des comportements déloyaux ou illicites, principalement dans le droit des affaires ou des personnes, par une recherche de moralisation des 581 Dijon 9 juin 1998 : D. 2000, p. 168, obs . Henneron. F. Garron, La responsabilité civile du géniteur, RRJ, 1999, p. 367 : la victime d’un viol a demandé réparation devant les juridictions pénales de son préjudice et de celui de l’enfant né de ces relations incestueuses, le violeur étant son père. La chambre criminelle se fondant sur les article 2 et 3 du Code de procédure pénale admet que l’enfant du viol, mis au courant de sa filiation, puisse se prévaloir d’un préjudice grave résultant de cette infraction. 583 C. Duvert, Autorité parentale et circoncision rituelle, D. 2001, p. 1585. 584 S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, 1995, n° 168 et s. 585 G. Viney et P. Jourdain, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 2. 586 Cass. civ. 2 e, 28 octobre 1954 : JCP G., 1955, II, 8765, note R. Savatier. 587 S. Carval, , op. cit., n° 195. 588 G. Viney et P. Jourdain, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 4 - S. Piedelièvre, Les dommages et intérêts punitifs : une solution d’avenir,in La responsabilité civile à l’aube du XXI e siécle, op. cit., p 68, n° 3. 582 253 comportements dans la vie sociale589. On peut considérer qu’il existe une complémentarité des deux ordres juridiques, civil et répressif, avec parfois, pour les mêmes atteintes, un double volet. La loi de 1970 qui a instauré la protection de la vie privée en droit civil se double d’un volet pénal dans les articles 226-1 et suivants du Code pénal. L’existence de sanctions pénales assure certes une protection assez efficace des personnes mais elle est nécessairement lacunaire du fait du principe d’interprétation stricte du droit criminel, alors que la diversité des atteintes ne cesse d’évoluer, sans pour autant atteindre un tel trouble à l’ordre public qu’elles doivent être érigées en infraction. Le comblement des lacunes est assuré par le droit civil dans sa fonction de peine privée590 . 574. Cette réalité est cependant niée en jurisprudence. Une demande se fondant sur la recherche d’une sanction civile est irrecevable et une décision ouvertement motivée dans ce sens serait censurée par la Cour de cassation qui soutient toujours que la responsabilité civile a pour fonction de réparer et non de punir591. Elle s’en tient à une stricte séparation entre les deux domaines, ce qui est conforme à l’évolution historique et philosophique de la responsabilité. La scission des deux ordres de responsabilité a été un net progrès dans l’évolution de l’humanité et le prononcé d’une peine pourrait passer pour un recul. Il est donc nécessaire que les exigences formelles de la responsabilité civiles soient respectées pour que les apparences soient conservées, au prix d’une adaptation technique du dommage et du lien de causalité. 3) La causalité comme implication normative. 575. La responsabilité, dans sa fonction de peine privée, nécessite une adaptation technique en vue de satisfaire à ses fins. Elle passe par un fléchissement des conditions de la responsabilité civile592. Souhaitant réprimer des comportements, la technique civiliste doit prendre pour modèle le droit pénal. 576. Si le droit pénal partage avec le droit civil le principe qu’il n’y a pas de responsabilité sans activité matérielle, positive ou d’abstention, il s’en sépare quant à 589 S. Carval, op. cit., titre II. G. Goubeaux, op. cit., n° 273. 591 S. Carval, op. cit., n° 2 et note 2 p. 2. 592 S. Piedelièvre, art. précit., n° 7. 590 254 l’exigence de résultat593. Beaucoup d’infractions nécessitent pour être constituées qu’un résultat soit obtenu594. Il ne peut y avoir de vol si la chose n’est pas appropriée frauduleusement, ni d’escroquerie sans remise de la chose. Mais à côté de celles-ci, le droit pénal fait aussi une large place à des infractions indifférentes à la prise en compte de la réussite des actes, que ce soit la tentative d’infraction595, les infractions dites formelles596, les infractions-obstacles597 ou les infractions de mises en danger598. Dans un souci de prévention, certains comportements sont élevés au rang d’infraction et sanctionnés alors qu’ils n’ont causé aucun dommage : la simple violation de l’interdit exprimé dans la norme suffit à constituer une infraction. Les infractionsobstacles s’analysent comme un comportement dangereux susceptible de produire un résultat dommageable. Elles permettent d’incriminer des actes qui ne sont que préparatoires. On ne pourrait les poursuivre au titre de la tentative qui nécessite une infraction à titre principale. Les infractions de mise en danger forment une catégorie intermédiaire qui est, selon le cas, proche des infractions formelles ou des infractionsobstacles. Elles répriment des comportements créant un risque grave d’atteinte à la vie des personnes par un tiers qui ne souhaite cependant pas que ce risque se produise599. 577. Le droit pénal ne sanctionne que les infractions les plus graves dans les limites du principe de légalité. Le droit civil prend donc le relais et on peut dire qu’il existe des délits ou quasi-délits civils formels, des délits obstacles ou de mise en danger. La simple violation de la norme est suffisante. Il est donc inutile d’établir la constatation du lien causal ou du préjudice et l’étude des faits devient indifférente à la décision. La proposition qui énonce leur réalité est tautologique600 en ce qu’elle est toujours vraie quel que soit l’état du monde. La vérité est donc indépendante de tout contenu réel. Or nous avons vu que la causalité est normalement une relation à contenu empirique. Il s’ensuit un remaniement de la notion. 593 F. Desportes, F. Legunehec, op. cit., n° 434. Ibid., n° 445. 595 Ibid., n° 450. 596 Ibid., n° 459. 597 Ibid., n° 461. 598 Ibid., n° 462. 599 C. pén., art. 223-1 à 223-20. 600 F. Lepage, Eléments de logique contemporaine, Presses Universitaires de Montréal, 2001, p. 52. 594 255 578. L’établissement de la causalité ne repose donc pas sur un contenu réel mais elle devient une relation normative d’implication. La causalité comme le préjudice sont imposés par la norme à des faits (la violation de l’interdit) et ne viennent pas de la constatation des faits. Le dommage et le lien de causalité ne sont plus un présupposé d’une règle dont ils déclenchent l’application, ils en deviennent une conséquence. Le dommage et le lien de causalité sont institués par la règle. Il y a un lien de causalité par détermination de la loi ce qui peut aussi ce traduire sous forme d’une présomption irréfragable et non d’une présomption simple. 579. La relation entre le fait et le dommage est une relation d’implication et non de causalité au sens usuel. On peut l’exprimer par la forme logique : si p… alors q601. Il y a donc là une forme spécifique de causalité dans la mesure où nous avons pu montrer que causalité et implication sont en principe étrangères l’une à l’autre. Si elles sont deux formes de relations, elles ne sont pas de même nature. Conclusion 580. La scientificité de la causalité fautive a des limites liées à la fonction de la responsabilité civile qui est en jeu. Un certain nombre de fautes consistent en la violation d’un droit subjectif et c’est leur défense qui justifie leur assimilation à des préjudices moraux purs. Les droits de la personnalité en sont la forme typique mais la catégorie des préjudices moraux purs est ouverte. Il s’agit de mettre ne œuvre la fonction de peine privée de la responsabilité civile. La causalité s’adapte aux exigences de cette fonction. Elle ne peut être lien de dépendance, faute de matérialité du préjudice et devient implication normative. L’existence de la règle implique que sa violation soit dommageable et que l’acte soit en lien de causalité avec lui. Sous-section II) Perte de chance 581. La perte de chance, prise en compte par le droit civil depuis la fin du XIXe siècle602, peut se définir comme la disparition de la probabilité d’un événement futur favorable, lorsque cette éventualité peut être regardée comme suffisamment 601 602 F. Lepage, op. cit., p 37 - M. L. Mathieu-Izorche, o. cit., p. 292. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 280. 256 sérieuse603. Elle semblerait être une application des données statistiques tant sa définition est proche de celle du risque, à tel point que la distinction entre perte de chance et création de risques peut sembler bien mince et pourrait même inciter à les identifier peu ou prou604. L’affirmation doit être nuancée au prix d’une distinction entre l’idée de probabilité et sa mise en oeuvre. Si l’idée de possibilité de réalisation d’un évènement défavorable est bien présente dans les deux cas, il ne s’ensuit pas que la façon de traiter le problème des chances ou des risques soit la même dans chacun d’eux - bien au contraire - ce qui se traduit par une détermination différente du lien de causalité entre faute et dommage. Il est donc nécessaire d’envisager les théories qui justifient l’existence de la catégorie «perte de chance». Elle a d’abord été considérée comme un dommage original et répondant aux exigences du droit commun de la responsabilité civile, en particulier en ce qui concerne le lien de causalité entre ce dommage et un fait générateur (I), puis, dans la responsabilité médicale, une nouvelle forme de perte de chance est apparue, reposant sur un lien de causalité incertain (II). Toutefois, malgré ces différences, on peut les rapprocher en tant que forme particulière de préjudice moral pur, c’est-à-dire de dommage né de la violation d’un droit (III). I) La perte de chance en droit commun 582. Quelques notions concernant ce préjudice doivent être rappelées, afin de mettre en lumière les particularités de son application dans le droit médical. L’incertitude qui est un point commun de ces deux formes de perte de chance ne s’apprécie pas de la même façon. La perte de chance de droit commun est un préjudice certain assez fréquemment reconnu et qui ne suscite guère de problème605. 583. L’idée de perte de chance est marquée par sa dimension d’incertitude, mais elle ne doit pas se confondre avec l’aléa qui lui est pourtant intimement lié606. On peut la définir comme un préjudice dont l’objet est la disparition d’une chance préexistante, 603 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 1418. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 373. 605 Course de cheval : Cass. Crim., 6 juin 1990, Bull. crim., n ° 224 - Plaideur reprochant à son avocat la perte de d’une chance de gagner un procès du fait de sa négligence : Cass. civ. 1 re, 2 avril 1997, Bull. civ. I, n° 118 ; Cass. civ. 1re, 2 avril 2001, Bull. civ., I, n° 106.- Candidat ne pouvant se présenter à un examen : Cass. civ. 2 e, 12 mai 1996, Bull. civ. II, n° 564 - Avoué négligent : Reims. Ch. Civ., 1 re sect. 26 avril 1976 : JCP. G., 1977, II. 18549, note J.A. 606 C. Ruellan, La perte de chance en droit privé, RRJ 1999, p. 729. 604 257 conçue comme une probabilité non acceptée et non hypothétique constituant un élément patrimonial. La perte de chance est prise en compte dans sa dimension objective, évaluable, qui permet de séparer la chance de l’espoir qui n’a d’existence que dans l’esprit d’un individu607. La chance et l’aléa sont de même nature, il ne s’agit que de possibilités de réalisation d’un processus, mais l’aléa tel qu’on le retient pour la qualification de contrat aléatoire est une éventualité acceptée, entrée dans le champ contractuel608. C’est pourquoi l’aléa ne peut donner lieu à réparation si une perte se produit et l’on peut dire que l’aléa accepté chasse la perte de chance. La chance au contraire reste en dehors du contrat et n’est appréhendée que si elle disparaît par une faute, alors qu’elle préexistait à cette dernière609. Elle n’est donc pas envisagée comme une modalité de la réalisation d’un acte. La chance doit être conçue comme la possibilité de voir se dérouler sans aléa un événement jusqu’à une issue qui peut être aléatoire, donc heureuse ou non. L’absence d’aléa ne va pas jusqu’à la certitude d’obtenir un résultat favorable qui n’est qu’une espérance toute subjective. Tout le déroulement de l’évènement n’est donc pas aléatoire dans le processus qui va mener à la perte de chance. 584. Encore faut-il que cette chance ne soit pas hypothétique. Elle doit être réelle et sérieuse610 bien que par définition la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine. Les juges doivent caractériser la chance qui a été perdue s’ils ne veulent encourir la censure de la Cour de cassation611. L’appréciation de la chance est objective et il faut donc l’évaluer. La difficulté réside dans ce que la pesée des chances est relative à un événement qui ne s’est pas réalisé et dont la réalisation est maintenant exclue. La chance est le seul préjudice pris en compte, non le dommage définitif et c’est uniquement l’interruption d’un processus dont la chance marquait une étape qui permet de mettre en évidence le moment où la chance s’est perdue. C’est pourquoi ce préjudice est autonome du préjudice final, le résultat du processus réel étant indifférent à la constitution de la perte de chance. 607 X. Pradel, Le préjudice dans le droit de la responsabilité civile, LGDJ, 2004, n° 192. C. Ruellan, art. précit., n° 7 et s. 609 C. Ruellan, art. précit., n° 9 - J. Boré, L’indemnisaion pour les chances perdues : une forme d’appréciation quantitative de la causalité d’un dommage, JCP G. 1974, I, 2620, n° 31. 610 C. Ruellan, art. précit., n° 15 - F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 701. 611 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 138. 608 258 585. Pour qu’il y ait perte de chance il faut une interruption définitive d’un processus ne permettant pas à la chance d’être courue. Parfois, il suffit que le processus se soit déroulé de façon fautive. La jurisprudence en matière de courses hippiques en donne des illustrations612. Lorsqu’un cheval n’a pas pris le départ d’une course, alors que le parieur avait joué, se trouve réalisé un cas du premier type car le processus ne s’est pas déroulé du tout. Lorsqu’un cheval a pris part à la course mais a été retenu par son jockey, il s’agit d’un exemple du deuxième type car le processus n’a pas été interrompu mais ne s’est pas déroulé normalement. Dans les deux, cas le parieur ne gagne pas son pari, mais ce n’est pas la non réalisation du gain espéré qui est la perte de chance, c’est la non réalisation du processus normal et sans aléa accepté au cours duquel la chance devait être courue. Il y a donc une obligation de résultat à la charge de celui dont la responsabilité peut être recherchée quant à la réalisation de ce processus. 586. Le préjudice constitué par la perte de chance répond en tout point aux conditions du droit de la responsabilité civile, en particulier à l’exigence de la preuve d’un lien de causalité qui doit être direct et certain613. C’est l’acte qui a arrêté ou modifié le processus qui a fait perdre des chances, celles-ci étant présentes dans le patrimoine de la victime au moment où le processus a été arrêté. La chance doit être tentée loyalement et en ne permettant pas, par son action, le déroulement du processus, l’acte interruptif est en lien de causalité direct avec la perte qui se matérialise au moment même où il se produit. La perte de chance en tant que préjudice autonome permet une indemnisation différente du préjudice final auquel elle ne peut être égale et le juge doit pondérer son évaluation à la mesure de la probabilité qu’il retient614. Ces points étant rappelés on peut donc aborder la question particulière de la perte de chance en droit de la responsabilité médicale qui se sépare de ce modèle car une incertitude pèse sur le lien de causalité. II) La perte de chance médicale 612 C. Ruellan, art. cit., n° 12. X. Pradel, op. cit., n° 191. 614 Cass. civ. 1 re, 7 juin 1989 : RTD civ., 1992, p. 113, obs. P. Jourdain. 613 259 587. Cette forme de perte de chance615 est marquée par une incertitude qui a touché initialement la causalité (1). Elle n’est pas déterminée par une analyse probabiliste de la situation comme le risque (2). 1) Une catégorie marquée par l’incertitude du lien causal Les caractéristiques de cette forme de perte de chance sont bien affirmées (A), mais sa justification par l’incertitude du lien de causalité a été remise en question (B). A) Caractéristiques 588. À partir arrêts inauguraux616 on peut dresser un tableau assez stéréotypé des situations où une perte de chance est reconnue. Dans tous les cas des soins donnés à un patient ont eu une issue malheureuse, se soldant par son décès, des séquelles ou toute autre forme de complications. Il est considéré que le patient avait initialement des chances réelles de succès si un traitement correct avait été institué. A la différence de la forme commune, le processus s’est poursuivi jusqu’à son terme. Il s’agissait d’un processus à l’issue aléatoire, comme dans toute perte de chance, mais il n’y a plus incertitude sur le résultat car le dommage s’est réalisé617. La présence d’une faute médicale est constante et non discutée mais il est impossible d’affirmer que cette faute a été cause du préjudice final. S’il y a incertitude sur le lien de causalité entre cette faute et le dommage réalisé, celle-ci a néanmoins fait perdre au patient une chance de survie, de guérison ou de ne pas subir les séquelles qu’il présente. Telles sont les caractéristiques de la notion qu’on retrouve sans changement dans des arrêts récents618. Encore faut-il justifier l’existence d’une telle perte de chance, la 615 La perte de chance existe aussi en dehors du droit médical. Cass. civ. 1 re du 6 oct. 1998, cité par X. Pradel, op. cit., n° 195 : dans cette affaire un commerçant avait passé un contrat avec une société de télésurveillance. L’alarme de s’étant pas déclenchée lors d’un cambriolage, la société est assignée en réparation du dommage subi. Déboutée par les juges du fond qui ne reconnaissent qu’une perte de chance d’amoindrir les conséquences du sinistre, la victime se pourvoit en cassation. La Cour de cassation casse la décision en ces termes : « Attendu qu’en se déterminant ainsi alors que la défaillance de l’installation était en relation de cause à effet avec le dommage fût-il une perte de chance, la Cour d’appel a violé le texte (art. 1147) ». 616 C.A Grenoble du 24 oct. 1961 : RTD. civ 1963, p. 334, obs. A. Tunc – Cass. civ 1re , 14 déc. 1965 : JCP, 1966, II, 14753, note R. Savatier. 617 M-P. Lamour, Des cas où l’on répare les dommages que l’on n’a pas causés, RRJ 2002-3, p. 1242, n° 16. 618 C.A. Versailles (3e ch.), 28 novembre 2003 : D. 2004, p. 2814, note P. Hennion-Jacquet. 260 différencier de la forme ordinaire et la situer au sein des théories juridiques de la causalité. 589. Il existe plusieurs justifications théoriques de la perte de chance en médecine, en rapport avec sa dimension d’incertitude. Si l’objet de l’incertitude a pu porter sur le lien causal, la difficulté qui en résultait a été évacuée en faisant de la perte de chance une forme particulière de dommage. Toutefois une solution tranchée entre ces deux conceptions peut paraître excessive et dans la jurisprudence, force est de constater que la perte de chance est tantôt un dommage spécifique tantôt une causalité douteuse619 sans qu’il soit possible d’unifier la notion. B) Un lien de causalité incertain en discussion 590. La justification a d’abord reposé sur l’affirmation que le lien de causalité était incertain (a), puis cette conception a été rejetée ce qui a ramené la perte de chance dans le droit commun de la responsabilité civile (b). a)L’incertitude causale affirmée 591. Pour M. Boré, la perte de chance reposerait sur une causalité incertaine résultant de la prise en compte des probabilités scientifiques par le droit. Elle conduirait à l’admission d’une causalité partielle. L’indemnisation des chances perdues serait une forme d’appréciation quantitative de la causalité d’un fait dommageable620 car il existe de nombreuses situations où une faute permet ou facilite la réalisation d’un dommage sans qu’il soit possible d’affirmer que celle-ci en a été la cause génératrice ou la condition sine qua non, parce qu’on ne peut savoir si en son absence le dommage ne se serait pas produit de la même façon. On ne peut donc pas dire que la faute a été nécessaire à la réalisation du dommage621. 619 Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 582-2. J. Boré, L’indemnisation pour les chances perdues ; une forme d’appréciation quantitative de la causalité d’un fait dommageable, JCP, 1974, I, 2620. 621 C’est donc admettre le postulat déterministe au fondement de la causalité : ce qui n’est pas nécessaire n’est pas causal, donc ce qui est probable n’est pas une cause. 620 261 592. La faute n’a créé que la possibilité de ce dommage. Deux attitudes face à cette situation sont possibles. Soit considérer que l’incertitude empêche de réparer le dommage. Soit réduire le préjudice à la mesure du lien de causalité avec la faute du demandeur. La perte de chance est alors un préjudice partiel et relatif fonction de la mesure de l’incertitude causale. C’est un calcul de probabilité rétrospectif qui se donne pour but de la réduire. Au lieu de dire que 40% d’incertitude ne permettent pas de conclure, on peut ne retenir que les 60% pour affirmer un préjudice partiel622. La perte de chance n’est pas en lien de causalité (car seul un antécédent nécessaire pourrait être qualifié de cause) avec le dommage, la faute est seulement considérée comme ayant concouru à la réalisation du préjudice final et c’est cette part de causalité qui justifie le cacul de l’indemnisation. Le préjudice est apprécié à l’aune de la probabilité causale et une telle démarche a incontestablement une assise scientifique623. Cette explication justifie la perte de chance dans le cadre de la causalité partielle, forme quantitative de causalité. 593. Toutefois M. Boré note que la jurisprudence ne procède pas toujours à une appréciation scientifique. Celle-ci est écartée lorsqu’il est facilement admis que toute faute, dans un contexte d’incertitude, est considérée comme ayant joué un rôle en faisant perdre une chance de survie. Il ne s’agit plus de causalité partielle mais d’incertitude causale. Le lien de causalité incertain est alors simplement un lien sur lequel existe un doute et qui est cependant retenu au prix d’une dénaturation de la notion624. 594. La causalité partielle, ainsi comprise, justifie la perte de chance par la prise en compte d’un lien de dépendance statistique entre faute et dommage, mais se refuse à 622 F. Sallet, La perte de chance dans la jurisprudence administrative, Panthéon-Assas, 1994 : Le Conseil d’Etat indemnise la perte de chance depuis 1928 mais ne tire pas les même conséquences de l’usage des probabilités : soit la chance est jugée suffisante à leur aune et tout le préjudice est indemnisé soit elle est insuffisante et il n’y a pas d’indemnisation. 623 J. Boré, art. précit., n° 24: la causalité partielle n’est l’application d’aucune théorie classique mais elle est utilisable parce qu’aucun système de causalité n’est imposé au magistrat. 624 J. Boré, op. cit., n°40. - Il faut à nouveau insister sur la distinction au sein de l’incertitude causale entre possibilité et probabilité, si on souhaite donner un contenu aux notions. La probabilité causale d’un fait se traduit par l’augmentation de fréquence de survenue d’un événement en sa présence dans un grand nombre de cas. Aussi le résultat à l’échelon individuel est incertain. La possibilité causale, n’est qu’une hypothèse non confirmée ni infirmée qui est donc une causalité douteuse. Mais il peut paraître à certains que l’assimilation est souhaitable au profit de la victime : A. Tunc, Les récents développements des droits anglais et américain sur la relation de causalité entre la faute et le dommage dont on doit réparation, RID comp., 1953, p. 5, n°37. 262 la pleine réparation alors que dans d’autres cas, la simple dépendance paraît suffisante pour retenir la causalité entière du défendeur625. Il y a dans cette interprétation une conscience de la difficulté de l’application des connaissances statistiques à un cas individuel, qui semble justifier de ne pouvoir accorder la même valeur à la connaissance statistique, une probabilité de causalité, et à la connaissance déterministe, une certitude de causalité, qui seule autoriserait une réparation complète. Toutefois la causalité partielle n’est plus de droit positif626 et une telle justification doit être considérée comme caduque627, ce qui exclut que la perte de chance se rattache à l’approche statistique de la causalité. La causalité partielle a été repoussée, après une période où elle a été en vogue, du fait de ses conséquences. Elle ruinait l’obligation in solidum qui est une garantie d’indemnisation pour les victimes628. Une nouvelle explication de la perte de chance a dû être donnée afin de sauvegarder ses acquis en droit médical, tout en éliminant cet inconvénient. b) L’incertitude causale rejetée 595. La perte de chance a fini par être considérée comme un préjudice autonome629 ne se justifiant plus par l’incertitude causale630. C’est la position majoritaire en doctrine et elle expliquerait au mieux la jurisprudence actuelle631. L’incertitude causale demeure présente dans les situations où la perte de chance est retenue, mais elle n’occupe pas la même place que précédemment, bien que les prémisses du raisonnement soient les mêmes. S’il ne peut être établi que la faute a été causale, il est cependant impossible d’exclure que sans la faute le dommage ne se serait pas produit632. La solution à adopter face à l’incertitude est fonction des conséquences des choix possibles. Il y a un double risque d’iniquité. Soit on applique une conception 625 Cf. supra n° 491. G. Viney, P. Joudain, op. cit., n° 408 et s. 627 Par contre la possibilité de retenir une causalité douteuse n’est pas invalidée. 628 B. Starck, La pluralité des causes de dommage et la responsabilité civile, JCP. G 1970, I, 2339- F. Chabas, Bilan de quelques années de jurisprudence en matière causale, D. 1970, chron. p.113. 629 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 280. 630 Cass. civ. 1re, 8 juillet 1997 (2 arrêts) : JCP. 1997, II, 22921, rapp. P. Sargos - M. Fabre-Magnan, L’obligation d’information dans le contrat, LGDJ, 1992, n° 603 et 613 - I. Vacarie, La perte d’une chance, RRJ, 1987, p. 908 . 631 Application récente : CA Paris, 1 re ch. B., du 27 nov. 2003 : Gaz. Pal. 16-17 avril 2004, som. p. 25, note J. Bonneau : « la cause du décès du patient n’est pas en lien de causalité avec la faute du Dr. X. Cependant il existe une perte de chance de survie de quelques semaines ou de quelques mois. » 632 La nature du doute peut être exprimée différemment, G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 280. « La faute médicale, même s’il n’est pas certain qu’elle est la cause unique de l’état actuel du patient, a, à tout le moins, compromis les chances d’amélioration de cet état. » 626 263 stricte du lien de causalité, et le médecin fautif ne sera jamais sanctionné. L’incertitude impliquerait l’irresponsabilité633. Soit on adopte une approche très souple de la question et le patient sera toujours indemnisé pour le tout, bien que la faute du médecin ne soit pas causale avec certitude. Les deux solutions extrêmes sont à rejeter et une voie médiane est possible grâce à la perte de chance. 596. La théorie de la perte de chance modifie l’objet du lien de causalité et permet une troisième voie. Elle ne relie pas la faute au dommage final mais à une chance de guérir, donc à un préjudice autonome, dès lors qu’une chance existait bien au moment où la faute a été commise, peu important l’évolution finale. Le lien de causalité entre faute et perte de chance doit être établi et il est certain. Cette justification permet d’échapper à l’incertitude causale à partir de laquelle la théorie avait émergé634. Il suffit donc d’établir que la chance était réelle et sérieuse et qu’elle a été perdue. L’indemnisation ne peut être égale au préjudice final mais seulement à une fraction de celui-ci sans se limiter aux préjudices moraux car elle inclut des éléments matériels635 . Le juge doit d’abord évaluer le préjudice final et fixer leur fraction qu’il attribue à la perte de chance de façon souveraine, par application des probabilités636. Il y a donc deux liens de causalité et deux dommages différents637, mais une seule faute. 2) Une causalité non probabiliste 597. La perte de chance, ainsi légitimée, est une notion problématique. Les arguments de la doctrine ne sont pas entièrement satisfaisants au regard de l’idée d’incertitude 633 Dans le même sens : G. Mémeteau, art. précit., p. 1368. - Cass. civ. 1re, 18 mars 1969 : RTD civ., 1969, p. 797 , obs. G. Durry : « Si on refusait de prononcer une condamnation contre un médecin chaque fois qu’on ne serait pas certain que c’est son intervention qui a été fatale, n’aboutirait-on pas très vite à une irresponsabilité automatique des médecins ? ». 634 Cass. Civ. 1 re, 17 nov. 1982, Bull. civ. I, n° 333 : « Attendu qu’en ayant recours à la notion de perte d’une chance pour déclarer le médecin partiellement responsable de la réalisation d’un risque, alors que cette notion ne pouvait concerner que l’évaluation du préjudice, les juges du second degré, qui avaient constaté l’absence de preuve d’une relation de cause à effet entre la faute retenue par leur arrêt (…) et l’apparition d’une embolie gazeuse ont violé le texte sus visé ». : JCP. G. 1983, II, 20056, note M. Saluden .- Y. Chartier, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, Dalloz, 1983, n° 27, p. 38. 635 Cass. civ. 1re, 10 janvier 1990, Bull. civ., I, n° 10 - En cas d’aggravation secondaire de l’état de la victime la perte de chance sera réévaluée ce qui peut paraître étrange si les deux préjudices sont différents et non liés causalement ; Cass. civ. Ire, 7 juin 1989, Bull. civ., I, n° 230. 636 J. Flour, J.,-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 138. 637 C. Müller, La perte d’une chance, étude comparative en vue de son indemnisation en droit suisse, notamment dans la responsabilité médicale, Staempfli, 2002,n° 404, p. 274 – M.-P. Lamour, Des cas où l’on répare les dommages que l’on n’a pas causés, RRJ 2002-3, p. 1240, n° 14. 264 présente dans la genèse de la notion. L’incertitude qui marque la perte de chance médicale relève d’un doute stratégique (A) et l’usage des probabilités s’éloigne des exigences méthodologiques scientifiques ce qui sépare perte de chance et création de risque (B). A) L’incertitude comme doute stratégique 598. Le raisonnement qui justifie la prise en compte de la perte de chance introduit un doute qui semble relever de la stratégie plus que d’autres considérations. Il est soulevé par l’affirmation qu’il est impossible de dire que sans la faute le dommage ne se serait pas produit. Tout se joue au regard de l’objet de la preuve exigée dans ce contexte. 599. L’objet de la preuve est modifié. Il ne suffit pas de prouver un fait positif, le rôle causal de la faute qui n’est pas établi comme le reconnaissent les magistrats dans leurs décisions. Il faut prouver un fait négatif, dont on connaît la difficulté pour celui qui en a la charge638. Il s’agit de démontrer l’impossibilité du rôle causal de la faute, ce qui revient à devoir faire la preuve d’une hypothèse639. Il y a donc limitation de la portée probatoire des faits prouvés et connus, au motif qu’une hypothèse contraire pourrait être soulevée. Autrement dit, le probable devrait céder le pas devant le possible. Cette démarche a pu, en certaines circonstances, être condamnée par la Cour de cassation640, mais elle demeure admise dans la perte de chance. 600. L’incertitude est donc plus construite que justifiée au regard des règles de preuves. La vérité dans le procès est uniquement judiciaire, elle obéit aux règles du droit qui n’exigent pas un niveau aussi absolu pour la conviction du juge. Ce rehaussement du niveau permet d’instituer un doute judiciaire641, donc une présomption, sans toutefois, aller au bout de ce choix. En effet, soit la preuve exigible est celle d’un fait positif et dans ce cas il n’y a pas de doute, la causalité ne devrait 638 J. Larguier, La preuve d’un fait négatif, RTD civ. 1953, p. 1. Y. Chartier, op. cit., n° 22 : « Ce qui est acquis, cependant, c’est que la chance de réaliser un gain ou d’éviter une perte et qui était dans l’ordre du possible- sinon du probable- des choses ne pourra plus se réaliser. » L’auteur met bien en avant le caractère suffisant du possible pour déterminer l’existence d’une perte de chance. 640 Cf supra n° 463. 641 J.F. Césaro, Le doute en droit privé, Thèse, Panthéon-Assas, 2003, n° 170 639 265 pas être retenue. Il ne pourrait y avoir réparation642. Soit la preuve est celle de l’impossibilité de la liaison causale et dans ces conditions le défendeur ayant succombé à la charge de la preuve, la causalité devrait être établie et la réparation complète. Le juge donne la certitude judiciaire à une situation, même incertaine, selon les règles régissant le droit des preuves et il doit se dire convaincu si elles sont respectées. 601. Dans le cas de la perte de chance médical on peut noter un abandon de la construction judiciaire de la vérité au profit d’une nouvelle exigence qui autorise à faire jouer un rôle à un doute reconnu. Cette stratégie permet d’aller contre une expertise affirmative643 en déplaçant l’objet de la preuve ou de déroger aux exigences usuelles du droit de la responsabilité644. Toutefois on peut noter que dans certains arrêts la différence entre hypothèse, probabilité et dépendance n’est plus perçue et que la perte de chance est retenue alors qu’il pourrait y avoir causalité entre faute et dommage645. Cependant, si la question de la causalité est considérée comme évacuée, la perte de chance étant un préjudice particulier, ce n’est que dans un contexte où une causalité douteuse a pu être invoquée. Il en résulte une forme de « présomption honteuse », rattachant un nouveau préjudice à une situation incertaine, rachetée par une indemnisation partielle646 . B) La perte de chance n’est pas une création de risque 602. La perte de chance médicale semble être une illustration de l’application des connaissances statistiques à un problème juridique647. La solution paraît déduite selon un mode scientifique des données de faits, même si la solution ne s’appuie pas 642 Cass. Civ. 2 e, 31 mai 1978, Bull. civ. II, n° 144 Cass. civ. 1re, 25 mai 1971 : RTD civ. 1972, p. 408 obs. G. Durry : « Rien n’est plus fondé en droit que la solution jurisprudentielle. On s’en réjouira d’autant qu’elle a des résultats très heureux : elle permet aux juges de n’être pas liés par des rapports d’expertise très nuancés (…) N’est-il pas alors préférable pour le juge qui estime souhaitable d’indemniser de réparer la perte de chances sérieuses de survie, plutôt que d’affirmer une causalité quelquefois indémontrable ? ». 644 M-P. Lamour , art. cit., n ° 18, 645 Certains arrêts qualifient de perte de chance et donc accorde une indemnisation partielle à ce qui est en réalité une causalité totale d’un préjudice partiel. La faute, en n’empêchant pas l’évolution d’un dommage déjà partiellement constitué, est la cause d’une part de l’état définitif. V. Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 582-1. On pourrait en voir une application dans l’arrêt Meurice du 8 juillet 1997 précit. 646 Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, Thèse Grenoble, 1993, p. 99 647 F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 701 ; « Telle est aujourd’hui l’attitude des tribunaux mieux enclins que par le passé à tenir compte du calcul des probabilités en fonction des circonstances ». 643 266 toujours sur des probabilités explicitées648. Les probabilités justifient à la fois le lien entre faute et perte de chance et permettent son évaluation par rapport au préjudice final. Cependant leur usage est discutable. Leur interprétation déduit un lien de dépendance d’une statistique descriptive (a) et leur liaison avec l’idée de chance est abusive (b). a) Une statistique descriptive permet d’établir un lien de dépendance 603. Les probabilités peuvent enregistrer des fréquences de survenue d’évènements, elles sont alors descriptives, ou établir des liaisons entre faits. Dans tous les cas elles n’ont de valeur que pour des grands nombres de patients et de procédures thérapeutiques. A l’échelon individuel l’incertitude demeure et les statistiques descriptives ne peuvent être considérées comme ayant la même valeur que des statistiques causales649. 604. Qu’un traitement donne 80% de bons résultats et 20% d’échecs ne permet pas de tirer des conclusions à l’échelle de l’individu ni de faire des déductions en terme de dépendance, car la statistique est descriptive. Dire que le patient a 80% de chance de guérison c’est oublier que, soit il guérit et c’est à 100%, soit il y a échec et c’est aussi à 100%. On ne peut savoir ce que sera son lot face à l’aléa, le passage du collectif à l’individuel étant source d’erreur650. La donnée chiffrée n’attribue pas un droit à avoir une certaine chance de guérison et on doit constater qu’il y a un glissement du normé, en tant que mesure de l’occurrence des choses, au normatif dans son usage juridique. Les bons comme les mauvais résultats sont une description des risques pour un groupe de personnes ayant les mêmes caractéristiques face à un évènement donné. 605. L’arrêt Paris 1 re ch. 10 mars 1966651 illustre ce jeu sur les chiffres. Une jeune femme décède à la suite à un accouchement du fait d’une hémorragie. Le médecin accoucheur et la clinique sont assignés aux fins de réparation au motif d’un retard dans la mise en route du traitement. Le médecin a quitté la patiente à 19 heures 648 J.C.P. 1985, II, 20360, note Y. Chartier. Cf. supra n° 173. 650 A. Bénabent, op. précit., n° 246 : « Le juge ne bénéficie pas des grands nombres dans un cas précis. En se décidant selon la probabilité la plus forte, il s’assure qu’il a moins de chance de se tromper. Mais l’erreur est parfaitement possible. Il doit la prendre en considération ». 651 J.C.P., 1966, II, 14753, note Savatier 649 267 sachant qu’elle présentait un saignement qu’il ne jugeait pas anormal. La sage femme fait deux injections à la patiente du fait de la continuation de l’hémorragie à 19h 15. Le médecin revient à la clinique à 19h50 et il la fait transfuser vers 20 h 10. Des examens révèlent une fibrinolyse et la patiente est à nouveau transfusée et une hystérectomie est pratiquée en vain à 22h. La patiente décède à 22h45. Les experts considèrent qu’il n’y a pas de faute dans le traitement de cette affection grave dont la mortalité est de 20% environ, quelle que soit la thérapeutique. Le retard initial n’a pas de relation de cause à effet avec l’issue fatale. Débouté en première instance l’époux de la victime interjette appel avec succès. Pour la Cour d’appel il existe une faute imputable au médecin, celui-ci étant parti après un examen superficiel et revenu tardivement à la clinique. Mais les experts constatent que la maladie était irréversible tout en notant qu’il y a un taux de guérison de 80%. 606. Le lien de causalité entre le retard thérapeutique et le décès n’est pas établi. Cependant, il est permis de penser que si une perfusion et des traitements avaient été faits avant 20 h, la victime aurait pu, comme 80% des patientes, surmonter la grave maladie dont elle était atteinte et dont rien ne permettait de penser qu’elle était irréversible. Les juges en concluent que les manquements du médecin ont fait perdre à la patiente d’importantes chances de guérison et font partiellement droit à la demande de son époux. 607. L’argument majeur des magistrats de la Cour d’appel repose sur les données statistiques. Le taux de guérison dans une telle situation est de 80%. Il s’agit de probabilités descriptives et non de données relevant de l’épidémiologie causale. Il est en effet important de rappeler que statistique et causalité ne sont pas liées et lorsque la statistique se contente d’enregistrer des faits, elle est alors purement descriptive. Aucune conséquence en termes de causalité ne peut en être tirée contrairement à ce que font les magistrats dans cette affaire. A partir des statistiques purement descriptives, constatant qu’il y a plus de réussites que d’échecs dans un tel cas, ils infèrent une présomption de causalité. L’évolution chez cette patiente devait être favorable puisque c’est l’évolution la plus fréquente et la question se pose donc en termes de normalité et non plus en terme de description. On est passé de la mesure de 268 ce qui est, au devoir-être, qui permet de juger la situation comme anormale652. Il semble alors possible de déduire qu’il est dans l’ordre des choses qu’une déficience dans les soins administrés fasse obstacle à la guérison653. Si la situation n’est pas normale, c’est à celui dont le fait va contre la normalité qu’il appartient de détruire la présomption que son fait a joué un rôle et donc qu’il a fait perdre des chances. Il serait logique d’en déduire, que la faute ayant fait perdre des chances, devrait être traitée comme une création de risque en ce qu’elle a accru statistiquement la fréquence des complications et donc la retenir comme cause de ce dommage. Ce n’est pas le cas et la faute n’est pas reliée au dommage final mais à un préjudice spécifique qui est la perte de chance. b) La chance n’est pas un risque 608. La probabilité sert au calcul du préjudice intermédiaire qu’est la perte de chance654, expression qui induit l’idée contestable655 d’une relation entre celle-ci et le préjudice final. Toutefois la réalité d’un préjudice intermédiaire est affirmée sans explication. On peut se demander ce que désigne ce terme qui semble naître de l’usage d’une expression figurée « avoir des chances » : les victimes avaient des chances réelles de guérison avant l’acte fautif. Les chances étaient dans le patrimoine de ces personnes, elles ont été perdues. Les propositions semblent se déduire logiquement les unes des autres. Cependant le préjudice paraît difficile à saisir même pour ses défenseurs656. C’est un dommage ressenti plus que réel657 auquel le droit reconnaît une valeur. Il a pu être considéré comme un préjudice aléatoire658. On pourrait aussi le considérer comme un diminutif abstrait du préjudice final en vue 652 Cass. civ. 1re, 14 décembre 1965 et Paris 10 mars 1966 : RTD civ. 1967, p. 182, obs. G. Durry : « La Cour affirme que les 4/5 e des malades convenablement soignés survivaient, il est normal d’estimer que le médecin défaillant a commis une faute dont la conséquence n’est pas la mort sans doute, mais la diminution ou la suppression des chances de survie. » 653 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 371. 654 C. Ruellan art. précit., n° 21 655 V. Tacchini-Laforest, Reflexions à propros de la perte de chances, Petites affiches, 19 juillet 1999, p. 7, n° 20 : suggère que dans la mesure où la perte de chance n’existe que s’il y a un préjudice final il faut nécessairement un lien entre la faute et ce dernier préjudice même s’il n’est pas causal. Mais quelle est la nature de ce lien ? Quel degré de dépendance entre ces deux préjudices ? 656 J. Flour et J.L. Aubert et E. Savaux, op. cit., note 4, p. 137 : « La difficulté ne réside pas tant dans le lien de causalité que dans la détermination du dommage réparable ». 657 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 279. 658 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 281. 269 d’indemnisation659 . Ce n’est qu’un artifice inventé pour éluder l’obstacle que l’exigence de causalité est susceptible d’opposer à certaines demandes d’indemnisation dirigées contre l’auteur d’une faute médicale prouvée ; c’est un simple procédé technique660. D’aucuns admettent que c’est une création prétorienne sous forme d’un concept complexe et insaisissable661 qui permet de déplacer l’objet de la preuve de la causalité au profit de la victime662 . Il se justifierait par l’équité qui a un lien très fort avec la perte de chance663. Si ce préjudice est aussi flou, comment peut-on envisager de le mesurer et de le lier au préjudice final ? 609. L’expression « avoir des chances » se comprend aisément, elle appartient au langage commun. Elle n’en est pas moins une expression figurée ; elle désigne une chose par une image mais s’en différencie664. Le signe renvoie à une réalité qui lui est extérieure et de nature différente. Il permet seulement de rendre présent ce qui est parfois difficile à définir. Par conséquent raisonner sur l’image n’est pas raisonner sur ce qu’elle représente et toute déduction sur la première ne nous dit pas qu’elle est valable en ce qui concerne l’objet représenté. Or, c’est bien ce qui se passe dans les cas de perte de chance où l’expression figurée est considérée comme un objet, peutêtre immatériel, donc comme une réalité mesurable. 610. Parler de chance n’est pas systématiquement faire référence aux probabilités. Le terme de chance a existé bien avant que les probabilités ne soient en usage et leur liaison sémantique est donc tardive. Le terme de chance conserve son acception commune de mauvaise fortune qui est alors sans rapport avec les probabilités. Il peut aussi faire référence aux probabilités, mais sens commun et technique appartiennent à deux champs séparés ce qui ne permet pas d’user du contenu de l’un pour l’appliquer à l’autre. Aussi ne devrait-il pas y avoir de déduction en termes de statistique à partir d’une expression qui est de sens commun. Avoir de la chance exprime un sentiment face au destin et ne relève pas d’un calcul de probabilité. C’est pourquoi la perte de chance n’est pas la version symétrique de la création de risque665. Il faut considérer 659 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 370. G. Viney et P. Jourdain, op.cit., n° 371, spéc. p. 200. 661 C. Müller, op. cit., n° 408. 662 G. Mémeteau, Perte de chances et responsabilité médicale, Gaz. Pal. 25 oct. 1997, p. 1367. 663 C. Ruellan, art. précit., p. 729. 664 B. Dupriez, Les procédés littéraires, Coll. 10/18, 1984 665 C’est un préjudice sui generis : Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 582-2 660 270 que ce préjudice naît de la violation d’un droit, tout comme la perte de chance de droit commun, ce qui rejaillit sur la question causale. La causalité comme le dommage sont des formes d’implication normative666. III) La perte de chance est la violation d’un droit 611. La perte de chance est un préjudice institué comme ceux que nous avons notés dans le domaine des droits de la personnalité. L’usage des probabilités n’est qu’un habillage permettant de lui donner artificiellement jour et de le calculer par rapport à un préjudice final avec lequel il n’a pas de lien. 612. Dans l’ensemble les décisions qui utilisent cette qualification, sanctionnent la violation d’un droit et non la perte d’un élément du patrimoine. Il y a situation de perte de chance quand un droit à une exécution sans aléa d’un processus de soin n’est pas respecté667. C’est une application d’un droit à la sécurité pour les patients 668 . On pourrait être surpris de voir affirmer un droit à un processus sans aléa dans la mesure où le contrat médical qui se forme entre le médecin et son patient impose seulement une obligation de moyens669. Toutefois, cette obligation de moyens n’est pas exclusive de zones d’obligations de résultats. Tels sont le devoir de diligence, la délivrance de soins attentifs, l’obligation de soins conformes aux données acquises de la science, le devoir d’information ou la qualité du matériel utilisé670. Tous ces éléments entrent dans le processus de soin au cours duquel le patient court sa chance de guérison qui elle est aléatoire. Mais tous les patients ont le droit à ce que ces obligations non aléatoires soient respectées. La perte de chance se justifie comme sanction et n’est pas dénuée de portée préventive, mais les deux rôles sont distincts. Sanction vis-à-vis de la victime actuelle dont le droit n’a pas été respecté, prévention 666 Cf. supra n° 577. J. Boré, art. cit., n° 38 : « En matière médicale la chance de guérison est liée à l’exécution correcte du contrat médical et au droit qu’il confère au malade d’être bien soigné. ». - Cass. civ. 1re, 25 mars 1968, Bull. civ., I, n° 109 : « Le retard mis par le médecin à procéder à un examen n’a pas permis à sa patiente de bénéficier des soins attentifs qu’elle était en droit de recevoir du médecin en qui elle avait placé sa confiance et elle a ainsi perdu d’importantes chances de guérison ». 668 C. Radé, Réflexions sur les fondements de la responsabilité civile, 2- Les voies de la réforme : la promotion du droit à la sûreté, D 1999, chron. p. 323 . 669 Civ. 20 mai 1936 : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n°161162. 670 P. Sargos, L’aléa thérapeutique devant le juge judiciaire, JCP G., 2000, I, 2002, n° 4 et s. 667 271 à l’égard d’autres patients car la persistance dans la négligence pourrait être cause d’un dommage chez d’autres personnes. 613. L’acte illicite est la violation de ce droit. Cette situation implique l’existence d’un préjudice qui est appelé perte de chance671. De ce point de vue, il y a convergence avec la perte de chance de droit commun qui est aussi la reconnaissance d’un droit à voir un processus se dérouler convenablement, peu important que l’acte ait été interrompu ou non, car le processus correct dans les deux cas n’a pas eu lieu. 614. Aussi la relation entre préjudice intermédiaire et dommage final, non lié causalement à la faute s’en trouve éclairci. Le processus au cours duquel ils se produisent les réunit, mais ils ne sont pas dans une situation de dépendance. Le terme de préjudice intermédiaire est donc trompeur. Il existe une obligation de résultat en ce qui concerne les procédures mises en œuvre et une obligation de moyens en ce qui concerne le résultat qui est affecté d’un aléa. Il ne peut y avoir indemnisation que si un dommage se produit, mais elle est soumise à une condition : l’existence d’une chance. La chance doit exister c’est-à-dire qu’il doit y avoir une probabilité qu’un processus bien conduit puisse avoir une issue favorable même si elle est incertaine au moment de sa mise en route672. Ainsi le patient dont il ne fait aucun doute que son cas était au dessus de toute ressource thérapeutique, donc sans aléa au moment où la faute a eu lieu ne sera pas indemnisé673 et il en sera de même si le résultat n’était qu’hypothétique, donc non probable674. 615. La situation est donc similaire à celle que nous avons vue dans le cadre des dommages moraux purs. La faute implique à la fois dommage et lien de causalité. La construction poursuit moins une fonction de peine privée car son but est nettement 671 Cass. civ. 1re, 27 janvier 1970, Bull. civ., I, n° 37 : « Un préjudice peut exister du seul fait qu’une chance existait et qu’elle a été perdue ». 672 Cass. civ. 1re, 7 juin 1989, Bull. civ., I, n° 230 : « (…)Il (le médecin) avait manqué à son devoir de conseil en n’informant pas M. Parisi de la nécessité de se soumettre d’urgence à une nouvelle intervention à un moment où existait une probabilité raisonnable d’une amélioration partielle (..) ». Le médecin est condamné à réparer la perte de chance résultant de sa faute. 673 Cass. civ. 1re, 7 juin 1988, Bull. civ., I, n° 180 674 Cass. civ. 1re, 10 janvier 1990, Bull. civ., I, n° 10 - Cass. Civ. 1re, 5 février 1991, Bull. civ., I, n°55 272 indemnitaire, bien que parcellaire. La faute est donc au premier plan et elle est la seule constante675. Conclusion 616. La notion de perte de chance en droit médical repose sur l’existence d’une faute676 justifiant une indemnisation partielle677 par la création d’un préjudice artificiel. L’illicéité implique la causalité et le dommage. Elle ne se justifie que par son utilité678 et n’est pas une forme de création de risques. 617. L’usage des statistiques prend place dans une règle d’évaluation prétorienne qui ne reflète pas un lien de dépendance qu’on pourrait énoncer ainsi : lorsqu’un dommage survient lors d’un soin et que son évolution est défavorable, qu’il existe un fait fautif dans la réalisation du processus non aléatoire, sans rapport de causalité avec le dommage final, une indemnisation est cependant possible. Son montant est une fraction du préjudice final évalué souverainement par les juges du fond sous la dénomination de perte de chance lorsque l’évolution statistiquement favorable était raisonnablement envisageable. Il n’y a pas de différence fondamentale entre perte de chance médicale et de droit commun. Conclusion du chapitre I 618. La causalité de la faute est soit une application de la notion de probabilité soit une forme d’implication normative. La notion de probabilité issue de la science permet de retenir comme causalité un lien de dépendance entre faute et dommage. Une causalité probable est considérée comme une causalité certaine. Toutefois les probabilités ne sont pas utilisées conformément aux exigences scientifiques. Elle sont plus concrètes et dépendent d’une évaluation plus que d’un calcul, traduisant un large pouvoir d’appréciation du juge ce qui l’autonomise par rapport au modèle 675 G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ 1949, n° 117 : « La jurisprudence n’évite pas le problème de la recherché du lien de causalité, mais il lui suffit de trouver une faute dans les antécédents du dommage pour qu’elle puisse attribuer le dommage à cet antécédent fautif ». 676 G. Durry, RTD civ., 1972, p. 408 : « La faute du médecin est toujours prouvée, parfois grave ; se sont seulement ses conséquences sur lesquelles on discute ».- A. Tunc, RTD civ. 1963, p. 334. - C. Müller, op. cit., n° 412. 677 V. Tacchini-Laforest, Réflexions à propos de la perte de chance, Petites Affiches, 19 juillet 1999, p. 9. 678 X. Pradel, op. cit., n° 193. 273 scientifique. La dépendance est le fondement de la causalité de faits positifs ou d’abstention. Pour ces derniers la démonstration de leur rôle fait appel aux raisonnements contrefactuels. 619. Les probabilités sont aussi utilisées pour départager des rapports de causalités. Elles introduisent une notion de seuil, autorisant à comparer les risques créés par chaque acteur d’un dommage. Celui dont le fait a une influence prépondérante sur le niveau de de risque est considéré comme ayant causé le dommage. Tel est le cas de la faute inexcusable, cause exclusive d’un accident. Toutefois la notion de cause exclusive n’est pas toujours utilisée de façon conceptuelle, mais aussi fonctionnelle. La cause exclusive a le même effet que la force majeure mais en différe par sa nature. 620. L’implication est une forme logique de lien entre un fait et un dommage imposée par une norme. Elle est le fondement de la causalité de certaines fautes se résumant en la violation d’une norme. On peut en voir des exemples dans les droits de la personnalité. L’implication est aussi au fondement de la causalité dans la perte de chance. Celle-ci est une forme spéciale de préjudice dans une situation incertaine dans son résultat, mais sans aléa dans le processus qui permet à la victime de courir sa chance. L’implication est la traduction de la fonction de peine privée de la responsabilité civile mais elle permet aussi une réparation seulement partielle. La causalité s’adapte donc aux besoins du droit avec souplesse. C’est la nécessité de responsabilité qui impose les modalités de détermination de la causalité. Chapitre II) Le lien de dépendance comme élément d’une relation de causalité 621. L’existence d’un lien de dépendance statistique entre un fait et un dommage permet d’établir entre eux une relation de causalité juridique. Toutefois un simple lien de dépendance n’est pas toujours suffisant à cette tâche. Tel est le cas de la causalité du fait des choses (Section I) et de celle de l’information (Section II). Section I) La causalité du fait des choses inanimées 274 622. La responsabilité du fait des choses inanimées s’est développée à partir de la fin du XIXe siècle en prenant appui sur une lecture audacieuse de l’article 1384 alinéa 1er justifiée par le concept de risque. Celui-ci permettait de combattre l’hégémonie de la faute dans la responsabilité civile afin d’assurer une juste indemnisation de certains préjudices que l’exigence de sa preuve ne permettait pas de réparer679. La jurisprudence, appuyée par la doctrine, n’a eu de cesse de lui donner une grande ampleur en éliminant tous les obstacles qui auraient pu la cantonner, qu’ils aient tenu à la nature des choses ou à la définition de la garde680. La question de la détermination de la causalité est apparue avec un certain décalage par rapport à la naissance de ce régime681. 623. La portée théorique de la question est devenue relative, car différentes lois spéciales ont retiré bon nombre de choses du régime commun, pour leur conférer un statut particulier682, réduisant de beaucoup le contentieux fondé sur l’article 1384 alinéa1er. Toutefois ce régime demeure vivant et semble, à bien des égards, irremplaçable et toujours actuel683. Au plan de la compréhension de la façon dont le droit envisage la détermination de la causalité il garde toute son importance. 624. La causalité juridique du fait des choses s’est bâtie graduellement, pragmatiquement, pour répondre aux demandes des justiciables sans faire appel à des théories déjà constituées par la science comme ce fut le cas pour l’équivalence des conditions ou la causalité adéquate. Le régime général de responsabilité du fait des choses est achevé vers 1940684. Divers emprunts à la science et à la pensée spéculative peuvent être identifiés, mais leur association ne forme pas un tout parfaitement cohérent ni stable. Le modèle mécanique rend compte de l’appréhension initiale de la causalité du fait des choses (sous-section I). Il a été abandonné au profit 679 L. Josserand, La responsabilité du fait des choses , Paris 1897 - R. Saleilles , La responsabilité du fait des choses devant la Cour supérieure du Canada, RTD civ. 1911, p. 23 - J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 255. 680 L. Josserand, Le travail de refoulement de la responsabilité du fait des choses inanimées, D.H. chron. p. 5 - L. Josserand, La doctrine contre la jurisprudence, D.H. 1931, chron. p. 69- Ch. réun. 2 déc. 1941 : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 194 - H. Mazeaud, La faute dans la garde, RTD. civ., 1925, p. 793. 681 A. Joly, Vers un critère juridique du rapport de causalité au sens de l’article 1384 alinéa 1er, RTD. civ., 1942, p. 265. 682 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 266. 683 G. Durry, L’irremplaçable régime juridique du fait des choses, Mélanges Terré, Dalloz-PUF, 1999, p.707. 684 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 662. 275 d’une formulation juridique (sous-section II). La causalité du fait des choses n’est toutefois pas une notion définitivement fixée puisque l’évolution récente de la jurisprudence a semblé amenuiser ses particularités en refoulant parfois l’exigence de l’anormalité (sous-section III). Sous-section I) Le modèle mécanique 625. Nous rappellerons brièvement le modèle mécanique (I) qui justifie qu’une chose inerte ne puisse être causale (II) La causalité juridique est identique à la conception physique à ce stade de la construction de la responsabilité du fait des choses. I) Rappel du modèle mécanique 625. Le modèle mécanique est illustré par le choc de deux boules de billards685. Il s’agit d’un processus au cours duquel le mouvement appliqué à un corps A va se transmettre à un autre corps B jusque là immobile. La cause est externe et les qualificatifs de cause et d’effet dépendent uniquement des modalités du déroulement de cet événement. Si on donne l’impulsion à B en premier et que celui-ci rencontre A, alors les qualifications seront inversées. La nature des corps est indifférente à l’analyse. La cause est ce qui se meut et qui initie le processus. De ce fait le corps inerte ne peut être cause. Il faut analyser le processus dans le temps : au départ un corps qui se déplace, le contact avec le deuxième corps par contiguïté, puis le déplacement de celui-ci avec un décalage. La causalité ainsi définie ne peut trouver application que dans le cadre des accidents de type mécanique et sont donc exclus tous les évènements relevant d’une autre causalité (chimique, thermique, biologique ou nucléaire etc…). 626. Cette description ne doit pas faire oublier que la causalité mécanique ne se réduit pas à une description, malgré les apparences. Cette représentation n’est qu’un premier niveau d’approche causale. La causalité dans sa profondeur ne se donne pas à voir. Elle s’identifie à des lois prenant en compte des grandeurs, des forces, des masses et 685 A. Joly, art. précit, p 265 : « Il semble que sans approfondir le problème de la causalité, les tribunaux aient admis, que le rapport de causalité entre le comportement de la chose incriminée et le dommage subi par la victime était établi par le seul fait que ce choc, ce heurt, ce contact, cette irruption était démontrée ». 276 l’énergie. La nature des corps joue un rôle en cas de collisions, où on distingue les chocs élastiques et ceux qui ne le sont pas686 afin expliquer la variabilité de leurs conséquences sur eux. II) Une chose inerte n’est pas une cause 627. Ce modèle rend compte de la catégorisation des choses inanimées en choses en mouvement et choses inertes ainsi que des solutions en matière de responsabilité civile au début du XXe siècle. La causalité mécanique, aisément constatable dans les accidents du travail, suffit à désigner le responsable sans autre investigation ni prise en compte d’aucune faute. Telle est la portée de l’idée de risque dans les accidents industriels qui sont essentiellement d’ordre mécanique687. Le lien entre l’accident et le dommage est d’une grande évidence et la matérialité des faits parle d’elle-même. La causalité n’est pas objet de discussion et la loi de 1898 viendra entériner cette solution. 628. Il justifie l’exclusion des choses inertes du rang de cause. Il ne fait pas de doute que la chose inerte ne peut jamais être cause de quoi que ce soit puisqu’elle subit le fait de l’homme ou d’une autre chose en mouvement. Le modèle de la causalité mécanique a servi de justification aux décisions de tribunaux qui, au début du XXe siècle, ont refusé dans de nombreuses décisions, d’appliquer l’article 1384 au fait des choses inertes688 : chute d’une personne dans un escalier, personne heurtant un porte manteau dans un grand magasin, motocyclette heurtant un caniveau, chute de la victime dans un canal. 629. La formulation de deux arrêts du tribunal de Paris des années trente est éloquente689. Dans l’un d’eux, la Cour énonce « que le dommage doit procéder directement de la chose inanimée nécessitant la garde, et que, lorsque la chose demeure à l’état inerte, c’est-à-dire purement passive, le dommage ne peut être réputé causé par le fait de celle-ci ». Dans l’autre, la Cour est encore plus explicite en affirmant « qu’il est nécessaire que le contact dommageable de la victime avec la 686 H. Benson, Physique- Mécanique, T.I, De Boeck Université, 1999. Arrêt Teffaine, 16 juin 1896 : D. 1897, 1, note R. Saleilles, p. 433. 688 P. Esmein, L’article 1384, al. 1er, est-il applicable au profit de celui qui heurte une chose immobile ? D.H., 1937, chron. p.65. 689 Paris 14 janvier 1935 et Paris 17 novembre 1933, cités par P. Esmein, art. . précit. 687 277 chose soit le résultat d’un mouvement, d’un déplacement et non du fait volontaire ou inconscient de la victime ». On voit la synonymie entre inertie et passivité dans cette décision et leur équivalence avec défaut de lien de causalité690 ce qui est conforme au modèle mécanique. 630. Il y a donc rejet de la théorie du risque au profit de la théorie de la faute dans les dommages en rapport avec le heurt d’une chose inerte par une personne. Il faut considérer que le rôle de la victime est au premier rang. Le heurt d’une chose immobile aurait pu être évité par une personne prudente et attentive. L’accident révèle la faute de la victime qui est venue chercher le contact avec la chose immobile. La victime est donc mécaniquement cause de son propre dommage puisque seul ce qui a été moteur peut recevoir cette qualification. Le fait de la chose ne s’assimile donc pas à la simple participation de la chose au dommage, au contact entre elle et la victime, ni au critère de nécessité, car, bien que nécessaire à la production de l’accident, il n’est pas causal. La responsabilité du fait des choses ne fait pas application de l’équivalence des conditions691. Il est logique de distinguer l’arbre qui tombe sur une voiture et qui est cause du dommage, et la voiture qui heurte l’arbre qui subit l’action de l’automobile, mais ne produit pas le dommage692 dû au seul mouvement de la voiture. Tout cela est donc à ce stade simple et il y a identité entre causalité juridique et causalité physique. Cette unité ne va pas se perpétuer face au développement d’un contentieux relatif à des dommages faisant intervenir des choses inertes qui vont finir par être considérées comme des causes avec le développement, au-delà du monde industriel, de la responsabilité du fait des choses. Une nouvelle définition de la causalité du fait des choses inanimées va donc être introduite, reposant sur la notion d’activité et rejetant le modèle mécanique initial pour une formulation spécifiquement juridique. Sous-section II) Le rejet du modèle mécanique au profit d’une formulation juridique 690 D. 1941, jur. p. 85, note J. Flour, sous cass. civ. 19 février 1941 : « Sans doute les juridictions du fond décidaient-elles presque unanimement que l’application de l’article 1384 alinéa 1s est subordonnée à un mouvement de la chose ». 691 H. Mazeaud, Le fait actif de la chose, Mélanges H. Capitant, 1937, p. 531. 692 H. Mazeaud, art. précit, p. 532. 278 631. La question des dommages secondaires au heurt d’un individu avec une chose inerte se pose avec une certaine fréquence en jurisprudence à partir de 1928693. Certaines juridictions commencent à accepter de retenir la responsabilité du gardien de la chose tandis que d’autres la rejètent, sans que soit donné un critère précis justifiant les diverses solutions. Ainsi le fait de la chose inerte a été retenue dans les cas suivants : lame de rasoir laissée sous une savonnette dans un lavabo qui provoque une coupure chez le client d’un hôtel, automobile à l’arrêt non éclairée contre laquelle un véhicule s’emboutit, souche d’arbre tombée sur la route heurtée par un véhicule… Le fait de la chose inerte n’a pas été retenu dans des cas pourtant assez similaires : heurt d’une palissade par une automobile, pièce d’eau dont la surface est recouverte de lentilles d’eau présentant l’aspect trompeur d’une tapis de verdure dans laquelle une personne fait une chute, automobile à l’arrêt percutée par une autre automobile… Il n’y a donc pas de cohérence dans ces décisions, faute de fil directeur et de règle. 632. La causalité du fait des choses a été construite en deux étapes, impliquant un rejet du modèle mécanique au profit d’une formulation propre au droit. Une présomption de causalité a été admise dans un premier temps (I), puis la notion d’activité a été introduite dans un deuxième temps (II). I) Une causalité présumée, premier temps du rejet 633. La Cour de cassation a admis la causalité du fait des choses inanimées par le jeu d’une présomption de causalité au profit de la victime, dans un arrêt du 9 juin 1939694 où il est affirmé que, pour l’application de l’article 1384 alinéa 1er, « la chose inanimée doit être la cause du dommage mais du moment où il est établi qu’elle a contribué à la réalisation du dommage elle est présumée en être la cause génératrice sauf au gardien à apporter la preuve contraire ». La causalité repose donc sur la contribution de la chose au dommage, sur sa simple participation, sans plus avoir égard au modèle mécanique qui permettait de rejeter la responsabilité du fait des choses inertes. 693 H. Lalou, Les choses inertes et l’article 1384 § 1er, du code civil, D.H., 1933, chron. p. 93 : les exemples cités dans ce paragraphe sont extraits de cet article. 694 D.H. 1939, 2, 283. 279 634. La présomption de causalité sera abandonnée ultérieurement pour les choses inertes695 mais demeure admise en ce qui concerne les choses en mouvement lorsqu’il y a contact696. Toutefois cette nouvelle approche n’apporte aucune précision sur ce qu’est la causalité du fait des choses697. L’établissement d’une présomption simplifie la question en l’évitant d’une certaine façon, car l’objet de la présomption, la causalité, n’est pas définie, bien qu’elle soit dite génératrice. Le modèle mécanique commence à être refoulé. Une conception large de la causalité du fait des choses, sans grande spécificité, est alors admise sans plus distinguer entre choses en mouvement ou choses inertes. Un besoin de clarification s’imposait pour ne pas faire tourner ce régime à l’absurde698. L’introduction de la notion d’activité va répondre à cette problématique. II) La causalité définie comme activité, deuxième temps du rejet 635. Un nouveau critère causal va apparaître, le fait actif de la chose699 (1) qui est identifié par la preuve d’une anomalie (2). 1) Le fait actif de la chose nouveau critère de causalité 636. L’établissement de la causalité de la chose fait appel à deux critères de fond et à une règle de preuve700. En ce qui concerne le fond du droit, il faut que la chose soit intervenue dans l’accident et qu’elle soit active. La règle de preuve concerne la charge de la preuve de l’activité au regard de la nature des choses prenant part aux dommages. 695 Cass. civ. 2e 19 oct. 1961, Bull. civ. II, n° 675 - Cass. civ. 2e, 19 novembre 1964 : JCP 1965, II, 14022, obs. R. Rodière ; D. 1965, jur. p. 93, note Esmein. Cependant des arrêts minoritaires ont pu encore faire jouer cette présomption pour les choses inertes : Cass. civ. 2e, 19 juillet 1972 : D. 1972, somm. p 212 - Cass. civ. 2e, 12 mai 1980, Bull. civ., II, n° 113 - Cass. civ. 2e, 4 juillet 1990, Bull. civ., II, n° 165. 696 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 674 spéc. p. 641. 697 G. Viney et P. Jourdain, op. cit, n° 663, note que cette décision « concerne non la définition du fait de la chose mais seulement sa preuve ». Cependant des preuves requises on peut déduire ce qui fait le fond du droit. Il doit y avoir une certaine correspondance entre le concept et les éléments de preuve qui doivent en être la traduction sous forme observable. Cf. supra n° 112. 698 H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, op. cit., t.. 2, n° 1211-14 ; les auteurs insistent sur le fait que des bornes raisonnables doivent être données à l’utilisation de l’article 1384 alinéa 1er. 699 H. Mazeaud, Le fait actif de la chose, art. précit., p 518 et s - M. Nast, La cause en matière de responsabilité du fait des choses, JCP. 1941, I, 221 - A. Joly, art. précit. p 257. 700 J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 256. 280 637. Le critère d’intervention - ou fait de la chose - inclut le contact, mais ne s’y limite pas et s’étend à toutes formes de participation de la chose au dommage701, y compris lorsque le fait incriminé n’a joué qu’un rôle indirect, qu’il a pu seulement influencer le comportement d’une personne702. Il est frappant de noter que la construction de la causalité utilise pour ce premier critère un terme dont le contenu est imprécis, illustré seulement par la casuistique.Toutefois, s’il est nécessaire que la chose ait joué un rôle, direct ou indirect, cela n’est pas suffisant. Parmi tous les faits d’intervention seuls certains seront dits causes de l’accident. Ce sont les faits actifs. Une nouvelle catégorisation des choses, liée à la détermination de la causalité, et non à leur nature, apparaît alors. 638. La distinction entre choses actives et choses passives, ne recouvre pas celle des choses en mouvement et des choses inertes. Une chose inerte peut être active comme une chose en mouvement peut être passive703. Il ne faut pas confondre activité de l’intervention de la chose (qui justifie l’existence du couple chose active/chose passive) et activité de la chose (qui justifie l’existence du couple chose inerte/chose en mouvement). C’est le rôle de la chose dans la production du dommage qui permet de dire qu’elle est active, non l’activité de la chose en elle même. Exiger que la chose soit active pour être causale, signifie qu’elle doit avoir eu un rôle créateur du dommage. Elle est la cause génératrice du dommage. L’activité permet de connaître la cause véritable du dommage car seul le fait actif est nocif, destructeur, puisqu’il est efficient704. 639. La charge de la preuve de l’activité étant lourde pour la victime, une présomption de causalité est instaurée en cas d’intervention de la chose. La victime doit uniquement faire la preuve de la participation de la chose705. Cette présomption n’était pas satisfaisante, car elle faisait perdre à ce critère aussitôt créé toute 701 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux op. cit., n° 242 - F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 722 -Cass. civ. 2 e, 16 juin 1982, D., 1982, IR, p. 420. 702 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 670 : « La Cour de cassation a souvent admis qu’il y a lieu d’appliquer l’article 1384 alinéa 1er au gardien de la chose qui a prouit l’impression de peur ayant été à l’origine de l’accident ». 703 H. et L. Mazeaud et A.Tunc, Traité, op. cit., T.II, n° 1211-7 - G. Viney et P. Jourdain, op. cit., p. 529 - J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 258. 704 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 664. 705 Cass. civ. 2 e, 2 février 1940 : DC 1941, jur. 101, note Savatier - A. Joly, art précit., p. 259. 281 valeur706 puisque le demandeur n’avait pas à prouver que la chose du défendeur lui avait causé un dommage mais qu’elle était simplement intervenue dans la réalisation du dommage707. 640. Il faut attendre l’arrêt du 19 février 1941 pour que la notion d’activité gagne un contenu pratique708. Une femme étant tombée sur un tuyau de chauffage central dans un établissement de bains de la ville de Colmar s’était brûlée. Elle veut obtenir réparation sur le fondement de l’article 1384 alinéa1er. Elle est déboutée en appel au motif que l’accident est dû au malaise de la demanderesse qui a provoqué sa chute au contact du tuyau du chauffage central et que ce tuyau n’a joué qu’un rôle purement inerte. La victime se pourvoit en cassation et bien que la demande soit rejetée, l’arrêt énonce un principe fondateur : « pour l’application de l’article 1384 alinéa 1er, la chose incriminée doit être la cause génératrice dès lors qu’inerte ou non elle est intervenue dans sa réalisation, le gardien peut détruire cette présomption en prouvant que la chose n’a joué qu’un rôle purement passif, qu’elle a seulement subi l’action étrangère génératrice du dommage ; qu’il résulte des constatations des juges du fond que tel a été le cas en l’espèce, la tuyauterie contre laquelle dame Cadé s’est affaissée se trouvant installée dans des conditions normales et la cause génératrice du dommage résidant toute entière dans la syncope qui a fait tomber dame Cadé de la chaise où elle était assise, et a permis qu’elle demeurât inanimée en contact avec un tube chaud assez longtemps pour être brûlée ». 641. Cet arrêt rejette l’équivalence des conditions puisque la participation matérielle de la chose ne fait pas de doute - si le tuyau de chauffage central n’avait pas été présent il n’y aurait pas eu de brûlure - mais elle ne suffit pas. Un fait de la chose inerte n’est pas causal par sa simple participation à l’accident. Il y a donc une distinction entre cause du dommage et instrument du dommage. Lorsque, selon l’arrêt, la chose subit une action étrangère elle n’est qu’un instrument, une occasion et non une cause709. Cet arrêt rejette aussi le modèle mécanique puisque l’activité est le critère causal applicable que la chose soit en mouvement ou non. Seule l’activité de la 706 J.Favier, op. cit., n° 108 : « L’exigence d’un fait actif se ramène ce celle d’une intervention active ». A. Joly, art. précit., p. 261. 708 F. Terré et Y. Lequette, Grands Arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 200. 709 Cependant la jurisprudence distinguera par la suite la force majeure et le rôle passif. Il n’est pas nécessaire que le fait passif ait les caractères de la force majeure pour être exonératoire : Ch. Lapoyade Deschamps, La responsabilité de la victime, Thèse 1975, p 385 707 282 chose compte et sa passivité permet l’exonération du gardien710. Passive, la chose, même en mouvement ne peut rien engendrer, inerte mais active elle est génératrice parce qu’une anomalie de la chose explique son efficience : l’activité a enfin un contenu explicite qui est l’anomalie et celle-ci peut être prouvée. B) L’anomalie, preuve de l’activité de toute chose 642. L’anomalie a un contenu hétérogène. Elle permet de désigner ce qui fait que la chose inanimée est active. La jurisprudence a ainsi construit par des exemples la notion d’activité de la chose sans en faire un concept. Si l’anomalie a d’abord été synonyme de vice propre de la chose711, cette définition restrictive a été condamnée par la Cour de cassation qui a réaffirmé sa position en 1930 dans l’arrêt Jand’heur712 face à la résistance des juges du fond. Le critère d’anormalité permet de déterminer la causalité des choses inanimées quelles qu’elles soient. Par conséquent une chose inerte peut être une cause (A) comme une chose en mouvement (B), mais les exigences probatoires sont différentes dans les deux cas. A) Une chose inerte peut être est cause 643. L’anomalie peut être déduite du comportement, de la position, du fonctionnement, de l’entretien, de la morphologie de la chose. Elle peut aussi résulter de la violation d’une règle. Elle peut aussi être affirmée par le juge sans que ce qui justifie une telle qualification ne soit explicité. 644. On peut noter un comportement anormal de la chose lorsqu’il y a eu rupture d’une corde servant de protection à un pont713, effondrement de la balustrade sur laquelle la victime avait pris appui714, quand un tapis glissant sur le sol a entraîné une chute715. Il peut s’agir d’une anomalie de surface : sol recouvert d’huile dans une 710 Req. 3 février 1942 : JCP. 1942, II, 2037, note R. Rodière. H et L . Mazeaud, J. Mazeaud, F. Chabas, Leçons de droit civil, Les obligations : théorie générale, Montchrestien 1998, 9e éd., n° 529. 712 F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 193 713 Cass. civ. 1re, 16 avril 1996, Bull. civ., I, n° 185. 714 Cass. civ. 2e, 17 février 2005 : Resp. civ. assur. 2005, com. 119. 715 Cass. civ. 2 e, 21 avril 1981, JCP. G. 1981, IV, p. 251. 711 283 station service716, marches anormalement glissantes717 , débris de légumes sur le sol d’un magasin718 ou carrelage mouillé719. 645. L’anomalie peut être positionnelle, tel un fil barbelé placé à 10 cm du sol sur un chemin fréquenté par des randonneurs720. Elle peut résulter d’autres types d’obstacles721 sur le chemin de la victime : trappe laissée ouverte dans un escalier obscur722, jardinière en équilibre sur le rebord d’une terrasse et en saillie sur le vide sans protection723, voiture en stationnement génant contre laquelle la victime se cogne724, encombrement des parties communes d’un immeuble par des câbles lors d’un chantier qui occasionne une chute725. 646. Ce peut être une anomalie de fonctionnement comme le déclenchement inopportun de la sonnerie d’un portique de contrôle d’un grand magasin726, la porte vitrée d’une pharmacie dont le système d’ouverture n’a pas fonctionné et qui est heurtée par la victime727 ou un vice interne comme la fragilité d’une paroi de verre qui se brise lors d’un choc728. 647. Enfin, à côtés des anomalies de la chose proprement dite, le non respect des normes et règles d’installation, de conception d’une chose ou d’un équipement peut être considéré comme une anomalie. Tel était le cas dans un arrêt de la deuxième 716 CA Versailles, 26 février 1988, D. IR p. 103 – Contra, si le sol n’est pas anormalement glissant, il n’y a pas de responsabilité du gardien : Cass. Civ. 2 e, 18 octobre 1989, Bull. civ., II, n° 187 - Cass. civ. 1re, 29 mai 1996, Bull. civ., I, n° 227. 717 Cass. civ. 2 e, 19 juillet 1972, Bull. civ., II, n° 226 – Contra : curieusement, un sol recouvert de verglas sur lequel une personne a glissé et s’est blessée, n’a pas été considéré comme causal, au motif que sa présence n’était pas anormale dans la cour de l’immeuble dont le défendeur est le gardien : Cass. civ. 2e, 17 février 2005 : Resp. civ. assur., 2005, com. 122. 718 CA Toulouse, 3e ch., 7 oct. 2003 : JCP G. 2004, IV, 2709. 719 Cass. civ. 2e, 7 avril 2005 ; Resp. civ. assur., 2005, com. 178. 720 Cass. civ. 2e , 30 novembre 1994, Bull. civ., II, n° 249 - A l’inverse si l’anomalie de position n’est pas constatée alors le fait causal n’est pas retenu : Cass. civ. 2e, 25 novembre 1992, Bull. civ. II, n° 281. 721 CA de Versailles, 13 novembre 1998 : Gaz. Pal. 1999, som. p. 451. 722 Cass. civ. 2e, 14 mai 1956 : JCP. G. 1956, II, 9446, note P. Esmein, 723 Cass. civ. 2e, 14 décembre 2000 : Resp. civ. assur., 2001, n° 76, note H. Groutel. 724 Cass. civ. 2e, 19 mai 1976 : D. 1976, IR. p. 233. 725 Cass. civ. 2e, 13 mai 2004 : JCP G. 2004, IV, 2369. 726 Cass. civ. 2e, 5 juin 1991 : D. 1992, jur., p. 409, note C. Lapoyade-Deschamps 727 Cass. civ. 2e, 4 janvier 2006 : Resp. civ. assur., 2006, com. 76. 728 Cass. civ. 2e, 16 novembre 1978, Bull. civ., II, n° 240. – Cass. civ. 2e, 24 février 2005 ; Resp. civ. assur., 2005, com. 121, note H. Groutel. 284 chambre civile du 8 juin 1994729. Un moniteur ayant fait un saut en trampoline dans un gymnase, avait chuté en dehors de la fosse de réception. Sa demande de réparation du dommage subi à la suite de cet accident ayant été accueillie, un pourvoi avait été formé. L’arrêt est cassé au motif que le matériel avait été installé conformément aux normes du fabriquant et était en parfait état, sans vice de fabrication, de conception ou d’installation. 648. Parfois la Cour de cassation se contente de dire que la chose a eu un rôle passif sans s’expliquer sur ce qui fonde sa décision730. Il en a été ainsi dans le cas où des grumes de bois sur le bord de la route ont été à l’origine d’un accident. En appel la demande de la victime est rejetée mais la Cour régulatrice casse la décision des juges du fond en affirmant, sans plus d’explication, qu’elles étaient dans une position anormale, ce qui ne ressortait pourtant pas de leurs constatations731. L’anormalité semble un élément essentiel de la causalité des choses inertes admis sans contestation jusqu’à une période récente où elle a paru s’effacer732. B) Une chose en mouvement peut être cause 649. L’activité, notion dont l’élaboration était indispensable à la détermination de la causalité du fait des choses inertes que l’analyse physique excluait du rang des causes, a rejailli sur la conception de la causalité des choses en mouvement. Une nouvelle formulation ne s’imposait pas nécessairement pour elles, puisque la conception scientifique de la causalité était suffisante. Elle se trouve aussi définie comme activité et fait appel aux mêmes critères de fond que les choses inertes, la participation et l’existence d’une anomalie. Une différence de règle de preuve les sépare : l’activité est présumée lorsqu’il y a mouvement et contact. Il y a donc unité de la conception de la causalité du fait des choses qui est rendue possible par un changement de la signification de la notion de mouvement qui devient une caractéristique catégorielle, détachée de toute analyse mécanique des évènements qui 729 Cass. Civ. 2e, 8 juin 1994, Bull. civ., II, n° 152 : RTD civ. 1995, p. 212, obs. P. Jourdain - Même énumération des éléments d’activité de la chose inerte dans le pourvoi de l’arrêt, Cass. civ. 2 e, 15 juin 2000, Bull. civ., II, n° 103. 730 Cass. civ. 2e, 14 décembre 2000 : Resp. civ. assur., 2001, com. 76, note H. Groutel. 731 Cass. Civ. 2e, 11 février 1999, Bull. civ., II, n° 29. 732 Cf infra n° 688. 285 la justifiait jusque là (a). A titre exonératoire la passivité de la chose en mouvement peut faire l’objet d’une preuve qui incombe au gardien alors que celle du rôle causal appartient à la victime733. Si l’anormalité n’a pas été remise en question jusqu’à une période récente en ce qui concerne les choses inertes, il n’en est pas de même pour les choses en mouvement, où elle a été ressentie comme problématique. La jurisprudence a fini par éliminer cette possibilité d’exonération dès les années 70 (b). a) Le mouvement, caractéristique d’une catégorie de choses 650. La causalité des choses en mouvement semblait tributaire, jusqu’à l’introduction du critère d’activité, d’une analyse de type scientifique. La causalité pour toute chose devient synonyme d’activité, mais celle-ci étant présumée dans le cas des choses en mouvement, il ne reste qu’à prouver le contact avec la victime pour qu’elle soit retenue. Si la causalité est présumée alors que le mouvement est constaté, il faut en déduire que mouvement et causalité non sont plus sur le même plan. Le terme de mouvement était la traduction d’une analyse mécanique, c'est-à-dire qu’identifier la chose en mouvement c’était désigner la cause de l’accident. Cette liaison entre qualification et causalité est rompue. Le mouvement devient alors un élément de catégorisation auquel une règle rattache des conséquences juridiques. La causalité des choses en mouvement s’est éloignée définitivement de son modèle initial. Un arrêt de la deuxième chambre civile du 8 mars 1995734 permet de comprendre la distinction entre analyse physique et causalité juridique attachée à la catégorie des choses en mouvement. 651. En l’espèce, un voilier ayant à son bord son propriétaire-skipper et des coéquipiers fait naufrage dans des circonstances inconnues et il n’y a pas de survivants. Les ayants droit des victimes assignent les héritiers du skipper en réparation de leur dommage. Ils obtiennent gain de cause sur le fondement de l’article 1384 alinéa1. Un pourvoi est rejeté. La Cour de cassation considère que le voilier a sombré en mer corps et biens et qu’il est donc intervenu dans la noyade. Il est présumé en être la cause génératrice, ce qui autorise à retenir la responsabilité du 733 Cass. civ. 2e, 29 mars 1971 ; JCP 1972, II, 17086. Cass. civ. 2e, 8 mars 1995, Bull. civ., II, n° 83 : JCP. 1995, II, 22495, obs. J. Gardach. La question est similaire dans un arrêt concernant un dommage provoqué par une chute dans un escalator ; Cass. civ. 2e, 13 mars 2003 : Resp. civ. et assur., 2003, n°165. 734 286 skipper qui en était le seul gardien. Le fait que la Cour régulatrice fonde sa décision sur une présomption de causalité montre qu’elle considère que le navire est une chose en mouvement et c’est à partir de cette qualification que se joue la solution de l’affaire. 652. Si on analyse cet accident d’un point de vue physique, on peut considérer que celui qui se trouve sur une chose en mouvement est, par rapport à elle en repos. Le mouvement est une notion relative et non absolue. Il n’existe pas de catégorie scientifique qui serait « une chose en mouvement » quelles que soient les circonstances. Si le moyen de déplacement est en mouvement ce n’est donc pas au regard des victimes mais uniquement vis-à-vis du milieu environnant. Le mouvement est non seulement relatif mais il ne suffit pas qu’il y a ait mouvement, pour qu’un choc mécanique soit identifié, il faut que le corps en mouvement vienne heurter un autre corps et lui cause un dommage. La chose en mouvement n’est causale qu’autant qu’elle initie un processus dynamique qui aboutit au contact735. Il ne suffit donc pas d’énumérer des faits - mouvement, contact, dommage - pour qu’il y ait causalité entre la chose et la victime, encore faut-il qu’ils soient reliés entre eux d’une façon spécifique. L’opération peut être comparée à la qualification d’un contrat dont l’analyse se limiterait à mentionner une somme d’argent, une chose et un transfert de propriété. La qualification serait impossible avec ces seuls éléments si la relation entre eux n’était pas précisée puisqu’il pourrait s’agir d’une vente comme d’une donation, entre autres. Il en est de même dans une analyse de la causalité mécanique où les éléments ne peuvent être pris isolément mais doivent être liés et ce n’est que par la réunion des faits et d’une structure de liaison que la détermination causale est possible. 653. Dans l’arrêt cité, le navire n’est pas l’élément qui provoque le dommage en entrant en collision avec les victimes. Il n’est donc pas causal au point de vue scientifique. La Cour de cassation ne procède pas à cette distinction et fait du mouvement une catégorie en soi, quelle que soit la réalité du processus où se situe la chose en mouvement, donc indépendamment de la liaison des faits. Il suffit qu’il y ait une chose en mouvement et qu’un contact se soit produit avec le corps de la victime 735 Cf. supra n° 625. 287 pour que la causalité de la chose en mouvement soit retenue. Il n’y a donc pas de distinction entre une chose en mouvement qui heurte une personne et un dommage qui se produit sur une chose en mouvement sans qu’elle intervienne. La distinction entre causalité et implication peut paraître ténue736. Les choses en mouvement sont donc une catégorie à laquelle est attachée un effet de droit indépendamment de toute analyse empirique. b) Le rôle passif, critère problématique 654. Autant la notion de passivité a été admise sans difficulté en ce qui concerne les choses inertes, autant elle a été problématique pour les choses en mouvement, à tel point que la preuve du rôle passif d’une chose en mouvement n’est plus admise comme moyen d’exonération de responsabilité. Cette évolution vers le rejet de l’anormalité est le résultat de nombreuses critiques et des difficultés de son usage. 655. Le recours à la preuve exonératoire par la passivité d’une chose présumée causale limite la responsabilité du gardien737. Elle semble faire resurgir l’idée de faute dans un régime qui lui est étranger. Il y a donc une contradiction entre la logique de la responsabilité objective et la prise en compte de l’absence d’anomalie738. Il est difficile de ne pas considérer la passivité comme synonyme d’absence de faute du gardien dans certains cas. Il en est ainsi lorsque le gardien est exonéré de responsabilité après le heurt à l’arrière de sa voiture en mouvement par une moto, elle aussi en mouvement, car elle tenait normalement sa droite. Elle a donc eu un rôle passif739 ce qui semble désigner une absence de faute du conducteur qui rejaillit sur l’appréciation de la causalité du fait de la chose. Si la voiture est dite passive c’est bien que le chauffeur a respecté le Code de la route et qu’il n’est pas en faute. Sous le fait de la chose le fait de l’homme se manifeste à nouveau740. La causalité du fait des choses, dans le double usage du critère de participation et de la passivité, n’est donc pas une responsabilité strictement causale. 736 F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 947- E. Pierroux, art. cit., n° 13. J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 265. 738 Ph. Le Tourneau op. cit., n° 7802. 739 Cass. civ. 23 janvier 1945 :D.C. 1945, 317. 740 H. Mazeaud, Le fait actif de la chose, art cit., p. 518 - M. Nast, La cause en matière de responsabilité du fait des choses, JCP 1941, 221- G. Viney et P. Jourdain, op., cit., n°674, sp. p. 643. 737 288 656. La jurisprudence n’est pas toujours cohérente sur la place accordée à cette condition sans que la justification de ses choix soit évidente. On peut voir que sous l’apparente unité causale, se cache une diversité d’usages pratiques. La preuve du rôle passif n’était pas retenue en général, avant la loi de 1985, dans le cas où une voiture heurtait et tuait un piéton bien qu’elle roulât normalement. Il en était de même, souvent, en cas de collisions de deux véhicules741. Dans d’autres situations la passivité pouvait parfois être admise à titre d’exonération. Ainsi un piéton s’étant appuyé sur une voiture, alors qu’elle roulait à faible allure, avait fait une chute d’où il était résulté un dommage742. La passivité du véhicule avait été retenue comme exonératoire. On peut se demander si la pesée des fautes ne resurgissait pas puisque le gardien n’avait pas commis de faute, alors qu’il n’en était pas de même du piéton. Lors de la collision de deux véhicules en mouvement, la Cour de cassation admettait parfois que chacun des gardiens puisse être autorisé à prouver la passivité de son véhicule et à s’exonérer ainsi de toute responsabilité743. En cas de collision entre une chose inerte et un chose en mouvement la preuve de la passivité n’était pas reçue744 et la décision semblait justifiée, pour certains, par la difficulté à concevoir que la notion soit utilisable dans un tel contexte745. La distinction entre les couples mouvement/inertie et passivité/activité paraissait bien difficile à appliquer aux choses en mouvement pour lesquels le schéma physique semblait s’imposer tout naturellement dans sa grande simplicité. Un véhicule en mouvement serait nécessairement actif, et l’inertie identifiée à la passivité ne pourrait donc être prouvée sans contradiction dans les termes. 657. La loi de 1985 a tenu compte de l’ambiguïté de la notion d’anomalie en remplaçant la causalité par l’implication qui élimine cette difficulté746. Toutefois, si le contentieux relatif aux choses en mouvement était en grande partie le fait d’accidents de la route, il ne s’y limitait pas et la Cour de cassation a rejeté d’une façon générale pour toute chose en mouvement la prise en compte de la passivité à titre d’élément 741 Cass. civ. 2e, 11 juillet 1963 : JCP. G. 1964, II, 13607, note J. Boré - Cass. civ. 2 e, 29 mai 1964 : JCP G. 1965, II, 14248, note J. Boré – Cass. civ. 2e, 28 novembre 1984 : JCP G. 1985, II, 20477, note N. Dejean de la Batie. 742 Cass. civ. 2e, 30 juin 1977 : JCP G. 1977, IV, p. 225. 743 Cass. civ. 2e, 4 juin 1969, Bull. civ., II, n° 191- Cass. civ. 2e, 3 octobre 1973, Bull. civ , II, n° 238. 744 Cass. civ. 2e, 10 mai 1967, Bull. civ., II, n°180. 745 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 668. 746 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 993. 289 d’exonération747. Cette décision est logique car il semble bien difficile de trouver une anomalie quelconque dans certains accidents dont il est légitime d’obtenir réparation748. C’est ce qui justifie l’évolution de la jurisprudence qui semble désormais ferme sur cette éviction. 658. Une femme est victime d’une chute dans l’escalator d’un grand magasin749. Ayant été blessée elle assigne la société exploitant le magasin en réparation de son préjudice. Elle est déboutée de sa demande au motif que sa chute est due au fait qu’elle a été bousculée par un tiers alors que l’escalator ne présentait aucun dysfonctionnement. La victime se pourvoit en cassation. La décision des juges du fond est annulée. L’escalator était en mouvement et avait été pour partie l’instrument du dommage, le fait du tiers ne pouvant exonérer le gardien que dans la mesure où il aurait eu les caractères de la force majeure ce qui n’est pas démontré. 659. La censure est approuvée par la doctrine car une chose en mouvement a nécessairement un rôle actif dans la production du dommage lorsqu’elle est entrée en contact avec le siège du dommage et dans ce cas seule la force majeure peut exonérer le gardien750. Autrement dit mouvement et activité vont de pair et il est peu cohérent de constater l’un sans que l’autre soit présent. Qu’un escalier roulant en fonctionnement n’ait pas eu un rôle actif dans la chute de la valise est même inconcevable751, ce que corrobore le fait que la victime a eu un rôle passif752. 660. Toutes ces difficultés pratiques, ces incohérences parfois, peuvent s’expliquer par l’identification des concepts qui sont au fondement de la construction de la causalité du fait des choses et qui appartiennent à des univers dont la coexistence est délicat à concilier. 747 Cass. civ. 2e, 1er février 1973 : JCP. G. 1974, II, 17810 , note N. Dejean de la Batie- En ce sens, J Flour, J-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 280. 748 CA. Nimes, 3 mars 1994, JCP. 1995, II, 22492, note S . Bories. 749 Cass. civ. 2e, 29 mars 2001, Bull. civ., II, n° 68 - Même solution : CA Paris, 17e ch. A, 25 avril 2000 : JCP. 2002, II, 10032, obs. J. Delagarde : Gaz. Pal. 22 avril 2001, p 478, obs. F. Chabas - Cass. civ. 2e, 2 avril 1997, Bull. civ., II, n° 109, arrêt n° 2. 750 RTD civ. 2001, p 598, P. Jourdain, note sous civ. 2e, 29 mars 2001. 751 F. Chabas, art. précit, eod. loc. 752 J. Delagarde, art. précit. eod. loc. 290 III) Une causalité reposant sur un double modèle 661. La causalité est définie par deux critères de fond, l’activité et l’anomalie, et une règle de preuve dépendant de la nature inerte ou en mouvement de la chose. Toutefois la causalité qu’ils doivent traduire n’est pas clairement explicitée et la juxtaposition des ces conditions est problématique dans sa généralité. L’activité appartient à un modèle spéculatif de la causalité (1), la participation est une notion indéterminée (2) alors que l’anomalie relève d’une approche statistique (3). 1) L’activité, notion spéculative 662. Le critère d’activité est reconnu en doctrine comme obscur. Cette opinion est justifiée car il est de nature spéculative donc dépourvu de contenu. Il a valeur de métaphore. 663. Le critère d’activité fait l’objet d’appréciations contrastées753. Il est considéré comme obscur pour les uns 754 et pourtant il semble, pour d’autres, conforme à la notion de causalité755. Cette opposition marque une absence de correspondance entre monde des choses et des idées. L’activité n’est pas définie756, elle est illustrée d’exemples, mais intellectuellement on perçoit bien sa signification dans son rapport avec l’idée de causalité, non avec sa réalité. 664. Il est possible de s’interroger sur son apport, bien incertain, à la causalité. Le terme d’activité doit être considéré comme synonyme de cause et passivité signifie absence de cause757. Ce n’est donc pas une notion nouvelle758. De plus, l’expression 753 L’utilisation du binôme activité-passivité n’est pas limitée au fait des choses. On peut aussi en trouver usage dans la détermination du rôle de la victime. En général, elle n’est pas considérée comme cause de son dommage car elle est passive : Ch. Lapoyade-Deschamps, La responsabilité de la victime, Thèse, 1975, p. 393 - F. Chabas, L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, LGDJ. 1967, n° 189 - Un deuxième recours à la notion a lieu dans le cadre des obligations de sécurité afin d’en préciser l’intensité. Lorsque le créancier a un rôle passif il paraît logique de considérer que l’obligation du débiteur est de résultat : V. Ph. Le Tourneau, n° 3262s. 754 F. Chabas, Cent ans d’application de l’article 1384, in La responsabilité civile à l’aube du XXIe siécle, Resp. civ. et assur., hors série, juin 2001, p. 42, note 14. 755 M. Nast, art. précit. 756 H et L Mazeaud, et J. Mazeaud, op, cit., t. 2, n° 1211-4. 757 Cass. civ. 2 e, 14 décembre 2000 : Resp. civ. et assur. 2001, n° 76, obs. H. Groutel : « Par elle même la notion de rôle passif n’amène rien ». 758 H et L. Mazeaud, J. Mazeaud, F. Chabas, Leçons de droit civil, Les obligations, Montchrestien, 1998, n° 533 : le titre de ce paragraphe met en évidence cette synonymie : « Intervention causale ou active de la chose dans la réalisation du dommage ». 291 de cause génératrice, qui semble en être l’explication, relève du pléonasme759. Le seul contenu spécifique de la notion est donné par l’anomalie, sans laquelle elle serait impraticable. Ne se démarquant pas intellectuellement du concept de cause et se réduisant à un critère, l’activité doit être considérée comme un terme analogique avec le fait de l’homme760 sans grande valeur pratique pour la détermination de la causalité. 665. La notion est aussi critiquée au regard des conséquences de son incertitude. La prise en compte du rôle passif de la chose est problématique en pratique car elle est néfaste à la victime qui échoue souvent à démontrer le rôle causal de la chose ce qui est en contradiction avec la finalité d’une responsabilité objective qui est la protection de ses intérêts761. 666. Ces critiques doctrinales convergent pour constater qu’il est bien délicat de comprendre ce qu’apportent les notions d’activité et de passivité762. Pour résoudre ce problème, il est nécessaire de remonter à la source de la relation entre l’activité et la causalité qui est extérieure au droit. Elle appartient non seulement à un fond savant mais aussi au sens commun qui n’est pas étranger au droit763. L’activité a pu sembler une réponse possible à une nouvelle approche de la causalité. Mais cette réponse est illusoire car la notion d’activité n’a pas de contenu empirique puisqu’elle se rattache à une conception spéculative de la causalité 667. L’idée que la cause est ce qui, agissant, produit un effet apparaît avec les stoïciens764. Cette conception a entraîné une première rupture dans l’appréhension de 759 Cass. req., 3 février 1942 ; JCP 1942, II, 2037, note R. Rodière - Même critique chez J. Carbonnier, Les obligations, op. cit., n° 265 760 L. Josserand, Cours de droit civil positif, 1939, T.II, n° 539 bis : l’auteur fait un parallèle entre faute d’abstention et faute dans l’action pour justifier les notions d’activité et de passivité. La passivité n’est pas pour lui équivalent à non causal. 761 Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 7802 et s. - F. Leduc, L’état actuel du principe général de responsabilité délictuelle du fait des choses, in Réflexions autour d’un centenaire, Economica 1997, p. 43, note que l’activité est une source d’environ 20% des pourvois en cassation et que les échecs à la prouver sont aussi de l’ordre de 20% des cas. 762 A. Joly, art. précit., p. 269: « Rôle actif, rôle passif ne sont encore là que des formules et des adjectifs, et il convient d’en préciser le contenu pour que leur application soit possible ». 763 Y. Ben-Dov, Initiation à la physique, Seuil, coll. Points-sciences, 1995, pp 11 et s - Ch. Atias, Epistémologie juridique, op. cit., n° 105 : « Le savoir des juristes n’a jamais connu de rupture avec le ses commun. » - Même opinion chez, R. Libchaber, Le Juriste et ses objets, Enquête, Ed. Parenthèses, p. 260. 764 Cf. supra n° 49. 292 la notion de cause par rapport aux idées aristotéliciennes. L’évolution est rendue tangible par une nouvelle formulation qui justifie, comme cela s’est produit en droit, que l’activité soit le nouveau principe causal. La cause est associée à l’idée de pouvoir qui est la raison même de son efficacité, car elle explique que la cause produise quelque chose. Il n’y a pas pour autant séparation entre agent et patient, contrairement à ce qui se passe en droit où toute l’activité est du côté de l’agent qui est dit causal alors que la victime est passive. Cette distinction appartient au modèle cartésien765. Cette conception de la causalité comme activité est le reflet de la vision stoïcienne du monde qui était purement métaphysique. Il a donc subi le déclin des constructions spéculatives avec l’apparition de l’empirisme, faute de permettre l’élaboration d’aucune connaissance766. L’activité n’ayant pas de contenu identifiable dans la réalité, puisqu’elle ne fait référence qu’à des idées, a donc disparu du langage scientifique et ne peut être considérée que comme une métaphore767. La cause est active comme l’artisan dont on peut voir l’action produire un objet quelconque768. 668. Des éléments de ce langage métaphysique sont présents chez Favier, par exemple, qui classe les relations causales autour de deux pôles : le lien nécessaire et le pouvoir créateur auquel il rattache le fait actif de la chose769. Pour lui, la cause est un principe actif qui provoque le résultat c’est une force active s’opposant à la simple condition qui est passive. Toutefois, il reconnaît que la notion ne peut avoir de contenu précis770 et son opinion est justifiée. Pourtant il n’en tire pas de conclusion pratique. 765 Cf. supra n° 65. Cf. supra n° 79. 767 M.-L. Mathieu-Izorche, op. cit., p. 422: « la métaphore consiste à désigner une chose appartenant à un univers par le nom d’une autre chose appartenant à un autre univers avec laquelle elle présente un rapport de ressemblance ». Mais la ressemblance n’est pas l’identité et toute métaphore contient aussi l’idée d’écart qui doit aussi être analysé comme le montre P. Ricoeur, La métaphore vive, Seuil, coll. Points, 1975, p. 325. 768 Ch. Lapoyade-Deschamps, op. cit., p. 382 , note que la terminologie est embarrassée : « Tantôt on personnalise la chose en risquant des images telles que la faute de la chose ou en déclarant qu’une voie publique est intervenue de manière active dans la réalisation d’un dommage, tantôt on recourt à l’expression impropre de cause génératrice ». 769 J. Favier, th. précit., n° 102. 770 J. Favier, thèse précit., n° 109 : « La discussion risque de s’éterniser, les parties en présences invoquant chacune des interprétations de textes aussi arbitraires les unes que les autres, sans qu’aucun facteur décisif se fasse jour d’un côté ou de l’autre ». 766 293 669. Toutefois la métaphore ne se limite pas à être seulement représentation. Elle peut avoir une valeur d’invention771 autorisant à développer une nouvelle idée, ce qui lui confère un pouvoir d’ouverture772. Ce rôle est perceptible en droit, où la notion d’activité a permis de rompre avec la simple appréhension mécanique des accidents qui existait initialement, pour l’ouvrir vers de nouvelles possibilités, sans toutefois les définir. Elle a permis de rejeter les limites de l’ancienne causalité, en soulignant qu’elle n’était pas la seule envisageable. La métaphore de l’activité est un appel à connaître ce qu’elle désigne. Elle souligne une question à résoudre qui est bien perçue et qui n’a pas encore de solution. Elle donne au juge un large pouvoir d’appréciation. 670. Rien ne s’opposerait à ce qu’un contenu soit assigné à la notion d’activité qui serait remplacée par un concept issu d’une théorie empirique mais ce n’est pas le cas773. Autrement dit, on ne peut considérer que les critères juridiques associés à l’idée d’activité sont la traduction en éléments simples et observables d’un nouveau concept. Un contenu pratique est donné à la notion avec la prise en compte de l’anomalie et de la participation, mais il ne s’agit pas d’une nouvelle notion. Ce n’est qu’une étiquette recouvrant des critères juridiquement posés. L’activité n’apporte donc rien à la définition de la causalité mais n’est pas dépourvue d’intérêt du fait de sa valeur d’ouverture et de sa capacité à assurer l’unité de la causalité du fait des choses. 2) La participation notion indéterminée 671. La participation dans son imprécision, est d’une certaine façon le correctif à l’impossibilité de définir des critères ayant la capacité d’embrasser l’ensemble des choses dans leurs relations avec les modalités de production des dommages774. Il 771 P. Ricoeur, op. cit., p. 84 : la pluralité des fonctions de la métaphore permet d’exprimer une infinité d’idées avec une économie de moyens. 772 P. Ricoeur, op. cit., p. 111: la métaphore a alors non une valeur de comparaison ou d’analogie, mais joue une rôle de substitution. Elle peut être utilisée en l’absence de référent identifié et dans ce cas elle n’apporte aucune information. La métaphore comble une absence dans le discours mais non dans la réalité. Pour le rapport entre métaphore et référence, V. septième étude, p 273 et s. 773 Si l’activité était une construction empirique, les critères qui lui sont associés devraient être la traduction de son contenu sous forme d’éléments observables. Il doit y avoir isomorphie entre le concept et sa traduction en vue d’une expérience possible. Ce n’est pas le cas dans la théorie de la cause génératrice. Les critères sont donc assignés et non déduits. Cf. supra n° 112. 774 J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 291 : « La vérité est que la responsabilité du fait des choses est une construction trop ambitieuse pour qu’il ait été possible de la mener à bien dans tous ses 294 n’existe pas de classification juridique des choses dans leur rapport avec la causalité. Le développement de la responsabilité du fait des choses s’est réalisé, non en vue de les connaître mais en repoussant comme non pertinentes leurs distinctions. Donner de la valeur au fait autonome de la chose par rapport au choses au pouvoir de l’homme aurait conduit à un double régime du fait des choses, la prise en compte des choses dangereuses ou ayant un dynamisme propre aurait limité ce régime à des choses nécessitant une garde775. Il n’y a pas eu de tentative d’approche des choses dans leur réalité afin éventuellement d’en faire une typologie en relation avec une pluralité de formes juridiques de causalité776. Or la causalité dépend de la nature des choses et des processus où elles sont engagées777. 672. La distinction entre choses en mouvement et choses inertes est demeurée la summa divisio au regard de la causalité, alors qu’elle est née et n’a de signification que dans le cadre des accidents mécaniques. Les choses inertes sont une catégorie résiduelle bien trop hétérogène pour avoir une quelconque pertinence au regard de la causalité778. La participation pallie cette insuffisance par son indétermination, alors qu’elle donne l’impression d’être une construction permettant de déterminer la causalité juridique de toute chose. La participation permet de soumettre toutes les choses à un unique régime, alors qu’elles ne se réduisent ni aux accidents détails et pour que la principe même en soit légitime. Les réalités – physiques et sociales- sont trop diverses pour qu’un règle unique leur conviennent ». 775 Ch. Réun. 13 février 1930, Arrêt Jand’heur : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit, n° 193 : « Mais attendu que la loi, pour l’application de la présomption qu’elle édicte, ne distingue pas suivant que la chose était ou non actionnée par la main de l’homme ; qu’il n’était pas nécessaire qu’elle ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer le dommage, l’article 1384 rattache la responsabilité à la garde de la chose, non à la chose ellemême ». - L. Josserand, La responsabilité du fait des automobiles devant les Chambres réunies de la Cour de cassation, D.H. 1930, chron. p. 25 - H. Capitant, La responsabilité du fait des choses inanimées après l’arrêt des Chambres réunies du 13 février 1930, D. H 1930, chron. p. 29. 776 Ch. Atias, Epistémologie juridique, op. cit., n° 180 ; « Là où le droit est conçu comme général, le fait impose et justifie la distinction. Le savoir juridique tend à s’en désintéresser. Des ces expériences multiples, riches d’enseignements, il ne retient le plus souvent que les cas-types, les catégories abstraites ». - E. Perrioux, Le fait des choses inertes, Esquisse du bilan des dernières arabesques de la jurisprudence, RRJ. 2004, p. 2279, n° 7 : « Que cette conception retenue par les juristes français de la chose inerte est curieuse ! La conception juridique d’une chose n’est donc pas celle du langage courant. » - Y. Thomas, Les objets du droit, Enquête, Ed. Parenthèses 1999, p. 13 : « Le répertoire des catégories disponibles impose ses propres limites, ses propres découpes et ses propres agencement aux ordres cognitifs. ». 777 E. Pierroux, art. cit., n° 5. 778 M. Planiol, G. Ripert, op. cit, t. VI, n° 619 - L. Josserand, Cours de droit civil positif français, Sirey 1939, T. II, n° 539bis - Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 7788 et 7795. 295 mécaniques, bien qu’ils soient majoritaires, ni à l’anomalie dans la pratique, ce qui peut expliquer le recul de ce dernier critère779. 673. Pour M. Leduc780 trois quart des décisions concernent trois catégories de choses : les moyens de transports, les immeubles et les outillages industriels et agricoles. Ce sont des accidents mécaniques. Le quart restant est hétéroclite, plus difficilement catégorisable et la liste n’est pas limitative781. Une chose, quelle qu’elle soit, ayant causé un dommage, peut être causale au regard de l’article 1384 alinéa1er782. 674. Un corps peut être causal par l’effet de sa masse, de sa pointe, de son tranchant, par émanation de gaz, par émission radioactive, de chaleur, de fumées, de trépidations, de transmission de courant électrique, par projection de la chose, ou par sa seule présence. On peut encore rajouter les effets chimiques ou toxiques de certains produits, les contaminations bactériennes. Si toutes ces choses peuvent être judiciairement reconnue comme cause, il n’existe pas pour autant de critère juridique pour toutes, à l’instar des accidents mécaniques783. La question de la preuve de la participation repose alors sur la causalité établie selon une connaissance scientifique apportée par l’expertise. 779 C. Perelman , Rapport de synthèse, in C. Perelman, R. Vander Elst, (sous la direction de), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, E. Bruylant, 1984, p. 365. 780 F. Leduc, L’état actuel du principe général de responsabilité délictuelle du fait des choses, in F. Leduc (sous la direction de), Réflexion autour d’un centenaire : la responsabilité du fait des choses, Economica 1997, p. 42 : les moyens de transport sont au premier rang , puis viennent les immeubles dont les dommage proviennent du sol (éboulement , plancher glissant), du dessus (dommages causés par les bâtiments ou leurs équipements, par des arbres…), soit des machines ( bulldozer, grues, échafaudage..). 781 F. Leduc, ibid., énumère ainsi les objets domestiques (couteau, fer à repasser, télévision, allumettes, tuyaux..) ; les armes à feu et les explosifs ; les jeux (ballons, quilles, ski, patin, trampoline, flèches) et enfin des choses disparates : passerelles, excavations, médicaments. On peut considérer que cette liste est ouverte. 782 H et L. Mazeaud, J. Mazeaud et F. Chabas, op. cit., n° 533. L’activité signifie seulement dans certains cas que le fait a réellement produit le dommage, qu’il en a été une condition nécessaire. Activité et causalité sont bien équivalents sans avoir recours à la recherche d’anormalité. 783 Cette distinction entre accidents mécaniques et non mécaniques est aussi en partie présente dans la distinction de la garde du comportement (accidents mécaniques) et de la garde de la structure (état interne de la chose). B. Goldman, La détermination du gardien responsable du fait des choses inanimées, Thèse Lyon, 1946. On peut en voir des applications rares en jurisprudence ainsi l’arrêt, Cass. civ. 2e, 12 oct. 2000 : RTD civ., 2001, p. 372, obs. P. Jourdain, qui concernait un dommage chimique par une contamination d’un terrain du fait de fuites de carburants à partir d’une cuve de stockage - Refus par contre de son application dans le cas d’un cancer du poumon dont il était demandé réparation à la SEITA en tant que gardien de la structure : Cass. civ. 2 e, 20 novembre 2003 : D. 2003, p. 2903, concl. R. Kessous, note L. Grynbaum. 296 675. Le cas de certaines victimes de l’amiante en est un exemple784. Une femme a présenté une asbestose avec plaque pleurale. Elle n’était exposée, ni par profession, ni dans son immeuble d’habitation à l’amiante, mais son mari avait travaillé dans les usines d’une société où il était directement exposé à ce produit. Il avait d’ailleurs développé une telle affection reconnue par la sécurité sociale. Les ouvriers ramenaient chez eux leurs vêtements exposant ainsi leurs familles aux poussières d’amiante et la victime procédait à ce lavage toute les semaines pour son mari. Les experts considèrent que le nettoyage régulier de vêtements contaminés pendant plus de 16 ans suffit à expliquer l’apparition de l’asbestose dont souffre la victime. Le lien de causalité est affirmé, toute autre cause ayant été éliminée, et la responsabilité de l’entreprise est retenue sur le fondement de l’article 1384 alinéa1er. 676. La participation causale est donc établie sur des présomptions de fait. Elles associent des faits négatifs (pas d’autre source possible) et un fait positif (une exposition prolongée) pour en déduire que l’amiante issue de l’usine où travaillait son mari est bien cause génératrice de la maladie présentée par la victime. Tous ces éléments rendent probable le lien de causalité. L’amiante est une chose inerte et son activité causale devrait, en principe, reposer sur la preuve d’une anomalie. Or, cette question n’est pas discutée et le rapport d’expertise suffit à conclure à la causalité de la chose inerte. C’est donc l’établissement par tout moyen de la causalité qui permet de dire que l’amiante participe juridiquement au dommage, et la preuve d’une anomalie n’est pas évoquée. On ne voit d’ailleurs pas sa signification dans ce contexte. Ce qui montre la difficulté à associer tous les critères juridiques dans tous les cas. 3) L’anomalie, notion statistique L’idée d’anomalie relève d’une approche statistique en terme de dépendance. Toutefois le traitement juridique de l’anormalité s’écarte des exigences scientifiques. (A). L’anomalie dans la détermination de la causalité est source de difficultés (B). A) Un lien de dépendance 784 C. A. Caen, 20 novembre 2001 : G. Trébulle, Indemnisation des victimes exposées à l’amiante en dehors de toute relation de travail, JCP. G., 2003, II, 10045. 297 677. L’approche probabiliste des évènements dans la causalité du fait des choses est présente implicitement chez différents auteurs785 qui définissent l’anomalie comme ce qui rend possible un accident. Or, probabilité et causalité ne se confondent pas786. La notion de dépendance a différents aspects en droit. Dans ce régime elle est retenue comme anormalité, la causalité adéquate fait appel au contraire à l’idée de normalité, les autres régimes, où elle est en usage ne font référence à aucune exigence particulière. Il faut essayer de préciser la signification du facteur d’anormalité dans un cadre probabiliste et en apprécier le traitement juridique par rapport au cadre scientifique. 677. La fréquence de survenue des évènements n’est pas uniforme. Il peut exister différentes valeurs des probabilités pour un événement donné du fait de la variabilité de la nature et de l’environnement où se déploie la causalité787. Tout événement peut être étudié dans des conditions normales ou anormales. Les conditions normales sont requises pour définir une expérience autorisant des comparaisons entre les différentes séries étudiées. Toute condition qui en diffère est dite anormale et peut modifier la fréquence de réalisation d’un événement. Dans la causalité du fait des choses inertes, l’anormalité devrait être comprise comme ce qui accroît le risque de dommage, dans une situation où celui-ci existe cependant mais à un niveau faible. La large dispersion des résultats autour de la moyenne a pour conséquence que toute modification de l’environnement n’a pas d’influence en terme de fréquence, tant la variation des phénomènes est parfois importante788. Il y a donc une distinction entre constater une anomalie et évaluer ses conséquences, puisque toute anomalie n’entraîne pas une élévation de la fréquence d’un risque d’accident. 785 H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, op. cit. t.2, n° 1211-9 : « Du moins doit-on constater que La jurisprudence recherche si la chose se trouvait dans une position ou un état susceptible normalement de crée un dommage (…). La chose normalement placée installée ou conduite au moment de l’accident, celle qui n’était pas normalement susceptible de causer un dommage n’a pas été cause du dommage » G. Viney, P. Jourdain, op. cit., n° 674 : « Le gardien de ce véhicule avant l’entrée en vigueur de la loi du 5 juillet 1985) ne peut être jugé responsable que s’il est démontré que la position de ce véhicule était anormale, c’est-à-dire de nature à surprendre la victime (…). Prouver le rôle actif de la chose, c’est dire que son comportement ou sa position anormale crée un danger pour les tiers ». Ces auteurs font nettement de l’anomalie non un événement actuel mais bien une simple possibilité d’accident ou de dommage. L’accident révèle alors cette anomalie mais elle lui préexiste. 786 Ch. Lapoyade-Deschamps, Th. précit., p 382 : « Le choix de la normalité comme critère du rôle passif répudie totalement le point de vue causaliste d’où la jurisprudence était partie ». 787 Cf. supra n° 162. 788 Cf. supra n° 161. 298 678. La prise en compte de l’anomalie en droit devrait donc être soumise à appréciation et à détermination d’un seuil séparant l’acceptable de l’intolérable789. On peut penser que la fréquence des chutes dans un parcours semé d’obstacles est plus élevée que sur une voie rectiligne et sans embûche. Il n’y a que probabilité du rôle de l’anomalie car toute personne qui suit ce parcours ne chute pas, tout dépend de son agilité, de son sens de l’observation et de l’adaptation, de sa chance peut-être ou de sa prudence. Le rôle de l’anomalie est seulement probable non seulement parce que sa présence n’entraîne pas systématiquement une chute mais aussi parce que des personnes vont chuter en l’absence de tout obstacle. Où se situe la ligne de partage ? Constater une anomalie, c’est noter qu’il y a quelque chose ayant puissance d’élever une fréquence de dommage, ce n’est pas désigner la cause de la chute, ni même dire que cet obstacle joue un rôle dans un cas donné. Tout dépend des situations et des conséquences de l’anomalie. La probabilité peut être si élevée que l’événement se produira à peu près toujours, elle peut être très basse et l’influence de l’anomalie est minime ou inexistante. Il faut donc évaluer son rôle. 679. La causalité juridique reposant sur le critère d’anormalité se démarque de la méthode scientifique sur ce point. La simple constatation de l’existence d’une anomalie dans la survenue du dommage suffit à lui donner la qualification de cause. Ceci revient à gommer sa dimension probabiliste et la nécessité de son évaluation. La probabilité qui relève d’une question de preuve est devenue une question de fond790. Mais constater l’anomalie n’est possible et utile que dans certaines circonstances, selon la nature des choses qui participent au dommage. De ce fait, l’anomalie est source de difficultés. B) L’anomalie source de difficultés 789 Les troubles anormaux du voisinage répondent à cette exigence : cf. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 939 , 953, 959. L’anormalité joue le rôle de fait générateur de responsabilité puisque celle-ci ne sera engagée que si le trouble atteint un certain degré. La Cour de cassation a initialement fondé ses décisions sur l’article 1384 alinéa 1er avant que ce régime devienne autonome. 790 A. Bénabent, La chance et le droit, op. cit., n° 195. 299 680. Se placer sur le terrain probabiliste signifie modifier le point de vue adopté sur un évènement791. Dans ce cas, on étudie uniquement la fréquence de ses occurrences et les facteurs qui l’influencent. On peut concomitamment s’intéresser à son mécanisme qui est la causalité stricto sensu. Les deux points de vue sont différents. Prenons le cas d’une infection bactérienne. On peut étudier la fréquence de la maladie et les différents facteurs qui la favorisent. Pour chacun d’eux on obtiendra une autre probabilité. On peut aussi étudier le mécanisme d’action qui fait que la bactérie est cause d’une maladie. Les deux points de vue coexistent sans s’éliminer et sans être soumis l’un à l’autre, c'est-à-dire que la connaissance de l’un ne fait nullement présumer de l’autre. Tel n’est pas le cas dans la causalité du fait des choses reposant sur l’idée d’anormalité. La prise en compte du pouvoir créateur de risque d’un fait est attributive de causalité au détriment de la causalité de l’accident. L’anomalie est source de difficultés au regard des principes de la responsabilité du fait des choses, mais aussi de la nature de certaines choses. 681. Cette appréhension de la causalité justifie les critiques de ceux qui voient sous l’anormalité la résurgence de la faute, la responsabilité du fait des choses permettant en fin de compte la sanction de la violation d’une obligation de sécurité792. La passivité, comme absence d’anormalité, n’est pas pas un critère causal au sens strict. Le rapport de causalité ne concerne que la question de savoir si la chose a participé matériellement à la production de l’accident, et parler de passivité c’est dire que le gardien n’est pas en faute793. On ne peut rien lui reprocher qui ait accru le risque lié à la chose dont il doit répondre. 682. La critique met bien en évidence la tension entre les principes qui fondent ce régime et ses conditions pratiques. L’opposition entre risque et causalité est certaine dans les sciences mais non en droit où elle doit être relativisée, car faute et causalité ont le risque en commun794. Il n’y a pas une dualité de fondement, le risque et la 791 N. Lapoyade-Deschamps, Th. Précit., p. 310 note, à propose du critère de l’anormalité « Ce faisant on recherche ailleurs que dans la chose elle-même les conditions du rôle actif ou passif de la chose ». Il serait plus juste de dire qu’on recherche autrement : c’est ce que signifie le changement de point de vue 792 J. Carbonnier, Les obligations, op., cit., n° 262 793 M. Planiol, G. Ripert, op. cit., t. VI, n° 620-3 : « L’impropriété de langage est patente ». 794 Cf supra n° 496. 300 faute795, mais une dualité de point de vue sur le risque qui est à la fois cause probable et faute. Il faut noter, cependant, que le comportement normal de la chose ne se confond pas systématiquement avec la preuve de l’absence de faute du gardien qui de toute façon n’est jamais directement exigée796. Le risque qui était à l’origine une justification de la responsabilité causale, sans en être une condition, est devenue une condition de la responsabilité du fait des choses et un facteur limitant de responsabilité. En effet, initialement la causalité était une condition suffisante pour imposer une charge de réparation dans un domaine limité, celui des accidents industriels. Le régime de responsabilité du fait des choses, sorti des limites de l’usine, ne connaît aucune limitation à l’exception de l’anormalité. La causalité du fait des choses bien que définie comme anormalité, associe une causalité de type physique (contact, participation) et un facteur limitant qui est la prise de risque. Le fait générateur est retenu comme cause à condition d’être facteur d’élévation des risques de survenue de dommage. 683. L’association entre risque et causalité peut se révéler incohérente comme le montre un arrêt de la Cour d’appel de Versailles797, qui révèle en outre une résistance des juges du fond sur le rôle exonératoire de la passivité dans le cas des choses en mouvement. Dans cette affaire une femme, alors qu’elle sortait d’un grand magasin, avait emprunté à pied un passage pour voiture. La barrière mobile s’est rabattue sur son dos et l’a blessée. En première instance la responsabilité du gardien est retenue pour un tiers et la victime forme appel. Elle est déboutée de ses demandes au motif que la barrière avait eu un rôle purement passif, bien qu’en mouvement car son fonctionnement n’avait été ni violent, ni particulièrement rapide ou irrégulier ni susceptible d’être considéré comme anormal et que le comportement de la victime avait été imprudent. Les magistrats analysent le comportement de la victime plus que la causalité du dommage ce qui réintroduit bien l’idée de faute et la décision procède d’une comparaison des risques, non d’une analyse causale. Il est révélateur de la difficulté à vouloir aligner causalité et anomalie au regard de la différence de nature 795 A. Cathelineau, Responsabilité du fait des choses. Principe général, J.-Cl., (Responsabilité civile), fasc. 150-1, 1999, n° 38 . 796 J. Carbonnier, Les obligations, op. cit. n° 259. 797 M-C. Lebreton, Une résurgence du passé : le rôle passif de la chose, cause exonératoire pour le gardien, Petites affiches, 29 aout 2001, p. 9, critique de la décision qui considère que lorsque une chose en mouvement est entrée en contact avec le corps de la victime le rôle passif doit être écarté. 301 de ces deux critères. Il y a bien association de la causalité et du risque dans une telle décision au profit de la suprématie du risque. 684. L’anormalité dans la causalité des choses en mouvement est difficilement justifiable pour deux raisons. D’une part, il n’y a pas de liaison entre approche mécanique et statistique ce qui signifie que la connaissance de l’une est sans portée sur l’autre. D’autre part, tout dommage mécanique ne relève pas d’un comportement anormal des choses. L’introduction du critère d’activité a eu un rôle perturbateur sur la causalité des choses en mouvement en déplaçant la causalité qui reposait sur une analyse physique vers une qualification juridique. L’activité s’est superposée au modèle dynamique798 qui n’a plus été pertinent puisqu’une chose en mouvement n’est causale que si elle est active autrement dit, en théorie, si elle élève la fréquence d’un risque. Il est donc parfaitement justifiable d’avoir renoncé à la preuve du rôle passif de la chose en mouvement, mais on peut regretter que l’analyse physique n’ait pas repris sa place en donnant toujours place à une présomption de causalité. 685. La difficulté n’est pas moindre vis-à-vis des choses inertes. Si la fréquence des accidents est accrue par la présence d’une anomalie cela ne signifie pas que le corps en mouvement qui vient la heurter n’est pas causal. Le point de vue statistique et le point de vue de la cause coexistent et ne s’excluent pas. La prise en compte du rôle d’une chose inerte se fait au regard de son influence sur la fréquence de l’accident car elle participe à la création des situations où se déploie la causalité sans être la cause, rôle dévolu à la chose en mouvement qui vient la heurter. La personne qui vient heurter une chose est mécaniquement cause. Or la reconnaissance de l’anormalité suffit à écarter la causalité de ce qui initie le processus mécanique. Il y a donc comparaison des risques et non causalité stricto-sensu, celle-ci étant au second plan. Section III) Vers un refoulement du critère d’anormalité ? 686. La causalité du fait des choses semble encore en évolution aboutissant à un affaiblissement de ses caractéristiques. Il en est résulté une extension de la responsabilité du fait des choses par la mise à l’écart de l’anormalité dans le cas des 798 R. Libchaber, Le juriste et ses objets, Enquête, Ed. Parenthèse, 1999, p 253 : « Les juristes partent du monde de la nécessité pour le recréer de fond en comble en élaborant des catégories qui n’y sont pas toujours superposables. » 302 choses inertes au cours d’accidents mécaniques. La jurisprudence a été parfois fluctuante799, mais l’anormalité n’a pas disparu. Elle a été cantonnée. Il a paru difficile de savoir s’il s’agissait d’une première étape vers la relégation de ce critère lors des premiers arrêts. Toutefois, la Cour de cassation a réaffirmé qu’elle entendait maintenir l’exigence d’anormalité. 687. L’anormalité a été écartée de façon explicite dans certains arrêts. Tel est le cas dans une affaire où un passant, en pénétrant dans un centre commercial, heurte une paroi latérale en verre, qui en se brisant le blesse800. Il assigne le propriétaire en indemnisation et sa demande est rejetée au motif qu’il ne démontrait pas que la chose avait été l’instrument du dommage. La paroi vitrée était fixe, elle n’avait ni caractère anormal, ni vice, ni défaut d’entretien, et les consignes techniques avaient été respectées. Un pourvoi en cassation est formé. L’arrêt est cassé au motif « qu’en statuant ainsi alors que l’intervention de la paroi vitrée dans la réalisation du dommage ressortait de ses propres conclusions la cour d’appel a violé le texte sus visé (art. 1384, alinéa 1er) ». 688. On peut trouver des décisions consacrant le rejet de l’anormalité en dehors de litiges relatifs à des baies vitrées. Ainsi dans le cas du heurt d’une boite aux lettres débordant le trottoir quoiqu’elle soit disposée en conformité avec les prescriptions légales801. Il en est de même lorsqu’une personne se blesse en percutant un bloc de béton qui délimitait un passage802. Dans tous les cas la chose heurtée est considérée comme causale sans autre nécessité que la preuve de sa participation qui se réduit à sa présence. Il s’agirait donc d’une évolution majeure de la définition de la causalité du fait des choses inertes accentuant le caractère objectif de la responsabilité du fait des choses. Cette évolution est bien entendue favorable aux victimes d’accidents puisque toute chose heurtée par la victime engagerait automatiquement la responsabilité de son gardien, indépendamment de toute anomalie ou défectuosité803. Le fait de la 799 E. Pierroux, art. cit., p. 2279. Cass. civ. 2e, 15 juin 2000, Bull. civ., II, n° 103 : JCP 2000, I, 280, n° 5 note G. Viney ; RTD civ., 2000, p. 849, obs. P. Jourdain ; D. 2001, p. 886, note G. Blanc. 801 Cass. civ. 2 e, 25 oct. 2001, Bull. civ., II, n° 162. 802 Cass. civ. 2 e, 18 sept. 2003 : J.C.P. 2004, I, 101, n° 5, note G. Viney ; Resp. civ. assur. 2003, n° 286, note H. Groutel - N. Damas, Responsabilité du fait des choses : vers la disparition de la distinction entre chose en mouvement et chose immobiles, D. 2004, p. 25. 803 Cass. civ. 2 e, 25 oct. 2001 : RTD civ. 2002, p. 108, obs. P. Jourdain 800 303 chose n’est exclu qu’en présence d’un cas de force majeure804 qui est le plus souvent bien difficile à établir pour le gardien805. La causalité se rapprocherait de l’implication806. 689. Cependant, cette éviction jurisprudentielle de l’anormalité a été inconstante. Elle a pu encore être exigée807. Toutefois, la Cour de cassation par deux arrêts du même jour a redonné poids à l’anormalité808. La Cour de cassation a semblé infléchir sa position dans le premier arrêt, en réaffirmant son exigence d’anormalité, mais en la déduisant des circonstances de l’accident. La porte vitrée qui a été heurtée est nécessairement d’une fragilité anormale dans la mesure où elle s’est brisée. Le jeu des présomptions rapprocherait le régime des choses inertes de celui des choses en mouvement. Dans le deuxième arrêt la Cour de cassation réaffirme nettement qu’il n’y pas d’activité de la chose inerte sans qu’une anomalie soit constatée. 690. Quel bilan de ces fluctuations ? La Cour de cassation a précisé sa doctrine dans son rapport annuel. Elle entend maintenir l’anormalité pour les choses inertes809. Elle semble faire des distinctions entre les choses. En ce qui concerne les baies vitrées, l’anormalité est présumée par le seul bris de la vitre. La motivation serait asssez formelle. Par contre, pour les autres choses inertes, l’exigence de la preuve de l’anormalité est conservée. Conclusion 804 Cass. civ. 2e, 18 mars 2004, Resp. civ. assur., 2004, n° 172. S. Hocquet-Berg, Gardien cherche force majeure...désespérément, Resp. civ. asssur., novembre 2003, chron. 12. 806 P. Jourdain, RTD civ. 2002, p. 108. 807 Cass. civ. 2e, 7 mai 2002 : Bull. Civ., II, n° 92 : Resp. civ et assur., 2002, n° 250 ; D. 2003, p. 461, note P. Jourdain - Cass. civ. 1 re, 9 juillet 2002 : Resp. civ. assur., 2002, n° 326 - CA. Toulouse, 3 e ch., 7 oct. 2003 : JCP.G., 2004, IV, 2709- S. Godechot, Mise au point sur l’exigence d’anormalité dans la responsabilité du fait des choses, D. 2004, p. 2181 , note sous Civ. 2 e, 11 déc. 2003. 808 Civ. 2e, 24 février 2005 (2 arrêts). D. 2005, p. 1395, note N. Damas. Dans le premier arrêt, il s’agisssait d’une personne ayant heurté une baie vitrée qui s’était brisée. Elle est déboutée de sa demande en réparation. La Cour d’appel énonce que la chose ne présentait pas d’anomalie et n’a donc pas eu aucun rôle actif. Un pourvoi est formé. La Cour de cassation annule la décision de la Cour d’appel au motif qu’ « il résultait de ses propres constatation que la porte vitrée qui s’était brisée était fragile, ce dont il résultait que la chose en raison de son anormalité, avait été l’instrument du dommage ». Dans le deuxième arrêt, une personne se blesse après avoir fait un saut dans un étang à partir d’un tremplin. Celui-ci étant sans anomalie le fait de la chose n’est pas établi. 809 Cour de cassation, Rapport annuel 2005, La documentation française 2006, p.363. 805 304 691. La causalité juridique du fait des choses s’est développée à partir d’un modèle mécanique dont elle s’est rapidement écartée. Toutefois, la classification des choses en inertes ou en mouvement issue de cette première approche est demeurée utilisée alors qu’elle n’a plus pour référence le modèle qui la justifiait. Le lien entre choses et dommage résulte de l’établissement d’une relation strictement juridique reposant sur la participation et l’activité assimilée à l’anomalie quelle que soit la chose où le processus où elle est engagée810. 692. L’activité, notion clef, synonyme de causalité du fait des choses est une notion spéculative, vide de tout contenu empirique. Elle n’est d’aucune utilité pour déterminer la causalité d’une chose. Elle assure ainsi une unité purement sémantique à la notion et il n’y a donc pas à proprement parler de théorie de la causalité juridique du fait des choses811. Le seul critère lié à l’idée scientifique de causalité est celui de participation, mais il est particulièrement vague ce qui lui permet d’accueillir tous les faits dommageables des choses sans en permettre la détermination. 693. La notion d’anomalie, qui est au cœur du régime, est une notion d’ordre probabiliste : une anomalie est ce qui augmente la fréquence de réalisation d’un dommage. Elle n’est qu’une causalité probable, une potentialité, un lien de dépendance, non une causalité au sens strict. Elle reflète un point de vue spécifique sur l’analyse des évènements. Toutefois, approche en terme de probabilité et de causalité ne s’éliminent pas, car une pluralité de points de vue peut coexister au plan scientifique. Tel n’est pas le cas de la causalité du fait des choses. La prise en compte de l’anomalie montre que ce régime repose moins sur la causalité que sur l’évaluation des risques induits par le fait de la chose. 694. Si l’idée de probabilité est comprise comme elle l’est dans les sciences, sa détermination et les conséquences qui y sont attachées sont propres au droit. La simple présence d’une anomalie vaut preuve de son rôle ce qui est contraire à une prise en compte statistique qui oblige à distinguer constatation d’une anomalie (description) et influence de celle-ci (évaluation chiffrée sur une population). Il y a 810 811 G. Dury, L’irremplaçable responsabilité du fait des choses, art. précit., p. 709. A. Joly, art. précit, p. 259 parle de « l’illusion des théories de la causalité » . 305 parfois incohérence à associer une approche en terme de causalité et d’anormalité en particulier en ce qui concerne les choses en mouvement. 695. La disparition de l’anormalité s’est faite dès les années 70 pour les choses en mouvement. Elle s’est manifestée de façon variable en ce qui concerne les choses inertes. Autant la prise en compte de l’anormalité dans les accidents mécaniques était problématique, autant elle est justifiée pour les choses inertes. Sans elle, la causalité du fait des choses s’assimilerait au fait de la chose812 et la distinction entre chose inerte et en mouvement n’aurait plus d’intérêt813. Toutefois la Cour de cassation semble vouloir mettre un frein vers le démantélement de ce régime en réaffirmant l’exigence d’anormalité. 696. Au plan de la compréhension de la détermination juridique de la causalité, ce régime montre à quel point elle est l’objet d’une construction. Celle-ci s’est faite par juxtaposition d’élements hétérogènes et en partie indéterminés. Les dernières évolutions montrent l’importance des choix de la Cour de cassation. Si on peut rattacher certaines différences à la nature des choses, ce n’est pourtant pas la connaissance qui impose au droit la forme de la causalité du fait des choses. Section II) La causalité de l’information 697. Dans les pages précédentes seules des relations entre faits se déroulant dans le monde physique ont été envisagées. Toutefois le monde matériel n’enclot pas toute la question causale, ce qu’illustre le clivage entre les sciences physiques et les sciences humaines. Les actions humaines, qui s’inscrivent dans le monde corporel n’y prennent pas leur source. Avec la reconnaissance de l’individu, la liberté, idée inconnue en physique, fait son apparition et s’oppose à la causalité au sens étroit, processus mécanique, automatique et sans finalité. L’homme, en tant que sujet pensant, n’est pas soumis à l’hétéronomie des lois de nature814 sans pour autant l’être au pur hasard, ce qui oblige à concevoir qu’il est déterminé d’une façon spécifique et non causale. 812 E. Pierroux, art. cit., n° 3 in fine. P. Jourdain, RTD. civ., 2000, p. 850, note sous Cas. civ. 2e, 15 juin 2000. 814 P.Engel, L’espace des raisons est-il sans limites ? in Un siècle de philosophie, Folio-essais 2000, p. 235. Cf. supra n° 221. 813 306 698. L’individu calcule, réfléchit, scrute l’environnement où il se situe, l’interprète, construit des représentations et des anticipations et c’est ainsi qu’il se décide à agir, donc à entrer dans le monde de la causalité que son action maîtrise jusqu’à un certain point, et qui se déploie en synergie ou en antagonisme avec celle d’autres acteurs. Les sciences humaines, pour répondre à la spécificité des actions humaines, ont introduit le concept de raison pour qualifier cette relation entre un environnement, considéré comme un ensemble possible de motifs, et une décision. La raison est analogue à la causalité, mais sa nature est autre815. 699. L’appréhension empirique des raisons se fait à partir de modèles interprétatifs, et non à partir d’expérience816. La causalité scientifique décrit une relation réelle entre des choses alors que la raison, relève principalement du sujet, de ses modes de représentation et ne peut prétendre à la même réalité de son objet de la même façon que la physique. Les sciences humaines introduisent un facteur de rationalité qui demeure hypothétique. La compréhension en raison n’est pas la découverte d’une loi au sens physique et l’idéal-type de l’homme rationnel n’est pas une réalité. Il y a donc hétérogénéité de détermination des raisons et de la causalité qui fait obstacle à la possibilité d’une attribution scientifique de la causalité de l’action aux raisons de l’action817. 700. La notion de raison a une place dans le droit de la responsabilité civile mais elle n’est pas reconnue explicitement comme telle, toute détermination étant dite causale. 815 R. Perrot, De l’influence de la technique sur le but des institutions juridiques, Thèse Paris 1947 cité in F. Terré, Ph. Simler, Ph. Lequette, op. cit., note 2, p. 337 : « Depuis fort longtemps , les philosophes ont mis en évidence l’aspect très particulier que revêt la loi de causalité dans le domaine des actes volontaires. Tandis que les phénomènes du monde physique sont soumis à des causes mécaniques ou efficientes (…) la volonté, au contraire, est orientée par des causes d’ordre psychologique. Nos actions volontaires tendent à réaliser un but qui constitue la cause des mouvements de notre volonté ». On peut noter que non seulement la théorie de l’équivalence semble postuler l’existence d’un principe universel de causalité, discrédité par la science, mais aussi qu’elle efface toute différence entre les diverses formes de déterminations des phénomènes, comme celle des raisons et des causes. La notion de raison déterminante est présente en droit, mais en dehors du cadre de la responsabilité civile. Cette notion joue un rôle en droit des contrats sous le terme de cause. V. sur ce dernier point par exemple, F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 322 et s. 816 Sur l’existence de la notion en droit : V. N. Dejean de la Batie, Appréciation in abstacto et appréciation in concreto en droit civil français, LGDJ, 1965, n° 22 ; « Tout jugement porté sur la valeur d’une action humaine, procède d’une comparaison de ce genre avec un type idéal pris pour modèle ». Plus récemment : M. Oudin, L’exécution du contrat en bon père de famille, Thèse Paris XI, 2000. 817 Cf. supra n° 246. 307 Parmi les faits pertinents l’information a une place importante, même si elle n’est pas le seul fait à pouvoir recevoir cette qualification818. Elle sera seule étudiée à ce titre. 701. Elle tient une place de plus en plus grande dans la formation et l’exécution des contrats, sous forme d’une obligation dont le contenu est encadré. Elle doit en particulier porter sur les risques connus dans l’usage des choses ou ceux qui peuvent se produire lors d’une une prestation de service. C’est pourquoi il est possible de lier information et approche statistique de la causalité. La qualité de l’information n’est pas indifférente et érigée en droit elle s’accompagne de sanctions en cas d’inexécution819. L’usage des choses ou l’exécution d’une prestation de services peuvent être marqués par l’apparition d’un dommage. 702. Il peut être tentant de lier défaut d’information et dommage sous réserve d’établir un lien entre eux, question délicate en l’absence de solution générale d’un point de vue scientifique ou juridique. Deux types de situations dans lesquelles l’information sur un risque peut être une raison de l’action sont à distinguer. L’information a seulement eu une influence sur la prise de décision : le défaut d’information fait que la victime souscrit à un contrat dans l’exécution duquel elle va être exposée à la réalisation d’un risque préexistant (sous-section I). L’information influence l’action de la victime qui réalise elle même un risque né du défaut d’information (sous-section II). Sous-section I) Le défaut d’information source de décision exposant à un risque 703. L’information est déterminante d’une décision dans la mesure où elle doit permettre à une personne de connaître les risques auxquelles elle s’expose, qu’elle peut accepter ou non de courir à l’occasion de la conclusion d’un contrat. La mauvaise information permet seulement la création de la situation où le risque pourra éventuellement se concrétiser. L’appréciation d’un contractant est donc faussée et si 818 Ce n’est pas le seul fait juridique pertinent qui peut être qualifié de raison. On peut, sans systématisation, en trouver différents exemples où un antécédent est une raison d’agir. Tel est le cas, dans une chaîne causale, de l’accident de voiture qui est la raison déterminante de la décision d’intervenir d’un médecin qui va occasionner un dommage, de la gêne due à une voiture mal garée obligeant un autre véhicule à se déporter. Dans tous ces cas le fait qui sera dit causal est du même ordre que l’information, et diffère de la causalité au sens strict. L’action sur laquelle il influe n’est pas automatique et dépend largement de celui qui agit. 819 M. Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, LGDJ, 1992, n° 586 308 des conséquences néfastes se produisent, la réponse juridique à une demande de réparation de la victime doit affronter deux obstacles. Le premier est de pouvoir évaluer le rôle de l’information sur la décision. Le second est de relier la décision au dommage. La problématique se présente de la même façon dans tous les cas, et l’information médicale sera prise comme paradigme. Nous étudierons le défaut d’information médicale en général dans sa relation avec un préjudice quelconque (I), puis la relation entre défaut d’information et naissance d’un enfant handicapé (II). I) Le défaut d’information médicale 704. Dans le contrat médical, l’information820 est l’accessoire d’une obligation principale de soins, de prévention, d’investigations ou d’assistance à la procréation. Une absence totale ou partielle d’information, un contenu erroné ou imprécis sont autant de défauts qui peuvent être sanctionnés. Il en est ainsi de la non signalisation des marges d’erreurs d’un examen complémentaire, des précautions à prendre dans les suites d’une intervention et même de la présentation trop optimiste d’un diagnostic821. Devoir d’information et de conseil sont complémentaires au regard de la détermination du consentement. 705. Le développement considérable de la place accordée à l’information se justifie au regard de l’évolution du droit de la responsabilité médicale. Deux éléments, étrangers en apparence à la question causale que sont l’absence de prise en charge de l’aléa médical822 et l’importance accordée au consentement dans son rapport avec l’autonomie de la personne823, l’expliquent. L’information prend dans ce contexte une 820 Elle est imposée par le code déontologie (article 35), la loi et la jurisprudence. D. Dendoncker, L’obligation d’information médicale devant le juge administratif et le juge judiciaire, RRJ. 2001, p. 1031 - Code de la santé publique, art. L. 111-2 : M. Harichaux, Les droits à information et consentement de l’usager du système de santé, après la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, RD sanit. soc., 2002, p. 673 . 821 Ch. Guettier, L’obligation d’information des patients par le médecin, Resp. civ. et assur., juillet-aout 2002, chron. 12 - P. Mistretta, Un diagnostic médical trop optimiste constitue un manquement au devoir d’information et engage la responsabilité délictuelle du médecin, JCP. 2004, II, 10100. 822 Sénat, L’indemnisation des victimes d’accidents thérapeutiques, Législation comparée, novembre 2000 - G. Viney, P. Jourdain, L’indemnisation des accidents médicaux : que peut faire la Cour de cassation ?, JCP., G., 1997, I, 4016 - Ch. Larroumet, L’indemnisation de l’aléa thérapeutique, D. 1999, chron. p. 33 - P. Sargos, L’aléa thérapeutique devant le juge judiciaire, JCP. G., 2000, I, 202. 823 F. Chabas, L’obligation d’information en danger, JCP, 2000, I, 212. 309 signification renforcée car le consentement de la personne permet seul l’atteinte au corps humain824. 706. L’information a pu sembler un palliatif à l’absence de prise en charge de l’aléa médical825 afin de contourner les limites que les règles de la responsabilité civile opposent à un élargissement du droit à réparation. Le droit à l’information est envisagé comme un moyen au profit d’une fonction purement indemnitaire. En principe, la responsabilité médicale ne peut être recherchée que pour faute dans l’exécution du contrat car elle est soumise à une obligation de moyens826. Les dommages non fautifs, qualifiés d’aléas thérapeutiques, ne donnent pas droit à prise en charge à ce titre. Pour améliorer cette situation, la jurisprudence, appuyée par la doctrine, a introduit progressivement des obligations de résultat pour cantonner l’obligation de moyens827, et l’obligation d’information participe à ce mouvement828. La loi du 4 mars 2002 est venue créer un nouveau système de réparation des risques sanitaires829 permettant, jusqu’à un certain point, la prise en charge de l’aléa par la solidarité830 et il pourrait sembler que la question a trouvé un épilogue dans cette consécration législative. Il n’en est rien, la loi ne règle pas les conséquences du défaut d’information dont l’indemnisation reste soumise aux constructions jurisprudentielles. La prise en compte de la personne humaine donne une teinte particulière à l’obligation d’information dont la violation impose des sanctions afin de faire respecter ses droits. Réparation et peine privée se mêlent étroitement dans ce domaine. 707. Quoiqu’il en soit, pour obtenir réparation d’un dommage qui survient dans les suites d’un défaut d’information, deux liens de causalité doivent être envisagés : 824 C. civ. art. 16. Cass. civ. 1re, 8 novembre 2000 : D. 2000, IR, p. 292 ; Y. Lambert-Faivre, La réparation de l’accident médical : obligation de sécurité : oui- aléa thérapeutique : non, D. 2001, p. 570. 826 Arrêt Mercier, Civ. 20 mai 1936 : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 161-162 - C. santé publ., art. L. 1142-1 fonde explicitement la responsabilité médicale sur la faute, ce qui remet en cause toutes les constructions qui ont introduit une obligation de résultat. 827 Cass. civ. 1re, 17 novembre 1988 : Bull. civ., I, n° 319 – Cass.civ. 1re, 7 janvier 1997, Bull. civ., I, n° 6 - Civ. 1re, 30 septembre 1997, Bull. civ , I, n° 259 – Cass. civ. 1re, 23 mai 2000, Bull. civ., I, n° 153 Y. Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel, op. cit., n° 584 828 S. Porchy, Lien causal, préjudices réparables et non respect de la volonté du patient, D. 1998, chr. p.379, n°2 - P. Sargos, JCP. G, 1997, II, 22942, 829 Y. Lambert-Faivre, La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. L’indemnisation des accidents médicaux, D. 2002, p. 1367. – C. santé publ. articles L. 1142-1 et s. 830 C. santé publ., art. L. 1142-17. 825 310 d’une part, un lien entre défaut d’information et décision puisque l’information est la raison déterminante de la décision (1), d’autre part, un lien entre décision et dommage (2). 1) Première relation causale : l’information, raison déterminante de la décision 708. Cette première relation est simple dans sa compréhension, puisqu’elle est l’application des notions développées dans les sciences humaines. Une question se pose. Comment avoir la certitude et la preuve que la décision du patient aurait été autre si l’information avait été sans défaut ? La jurisprudence, puis la loi ont donné des éléments de réponse à cette question associant éléments de fait et de droit. L’appréciation repose sur des éléments de fond (A) et une règle de preuve dont la charge pèse désormais sur le professionnel (B). A) Eléments de fond 709. Ces éléments relèvent de la connaissance objective. Le droit à l’information en vue d’un consentement éclairé est édicté dans le but de protéger les personnes et de ce fait son appréciation doit se faire in concreto831 en prenant en compte divers éléments relatifs aux circonstances et à la personne. Les éléments qui doivent être portés à la connaissance du patient font l’objet d’une énumération législative, non exhaustive832 depuis la loi du 4 mars 2002833. Les critères sont donc prédéterminés et il y a corrélation entre ce qui doit être dit par le professionnel et ce qui est considéré comme déterminant pour un individu moyen amené à prendre une décision concernant sa santé. Le patient est devenu co-décideur et doit partager avec le professionnel une connaissance commune834, celle acquise par la communauté scientifique, à laquelle chaque professionnel doit se conformer835. L’information sur le risque y occupe une grande place et ne se limite pas au champ médical puisqu’il inclut le champ social (conséquences professionnelles à court et long terme par 831 N. Dejean De La Batie, Th. précit., n° 214. A. Castelletta, Responsabilité médicale, droits des malades, Dalloz, Référence, 2002, n° 24-37. 833 C. santé publ., art. L. 1111-2 : Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposées, leur utilité, leur urgence, les conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. 834 C. santé publ., art. L. 1111-4. 835 M. Harichaux, L’obligation du médecin de respecter les données acquises de la sciences, JCP, 1987, I, 3306 – Cass. civ. 1re, 6 juin 2000 : JCP, 2001, II, 10447, note G. Mémeteau 832 311 exemple), le champ familial, voire le risque d’établissement ou de procréation. La loi ne vise que le risque normalement prévisible ou grave, alors que la jurisprudence avait été plus exigeante836 incluant le risque même exceptionnel ce qui modifie la prise en charge des dommages subis par les patients837. Cependant la loi ne règle pas tous les détails et des divergences d’interprétation existent. Ainsi l’obligation d’information pourrait peser sur toute la chaîne des professionnels en charge d’un patient. Elle devrait porter aussi bien sur ce que va entreprendre le professionnel auquel il s’adresse, que sur les soins prodigués par celui à qui il serait confié838. Autant dire que l’obligation deviendrait très difficile à satisfaire et risquerait d’être toujours prise en défaut. La Cour de cassation ne semble pas suivre ce chemin extrême et s’est prononcée pour une limitation de l’objet de l’information839. 710. L’influence de l’information doit être appréciée en considération de facteurs tenant à la personne sans tomber dans le subjectivisme. L’évaluation ne consiste pas à prendre en compte le sentiment de la victime sur sa propre décision, car une telle démarche ne pourrait être satisfaisante faute de base objective. Si le choix réel du patient peut faire intervenir plus de facteurs subjectifs qu’objectifs, conscients et inconscients, sincèrement reconnus ou non, il ne s’impose pas de leur donner effet à tous840. La seule possibilité d’apporter une réponse à ce problème est de s’appuyer sur un modèle841, à l’image du bon père de famille ou du bon professionnel, celui du patient moyen et rationnel mis dans les mêmes conditions que la personne concernée. Comme tout modèle, il n’est pas le reflet de la réalité et encore moins de la personnalité intime de la victime842. Il peut donc y avoir une pluralité de modèles en fonction d’une diversification des catégories de référence. La décision qui affirme ou nie la valeur déterminante d’une information est donc valide si elle respecte le modèle d’interprétation mais n’est pas vraie comme peut l’être la détermination d’une relation de causalité en physique843. L’approximation méthodologique est globalement acceptable. Le juge ne peut s’appuyer sur des connaissances statistiques 836 C. santé publ., art. L. 1111-2 – Cass. civ. 1re, 7 octobre 1998 : JCP. 1998, II, 10179, note P. Sargos. Cass. civ. 1re, 4 fév. 2003, Bull. civ., I, n° 40 : L. Williate-Pelliteri, RGDM. 2004, p. 305. 838 P. Sargos, Evolution et mise en perspective de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de responsabilité civile, in, Mélanges Lambert, Dalloz, 2000, p. 375, n° 11. 839 Civ. 1re, 18 décembre 2002 : JCP, ed. E, 2003, p. 2, obs. E. Terrier. 840 S. Porchy, art. précit., n°6. 841 N. Dejean De La Batie, op. cit., n° 10 et s. 842 Cf. supra n° 246. 843 Cf. supra n° 244. 837 312 reflétant l’influence de l’information sur le comportement, mais au vu des rapports d’expertise, il peut statuer avec assez de vraisemblance sur ce qu’aurait été la décision, en l’espèce, de l’homme moyen. Cette appréciation est de l’ordre du standard, une fois de plus, et le juge peut donc jouer avec plus ou moins de facilité sur ce temps de la détermination de la causalité. Cependant les règles de preuve jouent aussi un rôle important à cette étape. B) Règles de preuve 711. La question cruciale de la charge de la preuve de l’information a subi une évolution majeure ces dernières années. Il a été longtemps admis qu’il incombait au patient844 de prouver que le médecin ne l’avait pas informé du fait de l’interprétation qui était donnée de l’article 1315845. Une présomption de bonne exécution de cette obligation était admise jusqu’en 1997. A cette date, la jurisprudence846 a donné une nouvelle interprétation de cet article et la loi du 4 mars l’a entérinée847. La charge de la preuve de la délivrance de l’information pèse désormais sur le médecin. Tous les auteurs ont reconnu qu’il s’agissait là d’un alourdissement de la responsabilité professionnelle, moyen déguisé d’améliorer le sort des victimes848. La preuve porte non seulement sur le fait que l’information a été communiquée mais aussi sur son contenu849 bien qu’il soit d’une grande diversité puisqu’elle doit être adaptée à la personnalité de chacun. L’écrit est une solution tentante et relativement logique eu égard à sa force probante, mais son usage est diversement apprécié. Si certains pensent que ce mode de preuve doit être envisagé850, il est en général rejeté au motif que la relation médecin, malade serait par trop perturbée, l’écrit y étant inconnu sauf 844 Cass. civ. 29 mai 1951, Bull. civ., II, n° 162 - Reprise constante : Cass. civ. 1re, 4 avril 1995, Bull. civ., I, n° 159. 845 L’article 1315 répartit la charge de la preuve en deux temps : celui qui réclame l’exécution de l’obligation doit la prouver : celui qui prétend s’en libérer doit prouver qu’elle est éteinte C’est le premier temps qui prévalait en 1951 alors que c’est le deuxième qui a pris la première place en 1997. 846 Cass. civ. 1re, 25 février 1997, Bull. civ., I, n° 75 - L. Dubouis, La preuve de l’information du patient incombe au médecin : progrès ou régression de la condition des patients, RD sanit. soc., 1997, p 2888 D. 1997, somm. com., p. 319, note J. Penneau - Ch. Lapoyade Deschamps, Les médecins à l’épreuve, Resp. civ. et assur. décembre 1998, n° 121 – Cass. civ. 1re, 14 oct. 1997 : JCP. 1997, II, 22942, rapport P. Sargos. 847 C. santé publ., art. 1111-2 in fine. 848 E. Terrier, art. précit., p. 3. 849 Ph. Pierre, Le manquement à l’obligation d’information et de conseil du médecin, Droit et patrimoine, janvier 2001, p 76 : « La Cour de cassation considère comme indivisibles la preuve de la délivrance matérielle de l’information et celle de sa pertinence. » 850 J. Penneau, art. précit. - Ch. Lapoyade Deschamps, art. précit. 313 exigences légales851. Le risque serait d’aboutir à une désinformation par un écrit complet, complexe et non adapté à la plupart des patients dans sa généralité852. Le médecin serait faussement protégé par l’écrit qui ne serait acceptable que complété par des explications dont il resterait à faire la preuve853. La jurisprudence a toujours affirmé que la preuve se faisait par tout moyen854 et un faisceau d’éléments paraît suffisant pour faire naître une présomption apte à convaincre le juge sans qu’il y a ait une preuve absolue855. 712. Il résulte de cette règle un engagement quasi-automatique de responsabilité du professionnel, en l’absence de conservation ou de constitution des preuves, d’autant que la jurisprudence a un effet rétroactif856. En effet absence de preuve de l’information vaut absence d’information et le lien de causalité entre information et décision est alors facilement établi. La causalité dépend étroitement des règles de procédure et la causalité peut être retenue par défaut de preuve. 713. On peut affirmer que l’existence d’un lien de causalité avec le dommage ne peut être envisagé sans que cette première étape soit franchie, s’il n’est admis que le créancier ayant connu l’information aurait refusé le choix qui lui était proposé. Son consentement a été vicié par une présentation du risque inférieure à la réalité857. Cette question est assez simple à résoudre et la démarche du juriste est à peu près identique à celle d’un sociologue ou d’un historien. Il n’en est pas de même pour deuxième lien de causalité. 851 Recherche médicale (art. L. 1122-1), don d’organe avec donneur vivant (art. 1231-1), IVG (art. L. 2213-3), PMA ( art. L. 2141-10). 852 S. Gromb, L’expert et le consentement éclairé, Gaz. Pal. 5 janvier 1999, p. 15. 853 P. Sargos, art. précit, n° 12. 854 C’était déjà le cas avant le revirement de 1997 : Cass. civ. 1re, 29 mai 1985, Bull. civ., I, n° 179 – Cass. civ. 1re, 4 avril 1995, Bull. civ., I, n° 159 - Principe rappelé par Cass. civ. 14 oct. 1997, Bull. civ., I, n° 278 : « Mais attendu que s’il est exact que le médecin a la charge de prouver qu’il a bien donné à son patient une information loyale, claire et appropriée sur les risques des investigations ou soins qu’il propose de façon à lui permettre d’y donner un consentement ou un refus éclairé, et si ce devoir d’information pèse aussi bien sur le médecin prescripteur que sir celui qui réalise la prescription, la preuve de cette information peut être faîte par tous moyens. » - Rappel du principe : Cass. civ. 1re, 4 janvier 2005, n° 02-11-339 ; juris-Data n° 2005-026352. 855 Pluralité des entretiens, temps de réflexion suffisant (Cass. civ. 1re, 14 oct. 1997, précit.). Nombre de consultations, témoignages, lettres au médecin traitant pour Mme Gromb (art. précit). Ecrit émanant du patient, contenu du dossier, circonstances particulières de la relation avec le patient, profession du patient. V. J. Penneau , Les fautes médicales, in Droit de la responsabilité médicale, Resp. civ. et assur., Juillet 1999, p. 9. 856 Civ. 1re, 9 octobre 2001 : JCP. 2002, II, 10045, note O. Cachard : il s’agissait d’un dommage obstétrical qui s’était produit en 1974. 857 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 598. 314 2) Deuxième relation causale : le lien entre décision et dommage 714. Ce deuxième lien858 est infiniment plus problématique et témoigne de l’autonomie de la détermination juridique de la causalité par rapport aux modèles scientifiques. Rien ne fonde a priori une telle possibilité, si ce n’est la volonté d’indemnisation des victimes qui oblige le juge à se plier aux exigences des règles de la responsabilité civile imposant, comme pour tout fait générateur, d’établir un lien causal avec le dommage qui est allégué859. Il s’agit ici de poser la question dans un contexte particulier 860 qui montre le caractère nettement artificiel et utilitaire des différentes solutions. Si le lien de causalité a pu être établi (A), il semble être actuellement rejeté au profit en particulier de la perte de chance (B). A) L’existence du lien de causalité 715. Si la reconnaissance d’un lien de causalité ne fait pas de doute (a), la possibilité de lui donner une justification théorique est discutée (b). a) Sa reconnaissance 716. La reconnaissance d’un lien juridique entre défaut d’information et dommage ne fait pas de doute861. Toutefois, la jurisprudence a été fluctuante sur la réparation selon le préjudice qui a pu être rattaché au défaut d’information. Une indemnisation complète du préjudice final862 ou la simple réparation d’un préjudice moral863 sont les deux possibilités extrêmes adoptées. Le pivot autour duquel se joue la solution est de savoir si la décision du patient aurait interrompu le processus menant à la réalisation du préjudice final864. Il est possible de discerner trois éventualités865. 858 Ph. Pierre Le manquement à l’obligation d’information et de conseil du médecin, Droit et patrimoine, janvier 2001, p 75. 859 M. Fabre-Magan, op. cit., n° 598. 860 S. Porchy, art. précit., n° 2. 861 A. Castelletta, Responsabilité médicale, op. cit., n° 24-01 et s - Contra, une opinion inverse avait prévalu en doctrine : « Si la faute reprochée au médecin ou au chirurgien consiste uniquement dans l’absence de consentement, le lien causal ente la faute commise et le préjudice subi, lien dont il est indispensable d’établir l’existence ne pourra être prouvé » citation de Garraud et Laborde –Lacoste par H. Desbois, note sous Trib. Civ. Seine, 16 mai 1935, DH, 1936, 2, p. 9. 862 Arrêt Teyssier, Req. 28 janvier 1942, D. 1942, p. 63. 863 Cass. civ. 1e, 14 février 1973 : Gaz. Pal. 1973, 1, p. 34. 864 S. Porchy, art. précit., n° 9. 865 Rapport de la Cour de cassation 2000, La documentation française 2001, p. 388. 315 717. S’il est possible de conclure que le patient n’aurait pas refusé de se soumettre au soin proposé, l’information ayant été irréprochable ou son défaut non déterminant, il ne peut y avoir d’indemnisation du préjudice corporel866. Le processus causal se serait poursuivi sans changement. L’acceptation des risques est exonératoire de responsabilité 867 si le dommage survient du fait d’un aléa dont la victime a été prévenue. Toutefois l’indemnisation du préjudice moral est recevable868, même en l’absence de dommage corporel, dans la mesure où la sanction s’analyse alors comme la défense d’un droit et non comme un moyen d’indemnisation. La simple violation d’un droit suffit à faire reconnaître un dommage et un lien de causalité869. 718. Si le refus du patient est vraisemblable, les juges pourront procéder à une indemnisation totale. Lorsque l’intervention n’était pas impérieuse870 le défaut d’information est plus sévèrement pris en compte, mais le fait que l’acte soit nécessaire n’est pas un obstacle à la reconnaissance d’une possibilité de refus, au cas par cas, car un principe abstrait ne peut guider le juge 871 qui doit d’office rechercher, en prenant en considération tous les faits de la cause, ce qu’aurait été la décision dans la situation qu’il doit trancher. Cependant si le bienfait de l’opération est supérieur aux conséquences d’un aléa dont le patient n’avait pas été informé et qui s’est réalisé, l’indemnisation est refusée872. La prise en compte d’une balance bénéfice/risques vient moduler la décision. La perte de chance est une troisième solution mais nous l’envisagerons à part. Si le lien de causalité entre défaut d’information et dommage peut être admis en pratique, il faut encore le justifier au plan théorique. 866 Cass. civ. 1re, 25 février 1997, précit. : « Le patient dont le père était mort d’un cancer du colon et dont toute l’attitude démontre qu’il souhaitait se débarrasser tant de troubles abdominaux pénibles que de craintes pour l’avenir n’aurait pu raisonnablement refuser cet examen et cette exérèse. » - Cass. civ., 1re, 20 juin 2000, Bull. civ., I, n° 193. 867 G. Viney, P. Jourdain, , op. cit., n° 572 et s. 868 Y. Lambert-Faivre, op. cit., n° 591-1 - L. Guignard, art. cit., n° 34. 869 Cf supra n° 575. 870 Cass. civ. 1 re, 29 juin 1999 : D. 1999, som. p. 395, obs. J. Penneau - Versailles, 10 juin 1999 : L. Dubouis, Le droit du patient à l’information : harmonisation des jurisprudences civile et administrative et problème de mise en œuvre, RD sanit. soc. 2000, p. 367 871 Cass. civ. 1 re, 20 juin 2000, Bull. civ., I, n° 193 – Cass. civ. 1 re, 18 juillet 2000, Bull. civ., I , n° 277 - P. Sargos, art. précit., Mélanges Lambert, n° 25. 872 Cass. civ. 1re 7 oct 1998 : A. Castelletta op. cit., n° 24.47. 316 b) Sa justification théorique 719. Comme nous l’avons vu, la détermination causale ne peut pas reposer sur une analyse scientifique. La faute dans l’information a déterminé une décision, mais le dommage a sa source dans une action qui peut être celle du débiteur de l’information mais aussi celle d’un tiers voire d’un fait de nature. La raison de l’acceptation par la victime d’un acte qui va se révéler dommageable ne peut être objectivement en relation avec la causalité de cet acte. Il est donc nécessaire de se tourner vers des constructions juridiques pour justifier la liaison des faits, mais la réponse ne s’impose pas de façon indiscutable. 720. Pour certains, il n’y a pas de théorie juridique qui puisse être utilisée, mais il est nécessaire d’en établir une au nom de l’équité. En effet il s’agit de trancher entre deux risques d’injustice qui sont, soit demeurer fidèle à une conception stricte de la causalité, auquel cas le médecin sera exonéré dans tous les cas de défaut d’information, soit au contraire, faire le choix de la victime qui pourra être indemnisée au prix d’un assouplissement de la notion de causalité873. La jurisprudence appuyée par la doctrine a su opter pour la deuxième éventualité sans toujours expliciter en quoi consiste l’adaptation requise pour une telle fin. Il est possible d’y voir tout simplement une causalité présumée874, affirmée sans aucune construction. La décision attribue une causalité, qui au demeurant ne peut exister, à un fait qui devient générateur. C’est la forme la plus complète d’autonomie envisageable par rapport aux exigences de la science. La causalité est fictive et c’est donc la recherche de responsabilité qui impose la relation causale, non la constatation de la causalité qui permet de désigner le responsable. 721. Il serait toutefois possible de justifier la solution dans le cadre des théories juridiques classiques. Comme le simple défaut d’information ne peut être seule cause d’un dommage la théorie de l’équivalence des conditions semblerait utilisable875. L’argumentation est en effet assez simple. Le défaut d’information a déterminé une décision insuffisamment éclairée quant à l’appréciation du risque auquel le patient a été exposé, et il aurait pu prendre une autre décision qui lui aurait évité de subir le 873 F. Alt-Maes, art. précit., p 391 - S. Porchy, art. précit., n° 9. S. Porchy, art. précit., n° 11. 875 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 600. 874 317 préjudice qui s’est réalisé. Par conséquent le défaut d’information est une des causes du dommage final car il en est une condition sine qua non. C’est une application orthodoxe de la théorie qui permet logiquement une indemnisation complète. 722. La causalité adéquate, ne serait pas obligatoirement à écarter bien qu’elle soit plus paradoxale et son usage moins convaincant. Il est possible de penser que le défaut d’information créé une situation à risque de dommage car le patient n’hésitera pas à se soumettre à l’intervention qui va occasionner ce préjudice876. L’acceptation sans connaissance de cause, contient la possibilité objective de la réalisation du dommage bien que le fait de ne pas avertir le malade d’un risque d’intervention n’entraîne pas directement le décès de celui-ci877. Toutefois, la fréquence du risque est connue antérieurement à sa communication et ne lui est pas liée878. Il peut paraître paradoxal d’affirmer que le défaut crée un risque alors qu’il lui préexiste et cette théorie est peu invoquée au soutien des décisions. On peut donc considérer qu’aucune solution ne s’impose et que les choix sont ouverts. Ces différentes constructions sont plus des justifications a posteriori que des méthodes par lesquelles la causalité serait identifiée. B) Le rejet du lien causal 723. Il demeure une troisième solution qui est de recourir à la perte de chance dont un arrêt a donné une définition particulière. Elle est reconnue lorsque le « défaut d’information sur le risque lié à une intervention qui s’est révélée dommageable privait la victime d’une chance d’échapper par une décision peut-être plus judicieuse, à ce risque »879. 724. Le recours à cette notion peut surprendre au regard de la preuve de la détermination de la volonté de la victime du dommage. La décision des juges quant à l’appréciation de l’acceptation ou du refus de patient ne peut être que positive ou 876 Décision en ce sens : Cass. civ. 1 re , 11 février 1986 : JCP. 1987, II, 20775, note A. Dorsner Dolivet. M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 600 in fine. 878 En effet le risque est calculé sur une population de mêmes caractéristiques pour une même intervention. C’est par ce qu’il est antérieurement connu qu’il peut être donné au patient à titre d’information pertinente. Cf. supra n° 160. 879 Cass. civ.1 re, 7 février 1990, Bull. civ., I, n° 39. 877 318 négative. Une troisième voie ne semble pas concevable, sauf à y voir la prise en compte de l’incertitude d’une telle évaluation dans la réalité880. La reconnaissance de l’impossibilité de prouver un tel lien de façon irréfutable autoriserait alors un palliatif881. Une telle éventualité dans ce contexte montre que la jurisprudence ne fait pas toujours un emploi rigoureux882 de la perte de chance, tantôt préjudice, tantôt causalité incertaine883. Toutefois la Cour de cassation semble vouloir en faire l’unique préjudice réparable des conséquences du défaut d’information884, alors même que des critiques assez radicales tendent à la rejeter de ce domaine885. 725. Il ne peut y avoir de place pour une perte de chance du fait d’un défaut d’information886. On pourrait évoquer l’exposition à risque qui est une notion propre à cette situation. Il n’y a pas de lien de causalité entre défaut d’information et préjudice final mais le mode d’évaluation que permet ce nouveau concept aboutit à une indemnisation totale. 726. La perte de chance devrait être considérée comme un préjudice et uniquement comme cela. Or celui-ci n’existe pas en cas de défaut d’information887 car ses conditions ne sont pas réunies. Pour qu’il y ait perte de chance il est nécessaire que l’événement qui a été interrompu soit aléatoire. Or l’attitude de la victime ne peut être qualifiée d’évènement aléatoire par le juge. Il ne peut affirmer qu’on ne peut savoir si 880 P. Sargos, art. cit., Mélanges Lambert, p. 375, n° 20 : « On est donc en présence d’une situation particulière où il y a bien faute mais où l’incertitude sur le lien de causalité direct et certain entre cette faute et le préjudice se double d’une incertitude sur le fait qu’il est impossible d’exclure que sans la faute le dommage ne se serait pas produit ».- Y. Lambert-Faivre, op. cit., p. 707. 881 A. Castelletta, op. cit., n° 24-52. 882 Contra : F. Descorps Declère, La cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la perte de chance consécutive à la faute d’un médecin, D. 2005, p. 742. 883 Cass. civ. 1 re, 17 novembre 1982, Bull. civ., I, n° 333 : la perte de chance ne peut concerner que l’évaluation du préjudice. Contra : Cass. civ. 1 re, 7 juin 1989, Bull. civ., I, n° 230. 884 Cass. civ. 1 re, 7 décembre 2004 : Bulletin 145, janvier 2005, Dictionnaire permanent de bioéthique et biotechnologie, p. 6716. Une patiente avait subi une intervention chirurgicale dont il était résulté un dommage dont le risque n’avait pas été signalé. En appel la patiente obtient l’entière réparation de son dommage. La décision est cassée. La Cour de cassation rappelle que la violation d’une obligation d’information ne peut être sanctionnée qu’au titre de la perte de chance d’échapper par une décision plus judicieuse au risque qui s’est finalement réalisé. L’indemnisation ne peut représenter qu’une fraction des différents chefs de préjudice subis. 885 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 603 : « La perte de chance est un préjudice réparable distinct du préjudice final mais parfaitement distinct du lien de causalité, qui ne sert qu’à donner la mesure du dommage réparable », cependant, n° 607 : « la notion de perte de chance ne semble pas complètement indépendant par rapport à la causalité » . 886 F. Chabas, L’obligation médicale d’information en danger, JCP., G., 2000, I , 212 - A. DorsnerDolivet, JCP G. II ; 1987, II, 20755 - I. Vacarie, La perte d’une chance, RRJ 1987, p 917 - Contra : G. Durry, RTD civ. 1970, p. 580 - P. Jourdain, RTD civ., 1993, p. 135. 887 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 601. 319 la victime aurait eu une attitude différente si l’information avait été autre888. Le juge doit trancher la question en fonction de la plus grande vraisemblance. Il n’y a donc pas d’aléa pour lui. Soit il est convaincu, soit il ne l’est pas, mais il n’y a pas de place pour l’affirmation d’un doute. De plus, lorsqu’un individu perd une chance de réussite cette chance existait avant la faute et le dommage apparaît seulement à sa suite889 ce qui n’est pas le cas dans le défaut d’information. Enfin la perte de chance est un préjudice qui s’évalue au prorata des chances perdues, il est indépendant du préjudice final. Telle ne serait pas la situation en cas de défaut d’information où la notion clef serait l’exposition à un risque890. 727. L’exposition à un risque est un préjudice spécifique qui diffère du dommage final mais il en permet l’indemnisation totale sans qu’on puisse parler d’un véritable lien de causalité entre décision et dommage. La perte d’une chance se rapporte à la probabilité d’un événement heureux tandis que l’exposition à un risque se rapporte à la probabilité d’un événement malheureux. Dans l’exposition à un risque la victime ne possédait aucune chance d’obtenir un gain ni de subir une perte précise. Le défaut d’information est constitutif du risque auquel il expose la victime. Le préjudice d’exposition au risque se détermine au moment de la réalisation du risque, donc lors du dommage final, et non au moment de la faute d’information. C’est un risque actuel d’un préjudice futur qui ne se réalisera pas obligatoirement et la réparation est donc conditionnée à sa réalisation non à la seule constatation de la faute891. La distinction se répercute sur le quantum de la réparation : perte de chance, réparation partielle, exposition à un risque, réparation intégrale. La réparation de l’entier préjudice se justifie parce que si la personne avait été informée elle n’aurait été exposée à aucun risque et n’aurait subi aucun dommage892. 888 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 617. M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 623 et 624. 890 Même nuance en droit administratif où la perte de chance est aussi reconnue : N. Albert, Obligation d’information médicale et responsabilité, RFDA 2003, p. 353 : « Le défaut d’information qui n’est pas la cause immédiate de l’accident n’a pu que conduire le patient à s’y soumettre ».- Ch. Guettier, L’obligation d’information des patients par le médecin ( panorama de la jurisprudence administrative) art. précit. Cependant tout en admettant la perte de chance, les Tribunaux Administratifs, accordaient une indemnisation totale jusqu’au revirement Consorts Telle et Assistance publique : Dr. adm., 20 fév. 2000, doct., p. 137. 891 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 628. 892 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 625. 889 320 728. Si les intérêts pratiques d’une telle construction sont évidents, on ne peut manquer de regretter son extrême artificialité car un manque d’information n’est pas une création de risque. La seule façon d’envisager le risque est de le penser en terme de fréquence et de répondre à la question de savoir si le risque aurait été moindre au cas où l’information aurait été complète. La réponse en matière d’information est négative dans le domaine de la santé en général et il n’y a pas de rapport entre l’existence du risque et l’information sur ce risque893. Le seul intérêt de cette construction est de s’opposer à la limitation de la réparation dans le cadre de la perte de chance. Elle repose sur une application de l’équivalence des conditions, dont on a vu qu’elle suffisait à justifier l’établissement d’une relation causale sans avoir besoin de faire le détour par un nouveau concept. Par contre son point de départ, le rappel des règles méthodologiques et juridiques de l’appréciation du choix du patient est tout à fait exact. Il doit être souligné. D’un point de vue théorique, cette proposition montre que la question causale peut se résoudre en droit à des travers constructions sémantiques. 729. Il serait enfin possible de s’appuyer sur la théorie de l’effet obligatoire de l’information afin de justifier, non la causalité, question qui serait ainsi évacuée, mais l’indemnisation totale894 . En effet l’information défectueuse a entraîné une erreur qui permettrait l’annulation du contrat. Toutefois dans ce contexte une telle solution ne serait d’aucun secours pour la victime895 mais il est possible d’intégrer l’information manquante dans le champ contractuel. Un risque faible a été envisagé du fait du défaut d’information, par conséquent, seul ce faible risque est soumis à l’obligation de moyen du médecin. Le risque non accepté peut être inscrit dans une obligation de sécurité de résultat et doit donc, en cas d’inexécution contractuelle, c'est-à-dire s’il se réalise, entraîner l’indemnisation sans égard à la causalité. La possibilité pour le débiteur de l’obligation de la réaliser n’est pas impossible896. Une solution du même ordre, a été proposée par M Chabas897. Dès lors que le médecin n’a pas permis au patient de choisir le risque en connaissance de cause, il appartient au médecin 893 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 600. M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 637 et s. 895 M.Fabre-Magnan, op. cit., n° 650. 896 M. Fabre-Magnan, op. cit., n° 664. 897 F. Chabas, L’obligation d’information médicale en danger, art. cit., n° 18. 894 321 d’assumer l’ensemble des risques qui se réalisent. Il y a transfert des risques en cas de défaut d’information898. Conclusion 730. La prise en compte de l’information comme raison déterminante de la décision est présente en droit comme dans les sciences humaines. Elle repose sur l’usage d’un modèle interprétatif qui permet de conclure que le défaut d’information a eu une influence ou non sur la prise de décision. L’établissement d’un lien entre la décision et le dommage est une question spécifique au droit qui ne peut trouver de réponse scientifique. La construction du lien juridique est diversement justifiée soit par recours à des théories classiques comme l’équivalence des conditions ou la perte de chance dont la place est cependant contestée, voire sur une causalité présumée. Toutefois il n’y a pas unanimité sur la nature du lien de causalité ni même sur la possibilité d’une telle liaison afin de justifier des décisions de droit positif qui le consacrent. La causalité révèle sa dimension nettement artificielle. Des solutions de contournement de la causalité sont envisageables. C’est le cas de l’exposition à un risque, de l’effet obligatoire de l’information ou du transfert des risques qui permettraient une indemnisation totale sans s’appuyer sur la causalité mais qui ne sont pas de droit positif. Le volontarisme juridique est évident et la fin dicte les moyens. La nécessité de désigner un responsable oblige à construire une relation juridique mais la causalité n’est pas une nécessité. Elle peut être palliée par différents artifices pour permettre une indemnisation. La solution s’impose donc libre de toute construction préalable, celle-ci n’apparaissant qu’a posteriori pour attribuer à l’information la qualification de cause. II) Défaut d’information et naissance d’un enfant handicapé 731. La possibilité d’accorder à un enfant réparation du fait de sa naissance handicapée par suite d’un défaut d’information qui n’a pas permis à sa mère de prendre une décision éclairée sur une éventuelle interruption de grossesse, a soulevé 898 Conception déjà formulée par Desbois, art pécit, p. 10 : « Lorsque le médecin intervient sans le consentement du malade les risques du traitement ou de l’intervention lui incombent. Le défaut de consentement produit un effet analogue à la mise en demeure qui transfert de droit commun, les risques du créancier au débiteur ». 322 bien des interrogations pour le droit de la responsabilité civile. Telle était en effet la redoutable question soulevée par l’arrêt Perruche899. 732. Une femme enceinte subit des tests de dépistage de la rubéole qui se révèlent négatifs. Elle met au monde un enfant qui présente des signes de rubéole congénitale particulièrement sévère. En appel, le laboratoire et le médecin qui suivaient la patiente sont condamnés à réparation du préjudice de la mère mais pas celui de l’enfant, faute de lien de causalité. La décision est cassée avec renvoi sur ce dernier chef. La Cour d’appel de renvoi statue dans les mêmes termes : l’enfant ne subit pas de préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises, la rubéole transmise par la mère étant seule responsable de son état. La décision est frappée de pourvoi. L’Assemblée plénière se prononce dans un arrêt de principe au visa des articles 1165 et 1382 et casse la décision des juges du fond : « dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ». 733. Des enjeux moraux ou idéologiques sont venus souvent au premier plan obscurcir un débat complexe900 et la Cour de cassation s’est vue intenter un « véritable procès en sorcellerie »901 au centre duquel la causalité a été au premier plan. La doctrine, quoique divisée, s’est montrée particulièrement riche d’analyses mettant ainsi en lumière la pluralité des valeurs et des éléments de fait ou de droit qui peuvent jouer un rôle dans la détermination de la causalité juridique. Bien que la solution adoptée par la Cour de cassation ne soit plus de droit positif depuis l’intervention du législateur902, son étude demeure d’un grand intérêt pour la 899 Cass. ass. plén., 17 nov. 2000 : JCP. G. 2000, II, 10438, rapp. P. Sargos, concl. J. Sainte-Rose, note F. Chabas. 900 C. Radé, Retour sur le phénomène Perruche : vrais enjeux et faux–semblants, Etudes à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, P.U.B., 2003, p. 231. 901 D. Mazeaud, Réflexions sur un malentendu, D. 2001, p. 332 ; 902 L’article 1er qui était déclaré applicable aux instances en cours a été sur ce pont considéré comme incompatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation s’est inclinée devant la décision de la CEDH. La jurisprudence Perruche demeure donc applicable à ces cas. Cass. civ., 1re, 24 janvier 2006 ( 3 arrêts) : D. 2006, IR, p. 325, obs. I. Gallmeister ; Resp. civ. asssur., 2006, com. 94, note C. Radé. 323 compréhension de la façon dont le droit façonne et utilise la notion de causalité dans un contexte spécifique marqué d’une part, par une causalité scientifique pour une fois certaine, d’autre part, par la confrontation de valeurs opposées. Nous envisagerons les analyses qui s’opposent à la décision au motif que les conditions de la responsabilité civile ne seraient pas réunies, ce qui permet d’écarter le lien de causalité (1), puis celles qui, au contraire, lui sont favorables et proposent diverses justifications pour retenir le lien de causalité (2). 1) La causalité écartée 734. Deux courants d’opinion justifient le refus d’indemnisation de l’enfant au motif que les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies. L’un considère que la naissance d’un enfant handicapé n’est pas un préjudice juridiquement réparable (A). L’autre affirme que la causalité juridique doit s’aligner sur la causalité scientifique (B). A) Absence de préjudice juridique 735. La causalité est une relation entre un fait générateur et un dommage. Si, d’entrée de jeu, il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas de préjudice, alors la question de la causalité ne se pose même pas. Les arguments sont soit d’ordre éthique, soit technique. 736. Au plan éthique, l’argumentation repose sur un postulat903 : la vie n’est pas un préjudice réparable. La solution a été admise avec vigueur par certains tribunaux : « si un être humain, dès sa conception, est titulaire de droits (…) il ne possède pas celui de naître ou de ne pas naître (…) et sa naissance ou la suppression de la vie ne peut être considérée comme une chance ou une malchance dont il peut tirer des conséquences juridiques »904. Le débat est fortement idéologique avec à l’arrière-plan l’annonce d’un risque de dérive eugénique si une telle décision devait être reçue, car elle serait un encouragement pour la société dans son désir d’enfant parfait. Il 903 B. Edelman, L’arrêt Perruche, une liberté pour la mort, D. 2002, p. 2349 , D. Fenouillet, Pour une humanité autrement fondée, Dr. fam., 2001, chron. 7 - C. Labrusse-Riou et B. Mathieu, La vie humaine comme préjudice, Le monde 24 nov. 2000 : Un droit à la normalité, in, La lettre de l’Espace éthique, Le handicap comme préjudice, hors série n° 3, 2001, p. 26. 904 CA Bordeaux, 26 janvier 1995 ; JCP. G. 1995, IV, 1568. 324 appartient aux juristes de réagir et de s’opposer à cet abus au nom de la défense du principe de dignité de la personne humaine. Car le préjudice que l’on veut réparer n’est autre que l’obligation de vivre handicapé, alors que, grâce à l’avortement, une telle éventualité aurait été évitée. La vie du handicapé ne doit pas être, faute de valeur socialement reconnue. Il est même possible de voir dans cet arrêt un droit de ne pas naître, si on accepte de considérer que le dommage est la violation d’un droit subjectif905. Si un tel droit devait être reconnue la liberté de choix des parents serait alors niée. On devrait en déduire qu’une femme enceinte informée d’une anomalie foetale devrait avorter. La solution est éthiquement inacceptable. 737. Au plan technique il est possible de considérer que les conditions de prise en compte habituel d’un dommage ne sont pas réunies en raison de la nature du dommage invoqué et de l’absence de personnalité juridique du fœtus. Pour qu’il y ait dommage, il faut que la victime établisse qu’elle a perdu quelque chose en raison du fait qu’elle impute au responsable906 par comparaison entre l’état où elle se trouve actuellement et l’état qui serait le sien en l’absence de ce fait. Il s’agit d’établir qu’une perte a été éprouvée ou qu’un gain a été manqué voire que la victime a été privée d’un bien qui lui était dû907. L’enfant handicapé ne peut alléguer en sa faveur ni perte, ni privation d’un bien qui lui soit dû, car avant de naître il ne possédait rien. Pour que la comparaison soit possible l’existence d’un état antérieur sain qui se serait altéré du fait d’un acte imputable à la faute du médecin devrait être constaté. Or, le développement intra utérin est continu. Il est la réalisation du programme génétique qui est modifié par l’agent de la rubéole. L’anomalie n’est pas une perte mais simplement l’expression normale d’une information génétique altérée. Il n’y jamais eu d’état antérieur normal qui pourrait servir de référence à l’évaluation d’un dommage. La perte ne peut être envisagée que par comparaison avec un autre enfant, non par rapport à l’enfant lui même. L’appréciation serait donc abstraite à 905 Argument discutable qui repose sur une des définitions des droits subjectifs. Roubier distingue droit subjectif et situations juridiques relevant du droit objectif. La reconnaissance d’un dommage ressortit aux situations objectives. On ne peut donc déduire de la reconnaissance d’un dommage qu’il résulte de la violation d’un droit. P. Roubier, Délimitation et intérêts pratiques de la catégorie des droits subjectifs, Arch. Phil. Droit, 1964, p. 83. 906 G. Viney, P. jourdain, , op. cit., n° 249. 907 A. Sériaux, Perruche et autres. La Cours de cassation entre mystère et mystification, D. 2002, p 1996. 325 l’encontre de toute règle habituelle à l’évaluation d’un préjudice908 car l’objet de comparaison serait une pure construction, le « bon fœtus moyen », comme il y a un bon père de famille, c'est-à-dire une norme. Par conséquent s’il est compréhensible que s’élève une plainte de la victime d’un handicap grave, elle ne peut juridiquement être traitée comme un dommage réparable. 738. Le dommage, en admettant qu’il soit matériellement établi, doit frapper une personne. Or, l’embryon n’est pas doté de la personnalité juridique. En effet l’article 1382 dispose que le dommage doit être causé à autrui pour en permettre la réparation. Cet autrui est une personne au sens civiliste c'est-à-dire qu’il faut être né vivant et viable, mais, par définition, le fœtus n’est pas né. Le droit pénal adopte cette conception dans son refus de considérer qu’il puisse exister un homicide du fœtus909. La seule possibilité de contourner cet obstacle serait éventuellement le recours à l’adage infans conceptus, mais il s’agit d’une fiction réservée au droit successoral910 qu’il faudrait étendre à un nouveau domaine. B) La causalité scientifique s’impose 739. Le lien de causalité entre l’information et le préjudice de l’enfant handicapé fait défaut dans la mesure où la cause du handicap n’est pas l’agissement du médecin, mais la rubéole, cause scientifique incontestable qui s’impose aux juristes. Il y a donc soumission de la causalité juridique à la causalité scientifique. L’idée d’autonomie du droit est donc rejetée. 740. Ce point de vue avait été celui de la Cour d’appel de Paris pour rejeter la demande des parents au nom de leur enfant : « le préjudice de l’enfant n’est pas en relation de causalité avec les fautes commises mais avait sa seule cause dans la rubéole congénitale transmise par sa mère ». Le poids de la causalité scientifique est reconnu par l’avocat-général J. Sainte-Rose, qui affirme que « c’est à juste raison que la cour d’appel a jugé que les fautes médicales ne sont pas à l’origine du handicap 908 C. Radé, Etre ou ne pas naître ? Telle n’est pas la question, Resp. civ. et assur., janvier 2001, p. 5, partie III.. 909 Infraction admise par les juges du fond : CA. Reims, 3 février 2000 : Gaz. Pal. 5 octobre 2000, p. 16, obs. L. Collet-Askri. Mais refus de la Cour de cassation : Ass. plén. 29 juin 2001 : JCP. 2001, II, 10569, rapp. P. Sargos, concl. J. Sainte Rose, obs. M.- L. Rassat - Crim. 25 juin 2002 : D. 2002, p. 3099, obs. J. Pradel. 910 A. Lefbvre-Teillard, Infans conceptus : existence physique et existence juridique, Rev. Hist. Droit., 1994, p. 499. 326 lequel résulte d’une contamination accidentelle911 ». Il n’y avait aucune possibilité de traitement pour diminuer ou éradiquer l’affection, quand bien même le diagnostic aurait été fait et dans ces circonstances la causalité de la faute médicale est donc inexistante vis-à-vis de la maladie. La Cour de cassation a donc commis une erreur en adoptant une solution contraire, ce qui suppose que le point de vue du droit ne peut se séparer de celui de la biologie912. Il y aurait indemnisation sans responsabilité dans la mesure où il n’y a pas une once de causalité913. La décision serait simplement une nouvelle manifestation de l’idéologie de la réparation au mépris des exigences juridiques. 2) La causalité retenue 741. Les partisans de cette solution postulent l’autonomie de la causalité juridique par rapport à la causalité scientifique. Il est nécessaire dans un premier temps de justifier cet affranchissement avant, dans un deuxième temps, d’établir ce qu’est la relation de causalité juridique. 742. Il faut rejeter le joug de la causalité scientifique914 parce que la question de la causalité ne se pose pas au juriste dans les mêmes termes que ceux du savant. Dans certaines circonstances, la causalité naturelle, non en raison de son incertitude, mais de ses conséquences, doit être rejetée. La causalité naturelle est juridiquement aveugle et ne permet pas nécessairement une solution équitable. Le caractère pragmatique de la causalité juridique est au premier plan et sa résolution ne peut être une pure question de connaissance. Une fois ce changement de point de vue acquis, une causalité juridique peut être envisagée. Toutefois le terrain n’est pas encore aplani car le préjudice qui va être relié juridiquement au défaut d’information peut être diversement identifié comme étant la naissance handicapée (A), la violation d’un droit (B) ou les conséquences du handicap (C). A) La naissance handicapée comme préjudice 911 F. Chabas, art. précit. G. Cancelier, La tentation du néant, RGDM. 2000, n° spécial : La recherche sur l’embryon ; qualification et enjeux, p. 92 - G. Mémeteau, L’action de vie dommageable, JCP G. 2000, I, 279 - B. Markensis, Réflexions d’un comparatiste anglais sur et à partir de l’arrêt Perruche, RTD civ. 2001, p. 77. 913 D. Mazeaud, art. précit. 914 Il s’agit d’un recadrage du réel qui est essentiel dans la perspective de faire admettre une solution qui ne va pas de soi. V. M.-L. Mathieu-Izorche, Le raisonnement juridique, op. cit., p. 356. 912 327 743. Pour M. Jourdain la négation du lien de causalité par les magistrats de la Cour d’appel repose sur une motivation bien fragile car dire que les séquelles ont pour cause la rubéole est « une lapalissade sans portée»915. La seule vraie question est de savoir si, sans les fautes, les séquelles de la rubéole auraient été évitées. L’application de la théorie de l’équivalence des conditions donne une réponse claire et sans discussion. Le lien de causalité ne peut être mis en doute puisque si l’information avait été correcte la mère aurait avorté, peu important que la rubéole ait déjà affecté le fœtus et l’enfant ne serait pas né et n’aurait donc pas souffert de ses anomalies916 car il y a plus d’inconvénients à vivre gravement diminué que de ne pas vivre. L’argumentation porte un jugement de valeur sur la vie humaine ce qui d’une certaine façon donne raison à ceux qui se sont placés sur un plan éthique, car elle confirmerait leurs craintes. Le préjudice est donc le fait de naître handicapé. La faute est causale en ce qu’elle a permis l’accouchement. B) Le préjudice comme violation d’un droit 744. La question pour le juriste ne se poserait pas de savoir d’où vient le handicap au sens scientifique mais de considérer la naissance de l’enfant handicapé de façon objective à partir du « donné incontestable de la situation dont on ne peut nier la réalité » 917. La causalité scientifique est donc non pertinente puisqu’elle ne peut être la réponse à la façon dont le droit envisage la question à résoudre. Il est possible de se placer sur un terrain strictement objectif et donc non polémique, c'est-à-dire simplement juridique. Toutefois, une telle lecture de la naissance handicapée suppose une autre définition du dommage. Il est nécessaire d’envisager le dommage comme la violation d’une prérogative. Toute question éthique se trouve écartée par une position 915 P. Jourdain obs. à la R.T.D civ. 1996, p. 623. - M. Deguergue, Le point de vue du publiciste sur l’arrêt Perruche, Gaz. Pal., 23 avril 2002, p. 5 - C. Radé, Etre ou ne pas naître ? Telle n’est pas la question !, Resp. civ. et assur. 2001, p. 4 - L. Mayaux, Naissance d’un enfant handicapé : la Cour de cassation au péril de la causalité, R.G.D.A. 2001, p 13 - A. Sériaux, Perruche et d’autres. La Cour de cassation entre mystère et mystification, D. 2002, p 1996- Plus nuancé : L. Aynès, Préjudice de l’enfant né handicapé : la plainte de Job devant la Cour de cassation, D. 2001, p. 492 : « la causalité se prête à débats et d’une certaine manière tout est cause de tout ; il n’y a rien de rigoureux dans cette matière ». 916 Solution déjà admise mais sans bruit par Cass. civ. 1 re , 3 février 1993, mais pour accorder un dédommagement matériel aux parents du fait de la naissance, cité par L. Finel, La responsabilité du médecin en matière de diagnostic des anomalies fœtales, RD sanit. soc., 1997 , p 223. 917 J-L. Aubert, Indemnisation d’une existence handicapée qui, selon le choix de la mère, n’aurait pas dû être, D. 2001, p. 489, n° 9. 328 aussi neutre en termes de valeur. Il n’y aucun jugement sur la vie de la personne handicapée. 745. La mère a le droit de choisir d’avorter ou non dans de telles circonstances et l’enfant à naître dispose par ricochet du même droit, celui de naître sans handicap. Le préjudice est donc la violation de ce droit918. Une fois admis cette prémisse, la situation ne pose plus de problème et la causalité est donc évidente. Le défaut d’information est le fait générateur de ce dommage. La solution de la Cour de cassation n’est pas un arrêt d’équité mais une solution spécifique à ce contentieux, respectueux des règles relatives à la responsabilité civile de droit commu et ethiquement neutre. C) Les conséquences du handicap comme préjudice 746. Le conseiller Sargos élimine d’emblée, mais sans s’expliquer la causalité scientifique et les théories usuelles de détermination du lien de causalité. Il affirme qu’ « on peut douter que le recours à une de ces théories soit pertinent ». La considération naturaliste n’est pas utile et il la qualifie « d’évidence biologique confinant au truisme » 919 en ce qu’elle rattache le préjudice à l’affection congénitale, non à la faute médicale. Il affirme même que se placer sur le terrain biologique « est erroné et simpliste »920. 747. Il choisit un plan résolument juridique, celui de savoir si les fautes n’ayant pas été commises, le préjudice se serait produit de la même manière. Répondre à cette question revient à déterminer le contenu du contrat médical ce qui explique que l’article 1165 du Code civil soit visé dans l’arrêt de cassation. Le contrat contient une obligation d’information, à la charge du laboratoire, comme du médecin traitant, permettant à la mère d’exercer son choix de recourir à une interruption de grossesse, ce qu’elle avait affirmé vouloir faire au cas où les examens attesteraient d’une infection rubéoleuse. L’inexécution du contrat ouvre droit à réparation pour la mère 918 Le dommage et le lien de causalité ne s’assimilent pas à la violation d’une norme en dehors des préjudices moraux purs. Il s’agit donc ici d’une construction particulière car le dommage est corporel. Cf. supra n° 559. 919 P. Sargos, art. précit., n° 35. 920 P. Sargos, art. précit., n° 40. 329 au titre de la responsabilité contractuelle et à l’enfant au titre de la responsabilité délictuelle puisqu’il est tiers au contrat, ce qui justifie le visa de l’article 1382 à côté de l’article 1165. Tout tiers peut obtenir réparation du dommage dont il souffre du fait de la mauvaise exécution de celui-ci921. En se plaçant sur le plan contractuel la question de la causalité est facilement réglée, au moins vis-à-vis de la mère, et le raisonnement est proche de celui de M Aubert dont il se démarque en ce qui concerne la nature du préjudice. 748. Le handicap de l’enfant, apparu peu après sa naissance, est donc la conséquence directe de ces fautes, puisque sans elles il n’y aurait pas eu de handicap922 et certes pas de vie mais cette évidence est sans importance pour l’appréciation du lien de causalité. Le défaut d’information a été un obstacle à l’exercice d’une liberté fondamentale de la femme garantie par la loi et une telle atteinte ne peut rester sans sanction ce qui signifie que la responsabilité se teinte de peine privée. Une fois admise la mauvaise exécution du contrat la naissance handicapée est-elle réparable pour autant ? 749. Une telle question s’était déjà posée devant le Conseil d’Etat923 à la suite de l’échec d’un avortement demandée pour raisons personnelles. Un enfant normal était né. La juridiction administrative avait conclu que « la naissance d’un enfant , même si elle survient après une intervention pratiquée sans succès , en vue de l’interruption de grossesse demandée dans les conditions requises, n’est pas génératrice de préjudice de nature à ouvrir droit à réparation par l’établissement hospitalier où cette intervention a eu lieu , à moins que n’existent , en cas d’échec de celle-ci, des circonstances ou une situation particulière susceptible d’être invoquées par l’intéressée » . La Cour de Cassation quelques années plus tard, dans une affaire similaire, a repris la formule924 en la modifiant légèrement. Elle a affirmé que la 921 Cass. civ. 1 re , 18 juillet 2000, Bull. civ., I , n° 221 - Civ. 1 re, 13 février 2001, Bull. civ., I, n° 35. Cette solution qui est donnée comme une évidence ne fait pas l’objet d’une jurisprudence constante. Ainsi la Cour de cassation oppose parfois des restrictions à l’assimilation systématique de l’inexécution contractuelle à une faute quasi délictuelle à l’égard des tiers. En ce sens, Cass. com. 5 avril 2005 : Resp. civ. assur., 2005, com. 174, note H. Groutel. La Cour de cassation affirme qu’ « tiers ne peut, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, se prévaloir de l’inexécution du contrat qu’à la condition que cette inexécution constitue un manquement à son égard au devoir général de ne pas nuire à autrui ». 922 P. Sargos, art. précit., n° 28. 923 Arrêt Dlle R. du 2 juillet 1982, Rec. CE, p. 266. 924 Cass. civ. 1 re, 25 juin 1991, Bull. civ., I, n° 213. 330 naissance ne peut être un préjudice réparable « en l’absence d’un dommage particulier qui ajouté aux charges normales de la maternité aurait été de nature à permettre à la mère de réclamer une indemnité ». La jurisprudence administrative avait admis la possibilité d’une indemnisation des parents seuls pour cette charge supplémentaire dans un cas où une trisomie n’avait pas été détectée925. Elle s’était appuyée sur la causalité scientifique pour affirmer que le préjudice de l’enfant était lié à son patrimoine génétique ce qui ne lui ouvrait pas droit à réparation personnelle. Le préjudice doit donc être redéfini pour éviter d’aboutir aux mêmes conclusions sans se confronter aux questions éthiques : dignité de la personne, jugement sur la valeur de la vie du handicapé. 750. La dignité de la personne, qui avait été invoquée pour condamner la solution de la Cour de cassation, peut la justifier dans sa grande souplesse. La réparation, loin d’être attentatoire à la dignité de la personne, va permettre à l’enfant de vivre matériellement dans des conditions plus conformes à ses exigences. Encore faut-il que ce préjudice ne soit pas celui de naître avec de multiples malformations. Le préjudice réparé n’est pas celui d’être né, il n’est que la prise en compte des conséquences matérielles du handicap. Pour arriver à cette conclusion il est nécessaire de justifier que le préjudice juridique se rattache à la faute, alors que celleci n’est pas causale du dommage dont il est la suite. Une dissociation entre l’être naturel et l’être juridique926 s’impose au prix de la rupture de l’indivisibilité entre naissance, affection génétique et handicap, opération impossible dans la réalité927. Admettre que naître infirme est un préjudice séparable de la naissance928 relève de l’opportunité. Détacher le préjudice de ses déterminations génétiques pour le rattacher à la faute qui l’a rendu inévitable, n’est possible que par le renoncement à la nature pour s’inscrire dans un univers strictement juridique, c'est-à-dire fictif. Les arguments naturalistes sont donc neutralisés par cette opération. L’enfant est double, d’un côté il est par la nature handicapé de naissance et de l’autre en tant que sujet de droit il est 925 CE, sect., 14 février 1997 : JCP. G. 1997, II., 22828, note J. Moreau. O. Cayla, Y. Thomas, Du droit de ne pas naître, Gallimard, Le débat 2002, p. 107. 927 A. Sériaux, art. précit. § 5 : « Il est impossible de dissocier la vie du handicapé et la vie de handicapé » - Même sens : F. Chabas, art. précit - D. Fenouillet, art. précit., § 5 . 928 O. Cayla, Y. Thomas, op. cit., p 98 et s - Contra , A. Sériaux, art. précit., n° 5: « il s’agit d’un simple tour de passe-passe(…). Il est impossible de dissocier la vie du handicapé et la vie de handicapé ». 926 331 victime d’un préjudice institué par le droit929. Seule une fiction peut imputer un préjudice dont le dommage n’est pas causé par la faute. Le préjudice est l’ensemble des conséquences du handicap dans la vie sociale et non la naissance handicapée. Il y donc une fiction de causalité par dissociation du handicap et du préjudice : les fautes sont causalement reliées aux conséquences de la naissance et non à la naissance ce qui évite d’avoir à porter un jugement sur cette vie ce qui ménage la sensibilité éthique. Toutefois il y a eu des résistances des juridictions de fond à cette construction au nom de la causalité scientifique930 et il faut pouvoir justifier d’un tel recours aux fictions. 751. La fiction931 appartient à la technique juridique et son emploi peut être légitime. Il s’agit d’un moyen économique d’extension des règles déjà existantes à des situations non prévues. Le procédé fictif permet de donner à des choses différentes, voire opposées, des effets juridiques identiques sans qu’elles soient dans un rapport d’analogie. La fiction va plus loin que le raisonnement analogique : elle est une méconnaissance volontaire de la réalité932 et non une erreur. Pour parler de fiction la réalité doit être connue et rejetée. C’est le cas dans l’arrêt Perruche. Par conséquent tout argument réaliste est hors de propos et non pertinent. La fiction permet de considérer comme vrai ce qui est faux ou faux ce qui est vrai. Elle va au delà de l’artifice ou de la présomption. Elle existe en législation de façon restrictive et elle appartient aussi à l’activité jurisprudentielle933. 752. La fiction est admise en jurisprudence où elle répond à la nécessité d’adapter le droit à de nouvelles circonstances et permet la prise en compte du juste et non seulement des données objectives934. Elle montre que les faits ne s’imposent pas au 929 D. Salas, L’arrêt Perruche, un scandale qui n’a pas eu lieu, Justices 2001, p 14 : « Au lieu de l’absorber (la causalité) dans la seule causalité biologique, au terme de laquelle le handicap serait inné, il l’impute à la faute médicale intervenue dans le cadre des relations du médecin avec son patient. Il interpose une fiction juridique pour écarter le fait biologique et ouvrir la possibilité d ‘une réparation ». 930 C. Bloch, La réparation du préjudice de l’enfant né handicapé : la résistance de la cour d’Aix à la jurisprudence « Perruche » ? JCP. G. 2001, II, 10600 : « Attendu qu’il ne saurait être fait droit à la demande portant sur l’évaluation du préjudice de l’enfant dont la malformation est sans lien de causalité avec l’échographie ». 931 R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, La mémoire du droit éd., 2001, p 238. 932 G. Wicker, Les fictions juridiques, contribution à l’analyse de l’acte juridique, LGDJ, 1997, p. 9. 933 Immeuble par détermination de la loi, meuble par anticipation, adoption … 934 J. Dabin, La technique de l’élaboration du droit positif, Bruylant - Sirey 1935, p. 6 et p. 15 : « on voit bien que tous ces procédés aboutissent à construire et non à connaître, qu’ils se qualifient en 332 droit par leur seule présence. Ils doivent être acceptés par une opération de qualification935. La poursuite d’une fin qui ne pourrait pas être atteinte autrement, justifie cette opération de transmutation des faits. Toutefois le recours à la fiction témoigne d’une imperfection de l’état du droit, elle doit inciter le législateur, à rechercher une solution pour la répudier936. La fiction ne devrait avoir qu’un caractère provisoire937. Le législateur est intervenu et il en est résulté une prise en charge du handicap par la solidarité nationale au détriment de la responsabilité civile938. Il faut donc pour qu’une fiction naisse que le juge ait le sentiment que l’application logique de la règle en usage amène à des solutions injustes en se prononçant comme si la réalité était conforme aux conditions énumérées dans la règle ou comme si la règle était différente939. Le droit accomplit son œuvre normative par la fiction en posant comme existant ce qui n’est pas940. Mais dans ces conditions il est parfaitement illogique de lui opposer la réalité à laquelle il a tourné sciemment le dos. La fiction, si elle est en contradiction avec les faits, n’en est pas moins compatible avec la réalité juridique941. La construction vise l’efficacité non la vérité mais elle n’est pas toujours bien acceptée par ceux qui supposent que le droit est affaire de faits, de concepts et de déduction942. Il faut chercher ce qu’il y a derrière la fiction, c’est à dire la hiérarchie des buts et des moyens mis en oeuvre943, afin de la comprendre et non s’interroger sur les faits. 753. La décision de la Cour de Cassation a été reprise par différents arrêts qui en ont précisé les conditions. L’indemnisation du préjudice de l’enfant a été liée à la prise en compte des conditions juridiques du recours à l’avortement 944 qui étaient devenues le valeur et non en vérité et que la précellence revient au plus efficace, celui qui crée en vue d’un résultat » - « il n’y a pas de solution donnée s’imposant par voie de constatation en dehors de tout jugement pratique ».- Même idée chez Demogue, op. cit., p. 244 : « il n’y a pas de relations imposées par des forces naturelles » . 935 Th. Janville, La qualification juridique des faits, PUAM, n° 156 936 R. Demogue, op. cit., p 241. 937 E. Demogue, op. cit., p. 242. 938 Titre premier de la loi du 4 mars 2002. 939 O. Cayla, Le jeu de la fiction entre « comme si « et « comme ça », Droits, 1995, p. 3. 940 O. Cayla, art. précit., p. 5. 941 G. Wicker, op. cit., p. 11. 942 J. Dabin, op. cit., p. 70. 943 R. Demogue, op. cit., p. 250. 944 Cass. ass. plén. 13 juillet 2001 : JCP. G., 2001, II, 10601, concl. Sainte Rose et note F. Chabas, p. 1833 ; P. Jourdain, Préjudice de l’enfant né handicapé : l’Assemblée plénière consacre sa jurisprudence Perruche mais subordonne l’indemnisation à de strictes conditions, D. 2001, p. 2325 ; M. Gobert, A propos des arrêts d’Assemblée plénière du 13 juillet 2001, Petites Affiches, 21 novembre 2001, p. 7 : H. Slim, La jurisprudence Perruche saisie par les conditions légales de l’interruption de 333 pivot de la responsabilité pour naissance d’un enfant dont le handicap n’avait pas été décelé pendant la grossesse. La loi du 4 mars 2002 est venue mettre fin à la jurisprudence Perruche945. Conclusion 754. La question de la relation entre défaut d’information et naissance de l’enfant handicapé est exemplaire de la façon dont la causalité est appréhendée par le droit. Elle met en premier lieu en évidence qu’il est difficile d’envisager la détermination de la causalité juridique en dehors du contexte particulier où elle se pose lorsqu’il est le cadre d’affrontement d’une pluralité de points de vue. Il est impossible d’enfermer la causalité dans un schéma unique dont l’application sans incertitude permettrait d’anticiper sans risque d’erreur la décision du juge946. Les solutions ont été construites « à chaud» et chacune d’elles a sa propre cohérence. Des résultats différents en découlent et la responsabilité du médecin fautif, à l’égard de l’enfant, peut être autant retenue que niée. La raison des choix est au premier plan et il y a de bonnes raisons d’adopter une solution mais une bonne raison n’est pas une cause. La solution dépend d’une certaine part d’arbitraire du juge qui tranche entre des versions concurrentes qui pourraient objectivement être reçues947. 755. En deuxième lieu, la causalité comme notion technique, n’est que le reflet des choix dont il a été fait mention. Le choix causal implique de manière fondamentale des questions de politique juridique. Les notions peuvent être manipulées948 afin de produire un résultat souhaité. La causalité scientifique a été écartée au profit de formes juridiques. La causalité a pu justifiée par la théorie de l’équivalence des conditions, comme la violation d’un droit, ou s’appuyer ouvertement sur une fiction. La définition du préjudice est indissociable de l’établissement de la causalité mais il a fallu tenir compte, afin de ne pas les heurter, des principes éthiques. C’est en quoi la grossesse pour motif médical, Resp. civ. et assur., 2001, chr. 24 ; P. Sargos, Réflexions médico-légales sur l’interruption volontaire de grossesse pour motif thérapeutique, JCP. G. 2001, I , 322 ; M. FabreMagnan, Avortement et responsabilité médicale, RTD civ. 2001, p. 285 - Cass. ass. Plén., 28 novembre 2001, JCP. G. 2002, II, 10018, concl. Sainte-Rose, note F. Chabas. 945 Y. Lambert-Faivre, La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé- La solidarité envers les personnes handicapées, D. 2002, p. 1217. 946 S. Carpi, Regards sur la causalité (A propos de l’arrêt Quarez du conseil d’Etat et de l’arrêt Perruche de la Cour de cassation), Petites Affiches, 8 juin 2001, p. 12. 947 Ph. Jestaz, Une question d’épistémologie (à propos de l’affaire Perruche), RTD civ., 2001, p. 547. 948 B. Markesnsis, art. précit., pp. 93 et 94. 334 fiction est un instrument adapté dans ces circonstances car elle permet de satisfaire un objectif indemnitaire en évitant les écueils de la plupart des autres constructions. Sous-section II) Le défaut d’information, créateur de risque par la victime 756. Dans la section précédente, le défaut d’information exposait passivement le créancier de l’obligation à un risque préexistant. Dans cette deuxième section, nous verrons des cas où le créancier, victime du défaut d’information, est en même temps auteur de son propre dommage. Le rôle de la victime devrait donc être prépondérant dans ce cas et elle devrait en supporter les conséquences. Toutefois la recherche des conditions déterminantes de son action, en l’espèce la qualité de l’information délivrée, permet d’en reporter la charge sur celui qui a manqué à son devoir. L’information a un pouvoir de prévention. A la différence des situations précédemment étudiées, l’information n’est pas reliée de façon artificielle au dommage mais elle est dans un lien de dépendance statistique avec lui. La qualité de l’information agit directement sur la fréquence de réalisation du préjudice. 757. L’information peut avoir un rôle créateur de risque par la victime dans deux circonstances. Dans la première, une information correcte aurait évité que la victime entreprenne une action à risque de dommage : l’information est donc préventive de l’action (I). Dans la deuxième, une information correcte aurait modifié les modalités de l’action de la victime. Elle aurait agi différemment ce qui aurait pu éviter la réalisation d’un dommage : l’information est préventive du risque de dommage dans le déroulement de l’action (II). I) Une information préventive de l’action de la victime 758. La possibilité pour une information d’être préventive de l’action du créancier qui sera dommageable pour lui prend sa source dans diverses activités de conseils, qui peuvent être exercées à titre principal ou accessoire par un grand nombre de professionnels949, tels avocats, notaires, banquiers ou médecins. Elle peut être illustrée par le contentieux qui s’est développé en rapport avec des consultations 949 H. Slim, La responsabilité professionnelle des avocats, avoués et conseils juridiques, Litec 2002 335 génétiques en vue de prendre la décision, pour un couple, de concevoir un enfant en cas de risque familial identifiable. 759. Le cadre général de cette situation est stéréotypé. Des parents ayant déjà eu un enfant porteur d’une malformation grave, voire létale, craignent qu’elle ne soit la conséquence d’une tare génétique transmissible qui pourrait donc occasionner le même drame, lors d’une prochaine grossesse, car un des membres du couple appartient à une famille porteuse d’une telle anomalie. Il s’agit dans tous les cas d’évaluer le risque qui pèse sur un couple en vue éventuellement de renoncer à toute conception ou de recourir à une fécondation in vitro avec diagnostic préimplantatoire comme la loi les y autorise950. Il est évident que la qualité de l’information joue un rôle déterminant sur la décision du couple. Le risque, dont la crainte a justifié la demande et qui est explicitement refusé, va se réaliser par l’action entreprise par les parents inexactement rassurés. La jurisprudence donne quelques exemples de cette forme de causalité de l’information. 760. En 1982951 un couple, sans enfant, consulte un spécialiste pour avoir son conseil avant d’envisager une grossesse, car le mari se sait porteur d’une maladie neurologique dont on peut craindre qu’elle ne soit transmissible à la descendance. Il s’agit d’une affection grave, incurable mais non létale, associant déficit des membres inférieurs, syndrome pyramidal, et comitialité. Le médecin est rassurant lors de cette consultation et donne un avis favorable à leur projet d’avoir un enfant. Cinq ans plus tard la femme met au monde un enfant atteint d’un handicap identique à celui du père. Les parents assignent le médecin en justice et obtiennent réparation de leur préjudice ainsi que celui de l’enfant. Le médecin se pourvoit en cassation et soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre sa faute et le handicap qui est inhérent à la personne de l’enfant, très précisément à son patrimoine génétique. Cette affirmation, pour véridique qu’elle soit, ne suffit pas à écarter le lien de causalité juridique. La Cour de cassation rejette le pourvoi au motif que le manquement du médecin à son devoir de conseil était en rapport direct de causalité avec la conception de l’enfant qui 950 L. Finel, art. précit., n° 2 : le DPI (diagnostic pré- implantatoire) permet, lors d’une fécondation in vitro de pratiquer un test sur l’embryon avant de l’implanter, afin de savoir s’il est porteur ou non de l’anomalie génétique. L’implantation ne portera que sur les œufs sans défaut. Il est régi par l’article L. 2131-4, c. santé publ. 951 Cass. civ. 1re, 26 mars 1996, Bull. civ., I, n° 155 : RTD civ. 1996, p. 623, obs. P. Jourdain 336 portait une maladie héréditaire, sans pourtant préciser la façon dont la causalité est établie. 761. On peut justifier la décision soit juridiquement, soit statistiquement. En recourant à la théorie de l’équivalence des conditions, la solution peut parfaitement être fondée. En effet si les parents avaient été correctement informés, il n’y a pas de doute qu’ils auraient refusé de courir un tel risque. Tel était là le but de la consultation. Ils n’auraient pas conçu d’enfant bien que la décision ait été prise plusieurs années après l’avis. Il ne s’agit donc pas d’une perte de chance mais bien d’une relation causale entre le défaut d’information et le dommage. Toutefois, cette théorie, qui pourrait être suffisante, masque ce que cette situation a de particulier. La solution est semblable à celle de l’arrêt Perruche alors que les faits sont différents. Le rôle de l’information dans la genèse du processus dommageable n’est pas identique. L’approche probabiliste est seule apte à mettre en évidence la validité de la distinction entre ces deux situations. 762. Dans l’arrêt Perruche, le dommage était déjà réalisé au moment où le défaut d’information prend place. Ce n’est pas le cas ici. Il y avait une possibilité, non d’éviter que l’enfant ne naisse handicapé, mais bien de concevoir un enfant handicapé. Le dommage se réalise parce que l’information est erronée. Aussi le fait que la cause directe de la malformation soit d’ordre congénital n’a pas une valeur irréfutable, car une chaîne causale dont l’information est un maillon en terme de probabilité, doit être prise en compte. Une information correcte fait baisser la fréquence de telles conceptions car les parents avaient signalé vouloir éviter une telle éventualité. Il y a dépendance entre information et fréquence de survenue de la malformation car le conseil a permis la réalisation d’un risque par les parents euxmêmes. Le conseil a été suivi et on peut l’assimiler à la décision même de concevoir. Il n’y pas d’artifice ici, sauf l’assimilation de la dépendance à la causalité. 763. Cette jurisprudence reste d’actualité malgré la loi du 4 mars 2002 comme le montre un arrêt récent. Il s’agit d’une décision de droit administratif952 mais il n’y a 952 Cour administrative d’appel de Paris (3 e. ch. B), 24 juin 2003 : A. Sériaux, Diagnostic préconceptionnel et handicap de l’enfant : encore la responsabilité du médecin, D. 2004, p. 983 : s’éléve contre l’établissement d’un lien de causalité en restant fidèle aux arguments contre la jurisprudence 337 pas de raison de penser que la solution serait différente en droit civil. Les décisions des deux ordres se sont alignées depuis plusieurs années et la loi ne fait plus de différence entre les dommages survenus dans un établissement privé ou public. Les juges font une interprétation la plus restrictive possible de la loi953. Le titre Ier de la loi, qui devait mettre fin à l’indemnisation du handicap de naissance, ne concerne que les anomalies non détectées pendant la grossesse et non les erreurs de conseils en vue de la conception d’un enfant. Dans cette affaire il s’agissait de parents dont un enfant présentait un handicap neurologique grave mais de cause inconnue. Les médecins éliminant toute cause héréditaire, les époux, rassurés par le conseil, décident d’avoir un enfant qui présente malheureusement la même anomalie. L’importance du conseil et la détermination des parents sont notés par les juges de la Cour administrative d’appel de Paris. Les parents « avaient demandé à plusieurs reprises et obtenu des assurances sur l’absence de risques d’une nouvelle naissance ; que les informations qu’ils ont reçues des médecins du service hospitalier étant à l’origine de leur décision de concevoir un nouvel enfant, le lien de cause à effet entre la faute commise par les services médicaux et les préjudices subis par les requérants et leurs enfants paraît établi ». II) Une information préventive de risque dans le déroulement de l’action 764. Une information de qualité peut non seulement permettre d’éviter qu’une personne ne prenne la décision d’entreprendre une action à risque pour elle-même, mais elle concourt à la bonne exécution du contrat par le créancier. Elle évite ainsi la réalisation d’un certain nombre de dommages qu’il risque de réaliser par l’ignorance dans laquelle il est laissé954. Il ne s’agit donc pas pour lui, comme précédemment, de renoncer à agir, mais bien d’agir de façon différente. Le défaut d’information va augmenter la fréquence du risque produit par l’action de la victime elle-même. Cette dernière n’a pas pu prendre la mesure de prévention qui existait pourtant. Nous Perruche, sans noter la différence avec cette affaire ; « Néanmoins ,comme dans toutes les affaires de ce genre, le handicap et ses conséquences, trouvent leur origine dans la conception de l’enfant , non dans les fautes médicales aussi caractérisées soient-elles(...). Les erreurs de diagnostic n’ont rien causé ». - J. Saison, Les dispositions de l’article 1er de la loi du 4 mats relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ne sont pas applicables aux fautes qui ont pour effet de ne pas permettre aux parents concernés d’éviter la conception d’un enfant handicapé, JCP. G. 2004, II, 10041 : la décision de reconnaître un lien causal consisterait à « transférer au corps médical la décision de concevoir un enfant ». 953 P. Jourdain, Loi anti-Perruche : une loi démagogique, D. 2002, point de vue, p. 891. 954 G. Viney, P. Jourdain, op. cit., n° 511. 338 prendrons comme exemple l’information qui permet la prévention d’un risque en cas de conception d’un enfant (1) et nous envisagerons quelques cas de même nature mais appartenant à d’autres domaines (2). 1) Prévention de la conception 765. Lors d’un examen prénuptial955 un médecin ne pratique par la sérologie de la rubéole pourtant obligatoire chez la femme enceinte. En cours de grossesse, la mère va développer une rubéole qui n’est pas diagnostiquée par le gynécologue qui la suit et elle met au monde une fille qui présente les anomalies caractéristiques d’une contamination congénitale. Les deux médecins sont condamnés pour perte de chance. 766. Cet arrêt est particulièrement intéressant en ce qu’il ne fait pas la distinction entre les conséquences du défaut d’information vis-à-vis des deux praticiens qui sont condamnés de la même façon à une réparation partielle. Une telle décision est critiquable au regard de l’analyse des conséquences de l’information en fonction de son rôle en termes de probabilité. Les deux médecins ne sont pas intervenus au même moment du processus qui a mené au développement d’une rubéole congénitale. En ce qui concerne le gynécologue qui n’a pas dépisté l’affection, le risque était déjà réalisé. Il n’y avait pas d’autre choix que l’avortement ou la poursuite de la grossesse, donc l’acceptation ou le refus du risque. C’est le même cas de figure que dans l’arrêt Perruche et il n’y a pas à revenir dessus. Il n’en est pas de même pour le premier médecin. A ce stade, précédant toute conception, une possibilité de prévenir efficacement la rubéole existait : la vaccination. Ce fait a d’ailleurs été soulevé dans le pourvoi des gynécologues qui avaient suivi la grossesse et qui rappellent qu’ils n’avaient aucun moyen de prévention à la différence du premier médecin. Par conséquent, le défaut d’information a empêché que par une action adaptée le risque soit éradiqué. Il y donc une dépendance statistique entre le défaut d’information et le dommage. Il a eu pour conséquence une élévation de la fréquence du risque de dommage alors qu’il pouvait être ramené à zéro. Sans renoncer à leur projet, les parents pouvaient le réaliser sans risque. Si cet aspect particulier du défaut d’information avait été pris en compte alors l’indemnisation aurait pu être totale au lieu de se réduire à une perte de chance. 955 Cass. civ. 1 re, 16 juillet 1991 : JCP. G., 1992, II, 21947, obs. A. Dorsner-Dolivet. 339 767. On peut noter que la prise en compte du rôle préventif de l’information est présente dans le Titre premier de la loi du 4 mars. Si le défaut d’information relatif à la possibilité d’un avortement thérapeutique permet l’indemnisation des parents, sous réserve de l’exigence d’une faute caractérisée956, il n’autorise plus celle de l’enfant handicapé sauf exception957. Le barrage efficace à la jurisprudence Perruche958 est le fait d’une nouvelle définition du lien de causalité qui rejoint la conception scientifique. La seule absence d’information qui aurait permis de prendre une décision d’avortement n’est plus causale du handicap959. Le lien de causalité devient plus strict à l’égard du dommage de l’enfant qui peut être indemnisé seulement lorsque le fait générateur répond aux exigences scientifiques. Il peut s’agir d’une faute commise au cours d’une intervention qui blesse le fœtus (amniocentèse par exemple), d’une médication erronée donnée à la mère et qui va avoir une répercussion sur le fœtus. Il peut aussi s’agir d’un défaut de mesure visant à atténuer le handicap. L’information sur l’existence de mesures curatives ou palliatives est donc un élément clé qui ouvre droit à l’indemnisation de l’enfant handicapé lorsqu’une information correcte permettait l’atténuation ou l’éradication du préjudice. Le défaut d’information est créateur de risque dans ces cas. Il faut donc que le risque de dommage soit postérieur à l’intervention du médecin et non antérieur comme ce fut le cas de la rubéole congénitale. C’est en cela qu’il y a dépendance entre information et handicap. 2) Prévention de risques divers 768. La dimension préventive de l’information dans l’exécution d’un contrat est pris en compte dans la législation sur les produits défectueux (A) ou dans le contentieux relatif à certaines prestations de services (B). 956 Titre 1er, troisième alinéa Art. 1er : Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’ pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer. 958 CA Paris, 1re ch. B, 16 oct. 2003 : Resp. civ. et assur., juin 2004, n° 188, note. C. Radé – Cass. civ. re 1 , 9 mars 2004 : Resp. civ. assur., juin 2004, n° 189, note. C. Radé. 959 CAA Paris 13 juin 2002 : La rigueur du principe d’égalité de traitement devant le handicap : première application de la loi du 4 mars 2002 après l’arrêt Perruche, Gaz. Pal., 7 oct. 2002, p. 10, concl. J. de Saint-Guilhem. 957 340 A) Défaut d’information et risque d’usage des produits 769. Nous avons noté l’importance de l’information dans la loi du 19 mai 1998 soit comme défaut du produit soit comme cause d’exonération de responsabilité du fabricant960. L’information joue un rôle majeur dans le cadre de la responsabilité du fait des médicaments961. On peut lui reconnaître plusieurs fonctions qui expliquent sa place dans la définition du défaut du produit. Non seulement elle a un rôle dans la construction d’un niveau de sécurité légitimement attendue, mais elle peut jouer un rôle préventif de certains accidents. C’est sur ce point que nous voudrions insister. Dans ce cas le défaut d’information est créateur de risque au sens statistique. Le rôle de prévention qui lui est dévolu justifie que le contenu informatif soit largement organisé par la loi en ce qui concerne les notices et l’étiquetage des produits aussi bien en droit interne qu’en droit européen962. Le dossier d’autorisation de mise sur le marché soumis à l’agence du médicament fait état du contenu des notices963 qui doivent préciser les modalités d’usage, la posologie, les indications (c'est-à-dire le champ d’usage qui s’impose strictement au prescripteur) et les contre-indications, c’est-à-dire les situations où l’usage du médicament par le patient, en dehors de tout vice du produit, est source d’un risque élevé de complications. L’obligation de renseignement concerne les éléments qui sont connus au moment de l’introduction sur le marché du produit et ceux qui sont depuis portés à la connaissance des laboratoires964. Il y a donc une obligation d’actualisation. Il est essentiel que la façon d’utiliser le produit soit clairement exposée. Bien entendu un manquement à ces obligations élémentaires compromet la sécurité. D’autres mentions touchant à la sécurité sont aussi obligatoires : le médicament pédiatrique ou pour adultes, diversité des dosages et modes d’administration doivent être clairement identifiables. Le producteur doit envisager les utilisations, qui sans être celles qu’il a expressément prévues, pourraient cependant être faites par un être raisonnable et le mettre en garde contre d’éventuels risques de certaines manipulations965. L’information doit être 960 Crim. 24 septembre 1998 : Contrats, concur. conso. mars 1999, n° 47. J-A Robert, A. Regniault, Les effets indésirables des médicaments : information et responsabilités, D. 2004, chron., p 519 - P.Sargos, l’information sur les médicaments : vers un bouleversement majeur de l’appréciation des responsabilités , JCPG, 1999, I, 144. 962 Directive n° 97/27 du 31 mars 1992 : Code de la santé publique art. R. 5143 à R. 5143-5. 963 C. santé publ., art. R. 5128-2 . 964 Arrêt Thorens, Civ. 1re , 8 avril 1986 ; Bull. civ., I, n° 82. 965 F-X Testu , J-H. Moitry, art. précit., n° 17. 961 341 considérée comme un élément constitutif du défaut de sécurité en tant que lien de dépendance966. B) Défaut d’information et risque dans les prestations de services Quelques décisions illustrent cet aspect du défasut d’information. 770. Une agence de voyage organise un séjour pour des touristes en Italie.967 L’hôtel est détruit par un incendie criminel. Une action en responsabilité est introduite contre l’agence. En effet, les touristes ne peuvent se faire rembourser car l’hôtelier n’est pas couvert par une assurance professionnelle qui est optionnelle en Italie. Leur demande est accueillie au motif que l’agence devait informer ses clients et les mettre en mesure de souscrire une police individuelle en cas de sinistre. Elle est condamnée à la réparation intégrale du préjudice. Un pourvoi est formé par l’agence. Elle prétend que sa responsabilité pour défaut d’information ne peut être engagée que pour une perte de chance de souscrire une assurance. Cette absence d’information ne présente pas de lien avec l’incendie qui justifierait qu’il y ait réparation intégrale. La Cour de cassation rejette le pourvoi. La négligence de l’agence dans l’exécution de son devoir de conseil est en relation de causalité avec l’absence d’indemnisation des dommages des victimes. Elle ne les a pas mis en mesure de se prémunir contre la réalisation du risque sus visé en souscrivant une assurance personnelle. La Cour d’appel n’a pas sanctionné une perte de chance mais la réalisation d’un risque que l’agence avait fait courir à ses clients 771. Cet arrêt souligne nettement la notion de risque et la valeur préventive de l’information en énonçant que les victimes n’avaient pu se prémunir contre le dommage. Le défaut d’information crée en lui-même un risque qui pouvait être évité par les clients de l’agence sans pour autant renoncer à leur voyage. Ils pouvaient agir 966 F-X Testu , J-H. Moitry, art. précit., n° 18 : « Le défaut de sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre est une notion- cadre, qui doit être appréciée en fonction de circonstances typiques et en particulier la manière dont le producteur a rempli son devoir d’information. Peut-être ne faut-il plus, à ce sujet, raisonner comme on le faisait (…) en estimant que la violation de l’obligation d’information est une source de responsabilité distincte par rapport à l’obligation de fabriquer ou de livrer une chose exempte de vice ; en matière de responsabilité du fait des produits, on pourrait plutôt estimer que le défaut d’information est par lui-même un défaut de sécurité ». 967 Civ. 1re, 3 novembre 1983, Bull. civ., I, n° 253, cité par M. Fabre Magnan, op. cit., n° 621. 342 mais autrement. On peut trouver un autre exemple relevant de la même approche dans une autre situation. 772. Un salarié relevant de la Mutuelle Sociale Agricole968, mal informé de ses droits ne peut bénéficier des prestations- retraites de ce régime. La caisse est condamnée pour n’avoir pas sérieusement instruit l’intéressé sur l’étendue de ses droits et doit l’indemniser d’un montant correspondant aux prestations perdues969. Il en est de même pour un assujetti qui a été induit en erreur sur l’étendue de ses droits par une plaquette éditée par la sécurité sociale970. Dans ces deux cas, une meilleure information aurait permis à une personne, non de renoncer à agir, mais d’agir autrement ce qui aurait permis que le risque ne se produise pas. Conclusion 773. Le défaut d’information ne peut être en général relié à un dommage que par un lien artificiel. Dans des cas plus rares, il a une influence en termes statistiques sur le niveau du risque qu’il tend à accroître. Un tel défaut détermine une action de la victime qui sera l’auteur de son dommage par sa décision ou par les modalités de son action. L’information peut avoir une valeur préventive. Tel est le cas des conseils génétiques en vue d’une conception, de l’information en matière médicamenteuse ou de celles qui doit avoir lieu dans le cas de prestations de services. Cette dimension est parfois mal perçue et la réparation, qui pourrait être complète, n’est que partielle. Conclusion de la section II 774. La prise en compte de la raison déterminante comme causalité de la décision est présente en droit comme en sociologie et s’établit selon la même méthode en recourant à un modèle interprétatif abstrait qui permet de déterminer si l’information ayant été meilleure la victime aurait pris la même décision ou non. Toutefois, la distinction entre causalité et raison n’est pas nettement perçue. 968 Ph. Coursier, L’obligation générale d’information mise à la charge des organismes de sécurité sociale, Jur. soc. Lamy, 10 avril 2001, chron. p. 4 969 Cass. civ. 2e, 13 décembre 1956, Bull. civ., II, n° 690. 970 CA Paris, 7 novembre 1994 : RJS 1995, p. 283. 343 775. L’établissement d’une liaison entre la décision et le dommage final est plus problématique et fait l’objet de justifications variées selon le contexte. En général, le défaut d’information ne peut être scientifiquement lié au dommage final. Une construction autonome justifie la causalité. Le défaut d’information permet seulement la création d’une situation présentant un risque connu au cours de laquel un dommage va se réaliser. Cette question s’est enrichie avec le contentieux de la naissance d’un enfant handicapé, le défaut d’information n’ayant pas permis à la mère de procéder à un avortement thérapeutique. Ce contexte a rendu plus délicate l’acceptation de l’établissement du lien de causalité juridique dans la mesure où la solution était contredite par la connaissance scientifique et soulevait des problèmes éthiques. Le recours à la fiction s’est imposée comme solution technique afin d’assurer au mieux la difficile articulation du jeu des valeurs et des fins. La causalité juridique se montre dans cette situation comme choix entre solutions concurrentes. La solution est justifiée par la construction et non déduite d’elle car elle ne préexistait pas à l’instance. 776. Le défaut d’information n’est pas toujours relié au dommage par un lien de causalité purement juridique, il peut être appréhendé sous l’angle de la statistique. La réalisation d’un risque pouvait être prévenue ou du moins diminuée par une bonne information. Conclusion de la deuxième partie 777. La causalité juridique se présente sous le signe de la pluralité, dans ses modalités de détermination, comme dans ses formes élémentaires. Si la causalité scientifique trouve incontestablement place parmi les causes juridiques, ces dernières ne s’y limitent pas. Son rapport à la causalité scientifique est fait à la fois d’emprunts, de divergences et de nouveautés radicales. La causalité juridique a une autonomie relative à l’égard de la causalité scientifique. 778. La causalité juridique peut prendre appui sur des modèles scientifiques. A partir d’eux, le droit peut autant accueillir la causalité scientifique que s’en écarter car les concepts scientifiques font l’objet d’un traitement spécifiquement juridique. La 344 causalité juridique peut aussi présenter des configurations ignorées par la science. La scientificité de la causalité juridique est donc limitée. 779. Les deux grandes théories causales que sont l’équivalence des conditions et la causalité adéquate envisagent la causalité comme un élément isolé. La théorie de l’équivalence des conditions repose sur le modèle de l’expérience sous une loi déterministe. Son adaptation se réduit à la prise en compte du critère de nécessité. Celui-ci, privé des références empiriques qui en justifient l’emploi, permet des conclusions incompatibles avec son fondement. La théorie désigne comme cause d’un phénomène ce qui en est une simple explication, tout en accueillant les formes scientifiques, comme éléments de cette catégorie. La causalité adéquate repose sur le modèle de l’explication légaliste scientifique. La loi de couverture mise en jeu par le droit ne répond pas toujours aux exigences des sciences et tend souvent vers la subjectivité. Il peut en être fait aussi un usage fonctionnel. 780. L’explication légaliste a aussi sa place dans les régimes spéciaux où la causalité est envisagée comme partie d’une totalité. Ces régimes prennent en compte la pesée des intérêts des parties, l’état des connaissances et déterminent en fonction de ceux-ci la causalité par des moyens techniques propres. Le système probatoire, faisant largement appel aux présomptions, et les règles de fond permettent de faciliter l’indemnisation des victimes en modifiant plus ou moins la notion de causalité. Cette modification est explicite dans le cas des dommages nucléaires, avec la canalisation. L’obligation de sécurité de résultat élargit le champ de la causalité. Le responsable assume son fait causal mais aussi des faits qui lui sont étrangers mais qui se situent dans son activité. La législation sur les produits défectueux montre que le jeu des intérêts a des répercussions sur les choix techniques et donc sur la causalité. Elle innove par l’utilisation de nouvelles catégories (défaut et risque de développement) qui découpent la réalité de façon différente du droit commun, mais ausssi de la science. La subjectivité des critères donne un large pouvoir d’appréciation au juge. 781. Le pouvoir des présomptions est grand et il peut être tentant de leur donner la plus grande extension en vue de favoriser les victimes. Si les présomptions sont la traduction du possible, leur champ peut s’étendre du probable jusqu’à l’hypothétique. 345 L’indemnisation devient particulièrement facile mais au prix d’un divorce qui peut être complet entre causalité scientifique et juridique. 782. Le droit accueille la notion de lien de dépendance sous l’appellation de risque. Il lui donne le statut de cause dont pourtant il diffère. Il peut avoir un rôle régulateur dans la qualification de cause exclusive. Le risque est apprécié très librement selon la technique du standard. La simple violation de la norme peut être source de dommage. La causalité est alors une simple relation d’implication normative. 783. La prise en compte du risque peut aussi être associée à d’autres éléments en vue de l’établissement d’une relation de causalité. Tel est le cas de la responsabilité du fait des choses ainsi que celle de l’information. La responsabilité du fait des choses repose sur deux modèles. L’un est spéculatif, il est au fondement de la notion d’activité. L’autre est statistique ; il est au fondement de l’anomalie La présence d’une anomalie est jugée suffisante pour que la causalité soit retenue sans évaluation de ses conséquences. Elle tend à voir sa place remise en question. 785. Enfin le droit prend en compte la notion sociologique de raison déterminante qui est la forme spécifique de la causalité humaine. On peut en voir de nombreux exemples en cas de défaut d’information du fait de son influence sur la prise de décision. Le dommage résultant d’un défaut d’information peut, par diverses constructions artificielles, lui être rattaché. Plus rarement, le défaut d’information peut être lié au dommage par un lien de dépendance statistique. 786. La causalité juridique n’est donc pas une notion unitaire. Elle ne l’est ni dans sa nature, ni dans ses modes de détermination qui peuvent être généraux ou spécifiques, législatifs ou prétoriens. Elle ne l’est pas davantage dans ses rapports avec la réalité. Peuvent être admises comme causalité juridique un grand nombre de formes élémentaires : causalité scientifique, raison déterminante, cause possible comme cause certaine, dépendance statistique appréciée selon la technique du standard, fictions, explication, implication. De plus, il peut être fait un usage soit conceptuel soit fonctionnel des notions. C’est à partir de cette diversité que doit se poser la question de la définition de la causalité juridique et de la possibilité de la dire vraie. 346 Troisième partie : La causalité, une relation fonctionnelle 787. La causalité juridique se montre sous un nombre varié de formes. Celles-ci ne sont pas déductibles les unes des autres et se démarquent plus ou moins des configurations notées dans les sciences. De ce fait, parler de « la » causalité juridique apparaît comme problématique. Si la causalité n’est pas un concept unitaire, comment affirmer qu’elle est, malgré tout, une relation de cause à effet ? Une telle appellation doit être considérée comme une simple dénomination et non comme une définition de la causalité juridique. Elle recouvre l’ensemble des critères juridiques au moyen desquels la liaison entre un fait dit générateur et un dommage est établie en droit de la responsabilité civile. La causalité se réduit à cette fonction de liaison sous une qualification unique (Titre I : la causalité : une unité de dénomination). La causalité juridique présente une autre source d’unité : elle est une relation de nature juridique (Titre II : la causalité : une unité de nature). Titre I) La causalité : une unité de dénomination 788. Dire que les termes de causalité ou de relation de cause à effet assurent une unité sémantique des diverses formes juridiques que nous avons rencontrées impose de faire un détour par la linguistique afin de justifier une telle affirmation. La linguistique montre que les mots et les choses ne sont pas liés de façon univoque. Utiliser les mêmes mots n’implique pas de parler des mêmes choses. Tel est bien le cas du rapport entre le mot « cause » et ce qu’il désigne en droit (Chapitre I : dénomination et référents ne sont pas liés). Si la linguistique permet de comprendre qu’il puisse y avoir dissociation des mots et des choses, leur association dans des situations données doit aussi être expliquée. Pour cela, le discours causal doit être situé dans l’univers et l’histoire de la responsabilité civile. C’est en fonction de ce cadre que ce qui est désigné comme cause se détermine (Chapitre II : un contenu dépendant des principes de la responsabilité civile). Chapitre I) Dénomination et référents ne sont pas liés 789. La cause est le présupposé d’une règle de droit qui permet de déterminer dans le concret des situations, par une opération de qualification, les faits auxquels le 347 législateur a décidé d’attacher une obligation de réparer : c’est une catégorie. La catégorie « cause » est aussi un signe linguistique et c’est sous cet aspect qu’elle sera étudiée1. Les bases d’une approche linguistique doivent être rappelées (section I), avant de faire usage de ses apports, en distinguant la sémantique de la causalité (section II) et son univers référentiel (section III). Section I) Rappels de linguistique 790. La linguistique montre qu’il existe différentes composantes et différents niveaux d’étude d’un terme ou plus exactement d’un signe. Chacun de ceux-ci a, à la fois, des liaisons avec les autres et une certaine indépendance, ce qui rend compte de la stabilité des moyens linguistiques et du dynamisme créateur de la langue. C’est donc à chacun de ces niveaux que l’unité de la causalité doit être recherchée. L’élément fondamental de l’analyse linguistique est le signe (sous-section I) dont l’étude justifie de distinguer le signifié (sous-section II) et le référent (sous-section III). Sous-section I) La notion de signe 791. Tout terme juridique est un signe linguistique et, comme tel, associe un signifiant et un signifié qui sont deux éléments proprement linguistiques2. Cependant, un signe qui ne serait que la traduction d’un monde de mots serait d’une utilité relative. C’est pourquoi il est aussi un moyen de parler d’un monde extralinguistique que l’on peut qualifier de réel. Le signe fait référence à un objet et cette faculté référentielle complète sa valeur sémantique. Ces trois éléments, signifiant, signifié, référent, forment le triangle sémantique ou sémiotique3. Chacun des sommets de ce triangle correspond à un élément de nature différente. Le signifiant est le mot « cause » en tant que graphie ou phonème4 et uniquement cela : il est une étiquette mise sur quelque chose qu’il permet d’individualiser et de reconnaître dans un discours. Les différents synonymes du terme, comme relation de cause à effet, lien de causalité, sont ainsi des signifiants de même valeur. Le signifiant est l’image qui permet la représentation et le signifié est ce que représente le signe, le concept qui lui est attaché. Le concept est la signification du signe mais non ce qu’il désigne 1 Th. Janville, La qualification juridique des faits, PUAM, 2004, n° 27 et s. E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, coll. « Tel », Gallimard, 1966, t. 1, pp. 49 et s. 3 P. Dubouchet, Sémiotique juridique, PUF, 1990, pp. 25 et s. 4 On désigne par graphie toute représentation écrite. 2 348 qui est le référent5. Le terme de concept peut prêter à confusion et il doit être entendu comme le résultat de l’activité spontanée de l’entendement lors de sa mise en présence du signifiant. Ainsi, chaque locuteur qui utilise un mot se fait comprendre sans difficulté par toute autre personne partageant la même langue que lui. Le signifiant auquel est associé un signifié est perçu comme ayant un sens même s’il est difficile à élucider. 792. Le signe articule deux fonctions différentes, l’une est sémantique, l’autre est référentielle. Elles permettent d’accéder à l’aide d’une définition soit au concept soit à l’objet référé. La liaison du signifiant à ces deux entités est considérée comme arbitraire ou conventionnelle, ce qui explique l’ambiguïté du langage et son extrême plasticité6. Le discours est le lieu où se font en permanence des choix, des ajustements entre mots, choses et pensées, permettant l’adaptation et l’enrichissement de la langue au prix d’une instabilité des liaisons entre les composants du triangle sémiotique. Toutefois, la plupart du temps, la compréhension intersubjective du signe ne se heurte pas à un obstacle insurmontable. Sous-section II) Le signifié 793. La sémantique est la science du sens des mots et des phrases, non celle des choses7. Le sens ou signification est l’ensemble des représentations suggérées par l’énoncé d’un mot8. Le sens est accessible à tous les locuteurs d’une même langue, commune ou spécialisée. La langue est constituée de deux éléments fondamentaux : des signes qui forment un code et des règles de leurs liaisons qui en constituent la syntaxe. A côté de ces éléments de base, des règles secondaires rendent compte de la possibilité d’une utilisation figurée ou métaphorique des termes. Elles autorisent à instituer un écart entre une signification habituelle et une signification effective qui aboutit à une réinterprétation sémantique dans un contexte particulier9. 794. Les mots doivent, à la fois, être envisagés comme éléments fixés dans un lexique et comme composants actualisés d’un discours. Les lexiques classent les 5 J. Dubois et alii, Dictionnaire de linguistique, Larousse 2001, V° Signe. M.-F., Mortureux, La lexicologie entre langue et discours, Sedes 1997, p. 71. 7 Ch. Touratier, La sémantique, A. Colin, coll. Cursus, 2000, p. 8. 8 Ch. Touratier, op. cit., p. 11. 9 O. Soutet, Linguistique, PUF, 2001, p. 174. 6 349 termes alphabétiquement par leur signifiant et recensent la diversité des sens qu’ils peuvent avoir lorsqu’ils sont polysémiques10 en les rassemblant en plusieurs champs selon leurs points communs et leurs particularités. La polysémie traduit la multiplicité des liaisons entre un signifiant unique et une pluralité de signifiés. Elle peut être source d’ambiguïtés puisqu’un terme polysémique rassemble, sous une seule appellation, une pluralité de sens qu’il ne laisse pas toujours soupçonner. Ainsi le terme de cause est-il polysémique dans le langage commun comme dans le droit où il désigne la cause au sens de l’article 1382, la cause d’un acte, la cause dans un procès par exemple et il est aussi employé pour désigner un enrichissement dépourvu de fondement11. Le rapport signifiant-signifié est tributaire des usages qui se manifestent dans l’histoire de la langue et dans la diversité des domaines où les termes sont utilisés. La polysémie semblerait devoir être un obstacle à la compréhension, mais l’étude des mots dans les discours montre qu’il n’en est rien. 795. Les mots servent dans des discours, ils y sont actualisés, ce qui lève les incertitudes de la polysémie. Une sélection des sens se fait entre les divers champs. Dans le domaine de la responsabilité civile la polysémie du terme de cause se trouve éliminée, les autres acceptions sont hors contextes. 796. On peut parfaitement comprendre un discours employant le terme de cause sans avoir la moindre idée de ce qu’est une cause. Le sens est simplement l’idée de la chose évoquée par le signe, non la chose. D’une façon caricaturale, rien ne garantit qu’il existe une réalité qui puisse lui être liée. La référence peut être vide ou purement imaginaire. Il importe donc dans un discours de déterminer si le locuteur parle des choses ou seulement de ses idées. Il existe ainsi une sémantique de la causalité qui est une façon de parler des causes non de dire ce qu’elles sont. La réalité ne peut être perçue que par identification du référent désigné par le signe. Sous-section III) Le référent 797. L’objet extra-linguistique, le référent, peut être identifié à un fait mais encore davantage à un univers dans lequel s’inscrivent les faits (I). Toutefois il ne suffit pas de savoir qu’un mot réfère à un univers, il est nécessaire de définir la façon dont 10 11 Ch. Touratier, op. cit., p. 19. G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 2000, V° Cause. 350 l’univers se donne à voir. La liaison entre mots et univers peut se faire de différentes manières (II). I) Le référent comme univers 798. L’objet extra-linguistique est appelé la dénotation (ou désignation) du signe12. Il peut être réel (une chose) ou purement intelligible (une idée, une théorie, une méthode, une proposition, une hypothèse, un mot d’un point de vue métalinguistique…). Toutefois parler de dénotation pourrait laisser supposer que le fait est une donnée accessible immédiatement soit par les sens, soit par la pensée. Or, les faits n’existent et ne peuvent être appréhendés que dans un cadre de lecture qu’on peut aussi appeler point de vue ou perspective ou univers. Pour connaître l’objet que dénotent des mots, il est indispensable d’identifier l’univers de construction13 dans lequel le divers du réel peut prendre corps. Prendre corps pour l’objet revient à désigner la sélection des faits pertinents, la façon de les lier ainsi que le rôle qu’ils tiennent dans un univers donné ce qui remet en cause l’apparence trompeuse du donné qui s’imposerait et dicterait sa loi sous un point de vue unique14. 799. Une pluralité d’univers15 coexistent vis-à-vis d’une « même réalité commune ». Ils s’identifient rarement par un vocabulaire propre, ce qui fait qu’un même discours 12 Ch. Touratier, op. cit., p. 14 : les termes sens, signification, dénotation, désignation font l’objet d’une emploi mal codifié qui diffère selon les auteurs. 13 M-L. Mathieu-Izorche, Le raisonnement juridique, PUF, coll. Thémis, 2001, p. 127 et s. 14 N. Goodman, Manière de faire des mondes, Ed. J. Chambon, 1992, p. 9. 15 K. Popper ; La connaissance objective, Champs-Flammarion, pp. 247 à 250, considère que le monde se compose d’au moins trois sous-ensembles. Le premier est le monde physique, le second est le monde mental, et le troisième est celui des objets de pensée : les théories (théories physiques mais aussi théories de l’interprétation). Le premier et le troisième ne se rencontrent que par l’intervention du second. Le langage appartient à ces trois mondes et en assure la liaison. - N. Goodman, Manières de faire des mondes, Ed. J. Chambon 1992, pp. 15 et s, pense qu’il existe des mondes innombrables et en concurrence, faits à partir de symboles. Chaque monde permet une version particulière du réel. Il n’est pas possible de décrire un monde sans son cadre de référence. On peut dire qu’un monde est une certaine manière de décrire, de voir, de bâtir. Il existe des versions concurrentes du monde dont chacun est un fragment de ce qui pourrait être le Monde. Chaque version est correcte dans son univers : la réalité physique peut être dite vraie dans le cadre constitutif de la théorie scientifique, l’œuvre d’un artiste est aussi une réalité dans un autre cadre de lecture. - J. Habermas, Intérêt et connaissance, Gallimard, coll. Tel ; 1997, p. 225, affirme que la connaissance suppose un intérêt et la diversité des intérêts impose différentes façons de connaître. La connaissance n’est pas une activité neutre et désintéressée, indépendante du sujet connaissant. La science actuelle est principalement tournée vers l’activité instrumentale qui pousse le chercheur dans la voie d’un savoir techniquement exploitable et donc essentiellement pratique. La recherche technologique assigne une limite et une orientation à son activité qui n’est pas pure connaissance. Cependant, l’intérêt ne détruit pas la notion de vérité dans la mesure où l’utilité de la recherche en suppose l’efficacité sur la nature. - M.-L. 351 peut renvoyer à plusieurs univers de références, à plusieurs objets. Avec les mêmes mots, deux locuteurs peuvent ne pas parler du même objet. Si les mots ne sont pas des indices suffisants de l’univers de référence, le contexte d’énonciation du discours joue un rôle clarificateur en levant les tensions inhérentes à toute langue16. En l’absence de contexte et de référence - tel est le cas lorsqu’une question d’une portée générale est soulevée - aucune réponse ne peut être donnée. Ainsi en est-il lorsqu’on demande quelle est la cause d’un événement ; la question est indéterminée car le point de vue dont on attend la réponse n’est pas énoncé. 800. Un exemple trivial permet d’illustrer la problématique de la pluralité des points de vue. Soit un accident d’automobile dans lequel sont impliqués deux véhicules dont l’un a heurté un arbre par temps de pluie avant de percuter l’autre. Les passagers sont blessés. Situation banale et apparemment univoque en tant que récit. Plusieurs lectures de cet événement sont pourtant possibles avec, pour chacune, une réponse différente en terme de cause et d’objet, selon les références qui les justifient. 801. Au plus simple, on trouve une explication de type mécaniste. La voiture A est cause de l’accident ayant heurté B qui roulait normalement. Prenons le point de vue d’un spécialiste des pneumatiques car un pneu a éclaté. Il recherchera la cause de l’accident dans l’étude de la matière, de la structure, dans le niveau de pression ou de son usure et sa réponse sera la seule satisfaisante pour lui, tout le reste étant rejeté comme non pertinent. Le champ de l’observateur se rétrécit et se focalise sur la roue. A l’inverse, pour une association de victimes, un sociologue, la cause sera différemment appréciée : influence de la publicité, mythe de la vitesse, signalisation insuffisante, plantations trop rapprochées des arbres, individualisme forcené s’affirmant par le mépris des autres … tel sera le champ des causes de l’accident dont les conducteurs ne sont pas les auteurs mais les victimes. Imaginons que l’une des victimes soit un cadre menacé de licenciement : harcèlement moral, non respect des Mathieu-Izorche, op. cit., pp. 127 et s, rappelle que l’univers de référence est une notion première et rarement explicitée en droit. Il se définit comme l’ensemble des objets considérés par celui qui émet un discours. La non perception des univers est source de conflits d’interprétation. Il peut exister plusieurs niveaux d’univers. Leur choix détermine la méthode d’observation pertinente selon que l’univers est normatif, axiologique ou sociologique. Un énoncé non pertinent n’est donc pas faux, il n’est pas situé dans le bon univers. 16 H.-A. Schwarz-Libermann von Wallendorff, Langage et droit, in, Mélanges dédiés à J. Vincent, Dalloz 1981, pp 400 et 403 : le langage assure et fond en lui une pluralité des perspectives ce qui en fait plus qu’un simple instrument dans un travail de liaison des mots et de la réalité. 352 horaires et des temps de repos, voilà la cause de cet accident. Il faut chercher les vrais responsables ailleurs que sur la route car on ne peut être cause et victime. Enfin un métaphysicien ne se s’arrêtera pas à la superficialité des choses et des causes matérielles. Le destin est seul en cause et les acteurs ne sont que des marionnettes qui pensent agir dans leur démesure. Toutes ces causes sont admissibles, certaines peuvent même être dites vraies. Seule l’identification de l’univers permet de distribuer la pertinence des faits. Le procès peut être le lieu où s’affrontent ces différents univers dans le but de faire triompher l’un d’eux aux yeux du juge. Le cadre ainsi imposé va être déterminant dans l’imputation causale17. Les différentes justifications qui ont été proposées dans le cas de l’affaire Perruche18 sont un exemple de ce combat entre univers qui permette chacun de justifier une solution différente. 802. Dès qu’on abandonne le champ des généralités, l’incertitude s’estompe. Le physicien, le médecin, le statisticien ne se posent pas la question d’identifier ce qu’est la causalité désignée par un confrère de même spécialité. Un langage précis et univoque est une exigence de scientificité. Pour le béotien, de nombreux dictionnaires de termes techniques sont là pour l’aider à appréhender le monde de référence de chaque discipline. Le droit n’échappe pas à cette spécification du langage. Spécifier c’est lier avec précision un univers à des mots. Il faut donc saisir comment se fait cette liaison. I) Liaison des mots et des univers 803. La difficulté à saisir la liaison des univers et des mots provient de son instabilité (1). La liaison des mots et des univers référentiels évolue avec le temps, des strates nouvelles peuvent apparaître sans détruire les précédentes, certaines tombent en désuétude. L’existence de définitions facilite le décryptage (2). 1) Des liaisons instables 17 M. Millet, Cadres de perception et luttes d’imputation dans la gestion de crise : l’exemple de la canicule d’août 2003, R F. sc. pol., 2005, p. 573. 18 Cf. supra n° 732. 353 804. Entre champ sémantique et champ des objets la liaison est lâche, arbitraire, car la vie des mots peut être indépendante de celle des désignations et varie selon le moment où on se situe dans leur histoire. C’est ce qui justifie la distinction entre étude synchronique et diachronique. Sur un noyau initial, vont se greffer des éléments secondaires qui proviennent soit du développement de la connaissance, soit des usages qui altèrent les liaisons, soit de règles du langage qui autorisent à jouer entre les mots et leurs référents. Ils peuvent ainsi désigner les mêmes choses ou au contraire des choses différentes sans changement de signifiant ni de sens. 805. Sous la stabilité des mots, les univers de référence ne sont pas univoques. Les mots ne portent pas la marque des univers auxquels ils référent sauf s’ils n’ont d’existence que dans l’un d’eux. Ainsi, le terme d’hypothèque n’existe primitivement qu’en droit et il est évident que son emploi désigne aussitôt son univers de référence. Le terme de cause appartient à une catégorie sans unicité référentielle. Il est à la fois un terme commun, un terme de langues spécialisées et un terme juridique dont rien n’exclut qu’il désigne la même chose que les sciences sans que rien ne l’impose. Le droit prend en compte des faits qui appartiennent à un univers non juridique – le droit rencontre la causalité - et toute qualification juridique des faits n’est pas en rupture avec une qualification commune ou scientifique. Tout dépend de l’existence d’un univers juridique distinct et identifiable, en rapport avec le vocable « cause ». Des chevauchements entre mots et références existent fréquemment, entre le monde du droit et les mondes extra-juridiques, avec des zones qui se recoupent sans qu’il y ait concordance totale. 806. Tel est le cas du mot « meuble » par exemple. Pour un juriste il est une catégorie présente dans le Code civil qui ne pose de problème ni dans sa définition ni dans son contenu, en application du principe que les catégories sont soient limitatives soit ouvertes. Les meubles sont une catégories accueillant tout ce qui n’est pas immeuble. La catégorie contient donc une infinité d’éléments de nature diverse qui justifie la dichotomie des meubles en corporels ou incorporels. Le même terme, pour le sens commun, désigne uniquement ce qui est meuble meublant pour le juriste. Pour un agriculteur, les animaux ne sont ni des meubles ni des immeubles ce qu’ils peuvent être en droit. Chaque domaine de dénotation est un univers et si deux interlocuteurs appartiennent à deux univers différents ils ne se comprendront pas, 354 bien que les mots soient communs19. Tout univers implique une sélection des éléments pertinents qui ont une influence sur l’appréhension du monde en permettant de le structurer. L’univers de référence est essentiel à identifier car c’est à l’intérieur de lui qu’un jugement de vérité est possible20. La liaison des mots et des univers peut être facilitée par l’existence d’une définition. 2) La définition comme liaison 807. Comment est-il possible de relier une catégorie qui est un concept, à quelque chose de concret et de non linguistique ? Un instrument intermédiaire entre eux est nécessaire et la définition peut jouer ce rôle. Deux types de définitions sont à envisager : la définition compréhensive et la définition extensive qui se rencontrent aussi bien au plan sémantique que référentiel. Les définitions réduisent la polysémie ou plus exactement la pluralité référentielle, en faisant émerger un contenu précis21. 808. Une définition compréhensive est une paraphrase comprenant l’ensemble des caractères constitutifs du concept qui en donnent sa singularité et le différencient d’un autre22 ou les qualités essentielles de l’objet désigné par le concept ainsi que la structure qui les relie23. La définition permet d’expliciter le sens du terme d’après les éléments qui le constituent ou de désigner un objet, en le décrivant24 . Les éléments pris en compte dans la définition sont dits pertinents ce qui signifie que tout ce qui existe dans la réalité n’a pas obligatoirement sa place dans un univers de référence. 809. Les énoncés définissant l’objet doivent se traduire en termes susceptibles d’être identifiés dans la réalité. La définition est une forme de schématisme25. Pour qu’il puisse y avoir qualification d’un objet sous une catégorie, il faut qu’il y ait quelque chose d’homogène entre eux, alors qu’ils sont hétérogènes par leur nature. Un troisième terme est donc nécessaire possédant une double face, homogène d’un côté aux choses et de l’autre à la catégorie. Ce troisième terme, la définition 19 M-L Mathieu-Izorche, op. cit., p. 149. N. Goodman, op. cit., p. 27. 21 G. Cornu, Linguistique juridique, Dalloz, 2000, p. 110. 22 A. Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1991, 17e éd., V° Définition. 23 R. Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, PUF, 1999. V° Définition. 24 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, n° 182. 25 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., pp. 187 et s. 20 355 compréhensive, est une règle d’identification à caractère opératoire26 permettant de passer de l’abstraction du concept à la reconnaissance de l’objet qu’il désigne. 810. La définition opératoire permet de déterminer ce qui doit faire l’objet de la preuve dans une expérience, à laquelle on doit assimiler le travail juridique qui impose que les faits soient prouvés. Les éléments de preuve sont la traduction juridique de la définition opératoire de l’objet. La causalité se définissant comme relation entre objets, ces différents éléments doivent être identifiés pour faire l’objet de preuves. Juridiquement les objets sont le fait générateur et le dommage et la causalité est la relation qui les unit. Définir une catégorie c’est dire ce qu’est l’objet qu’elle désigne par les éléments qui en permettent la preuve. 811. La définition extensive se contente de recenser l’ensemble des objets, réels ou idéaux, que le concept peut désigner. La définition extensive a un contenu qui peut varier avec le temps, aussi bien en s’enrichissant qu’en s’épurant. Elle repose sur une étude empirique qui a été mise en œuvre pour le concept juridique de cause dont les objets ont été recensés dans la deuxième partie de ce travail. Une relation entre définitions compréhensive et extensive doit exister. Ce qui est dit en compréhension de chaque catégorie doit pouvoir être appliqué aux objets compris en extension. Ces derniers peuvent présenter des différences individuelles qui justifient leur classement en champs différents sans qu’il en résulte une contradiction avec la définition compréhensive. Section II) Sémantique de la causalité 812. La sémantique de la causalité regroupe l’ensemble des mots et des expressions employés en droit pour parler de la causalité sans qu’il soit nécessaire de prendre en compte les réalités sous-jacentes27. Il importe donc de répertorier, sans être exhaustif toutefois, les principales expressions en usage en distinguant les signifiants et les signifiés avant de les classer puis de les comparer dans le but de rechercher ce qu’ils partagent. Nous verrons que le champ des signifiés de la causalité n’est pas unitaire. 26 R. Nadeau, op. cit., PUF, 1999. V° Définition opératoire. G. Niobey et al., Dictionnaire analogique, Larousse 2001 : cf. introduction sur le rapport entre mots et idées. 27 356 On peut distinguer le vocabulaire causal qui se rattache à l’idée de réalité et le discours causal qui contredit parfois cette idée. Seule la dénomination est commune. 813. Le vocabulaire causal n’est pas spécifique au droit et comprend deux catégories de termes qui semblent liés à l’idée que la causalité juridique serait ancrée dans la réalité. Les uns appartiennent au sens commun, les autres sont d’origine savante et n’apparaissent que postérieurement aux années 1880. Avant cette date, on ne trouve que des termes issus du premier groupe. Les principaux sont : cause et causer28, occasion, occasionner29, résulter30, arriver31, faire souffrir32. On peut aussi noter une simple description des faits à l’origine d’un dommage, ce qui montre l’importance des circonstances réelles dans lesquelles la causalité est alors inscrite33. 814. Après 1880, une terminologie savante fait son apparition, d’abord en doctrine, avant de gagner avec un décalage notable la jurisprudence, sans détrôner le vocabulaire commun. Ces différents termes sont donc juridiquement des synonymes. Cette nouvelle terminologie est le témoin d’un changement important dans les conceptions juridiques de la causalité sous l’influence de la science34. Ils sont donc liés à l’idée de réalisme scientifique. En doctrine35, le vocabulaire va s’enrichir 28 J. Cambacérés, Projet de code civil, Paris 1796, p. 262 : art. 745 : « Celui qui cause un dommage est tenu de le réparer quel que soit le fait qui y donne lieu ». - Aubry et Rau, Cours de droit civil français, Paris 1850, 2e éd., t.2, p. 91 : « L’insensé et l’enfant incapable de discernement ne sont pas responsables des dommages qu’ils causent ». - Idem dans les éditions suivantes, par exemple celle de 1871, t. 4, pp. 745 et s. - C. Demolombe, Cours de code Napoléon, 1872, T. XXVI, Traité des contrats, t. 3, n° 511, « Le créancier a le droit d’obtenir la réparation des préjudices que le débiteur peut lui causer par l’inexécution ». - Civ. 28 mars 1876 : D.P. 1876, 1, 487 : « Celui qui poursuit la réparation du dommage causé par l’explosion (...). » - Req. 18 mai 1868 : D.P. 1868, 1, 334-335. 29 Aubry et Rau, édit. 1850, op. cit., § 445 : « De l’obligation de réparer le dommage occasionné par un délit » - M.A. Sourdat, Traité général de la responsabilité civile ou de l’action en dommagesintérêts en dehors du contrat, t. 1, Paris 1852, n° 31 : « Tout préjudice éprouvé à l’occasion d’un délit donnera-t-il ouverture à l’action en responsabilité contre son auteur ? ». Cependant Sourdat, op. cit., n° 44, utilise une fois (sauf erreur de notre part) l’expression de liaison de l’effet à la cause Jurisprudence générale Dalloz, Tables de 1845-1867, n° 148. 30 Aubry et Rau, op. cit., 3e éd. 1856, t. 3, p. 542 : « Tout délit engendre l’obligation de réparer le dommage qui en est résulté pour autrui.» - Req. 21 juillet 1869 : D.P. 1872, 5, 386. 31 Nimes 20 février 1872 : D.P. 1872, 5, 387 : « La compagnie de chemin de fer (…) est responsable de l’accident arrivé à l’un d’eux (les employés) ». - Angers 1868 : D.P. 1868, 2, 160. 32 B. De Greuille, Locré, T. XIII, séance du 16 pluviôse an XII, p. 47, n° 9 . Le tribun utilise aussi l’expression causer un dommage p. 40, cité par H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., n°48. 33 Jurisprudence Dalloz Tables 1867-1845 : n° 12 : explosion d’une substance dangereuse lors d‘un transvasement - n° 31 : dénigrement d’un produit dans un journal - n° 60 : séduction abusive d’une jeune fille par son patron - n° 75 : explosion d’une chaudière - n° 79 : éboulement d’un terrain - n° 108 : cavalier au galop effrayant les chevaux d’un attelage qui se renverse… 34 Cf. infra n° 868. 35 L. Josserand, La responsabilité du fait des choses, 1897, p. 9 - R. Saleilles, Le risque professionnel dans le code civil, Réforme sociale, 1898, p. 644 ; « le rapport de causalité industriel ». 357 d’expressions nouvelles que sont les termes de causalité, lien de causalité, rapport de causalité ou de relation de cause à effet, qui appartiennent au vocabulaire de la science et de la philosophie. Ces mots commencent à être utilisés en dehors de ce cercle dans des thèses, des traités, ou des revues au début du XXe siècle36 mais avec une certaine disparité37. Le vocabulaire savant voit sa place s’affirmer après 191438 avant de devenir une terminologie banale, présente dans tous les ouvrages. En jurisprudence, ces nouveaux termes sont utilisés de façon sporadique, d’abord dans le régime de responsabilité du fait des choses puis dans la responsabilité du fait de l’homme39, avant de s’implanter définitivement. Ces termes, appartenant au langage savant, ne font que renforcer l’idée que la causalité juridique est liée à la réalité tout comme la causalité scientifique. Le vocabulaire de l’Association Henri Capitant40 reflète cette idée en définissant le terme de cause ainsi : « En un sens matériel ou physique, élément générateur, source facteur, origine ; se dit, relativement à un faitpris comme conséquence ou effet - , du fait antérieur qui peut être retenu comme ayant produit le résultat. Ex. la faute cause d’un dommage (C. civ. a. 1382) ». La causalité est souvent présentée comme une question de fait, reposant sur une analyse de la réalité ce qui l’opposerait à d’autres notions, comme la faute, qui sont des questions de droit41. La cause, toujours pour le vocabulaire Capitant, n’est dite juridique qu’en tant que raison ou motif d’effet que le droit attache à un fait de produire une conséquence de droit et il donne à titre d’exemple : la cause de nullité d’un acte, la cause d’interruption d’une prescription. 36 G. Baudry-Lacantinerie, Traité théorique et pratique de droit civil, 1905, T. 3, partie 2, par L. Barde, p. 1111, utilise la notion de relation de cause à effet dans une incidente. Il utilise en général le terme de cause. - M. Tesseire, Essai d’une théorie générale sur le fondement de la responsabilité civile, A. Rousseau, 1901, ch. III, p. 71. 37 R. Demogue, De la réparation civile des délits, A. Rousseau, 1898 - Aubry et Rau, op.cit., 5e éd., 1920, T. VI, par Bartin. Persistance du terme unique de cause chez ces deux auteurs. 38 P. Marteau, La notion de lien de causalité dans la responsabilité civile, Thèse Marseille, 1914 - R. Demogue, Traité des obligations en général, A. Rousseau, 1924, T. IV, p. 2 - R. Demogue, Un lien de causalité occasionnelle entre la faute et le préjudice suffit pour engager la responsabilité ? RTD civ. 1925, p. 608. 39 Bourges 7 février 1895 : DP. 1900, 2, 2289 ; « La responsabilité du fait des choses qu’on a sous sa garde est régie non par l’article 1382 mais par l’article 1384 al. 1er (…) La victime n a pas à prouver la faute de son adversaire mais seulement que la chose était sous sa garde et que le dommage a été causé par elle c’est à dire un rapport de cause à effet entre la chose et le préjudice souffert. » - Même précision, mais cette fois pour un cas de responsabilité du fait de l’homme : Orléans, 1 mars 1907 : DP 1907, 2, 189 - Civ. 13 janvier 1908 : D.P. 1908, 1, 124. 40 G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 2000, V° Cause. 41 Cl. Grare, Recherches sur la cohérence de la responsabilité délictuelle, Dalloz 2005, n°65. J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit., n° 157 : « La causalité procède de l’observation des faits ».- G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 663 : « Du moment qu’elle (la chose inanimée) a contribué à la réalisation du dommage (…) ». 358 815. Le vocabulaire de la causalité ne se limite pas seulement au terme de cause et à ses synonymes, mais englobe aussi les expressions utilisées dans les discours sur la causalité dans les traités, les revues ou la jurisprudence. Nombreuses sont celles qui reflètent une conception réaliste42 : telles sont les notions d’objectivité, de certitude, de preuves, d’efficience réelle43. Toutefois, la sémantique n’est pas homogène et des termes en contradiction avec ce premier champ sont notables. La contradiction se révèle par l’impossibilité de l’interchangeabilité des termes. La cause est parfois dite l’instrument du dommage44. Or, il existe un conflit entre ces deux significations. Les dictionnaires de langue utilisent les termes d’agent, d’auteur, de promoteur, d’initiateur, d’instigateur comme substantifs équivalents désignant ce qui est cause lorsqu’il s’agit d’une personne, et le terme d’instrument est, au contraire, ce dont se sert l’agent pour réaliser ce qu’il entreprend. Il est un moyen au service de celui qui agit45. La notion de moyen est donc en contradiction avec celle de cause46. Et cette opposition est au fondement de l’idée de force majeure. L’existence d’une cause étrangère change l’appréciation du rôle de ce qui, à première vue peut paraître une cause, pour le ramener à n’être qu’un instrument au pouvoir de l’agent causal irrésistible. Il en est de même de l’usage des termes de fiction47 voire de celui de présomption48 ou d’hypothèse49 qui contredisent l’idée de réalité, de certitude et de scientificité de la causalité juridique. Il suffit d’utiliser le terme pour que l’impossibilité de l’énonciation saute aux yeux car il est dans la définition analytique du concept de fiction, par exemple, de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit50, dans celui de présomption de s’opposer à certitude. 42 G. Cornu, Rapport de synthèse, in, Vérité et droit, Association H. Capitant, t. 38, Economica 1982, p. 2. 43 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 664. 44 Cass. civ. 2e, 6 juillet 1962, Bull. civ., II, n° 564 - Cass. civ. 2e, 13 octobre 1982, Bull. civ., II, n° 125. 45 Dictionnaire Robert, op. cit., V° instrument : nom générique par lequel on désigne la plupart des objets fabriqués qui, dans un art ou une science, servent aux mains de ceux qui l’exercent à exécuter quelque chose, à faire quelque opération. L’instrument est un objet utilisé à des fins diverses. Ce n’est qu’un moyen. 46 Sauf dans la conception Aristotélicienne qui assimile cause et moyen ; Cf. supra n° 38. 47 Cf. supra n°751. 48 Cf. supra n° 463. 49 M. Girard, L’intégrisme causal, avatar de l’inégalité des armes, D. 2005, p. 2620. 50 Dictionnaire Robert, op. cit., V° Fiction : action de feindre, de dissimuler ou de mentir. Elle est une invention de l’imagination, une chimère, un songe. Le terme est un antonyme de réalité et de vérité. 359 816. La causalité est parfois énoncée à l’aide d’un langage métaphorique qui contredit toute idée de scientificité et de réalité51. Elle contredit l’idée de scientificité car les discours qui en relèvent ne doivent pas être ambigus, les termes utilisés devant permettre d’identifier ce qu’ils décrivent, d’en apporter la preuve52. Le langage scientifique évite les emplois communs ou figurés et c’est en quoi il se sépare du langage commun. La métaphore est le remplacement d’un objet par une image, elle n’est qu’une représentation, non une réalité. Elle peut convaincre mais ne prouve rien et ne peut faire l’objet de preuve. L’activité a déjà été envisagée sous cet angle53 mais elle n’est pas la seule image utilisée. On peut trouver celles de mal répandu, de rupture du lien de causalité. La notion de perte de chance est aussi une expression de sens commun qui, si elle diffère de la métaphore, en partage la valeur. La cause est parfois représentée comme un mal54 qui se répand et qui infecte tout ce qui est à son contact. Il est donc normal que la causalité se transmette avec l’expansion du fléau comme une contamination. Une telle métaphore est liée à une conception biologique de la causalité. Elle suppose que quelque chose serait transmis d’un corps à l’autre55. La notion de rupture du lien de causalité56 est aussi une image dont on voit sans difficulté ce qu’elle représente. Un lien unit des événements et quelque chose le brise. Il suffit de désigner l’agent de la rupture et la limite du champ de la causalité est identifiée. Mais quelle est la réalité sous-jacente à l’image ? Il n’y aucun lien qui soit rompu car le lien n’a pas d’existence réelle. La causalité n’est pas interrompue car elle n’existe pas en dehors de la construction intellectuelle qui l’a fait naître. Pour ce qui est de la perte de chance57, c’est l’idée de fortune, bonne ou mauvaise qui est utilisée en tant que notion toute subjective et qui est traitée comme si elle avait un contenu objectif, probabiliste. Il s’agit pourtant de deux référents désignés par un signifiant commun mais appartenant à deux champs d’objets différents ce qui devrait interdire tout amalgame. Il en est de même de l’idée 51 N. Simmonds, La causalité et la preuve, Droits 1996, p 107, reconnaît la dépendance du droit privé vis-à-vis des modes de compréhension de sens commun et l’importance des métaphores dans le discours juridique. 52 Cf. supra n° 112. 53 Cf. supra n° 667 et s. 54 Aubry et Rau, Droit civil français, t. VI, Librairie technique 1975, 7e éd., par A.Ponsard et N. Dejean de la Bâtie, n° 392 - Ph. Le Tourneau op. cit., n° 1780 : « Tant qu’un événement n’est pas venu rompre le cheminement du mal le responsable est tenu à réparation ». 55 Cette image était déjà en usage chez les stoïciens ; Cf. supra n° 51. 56 Cf. supra n° 307. 57 Cf. supra n° 608. 360 d’exposition à un risque58. Il s’agit d’une construction purement sémantique qui est interprétée comme ayant un objet de nature réelle. Dans ces différents cas où il est fait usage d’expressions figurées, l’idée même de réalité de la causalité est mise en échec. Conclusion 817. La portée de l’analyse sémantique est restreinte pour la pratique dans la mesure où la qualification n’est pas seulement une opération de traduction d’une langue commune en une langue juridique. Si qualifier revient à mettre un nom sur une chose, ce n’est pas une affaire de sens. C’est reconnaître à travers des énoncés que le contenu déterminé d’une catégorie est présent dans les faits. La dénomination n’est que la conséquence de cette opération qui permet en fin de compte de poser une étiquette sur les faits. 818. Sa portée théorique est plus importante. Le terme de cause est situé sous le signe de la pluralité. Pluralité des signifiants qui sont synonymes. Pluralité des sens dont certains sont en contradiction avec d’autres, certains orientant vers l’idée réalité, de scientificité, d’autres lui tournant le dos. Pluralité des sources, savantes et communes. Pluralité des usages, propres et figurés enfin. Il faut alors en tirer la conclusion que la seule unité linguistique est celle de l’étiquette, de la dénomination, autrement dit du signifiant « cause »59. Plus important est de déterminer ce qu’il y a sous l’étiquette, ce qui revient à rechercher l’univers référentiel que désignent le signe et les discours sur les causes. Section III) Univers référentiels de la causalité 819. La causalité juridique repose sur une dualité d’univers (1). Ces univers étant matériellement non réductibles l’un à l’autre, la définition juridique de la causalité ne peut être que fonctionnelle (2). 58 Cf. supra n° 727. On peut considérer qu’il s’agit d’une métonymie. C’est un procédé littéraire par lequel une chose est désignée par le nom d’un élément du même ensemble : V. B. Dupriez, Les procédés littéraires, Coll. 10/18, 1984. 59 361 1) Une dualité d’univers 820. Le concept de cause n’est pas né dans le droit et y a été incorporé sans faire l’objet de définitions légales en compréhension sauf dans certains régimes spéciaux et elles sont restreintes à leur objet60. 821. La définition extensive est au contraire riche. La diversité des formes causales précédemment61 recensées appelle un effort de classement. La causalité fait référence à deux ensembles d’univers. Chacun distribue la pertinence des faits de façon différente de l’autre. Aussi paraît-il difficile d’affirmer qu’un lien de causalité est démontré « de façon implacable »62 en l’absence d’unité du monde des références ou de l’existence de règles imposant qu’une catégorie de situations soit soumise à un seul d’entre eux. Des arguments vrais dans un univers ne peuvent être opposés à ceux de l’autre car ils n’y ont pas d’existence. 822. Ces univers sont celui de la science, pour le premier ensemble, celui du droit et de la logique pour le second. Dans la science, la causalité peut trouver sa source aussi bien dans les données de la physique (et des sciences de la nature en général) que dans celles des sciences sociales. En opposition avec ce premier ensemble, doivent se ranger les formes logiques comme l’équivalence des conditions63 et toutes les autres formes de détermination qui ne sont pas le reflet d’une forme scientifique ou logique et qui sont construites par le droit. Cette partition en deux ensembles se justifie car il est possible d’opposer des définitions réalistes qui supposent que la relation décrite entre les choses existe dans la nature, et des définitions non réalistes où la liaison est faite de toute autre façon. La prise en compte de finalités dans la détermination de la causalité juridique fait obstacle à ce qu’elle puisse être considérée comme de nature objective. 823. Longtemps, la causalité a été marquée par l’idée que la nature était intelligente et que comme tout être de raison elle tendait vers une fin imprimée dans les objets 60 Cf. supra n° 385, par exemple. Cf. supra n° 786. 62 D. Mazeaud, Famille et responsabilité, Mélanges Catala, Litec 2001, spec. n° 30, p. 590 63 Cf. supra n° 268 et s. 61 362 physiques64. Une telle conception justifiait que l’étude des causes finales soit de loin la plus importante. Descartes écartera définitivement la recherche des fins de la science car elles ne peuvent prendre place au sein de la connaissance empirique65. Le déterminisme, fondement de la science, est exclusif de l’idée d’une volonté qui agirait en vue d’une fin. La notion de cause s’identifie depuis avec la connaissance des lois de nature. La finalité a fait une réapparition avec la biologie, mais elle est d’une nature particulière et accessible à l’expérience. Elle ne contredit donc pas le postulat cartésien66. La sociologie prend aussi en compte la finalité qui est introduite par l’homme dans son action dans le monde. La détermination des motifs de ses décisions est empiriquement possible, mais ne peut prétendre à la réalité. Elle repose sur l’interprétation et non sur une loi de nature67. On doit donc considérer que lorsqu’on constate qu’une expression de volonté extérieure à l’objet d’étude a joué un rôle dans la détermination de la causalité, celle-ci ne peut être considérée comme réaliste. 824. La volonté est apparue à maintes reprises comme un élément fondamental dans certaines relations juridiques de causalité. Il en est ainsi lorsqu’une relation de causalité est établie alors que la connaissance est seulement de l’ordre du possible ou du probable68, lorsqu’il existe des solutions en concurrence69. Il en est de même lorsque la causalité se trouve influencée par le simple jeu des règles de droit70. La recherche des fins du législateur ou du juge s’est manifestée dans leur élaboration. Tout appel à l’adaptation des règles dans le but d’atteindre la justice, qui n’est pas une donnée objective, est une négation de la possibilité de faire de la causalité une connaissance71. 64 Cf. supra n° 24 et s. Cf. supra n° 60. 66 Cf. supra n° 125. 67 Cf. supra n° 248. 68 Cf. supra n° 463 69 Cf. supra n° 731 70 Cf. supra n° 391 71 J. Ghestin, Les données positives du droit, RTD civ. 2002, p. 11, pense que le juge doit choisir parmi les diverses solutions acceptables celle qui convient à l’idée de justice et de morale. La distinction entre application des principes et création est de ce fait ténue. La justice suppose autant invention que respect des règles. La détermination des faits pertinents, dont dépend l’application de la règle, est soumise à une appréciation marquée par la subjectivité qu’imposent les valeurs sociales. 65 363 825. La volonté dans la détermination de la causalité exclut qu’elle puisse être dite réelle. Si elle n’est pas une relation existant dans la réalité elle ne peut être une relation de cause à effet. Aucune unité conceptuelle n’est possible entre causalité réaliste et non réaliste. La seule unité envisageable est celle de l’usage qui leur est imparti. 2) Une fonction commune 826. Si des définitions de la causalité juridique existent, soit en compréhension soit en extension, elles doivent avoir un élément commun. Les propriétés définies en compréhension doivent être présentes dans chacun des objets inclus en extension. Ils se séparent les uns des autres sur certains points sans pour autant contredire la définition compréhensive qui est la raison de leur inclusion sous un vocable commun. Or, il est impossible de recouper les deux catégories causales du point de vue de la matérialité de leur définition. Il est alors nécessaire de partir, non de la définition officielle - la causalité est une relation de cause à effet - que nous avons récusée, mais du divers recensé en extension. Une définition d’une autre nature se fait jour. La causalité juridique est une notion fonctionnelle et non conceptuelle. La causalité est réduite à sa fonction de liaison entre un fait et un dommage. C’est le seul élément constant. Cette liaison est considérée comme établie dans tous les cas où les critères construits ou acceptés par le droit sont constatés. 827. La causalité juridique se définit en compréhension comme la relation qui unit le fait d’une personne ou d’une chose et un dommage touchant un tiers et qui permet d’imputer à une personne une obligation de réparer. En extension il est possible de dresser la liste des formes qui juridiquement sont jugées comme réalisant cette liaison. Il existe deux champs pertinents : un champ réaliste et un champ non réaliste. Toutes ces formes sont réunies sous le terme de cause car elles sont équivalentes malgré leurs différences. Conclusion du chapitre I 828. Dans ce premier chapitre, une analyse prenant le terme de cause comme un signe a été entreprise. La linguistique distingue le signifiant, le signifié et le référent. 364 Le premier est la dénomination, le second le sens conceptuel du terme et le troisième est la désignation qui ouvre vers l’identification d’un objet extra-linguistique, le monde des univers. Il a été possible de réaliser une étude de la sémantique causale puis des univers référentiels de la causalité qui montrent une double unité de la notion. La première unité est sémantique, réduite au signifiant « cause ». La seconde est fonctionnelle. On a pu établir que la causalité ne pouvait être définie comme une relation de cause à effet car elle fait appel à une dualité d’univers de référence, réaliste et non réaliste. Si aucune unité matérielle n’est possible, elle ne peut être trouvée que dans une analyse de la fonction assumée par la causalité. La causalité lie des faits dans un but d’imputation. Chacune des formes recensées en extension est juridiquement considérée comme satisfaisant cette fonction de façon équivalente. 829. Si les critères satisfaisant une relation de causalité juridique ne sont pas liés à leur dénomination et ne désignent pas nécessairement une relation de cause à effet, il faut rendre compte de la façon dont ils sont déterminés. La causalité s’inscrit dans un univers de référence évolutif qui est celui de la responsabilité civile. Chapitre II) Un contenu dépendant des principes de la responsabilité 830. La compréhension de la causalité juridique ne peut se résumer à une enquête sur les mots et les choses. Elle nécessite de l’inscrire dans l’histoire de la responsabilité civile qui a subi des transformations majeures à partir du dernier quart du XIXe siècle. Les bouleversements des conceptions sociales, philosophiques, économiques qui ont présidé à ce mouvement, se sont traduits par des modifications d’ordre technique qui ont affecté la façon de concevoir la faute, la causalité et les rapports entre ces conditions. L’histoire des idées peut être considérée comme un univers de référence de la causalité qui la détermine et la soumet à la cohérence d’un système de responsabilité où elle s’intègre comme partie d’un tout. L’histoire rend compte de la construction de la notion qui, relativement simple à ses débuts, s’est complexifiée selon les exigences auxquelles elle a dû satisfaire. Deux périodes dans l’histoire de la responsabilité civile peuvent être envisagées pour la construction de la causalité : une première va de 1804 aux années 1880 (section I), une seconde lui fait suite et se prolonge jusqu’à nos jours (Section II). 365 Section I) La causalité et la responsabilité civile de 1804 à 1880 831. Les conditions de mise en jeu de la responsabilité civile sont le reflet des conceptions individualistes et libérales dominantes à cette époque : la responsabilité individuelle est un régulateur de conflit de liberté entre égaux (sous-section I). La causalité n’est pas une notion individualisée (sous-section II). Sous-section I) Une responsabilité individuelle réglant un conflit de liberté 832. La responsabilité issue du Code civil traduit de fortes conceptions sociales, philosophiques et anthropologiques qui s’inscrivent dans le cadre du droit naturel qui s’est développé au XVIIe et XVIIIe siècles (I). Seule la faute peut obliger à réparation (II). I) Un cadre naturaliste 833. Le droit, en s’appuyant sur une anthropologie issue des Lumières, met au cœur de l’homme la volonté, la raison et le sens moral72, au service de la liberté. Toute obligation juridique ne peut naître que de la volonté. Le contrat est l’expression parfaite de l’autonomie et de la rencontre de volontés libres. En cas de délit, le fait générateur est analysé comme étant la suite d’une décision émanant d’une telle volonté73. L’égalité individuelle face à la loi est proclamée, de façon formelle, à travers la Déclaration des droits de l’homme de 1789. En particulier certains articles vont servir de fondement au droit des obligations : tels sont les articles 1er74, 2d75, 4e76 et 17e77. Les inégalités réelles entre les hommes ne sont pas niées, mais sont, au contraire, jugées comme naturelles, inéluctables, ayant même un rôle moteur du progrès social78. Elles ne doivent donc pas être combattues à la légère. L’homme est 72 M.-A. Frison-Roche, volonté et obligation, Arch. Phil. Droit, Sirey, 2000, p. 131, n° 11. M.-A . Frison –Roche, art. précit., n° 15. 74 Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. 75 Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. 76 La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. 77 La propriété étant un droit inviolable et sacré (…). 78 E. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, GF 1990, pp. 74-77 : « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société (…). L’homme a un penchant à s’associer, mais il s’attend à trouver des résistances de tout côté. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le 73 366 libre et sa raison guidant sa volonté lui permet de jouer son rôle dans la société, d’y faire commerce avec d’autres égaux dans le respect de leur liberté, en acceptant les conséquences qui découlent de cette conception exigeante : vivre dans un monde dont la liberté ne peut se garantir que par l’insécurité afin de se conserver. Aussi les obligations mises à la charge d’une personne au profit d’une autre sont elles rares et en général volontaires. Selon J.-B. Say, « la société ne doit aucun secours, aucun moyen de subsistance à ses membres. En se réunissant par l’association, en lui apportant sa personne chacun est censé lui apporter ses moyens d’existence. Celui qui se présenterait à elle sans ressources serait obligé de les réclamer d’un autre membre de la même société ; celui-ci pourrait lui demander à connaître à quel titre on lui impose cette charge et il serait impossible de le lui montrer »79. La responsabilité est un titre éventuel à une obligation, mais elle s’applique en premier lieu à l’individu lui même avant de pouvoir éventuellement être invoquée à l’encontre d’un tiers. Tout ce qui arrive à une personne doit être mis à son compte comme sanction positive ou négative de son action et il doit en supporter les échecs comme les succès. On ne peut s’excuser en se prétendant l’effet de la malchance ou des autres mais il est impératif d’assumer ses actes et les maîtriser80. II) Le primat de la faute 834. La place et le rôle du droit dans un tel système tiennent dans une formule de la philosophie de Kant : « le droit est l’ensemble des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être uni à l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de liberté »81. La société civile préexiste à l’Etat. Elle naît par un contrat librement consenti qui doit conserver dans l’état civil les droits naturels82. L’Etat comme ordre de contrainte doit avoir un pouvoir limité du fait de la prépondérance et de l’antériorité de la société civile83. La perfection de l’administration est d’administrer peu84. La loi doit se limiter à la conservation de la société civile. L’attribution des porte à surmonter sa paresse (…). C’est alors que se développent tous les talents. Par cette voie un accord pathologiquement extorqué en vue de l’établissement de cette société peut se convertir en un tout moral. » 79 F. Ewald, Histoire de l’Etat providence, coll. Biblio-essais, Grasset 1996, p. 25. 80 F. Ewald, op. cit., p. 33. 81 E. Kant, Doctrine du droit, J. Vrin, 1971, p. 104. 82 J.-J. Rousseau, Le contrat social, GF-Flammarion, 1966, p. 51. 83 F. Ewald, op. cit., p. 22. 84 J. B. Say, cité par M. Garandeau, Le libéralisme, Garnier Flammarion, coll. Corpus, 1998, p.79. 367 maux et des biens est une règle de la nature dont il ne convient pas de troubler le jeu. Les forces naturelles s’équilibrent à condition de ne pas les entraver, en particulier par des règles juridiques trop nombreuses85. La réciprocité des libertés trouve sa limite dans le grand principe qui est de ne pas nuire à autrui. La liberté n’est sanctionnée et restreinte que lorsqu’elle est menaçante, dommageable pour autrui. L’interdit n’est pas premier mais réflexif par rapport à l’acte86. Il s’ensuit que le droit ne peut créer une obligation de secourir autrui sans porter atteinte à la liberté individuelle. Par contre, il peut intervenir et sanctionner les actes par lesquels un individu a porté atteinte à autrui, à sa liberté, en mésusant de la sienne. 835. Toutefois les obligations morales ont une place importante dans la société civile dont la régulation ne repose pas uniquement sur le droit. Elles sont laissées à la libre appréciation des individus. Aussi l’entraide, la solidarité qui prennent la forme de l’assistance charitable, ne sont jamais un droit des pauvres sur le patrimoine des riches, bien qu’elles soient encouragées et honorées87. La société vit sur un principe régissant l’association civile qui est fort simple : « personne ne peut se décharger sur un autre du poids de son existence, des coups du sort ou du malheur qu’il subit sauf au cas où ils auraient été causés par quelqu’un qui aurait enfreint la règle suprême de la coexistence des libertés ; ne pas nuire à autrui »88. La constatation d’une faute permet seule d’imposer une obligation juridique envers autrui. 836. La responsabilité est le régulateur de l’action humaine qui respecte le primat de la liberté et l’autonomie exigeante d’individus égaux. Une faute est nécessaire pour fonder une responsabilité mais une faute quelconque est suffisante pour cela89. Bertrand de Greuille affirme que « tout ce que celui qui a agi avec imprudence ou négligence a la droit d’exiger c’est qu’on ne sévisse pas contre sa personne, c’est 85 Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique – GF- Flammarion, 1990, p. 74 : « ce n’est que dans la société et plus précisément dans celle où on trouve le maximum de liberté, par la même un antagonisme général entre les membres qui la constituent, et où pourtant l’on rencontre le maximum de détermination et de garantie pour les limites de cette liberté, afin qu’elle soit compatible avec celle d’autrui ; ce n’est que dans une telle société que la nature peut réaliser son dessein suprême, c’est à dire le plein épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l’humanité. » 86 F. Ewald, op. cit., p. 30. 87 F. Ewald, op. cit., pp. 21 et 25. 88 F. Ewald, op. cit., p. 32. 89 H et L Mazeaud, A. Tunc, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t.1, Montchrestien 1965, 6 me éd., n° 44 . 368 qu’on lui conserve l’honneur, parce que les condamnations pénales ne peuvent atteindre que le crime et qu’il ne peut exister que là où l’intention de nuire est établie et reconnue. Mais ce n’est pas trop d’exiger de lui que de l’astreindre à quelques sacrifices pécuniaires pour l’entière indemnité de ce qu’il a fait souffrir par son peu de prudence ou son inattention » 90. A la séance du 16 plûviose, il précise que « partout où la loi aperçoit qu’un citoyen a éprouvé une perte, elle examine s’il a été possible à l’auteur de cette perte de ne pas la causer et si elle trouve en lui de la légèreté ou de l’imprudence, elle doit le condamner à la réparation du mal qu’il a fait91 ». La responsabilité rétablit ce qui n’aurait pas dû être en l’absence de faute car l’agissement fautif entrave le cours naturel des choses92 qui, sans être soumis à la providence, peut être géré par la raison et la bonne volonté des hommes. Dans une société libérale certains dommages sont inévitables sauf à faire disparaître le jeu de la concurrence des libertés et doivent être supportés par les victimes93. 837. La faute est la seule condition permettant d’imposer une obligation à un tiers et elle est appréciée avec restriction. La faute juridique, comme la faute morale, jette la réprobation sur celui qui est ainsi stigmatisé. La culpabilité, même civile, est infamante ce qui freine la possibilité de prise en charge de la victime quelle que soit la gravité du dommage subi. De plus, la responsabilité civile n’est pas assurable. Le droit ne prend en compte que l’acteur, non la victime. La faute nécessite la conscience et les enfants comme les déments ne peuvent être responsables. Leurs actes sont des coups du sort que chacun doit supporter94. Il en est de même des accidents qui ne sont pas liés à l’action de l’homme95 car ils font partie du lot de la vie96. 838. La causalité morale est la seule causalité juridique. Le point de départ de l’action dommageable est seul examiné, et celui-ci trouve sa source dans la volonté 90 Séance du 16 plûviose an XII, cité par H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., t.1, n°42 Ibid., n° 45. 92 J.-B. Say in M. Garandeau, op. cit., p. 80 : « Tels sont, les avantages qu’on peut retirer d’une saine connaissance en économie politique et par saine connaissance j’entends celles qui font connaître la vraie nature des chose et l’enchaînement des faits entre eux. » 93 F. Ewald, op. cit., p. 39. 94 Aubry et Rau, op. cit., t. 2, 2e éd., Bruxelles 1850, § 444 – M.-A. Sourdat, op. cit., t. 1, Paris 1852, n° 16. 95 Sauf les rares cas de responsabilité du fait des choses des article 1385 et 1386 qui sont alors limitatifs. 96 F. Ewald , op. cit., pp. 55 et 56. 91 369 de l’individu qu’il faut scruter. Tout délit comporte un élément volontaire : l’intention de commettre un fait dont on peut prévoir les possibles conséquences dommageables pour autrui97. Aussi ne peut on être tenu pour responsable d’un dommage même matériellement causé tant qu’on n’est pas en faute et il n’est pas vrai alors de dire qu’on a juridiquement causé ce dommage98. Tous les dommages qu’on ne peut rattacher à une faute sont des cas fortuits ou l’effet de la force majeure99. Sous-section II) La cause n’est pas une notion individualisée 839. Alors que dans les ouvrages et la jurisprudence actuels, la causalité occupe une place importante et qu’elle est envisagée comme une condition autonome de la responsabilité civile, il n’en est pas de même dans cette première période100. Sa place est réduite et il n’existe pas de principe général visant à en déterminer juridiquement le contenu. 840. Dans Aubry et Rau comme dans la jurisprudence Dalloz101, la responsabilité est exposée de la même façon et s’organise autour de la culpabilité. La cause n’est pas une condition individualisée et apparaît comme une question accessoire à l’intérieur de la catégorie des fautes. La jurisprudence Dalloz classe ainsi les différents cas de responsabilité civile : responsabilité de l’auteur d’un délit, responsabilité de l’auteur d’un quasi-délit, avec dans les quasi-délits des sous divisions pour chaque type de fautes involontaires (fait positif, imprudence, omission ou négligence), enfin, les régimes spéciaux (responsabilité de l’Etat, responsabilité du fait d’autrui). La présentation est sensiblement la même chez Aubry et Rau, exception faite des cas de responsabilité pour autrui qui sont rangés dans les quasi-délits. Bien entendu, il faut 97 M. J. Lassez, Evolution des idées en matière de responsabilité civile au XIXe siècle, Paris 1961, p.147 : la faute consiste dans l’intention de commettre un acte illicite ou dans la négligence qu’on a mis à ne pas en découvrir les conséquences ou les caractères. 98 M. Tesseire, op. cit., p. 197. 99 M. Tesseire, op. cit., pp. 198 et 199: le cas fortuit actuellement assimilé à la force majeure s’en distinguait au XIXe siècle. Le cas fortuit est un agissement personnel mais exempt de faute. Pour Tesseire il faut considérer que la vraie cause du cas fortuit est donc le hasard, la fatalité. 100 H. et L. Mazeaud, A. Tunc, op. cit., t.1, n° 45 - Poitiers 6 mars 1856, D.P. 1856, 2, 182 : « Le dommage causé à autrui ne peut être principe de responsabilité qu’autant qu’il provient d’un acte, d’une omission ou d’une faute de celui à qui on l’impute(…) ». 101 Jurisprudence Générale Dalloz, Tables 1845-1867, Paris 1867 - Jurisprudence Générale Dalloz, tables 1867-1877, Paris 1877 : V° Responsabilité – Aubry et Rau , op. cit., t.2, 2e éd., Bruxelles 1850 ; t. 3, 3e éd., Paris 1856. 370 que le dommage soit causé par le fait d’une personne. On parle de fait dommageable, qu’il faut entendre comme faute causale, et on peut dire que les deux notions sont liées102. Il est parfois rappelé, au titre de la preuve de la faute, que l’action en responsabilité n’est pas seulement subordonnée à la constatation d’une faute commise par le défendeur, mais encore à ce que celle-ci a été la cause du préjudice dont il est demandé réparation103. L’absence de faute, bien que le dommage soit causé par un tiers, n’entraîne aucune indemnisation à sa charge. 841. La causalité ne fait pas l’objet d’une définition générale, abstraite ou spécifique ce qui peut s’expliquer tant par le facteur limitant que représente la culpabilité, que par la simplicité des accidents104 auxquels les réponses données par une approche casuistique issue de l’ancien droit semblaient suffisantes105. Tout fait dommageable a sa source dans un fait de l’homme, y compris le fait des choses, et c’est à l’analyse de l’action humaine qu’il faut remonter. La causalité est centrée sur la matérialité des faits qui ne pose pas de problème et les solutions s’appuient sur des règles jurisprudentielles élaborées progressivement pour définir le contenu de la notion au cas par cas, pour en préciser les limites ou pour trancher dans des situations délicates et rares106. Si la causalité se limitait, initialement, à la constatation d’un contact entre le fait générateur et la lésion qui devait être tous deux corporels - l’action était directe - il a été progressivement admis que la causalité pouvait être reconnue même en l’absence de contact, pour des faits ayant une action indirecte. Lorsque deux faits différents peuvent être cause d’un même dommage, sans qu’il soit possible de trancher pour en déterminer l’auteur, deux solutions existaient : soit la solidarité entre tous les agents était reconnue, soit le fait du dernier d’entre eux était déclarée seule source du dommage, lorsque les circonstances s’échelonnaient sur le temps, à cause de son efficience supposée. La réflexion était plus avancée en ce qui concernait les limites de la responsabilité. 102 M. Tesseire, op. cit., pp. 197 et 198 . Jurisprudence générale Dalloz 1867-1877 : Civ. 19 août 1874, n° 201 : c’est la seule décision portant sur cette question sur plus de 500 affaires citées. 104 Accidents d’attelage, explosion de chaudière, dégâts du fait de animaux, rixes, écroulement d’immeubles… 105 O. Descamps, Les origines de la responsabilité pour faute personnelle dans le code civil de 1804, LGDJ, 2005, pp. 94 et s. 106 O. Descamps, op. cit., pp. 94 à 99 et pp. 347 à 352. 103 371 842. La responsabilité étant individuelle, la cause juridique devait être directe sauf dans les cas de responsabilité pour autrui légalement définis par l’article 1384 et les cas de responsabilité du fait des choses des articles 1385 et 1386. Lorsqu’un individu intervient, il ne peut être cause directe d’un dommage que dans la mesure où il est cause unique. Aussi les suites éloignées résultant nécessairement d’autres facteurs que sa seule action ne peuvent lui être causalement imputées. Dès qu’intervient un acte libre émanant d’un tiers, sa causalité cesse ; elle devient indirecte107. En matière contractuelle, le respect du principe d’autonomie de la volonté a des incidences sur la définition du caractère direct de la causalité. Son objet de référence n’est pas de même nature que dans la responsabilité délictuelle. La qualification renvoie à la prévisibilité, c’est-à-dire qu’il faut remonter à la source du contrat qui est la volonté des parties, problème inconnu dans le cas des délits et quasi-délits. Les parties doivent savoir à quoi elles s’engagent et les dommages réparables ne peuvent être que ceux qui ont pu être prévus lors du consentement à l’acte juridique sauf en cas de dol108. Il faut alors distinguer les dommages intrinsèques qui touchent la chose même objet du contrat et les dommages extrinsèques que le créancier a pu souffrir dans ses biens du fait de l’inexécution du contrat et qui sont des dommages personnels. L’équité impose de ne prendre en compte que les dommages intrinsèques qui sont seuls directs et immédiats. Tel est le sens des articles 1149 à 1151 du Code civil, et dommage direct signifie dommage prévisible. L’obligation de réparation est interprétée comme se rattachant à une clause tacite de la convention afin de respecter le principe de l’autonomie de la volonté109. 843. La détermination de la cause est une question de fait abandonnée à l’appréciation souveraine des juges du fond et la Cour de cassation ne contrôle pas la qualification durant trois quarts de siècle110. A ce stade initial, faute personnelle et causalité juridique sont liées car ce qui est pris en compte est le facteur qui initie un processus dommageable qui est toujours le fait d’une personne. Ce qui n’est pas fautif n’est donc pas causé et relève du hasard. Le fait de l’homme est apprécié de façon physique sans construction. 107 Conception de J. Domat analysée par O. Descamps, op. cit., p. 349. C. Demolombe, Cours de code Napoléon, t. XXIV, Paris 1872, n° 579. 109 C. Demolombe, op. cit., n° 578 et s. 110 G. Baudry-Lacantinerie, Traité théorique et pratique de droit civil, t. 3, partie 2, 1905, n° 2878, spéc. p. 1111. 108 372 Conclusion 844. La responsabilité dans cette phase a une forte connotation philosophique et politique issue du droit naturel. Il en résulte une grande cohérence car la faute, élément primordial, est à la fois une condition de la responsabilité et son fondement. La responsabilité assure de façon simple trois fonctions : la réparation, la prévention et la sanction. Elle permet la prévention du dommage par l’incitation à la maîtrise des actions et la réparation par l’indemnisation qui rétablit parfaitement la situation altérée par la faute111. La réparation est une sanction, car la responsabilité civile, pas plus que la responsabilité pénale, n’est assurable112. La responsabilité règle donc un conflit de libertés : nul ne peut utiliser le droit pour reporter sur autrui la charge de ce qui lui arrive sauf faute. La causalité n’est pas une condition individualisée, n’étant envisagée que comme un élément lié à la faute : le fait causal est le fait de l’homme qui initie fautivement un processus dommageable. Son contenu fait consensus. Il est casuistique et s’appuie sur des solutions nées dans l’ancien droit encore satisfaisantes eu égard à la simplicité des accidents et à la limitation de la responsabilité. Section II) La causalité et la responsabilité civile de 1880 à nos jours 845. Cette période comporte deux moments. De 1880 à 1898 la causalité émerge comme une condition autonome face à la faute, sans être repensée (sous-section I). De 1898 à nos jours se produit une métamorphose de la causalité qui devient l’objet d’une réflexion pour en définir le contenu (sous-section II). Sous-section I) L’émergence de la causalité : 1880 - 1898 La causalité va acquérir une nouvelle place (I) sous l’influence de la théorie du risque industriel (II). I) La nouvelle place de la causalité 111 La responsabilité pénale et la responsabilité civile ne sont pas assurables pendant la première moitié du XIXe siècle ce qui facilite la régulation sociale sans intervention étatique, uniquement par le jeu des acteurs de la société civile. 112 M. J. Lassez, op. cit., p. 149. 373 846. Le vocabulaire qui s’est enrichi de nouveaux termes issus de la science113 à la fin du XIXe siècle accompagne l’émergence de la causalité qui devient une condition autonome114 se séparant de la faute. Elle cesse d’être une notion de fait pour devenir une notion de droit sur laquelle la Cour de cassation exerce son contrôle. 847. L’individualisation de la notion se fait progressivement. Elle se situe d’abord à l’intérieur de la catégorie « faute » avant d’aboutir à en faire une condition autonome de la responsabilité civile. Dans la jurisprudence Dalloz de 1908115, un paragraphe relatif aux conditions générales de la responsabilité de l’auteur d’un quasi-délit, rappelle que la détermination de la relation entre la faute et le dommage est une condition dont la preuve doit aussi être rapportée et qu’elle doit être directe. La causalité devient une condition autonome dans le cadre de la responsabilité du fait des choses inanimées qui commence à être consacrée indépendamment de toute faute. Cette présentation persistera sans changement pendant encore vingt ans. L’individualisation complète de la causalité aboutissant à la reconnaissance que trois conditions sont nécessaires pour établir la responsabilité d’une personne, apparaît dans les tables de la jurisprudence Dalloz pour les années 1927-1931 dans le §2 de la section 2, qui est consacrée à la responsabilité de l’auteur d’un quasi délit116. Sont envisagés séparément la faute, le préjudice et enfin la relation entre faute et préjudice qui, dans un arrêt, est dite relation de cause à effet117. En 1924, Demogue, dans son traité, fait aussi de la causalité une condition autonome118 et une présentation des conditions de la responsabilité civile qui deviendra canonique, se met en place. Elle ne fait pas encore l’unanimité, puisque Bartin, en 1920, reste encore fidèle à la présentation du siècle précédent119. 848. La causalité fait aussi l’objet d’une réflexion théorique relative à la possibilité de la déterminer comme dans les sciences120. Cette approche, née en Europe au 113 Cf. supra n° 814 et s. R. Rodière, La responsabilité civile, Rousseau 1952, n° 1613, conteste encore la légitimité d’une telle autonomisation qui lui semble factice. 115 Jurisprudence générale Dalloz, tables 1897-1907, Paris 1908, sect. I, article 1. et sect. 6, art. 1. 116 Jurisprudence Dalloz 1932, V° Responsabilité. 117 Paris, 5 décembre 1924 : Jurisprudence Dalloz 1932, op. cit., n° 68. 118 R. Demogue, Traité des obligations en général, t. IV, op . précit., n° 366 et s. - R. Rodière, Traité de la responsabilité civile, op. cit., Ch. IX, (Du lien de causalité). 119 Aubry et Rau, op. cit., t. VI, 5eme éd., par E. Bartin, Paris 1920, pp. 327 à 432. 120 R. Demogue, op. cit., n° 3666. 114 374 milieu du XIXe siècle, devient un sujet d’intérêt en France après 1905121 mais reste cantonnée à la doctrine. La Cour de cassation commence alors à contrôler la qualification de la causalité de façon assez irrégulière122 avant qu’elle ne devienne une question de droit constamment soumise à son contrôle123. De nouvelles conceptions de la causalité ne prendront place en jurisprudence qu’avec le contentieux relatif aux faits des choses à la fin des années vingt124. A partir des années trente, la place et le contenu de la causalité font partie des préoccupations de la doctrine et de la pratique des juges, mais le vocabulaire ne se modifiera plus. II) Sa source : la théorie du risque industriel 849. C’est dans le domaine des accidents de travail que se situe le point de départ de la révolution qui en matière de responsabilité civile débute vers 1880125. On voit alors se multiplier les accidents et leur aggravation. Ils sont plus complexes et touchent plus de personnes. La technique est encore mal maîtrisée et le développement industriel est mené de manière intensive sans attention pour les ouvriers. Il faudra un combat législatif d’environ vingt ans pour qu’une loi sur les accidents du travail voit le jour en 1898126. 121 R. Demogue, Bibliographie des ouvrages sur le droit civil, RTD civ., 1905, p. 108 : « Il serait désirable que l’attention du public français fût particulièrement attiré sur l’étude de Mr Guex, la relation de cause à effet dans les obligations extra contractuelles, (Lausanne, 1904,) - R. Demogue, Quand y-a-t-il relation de cause à effet entre un acte et le préjudice causé ?, RTD civ. 1906, p. 157 P. Marteau, op. cit., p. 167, : cette thèse de 1914 est le premier ouvrage en France d’une certaine ampleur sur la question. Il rappelle que la question est de pur fait. La Cour de cassation exerce, dès la fin du XIX e siècle, un contrôle de motivation et peut sanctionner les juges du fond pour défaut de base légale. Les théories qui font l’objet de cet ouvrage sont proposées pour l’interprétation du droit par la doctrine. L’auteur considère que c’est la théorie de l’équivalence qui rend le mieux compte de la jurisprudence des tribunaux de son époque, mais ne prétend pas qu’elle soit utilisée par les magistrats. 122 R. Demogue, L’existence d’une relation causale est-elle un point de droit ? RTD civ. 1922, p. 629. 123 J. Boré et L Boré, La cassation en matière civile, Dalloz-Action, 2003, n° 67.156 : La chambre civile a été favorable au contrôle de qualification dès 1895, alors que la chambre des requêtes y était hostile. L’opposition a pris fin en 1941. Depuis le contrôle ne se discute plus mais son intensité est variable d’une chambre à l’autre. 124 Cf. supra n° 631. 125 G. Viney, Introduction à la responsabilité civile, LGDJ, 1996, n° 17. 126 J.-B. Duvergier, Lois, décrets et avis du Conseil d’Etat, Paris 1898, T 98, p 133 et s. Le premier projet d’une loi sur les accidents de travail avait été déposé par le député Martin Nadaud le 29 mai 1880. Une quinzaine de projets, tous ajournés, lui avaient fait suite. 375 850. La notion de risque professionnel avait été définie vers 1880 par E. Cheysson127. Pour lui le risque professionnel « est le risque afférent à une profession déterminée, indépendamment de la faute des patrons et des ouvriers. Malgré les précautions prises il se produira des accidents sans que la plupart résultent d’une faute. Du moment que l’industrie entraîne des risques inévitables l’ouvrier ne doit, ni ne peut les supporter (…). Quand le terrassier travaille avec sa pioche, le bûcheron avec sa hache, l’outil dans ses mains n’est que le prolongement de ses organes et l’on peut admettre à la rigueur qu’il en soit responsable. Mais combien est autre son rôle visà -vis d’un haut-fourneau, d’une chaudière, d’un laminoir, de ces métaux en fusion, de ces appareils formidables, de ces forces irrésistibles dont le moindre attouchement est mortel. L’ouvrier n’a plus le choix de ses outils, il les subit. C’est au maître qui les lui impose qu’incombe la responsabilité de la machine qui tue, de la machine qui blesse : la machine est sienne, n’en doit-il pas répondre au même titre qu’il entretient ses machines en faisant entrer le risque professionnel dans le prix de revient ».128 851. Saleilles et Josserand ont poursuivi, au plan juridique, la construction du risque professionnel129. Le risque est alors synonyme d’accident inévitable. Il y a un tant pour cent de ces accidents qu’il faut accepter comme rançon de la modernité. La responsabilité ne peut donc avoir pour but la régulation sociale par la prévention comme par le passé, mais seulement le rétablissement d’un équilibre économique qui est injustement rompu. Il ne s’agit plus d’un conflit de libertés. Il est donc inutile de rechercher des fautes là où il n’y en pas et de limiter la réparation aux cas fautifs. La machine asservit l’homme et le menace en permanence : machines qui explosent, galerie de mine qui s’effondre ou engrenage qui broie un membre. L’accident devient anonyme, non les victimes qui subissent autant la machine que des conditions de travail qui augmentent le risque d’accidents. Une manufacture, dit-on à cette époque 127 M-C. Prémont, François Gény et les enjeux de la responsabilité civile, in F. Gény, mythe et réalités, sous la direction de C. Thomasset , J. Vanderlinden et Ph. Jestaz, Dalloz- Bruylant 2000, p.122 . 128 E. Cheysson, L’assurance des ouvriers contre les accidents, Le journal des économistes, 1888, p. 429. 129 R. Saleilles, Le risque professionnel dans le code civil, La réforme sociale, 1898, pp 634 et s.- L. Josserand, La responsabilité du fait des choses, Paris 1897. 376 en Angleterre, sert à fabriquer deux articles : du coton et des pauvres130. Celui qui tire profit d’une activité doit en assumer les risques. 852. Face aux accidents, l’ouvrier est soumis aux exigences de droit commun. Il doit prouver la faute de l’employeur et sa propre faute peut lui être opposée. Ainsi, seuls 20% des ouvriers sont pleinement indemnisés131. Le Code civil est inadapté à l’évolution des dommages dans une société moderne, industrialisée. Le primat de la faute, reflétant une conception individualiste de la responsabilité civile, est dépassé, ou du moins ne peut être son seul fondement, d’autant qu’une socialisation de l’indemnisation voit le jour. Dès cette époque, des assurances existent, mais elles protègent davantage l’employeur que l’ouvrier. Les compagnies font fréquemment usage des techniques dilatoires pour obliger la victime à accepter une transaction avantageuse pour elles132. L’allocation a un caractère de libéralité, non d’indemnisation. Elle est laissée au libre arbitre de l’employeur, sans recours possible devant un tribunal133. 853. Plusieurs tentatives vont être faîtes pour améliorer la situation des ouvriers et de leurs familles en utilisant les possibilités de la technique juridique sans encore toucher à la responsabilité civile délictuelle. Ainsi Sauzet avait-il eu l’idée de faire jouer la responsabilité contractuelle 134 : le patron, par le contrat de louage de service, s’est obligé à prendre toutes les mesures de protection de la vie et de la santé de l’ouvrier. Il est alors possible de s’appuyer sur la responsabilité contractuelle du patron, en cas d’accident, pour inexécution de ses obligations. Sainctelette introduira la notion de garantie : pour lui la sanction de l’inexécution contractuelle est issue de l’idée de garantie et non de responsabilité et doit être réservée à la violation des obligations légales, en prenant appui sur les articles 1625 et 1641 du Code civil. Ces constructions n’ont pas eu de succès durable. 130 M-C. Prémon, art. cit., p. 107. M. Bellom , Etude d’une loi sur les accidents du travail en France, La réforme sociale , 1897, p. 614, cité par M.-C. Prémont , art. cit. p. 112. 132 M. Sauzet Situation des ouvriers dans l’assurance –accidents collective contractée par le patron, Revue critique de droit et de législation, 1886, p. 362 et s. 133 M.-C. Prémont, art.cit., p. 116. 134 M. Sauzet, De la responsabilité des patrons vis à vis des ouvriers dans les accidents industriels, Revue critique de législation et de jurisprudence, 1883, pp. 596 et s. 131 377 854. C’est du droit administratif qu’est venue la première grande entorse aux sacrosaints principes de la responsabilité civile dans l’arrêt Cames du Conseil d’Etat du 21 juin 1895135. Il s’agissait d’un accident survenu à un ouvrier de l’arsenal de Tarbes occupé à forger une pièce métallique au marteau-pilon et qui avait été blessé par un éclat de métal à la main gauche qui s’atrophia. Une indemnité avait été accordée à titre de libéralité par le ministre de la guerre. Le blessé demanda au Conseil d’Etat de lui allouer une somme plus élevée, ce que contestait le ministre, au nom des principes de la responsabilité en vigueur devant les tribunaux judiciaires. Cependant depuis l’arrêt Blanco136, le Conseil d’Etat considérait que la responsabilité administrative ne s’alignait pas nécessairement sur le droit commun. La demande du ministre est rejetée, selon l’arrêt en considérant « qu’il résulte de l’instruction qu’aucune faute ne peut être reprochée au sieur Cames, et que l’accident n’est imputable ni à la négligence, ni à l’imprudence de cet ouvrier ; que dans les circonstances où l’accident s’est produit, le ministre de la guerre n’est pas fondé à soutenir que l’Etat n’a encouru aucune responsabilité (…) ». Il s’agit, non d’une remise en question du droit privé, mais d’un refus de l’appliquer à un contentieux de droit administratif en se basant sur la notion de service public. Pour la première fois, il y a consécration d’une responsabilité sans faute. 855. En 1896, la théorie du risque sera acceptée devant les tribunaux civils par l’arrêt Teffaine137. A la suite à l’explosion de la chaudière d’un bateau le patron est considéré comme responsable de l’accident mortel survenu à un matelot bien que le vice de construction ne puisse lui être imputé à faute. La théorie du risque sert essentiellement à détrôner la faute dans le cadre de l’activité professionnelle. Le regard du juriste ne se porte plus sur l’analyse du fait qui initie un processus dommageable mais se limite à la fin de la chaîne causale, sur la relation entre le fait de la chose et le dommage. 856. Un double régime de responsabilité se fait jour. D’une part, un régime de droit commun basé sur la faute. D’autre part, un régime pour risque qui est limité aux 135 D. De Béchillon, Genèse et structure de la responsabilité sans faute de l’Etat en droit administratif français, in, T. Kirat (sous la direction de) Les mondes du droit de la responsabilité, op. cit., p. 21 – M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 2003, 14e éd., n° 6. 136 M. Long et alii, Les grands arrêts, op. cit., n° 1. 137 R. Saleilles, note D.P, 1897, 1, 433. 378 accidents relevant de la responsabilité industrielle. Dans ce dernier cas s’agit-il d’une responsabilité stricto sensu ? La faute est à la fois le fondement et une condition de la responsabilité alors que le risque n’en est pas une condition, mais uniquement le fondement d’un régime particulier et dérogatoire. Le risque étant un évènement inévitable, sa réalisation ne peut faire naître d’obligation faute de s’appuyer sur aucune condition juridique créant à la charge d’une personne une telle charge. Le risque justifie la reconnaissance d’une obligation légale ou jurisprudentielle138. Il y a là un retour vers la dualité de signification du terme de responsable139. Celui-ci renvoie à un terme romain, sponsio, qui désigne une institution archaïque, dans laquelle le sponsor est un débiteur qui s’engage à une prestation. Le responsor est celui qui s’engage à répondre de la dette principale d’autrui. La responsabilité se rattache alors à l’idée de garantie, d’obligation et non de faute. Mais toute obligation de répondre de quelque chose, par exemple d’un dommage, ne naît pas seulement d’une déclaration de volonté. La justice, la recherche de l’équilibre, imposent une correction à certaines situations, car le dommage est perçu comme une perturbation objective d’un ordre qu’il faut rétablir140. Le responsable a la charge de ce rétablissement sans qu’aucun jugement moral ne soit porté sur son action. 857. La loi de 1898 va entériner les éléments principaux de la doctrine141 en reconnaissant l’institution du risque professionnel. Elle met à la charge du chef d’industrie la responsabilité des accidents survenus aux ouvriers par le fait ou à l’occasion du travail, de plein droit sans discussion ni contestation possible sur les circonstances de celui-ci. Il s’agit donc de prendre en compte la cause réelle de l’accident et non d’en faire un concept juridique142. C’est bien parce qu’il s’agit d’imputer à une personne une responsabilité sans faute qu’il faut nécessairement, pour la justifier, s’appuyer sur une causalité indubitable et limitée à certains 138 L. Josserand, op. cit., p. 53. M. Villey, Esquisse historique sur le mot responsable, Arch. Phil. droit, 1977, pp. 45 et s. 140 M. Villey, art. précit., p. 49. 141 Recueil JB. Duvergier, op. précit., p. 134. 142 L. Josserand, op. cit., : la nature réaliste de la relation de cause à effet est soulignée à plusieurs reprises, p. 53: « Lorsqu’un dommage est causé véritablement par notre chose(…) » ; p. 120 : « Il (le patron) n’est tenu de réparer que les dommages qui ont été véritablement causés par sa chose, qui sont avec elles dans un rapport exact d’effet à cause » ; en parlant de la force majeure, p. 123 : « le dommage n’a pas été vraiment causé par la chose (…) ». - P. Japy, La relation de cause à effet dans les accidents de travail, Editions internationales, 1933, p. 11 : « La relation est tellement étroite entre accident et dommage qu’elle semble établie par les faits ». 139 379 domaines. La causalité des accidents industriels est simple143 et ne fait pas l’objet d’une élaboration particulière. Le responsable est lié à la chose parce qu’il en tire profit ou qu’il créée un risque144, non en fonction de son rôle sur l’entretien ou la surveillance de la machine. La chose est libérée de l’emprise de l’homme. C’est pourquoi la causalité, comme fait causal de la chose, devient une condition séparée de la faute, comme fait causal fautif de l’homme. Conclusion 858. Au cours de la période allant de 1880 à 1898, la causalité est venue au devant de la scène juridique pour répondre aux nécessités du monde industriel afin d’améliorer la prise en charge des ouvriers victimes d’accidents professionnels. Son émergence a été possible par un bouleversement considérable des idées. Le domaine de cette révolution est toutefois limité. C’est l’idée de risque qui a servi de fondement à cette évolution. Il est considéré comme ayant la nature d’un aléa, d’un événement inéluctable et normal. C’est pourquoi sa prise en charge ne peut prendre place dans une responsabilité pour faute puisqu’elle n’existe pas. L’activité industrielle est nécessairement à risque comme le montrent les statistiques. La responsabilité est considérée comme légale et la réparation forfaitaire. Toutefois, la causalité qui devient une condition individualisée, demeure sans changement dans la façon dont elle est déterminée. La cause juridique est la cause réelle de l’accident, au demeurant d’une grande simplicité de preuve, contrairement à la faute qui est écartée. L’idée que la causalité est une notion simple, factuelle, ne va pas durer et la détermination d’un contenu juridique va être l’objet de l’étape suivante. Sous-section II) La métamorphose de la causalité de 1898 à nos jours Nous rappellerons les sources de l’évolution de la responsabilité (I) avant de voir les raisons qui ont fait que la causalité est devenue une notion complexe et problématique (II). I) Les sources de l’évolution 143 L. Josserand, op. cit., p. 53 : « Le demandeur en indemnité n’a donc à administrer qu’une preuve généralement toute faite, celle d’in rapport de causalité( …) » ; p. 67 : « Notre théorie se contente d’un rapport de cause à effet entre la chose et le dommage. » 144 L. Josserand, op. cit., p.80. 380 859. Deux éléments de nature différente vont expliquer cette nouvelle phase d’évolution. Il s’agit de la formation d’un projet de droit scientifique (1) et du développement de l’assurance qui marque le déclin de la responsabilité individuelle (2). 1) Le projet d’un droit scientifique 860. L’introduction d’un vocabulaire scientifique à la fin du XIXe siècle traduit l’ouverture du droit aux idées positivistes développées par Auguste Comte ainsi qu’à celles de l’école historique. Deux conceptions de la scientificité du droit sont en présence, en opposition théorique sur la place de la loi dans leurs systèmes, mais elles aboutissent à des conclusions pratiques assez proches145. L’école historique de Savigny146 a les faveurs de Saleilles qui considère que la méthode historique est la méthode scientifique par excellence. Elle implique fidélité au texte du Code civil sous réserve de son interprétation en fonction de l’histoire147. Gény prône au contraire une limitation de la loi comme source unique du droit, en se refusant à admettre que son interprétation soit la seule possibilité de faire évoluer le droit. Malgré ces différences, ces deux courants de pensée convergent sur des points essentiels : la conception même du droit qui doit être élevé à la dignité de science, sa soumission à la loi générale d’évolution qui implique une critique des conceptions qui ont prévalu dans la rédaction du Code civil et la place prépondérante de la jurisprudence comme source de l’actualisation du droit. 861. Le positivisme issu de la philosophie de Comte repose avant tout sur une question de méthode applicable à toutes les disciplines auxquelles elle confère la dignité de science. Il n’y a de science qu’empirique, quel que soit l’objet des recherches envisagées car il s’agit de partir de faits afin de percer les lois de nature, qu’elles soient physiques ou sociales, la sociologie étant une physique sociale148. Cette conception influence les juristes de la fin du XIXe siècle qui vont s’appuyer sur ses principes pour bouleverser conceptuellement le droit par rapport à ce qu’il était 145 C. Jamin, François Gény, d’un siècle à l’autre, in F. Geny mythe et réalité, op. cit., p. 10. R. Saleilles, Le code civil et la méthode historique, Livre du centenaire du code civil, Paris 1904, p.97 - B. Frydman, Le projet scientifique de François Gény, in F. Gény , mythe et réalité, op. cit., p.213. 147 R. Saleilles, art. précit., p. 100. 148 Cf. supra n° 226. 146 381 dans la période antérieure. La notion de droit positif apparaît alors et marque une révolution qui ne s’impose pas sans difficulté, puisque le terme « positif » doit être justifié par Josserand dans la préface de son « Cours de droit civil positif français »149. Ce qualificatif peut provoquer « étonnement et curiosité » tant il semble étranger au monde du droit traditionnel. Il est justifié par l’objet du traité, qui n’est plus l’étude du Code civil ou des principes du droit, mais la jurisprudence définie comme le « droit qui se réalise ». Le but de l’ouvrage est de « faire de la science et non du roman ». Le jugement sur les conceptions juridiques anciennes est donc particulièrement dur. Le droit issu de la jurisprudence est « une réalité vivante et non une abstraction » et il peut donc être un objet de connaissance positive. Le positivisme juridique est une critique radicale du droit qui se double d’un projet de sa reconstruction. 862. Le droit positiviste récuse la suprématie de la loi et les principes du droit naturel sur lesquels le Code civil a été bâti. Il se pose comme l’antithèse de ce droit, abstrait, universel, figé dans la loi, immuable150, fondé sur une nature de l’homme conçue rationnellement, hors de tout contexte, et donc éternelle. Si le droit naturel avait libéré l’homme de l’autorité de Dieu pour le reconstruire autour de la liberté et de l’égalité abstraite, le droit positif le détache de toutes les conceptions spéculatives pour le faire rentrer dans la catégorie des faits ouverts à une connaissance empirique151. L’individu, alpha et oméga du droit naturel est une chimère dont on ne devrait tirer aucun principe de législation. C’est de la société qu’il faut partir en accord avec l’approche concrète qu’impose la sociologie naissante au droit comme à toute autre science humaine. Le droit est issu de la conscience collective qui se substitue et s’impose aux volontés individuelles et non l’inverse. Il est, en tant que fait social par excellence, régi par la grande loi de l’évolution152 qui implique qu’il ne puisse être pensé comme immuable. Double révolution donc, l’une relative à la définition de la source du droit, l’autre à la façon de le déterminer. La valeur de la loi 149 L. Josserand, Cours de droit civil positif français, t. 1, Sirey 1938, 3e éd. Préface, p. 1. L. Josserand, ibid., p. 5. 151 M.-J. Lassez, op. cit., p. 179. 152 L. Josserand, La responsabilité du fait des choses, op. cit., p. 127 « Il n’est pas de notion juridique immuable et la loi de l’évolution régit souverainement le monde juridique comme le monde matériel. » 150 382 devient relative. La règle doit venir de la société et non du législateur, du groupe humain auquel elle s’applique et non de principes abstraits153. 863. Si le droit ne se confond plus avec la règle trop abstraite que façonne le législateur, la loi sociale, bien que formée naturellement, a besoin d’un organe d’expression car elle ne peut se concrétiser sans aide. Cet organe est le juge dont la mission est renouvelée154. La critique positiviste marque la fin de la période de l’exégèse qui régnait jusqu’alors155 . Dans la méthode exégétique, le travail de l’interprète était textuel, abstrait et philologique loin des considérations concrètes156. Gény ne renie pas l’exégèse mais en refuse l’artificialité au delà d’une certaine limite. Autant il est légitime de s’en tenir au texte quand il y a une possibilité d’interprétation, autant ce travail est stérile lorsque les textes sont lacunaires, soit ab initio soit parce que de nouveaux problèmes ont surgi. On ne peut interpréter ce qui n’est pas prévu, et, s’il y a une place pour l’interprétation, il doit y avoir aussi un espace pour une autre méthode que l’exégèse157, chacune ayant leur domaine. Le droit doit donc évoluer et seule la jurisprudence peut accomplir cette tâche. Il faut renouveler la méthode jurisprudentielle car, l’ayant libéré de l’autorité de la loi, il est nécessaire de lui donner des bases sûres et nouvelles158. Tel est l’objet de la libre recherche scientifique qui est proposée au juge. 864. La recherche est libre car elle n’est soumise à aucune autorité, elle est scientifique parce qu’elle abandonne la seule interprétation des textes pour une investigation directe du réel159. Le droit peut être considéré comme une branche de la sociologie et le juriste est à cet égard un scientifique160. Il est nécessaire de rompre avec l’héritage du Code civil et les principes qui l’ont fondé : égalitarisme en droit 153 L. Josserand, Cours de droit civil, op. cit., p. 2. F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, t. 1, LGDJ 1932, p. 287. 155 Saleilles, qui a préfacé l’ouvrage de Gény en 1899, et Josserand appartiennent à ce courant. L. Josserand Les transports, A. Rousseau 1926, n° 870, énonce que « Dans une législation scientifiquement établie, la responsabilité n’est ni contractuelle, nie délictuelle, elle est légale ». 156 F. Gény, Méthode d’interprétation, op. cit., introduction par R. Saleilles, p. XVIII. 157 F. Gény, Méthode, op. cit., t. I, p 275 - B. Frydman, Le projet scientifique de François Gény, in François Gény, mythe et réalité, op. cit., p. 213, n° 3. 158 F. Gény, Méthode, op. cit., t.2 , p 74 et s. 159 B. Frydman, art. précit,, p.214. 160 F. Gény, Méthode, op. cit., t. 2, pp. 78, et 84. 154 383 mais non en fait, protection de la propriété161 et individualisme. Ils doivent être combattus comme faux, au nom de la grande loi de solidarité qui régit la société comme tout organisme complexe162 comme la biologie l’a montré163. Le droit doit donc cesser d’être scolastique pour devenir une science qui recherche les lois des faits sociaux164. Il est nécessaire d’accéder à la connaissance de la nature des choses165. La connaissance de la réalité sociale se fait jour dans la jurisprudence qui est en contact avec les réalités et son étude permet de connaître la règle qui s’en induit166. Le droit est donc mouvant à tel point qu’il est parfois difficile d’être « au courant du dernier état de la règle sociale obligatoire 167». Le droit ne se confond pas avec la légalité mais la jurisprudence peut ouvrir la voie et précéder le travail du législateur sans l’attendre168. Toute référence aux valeurs, sans lesquels il n’y aurait pas de justice, n’est pas rejetée, et le juge doit trouver un équilibre entre les réalités changeantes et les principes moraux pour donner une solution juste à la pesée des intérêts169. Ces principes sont aussi des données qui émanent de l’état social, moral et économique de la société : il existe un juste objectif170. La méthode positive s’applique donc entièrement au droit qui participe à la construction de la réalité sociale171. 865. L’empreinte de la science marque aussi la notion de cause qui est remplacée par celle de causalité, tributaire des conceptions scientifiques, garante d’une solution juste dans une législation scientifique172. Si le bien social exige la répartition de la charge des risques, il ne peut être question de le faire arbitrairement. C’est dans ce but que la connaissance scientifique des causes vient au premier plan. Adjoindre 161 A. Tissier, Le code civil et les classes ouvrières, Livre du centenaire du Code civils, Paris 1904, p. 79. 162 F. Gény, op. cit., t. 1, p. 89. 163 F. Gény, Science et technique, en droit privé positif, Sirey 1914, t. 1, p. 6, fait référence aux travaux de Cl. Bernard. – L’importance de l’organicisme dans la pensée juridique est soulignée par Ch. Jamin , L’oubli et la science, RTD civ. 1994, pp. 819 et s. 164 F. Gény, Science et technique, op. cit., t.1, p. 1. 165 F. Gény, Méthode, op. cit., t.2, p. 92. 166 F. Gény, Science et technique, op. cit., t. 1, p. 51. 167 L. Josserand, Cours de droit civil positif, op. cit., préface. 168 F. Gény, Méthode, op., cit., t. 2, p. 83. 169 L. Josserand, Cours de droit civil positif, op. cit., p. 9. 170 F. Gény, Science et technique, op. cit., Sirey 1924, t. IV, p. 147. 171 R. Saleilles, préface de la première édition de l’œuvre de F. Gény, Méthode d’interprétation et source du droit privé positif, LGDJ , 1899. 172 L. Josserand, Responsabilité du fait des choses, op. cit., p. 53 : « lorsqu’un dommage est causé véritablement par notre chose » : chacun est responsable objectivement de ce qu’il a causé dans les limite de ce qu’il a causé. La justice est dans la nature des faits sociaux. 384 causalité au vocabulaire du droit de la responsabilité c’est affirmer que la démarche juridique, en donnant une nouvelle place à la question causale, l’enserre dans le cercle des véritables causes. Le scientisme ambiant ne doute pas de la possibilité de les déterminer avec autant de simplicité que ce fut le cas lors de l’explosion d’une machine. La théorie du risque dans cette version initiale est limitée aux risques de l’industrie173 et aux dommages qu’elle cause et qu’il est possible de connaître174. La causalité scientifique est l’instrument technique qui convient à l’exigence sociale qui a détrôné la faute. 866. Des échanges fructueux ont lieu au sein de la communauté scientifique élargie à toutes les disciplines qui se réclament du positivisme et le droit en fait partie. La recherche des relations de cause à effet est au cœur de toutes les réflexions positivistes et des concordances se réalisent qui tendent à leur donner une expression commune. L’importance de Stuart Mill a été signalée, dans la promotion de la théorie de l’équivalence des conditions. Il faut rappeler qu’il a été un disciple de Comte dont il a propagé les idées, avant de s’en séparer lorsque ce dernier évoluera vers une métaphysique religieuse incompatible avec le positivisme. La causalité adéquate telle que définie en droit est formulée à peu près dans les mêmes termes par M. Weber dans ses études tant sociologiques qu’historiques175. 867. Pour le juriste, une césure entre le monde des spéculations hasardeuses, métaphysiques, et le domaine de l’empirisme existe comme dans les sciences. Le premier est le lieu où le philosophe se fixe comme tache de déterminer les causes premières, tandis que le second est celui du savant qui se contente de ce qui est accessible dans l’expérience. Le changement des mots, le remplacement de cause par relation de cause à effet ou lien de causalité est l’expression de cet alignement des modes de pensée. Comme pour les initiateurs de la science, le langage des causes et celui de la relation de cause à effet sont en contradiction. Les causes sont inaccessibles et seules les relations de causalité sont observables. Le lien de causalité 173 R. Saleilles, Le risque professionnel dans le code civil, op. cit., p. 644 : « La responsabilité purement objective (...) est fondée sur le seul fait de l’accident et d’un rapport de causalité industrielle entre le malheur et la direction patronale. » 174 R. Saleilles, Le risque professionnel dans le code civil, op. cit., p.654. 175 M. Weber, Economie et société, t.1, Press-pocket, Plon 1995, p. 38- G. Schamps , La mise en danger, un concept fondateur d’un principe général de responsabilité civile, Bruylant-LGDJ, 1998, n° 31. 385 se donne à voir très simplement dans les accidents industriels et la faute relevant de la recherche des causes premières – en tant qu’explication absolue de la production du dommage - est donc rejetée du champ du droit176. « Causer » a une signification toute matérielle177 et la détermination de la faute appartient au monde révolu de la métaphysique. 868. Malheureusement, l’ambitieux projet scientifique n’a pas abouti à constituer le droit en une activité permettant une connaissance de la réalité sociale178 et la méthode de Gény se rattache plus au droit naturel qu’à la science179. Le terme de science est pluriel et s’il y a eu convergence entre certains postulats de la science et du droit, ce n’est que sur le refus de l’abstraction, de l’autorité et des déductions pures. L’objet même de leur recherche ne se confond pas. Le droit cherche dans les faits ce qu’est la conception sociale du juste et s’ouvre à la science lorsqu’elle permet d’atteindre ce but. Toutefois, et cet apport est peut être le plus important, la jurisprudence a été affranchie des contraintes de la loi grâce à la reconnaissance d’une marge d’action pour le juge contrôlée par la Cour de cassation180. La méthode de Gény est un programme pour l’activité du juge plus qu’une méthode scientifique. Le poids de la doctrine s’est affirmé dans ce combat afin d’orienter le droit et la Revue trimestrielle de droit civil est créée à cette fin en 1902181. Le rôle de la doctrine dans le développement de la responsabilité civile est considérable182. La liberté de l’interprète, corollaire d’un droit évolutif à l’écoute de la réalité sociale, va 176 L. Josserand, Responsabilité du fait des choses, op. cit., pp. 17 et 59. Angers 18 juin 1875 : « La négligence des employés de la Compagnie, n’a pas été la vraie cause du dommage lequel est surtout imputable à l’imprudence de la partie lésée « Jurisprudence générale, Tables 1867-1877, n° 16. 178 E . Serverin, L’actualité de François Gény du point de vue de la méthode, in F. Gény, Mythe et réalité, op. cit., p. 363. 179 Cl. Thomasset, R. Laperrière, François Gény , la libre recherché scientifique et la nature des choses, in F. Gény, mythe et réalité, op. cit., p. 251. 180 L. Josserand, Comment les textes de loi changent de valeur au grès des phénomènes économiques, Etudes de droit civil à la mémoire de H. Capitant, Duchemin réédition 1977, p. 369 : « On s’est passé pour atteindre le but, de l’intervention du législateur (…) et c’est la jurisprudence qui soit de son propre mouvement, soit à la suggestion des auteurs, a réalisé l’adaptation de la loi écrite aux nécessités économiques de l’heure : encore que tel texte du code civil ait conservé intacte sa rédaction formelle, il a en réalité, changé de physionomie. » 181 Ph. Jestaz, Editorial, RTD civ. 1992, p. 265 – Ch. Jamin, Les intentions des fondateurs, RTD civ., 2002, p. 646. 182 A. Marmisse, Le rôle de la doctrine dans l’élaboration et l’évolution de la responsabilité civile délictuelle au XXe siècle, Petites affiches, première partie, 19 sept. 2002, p. 5 : deuxième partie, 20 sept. 2002, p. 4. 177 386 aller en s’affirmant d’autant que le développement des assurances modifie à son tour le cadre dans lequel il est possible de penser la responsabilité civile. 2) Le développement de l’assurance et le déclin de la responsabilité individuelle 869. L’assurance et la responsabilité sont liées dans leur développement et entretiennent des relations réciproques. Tant que la faute a été le fondement de la responsabilité, la réparation a eu valeur de sanction. A partir du moment où la responsabilité est devenue objective, deux nouvelles questions ont surgi. Celle du fondement de cette nouvelle obligation qui a été résolue par la théorie du risque. Celle du poids de la dette qu’il n’était peut-être pas juste de faire peser sur le patrimoine d’une personne non fautive puisqu’il n’y avait plus aucune dimension pénale dans le droit civil. L’assurance de responsabilité a été la réponse à la deuxième question. C’est à la fois une garantie de la réparation pour la victime et une limite à l’atteinte patrimoniale pour celui sur qui pèse cette charge. L’assurance de responsabilité a scellé la dissociation entre conception pénale et civiliste de la responsabilité. Toutefois, elle n’a pas seulement été une réponse technique à un problème d’efficacité et de justice. Elle a été utilisée pour modifier la façon de concevoir la responsabilité qui, d’individuelle, a pu être pensée comme collective183. Le déclin de la responsabilité individuelle est né dans le giron de l’assurance184 en modifiant, pour une grande part, la manière de comprendre les rapports qui se nouent entre victimes et auteurs présumés dans un accident. L’accident est la rencontre entre un individu, la victime, et une collectivité d’assurés ayant payé une prime pour couvrir les risques qu’ils créent fautivement ou non et dont l’auteur présumé est en quelque sorte le représentant. Le dommage, la souffrance sont le lot des seules victimes, et l’assuré ne « souffre » d’aucune façon, puisque financièrement il n’assume pas la réparation. Plusieurs conséquences découlent d’une conception socialisée de la responsabilité civile qui en modifie l’univers référentiel185. La responsabilité civile est moralement neutre, ce n’est plus la personne de l’auteur qui 183 R. Savatier, Comment repenser la conception française actuelle de la responsabilité civile, DallozSirey, 1964, p. 6. 184 G. Viney, Le déclin de la responsabilité individuelle, LGDJ, 1965. 185 D. Mazeaud, Famille et responsabilité, Mélanges Catala, op. cit., spec. n° 11, p. 574 : « (...) il est évident que le revirement (celui de l’Assemblée plénière de 1984) ne se comprend réellement que si on se replace dans la perspective du lien extrêmement ténu qui unit tout mouvement d’objectivation de la responsabilité avec l’assurance de responsabilité. » 387 est dans l’action en indemnisation mais la collectivité186 . La collectivisation des risques impose de bannir les conceptions individualistes sous jacentes à la faute qui sont en contradiction avec elle et qui sont autant obstacle pour les victimes. La responsabilité impose le développement de l’assurance et l’expansion de l’assurance autorise plus facilement à retenir la responsabilité de celui qui est assuré187. L’individu n’est plus considéré que comme un relais vers une assurance et l’idée de socialisation efface la distinction entre assurance privée et solidarité, permettant l’ancrage d’un droit à indemnisation dans la pratique. 870. Il résulte de cette évolution une modification de l’univers référentiel de la responsabilité. Les conditions de mise en jeu de la responsabilité civile peuvent être appréciées moins rigoureusement que dans un cadre individuel. Elles doivent même l’être pour obtenir l’indemnisation la plus large possible. La faute, après avoir cédé son monopole, va subir une mutation importante en devenant elle même objective, en se dépouillant de l’imputabilité ce qui va permettre de retenir la responsabilité des personnes privées de discernement, que ce soit l’infans ou le dément188, dans la mesure où une assurance peut couvrir leurs agissements comme ceux des personnes sensées. La faute se réduit à une appréciation de comportement faite in abstracto189 et dans ces conditions fautes et risques ne sont guère séparés que par des nuances190. La faute ne sert qu’à désigner le titulaire du patrimoine débiteur191 ce qui la réduit à une notion technique coupée de ses racines morales. La responsabilité se dépersonnalise du côté du débiteur, en se socialisant, et seule la victime est considérée avec intérêt. 871. Le développement des assurances obligatoires192 permet de mettre en adéquation les notions techniques avec un droit à indemnisation largement conçu. Le responsable est la personne auquel le devoir ou l’usage fait obligation d’être assurée 186 G. Viney, op. cit., n° 237. G. Viney, op. cit., n° 247. 188 C. civ., art. 489-2 . 189 G. Viney, op. cit., n° 238. 190 G. Viney, op . cit., n°275 : « C’est donc en une sorte de compromis entre la ‘’faute’’ et le ‘’ risque’’ que se résout le régime actuel de la responsabilité du gardien ». 191 G. Viney, op. cit., n° 245 et n° 247. 192 Assurance de véhicules terrestres à moteur, des engins de remontée mécanique, assurance de la responsabilité civile des chasseurs, assurance des travaux de bâtiments, assurances de responsabilité médicale. Cf. Livre II du Code des assurances. 187 388 dans la mesure où des risques d’activité sont connus193. La détermination du responsable se fait a priori, car il est possible de définir les raisons qui imposent d’imputer à une personne, qui devient un répondant naturel194, la prise en charge d’une catégorie de risques identifiables, afin d’obtenir la couverture la moins incertaine possible des victimes195. La théorie du risque, d’abord limitée au monde industriel, sort de l’enceinte de l’usine. Elle répand dans la société et se diversifie en différents types, tout en demeurant la seule justification d’une responsabilité sans faute, qu’il s’agisse de responsabilités directes ou indirectes. Au risque profit et au risque créé, s’ajoutent les risques d’autorité, d’association à l’activité d’autrui, d’encadrement des activités des personnes, d’initiative, de surveillance196, chacun pouvant se diviser en différentes espèces selon les domaines où ils sont applicables : familial, social ou économique. Pour que ce système de rattachement fonctionne au profit des victimes, la faute étant neutralisée, il est nécessaire que la dernière condition de la responsabilité civile, la causalité, soit mise en harmonie avec lui. 872. La détermination de la cause du dommage doit être simplifiée pour qu’il puisse être aisément rattaché à un répondant naturel. Que la cause du dommage ne puisse être établie ou qu’elle soit douteuse, il est possible d’imputer le dommage à une collectivité qui avait en charge la couverture d’un risque de même nature que celui qui s’est réalisé. La décision est neutre pour l’assuré et utile pour la victime : il n’y a pas d’iniquité à l’imposer à un individu dont la responsabilité se limite « à une affiliation doublée d’une prime ou d’une cotisation »197. Une telle conception qui identifie causalité et risque justifie que la prise en compte du lien de dépendance se soit développée. Le caractère simplement probable de la causalité devient indifférent dans un univers de référence collectivisé alors qu’il serait problématique dans un cadre individualiste. 873. La responsabilité comme aptitude à l’assurance est le corollaire et le moteur de l’obligation d’assurance et la question de la responsabilité se résout, en partie, par la 193 G. Viney, op. cit., n° 248. Cl. Grare, op. cit., n° 77. 195 G. Viney, op. cit., n° 173. 196 G. Viney et P. Jourdain, Condition de la responsabilité, op. cit., n° 788 et s.- P. Jourdain, La responsabilité du fait d’autrui à la recherche de ses fondements, Etudes offertes à la mémoire de Ch.Lapoyade Deschamps, PUB, 2003, p. 70. 197 G. Viney, op. cit., n° 250 et n° 252. 194 389 détermination des cas d’obligation d’assurance198. Cette grille de lecture de la responsabilité a été largement reçue en jurisprudence et les tribunaux ont fini par abandonner toute défense des responsables au motif que « l’assurance paiera »199. L’idée s’est répandue qu’il existait un véritable droit à une indemnisation et parallèlement aux assurances privées se sont développées des mécanismes de prise en charge collective (droit de la sécurité sociale, fonds d’indemnisation)200. L’assurance a donc été un élément de poids dans l’extension de la responsabilité qu’elle a rendue possible par une mutation de la façon de la comprendre tout en ruinant sa cohérence. En retour, son expansion semble menacer les équilibres économiques du monde de l’assurance. II) Une causalité complexe et problématique 874. La responsabilité civile libérée du carcan de la loi, appuyée sur l’assurance, va se développer au profit principal de sa fonction réparatrice sans pour autant que sa fonction normative soit abolie. Il va résulter de ce vaste mouvement une perte de la cohérence de la responsabilité civile qui affecte ses fondements, ses fonctions et ses moyens techniques201. La fonction réparatrice de la responsabilité civile a paru essentielle et a entraîné des mutations du contenu de la causalité, voire une mise en cause de sa place (1). Toutefois la réparation n’est pas la seule fonction de la responsabilité et l’assurance n’est pas sans limite. Aussi la responsabilité civile estelle menacée d’incohérence ce qui pourrait affecter la causalité (2). 1) Mutation de la causalité dans une optique réparatrice 875. La causalité présente deux types de mutations contradictoires. Elle se diversifie en une pluralité de formulations juridiques (A). Un tel développement semble renforcer le poids de la causalité dans le droit de la responsabilité civile. En même temps, sa place peut être modulée lorsque l’efficacité de la réparation l’exige. La causalité peut être un obstacle ou un avantage pour la réparation selon les situations. 198 G. Viney, op. cit., n° 257 et s. R. Savatier, Comment repenser la conception .., art. précit., p. 7 - P. Jourdain, Recherches sur l’imputabilité en matière de responsabilité civile et pénale Thèse Paris II, 1982, n° 108 200 R. Garnier, Les fonds publics de socialisation des risques, JCP G. 2003, I, 143. 201 Cl. Grare, op. cit., n° 20. 199 390 Ceci montre que son usage répond à des impératifs essentiellement pragmatiques (B). A) Pluralité des formulations juridiques 876. Le renouveau de la pensée juridique a été marqué par l’importance du poids de la jurisprudence et de la doctrine dans l’évolution de la responsabilité civile au profit de sa fonction réparatrice. La science du XIXe siècle a été un des creusets de cette révolution. L’évolution va se poursuive mais l’emprise de la science ira en s’amoindrissant. La liberté du juge qui s’était imposée contre l’autorité de la loi et l’abstraction s’affirmera aussi vis-à-vis d’elle. Cette évolution justifie la création d’un régime général de responsabilité du fait des choses qui lui-même a été progressivement concurrencé par des régimes spéciaux202. La causalité abandonne résolument le terrain de la science et des formes non réalistes se multiplient. La science du fait de ses spécificités, de ses limites et de ses incertitudes n’est plus le modèle qui façonne la causalité juridique. 877. Alors que la théorie du risque semblait devoir perdre tout objet une fois consacrée par le législateur, le travail de ses partisans ne s’arrêta pas. Il se prolongea en dehors de son cadre initial203. C’est avec la responsabilité du fait des choses que la causalité va subir sa première modification jurisprudentielle. Elle va devenir une notion juridique en rupture avec un contenu scientifique204. La généralisation de la théorie n’est pas une extension pure et simple des idées qui ont triomphé dans la loi de 1898. Le risque n’est plus appréhendé comme traduction d’un taux inéluctable d’accidents, comme étant un phénomène normal qu’il s’agit seulement de réparer, le lien causal étant simple à établir. Les particularité du monde industriel permettent seules une construction aussi cohérente. Si la charge de réparation pèse sur un individu facilement identifiable dans le droit du travail, celui qui tire profit de son industrie et crée le danger, en dehors de toute analyse de sa maîtrise de la chose, il n’en est plus de même avec l’extension de la théorie. Le responsable ne peut plus être identifié aussi aisément dans sa relation avec la chose dont il doit répondre. Le 202 G. Viney et P. jourdain, op. cit., n° 628. Mazeaud et Tunc, op. cit., t. 1, n° 73. 204 Cf. supra n° 632. 203 391 responsable est défini comme le gardien et la relation avec la chose est une forme de causalité : la garde est définie en terme de pouvoir de direction d’usage et de contrôle205. Le fait causal de la chose est donc apprécié indépendamment du fait de l’homme pour déterminer s’il y a responsabilité. Mais le rôle de l’homme réapparaît pour déterminer le responsable206 du fait de son pouvoir sur elle qui, bien utilisé, aurait pu éviter le dommage. Avec l’idée de pouvoir, une appréciation probabiliste de la causalité fait son apparition. Avec la définition de la causalité du fait des choses, la causalité tourne le dos à l’analyse scientifique et à l’évidence qui avait justifié sa promotion. Le risque devient une anomalie. 878. A partir de ce moment, la causalité est libérée de toute entrave. Elle peut tantôt prendre appui sur une connaissance scientifique tantôt s’en séparer en opportunité. C’est ce qui explique la diversité des formes qui ont pu être répertoriées ainsi que le développement des régimes spéciaux. Le divorce de la science et du droit s’affirme parfois, tant à l’égard des modes de preuves, que du poids des valeurs de la science, bien que certains apports issus des conceptions scientifiques demeurent dans le droit positif. Tel est le cas des théories de la causalité que le rejet de la science n’a pas effacé du droit positif. Les conflits avec la science se sont au contraire multipliés, en matière de bioéthique, de preuve par les tests ADN207 voire à l’occasion de certains cas de contentieux du droit de la responsabilité, comme celui de la naissance d’enfants handicapés208. Le développement de l’assurance substitue des critères de rattachement d’une situation à un garant à celle d’une analyse causale trop incertaine. Parallèlement à cette mutation de la causalité, les exigences de réparation ont pu se traduire par une modulation de la place de la causalité. B) Un usage pragmatique de la causalité 879. Alors que la causalité avait semblé empreinte de simplicité par rapport à la faute, il a fallu revenir sur cette première impression. D’une part, elle est souvent 205 Arrêt Franck, Ch. Réun. 2 déc. 1941 : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts, op. cit., n° 194. F. Leduc, La cause exclusive, Resp. civ. et assur. 1999, chron. 17 : « Le gardien est présumé avoir eu un rôle causal dans la survenue du fait de la chose ». 207 C. Puigelier, Science et droit : réflexions sur un malentendu, JCP Edit. N., 2004, 1386. 208 Cf. supra n° 731. 206 392 complexe et difficile à cerner, d’autre part, les causes d’exonération peuvent être un obstacle à la réparation209. Aussi a-t-elle été écartée par le législateur dans le cadre de la loi Badinter et remplacée par l’implication210 . Elle ne l’élimine pas totalement, elle la cantonne, dans la mesure où existe une présomption de causalité entre dommage et accident, appelée imputabilité211. La jurisprudence touche aussi à la place de la causalité comme condition de la responsabilité212. 880. L’évolution de la responsabilité des parents du fait de leurs enfants montre que la causalité n’est pas une condition nécessaire de la responsabilité civile. Elle offre aussi un tableau paradoxal, mettant en lumière tout le pragmatisme de la construction d’un régime juridique dans ses rapports avec ses conditions techniques. Si elle a été une responsabilité fondée sur la causalité des parents et la faute de l’enfant, elle est devenue une responsabilité causale de l’enfant et automatique à l’égard des parents par éviction de la prise en compte de leur rôle. 881. La responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs, prévue par l’article 1384 du code civil a été conçue comme une responsabilité personnelle résultant d’un quasi-délit commis par celui à qui elle incombait213. La puissance paternelle implique un devoir d’éducation et de surveillance214. Lorsque l’enfant cause un dommage, cet acte révèle en principe une faute personnelle du père qui est une cause indirecte du dommage215. La justification causale de la responsabilité du père impose que sa puissance puisse s’exercer réellement. En conséquence de quoi, 209 D. Mazeaud, Famille et responsabilité, art. précit., p. 569, n° 15 G. Viney et P. Jourdain, op. cit., n° 990 211 G. Viney et P. Jourdain, op. cit. , n° 1001. 212 D. Mazeaud, Famille et responsabilité, art. précit., p. 569, sp. n° 4 – Cl. Grare, op. cit., n° 68 : « La causalité est un frein à l’indemnisation par le tri qu’elle opère au sein des débiteurs potentiels(...). » 213 G. Baudry-Lacantinerie, op. cit., T. XIII, n° 2895 - J-C. Bizot, La responsabilité des père et mère du fait de leur enfant mineur : de la faute au risque, in, Rapport de la Cour de Cassation, La documentation française, 2002, p. 157 : « Celui qui par faiblesse, négligence avait laissé son enfant causer un dommage, était l’auteur d’une faute, et la mise en jeu de sa responsabilité civile sanctionnait alors une action personnelle illicite et, à dire vrai, tenue pour moralement condamnable. » 214 B. de Greuille devant le tribunat : « cette obligation se rattache à la puissance paternelle, à l’autorité que la loi accorde aux parents sur leurs enfants en minorité, aux devoirs qu’elle leur impose pour la perfection de leur éducation, à la nécessité où ils sont de surveiller leur conduite avec ce zèle, ces soins, cet intérêt qu’ inspirent tout à la fois le désir de leur bonheur et la tendre affection qu’ils leur portent. », cité par H. et L. Mazeaud, et A. Tunc, op. cit., n° 48. 215 M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, revu par G. Ripert, t.2, 2e éd., LGDJ, 1947, n° 1108 H et L Mazeaud, et A. Tunc, op. cit., t.1, n° 708 : « Leur faute n’est pas la cause dernière du dommage mais une condition sans laquelle celui -ci ne se serait pas produit. » 210 393 l’enfant doit habiter avec ses père et mère, sans quoi la surveillance ne serait pas possible. Toutefois si le père laisse l’enfant vagabonder, il ne saurait se soustraire à sa responsabilité car il a failli à ses devoirs216. Il en serait autrement s’il avait placé le mineur en apprentissage ou en internat. Il faut que le défaut de cohabitation soit légitime217. La responsabilité incombe à celui qui a le droit de garde en cas de séparation des parents, lui seul étant en mesure de surveiller l’enfant218. 882. La responsabilité du père cesse devant la preuve de l’impossibilité de prévenir le fait dommageable. Elle résulte d’un ensemble de faits dont l’analyse est précise et réaliste219. Tel est le cas, lorsqu’un père est retenu en dehors de son domicile par la nécessité de sa profession, qu’il a pris soin de l’éducation de ses enfants et qu’il a pris toutes les précautions de surveillance compatibles avec sa situation sociale. Il ne saurait être tenu pour responsable d’un incendie commis par un de ses enfants rentrant de l’école et qui se trouvait à portée de vue de sa mère lorsqu’il n’était pas prouvé que les allumettes provinssent de chez ses parents. Sa responsabilité n’est pas écartée du seul fait qu’il n’a pu empêcher le dommage. Il demeure tenu chaque fois que les écarts de conduite de l’enfant peuvent être attribués à une mauvaise éducation, un relâchement de la discipline domestique ou au mauvais exemple qu’il leur a donné.220. La faute des parents est donc présumée et susceptible de preuve contraire comme le montre l’arrêt du 12 octobre 1955221 dans lequel a été jugé que: « la responsabilité du père en raison du dommage causé par son enfant mineur habitant avec lui, découle de ses obligations de surveillance et de direction sur la personne de ce dernier ; elle repose sur une présomption de faute et doit être écartée dès qu’il est établi que , tant du point de vue de l’éducation que de la surveillance le père s’est comporté comme une personne prudente et n’a pu ainsi empêcher l’acte dommageable ». Le père étant en partie cause du dommage ne peut avoir un recours intégral contre son fils222. Les traités et la jurisprudence accordent donc une grande place aux de faits dans la réalisation d’un dommage selon une analyse de l’exercice des conditions d’exercice du pouvoir causal des parents. 216 G. Baudry- Lacantinerie, op. cit., n° 2904. H et L Mazeaud et A. Tunc, op. cit. , n° 757. 218 H et L. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., n° 738. 219 G. Baudry-Lacantinerie, op. cit., n° 2905, spéc. p. 1132. 220 G. Baudry-Lacantinerie, op. cit., n° 2905, spéc. p. 1133. 221 Civ. 2 e, 12 octobre 1955 : D. 1956, p. 301, obs. R. Rodière. 222 H et L Mazeaud et A. Tunc, op. cit ., n° 728, spéc. p. 850. 217 394 883. Un double mouvement va marquer la responsabilité des parents du fait de leurs enfants. D’une part, son extension par une prise en compte de plus en plus souple des conditions de mise en jeu de la responsabilité du mineur, jusqu’à ne retenir que son fait causal. D’autre part, son automatisme, par un engagement de plein droit des parents effaçant toute prise en compte de leur rôle causal. 884. La responsabilité du mineur était une responsabilité du fait personnel. Il fallait donc prouver sa faute, avant de pouvoir engager celle du père223. La faute a été longtemps subjectivement appréciée ce qui faisait obstacle à toute responsabilité des enfants privés de discernement. La Cour de cassation a progressivement infléchi ses exigences. La Cour régulatrice avait introduit la notion d’acte objectivement illicite qui excluait toute recherche d’imputabilité224, puis elle avait admis qu’un enfant sans discernement pouvait être considéré comme gardien d’une chose225. Avec l’arrêt Lemaire la Cour de cassation admet la faute objective de l’enfant226. Elle ne va pas s’en tenir là et va continuer à faire évoluer les conditions de la responsabilité du mineur, en renonçant à l’exigence de la faute227. La simple participation causale de l’enfant suffit à engager la responsabilité des parents que l’acte soit licite ou illicite. Cette jurisprudence ne fut pas suivie pendant des années par les juges du fond, ni par 223 Civ. 1 re, 19 mai 1953, D. 1954, somm., p 15 : « la responsabilité des père et mère suppose une faute du fils mineur ayant causé un préjudice » - Civ. 2 e, 20 mars 1956, Bull. civ., II, n° 204 : « cette responsabilité suppose une faute du mineur ayant causé à un préjudice à autrui ». 224 Cass. Civ., 15 juin 1948 : JCP. 1948, II, 4659, note R. Savatier- M-C. Lebreton, La responsabilité parentale : l’abandon d’un système de responsabilité classique pour un système d’indemnisation, RRJ. 2002, p. 1269. 225 Cass. civ. 2e, 10 fév. 1966 : JCP G. 1968, II, 15506, obs. J. Plancqueel - Ass. plén., 9 mai 1984 ; F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts, op. cit. n° 197-199 : En l’espèce un enfant de trois ans en tombant d’une balançoire éborgna son camarade avec un bâton qu’il tenait à la main. Les parents de la victime assignent les parents de l’enfant en tant que représentants légaux sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1. Les époux Gabillet forment un pourvoi contre la décision de la cour d’appel qui avait reconnu la responsabilité de leur fils, en arguant que une responsabilité présumée implique la faculté de discerner. La Cour de Cassation rejette le pourvoi en énonçant que l’enfant avait l’usage, la direction et le contrôle du bâton et que la cour d’appel n’avait pas malgré le jeune âge de l’enfant à rechercher si celui-ci avait un discernement suffisant. 226 Ass. plén., 9 mai 1984 : F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts, op. cit., n° 186. 227 Arrêt Fullenwarth, Cass. Ass. plén., 9 mai 1984: D. 1984, p 525, concl. J. Cabannes, note. F. Chabas : Un enfant de 7 ans éborgne un camarade et les parents de la victime recherchent la responsabilité des parents de l’auteur du dommage sur le fondement de l’article 1384 alinéa 4. Il est fait droit à leur demande car l’enfant avait selon la cour d’appel commis un acte objectivement illicite. Le père forme un pourvoi en reprochant aux juges du fond de ne pas avoir rechercher si l’enfant présentait un discernement suffisant pour que l’acte puisse lui être imputé à faute. La Cour de cassation rejette le pourvoi par une substitution de motif : « pour que soit présumée la responsabilité des parents il suffit que le mineur ait commis un acte qui soit la cause directe du dommage invoqué par la victime. » 395 la deuxième chambre de la Cour de cassation, qui restèrent fidèles à la nécessité de la faute objective de l’enfant228. Toutefois le 2 décembre 1998 la deuxième chambre civile finit par s’aligner en admettant la responsabilité des parents pour un fait non fautif de l’enfant229, changement confirmé par un arrêt du 10 mai 2001230. 885. Cette jurisprudence a depuis été confirmée 231 dans deux arrêts d’Assemblée plénière du 13 décembre 2002 : « Attendu que pour que la responsabilité de plein droit des père et mère exerçant l’autorité parentale sur un mineur habitant avec eux puisse être recherchée il suffit que le dommage invoqué par la victime ait été directement causé par le fait, même non fautif du mineur ; que seule la force majeure ou la faute de la victime peut exonérer les père et mère de cette responsabilité ». Un simple fait causal de l’enfant est donc susceptible de faire jouer la responsabilité des parents. La faute est effacée et seule persiste la relation de causalité afin de favoriser l’indemnisation des victimes. 886. Une fois le fait fautif de l’enfant écarté, la prise en compte de la faute dans de surveillance ou d’éducation qui fondait la responsabilité des parents n’avait plus de raison d’être conservée. Le refoulement du fait des parents s’est réalisé en deux temps. Passage de la faute présumée à une responsabilité de plein droit, puis abandon de la cohabitation matérielle pour une cohabitation juridique. La causalité a donc disparu. 228 M-C. Lebreton, art. précit., p. 1272 . Cass. civ. 2e, 2 dec. 1998 : M.-C. Lebreton, art. précit, p. 1273 : Dans cette affaire une jeune fille qui se promenait dans un grand magasin avec sa mère fait une chute en glissant sur le sol et entraîne un présentoir dont le contenu se brise. La société propriétaire du magasin assigne les parents sur le fondement de l’article 1384 alinéa 4. Malgré l’absence de faute de la jeune fille, la responsabilité des parents est retenue. Mais l’arrêt avait essentiellement porté sur les conditions d’exonération par la force majeure et non sur la qualification du fait dommageable ce qui pouvait laisser un doute. 230 Civ. 2 e, 10 mai 2001, Bull. civ., II, n° 96 : F. Leduc, Le spectre du fait causal, Resp. civ. assur., 2001, chr. 20 ; H. Groutel, L’enfant mineur ravalé au rang de simple chose, Resp. civ. assur. 2001, chr. 18 : En l’espèce, dans un établissement d’enseignement privé sous contrat d’association avec l’Etat, des élèves de 12 à 15 ans organisent une partie de rugby. Lors d’un placage un élève est blessé par un coup au visage. Les parents de l’enfant blessé agissent en responsabilité contre l’Etat, contre l’établissement et enfin contre les parents de l’auteur du dommage. L’action contre l’Etat et l’établissement est rejetée. La Cour d’appel avait écarté la responsabilité des parents car selon elle il fallait au préalable admettre que le comportement de l’enfant était fautif ce qui n’était pas le cas. Cette décision est cassée par la Cour de cassation au motif que « la responsabilité de plein droit encourue par les père et mère du fait des dommages causés par leur enfant mineur habitant avec eux n’est pas subordonnée à l’existence d’une faute de l’enfant. » 231 Cass. ass. plén., 13 déc. 2002 : D. 2003, p. 231, note P. Jourdain. 229 396 887. L’arrêt Fullenwarth du 9 mai 1984 avait ouvert la voie vers la responsabilité de plein droit en énonçant que « pour que soit présumée sur le fondement de l’article 1384 alinéa 4 du c. civ. la responsabilité des père et mère d’un mineur habitant avec eux, il suffit que celui-ci ait commis un acte qui soit la cause directe du dommage invoqué par la victime »232. La formulation pouvait prêter à interprétation et ne signifiait pas qu’il y ait eu rupture avec la jurisprudence antérieure, selon la nature de la preuve exonératoire requise. 888. L’arrêt Bertrand du 19 février 1997 est venu préciser l’intensité de cette présomption233. Il s’agissait d’un accident de la circulation dans lequel un enfant de 12 ans à bicyclette avait heurté un cyclomot