la pensée libre philo-socio-anthropo-histoire N° 4 - avril/mai 2005 « Heidegger » : Objet Politique Non Identifié Le public français est rarement informé de l’édition de grands livres sur l’œuvre de Martin Heidegger, mais il a été abreuvé de compte-rendus élogieux sur l’ouvrage d’Emmanuel Faye (Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-35, Bibliothèque Idées, Albin Michel, 2005) visant à démontrer le « nazisme » de celui que Hannah Arendt appelait avec admiration « le roi secret de la pensée ». Nous savons que la réflexion est toujours exigeante, et que les préposés à l’animation de la conjoncture politique réussissent souvent à imposer aujourd’hui leurs simplismes. Est-ce encore le cas dans cette « affaire » ? Car, beaucoup de ce que la philosophie a produit de meilleur au cours des dernières décennies sort de la méditation de la pensée de Heidegger. A-t-on donc affaire à une n-ème campagne de haine contre la pensée libre, ou à un débat légitime sur les liens difficiles existant dans les périodes « difficiles » entre philosophie et vie de la cité ? Par Maximilien Lehugeur 1 la pensée libre En 1939, paraissaient les trois premiers numéros de La Pensée. Intellectuels, artisans de la science, militants révolutionnaires, travailleurs à la recherche de vérité, les fondateurs et les premiers lecteurs de la revue entendaient, à travers l’inspiration rationaliste du marxisme mener le combat pour la science, la raison, l’analyse matérialiste de la réalité, la paix, la fin des exploitations et des marginalisations. Ils firent le choix d’entrer en résistance. Certains le firent jusqu’au sacrifice de leur vie. Puis, quand la bête immonde submergea l’Europe, La Pensée libre reprit en France dans la clandestinité, le flambeau de la réflexion et du courage. Après la libération, La Pensée expliqua les inégalités, les injustices, le colonialisme, l’exigence critique demeurait, le besoin de résister, de s’insurger, ne l’était pas moins ! Aujourd’hui, malgré des révolutions souvent perverties, des crises inédites qu’on a laissées inexpliquées ou demeurées dans le cadre d’interprétations anachroniques, des mutations erratiques, des pensées trahies, des pratiques laissées au hasard, certains intellectuels (malheureusement trop peu nombreux) et des fractions des peuples (pas encore assez nombreuses) n’entendent nullement renoncer à l’exercice de la pensée critique radicale, au besoin renouvelé d’émancipation et de libération humaine dans le contexte d’une globalisation accélérée. Ceux-ci, chacun en leur guise, sont riches d’expériences et de savoirs, et portent le souvenir de leurs héros tant de l’action que de la pensée. Les États, les nations, les peuples, les classes, les principes, les savoirs sont bousculés, démantelés, éclatés, atomisés, voire niés, mais, malgré tout cela, ils continuent à vivre. Certes, les vieilles dominations réactualisées en mondialisation généralisée sont plus contraignantes, les exploitations se renouvellent, l’esprit du néo-colonialisme fait renaître la bête immonde, toujours présente au sein des démocraties libérales comme l’avaient déjà perçu et Brecht et Benjamin, lesquelles camouflent, sous le joug hédoniste de la société du spectacle et de la marchandisation généralisée des rapports humains, de nouveaux crimes et l’irruption d’un totalitarisme « soft » ou « hard » selon les lieux, produit par une pensée uniformisée et globalitaire. Mais « depuis 200 générations », depuis que les penseurs et les philosophes ont mis en place les fondements de la pensée critique (Cf. L’Apologie de Socrate), des hommes ont entrevu le moyen de briser les chaînes qu’ils ont ou que l’on veut leur attacher. Par 2 ailleurs, toutes les civilisations ont apporté leur palette à « l’arc-en-ciel des cultures humaines » (Lévi-Srauss). La longue marche des Hommes en lutte pour la vérité, la justice, l’émancipation, s’appuie sur un patrimoine de tâtonnements, de recherches théoriques, mais tout autant de courage dans l’exercice pratique et qui ont permis des avancées révolutionnaires, mais aussi engendré des échecs, et qui, au bout du compte, ouvrent aujourd’hui le chemin de l’espoir. Le réalisme de la pensée marxiste se conjugue désormais à une herméneutique qui se veut révolutionnaire, reprenant, dans un contexte politico-économique en partie renouvelé, le souffle de l’esprit transmis par des siècles de combats et d’espérance. À l’heure où le risque existe de voir la pensée sclérosée derrière un drapeau prétendument démocratique et permissif qui, de fait, asservit et mutile, la patience des penseurs d’une part, et le combat des résistants de tous les continents de l’autre, permettent d’entrevoir, à terme, la renaissance d’une Pensée libre. La pensée libre est une revue éditée par une partie de la rédaction de La Pensée élargie à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel. Directeur de la publication : Bruno Drweski Comité de rédaction : Claude Karnoouh, Jean-Pierre Page. ISSN : en cours. Dépôt légal à parution Pour contacter la rédaction : [email protected] La pensée libre, 10 bd. Herold, 92000, Nanterre. Abonnements : [email protected] La pensée libre est membre du réseau de presse non-alignée VoltaireNet.org. 3 la pensée libre « Heidegger » : Objet Politique Non Identifié Le public français est rarement informé de l’édition de grands livres sur l’œuvre de Martin Heidegger, mais il a été abreuvé de compte-rendus élogieux sur l’ouvrage d’Emmanuel Faye (Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-35, Bibliothèque Idées, Albin Michel, 2005) visant à démontrer le « nazisme » de celui que Hannah Arendt appelait avec admiration « le roi secret de la pensée ». Nous savons que la réflexion est toujours exigeante, et que les préposés à l’animation de la conjoncture politique réussissent souvent à imposer aujourd’hui leurs simplismes. Est-ce encore le cas dans cette « affaire » ? Car, beaucoup de ce que la philosophie a produit de meilleur au cours des dernières décennies sort de la méditation de la pensée de Heidegger. A-ton donc affaire à une n-ème campagne de haine contre la pensée libre, ou à un débat légitime sur les liens difficiles existant dans les périodes « difficiles » entre philosophie et vie de la cité ? Par Maximilien Lehugeur * De l’inconvénient d’avoir pensé quelque chose de significatif, de créateur) Le public cultivé français est rarement séminaires du grand professeur qu’Han- informé de l’édition de grands livres sur nah Arendt appelait avec admiration « le l’œuvre de Martin Heidegger. Quoique roi secret de la pensée » au milieu des années l’édition des grands ouvrages du maître 1920-1930. Une bonne partie de ce que la de Fribourg-en-Brisgau et leur traduction philosophie a produit de meilleur depuis dans les grandes langues de la philosophie lors sort de la méditation de cette pensée contemporaine (celles où ils se passent exigeante et patiente, qui alterne méandres soient désormais réalisées, on continue encore d’éditer en allemand les cours et 4 la pensée libre subtils (dans les analyses conceptuelles ou dition : une forme d’hommage à l’enjeu de textuelles et les descriptions phénoméno- la pensée, qui tranche avec l’érudition un logiques), trouées brutales vers l’inaperçu peu morte et le commentaire plat de tant de nos façons de penser et percées vers de professeurs. Chez Heidegger, l’Histoire l’impensé de la philosophie. de la pensée n’est jamais un catalogue plat de doctrines bien connues, mais une inter- Qui a lu une fois sérieusement de bout prétation intimement mêlée à la cause qui en bout une conférence de Heidegger l’anime, la question de la vérité; on entre sait l’envoûtement qu’exerce cette pensée peu à peu dans la pensée même sans séparer en action sur l’esprit philosophe. L’His- son déploiement historique (une aventure toire de la pensée au vingtième siècle nous occidentale deux fois millénaire) d’une apprend le rôle capital que joua Heideg- passion originaire du sens. Une expérience ger (ses cours, ses séminaires, ses livres, bouleversante encore aujourd’hui, à la lec- de son vivant et après sa mort en 1976) ture, qui fait imaginer ce qu’éprouvèrent dans la découverte de la vocation philoso- les auditeurs des générations successives de phique de nombreux auteurs majeurs des ses étudiants, quelque chose comme le sen- huit dernières décennies. L’impression que timent des auditeurs de Bergson autrefois lecteurs et auditeurs passionnés de philo- d’assister au déploiement public de la phi- sophie ont retirée de cette expérience de la losophie dans son ambition propre. Et les pensée « avec » Heidegger ou « à sa suite », critiques négatives des spécialistes étroits à c’est bel et bien l’étonnement philosophi- l’égard des interprétations heideggeriennes que devant le découvrement d’évidences des «grands auteurs» semblent souvent occultées, l’expérience du dévoilement de dérisoires parce qu’elles ne sont pas à la l’essentiel (l’étymologie discutable philo- hauteur de l’œuvre qu’elles croient réfuter logiquement mais saisissante et signifiante et en renforcent encore le prestige. de l’aléthéia, la vérité en grec). Heidegger est presque devenu la figure de la philosophie La pensée de Heidegger a exercé une par l’incroyable hardiesse et l’incontestable fascination extraordinaire sur des géné- originalité de ses déconstructions de la tra- rations de professeurs, mais elle s’est fait * Maximilien Lehugeur, ancien élève de l’Ecole normale supérieur (Ulm) et agrégé d’histoire, a obtenu un DEA de philosophie. Il enseigne la philosophie et l’histoire des idées. 5 la pensée libre admirer aussi par les psychiatres de la psy- nouvelle et insolemment inactuelle : « la chopathologie phénoménologique dont L. question (du sens) de l’être » ! Binswanger, fondateur de la Daseinanalyse, de nombre d’écrivains (Ingeborg Bach- Il n’est certes pas impossible de philo- mann), de poètes (René Char, Paul Celan) sopher à côté de la pensée de Heidegger, et d’artistes plastiques, sensibles bien sûr à la voire contre elle, mais - ne serait-ce qu’à beauté – philosophique sans doute, comme titre de retour critique sur la tradition chez Hegel - de son style (qu’on ne mesure métaphysique européenne ou d’interroga- jamais si bien qu’en le lisant en allemand), tion sur les présupposés de la conscience mais aussi à sa méditation sur la langue, la « moderne » (son inconscient très actif, poésie et à sa défense des enjeux de l’art son « ombre »), il est impossible de ne pas pour la dignité de l’homme et son rapport prendre un moment sérieusement en con- au monde, dans un siècle de civilisation sidération ce qu’elle dit, pour la dépasser, si technique et d’idolâtrie de « la science ». c’est possible, ou l’écarter en connaissance À cet égard, la lecture de Heidegger est de cause. L’auteur d’Être et temps (1927), de d’autant plus pertinente que le philoso- Kant et le problème de la métaphysique (1929), phe étudia très sérieusement ce qu’on lui d’Introduction à la métaphysique (1935), de reproche bêtement, souvent, de ne pas con- Qu’appelle-t-on penser ? (1951-52) ou encore naître ou de mépriser (les mathématiques, du Principe de raison (1954-55) a d’ailleurs la logique formelle, la physique et les scien- suscité une importante littérature de ces naturelles) et fut un lecteur attentif des commentaire, de qualité et d’originalité auteurs modernes de ces disciplines. Avec variables (Heidegger est devenu depuis Heidegger, on est très loin d’un philosophe quelques années un auteur de programme « littéraire » jetant selon son sentiment et d’agrégation en France , et cette année - quelque fumeuse inspiration «des idées» grâce au mauvais livre d’Emmanuel Faye sur le papier ou en l’air, on n’a pas non plus - d’oral de l’agrégation; enfin, il devient par- affaire avec un amateur d’art et critique tout depuis trois décennies un sujet banal dilettante, ou un romantique réactionnaire de thèse de doctorat), mais à laquelle ont ennemi acharné des sciences. On rencontre participé les grands noms de la philosophie plutôt une pensée cohérente et mûrie de la contemporaine. modernité, basée sur l’information la plus solide et réfléchie dans une problématique 6 la pensée libre L’Affaire … de la philosophie ? bonne fois encore, même si cela devient Pourtant, c’est toujours « le scandale Hei- le lecteur à deux bons livres qui font l’état degger » ou « l’affaire Heidegger » qui de la question, citations et références à fait la une des pages culturelles, parti- l’appui : Jean-Michel Palmier, Les écrits culièrement en France, quand on daigne politiques de Heidegger (1968) et François s’intéresser à cet auteur majeur, enseigné Fédier, Heidegger : anatomie d’un scandale partout dans le monde. Celui qui donne (1988). Ces lectures sont particulièrement à la « presse sérieuse » l’occasion d’une instructives, parce que comme quelques nouvelle preuve de ses mœurs et de son livres « oubliés » des éditeurs et fatalement impardonnable mépris de la vérité, dernier du public, ils n’ont pas pris une ride et, si faiseur en date de la littérature à scan- on leur donnait loyalement la chance d’être dale anti-heideggerienne est un certain présents dans l’espace médiatique, se révè- Emmanuel Faye, maître de conférences à leraient d’une stupéfiante supériorité sur la Paris-X-Nanterre et « spécialiste » de la plupart des pseudo-livres publiés depuis Renaissance et de l’Humanisme. Dix-huit lors. Il serait fort utile que le lecteur actuel, ans après le très mauvais « livre » du très surtout quand il n’est pas averti de l’histoire mauvais « historien » Victor Farias, L’in- de cette polémique, dispose des autres livres troduction du nazisme dans la philosophie d’E. qui l’ont marquée, sans quoi il fera confiance Faye relance la polémique sans renouveler au dernier en date avec sa présentation les accusations classiques déjà nulles et non des faits ! Il est tout de même regrettable avenues. Avec les mêmes scoops refroidis et qu’en ces circonstances, la parution du livre les mêmes ficelles. d’Emmanuel Faye n’ait pas inspiré à Robert lassant, de reprendre un moment l’histoire de cette polémique sans fin, en renvoyant Laffont éditeur de republier Anatomie d’un Lecteur, connais-moi tout entier ! J’ai peu scandale. Le « non-initié » entrant dans le de goût pour les digressions bibliographi- champ de la polémique, à supposer qu’il se ques ! Et si je t’en inflige une, c’est contraint prenne de passion pour la philosophie et et forcé par la nécessité de l’époque et le ne cherche pas qu’une excitation des sens fond du sujet ! Je me permets, parce que et quelques frissons policiers, pourrait se l’adversaire m’y contraint, et pour prouver faire une idée correcte des positions de mes dires sur un point qui doit être fait une Heidegger et comparer deux versions des 7 la pensée libre faits : il y gagnerait un peu de temps ! Mais foi et de la conscience professionnelle ! Le l’édition fait partie du système marchand malheur pour Fédier, en matière de réédi- et publicitaire-médiatique, aussi sa nature tion, de publicité et de gros tirages, est de ambiguë de commerce des idées parasite-t- ne pas s’appeler Luc Ferry ou BHL. Il ne elle l’organisation d’une telle confrontation, reste plus aux revues littéraires et philoso- la seule qui serait honnête intellectuelle- phiques sérieuses (combien de divisions ?) ment. Pour information à mon lecteur, le qu’à faire leur travail, je veux dire éclairer libraire consciencieux à qui j’avais confié le public sur les termes du débat et à lui le soin de vérifier auprès de l’éditeur l’état signaler l’existence du livre de Fédier et des stocks a eu confirmation au téléphone de bonnes bibliothèques. A ces ouvrages que le titre de Fédier était épuisé et que qu’on ne trouvera plus que d’occasion, sa réimpression n’était pas prévue à brève j’ajoute l’excellent essai « La Guerre de échéance, mais que l’éditeur y était éven- Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas tuellement disposé si un grand nombre dit et que vous auriez préféré ne pas savoir » de lecteurs le demandait et se groupait !... dans Ecrits logiques et politiques de Gérard Inutile de signaler que ledit éditeur n’a pas Granel (Galilée 1990), encore distribué, pris de disposition pour faire le compte des bien que soigneusement occulté et d’abord demandes de ce titre, que donc même si le par ceux qui prétendent « répondre » aux compte des demandes prouvait une attente défenseurs de Heidegger ! La stratégie de « quantitativement digne d’attention », « l’oubli » importe tant à l’Affaire, qu’il faut elles seraient si dispersées dans le temps se faire un peu mémorialiste. Heidegger et l’espace que cela ne se verrait pas et que nous le dit d’outre-tombe, disciple pour la d’ailleurs le public ne pensera même pas à forme de Luther (qui avait compris le rôle demander de lui-même, puisque souvent des formules mémorables filés dans le jeu il n’en connaît pas l’existence. À moins de la langue), et pour le fond, de Platon : peut-être que l’Université ne promeuve les le penser (Denken), menacé par l’occulta- œuvres de Fédier au rang de manuels obli- tion de ce qui recouvre (Decken), est aussi gatoires des concours d’enseignement et une remémoration (un An-denken : un y- n’en édicte l’achat personnel à chaque étu- penser, penser à, se souvenir de, en grec diant ou ne passe commande de centaines ana-mnésis), la pensée (Gedanke) est alors un de volumes du même titre pour ses biblio- don et un remerciement (Dank) et la piété thèques ... Merveilleux cercle de la bonne (Frömmigkeit) envers la pensée du passé 8 la pensée libre est obéissance fidèle à l’injonction du sens Rééditera-t-on un jour ce texte quasi anti- immanente à cette Histoire. Penser: une sémite sur «les Israëlites Brunschvicg et vocation à l’originaire, demandant la radi- Bergson» ?) et compromis dans la colla- calité de l’intelligence et la plus profonde boration idéologique (cf. l’introduction culture, ni l’originalité «personnelle» (il y a à la Philosophie de Nicolas de Cues, Aubier, la tâche de la philosophie), ni le fétichisme Paris 1941, avec les touchantes louanges antiquaire de spécialiste, innocemment à l’Université allemande après le séjour à nihiliste. Une destination (Geschick) et l’Institut français de Berlin et les remercie- une Offrande (Geschenck) à l’avenir, s’il s’en ments enthousiastes pour les conditions de soucie. Que ceux qui ont des yeux pour confort offert par l’Académie allemande !), lire… publiait en 1946 un texte injustement sévère et perfide à l’encontre de Heidegger. Si on se limite à la France, il y eut d’abord Seul le jeune Frédéric de Towarnicki (lire l’enquête des Temps modernes de Sartre en ses très beaux textes regroupés dans A la 1945, qui envoyèrent des observateurs peu rencontre de Heidegger : souvenirs d’un mes- bienveillants s’enquérir de l’état d’esprit et sager de la Forêt Noire et Martin Heidegger : du dossier de Heidegger, tenu pour gra- Souvenirs et chroniques, Bibliothèque Rivage, vement compromis avec le régime vaincu. Payot, 1999) s’informe avec honnêteté et Eric Weil, néo-kantien juif allemand exilé, fair-play de l’affaire du Rectorat et revient hostile au penser heideggerien tenu pour soucieux de défendre l’honneur du philo- un paragraphe du système néo-hégélien sophe. Il sera en France avec Jean Beaufret (lire à ce sujet les pages de son Logique de le porte-parole affectueux et admiratif la philosophie), s’amusait en 1947 (son arti- du grand penseur diffamé, dont la gloire cle « Le cas Heidegger » ressemble à un petit commence son ascension malgré tout. ( Je triomphe de compensation) de voir l’édi- renvoie le lecteur à Heidegger en France, de tion critique de Kant éditée par Cassirer Dominique Janicaud). trôner dans le bureau de son vieux rival. Maurice de Gandillac, pourtant longtemps Puis c’est la nouvelle vague des ragots, des défenseur d’ une conception raciste de soupçons et autres délires d’interprétation type maurassienne de l’Europe (cf. l’article des années 1960. Le point de départ : La « Homo Europaeus », pp. 179-188, dans destruction de la raison (1960), le plus mau- Les Cahiers d’Occident, 1er numéro, 1926 ; vais livre de Georg Lukàcs, qui accuse 9 la pensée libre presque tous les grands noms de la philo- sujet l’excellente et impitoyable critique de sophie allemande depuis la mort de Kant John Lukàcs dès la parution, reprise dans de pensée « bourgeoise-réactionnaire », Remembered past , du même auteur), dans ce masquée en nationalisme prussien (Hegel qui sera le fond de commerce de François ayant droit à plus d’indulgence en raison Furet. de sa progéniture marxiste que Schelling), Le spécialiste de politologie allemande puis, à partir de Nietzsche (aussi mal lu de et publiciste Alfred Grosser montre dans notre censeur communiste que de ses exé- ce même hebdomadaire (19 décembre gètes nazis), de fascisme (c’est-à-dire dans 1964) son peu de connaissance du dossier, la langue marxiste, de nazisme). En 1964, sa compétence limitée en philosophie et Adorno publie son très contestable Jargon surtout l’aveuglement de la passion d’un der Eigentlichkeit/Jargon de l’authenticité (tra- Allemand juif exilé : il colporte le ragot duit chez Payot). En France, dès 1961 et sans base documentaire sérieuse selon 1962, Jean-Pierre Faye (père d’Emmanuel lequel Heidegger faisait (certains de) ses Faye) commet dans la revue Médiations cours en uniforme de SA (ce dont il n’existe deux articles sous le titre « Heidegger et la aucune photographie). Les 14 et 20 janvier Révolution ». Un débat public s’ensuit au 1965, le philosophe Vladimir Jankélévitch, Nouvel Observateur (pas le Völkischer Beo- bergsonien bien connu, caché à Toulouse bachter/L’observateur du peuple du NSDAP pendant l’Occupation, qui depuis 1945 fai- – ce rappel est destiné à ceux qui comme sait profession de ne plus parler allemand Emmanuel Faye voient des nazis partout ) ni lire les auteurs allemands et sortait qui se fait un plaisir sous la houlette de la ostensiblement des réunions où l’oeuvre « gauche libérale » de Jean Daniel et de son de Heidegger était abordée, publie dans le inspirateur néo-feuillant, l’historien révi- Figaro que Heidegger aurait salué avec joie sionniste de la Révolution François Furet, l’invasion de l’URSS (et donc de la Russie, déjà spécialisé dans la chasse au totalitaire, dont est originaire la famille Jankélévitch) ! de jouer la tribune obligée des question- Ces ragots ont la vie dure ! En 1995, alors nements intellectuels médiatiques. La que je mentionnais le nom de Heidegger rédaction politique de l’hebdomadaire se pendant une soutenance, les deux universi- spécialise à la suite d’Hannah Arendt, dont taires renommés de mon jury (un hégélien Les origines du totalitarisme est le plus mau- et un épistémologue), se croyant – mais vais livre, il faut le dire (on peut lire à ce qui ne s’y croit ?! - au fait du cas Heidegger 10 la pensée libre (l’uniforme SA, le salut nazi à tout propos, en laquelle il croit voir, par projection et notamment en cours, l’entêtement dans déformation professionnelle, la mythologie l’erreur après 1945, le « silence ») s’excla- typiquement nazie de la mort, du combat, mèrent : « il avait ça dans le sang »! Drôle du sang et de la terre, d’où le titre « Martin de formule pour des maîtres de philoso- Heidegger ou le conservatisme agraire » (Allema- phie humaniste ! gne d’aujourd’hui, N°6, janvier-février 1967). Sans surprise, le meilleur connaisseur alors Cet article simpliste, basé sur les raccourcis en France du maître attaqué, Jean Beaufret faciles de certaine philologie idéologique, prend la défense de Heidegger. Bientôt nourrit encore le dossier d’Emmanuel Faye il renoncera à toute discussion, faisant sur la culture Blut und Boden et völkisch l’expérience qu’elle ne peut se mener que (nationaliste-raciste et passéiste) prêtée sur des bases fausses et sans éthique de la à Heidegger, en dépit de ses rectifications discussion historique (sur les faits) et her- les plus nettes. Il faut dire qu’il avait nourri méneutique (sur les textes). La réponse de d’abord les « travaux » de Jean-Pierre Faye, Beaufret, à qui veut savoir qui est Heideg- autre « philologue » improvisé de la dénon- ger : une explication élégante des points ciation de la langue heideggerienne. fondamentaux de l’œuvre. Je renvoie le En 1968, dans Critique, le jeune agrégé de lecteur à ces Dialogues avec Heidegger, médi- philosophie François Fédier, ancien étu- tations tranquilles sur la pensée du maître, diant de Jean Beaufret et introduit auprès marquées d’un souverain détachement par de Heidegger (il y a des gens qui ont de rapport à la calomnie. la chance !), publie « Trois attaques contre Mais à la même époque, Pierre Trotignon Heidegger » (N°234), une étude percutante écrit en 1965 pour l’encyclopédie Que sais-je des légendes tenaces soigneusement entre- un Heidegger utile mais plutôt ambigu sur tenues contre le Maître en dépit de tout le nazisme de Heidegger, qui influencera depuis 1934. Jean-Pierre Faye répond dans des générations d’étudiants dans le sens du Critique N°237 : « A propos de Heidegger ». soupçon de nazisme profond, d’affinités, Il inclut Heidegger dans son « Hitler et les sans apporter les mises au points claires intellectuels . Contributions à la sociologie poli- déjà possibles. Un germaniste spécialiste tique », (I) en 1967. La revue Critique publie de littérature romantique, Robert Minder, (N°251) aussi en avril 1968 une lettre de se prend, à la même époque, pour l’exégète la fille de Husserl (publiée déjà en Allema- le mieux armé de la pensée heideggerienne gne dans le revue Merkur) pour réfuter la 11 légende d’une rupture personnelle du vieux Heureusement pour Emmanuel Faye, Pal- maître fondateur de la phénoménologie mier n’est plus là pour répondre… et de son étudiant hérétique Heidegger. Jean-Michel Palmier décide alors en 1968 Pour les imprécateurs de la chasse à l’Hei- d’offrir une étude précise sur Les écrits poli- degger, le dossier aurait rebondi avec le livre tiques de Heidegger (L’Herne) pour faire la de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, de synthèse du débat et prouver, sur textes, 1987, traduit en plusieurs langues. Mauvais après François Fédier, l’inanité de la plu- livre d’un amateur aux motivations dispu- part des critiques très violentes formulées tées : désir de gloire facile par le scandale, contre Heidegger sur le thème du nazisme. ressentiment d’étudiant médiocre en mal Ce livre, très instructif, aujourd’hui épuisé, de reconnaissance de la part des spécia- garde un grand intérêt, malgré quelques listes de Heidegger (il a prétendu avoir erreurs mineures (Rathenau par exemple, participé à un séminaire de Heidegger, n’était pas socialiste, Niekisch ne devint pas où il n’a jamais été inscrit ni enregistré), socialiste après 1945, il l’avait été de 1917 à projection sur Heidegger de haines anti- 1925, mais adhéra au SED, parti socialiste fascistes latino-américaines. Peu importe : « unifié » pro-soviétique de RDA après le contenu juge le livre. Pourtant ce thriller 1945), qui n’entachent pas sa démons- pour les imbéciles est encore réédité (par tration. Emmanuel Faye qui plonge avec exemple en poche en France, mais aussi délice dans toutes les erreurs réfutées par en Angleterre sous le titre Heidegger and Palmier (depuis 1968 !) croit ou veut faire Nazism, Temple Press, 2003, avec préface croire pourtant que le passage très naturel de Joseph Margolis et surtout quatrième de Palmier à d’autres sujets viendrait d’un de couverture complaisamment élogieuse sentiment de s’être fourvoyé : une sorte du service de presse de l’éditeur minimisant d’aveu ! A comparer les livres, c’est pour- la démolition du contenu et accréditant les tant Palmier, de toute évidence, malgré les diffamations de Farias). François Fédier erreurs mineures ou les approximations en a fait justice une fois pour toutes dans que souligne avec une feinte indulgence son Anatomie d’un scandale. Le Farias reste E.Faye, qui tient encore, et de loin, le mieux pourtant une autorité dans la sous-littéra- la route en 2005 ! Mentez ! Mentez toujours, ture de bile anti-heideggerienne. Il aurait il en restera bien quelque chose, disait Voltaire. apporté des faits, des documents, même si 12 Farias aurait commis quelques maladresses l’on imputait (lire par exemple le polémiste de forme. catholique intégriste français contempotain Sur le fond, E. Faye prétend d’ailleurs Ivan Gobry) l’apostasie de Scheler (son aller encore plus loin ! Il récupère aussi la évolution philosophique jusqu’à la rupture biographie de Heidegger de Hugo Ott, avec le catholicisme) à sa libido, à l’adultère Heidegger : Unterwegs zu seiner Biographie, et aux facilités du divorce, tandis que Hei- de 1988 (le titre signifie « en route vers sa degger aurait subi l’influence de son épouse biographie (réelle) ») qui apparaît désor- Elfriede, une luthérienne. Militaire français mais clairement comme la vision partiale en poste à Fribourg alors, F. de Towarnicki d’un représentant du parti catholique (rap- dans ses mémoires dit même que ce sont pelons que le Zentrum catholique a voté les catholiques qui dénoncèrent Heideg- les pleins pouvoirs à Hitler en 1933) qui ger aux autorités françaises d’occupation. vouait Heidegger aux gémonies depuis C’était une sorte de règlement de comp- qu’au début des années 1920, déçu par tes. Tous les témoignages sur les cours de le thomisme officiel de la « philosophie Heidegger avant 1945 indiquent que Hei- catholique » et rejetant la pensée cléricale, degger était un critique sévère du « système il s’était converti, comme avant lui Hus- catholique ». serl, et peut-être sous son influence, au Une partie des attaques d’ E. Faye sort protestantisme luthérien. Cette rancune aussi de L’Ontologie politique de Heidegger de tenace s’explique par l’énorme décep- Bourdieu (1988, Édit. de Minuit, collec- tion ressentie dans le monde universitaire tion « Le sens commun », sic !) revisitée catholique de perdre son meilleur poulain, cavalièrement mais avec quel aplomb for- car le jeune philosophe brillant était pro- cément « critique » par Pierre Bourdieu. metteur (l’Eglise avait investi sur ce jeune Un ouvrage qui fait encore les délices des homme d’origine modeste en lui payant bourdivins extasiés. L’auteur dont chacun ses études de théologie et philosophie et connaît la vertigineuse pensée, rebattue par pensait avoir droit à sa reconnaissance). La les marxistes et les sociologues bien avant défection de Heidegger était un nouvel un lui, sur la reproduction sociale des élites espoir déçu après la « trahison » de Max dans le système scolaire, et que certains vou- Scheler, dont Heidegger fera l’éloge funè- draient canoniser en maître à penser pour bre en 1928. Pour apprécier le niveau de sa compassion sur les humiliés et les offen- l’aigreur entre les parties, rappelons que sés et pour ses leçons de médiologie, se livre 13 à des analyses aussi subtiles (« Une pensée culture d’une vaste étendue et il est non moins louche ») que son jeu de mots sur le titre habile dans le choix et l’arrangement des cita- allemand d’Ordinarius : Heidegger « pro- tions. Il n’a aucune idée de la philosophie grecque, fesseur ordinaire » serait finalement très car l’outil de travail lui manque. Il a un certain ordinaire et relèverait de plates réductions talent pour la description phénoménologique. À sociologiques sur l’influence du milieu. On l’intérieur de ce domaine bien précis, il pourrait y trouve déjà (comme plus tard dans E. être fondé à accomplir certaines tâches. Mais il Faye comme dans V. Farias) les banalités vit depuis longtemps au-dessus de ses moyens. Il sur l’adhésion à la Révolution conservatrice n’a pas la moindre idée de ce qu’est la pensée ; et la mentalité völkisch (raciste, rétrograde). peut-être même la déteste-t-il. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui vive aussi exclusive- Premier à avoir tenté une démolition « phi- ment à partir du ressentiment et de tout ce qui losophique » de la pensée de Heidegger, est « anti ». Lorsqu’il fut habilité à Marbourg, avant de modérer ses accusations de nihi- c’était un marxiste pur et dur. Il a qualifié Être lisme et de rendre hommage à Heidegger et temps de « théologie déguisée ». Le même livre comme au plus grand penseur allemand est devenu plus tard « pur athéisme ». Rien n’in- depuis Hegel(!), son ancien disciple juif terdit assurément de passer de Feuerbach à saint exilé Karl Löwith, pillé par tous les anti- Augustin, d’abjurer celui-là pour se convertir à heideggeriens, dont les textes nourrissent celui-ci. À condition toutefois de ne pas imputer aussi depuis vingt ans les « analyses » du à d’autres un « tournant » dont il n’a de surcroît politologue/historien de la culture améri- pas la moindre compréhension. Je préfère passer cain Richard Wolin (éditeur d’un recueil sous silence des choses moins honorables qu’il s’est des textes de Löwith en américain – sous le permis, bien que j’aie continué à l’aider par des titre Heidegger : European Nihilism, 1995 - et recommandations en Italie et au Japon. (…) ». auteur de Politics of Being : the Political Thou- (Correspondance avec Jaspers, Correspondance ght of Martin Heidegger, 1990). Löwith est avec E. Blochmann, trad. François Fédier, un auteur certainement digne de lecture, p. 337, NRF, Gallimard 1996). Quant à Heidegger avait distingué son intelligence, Wolin, son travail « surfe » avec facilité mais voici ce qu’il écrit de lui (le 19-janvier d’une façon très « américaine » sur ce qui 1954) à Elisabeth Blochmann en prenant peut briller dans les départements de scien- connaissance des attaques de Löwith à ces politiques ou d’histoire des idées sous son endroit : « Löwith est quelqu’un qui a une un libéralisme « politiquement-correct » 14 de bon aloi : la question est de savoir s’il a intérêt ni crédibilité universitaire, dont les « lu » Heidegger sérieusement. analyses sur le discours totalitaire laissent au moins songeur, tant les banalités alter- C’est dans tout cela que puise E. Faye. Com- nent avec erreurs et confusions patentes. pilant sans complexe ni scrupule excessif Pourtant le fils nous promet du nouveau. cette littérature, qui depuis l’origine et de Les ultimes preuves ! Car en soixante ans plus en plus, associe Heidegger, E. Jünger d’enquête à charge obstinée, on ne les avait et Carl Schmitt, E. Faye revient aussi aux pas trouvées : ce seul fait serait à méditer, sources familiales de la polémique de son avant même de recevoir pour preuves ce propre père Jean-Pierre Faye, « théoricien » qu’on a déniché. Mais plus encore : la par- de la « raison narrative » (comprenne qui ticipation active, en pensée et en parole, au pourra ses écrits) et essayiste bavard sans génocide juif ! 1. Faye junior : quand ç’est fini, ça recommence Marx dit dans un texte fameux qu’une révolution est d’abord tragique et que sa répétition artificielle est comique. Il se pourrait qu’Emmanuel Faye réalise cette Promotion ! ou les marchands de tapis de la pensée prophétie dans son petit domaine. Voici qu’un nouveau livre paraît : événe- Heureux Emmanuel Faye, il a beau nous ment ? Il est salué par la presse à grand vendre les oripeaux des vieilles polémiques tirage et petite pensée comme une révéla- rapetassés, présenter son collage comme tion. De quel droit ? On en reparlera !… une œuvre originale au bluff, la promotion Des exemples : Roger-Pol Droit consacre à lui est assurée par du beau monde dans la la mi-mars 2005 au livre d’Emmanuel Faye, critique. La raison : il aurait tout vérifié, en prévision de la sortie (31 mars 2005), un approfondi et « radicalisé ». D’une polé- article élogieux pour le « jeune chercheur » mique faite de pseudo-savoir, la gloire est (sic ! on dirait plutôt « compilateur-inven- douteuse au panthéon de la pensée ou de teur ») et diffamatoire pour Heidegger : l’histoire, mais assurée dans la presse d’opi- « les crimes d’idées de Schmitt et de Heideg- nion. ger ». Le « hasard » de l’actualité permet en effet au chroniqueur du Monde, agrégé 15 de philosophie, sorti depuis belle lurette dans l’esprit du lecteur, tant la double de l’enseignement et jamais chercheur de page du dossier impose inconsciemment sa vie, nullement spécialiste de Heidegger l’évidence d’une entente presque « fusion- ou de la phénoménologie, encore moins nelle » entre les deux monstres. Au cœur de historien du nazisme ou du fascisme, mais la double page du Monde des livres donc, une auteur prolifique de livres «philosophiques» photographie de Heidegger en recteur de plutôt faibles, de traiter de deux nouveau- Fribourg de 1933. La petite moustache à la tés tapageuses en même temps : un beau mode, l’insigne à croix gammée sur le revers coup de com’. Heidegger en hypostase de de la veste souabe (ou tyrolienne, en tous la pensée nazie, à côté du juriste Carl Sch- cas forcément völkisch) est le message central mitt, bien plus engagé que lui (lui « traité » du dossier. Heidegger=Hitler. Et tant pis si par Yves-Charles Zarka dans un sûrement Heidegger porte ici l’insigne fonctionnarial mémorable Un détail nazi dans la pensée de obligatoire de son état de recteur (l’aigle Carl Schmitt qu’à ce qu’il semble, on n’est d’argent, tenant dans ses serres une petite jamais trop prudent, il incite ses étudiants croix gammée) et non celle d’adhérent au à acheter). On reviendra sur Carl Schmitt, parti nazi. Pour user de la rhétorique de tout de même tard venu et occasionnelle- M. Zarka : un détail dans la pensée anti- ment à la NSDAP (par « réalisme ») et nazie de Roger-Pol Droit. Au-dessous, la dissident du nazisme (puisqu’il fut officiel- photographie de Carl Schmitt en manteau lement condamné idéologiquement par la civil assis sur un banc et conversant à Ram- SS dès 1936-37 pour son anthropologie bouillet pendant l’Occupation (1941) avec … catholique, c’est-à-dire universaliste et Ernst Jünger dans l’inquiétant uniforme de non-raciste). Il faudra aussi s’interroger sur la Wehrmacht, complices tramant on ne sait ce hasard, cette coïncidence de publication quel lugubre projet nazi « en live », sous nos à deux jours près (30 mars et 1er avril ! mais yeux, pris la main dans le sac, peut-être fiers oui !) justifiant un traitement conjoint et d’eux-mêmes en plus. Ernst Jünger que R. donnant lieu à une promotion passionnée Minder appelait finement « le poète assassin » des deux auteurs, comme s’il n’en formait et qui depuis vingt ans suscite de nouveau qu’un. À lire E. Faye, on verra que cette stra- les attaques grossières d’une certaine criti- tégie des éditeurs et des auteurs correspond que littéraire politisée – « sociologique » et à une authentique intention de tir groupé néo-sainte-beuvienne comme dans le cas de et d’amalgame. Amalgame suscité jusque l’Allemand Rolf Lepenies - et d’historiens 16 des idées les moins scrupuleux (mais a-t-on frère jumeau en ontologie de Schmitt et la le droit d’être scrupuleux et de s’encombrer transposition ou plutôt la source, en tous de « détails » devant « le nazisme » ?!), cas la justification théorique, de sa pensée E. Jünger donc n’ayant pas encore droit foncièrement raciste. Le résumé de R-P. (patience !) à sa nouvelle dénonciation (for- Droit, extrêmement violent, a le mérite cément radicale !), Heidegger et Schmitt de ramener à sa crudité la thèse du jeune ont chacun droit à un encart, celui de Hei- Faye : « Malgré tous les efforts passés et présents degger intitulé, en toute simplicité, « trouver (de ceux que E. Faye appelle en toute subti- l’ennemi » serait tiré d’un séminaire maudit lité les « révisionnistes ») pour le faire oublier, occulté, enfin dévoilé et étudié pour la on constate de page en page que cette pensée est, première fois (par E. Faye bien sûr !), qui dans son fond comme dans son vocabulaire, prouverait que Heidegger cautionnait au raciste. » Les exemples accablants que donne nom de sa philosophie la dénonciation d’ennemis ce Monsieur Loyal de la Philosophie susci- intérieurs, y compris fictifs, pour ressouder la tent d’emblée quelque doute dans l’esprit communauté du peuple aryen ! Le titre de du connaisseur : Heidegger aurait parlé l’encart sur Schmitt va si bien avec : « la de l’« enjuivement » de l’Université alle- protection du sang allemand » (texte de 1935, mande dans une lettre des années 30, déjà commentant et justifiant les Lois racia- expliquée depuis 1996 par le philosophe les de Nuremberg, qui d’ailleurs – mais français (et remarquable connaisseur, lui, pourquoi le dire ? - n’ont aucun rapport de Heidegger) Marcel Conche : un terme nécessaire avec l’extermination physique banal à l’époque et nullement propre au des juifs, puisque les nazis les présentaient nazisme, dans une société où l’origine juive comme une sorte de version allemande était un fait dicible ; R-P. Droit cite aussi des lois de séparation du judaïsme, < cf. un texte, selon lui accablant, sur Héra- Mein Kampf, p. 306 de l’édition française, clite faisant de la philosophie allemande N.E.L> !, répètant, mais cette fois en les l’héritière de la grecque ! (Et alors ?…) Évi- racialisant les lois prussiennes de 1822, qui demment on nous réchauffe des passages interdisaient la haute fonction publique et tronqués du Discours du Rectorat, déjà expli- les offices de la magistrature et de l’armée qués successivement depuis quarante ans aux Juifs, <cf. l’admirable mise au point de par Jean-Michel Palmier, François Fédier Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Paris, et Gérard Granel ! Discours de rectorat 1973, pp. 81-83). Heidegger serait donc le déjà tronqué et truqué (par les coupes et 17 les traductions tendancieuses) concoctées on remerciera poliment. Nos amis agrégés, par Jean-Pierre Faye en 1967. R-P. Droit qui ont fui le corps enseignant où décidé- qui était tombé dans le panneau de Farias ment on s’ennuyait trop, pour « écrire » et avait sonné la charge avec la virulence de en journalistes, n’auront jamais trouvé le l’ignorant dans le même canard, repart à temps de se cultiver sérieusement sur les l’assaut comme en 1914 ! Dire qu’il fustige sujets dont ils parlent. On ne « sait » rien, les formules de Heidegger sur la philoso- mais on dira tout, car il faut que ça cause phie comme « combat » ! On est confronté dans l’Opinion avertie. Et nos agrégés gré- à la vraie bêtise, ce devant quoi il n’y a rien garisés tombent tellement, quelle ironie ! à faire, disait Kant. quelle nécessité ! jusqu’à la caricature, sous L’agrégé de philosophie journaliste (qu’on la catégorie de « l’inauthentique » selon Être excuse l’oxymore ! mais si le réel est oxy- et temps. « Die Gerede », le bavardage, disait moresque, que demande l’expression de la Heidegger. Oui, il faut choisir, penser ses vérité ?) Robert Maggiori se montre plus lectures au rythme imprévisible et très peu « prudent » : fuyant plus intelligemment éditorialiste de la méditation ou s’affairer un dossier qu’il ne connaît pas et qu’il sent sans cesse dans les effets d’annonce et l’es- problématique (une forme de flair, tout broufe pédante. Refus du dialogue de notre de même !), mais sur lequel la Machine le part ? Insupportable élitisme ? Encore une presse de réagir avec « compétence », forcé- preuve du fascisme heideggerien ? La faute ment (l’agrégation de philosophie comme à Platon ennemi de la « société ouverte » bonnet de mandarin et peau d’âne du du regretté Popper et précurseur du concept), il se dit très intéressé et ébranlé Goulag selon l’ineffable Glucksmann ?… par le travail très érudit et bien mené (ce Comme il vous plaira. Mais une minute torchon !) de M. Faye. Mais comprenant d’honnêteté entre nous : qui méprise le lec- sans doute que l’affaire pourrait mal tour- teur le plus, qui vend son âme philosophe ner, il n’ose aller au bout des compliments (si vous en avez une) le plus, de celui qui et habilement s’en tire d’une pirouette très dit loyalement qu’il faudrait lire des choses courageuse : ne devrait-on pas organiser un sérieuses avec humilité, prendre le temps débat contradictoire ?… Ah, le débat ! Ce de l’étude, se mettre à l’écoute de ce qui est mot commence à puer autant que « liberté » dit au juste, ou bien du journaliste mauvais dans notre société. Quand on voit ce que vulgarisateur qui, véritable Midas inversé, donnent les équivalents télé et radio de Libé, transforme en connerie tout ce qu’il touche. 18 Ce journalisme « de référence », comme il immédiatement ? – que des « heidegge- aime à se nommer lui-même avec modestie, riens radicaux » (bref des gens sérieux tout est une mine pour l’observateur des travers simplement, qui ne se laissent pas impres- dramatiques de notre société du spectacle, sionner et ne supportent plus la foutaise car au-delà du dérisoire, du bouffon, il y a diffamatoire) osent menacer la liberté de la facilité avec laquelle la haine et la calom- la critique (sans blague !) et calomnient nie sont déversées contre un auteur mort, E. Faye et ses amis. C’est vraiment l’hô- et avec quelle bonne conscience ! Il y a aussi pital qui se fiche de la charité. Mais on y la lâcheté de celui qui laisse faire, parce est habitué de la part de ces hautes sphères que c’est la lame de fond de la bêtise d’une de l’intellect. On ne sait cependant ce qui époque (et on est moderne, quand même !) doit le plus prêter à rire : l’identification de et qui joue au philosophe normand, en un Faye junior à la cause de la pensée et de la sens qui n’a plus rien à voir avec la pratique liberté d’expression ? la suggestion que son faussement naïve d’Alain autrefois : « pt’-êt’ livre serait sérieux et susciterait un large ben qu’oui, ou qu’non ». En version journa- intérêt mondial ? ou l’invitation à un grand listico-opportuniste : « c’est intéressant … ». débat et à de nouveaux travaux pour appro- Juger philosophiquement, on ne sait plus, fondir l’affaire ? Mais un débat sur quoi ? parce qu’il faudrait tout de même avoir tra- Et un approfondissement de quoi ? quand vaillé le sujet avant d’oser risquer une prise toute l’affaire est réglée par E. Faye dans le de position. Agrégés, nos chroniqueurs ne sens d’une inculpation de nazisme radical semblent plus guère l’être à la philosophie, (formulée jusque dans le titre pour qu’il n’y et l’ont-ils jamais été ? Ces compte-rendus ait pas trop de nuances !) et que l’attaque complaisants, enthousiastes et stupides contre les spécialistes les plus réputés se fait ou lâches, prouvent encore, à propos de à coups d’accusation de « révisionnisme » ? la presse réputée sérieuse des démocra- Décidément le sens du débat est tombé ties occidentales, la justesse du jugement, bien bas dans ce pays : le débat oui, tou- impitoyable, de Karl Kraus : « Le journal : jours, mais sans différend s’il vous plaît. l’entonnoir des bruits ». Depuis lors, une pétition risible d’universi- Puisque donc ils prétendent vouloir du taires médiocres ou qu’on avait connus plus débat et puisqu’on ne donne guère à ces inspirés naguère, s’indigne – à la demande enragés de « heideggeriens radicaux », du Monde et de Libération, qui les relaient extrêmes et 19 autres ultra-heideggeriens la parole, leur préférant quelques faux le dossier le plus solide et le meilleur client « débats » avec des heideggeriens fréquen- du monde ne savent pas plaider leur cause. tables c’est-à-dire culpabilisés et intimidés, Au moins voudrait-on voir ces professeurs, masochistes venus se faire marcher sur les habitués au confort du magistère d’amphi- pieds devant le public, étranges « heideg- théâtre et piètres débatteurs de radio, plus geriens » patentés par l’adversaire et prêts doués pour la confrontation « savante ». Et cependant à entendre les pires horreurs sur il est assez triste de voir que des universi- l’auteur, auquel, paraît-il, ils auraient con- taires d’une certaine compétence se sont sacré la plus grande partie de leurs études, laissés piéger (ou aller) jusqu’à participer puisque donc la défense est exclue du pré- au nom d’un prétendu état des lieux plu- toire des ondes culturelles et des étagères raliste et inter-générationnel (blablabla … des librairies, nous nous permettons de voir l’avant-propos très politiquement cor- renvoyer le lecteur curieux aux infâmes rect et très moral de M. Bruno Pinchard) extrémistes qui, nous dit-on gravement, à un colloque sur « Heidegger et l’huma- diffament E. Faye. Le site Paroles-des-jours. nisme » (2004) publié fort habilement en com est en effet plus roboratif et plus mai 2005 par les PUF, un mois après la instructif surtout que les piètres demi- parution du machin à scandale, où E. Faye mesures diplomatiques (d’une diplomatie recycle déjà ou teste, comme on voudra, en fort munichoise, à vrai dire) des heideg- deux communications tapageuses, ses inep- geriens respectables, invités aux débats du ties en public. (Misère des colloques : que seigneur. Car les propos de nos prudents de thèses et de livres on y aura revendus en mandarins avec leurs réserves, leurs conces- tranches à un public somnolant ! Et tout ça sions opportunes et déplacées, leurs petits aux frais du contribuable.) doutes polis de timorés ou leurs remarques On saura désormais – et c’est fort triste érudites, même justes mais jamais suivies - que la référence à l’ humanisme de la des nécessaires contre-attaques radicales Renaissance sert de prétexte à ce genre sur le fond du dossier, qui se défend très d’opérations. On sait bien que depuis la bien avec un peu d’énergie et de culture Whig History libérale, la vogue de « l’hu- générale, sont exactement ce qu’il faut pour manisme » correspond, si respectable soit produire l’impression d’une affaire réglée et son objet, à un enjeu politique moderne faire valoir à bon compte ce pauvre Doc- de refondation laïque de la politique et teur Faye. Il y a ainsi des avocats qui avec de l’ordre social, dans un sens immanen- 20 tiste et naturaliste. Le fait qu’Éric Weil par adéquat à «l’âge des extrêmes» (suivant le exemple, élève et disciple du néo-kantien titre de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm) né, Cassirer (lui, historien des Lumières) ait semble-t-il, de la logique individualiste, consacré un mémoire à Pietro Pomponazzi subjectiviste et techno-économiste que et à sa critique de l’astrologie avant d’écrire célèbrent ceux qui s’en réclament frénéti- sa Logique de la philosophie, ses célèbres Pro- quement et bruyamment. Mais le mot n’est blèmes kantiens et de polémiquer contre pas la chose. Heidegger considéré comme l’ennemi de la Si l’humanisme peut, comme le dit Heideg- rationalité moderne (science galiléenne et ger, garder un sens pour nous aujourd’hui, discours systématique de l’immanence), est pourvu qu’il soit repensé, il mérite des assez révélateur du lien logique que le libé- défenseurs plus exigeants et plus cons- ralisme philosophique a instauré entre ces ciencieux que des pseudo-spécialistes domaines. Mais d’Eugenio Garin ou même moralisateurs et surtout très politicards. d’Eric Weil à Emmanuel Faye, la pente est Preuve de leur cohérence avant tout idéo- forte : vers le bas. logique de chiens de garde : l’usage même, « Humanisme » ! Encore un mot à rayer du purement, crétinesquement politicard de lexique des gens bien élevés, j’en demande l’accusation de « radicalité » et l’arme de la pardon à Giordano Bruno et à Montaigne ! pétition solennelle dans la presse confor- Mais quels serviteurs vous donne-t-on aussi, miste. Oui, tout compte fait, nous voulons illustres auteurs de nos humanités mou- bien être des « radicaux » et remonter aux rantes ! Car elles le sont, n’en déplaise à feu racines. C’est chez nous autres une mau- Eric Weil. Et il ne suffit pas d’un colloque vaise manière apprise en philosophie ! anti-heideggerien pour redresser leur cause mats, 2002), sans parler … des universités ! La « valeur ajoutée » d’Emmanuel Faye et la compilation Une raison peut-être pour lire (ou relire) la On devrait donc débattre ! Mais, indé- Lettre sur l’humanisme du fasciste Heidegger ? pendamment des mauvaises manières du Et découvrir que critiquer intelligemment jeune chercheur d’avenir, y a-t-il matière l’humanisme en son déploiement effectif à ? Le scandale des révélations n’apprend (fidèle ou non à ses intentions) n’empêche rien à ceux qui se souviennent encore des pas de penser la possibilité d’un humanisme précédents ! Ce qui frappe avec E. Faye, dans les collèges et lycées (cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Cli- 21 c’est en effet d’abord la répétition stérile de teux, mais mal repenti ou impénitent et vieilles polémiques usées jusqu’à la corde, obstiné après la guerre, dénonce pathéti- qu’on fait passer en contrebande pour des quement depuis des décennies entre autres révélations. Finalement, le « livre » d’E. choses le manque de souci pour l’autre, Faye est la réitération sans scrupule de l’étranger, la différence, en exagérant les l’éventé et du réfuté, qui marche au bluff critiques décentes de Sartre ou Lévinas. et au gueuloir. À relire Palmier de 1968, Elle glose sur « le silence » prétendu de Fédier de 1987, on est frappé de la nullité, Heidegger après 1945 et rend Heidegger du non-lieu de ces révélations. D’un côté, responsable du suicide de Celan (bien que tout est déjà connu : Heidegger, homme de ce soit plus que douteux) : comme si après son temps, inscrit dans des débats en gros s’être excusé auprès de Jaspers, expliqué « nationaux-patriotes » et « révolutionnai- auprès d’Arendt, justifié devant une com- res-conservateurs » au début des années mission d’enquête, avoir cherché à renouer trente ; de l’autre l’amalgame peu regar- avec divers exilés en demandant le droit dant mais très systématique d’une œuvre et de réponse, Heidegger avait dû sans cesse d’une vie complexes au nazisme à titre de aller à Canossa devant on ne sait quelle prodrome, de caution intellectuelle, morale, autorité morale ( J.P Faye je suppose …). d’engagement politique. Et comment croire Cette littérature se permettait même après à la naïveté du fils d’un des divulgateurs des lui avoir reproché son silence, de lui reprocher années 1960 ! Pure malhonnêteté de qui ne de minimiser la Shoah et d’en insulter les sait de quoi parler pour faire parler de soi ? morts en parlant des camps, sous prétexte Ou faut-il parler d’obsession malsaine, de qu’il ne disait pas ce qu’on attendait de lui besoin psychopathologique ? et ne venait pas se flageller à cette occasion. Mais la répétition n’est jamais la réédition Mais pour pointer le nazisme radical sup- du même, nous dit Kierkegaard ! Il y a une posé de Heidegger, manquait (hélas !) aux valeur ajoutée ! Cette littérature éventée qui accusateurs patentés la trace d’une théorie faisaient de Heidegger un nazi en puissance du biologisme. vers 1920-1928, un sympathisant caché en Certains défenseurs de Heidegger n’avaient 1929-1932 à la ténébreuse idéologie völkisch pas manqué de souligner ce grave défaut de et un antisémite hypocrite mais avéré, puis l’argumentation. La chose était d’autant un nazi révélé et triomphal en 1933-1934, plus mal engagée que plusieurs textes de voire jusqu’à 1942-1943, enfin un nazi hon- Heidegger critiquaient nettement le « bio- 22 logisme grossier » attribué à certains passages nologie inhumaine, absconse et fumeuse, de Nietzsche par ses interprètes nazis (lire l’ontologie de l’extermination de ce qui à ce sujet la correspondance avec Jaspers, n’est pas de la communauté nationale völk- qui travaillait alors à son Nietzsche ), et ce, isch, idéal politique du penseur, et en vertu en plein Troisième Reich, quand cette théo- d’une exclusion radicale théorique (destinée rie avait cours chez d’autres philosophes. donc à devenir effective, pratique !). Or les C’était le point central de Marcel Conche preuves existeraient d’un critère racial déci- par exemple. Cela ne pouvait durer ! sif pour délimiter la communauté. Après Enfin E. Faye vint ! Heidegger l’introduction Marx et le Goulag, Heidegger et la Shoah ! du nazisme dans la philosophie d’E. Faye a La surenchère exige la répétition des lieux pour sous-titre : autour des séminaires iné- communs et la construction de Faye exige dits de 1933-1935. L’auteur prétend fournir que Heidegger cumule tous les traits du les preuves du nazisme radical, foncier et nazi. Que nombre des accusations du passé intégral de Heidegger grâce à des textes ait été relativisées ou réfutées lui importe encore inconnus et cachés ou déformés par peu : il en fait son miel, comptant sur la cré- les éditeurs heideggeriens et en particu- dulité d’un public ignorant, crédule, chauffé lier le fils de Martin Heidegger, Hermann par la presse et sur la mauvaise réputation Heidegger. Les séminaires livreraient en née du mensonge et de l’ignorance. clair le sens de passages obscurs que les toute la littérature précédente, pour la faire Ça fera pschitt ! Ou la leçon d’un demi-siècle de polémique « mousser » (c’est au moins la promesse du L’œuvre de Heidegger serait donc intrinsè- titre), E. Faye prétend la « compléter » de quement « l’introduction du nazisme dans documents accablants qui feraient enfin de la philosophie », réponse à ceux qui consi- Heidegger un nazi total, car pleinement déraient l’adhésion au nazisme comme une raciste dans le domaine de la philosophie : simple virtualité parmi d’autres. en bref, simultanément le traducteur en Si on se souvient de ce qu’il advint des concepts de Mein Kampf et un nègre des fameuses preuves incontestables de Farias, discours de Hitler! Heidegger fournirait réfutées par François Fédier dans son Ana- au niveau ontologique le plus abstrait, mais tomie d’un scandale (Robert Laffont, 1988) clairement pour qui sait décoder sa termi- et sa traduction, préface et notes aux Écrits prédécesseurs de Faye junior essayaient de décoder spéculativement. Reprenant 23 politiques 1933-1966 (NRF, Gallimard, contexte de la crise des années trente. Enfin 1995) de Heidegger – ouvrages toujours concernant une philosophie, à laquelle on dignes de lecture et très instructifs sur les doit faire un moment crédit d’en être une, fameuses pièces du dossier – on peut certes il est impératif de lire les textes en tenant envisager des révélations, et pas celles que compte du sens qu’ils ont ou peuvent en l’on pensait, sur le prétendu scandale. Mais tous cas avoir dans la logique d’une pensée les procédés de M. Faye Junior ne valent conceptuelle ardue. Ne suivant aucune- pas mieux que sa connaissance des textes : ment cette méthode d’honnêteté et de vraie mettant bout à bout des textes philoso- démarche scientifique, les « analyses » de phiques sortis de leur contexte avec des Faye s’accordent – ô miracle ! – avec leurs éléments extérieurs à la pensée de Heideg- postulats hostiles (pas des hypothèses, des ger, telle que nous la connaissons, E. Faye a priori dogmatiques) et finissent générale- se facilite des démonstrations douteuses, ment par l’indignation vertueuse devant la sans rigueur logique interprétative. Tout au « confirmation » de ce qu’on avait décidé long de son réquisitoire, les faits les moins d’avance. vérifiés ou les plus anecdotiques, les racontars déjà écartés (unus testis, nullus testis !), les Le livre de Faye junior, malgré les réseaux textes d’origines et de significations les plus copinesques mis en route, commence déjà à diverses se côtoient sans mise en relation « faire pschitt ». La réunion récente à l’As- satisfaisante pour prouver ce qu’il faudrait sociation des professeurs de philosophie de examiner. La moindre des choses concer- l’enseignement public (APPEP) convoquée nant le cas Heidegger comme tout cas de pour discuter de son livre et la proposition relation au nazisme serait qu’il devrait faire de débat de Maggiori ont été des flops : les l’objet d’une approche comparative loyale rares professeurs à s’être déplacés posèrent avec les autres philosophes, professeurs et des questions de fond bien embarrassantes, intellectuels de l’époque. Quant au natio- au milieu d’une indifférence méprisante du nalisme, au militarisme, au mépris de la corps enseignant. Croit-on que la claque démocratie parlementaire, etc, phénomènes de non-philosophes ameutée pour «faire européens répandus, la plus élémentaire la salle» changera le destin du pamphlet et justice serait aussi de nous rappeler ce que la réputation de son auteur? Nous voulons furent les positions des grands noms de la ici prendre notre part à la démolition méri- culture européenne, en particulier dans le tée de cette publication qui fera la honte 24 de l’éditeur et du comité de lecture qui s’y intellectuelle, de toute déontologie et de sont abaissés au mépris de toute honnêteté tout sens de l’honneur. 2. Un scandale… si rebattu et si plein d’approximations Tout étudiant de philosophie le sait par- formellement adhérent au NSDAP jus- faitement depuis des lustres : et pour peu qu’en 1945, payant ses cotisations. C’est qu’il ait ouvert un manuel de terminale, d’abord cette période de sa vie, cet « enga- une anthologie de philosophie ou un dic- gement » de moins d’un an qui alimente les tionnaire des noms propres, comment ne imprécateurs. Mais E. Faye comme d’autres le saurait-il pas ?! Acceptant en avril 1933 met en cause la préparation du Rectorat (quelques mois après la prise du pouvoir par le dévoilement de l’essence nazie. par Adolf Hitler (le 30 janvier), le poste de Recteur de son université à Fribourg- Avant 1933, le radicalisme nihiliste ! Sein en-Brisgau, à la demande de ses collègues, und Zeit texte désespérant et proto-nazi. alors que le recteur précédent était jugé indésirable par le gouvernement, Heideg- Le premier chapitre d’E. Faye est à bien des ger adhère peu après au NSDAP. En ce égards peu original, même si la musique est sens, il a été « nazi ». Ce fait connu depuis orchestrée avec quelques passages appuyés 1933 dans le monde philosophique euro- en pathétique. Heidegger en accédant péen a posé la question de la sincérité et de au Rectorat n’aurait nullement cherché l’opportunisme de cet engagement. De fait, à rendre service, mais profité des circons- Heidegger a adhéré au Parti et participé tances pour manœuvrer et imposer son volens nolens, dans l’atmosphère de reprise « radicalisme » d’« avant 1933 » qui aurait en main « nationale » des institutions sous consisté en une volonté de destruction de la pression du nouveau pouvoir, à la « mise la tradition philosophique, équivalente à au pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université. un « appel au nazisme » : digne du Lukàcs Au cœur de la polémique, un fameux « Dis- stalinien. Reprenant les interprétations de cours du Rectorat » sur « l’auto-affirmation Bourdieu sur le langage d’Être et temps et de l’université allemande » (Selbstbehaup- des textes de 1927-1933, Faye interprète tung). Il démissionne du Rectorat en 1934 de façon grotesque et anachronique Être et continue à enseigner à Fribourg. Il reste et temps comme un texte völkisch et proto- 25 nazi. Heidegger en 1933 aurait ainsi révélé David Cumin (Le Cerf, collection de Heinz sa vraie nature, le sens à peine caché de Wiszman), on y apprend – un peu d’atten- son œuvre obscure : le refus du monde tion du public ! - que la spécificité völkisch, à moderne, de la liberté démocratique, des savoir le racisme (avez-vous lu ?), est ce qui droits de l’homme et d’abord de l’égalité distingue la Révolution conservatrice (qui raciale et internationale. Ce que la vulgate n’est pas « völkisch », et à laquelle E. Faye va raconte sur Heidegger depuis soixante ans quand même rattacher Heidegger, via Sch- au moins. mitt) du pur nazisme. Or Heidegger serait bel et bien völkisch. Heidegger sera donc Réactionnaire et raciste ? Au nom du « völkisch » … la synthèse monstrueuse d’une révolution Pré-nazi = völkisch. Un mot qui revient pas de suggérer qu’il ressortit aussi de la sans cesse chez E. Faye. Les polémistes «révolution conservatrice»: quel dossier Bourdieu, Farias et Faye père ont dénoncé chargé ! une adhésion de cœur à un mouvement Le livre d’E. Faye est bien une pièce de la qui contribue au nazisme : le mouvement « littérature » d’un dispositif logique de la « völkisch » de droite nationaliste et raciste, « science politique » actuelle, à son niveau à tendance provincialiste, un romantisme « philosophique », pour régler une fois pour communautaire national allemand. J-P. toutes son compte à Heidegger, avant de le Faye réitère dans l’entretien qu’il donne laisser aux historiens de l’idéologie nazie pour Heidegger en France (tome 1) : oui, un pure et simple. Il suffit de lire les renvois jour, ouvrant un dictionnaire, pressentant mutuels des uns et des autres pour tracer quelque révélation, il apprit avec émotion les contours de ce nouveau secteur de la recher- le sens trivial de « völkisch » et, eurêka ! il che. Cumin (un spécialiste !) cite Bourdieu avait compris. D’ailleurs Heidegger, pour sur Heidegger et voit dans Armin Mohler marquer sa différence, a inventé l’adjectif (étudiant de Jaspers et le grand spécialiste «volklich»! de la Révolution conservative) qui dit juste- Il faut noter que dans l’esprit des polémis- ment le contraire (selon Mohler, Heidegger tes , cette supposée mentalité «völkisch» ne peut y être assimilé!) l’auteur de la thèse est l’une des bases d’une dérive nazie de qui fait de Heidegger un auteur de la Révo- Heidegger, car, si on prend la récente bio- lution conservative. La boucle est bouclée, graphie intellectuelle de Carl Schmitt par le terrain préparé. 26 conservatrice völkisch , car on ne se privera En fait nous devons nous demander si Hei- ne savait pas un poète maudit et auquel degger était même seulement völkisch au Heidegger consacre en effet en 1957 un sens qui est dit. On utilise sa justification beau texte intitulé « Hebel der Hausfreund » provincialiste du refus de nomination à la (Hebel, l’ami de la maison). Ces attaques chaire prestigieuse de Berlin et même l’ana- simplistes sur la « völkischité » de Hei- lytique du Dasein dans Être et temps ! (Voir degger sont fort intéressantes à un certain à ce sujet L’Ontologie politique de Bourdieu, niveau, car elles témoignent de la menta- que reprend E. Faye). A ce compte, le phi- lité tantôt techno-moderniste que défiera losophe français Gérard Granel qui désirait tranquillement Heidegger (d’où la fameuse rester en province pour y vivre et y enseigner, mentalité « Blubo » qu’on lui reproche: son loin du microcosme parisien, serait völkisch. attachement à la communauté enracinée Un des arguments assez stupides d’E. Faye, dans la terre natale) tantôt revancharde de mais il n’en a pas l’exclusivité, consiste à Juifs expatriés pour tout ce qui ressemble à incriminer le goût de Heidegger pour le un amour des racines allemandes autoch- peuple paysan et la campagne, comme une tones : Elias Canetti (j’apprends sûrement marque d’idéologie réactionnaire typique- quelque chose à E. Faye, qui pourrait s’en ment anti-moderne, « rance », « moisie » faire une fiche réutilisable pour un autre dirait-on aujourd’hui dans la pseudo- livre bien partial) écrit ainsi (avant des sociologie pseudo-cosmopolite des médias incriminations analogues du dramaturge politiquement corrects « branchés » sur le bouffon Thomas Bernhardt dans Maîtres divertissement « moderne » le plus imbé- anciens) : cile (passons sur le mépris quasi-raciste « Mon ami le poète du pays natal. Je me de ce discours pour la paysannerie, mépris suis approché à nouveau de cette figure sin- soit-dit en passant, très modern’stalinien gulière (…) et crois être sur la piste de son de la liquidation de la paysannerie) et voilà secret. (…) ce serait une erreur de croire que M. Faye fils avance la preuve, dérisoire, que ce sont des vaches ou des cheminées de la « Volkstümlichkeit », de la « völkischi- qui lui sont les choses les plus proches ; il tude » de Heidegger par la piété désuète de en a qui lui sont plus proches encore et qui ce dernier pour le poète des petites choses, sont les organes de son corps. Sa propre du foyer, des gens simples : Johann Peter digestion est un phénomène qui le fascine, Hebel, poète régionaliste et fondateur le remplit d’une tension renouvelée d’heure de la poésie dialectale alémanique, qu’on en heure, l’ébranle, l’émeut, le transporte. 27 Même le battement de son cœur n’a pas brutalement, en pleine lumière. » (Non, une semblable importance : (…) C’est la cette phrase sur la dureté de la vérité dans digestion pour lui qui est l’élément central. le passage par le concret n’est pas d’un hit- (…) Il affectionne les paysans parce qu’ils lérien !) « De cette sorte de leçons que l’on prennent place ensemble autour d’une ne saurait oublier, Hebel était particulière- grande écuelle (…) Avec les travailleurs il ment prodigue ; et chacune de ces leçons est socialiste (…) il exècre les usines. (…) était liée à une histoire tout aussi inoublia- Le sentiment qu’il a des différentes classes ble. Je ne crois pas m’être jamais adonné à sociales est extrêmement développé ! Il s’y un livre aussi totalement et jusque dans les connaît dans les boyaux du paysan, dans moindres détails ; je souhaite suivre jus- ceux de l’ouvrier, dans ceux du bourgeois. qu’au bout les traces qu’il a laissées en moi Depuis le mets jusqu’à l’excrément, c’est la et rendre ainsi à son auteur un hommage réalité concrète et saisissable qui passe pour que je ne dois qu’à lui. » lui avant tout. (…) Le mot « écrire » prend Certes Canetti fait la différence entre « la dans sa bouche un son inimitable, dont morale pompeuse » de Hebel et célèbre l’accent n’est certes pas aussi ferme que plus sa prose et ses contes, mais il signale celui du verbe « chier », bien qu’il y fasse que cette poésie vise à l’universel humain à passablement penser ». (« Le territoire de travers la concret particulier. Et dans Jeux l’homme », dans Écrits autobiographiques, de regard (p. 923), Canetti témoigne de Pochothèque Albin Michel, p. 1024-1025). l’émotion de Kafka à la lecture de Hebel. Or, ouvrant le même volume d’Elias (Le lecteur peut vérifier: on n’a pas con- Canetti, auteur germanophone juif d’Eu- fondu le völkisch Hebel avec le cosmopolite rope centrale et balkanique, sous le titre La Hebbel). Langue sauvée (sic ! Ja, Herr Doktor Faye !), Qu’on puisse lire différemment le même je lis (p. 279-280) à propos d’un poète alé- auteur est une évidence, mais l’attache- manique de la Heimat (devinez un peu) … ment de Heidegger à Hebel, si on le lit, Johann Peter Hebel (mais oui!) ceci : tient autant et plus à un message (le sens « Une morale pour être réellement perçue de l’habiter pour le « berger de l’être » !) et doit contraster avec la façon de sentir et au choix d’une expression dialectale dans ce d’agir qui nous est habituelle ; elle doit se que Heidegger appelle « langue de tradition » frayer un chemin en nous, attendre long- (par distinction avec langue technique de temps le moment propice pour éclater communication universelle, menacée d’abs- 28 traction déshumanisante) qu’à l’esthétique et son travail. Encore fallait-il pendant la ou à un refus de l’historicité et de l’étranger. Grande crise de 1929 donner aux gens la Bien plus, ce que Heidegger dit et qu’on lui possibilité de travailler et de réaliser ainsi reproche comme un essentialisme réaction- leur part de devoir social. (Un problème naire, c’est la relation entre l’enracinement inactuel ?…) E. Faye sur-interprète donc (dans la langue et le pays, dans l’expérience la notion de Volk et le sens de l’adjectif völ- culturelle d’un peuple) et la possibilité de kisch dans les textes des années trente, en l’humanité d’une part, celle entre l’essence les ramenant au sens racial nazi, alors que phénoménologique (eidos, ou plutôt chez ces notions ont une longue histoire dans Heidegger Wesen, le déploiement dans les le romantisme allemand auquel Heideg- phénomènes de l’essence ) du Dasein comme ger se rattache ici ! Mais finalement cette être au monde marqué de finitude et vérité interprétation colle des éléments comme le humaine. Que la paysannerie villageoise, regard critique sur la technique, la distance sans idéalisation mais avec l’attendrisse- devant l’idéologie du progrès scientifique, ment d’un homme né dans cette société la valorisation de l’enracinement existentiel et avec les derniers honneurs pour ce qui communautaire pour des prodromes du va disparaître, puisse servir à nous rappe- nazisme. On pourrait aussi bien y voir de ler cela dans la civilisation technique des simples instincts de survie et les amorces de usines, de l’Organisation scientifique du réflexions qu’on trouvera chez des auteurs travail, des métropoles anonymes avec leurs qu’on pourra aussi qualifier bêtement (ça se banlieues-dortoirs, dans l’ère des masses, fait de nos jours) de conservateurs ou réac- avec ses risques propres, Heidegger devrait- tionnaires comme Jacques Ellul, Simone il s’excuser de le voir et de le faire voir sous Weil (L’Enracinement) ou Charles Péguy, peine de procès en « Volkstum »? sans parler d’E. Mounier. Ce type de lec- Voilà qui nous ramène au cœur du pro- ture inquisitoriale en crime de lèse-majesté blème : le rapport entre humanité et peuple a donné lieu à des enquêtes en suspicion (Volk). Heidegger a certainement un souci sur la plupart des intellectuels critiques du peuple, dans une conception sans doute de la Modernité qui avaient osé remettre élitiste de la société, de type grec ou aris- en cause intellectuellement les dogmes de totélicien, mais qui défendait le droit pour l’Ère techno-industrielle et libérale-capi- chaque membre de la communauté natio- taliste, sans se contenter d’une confiance nale à une place selon ses talents propres dans le réformisme parlementaire et de sa 29 promesse de happy end. Les libéraux les intellectualiste, qui déteste Heidegger. J-M. plus intelligents ont eux-mêmes dû pro- Palmier l’avait déjà excellemment prouvé, tester contre les dangers pour la raison reproduction des textes à l’appui. Faye fils de la dérive « interprétative » où mène ce le sait et doit tenter de minimiser ce désac- genre de raccourcis « anti-populistes » cord de fond en le réduisant à une pure de nos Modernes hystériques. À force de incompatibilité de caractères ou à une riva- nier l’enracinement existentiel nécessaire lité d’ambitions entre deux figures proches et la solidarité des communautés réelles sur le fond. Krieck veut-il réduire l’univer- de l’Histoire, on sacralise le fanatisme de sité à de la formation professionnelle, à de la globalisation qui réduit l’homme à un la science appliquée, ce serait pourtant le homo oeconomicus indéfiniment mobile même anti-intellectualisme que la critique et flexible. Une lecture pour E. Faye, qui de la raison instrumentale chez Heideg- lit les philosophes en allemand : Rüdiger ger ! Safranski, Wieviel Globalisierung verträgt Finalement Krieck déteste surtout, selon der Mensch? Carl Hanser Verlag, München E. Faye, le snobisme littéraire obscur de Wien 2003. A savoir: « Quelle dose de glo- Heidegger. Au point de le présenter en balisation peut supporter l’être humain ? » rabbin de l’exégèse infinie de textes grecs Il y a encore des gens qui posent des ques- poussiéreux et creux ! Oui, on l’avoue, tions sensées dans cette glorieuse époque traiter Heidegger d’écrivain à style juif, ce de « mondialisation heureuse » et on s’est n’était pas un compliment à l’époque. Or laissé dire qu’un certain réactionnaire de voilà un point capital : l’antisémitisme. province décédé mais encore vivant n’y était Krieck accuse Heidegger de s’enticher de pas tout à fait pour rien. Juifs ! Pour preuve de la violence des atta- La bêtise par l’imputation de völkisch est ques de Krieck, lire dans J-M. Palmier Les donc en vogue. Aimer la campagne, la Écrits politiques de Heidegger, le document en province, lire des poètes ruraux, être politi- annexe : Ernst Krieck « Volk im Werden » quement conservateur en quelque manière, (Le peuple en devenir). La seule chose c’est déjà être « völkisch », mais bientôt on que Krieck et Heidegger partagent : l’idée charge le mot d’une idéologie proto-nazie : formelle de la destination selon laquelle le or, petit problème, dans le nazisme réel, le peuple doit devenir son être, déployer son « philosophe » völkisch, national-populiste, essence pour vivre dans une adéquation à c’est Ernst Krieck, un ex-instituteur, anti- soi-même, à une destinée: « Deviens ce que 30 tu es » (Goethe). Mais qu’en est-il de l’être et même Marx, au point que la philosophie de ce peuple ? Cela fait sûrement une dif- européenne semble puiser dans ces auteurs férence. et les topologies mentales qu’ils ont posées Heidegger hyper-nationaliste, pangerma- leurs éléments. On inscrit ses choix dans les niste, croyant à la supériorité mentale des alternatives et sur les bases de la philoso- Allemands ? E. Faye accuse Heidegger de phie allemande. Heidegger ne dit d’ailleurs racisme ontologique et le thème de l’Alle- jamais que l’Allemagne dominera toujours magne dans son œuvre lui sert à le prouver. cette scène. Il souligne que les Allemands Heidegger y parle certes de culture, mais ont comme les Grecs dans l’antiquité (dont il semble à Faye junior que cette culture les Romains ont traduit et déformé la con- nationale soit supérieure (chauvinisme) et tribution) marqué durablement la pensée même si elle s’exprime dans la culture, c’est occidentale moderne. bien d’une supériorité raciale qu’il s’agirait, Cette Allemagne est une responsabilité due à une origine. Certes Heidegger croit à occidentale et un poids de pensée : les Alle- des vertus allemandes communément par- mands sont de toute façon renvoyés à ce tagées, mais il ne faut pas tout mélanger, car que leur apprend leur tradition philosophi- à ce compte, le lyrisme patriotique devient que, théologique (Luther, Melanchthon, nationalisme ou racisme. Or l’Allemagne l’héritage de la Réformation protestante) et de Heidegger est une Allemagne obli- poétique (Hölderlin). Cette Histoire n’est gée (noblesse oblige) à un ressourcement pas vouée à se prolonger : preuve qu’il n’y a culturel dans ses traditions spirituelles, pas de racisme ontologique. Les Allemands notamment philosophiques. Comme il le sont peuple par leur langue et leur culture, dira au Spiegel en 1966, la philosophie est pas par une race aryenne ; il y a eu dans depuis Leibniz et Kant une affaire alle- cette culture une capacité et une volonté de mande de l’avis même des Français : cette dominer les éléments du moderne depuis thèse, qui peut sembler un peu exagérée l’Humanisme contre le matérialisme, le (Rousseau, Hume, Vico), signifie surtout nihilisme, l’atomisation sociale individua- que l’Allemagne domine la scène de la créa- liste. Telle est l’Histoire allemande depuis tion conceptuelle et systématique depuis que se pose la question de l’humanisme. cette époque avec l’idéalisme et la séquence Ce qui ne veut pas dire que la pensée alle- Leibniz-Wolff-Kant-Fichte-Schelling- mande s’est formulée correctement : elle Hegel-Schopenhauer-Nietzsche-Husserl, 31 tend plutôt vers son but. Elle est un chemin. suffit de lire De l’Allemagne, son roboratif et Mais c’est surtout un destin à poursuivre. instructif tableau de la culture allemande Comme E. Faye incrimine l’admiration de pour y lire le même genre de pensées ! Heidegger pour Hölderlin (grand poète, Ce que Doc’ Faye ne comprend pas, de ami intime de Hegel et Schelling, et un des toute évidence, c’est que Heidegger, tout fondateurs de l’idéalisme allemand post- antisémitisme à part, ne peut prendre dans kantien!) comme un signe de pensée völkisch sa perspective philosophique de lecture (Schiller qui, enthousiaste, annonça la gloire destinale spirituelle du peuple allemand, un de Hölderlin sera-t-il bientôt rétroactive- poète polémiste, si génial soit-il, qui, outre ment « révisionniste » ? on s’inquiète aussi la haine des nazis à son égard à l’époque, pour tous les éditeurs et commentateurs présente l’inconvénient, de facto, d’avoir été français vivants de Hölderlin - sauf bien sûr un cosmopolite en exil à Paris et avant tout pour JP Faye-), et comme, de plus le jeune un critique voltairien acerbe de lieux de Faye suggère que Heidegger aurait perfide- la pensée allemande que Heidegger croit ment glorifié Hölderlin non parce qu’il fut ouverts à une fructification : Schelling par un grand poète (comme bien des germa- exemple, que Heine, hégélien de gauche, nistes ont encore la faiblesse de le croire) considère comme un renégat de l’idéalisme et chanta les Grecs et la possibilité éthique véritable. Heine étant, comme le rappelle d’une Allemagne héritière de leur pensée d’ailleurs la citation de Faye, le poète de (c’est, pur hasard sans doute, exactement Nietzsche, Heidegger, qui prétend dépasser le thème de la méditation heideggerienne la négativité critique de Nietzsche et l’im- alors), mais pour s’opposer aux cosmopo- passe de l’aboutissement qu’est le système lites Goethe et Nietzsche et pour écarter de Hegel, ne peut symboliquement prendre le sémite Heine, lisons ensemble quelques Heine pour héraut rétrospectif de sa cause ! lignes très « völkisch » de Ludwig Börne, ami Quant au fait que ce choix (si discutable juif de Heine, auxquelles ce dernier, hégé- soit-il par ailleurs, sur un plan philosophi- lien, aurait souscrit sans aucun doute : « La que) soit lié à l’antisémitisme völkisch en France devrait finalement apprendre à reconnaî- 1933-34, rappelons que Thomas Mann en tre l’Allemagne comme la source de son avenir ; 1945 ne voyait d’issue à la crise spirituelle elle devrait finalement se convaincre, qu’elle n’est de l’Allemagne que dans une conciliation pas assez elle-même et pas le maître unique de posthume de Marx avec … Hölderlin ! son destin. » Quant à Heine lui-même, il Bref, dans un « socialisme » idéaliste et 32 national ! Ja, Thomas Mann, Herr Doktor versitaires) ou une remarque générale sur Faye ! Que Heidegger et Arendt lisaient l’« enjuivement » (« Verjudung ») de l’en- ensemble à la fin des années vingt ... Déci- seignement universitaire ou de la culture dément, il faut s’appeler JP Faye, comme le allemande dans des lettres déjà publiées père d’E. Faye, pour avoir le droit d’éditer ou citées ailleurs. Ces points sont connus et traduire Hölderlin en 1965 sans être sus- depuis très longtemps et il y a été répondu, pect de national-populisme allemand. par exemple par Marcel Conche dans Pour Doktor Faye, cependant, le völkisch des son remarquable Heidegger par gros temps années 1920-1940 (au sens où les historiens (1996), que visiblement Faye n’a pas lu : entendent cette catégorie) est toujours peu étrange oubli de la part d’un spécialiste de ou prou antisémite, Heidegger parle de « Heidegger et le nazisme » ! (Et on croyait Volk ou use de l’adjectif völkisch, partage des l’étude scientifique « fayite » à jour ! Même aspects de la culture « völkisch » ; il est donc non, pas même sur le plan bibliographi- antisémite. Le raccourci est un peu raide. que !) Que Heidegger ait été personnellement Il faut d’abord envisager que ces expres- raciste et anti-sémite à un certain degré est sions témoignent effectivement d’une possible. Sartre lui-même ne disait-il pas forme d’antisémitisme banal, ou d’anti- dans un entretien télévisé fameux de 1967 judaïsme d’origine chrétienne, répandu qui que lui-même s’était senti à la réflexion n’empêcha nullement les Allemands (et même malgré lui quelque peu raciste à cer- notamment les Églises) de désapprouver taines occasions et que le racisme, tendance les persécutions du régime, jugées excessi- presque naturelle, se combat tous les jours ? ves, et on sait que ce fut le cas. Il est d’autre (Ces propos de fin de Guerre d’Algérie part notoire que le monde culturel et intel- canonisèrent l’obsession anti-raciste, qui lectuel allemand était largement composé se limita bientôt à la lutte permanente pré- de sujets juifs et cela suscitait souvent férentielle contre l’antisémitisme, toujours l’agacement des Allemands de tradition distingué et mis en avant : naturellement, il chrétienne, qui se sentaient dépositaires ne s’agit pas là d’un distinguo raciste). On d’une culture nationale et jugeaient exces- voit bien à quoi fait allusion E. Faye, une sive la place des juifs, suspectés de distance expression un peu condescendante sur « le par rapport aux traditions du pays. (Mais Juif Fraenkel » (la lettre de «dénonciation» le catholique personnaliste Emmanuel d’ Eduard Baumgarten aux autorités uni- Mounier, dont la revue Esprit est engagée 33 dans la lutte contre les formes du racisme réflexions nouvelles (et fort originales de et notamment la reviviscence de l’antisémi- sa part) sur Heidegger qu’en 1981, cinq ans tisme, écrit en 1936 que les Juifs (des Juifs après la mort de son maître, suffit presque à véreux, dit-il) dominent le monde des arts suspecter ses propos à cet égard de caution et du spectacle et y voit une des causes de la donnée pour sa propre tranquillité. On popularité de l’anti-sémitisme ). notera d’ailleurs qu’il ne s’exprime pas sur Il est certain qu’il y a chez Heidegger un la période 1934-1945, c’est-à-dire sur l’at- attachement à l’idée de culture nationale titude de Heidegger pendant le règne du fondée dans la langue et un imaginaire col- nazisme réel . lectif (le Rhin, la germanité mythologique, Rüdiger Safranski, le meilleur biographe de la figure du Poète-national Hölderlin, etc.) Heidegger jusqu’à maintenant (malgré des et qu’il a pu considérer certains Juifs comme erreurs factuelles signalées par Hermann culturellement enracinés dans un cosmopo- Heidegger), auteur nullement apologéti- litisme de diaspora : Faye biologise à l’excès que ou hagiographique d’un remarquable sur des bases fragiles voire grotesques ce Heidegger et son temps, - en allemand : « Ein nationalisme herdérien pour s’en indigner. Meister aus Deutschland » (ouvrage curieu- Que le philosophe H. G. Gadamer, dont sement non cité par E. Faye), parle chez E. Faye cite un entretien de 1981, déjà au Heidegger au début des années 1930 d’un Monde des livres, affirme que Heidegger « antisémitisme de concurrence », mais jamais était visiblement sympathisant du « völk- d’un « antisémitisme spirituel » ou « biolo- isch nazi » avant 1933, est contredit par les gique », soulignant que Heidegger a été autres ex-étudiants qui se sont exprimés et capable de rendre hommage, de défendre et parmi eux un qui pourtant critiquera les soutenir les Juifs allemands de sa connais- tendances nihilistes de Heidegger, Löwith sance, dès lors qu’il leur reconnaissait un vrai un juif. Que, d’une part, H.G. Gadamer ait talent. Ainsi rencontre-t-il à Rome en 1936 été pendant l’occupation de la France l’in- Karl Löwith en exil et lui explique-t-il son tellectuel allemand spécialiste de Herder rapport au nazisme loyalement: et quand et en ait donné l’interprétation officielle Löwith lui expose sa vision des origines du troisième Reich (« Herder et ses théo- de son ralliement de 1933 dans certaines ries de l’histoire », in Regards sur l’histoire, possibilités de Sein und Zeit, Heidegger Cahiers de l’institut allemand, Paris, 1941), approuve en insistant sur le développement et que, d’autre part, il n’ait exprimé ces de son attention à l’Histoire et à la commu- 34 nauté, sans mentionner la race. On a vu qu’il tisémitisme réel ou supposé. Or s’il s’agit tâchait de rester loyal envers Löwith dans la de ce que nous lisons chez R. Safranski, lettre de 1951 à Elisabeth Blochmann citée cet « infâme », assez banal, et signalons-le plus haut, où il dira après quelques mots à E. Faye, assez répandu dans l’université de compliments sur les talents de jeunesse aujourd’hui (à l’égard des Noirs, des Tsi- de Löwith, sa déception tant intellectuelle ganes, des Arabes, - Arabes que Hume au que morale sur ce qu’est devenu le disciple moins incluait dans la race blanche créa- qui s’acharne à le présenter aux Américains trice de culture (!) -, bien plus désormais (beaucoup étaient sans doute convaincus qu’à l’égard des Juifs) ne distinguerait pas d’avance, surtout si un Allemand le leur Heidegger, à supposer qu’il soit concerné. disait) de façon caricaturale. A ce sujet, on recommande à E. Faye un La cabale continue, avec des méthodes beau texte du professeur Françoise Dastur américaines, si on peut dire, car tout cela (pas encore placée sur sa liste des « révi- s’enfle de plus en plus de ce « politique- sionnistes ») à propos de la malhonnêteté ment hypocrito-moralisateur des procès pour nazisme et racisme faits à (« Il est méchant ! et moi – qui le dénonce Heidegger et sur l’hypocrisie bien-pensante - je suis donc bon », comme disait déjà jus- de bien des universitaires en la matière, tement, sévèrement, Nietzsche) plein de hypocrisie d’autant lâche que nombre de suffisance et d’anachronisme, qui confond ceux qui rejettent Heidegger présentement, ses bons sentiments avec de la bonne litté- n’eurent de cesse que de le piller naguère rature de commentaire philosophique. Un pour commencer une brillante carrière. exemple récent : Naomi Zack, qui dans son Mais avant Françoise Dastur, le jeune Faye ouvrage Philosophy of science and Race (Rout- eût dû lire un texte d’Alexandre Koyré ledge 2002), après une préface regorgeant paru dans la revue Critique… en 1946 (n° de compliments assez lourds aux collègues 1 et 2, Paris) où l’historien bien connu de féministes et noirs des Minority studies, use la philosophie des sciences sous le titre de plusieurs fois de l’expression « the infamous l’« Évolution de la philosophie de Martin footnote » à propos d’un passage raciste d’un Heidegger » traite de la Kehre dans le pas- texte de Hume « On national Characters » sage de De L’essence de la vérité (1943) par sur l’infériorité des Noirs (p.14-16). Chez rapport à ce que représentait l’impasse de E. Faye, le dégoût irrépressible et sensible Sein und Zeit (1927). Alexandre Koyré, bon devant l’« infâme » s’exprime devant l’an- germaniste et rationaliste husserlien, n’est correct » 35 donc pas un heideggerolâtre, et, bien qu’il entaché de racisme à l’égard des Tsiganes critique chez Heidegger le « mysticisme » (nomades qui vagabondent, dit-il, à travers et ses « relents religieux », ne voit, en 1946, l’Europe, sans lui appartenir spirituelle- aucun dossier accablant dans son œuvre ment) sur lequel est revenu Derrida ! Or quant au problème du völkish et du racisme. E. Faye oublie que le nazisme extermina Enfin, peut-être pour mettre le jeune Faye les Tsiganes, ce qui ferait donc (si on lui face à ses responsabilités, on rappellera applique l’analogie et pourquoi non ?) de l’« Introduction à la pensée de Heidegger » Husserl une sorte de caution morale de écrite en 1942 à Louvain par Alexandre de cette extermination ! On dira que Husserl Waelhens (premier traducteur en français, dit des Tsiganes qu’ils n’appartiennent pas à avec Rudolph Boehm, de la première partie l’humanité européenne « spirituellement », de Sein und Zeit, Gallimard, Paris, 1964). mais quand il s’agit de Heidegger, E. Faye De Waelhens qui n’est ni un fasciste belge, considère que le nazisme cache son racisme ni un rexiste collabo (s’il l’avait été les auto- derrière des considérations spirituelles ! Et rités belges l’eussent condamné), dit lire, en puis, les termes de Husserl ne sont-ils pas 1942, avec admiration Heidegger. lourdement connotés dans le sens d’une Car E. Faye veut destituer Heidegger du infra-humanité crasseuse quasi-animale nombre des philosophes pour racisme. On de bêtes de foire dans leur roulottes et ne vient de voir qu’il faudrait alors en destituer pourraient-ils se trouver dans la bouche aussi Hume (sur les Noirs, les Jaunes, les de n’importe quel raciste de l’époque ? La Amérindiens et les Océaniens), mais aussi réponse est : oui. Kant ! Car, à lire Naomi Zack, ces auteurs Car la philosophie humaniste de «l’huma- sont racistes ! Mais ne nous arrêtons pas en nité européenne» de Husserl, le sursaut si bon chemin, puisque E. Faye est ratio- transcendantal nécessaire, la conversion spi- naliste en brave soldat de la dignité des rituelle nécessaire pour résoudre et dépasser Modernes : n’y a-t-il pas un racisme grec la «crise de l’humanité européenne», cet (anti-asiatique = anti-perse et anti-sémite) héroïsme de la raison husserlienne, qui doit chez Homère théorisé par Aristote ? Il est corriger les ratages historiques porteurs beau de défendre le philosophe Husserl d’objectivisme nihiliste de la philosophie d’origine juive contre l’ingratitude sup- (Descartes, Hume, Kant) - Heidegger, posée de Heidegger, mais Husserl nous a avec une différence certes essentielle, n’est laissé un texte clairement suspectable d’être pas si infidèle à Husserl quant à la mis- 36 sion impitoyablement critique et salvatrice Husserl légitimant naïvement la fonctiona- de la philosophie en leur siècle - , est-elle risation spirituelle et même (conséquence tellement cosmopolite et humaniste? Et en 1933) l’encartement des philosophes bien voici ce qu’à ce sujet écrit en 1943 organiques jusqu’ au service des politiques l’Austro-allemand Eric Voegelin, juriste et inhumaines ? La sévérité n’a d’égale que le philosophe passé chez Max Weber et Hans style brillant du disciple de Karl Kraus. Kelsen, anti-nazi fiché par la Gestapo et Mais il y a plus grave: car dans la vision obligé de fuir au moment de l’Anschluss et de l’Histoire spirituelle («victorienne» ou réfugié aux Etats-Unis (1938), objecte à son Whig) de l’humanité, dans son euro-cen- ami (disciple de Husserl) Alfred Schütz trisme naïf et arrogant, Husserl semble bien (lettre du 17 septembre 1943) à propos de nier (au moins autant que Heidegger, qui l’idée de Husserl, selon laquelle les philo- lui s’intéressera au Zen) la valeur philoso- sophes devraient se faire «fonctionnaires phique des grandes cultures et civilisations de l’humanité» (moderne) (expression du monde «jaune»! (Husserl se moque en tirée de La crise des sciences européennes et la effet de ceux qui prétendent tirer quelque phénoménologie transcendantale de Husserl, enseignement dans la crise de la culture &15): «Et j’ai du mal à retenir quelques dures européenne d’une étude critique d’»une remarques que je pourrais être tenté de faire vision pré-scientifique - et pourquoi pas comme par exemple, que j’ai un préjugé contre à la fin d’une vision du monde chinoise!» les fonctionnaires et ainsi je ne distingue pas suffi- (traduction Granel, TEL Gallimard, p.82). samment les fonctionnaires nationaux-socialistes A Schütz toujours, qui défend la gran- des fonctionnaires de l’humanité; que les fonc- deur de Husserl, et à Leo Strauss (à qui la tionnaires du parti massacrent l’humanité tandis lettre doit être communiquée), Voegelin, que les fonctionnaires de l’humanité ne voient pas plus proche de Jaspers, répond que selon assez profondément la nature du mal afin de voir Husserl, quant à la raison: «L’Histoire au moins une de ses racines dans la nature du de l’humanité en cause sort de l’antiquité fonctionnaire (…)». (Faith and Political Philoso- grecque et des temps modernes depuis la phy. The Correspondance between Leo Strauss Renaissance. La période hellénistique, le and eric Voegelin 1934-1964, translated and christianisme, le Moyen âge ( une période edited, with an Introduction by Peter sans intérêt d’une durée de deux mille ans Emberley and Barry Cooper, Iniversity seulement) sont un interlude superflu; les of Missouri Press 1993, 2004, pp.23-24). Indiens et les Chinois (mis entre guillemets 37 par Husserl) sont une curiosité légèrement (on dit comme ça aujourd’hui ?) ou, comme ridicule sur la périphérie du globe, au centre on disait alors, avant Lévi-Strauss, charita- duquel se trouve l’homme occidental en blement, « primitifs » ou « aborigènes » ou tant qu’Homme.» Ibidem, p.21. « sans histoire », (du moins pas la «Grande Or quel est le rapport avec le danger des Histoire» mondiale, qui fait l’unification du «fonctionnaires» d’une humanité restreinte globe sous la civilisation européenne) , peut à cette époque , selon Voegelin ? Pour ce leur faire mériter aux yeux des « civilisés » dernier, Husserl, malgré la lettre huma- la dignité intégrale d’êtres humains à part niste universaliste de son Histoire et de sa entière avec le respect afférant. Naturelle- philosophie, tend à rejoindre les idéologies ment cela ne nous empêchera pas de lire et millénaristes et violentes des «collectivités de faire lire Husserl (comme nous y invite restreintes» prétendument élues par l’His- la préface à la traduction de la Krisis de toire: «Par cette contraction de l’humanité Gérard Granel), qui est un très grand phi- à la communauté de ceux qui philosophent losophe du vingtième siècle et en un sens au sens husserlien, le télos philosophique un idéaliste humaniste typique. De grande s’approche de la collectivité intra-mondaine classe. Le dernier. particulière du type du prolétariat marxien, Seulement E. Faye quand il «étudie» le du Volk allemand hitlérien, de l’Italianà de débat de Davos (1929) entre Heidegger Mussolini». (Eric Voegelin, Ibidem, p.26). et Cassirer sur Kant ignore que Heideg- Si, comme c’est assez évident, l’ « huma- ger veut déjà reposer la question de l’être nité européenne » chez Husserl est un télos appliquée à l’homme et ne s’oppose pas à universel « humaniste » et si les Tsiganes Cassirer comme un irrationaliste barbare de Husserl (comme les Caffres de Hei- à un moraliste civilisé, mais comme le degger qui suscitent tant la sympathie de penseur insolent d’une tentative « réaction- E. Faye) sont exclus de l’humanité déve- naire » et « révolutionnaire » à la fois (ce loppée dans sa rationalité et sa discipline que Cassirer, lui, comprend) – fonder l’hu- éthique universaliste, seule une idée huma- manisme sur la question de l’être-humain niste de « l’être de l’homme » (question dans une problématique de l’être en géné- programmatique de Kant que reprend Hei- ral, bref réactualiser l’ontologie qu’on disait degger) qui dépasse l’effectuation en lui de morte et enterrée depuis Kant en principe la potentialité rationaliste et qui écarte une et depuis le néo-kantisme en fait – face destination raciale des peuples « premiers » à un brillant historien de la culture. (Et, 38 selon Leo Strauss, on ne pouvait manquer dans l’idéalisme allemand et la tradition de voir la supériorité de la problématique d’où part Heidegger une notion normative heideggerienne, face à un néo-kantien que et non descriptive et qu’il ne s’agit nulle- son rationalisme modernisé menait, de ment de nier que les Africains soient des plus en plus, à l’effacement de la rationa- hommes (c’est même dit explicitement lité morale kantienne au profit d’un regard qu’ils sont des « Menschen » et donc, cela spectateur d’universitaire, passif devant veut dire qu’ils ne sont pas des Unter-mens- ce qui se passe et muet sur la Crise de la chen, CQFD svp !) ni qu’ils n’aient pas des culture.) Autrement dit, Heidegger doute « cultures » au sens anthropologique. qu’on puisse fonder un humanisme sal- Quant au fait, que dans le même pas- vateur et respectueux de l’être humain sage, Heidegger cite le voyage médiatique dans sa richesse sans poser la question de de Hitler à Venise en 1935 et présente son être au-delà des abstractions du sujet l’avion du Führer comme un instrument transcendantal néo-kantien (exactement et un symbole de l’action historique d’un l’instinct de Nietzsche cinquante ans plus peuple et imagine qu’on puisse en faire une tôt), sans poser donc la question de sa pièce de musée de ce fait, il faut vraiment nature de Dasein (sans nature zoologique une certaine mauvaise foi pour y voir une raciale déterminante ni réduction au sujet manifestation de racisme nazi. Hegel ne transcendantal abstrait porteur de science parle-t-il pas du cheval de Napoléon comme faustienne ou même de « culture » euro- du véhicule de l’acteur principal de l’His- péenne moderne). Or, par exemple, dans toire mondiale et du passage de l’Esprit du le texte où Heidegger parle des Caffres monde sur son cheval ? Ne garde-t-on pas comme un cas « des groupes d’hommes » les voitures de Napoléon à Bois-Préau, son (Menschengruppen) qui n’ont pas d’Histoire, mobilier au musée de la Malmaison? Hon- il ne fait que prendre un exemple de son neur à un pacifiste humaniste ou à un chef idée de peuple (Volk), comme vecteur d’his- d’Etat charismatique et dictatorial qui fit toire créatrice universelle et non simple l’Histoire de son pays et par son impéria- ethnie relevant de l’ethnographie. Bref E. lisme celle de l’Europe? Faye, qui affiche sa tendresse pour les Caf- La question est donc bel et bien celle du fres, joue sur les mots et les concepts pour sol ou de l’enracinement de l’esprit : pour ne pas voir (ou ne le comprend-t-il pas ? le racisme nazi orthodoxe, il s’agit avant hypothèse plausible !) que « peuple » est tout des origines biologiques (sang) de la 39 vie, alors qu’on trouvera difficilement chez sur ses prétendus sous-entendus anti- Heidegger des passages clairement et fon- sémites. C’est ce qu’on appelle en bonne cièrement racistes. Dans les rêves d’E. Faye, philosophie et en bonne justice un procès en revanche, il y a un racisme ontologique, d’intention. qui programmerait la Shoah ! Expliquons : Oui, les éléments manquent vraiment à E. le collage du décisionnisme (le Führer a Faye pour prouver la grande découverte, qui toujours raison) et du racisme (les juifs doit lui assurer une place au panthéon de sont des sous-hommes) aboutit dans la l’enquête philosophique. Au point que dans sophistique de Faye à une justification de les rares cas où il rencontre le mot « Rasse », l’extermination, puisque le Führer le veut ! il prend note pour son modeste catalogue C’est la grande originalité supposée d’E. (E. Faye tient à nous signaler, ça peut tou- Faye, alors que ce venin est craché dans jours impressionner, comment il s’écrit en la littérature abjecte où le livre de Faye allemand ! comme si cela remplaçait une s’inscrit déjà comme un sommet. Notre conceptualisation). Mais la conceptualisa- talentueux jeune chercheur peine à trouver tion de la race selon Heidegger n’a jamais des bribes de textes ambigus sur « la race », lieu dans l’œuvre d’E. Faye, car l’épou- tant ce thème est mince chez Heidegger ! vantail du mot bloque toute réflexion. Or Il ne voit pas de racisme grec anti-perse, là encore, la question est de savoir ce que mais si Heidegger commentant des textes ce mot signifie ici, chez Heidegger ! Et grecs parle de la différence entre les Asiati- d’abord s’il s’agit d’une évocation termino- ques et les Grecs, selon les Grecs, en terme logique, d’un discours indirect rapportant de culture philosophique, et file ensuite une position topique ou d’une théorisa- la métaphore des Grecs modernes que tion ou thématisation « personnelle » et seraient les Allemands, Faye juge à propos dans ce dernier cas de l’analyser. Signalons de faire des Asiatiques incapables de philo- pour la précision que Faye ajoute à sa liste sophie et inférieurs culturellement un nom « Stamm » qui signifie « tribu » ou « clan » codé typiquement nazi pour désigner « les ou « ethnie », un mot utilisé banalement Juifs d’Allemagne », les avilir, les exclure de encore aujourd’hui par les historiens du la communauté et préparer perfidement Haut Moyen-âge ! La preuve que Faye leur livraison au bourreau. aurait dû thématiser la race chez Heidegger, Concluons : Heidegger ne peut rien dire sans partir du principe qu’elle est biologi- sans être sommé post-mortem de s’expliquer que (mais pour lui si elle est spirituelle, c’est 40 encore pire et encore plus nazi) et surtout si processus historiques et des facteurs d’his- elle est forcément porteuse d’assassinat. toires différentes. N’était-ce pas une façon C’est bien là qu’on touche du doigt les con- de la mettre en question ? Même si Hei- séquences de la dérive moralisatrice d’une degger a pu s’intéresser aux théories des certaine sous-philosophie à la mode : qui instituts raciaux et eugéniques de l’époque, se dispense du travail du concept au nom il y a loin avec cautionner l’extermination d’une vague éthique, accuse de ce fait sans des « races » en question. preuve, transforme la philosophie en pré- J’en veux pour preuve qu’un géopoliticien toire à effets de manche et se dispense de nationaliste partisan de la Grande Alle- justification sur ses procédures arbitraires magne et, jusqu’à l’attaque de l’URSS en et malhonnêtes parce qu’elle oeuvrerait 1941, relativement solidaire de la politi- pour l’éthique ! Éthique, que de bêtises on que étrangère de puissance du Troisième colporte en Ton nom ! Que de haine aussi ! Reich, l’inventeur de la notion pré-nazie de Ces termes ne signifient pas une adhésion «Lebensraum» («espace vital»), Karl Haus- à l’antisémitisme obsessionnel et meurtrier hofer, utilise souvent le mot «race» dans ses de l’État nazi : faut-il citer les nombreux textes des années 1920-1945 sans y mettre auteurs insoupçonnables qui ont utilisé le de connotation exterminationniste. Il est mot « race », à commencer par l’ethnolo- d’ailleurs marié à une Juive! Ce qui n’em- gue jacobin des Lumières Alexander von pêche pas Karl Haushofer d’admettre à un Humboldt ou Renan dans « Qu’est-ce qu’une certain niveau un anti-sémitisme politi- nation ? » ? On peut certes s’interroger sur que. C’est-à-dire que plus respectueux que le sens de certains textes ou de certains Hitler de la «culture juive», il estime qu’elle phrases de cette époque : tentation ou sim- peut nuire à la cohésion de la Nation. ples concessions à l’idéologie dominante Cependant si cet auteur refuse l’anti-sémi- officielle ? Heidegger qui fréquenta certains tisme systématique et violent de l’Etat nazi anthropologues racistes était sans doute et des bandes de SA, si on ne peut lui attri- intéressé par la question des fondements buer moralement de penchants meurtriers scientifiques de ces théories qui existaient, à l’égard des Juifs ni de discours extermi- et de longue date hors d’Allemagne (en nationniste, son racisme est plus banal et particulier en Suède et aux États-Unis), moins respectueux quand il s’agit des Noirs et tentaient de s’opposer à l’universalisme. d’Afrique (il a en revanche un grand res- Il s’agissait de proposer une théorie des pect pour les Japonais): cependant si mon 41 lecteur se reporte à l’anthologie intitulée qu’on y trouve des choses fort instructives De la Géopolitique (Fayard 1986) des textes sur les «oublis» opportuns des histoires principaux de Haushofer, il lira avec intérêt «révisionnistes» à la Faye: pourquoi ne que Haushofer plaide jusqu’en 1940 pour pas situer Heidegger dans les discours de un partage de l’empire blanc sur l’Afrique l’anthropologie européenne de l’époque? E. entre puissances coloniales destinées à Faye s’indigne du mot race chez Heidegger, dominer (dont la Grande-Bretagne) et se mais que dire de son usage chez l’anthro- réjouit que quelques responsables politi- pologue et géopoliticien du Pacifique, l’ ques occidentaux comprennent la validité Australien Griffith Taylor, cité avec respect de ses théories racistes colonialistes ! (Sur par le quasi-nazi Haushofer, pour son livre la proposition d’une Eur-Afrique dominée Environment and Race? Fort intelligemment par les Blancs, pp.130-132). Or Haushofer ou candide, Haushofer s’y réfère devant les n’a pas besoin d’inventer: il demande l’in- autorités anglo-saxonnes de dénazification clusion de l’Allemagne dans le directoire en 1945. des puissances coloniales pour perpétuer le C’est vraiment une étrange déformation système britannique et français ! (Sa des- mentale que celle de stigmatiser chez cription du système britannique, p.127). Heidegger les éléments ambigus et peut- Rappelons qu’un ministre de Churchill être troublants qui s’étalent au grand jour à cette époque, le colonel Smuts engagé dans tant d’auteurs académiques et tant de par la Charte de l’Atlantique de 1941 sur discours politiques démocratiques de ce la liberté des «peuples», Herr Faye), est le temps! E. Faye a un drôle de petit sélecteur fondateur en Afrique du sud de l’apartheid transcendantal «dans la tête» et devrait en 1948 pour sauver (exactement les idées changer de décodeur. Mais non, E. Faye est de Haushofer) la civilisation blanche supé- un Juste! rieure ! Il y a donc une touchante rivalité valeurs occidentales et Heidegger, à sup- Sein und Zeit texte désespérant et proto-nazi ! poser qu’il adhère à cette vision, serait un Si la pensée de Heidegger pendant le Rec- modeste conformiste à cet égard. torat sort, comme les grands spécialistes L’intérêt de relire les anciennes publications (William J. Richardson S.J., Trough Pheno- (ce que Big Brother dans 1984 de Orwell menology to Thought, Martinus Nijhoff, empêche soigneusement: la mémoire!) c’est La Haye, 1974) l’ont dit de Sein und Zeit, de zèle en Occident pour développer les 42 véritable matrice de l’éthique politique et monde, qui est environnement (Um-welt), de la philosophie de l’éducation de Hei- biosphère, milieu, et qu’il se conçoit immé- degger, ce n’est pas que Sein und Zeit soit diatement, si même il se « conçoit » alors, « proto-nazi », comme E. Faye veut nous le comme partie de ce monde. Un monde faire croire, mais parce que dans la logique signifiant, marqué de signes saisis intuitive- de son délire d’interprétation, il fallait bien ment (« ça monde » dit-il : le monde « fait en passer par là. L’insistance de Heidegger système » et nous est familier, compréhen- sur l’abandon de l’homme, sa « dérélic- sible par accoutumance vécue et habitude). tion » selon nos traducteurs, depuis Être C’est l’attitude naturelle. L’homme d’ailleurs et temps (l’être-là voué à l’existence dans le est alors aveugle à ce qui se passe en lui et le monde qu’il n’a ni créé ni voulu, mais où il vit. Sur ce point, comme Bergson (qui assi- est « jeté » par la vie, Geworfenheit, dans une gnait cette tâche à « l’intuition » régressive), situation sociale, culturelle, politique, etc., Heidegger en appelle à une attention radi- qui est toujours déterminée géographique- cale à ce qui se passe dans la perception et ment, historiquement) est aussi imputée à l’expérience vécue, contre les constructions un nihilisme tragique, menant logiquement sophistiquées de psychologues. Le choix du au nazisme ! nom Dasein n’a donc rien à voir avec une négation de l’humanité de l’homme par un La vérité est qu’il s’agit bien plus d’une refus de le nommer. Il s’agit au contraire critique non-marxiste de l’individualisme d’une tentative de nommer cette humanité abstrait anhistorique : Heidegger emprun- dans un réseau de concepts liés à la centra- tant à la Lebensphilosophie (Nietzsche, lité de l’être donné pour l’humanité même Scheler) et au souci de Husserl de prendre de l’homme. La théologie chrétienne ne en considération le vécu, le « monde de la dit-elle pas, par exemple, « créature » pour vie » (Lebenswelt), revient en-deçà de l’idée référer l’être humain à la Création et au d’homme « sujet abstrait» opposé à l’objet Créateur ? et à la nature et invente la notion fameuse de « Dasein » (être-là), voulant signifier Ce point de départ anthropologique que l’homme (mot qu’il évite pour éviter sur le Dasein peut se lire comme une cri- les connotations théoriques abstraites de tique du capitalisme aussi, qui tend à « l’humanisme » ou de l’anthropologie « naturaliser » et à « essentialiser » son évolutionniste) est d’abord plongé dans un anthropologie individualiste : d’où l’intérêt 43 de cette approche pour un penseur comme l’université en privé) que Sartre a presque Gérard Granel qui n’eût de cesse de tisser pillé Être et temps ! E. Faye devrait profiter la phénoménologie du capital de Marx du centenaire de la naissance de l’huma- et celle de la technique de Heidegger. La niste Sartre pour relire L’Être et le néant. Il philosophie doit en effet s’interroger par- y (re)-découvrirait que les analyses du soi delà les divisions d’écoles, sur ce qu’elle et de la finitude, de la solitude fondamen- peut gagner à comprendre les découver- tale de l’homme ressemblent de fort près à tes méthodologiques ou conceptuelles de celles de l’analytique du Dasein ! Ce que ne chaque penseur, sans dogmatisme. Heideg- manquèrent pas de souligner les commen- ger avait emprunté apparemment l’idée de tateurs, notamment anglo-saxons hostiles « chosification » au marxiste Lukács, qui à l’existentialisme autant qu’à l’ontologie plus tard se mit à lire Heidegger (avant de de Heidegger. Lévinas, ex-inconditionnel, le réduire, déjà, au nazisme, suivant les ins- finalement toujours admirateur du premier tructions moscovites du parti stalinien. A Heidegger, au-delà de sa polémique d’Autre- ce sujet, il reste utile de lire Lukàcs et Hei- ment qu’être, trouve que Heidegger fait trop degger de Lucien Goldmann, un petit livre de part à des expériences négatives ou à des brillant, stimulant et éclairant, édité chez passions tristes, mais Heidegger en philo- Denoël 1973 à partir de ses notes et frag- sophie est méthodologiquement laïque ou ments réunis et commentés par Youssef agnostique et part de l’angoisse originaire Ishaghpour). de l’homme, être « mortel » et limité (fini), poussé par ce que Camus appellerait « l’ab- Cette vision de la condition humaine est surde », à « penser sa vie » et de là à entrer discutable pour des philosophes mus par la en philosophie en rappelant cette interro- foi (les théologiens objectent que l’homme gation première : « pourquoi donc y a-t-il est créé et aimé), mais avant la foi, il y a la l’étant et non pas rien ? ». finitude et l’existence sur fond de mortalité et d’effacement des choses temporelles : Reprenant à l’occasion les attaques Heidegger avait le portrait de Pascal sur d’Adorno (son texte polémique Le Jargon son bureau (un des sujets d’études juste- de l’authenticité de 1964) aussi rééditées par ment du grand Lucien Goldmann ! voir Bourdieu sur les catégories fondamen- Le Dieu caché, Gallimard, 1955). Rappe- tales de l’existence (les « existentiaux ») lons tout de même (ça se dit en tous cas à d’authenticité et inauthenticité pour en 44 suggérer un fond caché raciste, E. Faye sur l’individualisme ou le solipsisme abstrait montre à nouveau sa méconnaissance de et bourgeois de l’Être et le néant ? Où l’on l’œuvre mais réutilise une ficelle usée de la voit bien que le souci de la communauté, le cabale. L’authenticité n’a rien à voir avec une Mit-sein ou « l’Être-avec », n’est pas absent mesure raciale d’adéquation au peuple alle- de chez Heidegger, même sans le pathos de mand ou aux Aryens ! Il s’agit de distinguer « l’autre ». Agacé par les viles polémiques, les attitudes vécues de saisie de la condi- le philosophe Italien Agamben a même tion humaine dans sa vérité de finitude (les développé le thème sous-jacent de l’amour moments d’ébranlement de la personne, où dans la pensée heideggerienne. Heidegger elle « réalise » ce qu’elle est ou qui elle est) n’a jamais nié l’existence de l’autre homme des tourbillons de la vie sociale (le « moi » ni son importance affective pour le déve- superficiel de Bergson), de l’affairement et loppement du soi. À la différence de toutes du bavardage pour « meubler » le silence les philosophies nationalistes, Heidegger (Gerede en allemand, qui s’oppose à Rede : n’a jamais non plus mis, et c’est fondamen- le discours articulé, de la philosophie par tal, le peuple, même allemand, au niveau de exemple et surtout plus tard à la méditation l’Être. de la poésie). Tout un chacun signifie cela un jour, en parlant de besoin de « revenir Rappelons contre Faye que les plus grands à soi » ou de simplicité « vraie » (la vérité noms de la philosophie n’ont vu aucun pour Heidegger est d’abord vécue, avant de rapport entre le nazisme et la pensée de devenir une question de science objective), Heidegger jusqu’à son acceptation du rec- de beauté d’un silence plein. torat et que même après son adhésion, les meilleurs lecteurs, enthousiasmés par le Faye estime cependant que l’inachèvement style de cette pensée (Lévinas, Sartre, etc), d’Être et temps tiendrait à une prise de cons- y puisèrent largement, sans avoir le senti- cience par Heidegger de la place du thème ment de se rapprocher du nazisme. Disons de la communauté historique nationale: même que Lévinas, l’un de ses tout premiers mais cela n’en ferait pas une communauté adeptes enthousiastes en France n’a jamais raciale pour autant ! Que l’homme soit un soupçonné, ni avant la guerre ni après que être social est une idée d’Aristote ! Sartre Sein und Zeit eût pu être un texte protonazi ! n’a-t-il pas tenté avec Critique de la raison dia- De même, que les lectures-commentaires lectique de répondre aux critiques marxistes faites pendant la guerre à Lyon par deux 45 résistants, Joseph Rovan (d’origine juive et terme que Heidegger n’emploie pas pour sa remarquable germaniste) et Jean Beaufret, propre pensée) ! ne leur ont pas fait apparaître en pleine Et comme on l’a vu, le husserlien Koyré en Avec la Révolution Conservatrice / Conservative ? 1946 pouvait lui consacrer deux articles Est-ce donc avec la « Révolution conserva- sans mentionner ni racisme, ni nazisme, ni trice » qu’on trouvera le lieu de médiation fascisme, ni nationalisme dans l’œuvre d’un de Heidegger et du nazisme ? On l’a dit : auteur qu’il goûtait moyennement. Heidegger n’était pas un démocrate libé- occupation la nature pré-nazie des textes de Heidegger qu’ils avaient à leur disposition. ral et quand il comparait, spontanément, Il est vrai que quand il ne comprend pas, la situation de la république de Weimar à E. Faye part du principe qu’il y a une clé celle de l’Empire, il ne pouvait que souhai- cachée dans les idées circulants alors dans ter un Troisième Reich, ce qui ne dit pas l’enseignement allemand de tendance encore de quel Reich il s’agit, ni s’il s’accor- raciste ou assimilable au proto-nazisme. dait fondamentalement avec la Révolution On appelle ça si je ne me trompe une péti- conservatrice à ce sujet. L’expression « troi- tion de principe. Ainsi, pauvres de nous, sième Reich » sort d’un titre de Möller van nous n’avions pas compris que Heidegger den Bruck, un des hérauts de ce courant pillait et, pour brouiller les pistes, Becker, idéologique. (On oublie trop que Hitler Clauss et Rothacker ! E. Faye peut alors récupéra avec la croix gammée et le mythe étaler sa toute fraîche érudition. Mais est- du Reich des thèmes affectifs et un idéal, ce bien le sujet ?… Quant à la destruction d’Etat national souverain respecté, assez de la raison, thème d’Adorno et de Lukács, raisonnable dans le contexte allemand, elle permet à Faye de se vautrer dans tous qu’il n’avait pas inventés !) les raccourcis et les malentendus sur la aurait-il rallié le régime nazi en projetant confusion entre « déconstruction » histo- son attente du Reich des Conservateurs- rico-critique (Destruktion, un néologisme révolutionnaires ? Ce nouvel État était un en allemand à prendre en un sens latin de mythe révolutionnaire et une page à écrire décomposition des structures) et « des- en 1932. Heidegger serait-il alors proche de truction » (en allemand : Zerstörung, un la Révolution conservatrice de Niekisch et d’Ernst Jünger ? 46 Heidegger Disons d’abord contre le terrorisme intellec- et rapporte qu’au sortir d’une librairie du tuel de notre époque qu’il n’y aurait pas de Boulevard Raspail, il se mit, au milieu du honte de la part de Heidegger à avoir sym- trottoir, devant des passants médusés, au pathisé avec « ce courant » ou plutôt avec garde-à-vous devant un vieux Monsieur des aspects de cette nébuleuse. Rappelons portant l’étoile jaune (Le quotidien Libéra- que malgré son discrédit comme tendance tion, avait, voici quelques années, à l’occasion d’extrême-droite proto-nazie ou fasciste, la d’une énième campagne de délation contre révolution conservatrice («die konservative E. Jünger, publié la lettre du petit-fils de cet Revolution », selon la catégorie rétrospective homme qui rappelait combien son grand- inventée par l’historien des idées, le suisse père avait été impressionné par l’attitude alémanique Armin Mohler) n’est pas un inouïe de cet officier allemand). Les faits courant nazi, raciste, du moins pas partisan sont têtus. d’une guerre des races, et que par exemple Mais les rectifications doivent aller plus chez un de ses théoriciens majeurs, Nie- loin : la Révolution conservatrice était kisch, il est question d’une entente avec rivale du nazisme dans la droite nationale les Slaves et notamment les Russes sur la populaire allemande. Jünger déclara en base d’une idée commune : « l’État total » parole et en acte dès le début du régime (qui n’est pas un « État totalitaire », dans son dégoût du nazisme, de son populisme leur pensée). Niekisch va jusqu’à célébrer démagogique, avant de soutenir le complot la fusion raciale en Prusse des Germains de l’armée en juillet 1944. Encore un signe et des Slaves comme creuset d’un peuple que les fréquentations libres de Heidegger médiateur. étaient plutôt respectables à cet égard. On Ce point mérite d’être rappelé parce que la pourrait donc, à titre d’hypothèse, imagi- vulgate « anti-fasciste » véhicule souvent ner Heidegger métaphysicien d’un courant les confusions à ce sujet et fait sans scru- connu pour ses penseurs politiques ou cul- pule d’une parenté ou d’une proximité avec turels. Mais il ne s’agit pas d’imaginer. ce courant le signe d’une affinité avec le racisme et l’exterminationnisme nazi. Rap- La notion de « Révolution Conservative » pelons encore qu’E. Jünger dans son Journal est d’ailleurs problématique : c’est un parisien dit sa honte de porter l’uniforme regroupement de courants unis dans leur allemand en voyant pendant l’occupation volonté de restaurer la nation et l’État au une jeune fille marquée de l’étoile jaune, moment d’une double crise, après l’effon- 47 drement de 1918. Comme Mussolini et nier la proximité partielle avec Schmitt ni l’Italie de 1919, les nationaux-conservateurs de diaboliser ce dernier, sous prétexte qu’il prennent l’Allemagne vaincue, amoindrie a effectivement adhéré au nazisme. territorialement et démographiquement, Dans ce cas le rapprochement se fait un ruinée et endettée par les réparations, moment sur le décisionnisme et l’État. Bien stigmatisée comme responsable unique de après Karl Löwith critique de Nietzsche la guerre, pour le prolétariat des relations et Heidegger comme penseurs nihilistes, internationales. D’où des rapprochements E. Faye souligne le « décisionnisme » et le verbaux et rhétoriques, parfois plus sur met en relation avec sa fréquentation de le thème d’une solidarité, d’une cohésion Carl Schmitt. Certes oui, mais décision- interclassiste, que les marxistes considère- nisme n’est pas nazisme ! La théorie de la ront comme une escroquerie. Mais il y a souveraineté de Schmitt garde, malgré Faye des tendances et des ambiguïtés. et Y. C Zarka (qui publie par hasard une Elle a une aile droite bourgeoise fasciste attaque contre Schmitt au même moment), avec le juriste nazi et théoricien de la sou- une puissance conceptuelle qu’a bien mon- veraineté de l’État, Carl Schmitt, moins trée J.F. Kervégan (Hegel, Carl Schmitt. Le intéressé par la dimension socialisante politique entre spéculation et positivité, 1992 que par la question de la communauté et PUF). Que l’État en temps de guerre de l’État. Schmitt n’est d’ailleurs pas un révèle sa potentialité totalitaire de mobili- bourgeois de naissance. L’essentiel, c’est sation totale au nom de lui-même, comme l’idée de reprise en main de la société par incarnation du bien collectif de la commu- une élite bourgeoise fasciste, si on veut. nauté, c’est ce que la Première Guerre et Pour conserver les idéaux prussiens ou la Seconde Guerre mondiales ont montré bourgeois de classe de la société d’avant à propos des démocraties ! On croit relire 1919, pour revenir sur les réformes de la certains procès de Rousseau ou de Marx. social-démocratie à l’occasion d’une re-fon- Faye, comme un roi perse antique, tue le dation de l’État. Heidegger n’est pas de la porteur des mauvaises nouvelles pris pour droite conservatrice : il avait son rapport responsable de la réalité qu’il décrit. Faye à la tradition, sans attachement fétichiste devrait savoir que Machiavel a suscité aux valeurs de classe de caste de l’aristocra- l’horreur de ses contemporains, notam- tie terrienne des Junkers ou d’une grande ment des naïfs ou des hypocrites et bien bourgeoisie capitaliste. Il ne s’agit pas de plus tard des jésuites, pour avoir dévoilé 48 la vérité de la politique sans la confondre tée »), cela n’a aucun rapport nécessaire avec avec la morale. Cela suffisait à passionner un éloge de la Gestapo ou des déportations, l’homme de concepts et penseur de l’être encore moins avec l’antisémitisme ! Mais qu’était Heidegger. Quant à s’indigner que pour E. Faye qui lit tout selon la question la politique soit un rapport « ami-ennemi » « à qui profite la justification de l’autorité dans les situations-limites de danger pour en Allemagne en 1933-45 ? », cela revient à l’État (salut public), cela nous renseigne livrer les Juifs au gaz cyniquement comme sur les vœux pieux de l’auteur plus que boucs-émissaires pour unir les Allemands cela ne réfute Schmitt, car, à l’expérience en peuple derrière Hitler dans les certitu- de notre présent, cela demeure la base de des racistes nazies. l’action internationale (et parfois de la Ensuite Heidegger critique Carl Schmitt, politique intérieure) des États, de tous les car son État total lui semble dicter par une États. Le décisionnisme n’est donc pas du conception atomiste moderne fausse (celle nazisme. Que Heidegger dise qu’un État de Hobbes, auquel Schmitt s’est intéressé), (même national-socialiste) est fondé à éli- qui réagissant à l’excès inverse libéral l’oblige miner ses ennemis jusque dans ses citoyens au totalitarisme. Il est donc faux de préten- en cas de trahison (« L’ennemi est celui-là, dre comme le fait Faye que Heidegger est est tout un chacun qui fait planer une menace schmittien en politique et engagé par les essentielle contre l’existence du peuple et de ses théories de Schmitt. La réponse de Faye à membres. L’ennemi n’est pas nécessairement cette remarque de Palmier (1968 encore !) l’ennemi extérieur et l’ennemi extérieur n’est pas est que Heidegger aurait eu auprès de lui un nécessairement le plus dangereux. Il peut même juriste hyper-schmittien, qui était en même sembler qu’il n’y a pas d’ennemi du tout. L’exi- temps un disciple et que Heidegger tâchera gence est alors de trouver l’ennemi, de le mettre d’imposer comme doyen de la faculté de en lumière », dit excellemment Heidegger droit à Fribourg pendant son rectorat : Erik dans un des séminaires incriminés par E. Wolf. Le chaînon manquant! Faye et cité avec horreur par R. P. Droit), en Ce personnage inconnu en France, profes- définissant pour lui-même ce qu’il attend de seur de droit célèbre, honoré par les plus ses membres et en « inventant » ses enne- grands noms de l’Université allemande mis (« de le mettre en pleine lumière ou peut-être après la Guerre (le grand théologien catho- même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement lique allemand de Vatican II, Karl Rahner contre l’ennemi et que l’existence ne soit pas hébé- par exemple), un juriste et historien du 49 droit chez les Grecs des présocratiques à celui des conditions d’expression (cf. lire de Platon, connu pour sa proximité avec les l’heideggerien juif Leo Strauss, Persecution protestants évangéliques (il publie en 1947 and the Art of Writing, lequel, dans un autre un livre sur la pensée du droit et la Bible) et texte célèbre – « Introduction à l’exitentia- considéré comme un résistant spirituel au lisme de Heidegger », Commentaire, n°. 52, nazisme avait été mentionné en 1968 par J- 1990-91- , reconnaissait sa dette envers le M. Palmier comme un disciple et camarade « penseur du siècle », sic !). À prendre les de résistance intellectuelle de Heidegger, textes tels qu’ils sont cités par Faye, on ne une sorte de caution morale. Pour ruiner sait jamais si Wolf commente objective- un élément de la défense de Heidegger, ment ou techniquement ? Prend-t-il parti Emmanuel Faye prétend révéler le vrai pour ces lois ? Si ce juriste a probablement visage de Wolf, va fouiller ses textes de la des proximités avec Schmitt sur certains guerre pour montrer en lui un authentique points, au moins au début du Troisième raciste reconverti tardivement en intègre Reich, et s’il a jugé les lois raciales comme moraliste chrétien. Palmier prétendait que justes ? Il faudrait aussi se demander si Heidegger et Wolf dirigeaient un séminaire avoir cautionné les lois de Nuremberg en contre Schmitt de résistance spirituelle, 1935 (même sincèrement) revient à sou- Faye y voit une fiction rétrospective pour tenir l’extermination physique : rappelons maquiller une pleine adhésion aux thèses que ces lois sont d’apartheid et ressemblent de Schmitt. Wolf serait le porte-parole des au Statut juif français de 1940. Il est sim- idées heideggeriennes du droit et ces idées plement faux (anachronisme) et scandaleux seraient « völkisch » et racistes. Le retourne- de rendre responsable de l’extermination, ment doit ébranler la défense. alors inconcevable pour la plupart des Disons d’abord qu’il faudrait lire de près les nazis, puisqu’elle n’a rien à voir avec le pro- textes de Wolf, car ses œuvres ne sont plus gramme du NSDAP de 1920, toujours en très étudiées ni rééditées et que les nom- vigueur et que ces lois se contentent d’ap- breuses et graves erreurs de Faye sur les pliquer. Même s’il s’était gravement trompé textes de Heidegger amènent à se demander en 1933-1936 sur le nazisme, Wolf aurait ce qu’on trouverait au juste dans les textes très bien pu être un authentique protestant de Wolf des années trente. Un texte a un de la résistance spirituelle intérieure pen- sens en contexte et ce contexte n’est pas que dant la guerre. Que Wolf se soit intéressé celui de l’idéologie dominante, mais aussi sincèrement aux sources nationales-popu- 50 laires médiévales du droit allemand dans à 17 ans dans la Légion étrangère en 1913 la poésie germanique n’en fait pas non plus pour se frotter au monde et rencontrer des un infréquentable. La raison de l’insistance hommes d’aventure, il juge les hommes sur sur Wolf (une des fameuses nouveautés leurs talents individuels. La guerre, telle est accablantes d’E. Faye) vient de la technique son expérience formatrice (Orages d’acier de de l’amalgame, que « l’impressionnant travail 1921 raconte sa guerre et en fait un écrivain d’Emmanuel Faye » (toujours R. P. Droit) admiré en Europe) représente l’épreuve pratique avec aisance. Une aisance inver- du courage et de la volonté, mais aussi sement proportionnelle à l’évidence de ses l’exaltation des valeurs de groupe, ce qui le démonstrations sur les textes de Heideg- rapproche de Schmitt, pour qui la guerre a ger. Comme Heidegger est philosophe et un sens éthique de dépassement de soi, de se meut dans le jargon de l’ontologie, Faye ses déterminants sociaux et matériels. (On veut trouver des médiations avec la con- trouve la même idée chez le philosophe russe crétude de l’extermination des Juifs par dostoïevskien Nikolaï Berdiaev). Un aristo- les applications juridiques de sa pensée : cratisme démocratique si on veut, avec une il s’agit de montrer à quoi, dans le cercle tendance anarchiste de droite. Après 1945, même des heideggeriens et sous l’autorité il se définira comme « anarque ». Dégoûté du Maître aboutit l’ontologie « nihiliste » par la paix de défaite et la misère, puis le (l’Être n’est-il pas le Néant ?… par oppo- matérialisme consumériste, influencé par sition à l’étant qui est quelque chose) et Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, anti-humaniste. Qui veut noyer son chien il conçoit une révolution nationale, spiri- l’accuse de la rage … tuelle et morale menée par la coalition des soldats anciens combattants et des ouvriers Dans la Révolution conservatrice, Jünger conscients politiquement (sous la « Figure » incarne une aile plus aristocratique de englobante du « Travailleur », notion qui combat, chevaleresque, élitiste : son amitié regroupe une condition existentielle et une dès les années trente avec Julien Gracq s’ex- sorte de type socio-psychologique nietzs- plique par un idéal médiéval, qui s’exprime chéen) contre les élites sociales allemandes pleinement dans son conte philosophi- du renoncement national. Ce qui le rap- que Les Falaises de marbre. Mais Jünger, proche à certains égards d’une aile gauche venu de la bourgeoisie hanovrienne, n’a de la Révolution Conservative, avec Ernst jamais été un homme de la rente : engagé Niekisch (ex-socialiste qu’on a qualifié de 51 « national-bolchévique » pour le distinguer Jünger (commencée dès 1931, leur fré- du « national-socialisme » du NSDAP et quentation « physique » à partir de 1949 et parce qu’il admirait Lénine et l’URSS). la longue amitié qui les unit jusqu’à la fin), Ancien combattant, adhérant à la fin de la ainsi que la relation plus courte et moins guerre en 1917 au SPD, Niekisch est un profonde avec Carl Schmitt aussi, ont ancien de l’aile gauche de la social-démo- nourri cette thèse dans la polémique anti- cratie qui rompt avec elle et forme l’USPD. heideggerienne. Heidegger n’a en fait aucun Jamais internationaliste au sens marxiste, il lien profond avec les Conservateurs-révolu- admire la révolution russe comme un sur- tionnaires en tant que tel pendant Weimar, saut national et social. Les marxistes du ce qui explique que, très justement, Armin KPD critiqueront durement sa « dérive » Mohler ne l’a pas cité dans son ouvrage de gauchiste sentimental vers une alliance fondateur sur cette mouvance. Ce qui est de classe avec des réactionnaires. En 1932, vrai, c’est que Heidegger est frappé par la Niekisch publia un texte très dur contre force d’observation phénoménologique et Hitler : Hitler une fatalité allemande . de pensée du livre de Jünger, Der Arbeiter Le destin des Révolutionnaires-conser- (Le Travailleur, paru en 1932) et le donne en vateurs varie donc beaucoup : refusant le lecture obligatoire à ses étudiants de sémi- régime nazi, notamment depuis la liquida- naire pour stimuler la pensée sur l’époque tion des SA, soupçonnés d’être porteurs de planétaire de la Technique et la Figure cor- la Révolution socialiste, Niekisch continue rélative du Travailleur. l’activité politique, est arrêté en 1937 pour Une proximité avec la Révolution conserva- complot, activité politique illégale et con- trice signifierait donc seulement le partage damné à la prison à vie en 1939 et passe de thèmes tels que le mépris de la démo- huit ans dans les prisons hitlériennes, dont cratie parlementaire, de la lutte des partis il ressort miraculeusement en 1945, aveugle (Armin Mohler, spécialiste et sympathisant et gravement handicapé. Alors que Schmitt déclaré de ce mouvement se déclara « gaul- accepte le régime nazi, Jünger s’en tient liste allemand »), relativisation anti-libérale éloigné et coopère aux projets de l’armée des droits (économiques et politiques) de pour renverser Hitler. l’individu face à la communauté (Volksge- Heidegger, qui connaissait les livres et cer- meinschaft), défense des nations comme tains auteurs de ce courant, devait ressentir réalités naturelles organiques et conception certaines affinités. Sa correspondance avec de l’État national autoritaire avec légitimité 52 populaire fondée sur des plébiscites. On donc le révolutionnaire, qui à travers le retourne- trouve ces thèmes chez Heidegger et cer- ment de l’habituel redonne liberté à la loi cachée taines amitiés semblent étayer une lecture du commencement. Le commencement n’est donc de ses textes politiques en ce sens. Selon pas protégé, même pas atteint par le Conserva- François Fédier (qui parle à l’allemande de tif ». Cette date de 1937-38 est importante « révolution conservative »), ce serait pour- car Heidegger travaille sur les fameux tant une grave erreur! Certes Heidegger Beiträge zur Philosophie (Contributions à la cite Jünger et son Travailleur, comme l’in- philosophie), texte fondamental où il remet terprétation libre la plus stimulante du à plat sa pensée. Or selon Faye, ce serait nietzschéisme. Certes Heidegger se réclame une source majeure d’information sur le de cette synthèse des années trente : un nazisme de Heidegger. On y voit que Hei- socialisme (un État des travailleurs) natio- degger ne renie nullement son inspiration nal ! Mais cela n’en fait pas un penseur de révolutionnaire, sa radicalité, mais se disso- la Révolution conservative, comme l’atteste cie autant du nazisme réel (plus en fait) que déjà le fait que le spécialiste le plus autorisé de la révolution conservative. Or selon E. de ce courant Armin Mohler ne le cite pas. Faye, pendant les années du nazisme, Hei- Cette phrase sonne peut-être comme une degger aurait été en pleine discussion avec façon d’exonérer Heidegger : il pense sur Carl Schmitt et avec leur disciple commun, son chemin de pensée, sur la lancée d’Être l’inquiétant et occulte Erik Wolf. et temps, et rencontre à des carrefours des général de façon radicalement originale par 1933 : Le voile se déchire ? les pseudo-révélations de Faye sur le Rectorat rapport à ce courant. Acceptant en avril 1933 (quelques mois Le rapprochement, séduisant superficiel- après la prise du pouvoir par Adolf Hitler lement, n’est pas si éclairant ! Heidegger (30 janvier), le poste de Recteur de son uni- lui-même, en 1937-38, alors que la Révolu- versité à Fribourg-en-Brisgau, à la demande tion conservative a été balayée par la mise au de ses collègues, alors que le recteur précé- pas du pays, que Niekisch est emprisonné, dent, le social-démocrate von Möllendorf, écrit ceci : « on a besoin du renversement de ce était jugé indésirable par le gouvernement, qui est devenu habituel : les révolutions. Le rap- Heidegger a adhéré au Parti en mai et port originaire et véritable au commencement est participé dans l’atmosphère de reprise en compagnons. Heidegger pense donc la conservation et la révolution, la politique en 53 main « nationale » des institutions sous la versité, qui n’est nullement un institut de pression du nouveau pouvoir, à la « mise au propagande ni un conglomérat d’écoles pro- pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université et fessionnelles supérieures (comme voudrait prononcé un fameux « Discours du Rectorat » E. Krieck), mais une institution spirituelle sur l’Auto-affirmation de l’université allemande, (l’Université n’est pas un bâtiment nommé (Selbstbehauptung). « université », mais une communauté idéale et vivante d’étude) du « service du savoir » L’étudiant et le grand public ignorent en soumise à sa propre nécessité intellectuelle revanche des détails qui doivent être pris au de vérité et de sérieux devant sa tâche ; 4°) sérieux : 1°) dans ce discours, Heidegger ne autre fait bien établi depuis et vérifiable prononce jamais le nom de Hitler ; le public (lire l’édition Fédier de la Correspondance de non-averti ou déjà prévenu contre Heideg- Heidegger avec Jaspers) : les félicitations du ger par les polémiques, c’est-à-dire travaillé libéral anti-nazi Jaspers à Heidegger ! par le soupçon, gobera aussi que Heidegger glorifie le Führer dans ce discours, ce qui Ce discours présenté comme un aveu est purement et simplement faux, car il lui consternant d’adhésion au nazisme est, fixe un rôle destinal. Il est vrai que même selon J-M. Palmier, dans la ligne de l’idée des historiens respectables commettent de science et de philosophie de l’oeuvre cette erreur, par distraction, répétition de antérieure de Heidegger et insiste sur la vulgate anti-heideggerienne et oubli du la responsabilité de chacun à son poste, principe de vérification des sources ! 2°) s’il dans la communauté. Que le texte puisse prend en compte le fait que l’Allemagne et être lu dans un sens nazi, du fait du con- l’Université sont régis par le Führerprinzip, texte et de ressemblances lexicales, soit : il indique clairement que les Führer doivent mais le grand spécialiste américain de mériter leur fonction et que les Chefs politi- Heidegger, W. Richardson, tout en recon- ques doivent être guidés pour se hausser au naissant cette possibilité, estime, comme niveau de leur mission ; cette phrase sonne J-M. Palmier, que le Discours du Rectorat est comme une affirmation que même le Führer un exposé très défendable d’une philoso- du peuple et du Parti doit enraciner son phie de l’éducation. Heidegger d’ailleurs action, que celle-ci ne procède point de la ne jugera jamais indécente sa réédition. logique immanente à sa propre action ; 3°) Peut-on dire que Heidegger y prend ses Or c’est cette fonction qu’il assigne à l’Uni- distances avec la tradition d’indépendance 54 académique (conception prussienne de spécialiser méditent profondément la cohé- Wilhelm von Humboldt) et d’apolitisme rence des œuvres de l’esprit et leur rapport libéral-conservateur ? Oui, si on veut dire à la communauté historique à laquelle ils que l’Université doit être, normativement, appartiennent et qui leur paie leurs études! téléologiquement, un vivier de la pensée Il bouscule avec un sérieux moralisateur pour affronter les tâches de l’État dans qui agace une partie des étudiants, souvent l’époque et que des recteurs insoucieux des de jeunes bourgeois peu sérieux dans leurs problèmes de la société et de l’État seraient études, amateurs de bitures et de chan- inacceptables dans la crise nationale ; non, sons, il les place devant la responsabilité et si on veut dire que l’éducation serait poli- l’honneur d’étudier aux frais de l’État et du tisée au sens vulgaire. Heidegger exalte le peuple. Sans nier l’importance particulière rôle de l’Université dans l’État nouveau, du travail intellectuel, il replace l’étude sous comme lieu privilégié de brassage des élites le signe du travail comme capacité à savoir intellectuelles sans considération de classes s’y prendre avec son domaine d’action. Les mais avec un sens du devoir envers sa com- oisifs absentéistes, les étudiants sans cursus munauté. cohérent, n’ont pas leur place dans une Cependant à lire ce texte, on comprend université refondée. Commentant ce texte, que Heidegger s’oppose à la politique poli- Gérard Granel y a vu, comme le rappelle ticienne dans l’Université (celle qui sévit Edgar Morin dans Heidegger en France, un depuis des lustres entre syndicats et partis discours méritocratique de gauche! pour recrutements et élections) et ne parle E. Faye ne voit (chapitre 3, p. 102 et sui- donc que de conscience politique de la place vantes) que nazisme dans ce Discours, dont de l’Université dans un État du peuple, place il interprète systématiquement et dogma- qui implique justement le plus haut sérieux tiquement le moindre terme dans un sens non-politicard dans le royaume de la science nazi et notamment raciste et s’indigne (p. et de la pensée. Heidegger place aussi son 512) que Hermann Heidegger, fils du phi- rectorat sous le signe du Service au peuple. losophe, ose dire que le discours de son Il veut en finir avec les mauvaises tradi- père n’était nullement national-socialiste tions de corpos étudiantes plus attachées en ce sens! Un fait : Karl Jaspers, existen- aux beuveries , aux chants braillards et aux tialiste, critique de la dérive utilitariste et rites masculins, qu’au travail intellectuel; consumériste de l’université, de sa transfor- il veut aussi que les étudiants avant de se mation en institut de formation scientifique 55 sans unité, proposant des cursus spécialisés Devenant Führer dans l’Université de Frei- coupés de tout enracinement philosophi- burg, Heidegger montre dans ses discours que sur le sens des sciences, leur genèse, qu’il entend être à son échelle le chef de son leur légitimité à dire « la vérité » et leur institution, en relation consultative certes destination, est très impressionné à la lec- avec ses collègues. Mais le Führer a accepté ture du texte. Lui qui déjà avait entendu en maintenant l’autonomie des universi- pis que pendre du prétendu contenu nazi tés et en y établissant le Führerprinzip que de ce texte (déjà les ragots), est enchanté l’élu serait seul maître à bord pendant son de ce qu’il découvre. Jaspers est en effet mandat, sous les orientations fondamen- favorable au recteur-patron puissant élu tales du Reich. Or Heidegger dans ses de l’université, à ce que l’époque appelle un discours expose ce que sont pour la vie uni- « Führer » : au moins à ce qu’il est permis versitaire ces orientations, selon lui et ne en 1933 de croire que sera un Führer dans se soumet nullement en la matière à quel- l’Allemagne nouvelle. Évidemment E. Faye, que pression du NSDAP de la région. Et lui, y voit un ralliement au Führerprinzip pris les preuves sont là : Heidegger interprète au sens strictement nazi de despotisme des librement le sens du Mouvement national petits chefs et de servilité absolue à Hitler ! et socialiste comme unité organique avec le Or l’Obrigkeit (l’obéissance au supérieur peuple. La démission signifiera justement hiérarchique, l’ordre) n’est pas une valeur que le principe du chef est bafoué par le seulement nazie à cette époque, il suffit NSDAP dans l’université. Sans nier une de relire n’importe quelle bonne histoire dimension de susceptibilité personnelle culturelle de l’Allemagne. De ce discours sans doute inévitable de la part d’un grand souvent mentionné comme une tache sur la professeur obligé de composer avec des SA, toge de Heidegger mais peu lu, et que Hei- il y a en jeu une conception élitiste de l’or- degger revendique comme expression de sa dre universitaire et de l’indépendance de pensée constante concernant l’Université et l’enseignement devant la propagande ; il y son rapport avec la société occidentale, Jas- a aussi l’éclaircissement des antagonismes pers le félicite (le 23 août 1933) en disant d’interprétation sur le socialisme national. son admiration pour son « soubassement Jamais à court de reprises éculées et douteu- digne de foi » (nietzschéen et grec). Mais de ses, E. Faye ose reprendre la bonne vieille cela, E. Faye n’a cure. On croyait qu’il vou- calomnie sur l’impiété et le parricide sym- lait les faits ! bolique envers Husserl, auquel Heidegger 56 aurait interdit l’accès de la bibliothèque de lettre de Mme Heidegger à Malvine Hus- l’université. Heidegger aurait d’ailleurs pris serl, épouse du vieux maître : « Si mon mari ses distances avec Husserl à cette époque devait faire passer sa philosophie par d’autres pour ne pas se compromettre. La seule chemins, il n’oubliera jamais cependant ce qu’il chose que cette légende a de vrai est que a gagné comme élève de votre époux, et aussi Heidegger n’avait pas les moyens d’em- bien ce qu’il lui doit pour son travail personnel. pêcher les interdictions contre les Juifs de Et tout ce que vous-même nous avez donné de s’appliquer : ce que Faye traduit par l’« ap- bonté et d’amitié pendant les dures années de probation par Heidegger de la nouvelle législation l’après-guerre, je ne l’oublierai jamais. J’ai beau- antisémite » (p. 70). À supposer même qu’il coup souffert de n’avoir pu vous exprimer cette y ait du vrai, signalons qu’une écrasante reconnaissance au cours de ces dernières années, majorité de professeurs français ne se sont quoique je n’aie jamais bien compris cet enche- guère émus publiquement en 1940 que le vêtrement de malentendus qu’ont mis entre nous Statut des Juifs entraînât l’exclusion de l’en- ceux-là même qui nous décevaient ensemble… seignement supérieur et secondaire de Nous avons été effrayé de lire dans les journaux nombreux professeurs israélites ou d’ori- le nom de votre fils. Nous espérons qu’il ne s’agit gine juive. Selon E. Faye, nullement gêné là dans l’excitation générale, que d’une usurpa- des mesures humiliantes pour le retraité tion de pouvoir d’un fonctionnaire subordonné Husserl et encore moins pour les Juifs en (…) » ( J-M. Palmier, Les Écrits politiques de activité, Heidegger aurait écrit une petite Heidegger, pp. 63-64). Voilà un texte d’une lettre fuyante pour dire son regret des con- singulière hypocrisie ou d’une grande hété- séquences déplaisantes du droit nazi pour rodoxie pour une fanatique nazie ! Les les Husserl, victimes de ces lois sans consi- Husserl, les « bons Juifs » des Heidegger ? dération des sacrifices (deux fils tués) pour Mais Elfriede Petri avait pour meilleures la patrie en 1914-1918 : c’est-à-dire qu’à amies dans sa jeunesse des Juives ! Des tout le moins Heidegger serait un antisé- Heidegger « nazis » qui reconnaissent en mite modéré, partisan de la citoyenneté 1933 (Elfriede parle, tous le comprennent, entière pour les Juifs ayant prouvé leur assi- au nom de son mari) la dette philosophique milation nationale (à propos, ce n’est pas profonde envers le Juif Husserl ! Et ce n’est la position du NSDAP ! même si Hitler pas à usage privé, car si Heidegger a dû reti- dans des cas très rares a accordé discrète- rer sur exigence de son éditeur et de l’État ment l’aryanisation d’honneur). Or voici la la dédicace initiale à Husserl à la première 57 page de Sein und Zeit (ouvrage qui justement ment vécu de la manière la plus retirée. Il n’avait rompt loyalement avec la voie proprement pas fait usage de la bibliothèque de l’université, husserlienne de la phénoménologie trans- même du temps de son enseignement. » (Publié cendantale), il a maintenu un hommage en dans la revue Critique, n°. 251, avril 1968, et note sur un point capital. cité dans J-M. Palmier, Les Écrits politiques La sincérité de Mme Heidegger pour la de Heidegger, L’Herne 1968, p. 62). Peut-on gentillesse des Husserl ne peut être mise être plus clair ? L’affaire qui devrait donc en doute. Depuis Fédier et Palmier au être close depuis 1968 au moins, ressurgit moins, on sait et on peut lire en tous cas chez Farias en 1987. Fédier en 1988 avait que la fille de Husserl a démenti catégori- remis les choses au point, mais lit-on la quement une rupture des relations entre défense, quand l’accusé est Heidegger ? son père Edmund Husserl (prédécesseur Pour les actes, les témoignages juifs de et protecteur de Heidegger à Fribourg) et la bienveillance de Heidegger abondent. Heidegger qu’elle fût basée sur l’antisémi- Certes de son Freiburg, Heidegger a une tisme ou sur autre chose. Les Husserl n’ont vision un peu provinciale des progrès donc jamais remarqué l’antisémitisme de l’antisémitisme d’État et semble s’en supposé de Heidegger ! Comme la calom- accommoder ou relativiser l’apartheid. On nie poursuit son crapuleux chemin, en pose une question : que pouvait-il faire dépit des protestations les plus claires des lors des rafles ? Heidegger ne fut, il le dit témoins de l’époque, citons le texte de la en 1966, pas un héros de la Résistance alle- fille de Husserl à propos d’une interdiction mande, qui d’ailleurs comporta d’anciens d’accès à l’université et à sa bibliothèque sympathisants du nazisme. Mais il encou- adressée par Heidegger à Husserl: « L’in- ragea et aida ses étudiants et assistants à terdiction en cause se réfère probablement à une fuir à l’étranger avec des bourses ou des lettre-circulaire qui fut adressée aux membres points de chute. Il vaut toujours mieux juifs du corps enseignant. Que Monsieur Hei- éviter de donner des leçons d’héroïsme, non degger ait envoyé une interdiction personnelle seulement quand, comme certains autre- à mon père, c’est tout à fait improbable. Dans fois, on a failli à donner l’exemple quand mes nombreuses conversations avec mes parents, il était temps, mais aussi quand comme de je n’en ai jamais entendu parler. Mon père a plus jeunes, on ne court soi-même aucun pris sa retraite en 1928 et il n’a guère fréquenté risque à juger le comportement des aînés l’université depuis lors. Après 1933, il a évidem- 58 avec dégoût. Dans les deux cas, il y va de du peuple et la race dure dans les conférences la décence. et discours des années 1933-1934 ». Ignorant visiblement que le mot « race » a été très En novembre 1933, Heidegger prononce utilisé par de nombreux auteurs en des sens un Appel aux étudiants allemands, où il variables (ou sont-ce ses prochains livres présente le « Führer » comme la voix de de dénonciation morale anachronique, car l’Allemagne nouvelle, sa réalité présente et il estime en avoir fini avec Heidegger et à venir, sa loi. Il tient à peu près le même laisse aux historiens du nazisme le soin de discours aux travailleurs de Fribourg aux- finir « l’analyse »), et interdisant sous peine quels la municipalité et l’État ont redonné d’accusation de « révisionnisme » de l’envi- du travail. Il les accueille dans une salle de sager (on rit ensuite de lire Faye se moquer l’Université, geste qu’il est facile de juger du côté « pape » de Heidegger), Faye ne démagogique aujourd’hui, mais qui ne l’est voit dans l’idée de race (une existence corps pas plus, disons, que la transformation des et âme soumise à une idée et se donnant amphithéâtres de mai 68 en agoras popu- le corps et la santé pour l’incarner histo- laires. À cette différence que Heidegger riquement, en gros, « mens sana in corpore n’organise pas de débat (ce n’est pas l’esprit sano », qu’une apologie de la race aryenne du temps) mais fait un discours sur le ser- au sens biologique de Rosenberg. Aussi le vice public de l’Université dans un peuple scoutisme de philosophie dans la nature solidaire. À tous, il explique, en se référant genre Wandervogel de Heidegger avec ses à la pensée de Jünger sur le « travailleur », étudiants devient un sinistre présage des qu’ils sont comme individus et membres de camps et la notion de sélection des élites corporations distinctes, unis par la valeur par l’épreuve de la volonté une annonce et l’expérience du travail dans la construc- du gazage ! Faye ignore ou veut ignorer tion d’une société nationale et socialiste ce que J-M. Palmier avait déjà signalé, il allemande. Les textes sont disponibles en y a quarante ans : l’existence au début du français dans l’édition des Écrits politiques nazisme et dans divers mouvements de de Heidegger (NRF, Gallimard, 1996, édités jeunesse de ce genre de classe de nature à par François Fédier). titre d’expérience romantique de libération. La défense du travail et de la communauté Il paraît que la santé chez Heidegger, qui est caricaturée par E. Faye dans son incroya- sort tout droit de la gymnastique du pla- ble chapitre 3 « les camps de travail, la santé tonisme de la République et des Lois, un lieu 59 commun de la pensée grecque, que juste- ment), le soin d’en tirer les modalités ment Heidegger étudie et admire, serait un techniques de la politique hitlérienne. Ce discours subliminal d’exaltation des SA et thème du combat est grotesque : J-M. Pal- de la Wehrmacht ! Un détail : depuis 1945, mier avait déjà montré qu’une des phrases aucun ouvrage sur l’histoire de la méde- habituellement retenues contre Heidegger cine allemande sous le Troisième Reich n’a sur la philosophie comme combat sort de jamais cité Heidegger comme une source Platon, une citation de professeur qui con- d’inspiration pour la politique de santé ou naît, contrairement à Faye, ses classiques l’eugénisme racial nazi. et parle par citations sans toujours le dire, Faye devrait avoir rencontré cela lors de ses L’analyse du rectorat nous délecte ensuite recherches sur l’humanisme. d’exégèse tirée par les cheveux de modestes circulaires standard de gestion des étu- Dès 1933, Heidegger refuse pour la seconde diants, où Heidegger sacrifie à la rhétorique fois (il l’avait déjà fait sous la République du sérieux de l’existence et des devoirs des en 1930) le poste de professeur officiel du étudiants dans la communauté nationale. régime à l’Université de Berlin au nom de Tout cela est assez risible. Le plus fort est l’inspiration de la province. « Pourquoi nous que Heidegger aurait alors mené un sémi- restons en province », allocution radiodiffusée naire hautement nazi sur Héraclite ! Ainsi à destination de Berlin (traduite et éditée il attribue à Heidegger une ontologie mili- par Fédier), explique pourquoi Heidegger tariste sur la base d’un commentaire d’un décline l’offre : la « solitude » discrètement fragment d’Héraclite, qui voit la nature entourée de sa retraite campagnarde dans comme la lutte entre des éléments et d’où la Forêt Noire ; le rapport avec la paysan- sort la parure de l’univers : du polémos nerie des environs ; l’enracinement dans jaillit le kosmos ! On mesure l’ineptie des son pays natal (Heimat) offrent au penseur déductions de Faye quand on lit que cette les conditions les plus propices et même circonstance signifie seulement que Hei- indispensables au sérieux existentiel et à degger utilise Héraclite pour mettre au la sérénité de sa méditation. Pauvre Hei- cœur de l’ontologie la plus élevée la justifi- degger : on lui reprochera ensuite d’avoir cation de la violence et de la guerre, laissant manifesté ainsi son nazisme réactionnaire à ses disciples, engagés dans des disciplines provincialiste, mais qu’aurait-on dit s’il « inférieures » et pratiques (droit, notam- avait pris le poste de Berlin ?! Le nom de 60 Nicolai Hartmann, grand professeur de déçu par ce poste et qui préfère se consa- philosophie, un des grands noms du néo- crer à son œuvre. Pour E. Faye, en revanche, réalisme allemand de l’Entre-deux-guerre, Heidegger a profité du rectorat pour mener politiquement libéral-conservateur, est une politique de recrutement antisémite ! bien oublié : ce fut pourtant lui qui accepta Comme si le fait de garder auprès de soi de le poste. jeunes assistants acceptables par les nazis et proches de lui, nullement focalisés sur Dès avril 1934, déçu de ses marges de l’antisémitisme d’ailleurs, était une poli- manœuvres, démissionne. tique antisémite en la matière. Comme si S’étant voulu sans doute le Platon du conseiller à des étudiants juifs de quitter le nouveau chancelier du Reich, dans le but, pays et aider les plus proches de lui à le faire suivant l’expression d’Otto Pöggeler, de était une politique antisémite. Aussitôt sa « guider le guide » (den Führer führen), démission connue, le professeur Heideg- mais constatant l’indépendance impertur- ger, l’ex-recteur « nazi », est attaqué par bable et l’insensibilité du nazisme réel par la philosophie la plus explicitement nazie rapport à ses plaidoyers pour orienter le de l’époque, comme un pédant obscur, un « Mouvement » dans le sens de sa philoso- moulin à paroles ésotériques, un homme phie, perdant le goût d’une responsabilité du passé inutile au national-socialisme, et administrative sans véritable autonomie, d’ailleurs suspect d’accointances person- il prend congé et se consacre à son ensei- nelles et spirituelles avec le judaïsme (la gnement et à ses livres. D’après les rapports méditation de Heidegger et ses analyses du NSDAP (cités par E. Faye), le manque patientes passent pour un genre d’hermé- d’appétance pour les tâches « tactiques » neutique rabbinique ou talmudique). Heidegger serait la cause de la démission. Façon de dire que Heidegger ne quitte pas le Rectorat Le rectorat servira à interpréter toute par désaccord de fond. Que ce soit le motif l’œuvre comme une préparation et un officiel invoqué par Heidegger ou l’analyse accomplissement du nazisme. En 1964, son des services techniques du parti nazi, sur rival de l’école de Francfort, Theodor W. la base, peut-être, de critiques de collègues Adorno publie contre lui un violent réqui- plus zélés, c’est le départ libre d’un penseur sitoire source de bien des livres ultérieurs prêt à servir à des fonctions administratives de polémique : Jargon de l’authenticité. L’ac- et politiques s’il s’y sent indispensable, mais cusation de nihilisme ontologique masqué 61 par l’emphase métaphysique est formulée en 1966 à un journaliste en présence de avec tout le talent rhétorique d’un auteur témoins de confiance. Dans un entretien qui pour le jargon, chez lui hégélien, ne publié en 1976 après sa mort et accordé le cède en rien à Heidegger. La chose est au Spiegel, parlant de son engagement de d’autant plus étrange qu’Adorno par bien 1933-34, il reconnaît avoir commis « une des aspects (problème de l’objet de la phi- grosse bêtise » ou « imbécillité » (« eine losophie, nature théorique de la pensée, grosse Dummheit »), ce qui peut s’actualiser proximité avec les arts, critique virulente en « belle connerie », mais Heidegger était de la raison instrumentale bourgeoise et bien élevé. Le terme n’est pas faible pour un de sa version matérialiste-communiste) est homme qu’on dit arrogant et correspond à assez proche de son ennemi. Il faut le dire, ses responsabilités réelles. car on continue de citer Adorno contre Heidegger : Adorno n’avait pas de leçons à donner à son collègue et rival. On ne Le Parti : Heidegger, un bon « Parteigenosse » ? parle pas ici des aspects peu reluisants du Une des dimensions de « la grosse manque de solidarité de l’école de Francfort bêtise », que confesse Heidegger en 1966, pour leur collègue (juif ) Benjamin, le plus parce qu’on lui demande respectueusement brillant du groupe ; il s’agit du comporte- de s’exprimer à ce sujet, c’est l’adhésion au ment d’Adorno comme intellectuel face au NSDAP. Même si elle était incontournable nazisme en 1933. Hannah Arendt d’abord en mai 1933. On a vu pourquoi, dès lors choquée des « nouvelles » sur le compor- que Heidegger acceptait le Rectorat, chose tement de Heidegger découvrira vite la convenue avec ses collègues de l’Université. pauvreté du dossier et n’en sera que plus Quant au rapport avec le parti NSDAP, à furieuse contre les calomniateurs. Or elle l’activité dans le Parti, il faut bien y revenir apprendra, chose confirmée apparemment, rapidement car Farias, Ott et maintenant qu’Adorno hésitait à quitter l’Allemagne en E. Faye ont prétendu prouver avec l’adhé- 1933, espérant comme demi-juif échapper sion au Parti dès l’instauration du régime, à l’épuration. un ralliement public à une idéologie sousjacente. Heidegger fut-il un enthousiaste Il faut l’insistance de proches, des média- du Parti ? Fut-il un bon « camarade de tions patientes et une lettre respectueuse Parti » ? Rien de mieux pour en juger que pour convaincre Heidegger de s’expliquer de rappeler quelques petits faits ! 62 Heidegger adhère en mai 1933. Remplaçant naissait lorsqu’il adhéra, puisque nombreux Möllendorf, un social-démocrate engagé, sont les témoins de ses cours qui dirent leur Heidegger est élu par ses collègues en étonnement ! Ce petit fait donne à penser raison de son apolitisme, qui le rend accep- que Heidegger a ou bien très bien caché table par les nazis. Mais Être et temps et sa son jeu (thèse ancienne des anti-heideg- polémique avec la philosophie universitaire geriens), ou bien pris une décision risquée, libérale, son côté nietzschéen, non-confor- mais pas que les cours, séminaires et livres miste, non-bourgeois, son patriotisme, lui de Heidegger indiquaient une sensibi- donne un profil crédible. Ce que E. Faye, lité pro-nazie, comme E. Faye tente de le roi trop peu caché de l’amalgame, appelle prouver, ce qui d’ailleurs implique que les perfidement son « radicalisme ». « Plût au meilleurs étudiants de Heidegger, y com- Ciel » qu’une telle qualité intellectuelle et pris sa maîtresse Hannah Arendt (juive), proprement philosophique (rappelons que ne comprenaient rien à sa pensée profonde. E. Cassirer veut débattre publiquement Pour les vrais spécialistes de Heidegger, son avec Heidegger, pas avec Spengler !) pût œuvre publiée ni ses cours ne donnaient se manifester dans l’œuvre d’E. Faye. Hei- aucune indication claire à ce sujet, même degger est donc plus choisi et élu comme si on y sentait une distance avec la philo- Recteur parce qu’il est à cette époque plus sophie libérale, basée sur le néo-kantisme présentable qu’un social-démocrate, même transcendantal. Mais cela annonçait-il une si, chose qu’E. Faye ignore (dans le sens adhésion au NSDAP ? La philosophie qu’on voudra), un ministre de l’instruc- libérale d’ailleurs n’empêcha pas certains de tion social-démocrate de Prusse en 1930, a ses membres de rallier le régime. Rappelons demandé au vilain proto-nazi Heidegger de inversement qu’un nietzschéen vitaliste, venir enseigner à l’Université de Berlin, ville élève de Driesch, comme Ernst Jünger rouge, bastion de la gauche. Mais pour pro- refusa avec dédain toutes les propositions téger l’Université de Fribourg, Heidegger d’adhérer au NSDAP avant et après 1933. doit en 1933 adhérer, ce qui est d’ailleurs Pour Farias, Heidegger était proche du exigé des nouveaux recteurs dans le cadre NSDAP depuis le début des années de la Gleichschaltung. Quant aux idées politi- trente. Pour E. Faye, il est sympathisant ques de Heidegger avant 1933 ? discret mais résolu du NSDAP depuis la Malgré les procureurs rétrospectifs et crise de 1929 ou le début des années 30. autres enquêteurs policiers, nul ne les con- En fait, on sait seulement que sa femme 63 Elfriede Petri est une sympathisante décla- de village, comme une bonne nazie, une rée par le témoignage du premier mari de nazie « fanatique » jusqu’au bout, par Farias Hannah Arendt, le philosophe Günther et Faye le jeune pour avoir participé à des Anders, qui se souvenait de l’invitation œuvres de secours pendant la guerre ! Pour « déplacée » à adhérer au NSDAP que lui montrer la bêtise des constructions d’E. fit ingénument l’épouse de son professeur Faye, signalons que l’inscription obligatoire pendant une randonnée en Forêt Noire. des enfants Heidegger dans les jeunesses Laissons ici l’hypothèse d’une exagération hitlériennes est prise pour un signe qui ne d’Anders, amoureux jaloux d’Arendt (eh trompe pas ! Quant à Hermann Heidegger, oui, ça peut compter pour la Stimmung du fils encore vivant de Martin Heidegger et Dasein !) : Anders très critique plus tard « encore plus nazi que son père de son propre sur la philosophie selon lui transcendante aveu », dixit Faye le jeune, il est accusé de de Heidegger (sa critique ressemble à celle néo-nazisme ou de révisionnisme pour d’Adorno) est d’ailleurs assez proche de avoir publié des articles nullement apolo- Heidegger, dont il fut l’étudiant, pour la gétiques ou idéologiques dans des revues critique socio-politique de la modernité et de l’armée ou d’histoire militaire (c’est un de la technique. Comme quoi Heidegger a officier de carrière). une œuvre sans doute plus profonde que ne Un des trucs fondamentaux pour paralyser le laisse accroire E. Faye. Revenons à Mme l’adversaire et impressionner les badauds, Heidegger : peut-on sérieusement inférer consiste à user de mots magiques, comptant de la sympathie affichée de Mme Heideg- bien que la honte d’avouer son ignorance ger pour les Jeunesses hitlériennes, qu’elle ou la paresse de vérifier fera concéder l’ar- voit naïvement comme une forme de scou- gument (et tout est bon à prendre ici). tisme (du genre des romantiques naturistes Jamais à court de cartes dans sa manche, E. Wandervögel) mobilisant la jeunesse sur des Faye mentionne donc à l’étonnement géné- principes « sains » de sport (les Heidegger ral l’adhésion de Heidegger à la « méthode valorisent le sport et un rapport incarné au Boxheimer », allusion à un plan de réaction corps, au monde) et de communauté (elle brutale de la NSDAP en cas de coup d’État tient ces propos au retour d’une randonnée communiste : il s’agissait d’une planification de ski de fond), que son mari était exac- par les nazis de la liquidation systématique tement dans ces sentiments. Pauvre Mme des dirigeants « rouges » , prévue minu- Heidegger, considérée, sur la base de ragots tieusement par le juriste nazi Best en 1931 64 et révélée en novembre de cette année par groupes spartakistes et de leurs dirigeants une perquisition de la police à Boxheimer (Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht à Hof, en Hesse, suite à une dénonciation Berlin, Kurt Eisner à Munich, etc) ! Le d’ex-député régional nazi sanctionné par ministre de la guerre SPD Noske déclara son parti. L’affaire fit grand bruit dans la alors qu’il serait le « chien sanglant » exigé presse. Dans ces circonstances, Heidegger par les événements, et on le félicita de son aurait confié à un intime dans son chalet de sens du devoir dans ces circonstances tra- Todnauberg à Noël 1931 que dans certai- giques. Il ne s’agit pas d’approuver quelque nes circonstances, il fallait savoir recourir à nazisme ici ou d’adhérer aux pensées sup- ce genre de méthode ! Admettons généreu- posées de Heidegger, mais de mettre les sement (unus testis, nullus testis) que la source choses en contexte et de demander une soit fiable, l’argument semble porter assez loyauté minimale dans la critique : le pour- court à y réfléchir quelques instants. Indé- rissement de la vie politique de Weimar pendamment du nazisme des auteurs de la (stable et relativement acceptée entre 1924 méthode, qui d’ailleurs est un nazisme du et 1929 seulement) remonte à sa naissance. programme de 1920, la méthode consiste en En fait, le vrai scandale de Boxheimer, c’est effet à réagir violemment à la violence d’un que la NSDAP pense profiter de la crise coup d’État (illégal par hypothèse). Con- pour prendre le pouvoir ! Mais ce qu’on naît-on beaucoup d’États (à quoi sert donc ne sait pas et qui ici devrait importer, c’est l’article 16 sur les pleins pouvoirs présiden- si Heidegger cautionne la NSDAP ou la tiels de la Constitution française ?) ou de méthode de réaction énergique de l’État responsables politiques appelés « hommes et/ou des partis nationaux énergiques pour d’État » qui n’envisagent pas l’élimination stopper une révolution bolchevique. Un de leurs opposants « radicaux » (comme détail encore ! diraient certains) en cas de révolution violente de leurs ennemis ? Mieux : le pre- Heidegger aurait dit à Bultmann avoir voté mier exemple est celui que nous offre, en en 1932 pour le NSDAP, certes. Hermann 1919, le très démocratique SPD ! Ce parti Heidegger dit que son père a voté pour un récemment arrivé au pouvoir (suite à une parti régionaliste viticulteur en 1933. Pour- révolution bien entendu légitime) confia quoi pas ? N’est-il pas permis de changer de aux corps francs et à la Reichswehr (armée vote, notamment en voyant les tendances de impériale) la liquidation physiques des l’électorat ? N’est-ce pas un comportement 65 répandu et d’ailleurs parfois compréhen- Or il n’adhère pas non plus au Parti avant sible et raisonnable ? E. Faye en déduit au mai 1933, soit le moment de son élection contraire « qu’il est permis de se demander comme recteur, quand il peut difficile- si » (sic) Hermann Heidegger ne serait pas ment faire autrement et que ses collègues révisionniste et ne cacherait la vérité sur le comptent sur lui pour limiter l’intrusion nazisme de son père : façon de répondre en du NSDAP dans l’université. Mais de se cachant derrière la prétérition. Heideg- tout cela, E. Faye n’en a cure. Un chercheur ger avait le secret de son vote, notamment talentueux, on vous dit. en 1932 et 1933, mais Heidegger n’avait guère de considération pour le régime de L’attitude de Heidegger à l’égard de la Weimar et souhaite une révolution de NSDAP pendant le Troisième Reich enfin l’« être-allemand tout entier ». Il a dit cepen- éclaircie ? Il s’agit, nous dit E. Faye, de faire dant dans les années 1960-1970 à F. Fédier, parler les archives de temps de guerre du qui le questionnait explicitement à ce sujet, NSDAP. Sur-interprétant des fiches fina- n’avoir pas voté pour le NSDAP en 1933. lement peu précises sur l’essentiel, Faye Cachotterie de nazi honteux ? Seules choses prétend en tirer d’authentiques preuves établies : Heidegger ne signe pas la pétition sur la fidélité intérieure au Parti et con- des intellectuels de mars 1933 en faveur de fond d’ailleurs en passant a) les convictions Hitler (alors chancelier depuis deux mois) privées supposées de Heidegger avec le mes- et du NSDAP pour les élections de l’in- sage de la pensée d’universitaire, et b) cette cendie du Reichstag, alors que nombre de pensée de l’œuvre (toujours disponible) ses collègues le font: un geste tout de même avec son appréciation comme membre du extraordinaire dans le contexte de pres- Parti par les services du NSDAP. Ensuite sion d’État sur les milieux académiques, c’est faire crédit au Parti. Mais E. Faye sait puisqu’il s’agit d’obtenir la bénédiction des seulement montrer ce que le Parti « per- élites culturelles par le chantage « Hitler çoit » (p. 524) de « la distance politique » de ou le chaos » (la menace communiste !); or Heidegger ! Le fait que Heidegger ne par- si Heidegger avait été sympathisant voire ticipe jamais à aucun travail de cellule dans partisan hypocrite, n’aurait-il pas manifesté le cadre du NSDAP réel après le Rectorat alors son appartenance de cœur ? D’autant montre assez l’idée qu’il se fait bien vite que l’anticommunisme semble avoir été du parti auquel il a adhéré par pari. Tout une constante de ses convictions politiques. cela est certainement plus important que la 66 fiche qui montre qu’il était abonné au Völk- du NSDAP signale que Heidegger ne fait ische Beobachter, bulletin officiel du Parti. Or guère de zèle dans ses donations ! Faye ne ce journal était répugnant, dit courageuse- voit que le « oui » à la question sur le « Est-il ment E. Faye. C’est ce qui s’appelle passer à un généreux donateur ? », sans voir la réserve : côté du problème. Comme si un observa- « ça pourrait être mieux ! ». Or, on pourrait teur du politique, de surcroît en dictature, aussi bien se demander, sans « révisionnis- devait cesser de lire les mauvaises nouvel- me philo-nazi» (mais du révisionnisme sur les et l’idéologie de l’adversaire ! Comme le travail d’E. Faye, certainement) si c’est s’il pouvait se dispenser de renouveler son par ladrerie ou par manque de conviction abonnement, en restant membre du Parti ! que Heidegger ne débourse pas plus. Doc- Il faudrait expliquer à Emmanuel Faye teur Faye ne doute jamais, lui : donner à la qu’il aurait été absurde de résilier cet abon- NSDAP, c’est toujours trop ! Bien sûr … nement, si répugnant en soit le contenu, A ce sujet, on lit aussi que le NSDAP, peu tout en restant officiellement membre du intéressé par le détail de la pensée heideg- Parti. En se couvrant, Heidegger couvrait gerienne, relativisait les critiques contre sa famille. Farias a souligné, c’est un de ses Heidegger de collègues philosophes bien « apports documentaires », que Heidegger plus zélés que lui, sachant que des dis- avait payé ses cotisations jusqu’en 1945. putes théoriques doublées d’animosités La belle affaire ! Question : imagine-t-on personnelles les opposaient. Que le Parti en 1934, alors que Hitler devient Führer ait estimé que Heidegger était « fiable et chef d’État du Reich, de démissionner politiquement » pendant la guerre signi- du Parti ? et de garder en même temps son fie-t-il pour nous que Heidegger était poste d’universitaire ? Faye va plus loin : partisan des camps d’extermination ? Cela Heidegger apparaît comme un donateur signifie seulement que Heidegger était du Parti ! Imagine-t-on un professeur ordi- tenu pour un « intellectuel » prestigieux, naire d’Université membre du Parti ne pas qui n’encourageait pas clairement ses étu- l’être ? Dans une société en crise, imagine-t- diants à l’insoumission et qui restait un on que le Parti aurait vu d’un bon œil qu’un patriote, un critique radical du marxisme, membre plutôt aisé du Parti se dispensât du communisme et du matérialisme libé- de montrer l’exemple ? Et concevrait-il que ral anglo-saxon, consacrait ses cours à des cette mesquinerie ou ce refus exprimât la gloires nationales comme Hölderlin et fidélité au Parti sans sacrifice ? Or, la fiche Nietzsche ou à de vieux textes grecs. Les 67 accusations de subversion de certains col- exemple Le Monde en publiant le compte- lègues laissaient les services du Parti froids. rendu élogieux de son livre, présentent C’est peut-être de quoi Heidegger voulut d’un Heidegger au milieu d’une brochette demander pardon à Jaspers en lui disant de dignitaires universitaires nazis, frappera sa honte dans une lettre fameuse d’après- les imaginations ignorantes comme une guerre. preuve accablante, alors que dans n’im- Cette adhésion doit donc être interprétée, porte quelle dictature, il est impossible à si on y tient, avec sérieux. Comme le fait un fonctionnaire de ne pas être un jour pris remarquer Fédier, en devenant Recteur en cliché avec des collègues qu’on n’a pas dans le cadre du Führerprinzip, Heideg- choisis. La tête grincheuse de Heidegger en ger devient la seule autorité légale dans dit long sur son embarras (c’est en tous cas l’université et peut espérer faire admettre une possibilité herméneutique), mais on y sa rénovation nationale et sociale et son verra peut-être un signe de plus et éclatant national-socialisme aux étudiants SA et au de sa cruauté, de son arrogance et d’une parti régional ! Si on lit alors le Discours du misanthropie nazie ! Ne doit-on pas rappe- Rectorat, qui ne mentionne jamais le nom ler en face de cela qu’il ne se montre jamais de Hitler, comme une affirmation d’une à aucune réunion de cellule du parti nazi autre autonomie de l’université dans le de toute la durée du Troisième Reich. Que cadre de l’État nouveau, comme une sorte vaut le fait, dès lors, qu’il ait dû payer ses de retournement à son profit du système cotisations d’adhérents dans un système où d’autorité, on peut y voir l’expression d’un l’adhésion était irréversible de facto ? rapport de force et d’un jeu habile de cana- L’adhésion semble donc s’expliquer par lisation du nazisme du Parti en espérant des raisons d’opportunisme politique (pas une entente avec le ministère et le Führer du carriérisme, ni de l’enthousiasme naïf ) suprême. Si comme il le dit, Heidegger n’a et par un pari risqué : Heidegger semble pas voté pour le NSDAP en 1933, il a pu accorder au socialisme national du NSDAP espérer un rééquilibrage des tendances du le bénéfice du doute, mais traduit l’idéal Parti dans le sens de ses thèses à condition général communautaire, social et national, de pouvoir comme recteur et professeur et dans des termes issus de sa pensée, en se de l’intérieur du Parti (même s’il n’y siège posant en théoricien post-républicain de jamais jusqu’en 1945). La photographie la communauté allemande. Victor Farias a que perfidement E. Faye et d’autres, par essayé de prouver la thèse d’une adhésion 68 de cœur au moins à une première phase du internes et des tendances du parti nazi c’est nazisme en faisant de Heidegger un sym- de confondre sympathie pour la révolu- pathisant des SA, de l’aile sociale, qui aurait tion nationale et sociale, avec adhésion à ce quitté le Rectorat déçu de l’affaiblissement qu’en fait le NSDAP. Le fait que Heideg- de la SA peu avant la nuit des Longs Cou- ger ne participe jamais à aucun travail de teaux. En fait, si Heidegger doit ménager cellule dans le cadre du NSDAP réel après la SA comme institution en 1933-34, on le Rectorat montre assez l’idée qu’il se fait sait qu’il refuse son intervention dans les bien vite du Parti. nominations et contrôle les prises de paro- On peut déplorer l’adhésion au Parti, l’ap- les des SA dans les amphithéâtres. À la parent soutien au nazisme de 1933-1934 même époque, il donne la parole pendant puis la fidélité de Heidegger à son État la journée politique de l’université à von dans une époque, où d’autres refusèrent Weiszäcker, venu parler en bien de l’œuvre tout rapprochement, et d’autres, assez du Juif Freud ! Quant à la Nuit des Longs rares, résistèrent au risque de leurs vies, Couteaux, il aurait fallu être sans cœur ni à condition de s’interdire les raccourcis cervelle pour ne pas être horrifié et ébranlé et encore plus encore les trucages histori- du massacre des SA, quoi qu’on ait pensé ques. S’il est sûr qu’il fut en quelque façon de leurs débordements. Thomas Mann et « nazi », au moins en 1933-34, reste à savoir Ernst Jünger aussi ont été horrifiés de ce quelle sorte de nazi il fut. Qui prétend tra- massacre des SA. La question est de savoir vailler sur « Heidegger et le nazisme » doit ce qui motive l’horreur ! Le dévoilement s’astreindre à une compréhension de la du cynisme et de la cruauté de Hitler, prêt « situation » dans sa complexité et situer à trahir ses plus anciens partisans et une l’attitude de l’individu dans un contexte partie de son parti, pour durer ? Le meur- qui croise l’événement socio-politique, tre de centaines de « camarades de Parti » ? son interprétation de ces événements, la La liquidation de l’armée populaire socia- connaissance de ses convictions profondes liste des SA, prélude à une soumission au et la prise en compte de son « éthique de capitalisme et aux élites traditionnelles ? responsabilité » pour reprendre un terme Le calcul pour obtenir le ralliement de l’ar- de Max Weber. Les moralisateurs rétros- mée à la mort de Hindenburg, est évident pectifs qui traitant le réel à l’aune de leur à cette date. Le défaut des interprétations ignorance des faits, s’épargnent la compré- de Heidegger dans le cadre des combats hension de la difficulté des choix tragiques 69 d’une époque tragique (époque qui faisait troqué le marxisme classique et la lutte des choisir à d’autres, le camp stalinien en classes (certes encore mentionnés officielle- pleine activité goulagienne) au nom d’un ment) pour la « nouvelle rationalité » qui simplisme enfantin, doivent être rappe- fait confiance à la technique et à l’État de lés à la décence. Que cela choque ou non droit libéral pour créer le socialisme démo- les maîtres censeurs, Heidegger mérite un cratiquement. Finalement le SPD dans minimum d’empathie de qui veut parler de ses débats les plus théoriques oscille entre ses engagements. C’est la base de l’hermé- Cercle de Vienne néo-positiviste dans son neutique de la justice. progressisme abstrait émancipateur et néo-kantisme du sujet. En route vers la Mais au fait, où Heidegger pouvait-il révision doctrinale officielle du congrès trouver la synthèse d’un espoir de renou- de Bad Godesberg. Pourquoi pas ? Mais vellement d’audace Heidegger n’est pas de cette école et pense historique devant la crise de l’époque ? La que cette voie est une impasse. Le Centre solution politiquement correcte de notre catholique clérical ? La droite militaire pré- temps : la SPD démocratique. On a vu le sidentielle qui soutient Hindenburg? E. sang qu’elle avait sur les mains depuis 1919 Faye mentionne un propos privé qu’aurait pour les délicats. Or ce parti officiellement tenu Heidegger au début des années trente : marxiste et internationaliste (même s’il le chancelier conservateur autoritaire Brü- n’est plus guère ni l’un ni l’autre en pratique ning ne serait pas l’homme de la situation, depuis 1914 au moins) n’a ni majorité viable aurait-il dit (E. Faye, p.54). Façon de dire à l’appui depuis 1930 (la coalition centriste sa préférence pour Hitler. Or, les historiens de Weimar est en pleine déliquescence et savent que Brüning a objectivement pré- n’a plus de majorité, tandis qu’une alliance paré la voie à Hitler, puisqu’il a légiféré par avec le parti communiste lui est interdite ordonnances, substituant officiellement pour plusieurs raisons) et incarne de facto (avec le soutien du constitutionnaliste Carl le statu quo et l’impuissance. Lire à ce sujet Schmitt) la dictature présidentielle au fonc- de l’Américain William Sheridan Allen, tionnement régulier semi-parlementaire Une petite ville nazie 1930-1935 (10/18,traduc- de la république ! On se demande même tion française Robert Laffont 1967, de The Nazi aujourd’hui si la droite autoritaire alle- seizure of Power 1965). Sur le plan philoso- mande n’a pas choisi alors, peut-être avec le phique, la social-démocratie allemande a soutien discret de Brüning, sûrement sous politico-social et 70 le gouvernement von Papen, de légitimer en gésine, porteur de projets novateurs plus la NSDAP (incontournable depuis 1930 audacieux et d’ailleurs en partie indéter- pour former un gouvernement de droite minés. Même s’il n’avait pas voté pour lui nationale à base parlementaire) comme en 1933, Heidegger pouvait imaginer une futur parti de coalition en tolérant ou en coopération conditionnelle une fois Hitler encourageant les désordres de rue et en au pouvoir. laissant les SA incarner une sorte de police spontanée du peuple. Laissons ces débats à La loyauté oblige à dire que le nazisme de l’historien. Je renvoie le lecteur, entre autres 1934-1938 (avant l’évidence de sa volonté titres, au livre récent de Dirk Blasius, Wei- de guerre d’expansion), voire de 1941 mars Ende. Bürgerkrieg und Politik 1930-1933 (avant le début de la Solution finale et (éd. Vandenhoek & Ruprecht, à Göttingen des politiques d’extermination de masse) 2005). Ce qui est clair : la dictature Brü- n’inspirait pas l’horreur qu’il suscite rétros- ning portait en elle le principe dictatorial pectivement, bien que les lois raciales de et de l’aveu de tous les témoins, facilita la Nuremberg (1935) aient été déjà promul- légitimation de celle de Hitler. Quant à guées (les nazis y voyaient une application Brüning, sa politique d’endiguement du à l’allemandes des lois religieuses juives nazisme, sans base populaire, socialement de séparation des Juifs eux-mêmes d’avec conservatrice et économiquement anti- les Goyims et se seraient « dits » eux aussi sociale, échoua. Que Heidegger ait compris sionistes) et que le Führer régnât en chef la nécessité de cet échec et osé envisager absolu. Thomas Mann hésita à rentrer en une révolution avec la NSDAP, qu’il ait Allemagne pendant les premiers mois de en tous cas repéré en « weberien » le cha- 1933 et évita d’attaquer de front le nouveau risme de Hitler et sa capacité à incarner le gouvernement pour obtenir l’autorisation renouveau politique et les efforts de recons- de rentrer et de publier, afin de ne pas truction de l’État allemand ne choque pas perdre son public (il fallut la haine des tant que cela, même de la part d’un philoso- nazis, l’autodafé public de ses livres et la phe, si on se replace dans la désorientation pression de ses enfants pour qu’il coupât de la bourgeoisie allemande et la possibilité définitivement les ponts avec l’Allemagne, d’une guerre civile. Le NSDAP avec ses le pays de sa langue), tandis que les émigrés graves défauts pouvait dans cette époque expérimentaient le déclassement et l’iso- troublée apparaître comme un mouvement lement culturel de l’apatride. On lira à ce 71 sujet l’excellent Weimar en exil de J-M. Pal- du moins elle n’avaient pas le caractère cri- mier, admirateur de Heidegger et d’Adorno minel que nous y voyons rétrospectivement et l’une des bêtes noires d’E. Faye. aujourd’hui. C’est pourquoi il est ridicule et Le nazisme ne révéla son projet que malhonnête de moquer, comme fit en 1996 progressivement. L’adhésion au national- un certain Blain dans le magazine com- socialisme change de sens avec le temps, et mercial « littéraire » Lire, la traduction par selon le degré d’implication et de conscience François Fédier de « Nazionalsozialismus » de chacun. Il était possible de sympathiser par « socialisme national » dans les dis- quelques années avec le nouveau régime cours et écrits de 1933-1935 de Heidegger ! sans être ce que nous appelons aujourd’hui Il s’agit, sans nier l’adhésion au NSDAP, de un « nazi ». A preuve, l’interprétation posi- redonner au mot un peu de son sens appa- tive de l’élection de Hitler aussi bien par rent pour les gens de l’époque et d’éviter les Léon Blum en 1933 (obsédé par la crainte anachronismes ! Comme l’a souligné main- du militarisme de l’aristocratie prussienne) tes fois Karl Kraus, l’arrogance de certains que par André Breton en 1936 (fasciné par journalistes n’a d’égale que leur bêtise et la brutalité non-conformiste de la diplo- leur ignorance. Mais il est temps à présent matie de ces nouveaux venus sur la scène de parler du sens du socialisme national. internationale). Une partie des polémiques du nazisme par les actions de sa politique. Le national-socialisme et « le Mouvement » du socialisme national Il ne s’agit pas de nier la part de violence Heidegger ne se rallie jamais au nazisme originaire du national-socialisme ni son au sens où nous l’entendons. En un sens, la antisémitisme virulent ; il s’agit de recon- question triviale sur le nazisme de Heideg- naître la place qu’ils avaient en 1933 et la ger est dérisoire et déplacée, non parce que relativisation que beaucoup pratiquaient le sujet serait tabou, mais parce que ce mot (y compris les organisations juives de la de nazi, comme l’a dit François Fédier nous république de Weimar, et l’ensemble des dispense de penser ce que signifie au juste démocraties occidentales) dans le contexte « nazi » pour celui qui adhère à un degré de chaos économique et de menace de ou à un autre, à une forme ou sous une guerre civile de 1933. Une adhésion au Parti autre au « nazisme ». Pour le dire avec J-M. et à sa rhétorique étaient alors concevables, Palmier : « Bien plus, la question tradition- contre « Heidegger nazi » nie ces données, nie l’historicité du déploiement de la vérité 72 nelle : « Heidegger fut-il nazi ? » ne recevra ici cette question comme toutes les questions aucune réponse. Une telle formulation n’a pour du politique avec le principe suivant : les nous aucun sens. Ce qui est interrogé ici, ce n’est positions politiques modernes sont basées pas seulement la réalité historique de l’adhésion sur des conceptions philosophiques qui de Heidegger au parti nazi, qui ne fut qu’une demandent réexamen. Ainsi : que signi- simple formalité qu’il dût accomplir comme rec- fie « droits de l’homme » ? Le libéralisme teur allemand, mais le sens qu’il a reconnu au politique a été justement critiqué par Carl mouvement national-socialiste ouvrier allemand, Schmitt comme une critique de l’État et dans la problématique qu’il ouvre avec Sein und de la communauté plus que comme une Zeit. » (Les Écrits politiques de Heidegger, p. politique. Le libéralisme préfère l’individu 9). En fait, Heidegger adhère au Parti dans et l’exalte, faisant de l’État un moindre mal l’espoir qu’il se hisse au niveau du Mou- et une police entre individus. Cette politi- vement historique qu’il doit être. Il y a un que négative qui se veut protectrice peut mélange de projection des attentes et d’exi- aller jusqu’à mettre en danger l’existence gence normative. collective, par exemple face à la furie des phénomènes économiques. Le libéralisme, Qu’est alors sur le plan politique et histori- nominalisme individualiste anglo-saxon, lie que le national-socialisme ? Le Mouvement économie et politique dans un refus de la concret qui doit animer et véhiculer dans la soumission de l’individu sauf aux effets de communauté l’idéal communautaire d’exis- masse des actions individuelles condition- tence allemande face aux choix de société nées. Est-ce là la seule forme de la liberté ? français et anglo-saxon ou russe. La poli- On peut laisser aux partisans de ce système tique n’est pas une gestion technique de le droit à cette expérience. Mais la culture relations atomiques entre masses statisti- allemande est, en 1919-1932, une éthique ques d’individus sur la place commune du collective. Schmitt (qui d’ailleurs n’est marché, mais l’affirmation de la volonté pas Heidegger), nommerait cela un choix d’un peuple de faire corps comme peuple. « irrationnel ». Mais cet « irrationnel » qui Les auteurs qui ont vu cela chez Heideg- ne l’est peut-être pas plus que son contraire ger ont souligné la tendance totalitaire est un droit. Et après tout, rien n’empêche de ce discours, qui ne ferait pas de place l’individualiste conséquent d’émigrer. Le d’emblée à l’individu et nierait les droits libéralisme dans ses excès individualistes de l’homme. Heidegger prend en charge (s’il n’est pas une hypocrisie) comprend 73 un mécanisme de dominos d’universali- et politique (en tant que monde de la dis- sation culpabilisante de son modèle et un cussion dans la communauté de langue et dépouillement de l’État. La preuve que de valeurs de vies communes) est la nation, cette pensée a pu s’accorder à une forme de on sera donc « national-socialiste ». Dire démocratie, plutôt sociale, est administrée comme le journaliste Blain dans son compte- par le ralliement d’Armin Mohler à la Cin- rendu de Lire de 1996 que la traduction quième République. Disons que Heidegger par F. Fédier des discours de 1933-1934 est au moins conscient du caractère problé- relève de la mauvaise foi et que F. Fédier matique de l’idéal « social » libéral. Cela n’a joue avec les mots en traduisant « nazio- rien à voir avec un rejet de droits limités nal-sozialistisch » par « socialiste national » mais réels et respectés des individus dans alors qu’on dirait « national-socialiste » ou leur peuple, dans la mesure où il s’agit de « nazi » pour tout autre écrit de l’époque, décisions qui leur incombent évidemment c’est refuser de comprendre que le projet de (choix privés, affectifs) et s’accordent sans cette édition est de rappeler ce que disent mal avec l’ordre commun. Finalement le ces mots : « national » et « socialiste » en national-socialisme est le Mouvement qui même temps, pour un Allemand en 1933 ! doit dire et effectuer la relativisation de l’in- Ce n’est pas truquer les textes, mais rappe- dividualisme bourgeois du dix-neuvième ler ce qu’il y a à la fois d’indétermination siècle. et donc de possibilité pour un philosophe La référence sincère et assumée en 1966 à de rêver son national-socialisme (pour faire la révolution nationale et sociale indique la plaisir à M. Blain). Dans son entretien au voie, celle d’un dépassement du socialisme Spiegel en 1966, Heidegger rappelle que révolutionnaire (principe de la lutte des Friedrich Naumann, théologien et pen- classes, basé sur le matérialisme historique) seur politique allemand, concepteur de la et d’un symétrique libéral de société de clas- Mitteleuropa, se voulait aussi socialiste. Il y ses, il était socialiste. Et cela ne représentait a eu en Allemagne un socialisme autori- nullement une contradiction avec l’idée de taire, un socialisme national, parfois aussi communauté : n’est-ce pas l’idée même du un socialisme chrétien évangélique. Faut-il socialisme à l’origine : la solidarité entre rappeler qu’une partie des comploteurs de les membres de la communauté (la Com- 1944 étaient sociaux-démocrates, que le mune). Si on considère que la communauté conservateur nationaliste Goerdeler, favo- naturelle sur le plan linguistique, culturelle rable à Hitler en 1933-1936, devait former 74 un gouvernement post-nazi d’union natio- Cette politique, les manuels le disent à nale après le coup d’État comprenant des propos de Tönnies, n’est pas démocratique, sociaux-démocrates ? Stauffenberg et ses elle privilégie le tout et la solidarité sur la amis avaient noué des liens avec l’oppo- liberté individuelle. Soit. Mais elle n’est pas sition socialiste anti-communiste autour nécessairement raciste ni violente, car elle d’un projet de communauté chrétienne, demande à l’individu qu’elle éduque à ses nationale et socialisante (sans négation de devoirs de concevoir la légitimité du pou- la propriété privée). voir d’État et du collectif qu’il représente Quant à une politique de Heidegger, thème dans des domaines où seul un formalisme encore en friche, on peut en esquisser des abstrait libéral verra un terrain illimité de soucis fondamentaux : sur le plan interna- décision purement individuelle. En un sens, tional, le principe du respect des peuples, la réponse de Heidegger au marxisme, c’est des nations, la vraie paix comme leur coexis- la critique de l’opposition marxisme/libé- tence pacifique, paraphrasant De Gaulle ralisme comme les deux faces d’une même sur l’Europe, l’idée que les peuples doivent « société », d’une même mentalité, à quoi il garder leur identité pour se comprendre oppose une vraie spiritualité existentielle. sans universel abstrait artificiel, sur la base Le rapprochement avec le groupe Esprit en de l’idée que l’Europe est un continent France, le christianisme en moins, serait spirituel fait de peuples historiques en rela- peut-être le plus parlant. Et même quant tion, mais différenciés culturellement ; sur au christianisme, il faudrait s’entendre un plan intérieur, l’idée d’une communauté sur l’éthique terrestre référée à l’Être, à la unie autour des valeurs vécues, existentiel- vérité du monde (avant d’être une question les de travail, de solidarité communautaire, logique) et à l’Être-avec comme structures de répartition des fonctions selon les com- vécues proches de l’éthique spirituelle du pétences de chacun sans discrimination de christianisme. (Le rapport avec les grands naissance ; l’idée aussi d’un État puissant théologiens de son temps et son influence et efficace pour contrôler la marche de la sur des auteurs comme Rahner sont par- modernité sans réduire le peuple à du pro- lants à cet égard). létariat exploité ou à une société de classes opposées (en un sens Heidegger hérite Quand il aura thématisé la technique, Hei- de la distinction du sociologue Ferdinand degger dira dans l’entretien de 1966, qu’il Tönnies société/communauté et l’assume). attendait du Mouvement la prise en charge 75 des défis du règne de la Technique. Il l’avait nazis. L’attente de Heidegger vient de la d’ailleurs déjà formulé dans L’Introduction résistance de la base nazie à un monde à la Métaphysique de 1935, texte qui devait dominé par les processus impersonnels de scandaliser les bien-pensants et prouve la technique sous ses diverses formes et de selon les détracteurs la persistance du la croyance que l’État autoritaire à l’échelle nazisme de Heidegger, puisqu’il republie le du problème peut seul réguler, décider, à la texte en 1953 : « la vérité interne et la gran- mesure des puissances en cause. deur de ce mouvement (c’est-à-dire la rencontre, la correspondance entre la technique déterminée J-M. Palmier dès 1968 avait fourni aux lec- planétairement et l’homme moderne »). C’est ce teurs français et francophones les clés et cité que dans son livre Les Écrits politiques de Hei- les passages clairement critiques du nazisme degger (L’Herne, Paris, 1968), J-M. Palmier a réel à l’égard de l’épique, qui montrent que appelé « le sens historial du Mouvement ». la grandeur est ce à quoi le Mouvement Si Heidegger attend de Hitler l’arbitrage réel n’atteint, hélas, pas ! Comme on l’a dit, sur le sens du Mouvement au début du Heidegger enseigne et écrit de 1934 à 1945. Troisième Reich, s’il compte sur son propre Il enseigne notamment dans des cercles rayonnement pour influer sur le Führer et restreints et en séminaire. Il y développe peut-être sur le Parti ou des éléments du une réflexion sur l’échec de son rectorat et Parti, il n’en reste pas moins qu’il maintient l’évolution du Mouvement (basée sur son une interprétation de ce que le Mouvement ontologie fondamentale). Dans Introduction pouvait être, aurait dû être pour répondre à la Métaphysique, il célèbre le sens véritable aux défis de l’époque : un point de départ du Mouvement national-socialiste, mais iconoclaste et novateur pour une nouvelle c’est lui assigner un télos, une destination pensée socio-politique du rapport au « Pro- qui dépasse sa réalité décevante. Heidegger grès » et à la Nature. Depuis sa lecture du se pose en maître autorisé pour le Parti et Travailleur (1932) d’Ernst Jünger (alors l’orientation de la Révolution allemande. vitaliste néo-nietzschéen, en qui Heideg- Mais les documents sont formels : Heideg- ger voit le disciple génial et comme l’avatar ger n’est plus considéré comme un possible de la pensée nitezschéenne passée par les principal philosophe du régime. D’ailleurs il crises du temps), la Technique devient cen- donne à ses étudiants et à ses auditeurs une trale dans sa réflexion, et non, précisément, vision originale des auteurs que le régime avec l’enthousiasme naïf des dirigeants souhaite voir étudier : Hegel ou Nietzsche. 76 De plus en plus, Heidegger va voir le Mou- (article 4) de limiter les droits des Juifs dans vement comme un aspect de la domination la société et de les exclure de la politique, de de la Technique, avec sa vision instrumen- la justice et de l’administration : « seuls les tale et matérialiste de l’homme, avec son citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être Nihilisme. Ce fait était loin d’être acquis citoyen, il faut être de sang allemand, la confes- en 1933, car le programme explicite du sion importe peu. Aucun Juif ne peut donc être NSDAP et sa campagne de 1932-1933 ne citoyen. ». Si l’on se choque de l’espoir mis faisaient guère de part qu’à une économie dans un parti antisémite, on doit au moins nationale, à l’homme concret au centre de prendre en considération le dévoilement l’économie au sein de son peuple, à l’État progressif de la criminalité de ce racisme et protecteur. Il y avait une aile sociale du son caractère assez « modeste » en 1933-35 NSDAP avec les frères Strasser, Goebbels voire 1933-1938, avant la Nuit de Cristal, au début de son parcours, la SA, ce qui ne en le comparant avec l’antisémitisme euro- signifie pas que Heidegger ait sympathisé au péen et notamment avec celui dominant point d’idéaliser la SA, comme Farias le dit. d’Europe centrale et orientale. Il est en revanche probable que la Nuit des Le livre (absent de la bibliographie d’Em- Longs Couteaux signifia pour Heidegger manuel Faye) de Marcel Conche Heidegger entre autres choses, l’élimination violente, par gros temps, (Cahiers de l’Egaré, 2004) un cynique, du national-socialisme vraiment de nos principaux philosophes vivants, qui populaire et social, si critiquable ait-il été sait ce qu’il doit à l’influence de Heidegger sur d’autres plans (populisme démagogique, mais le critique à l’occasion sans polémique racisme). Or on sait de sources nombreuses tapageuse, résume bien les choses : Hei- et sûres que Heidegger ne mettra jamais la degger a eu « son » nazisme en partie main à l’exécution d’aucune mesure antisé- imaginaire, un pari sur l’évolution du Mou- mite dans l’Université et entretiendra toute vement qui pour lui portait une part de sa vie d’excellents relations avec des indi- réponse pratique et idéologique aux défis vidus « juifs » au regard des conceptions de l’époque. Mais il s’en est écarté de plus nazies. Il faut ajouter ce point capital, de en plus, en faisant la critique radicale mais 1930 à 1933 pour gagner les élections, le philosophique dans ses cours, au point que NSDAP fut extrêmement discret sur son nombre de témoins ont dit leur embarras antisémitisme. Le programme officiel du devant les messages codés du professeur NSDAP de 1920 prévoyait « seulement » dans un contexte de répression et d’es- 77 pionnage. Conche et d’autres avaient déjà de théoriser sur le rôle d’un guide suprême pointé les graves défauts de méthode et dans un État. Il ne s’agit pas de fuir la ques- les distorsions factuelles inadmissibles du tion du sens de cette ambiguïté. Ce qui est livre de Farias Heidegger et le nazisme (1987), clair, c’est que Heidegger n’est nullement qui instruisait à charge contre Heidegger gêné de parler d’un « Führer », du poste en sur-interprétant dans un sens hitlérien de Guide, de Chef (de l’État et du Peuple), tout ce qui pouvait être ambigu dans ses car il n’a jamais été démocrate. Par ailleurs, paroles, ses écrits et ses actes, en refusant on ne sait rien de sentiments monarchistes à sa prudence les circonstances atténuantes (improbables) le concernant. Heidegger du contexte politique (Farias a pourtant fui n’est pas opposé à un gouvernement de dic- la dictature Pinochet !) et surtout du con- tature (on hésite à dire « au sens romain », texte de l’œuvre elle-même. Mais ce qu’on vu le rapport de Heidegger aux concepts n’arrivait pas à prouver, c’était le racisme et romains) ou si on préfère à un gouverne- le biologisme de Heidegger, un point fon- ment personnel de leader charismatique au damental du nazisme réel. sens weberien. « Admiration » de Heidegger pour Hitler ? Qui est le « Führer » ? Comme l’a justement dit Marcel Conche dans son livre Heidegger par gros temps, un homme raisonnable peut, au moins dans certaines circonstances, choisir le régime Les textes de 1933-1934 mentionnent plu- autoritaire. L’Allemagne de 1933 se trouve sieurs fois « le Führer » et on y a vu une à bien des égards (vaincue et humiliée allégeance inconditionnelle à Hitler, une depuis 1918, ruinée depuis 1929, divisée croyance typiquement nazie au Führer- politiquement en 1932) dans une crise prinzip. Qu’en est-il de l’admiration de comparable à celle qui a amené au pou- Heidegger pour le « Führer » en 1933- voir, par le vote des chambres républicaines 1934 ? françaises (élues par le Front populaire) le Maréchal Pétain en 1940 (avec l’assen- Il faudrait d’abord revenir prudemment timent spirituel de tant d’intellectuels sur ce lieu-commun du culte du Führer. républicains de gauche, comme Gide, le D’abord les textes : Heidegger parle sou- philosophe Alain, Emmanuel Berl, Ber- vent du Führer sans le nommer, ce qui trand de Jouvenel) et en 1958 Charles de peut être une façon pour un philosophe Gaulle, qui comme Hitler « reçurent » le 78 pouvoir dans une sorte d’abdication de la Schmitt, qui voyant dans la Constitution légalité républicaine précédente ! Partout de Weimar la solution à la dégénérescence en Europe (Pologne de Pilsudski et de ses de la démocratie (il écrit sur La Situation de successeurs, Hongrie de l’Amiral Horty, la démocratie parlementaire) fait du président etc), et même aux États-Unis se donnant élu au suffrage universel « le défenseur de la à F. D. Roosevelt à plusieurs élections pour constitution », autorisé à gouverner autori- qu’il bouscule la Constitution ou son inter- tairement au nom du peuple. Rappelons prétation classique ; et l’Amérique latine que c’est la base de la Cinquième républi- secouée par des coups d’État ou des phéno- que et que le conservateur-révolutionnaire mènes populistes comme le péronisme ; et Armin Mohler, admirateur de Schmitt, en Asie avec Tchang Kaï Chek en Chine et se dira « gaulliste allemand » au début de le gouvernement militaire japonais à partir la République plébiscitaire gaulliste (il lui de 1936. Les années trente sont du fait de la consacrera un ouvrage). Que Mohler se Crise économique mondiale l’épreuve de la soit déclaré finalement «fasciste» (à ce qui démocratie parlementaire et le moment de s’écrit) à la fin de sa vie montrerait seule- la légitimation de la Dictature (l’historien ment que le thème de la dictature à base marxiste anglais Eric Hobsbawm le montre populaire et à programme social étati- parfaitement dans les premiers chapitres de que englobait bien des courants et restait son livre : L’Âge des extrêmes. Le court XXe ambigu. D’où la mauvaise surprise (pour le siècle, édit. Complexe, 2002,) ! Ce phénomène naïf, si on veut) de l’évolution totalitaire et des dictatures ou du renforcement et de la de plus en plus raciste du nazisme en 1934, prédominance de l’exécutif avec l’accord du après la mort de Hindenburg. peuple a été analysé avec un grand sérieux Il est vrai que jusqu’à la fin de sa vie, comme par des historiens proches de l’Action dans l’entretien au magazine ouest-allemand française comme Bainville, des républi- Der Spiegel de 1966, Heidegger ne cache pas cains conservateurs comme André Tardieu son scepticisme sur la capacité de la démo- (ancien collaborateur de Clemenceau ! lire cratie à affronter avec succès les défis de la à son sujet le livre de François Monnet, modernité déchaînée par la libération des Refaire la république), Giraudoux (Pleins pou- forces conjuguées de la technique, de l’ère voirs), l’écrivain-philosophe Jules Romains des masses, de l’économisme, du principe applaudi par Daladier en 1938 pour Le Dic- des souverainetés nationales, de la rivalité tateur ; et en Allemagne par le juriste Carl des blocs politiques. Dans cet entretien, 79 Heidegger maintient avec franchise qu’il ne jugement d’expérience et de théorie sur la croit pas à l’efficacité de la démocratie dans démocratie comme fin de l’Histoire. l’âge de la domination technique planétaire (Écrits politiques, pp. 256-257). Il maintient Cela dit, qu’en est-il du rapport à Hitler ? les termes de ses analyses de 1933, en expli- Est-il l’incarnation du Dictateur accom- quant qu’elles ne sont pas comprises, ce qui pli ? Dans certains textes de circonstances, a donné lieu à des commentaires en passant comme les Discours de 1933-1934, il semble indignés. On tronque la phrase qui indique moins facile de faire le distinguo entre le que le national-socialisme avait pris au Führer et son incarnation. Il semble acquis début la bonne direction en omettant de que Heidegger a été impressionné les pre- dire que Heidegger finit cette même phrase mières années du nouveau régime par la en incriminant l’indigence intellectuelle des capacité de Hitler à se présenter en homme dirigeants du Troisième Reich. Un fond du destin, inspirateur et dirigeant suprême politique anti-démocrate et anti-parlemen- de son peuple dans une époque de crise de taire, une conception du service d’État (la l’État et de la nation. On est très loin, si on tradition prussienne et depuis Bismarck relit le dossier, des accusations de Faye et « allemande ») prédisposaient Heideg- Farias. ger à se rallier au Führerprinzip comme à À vrai dire, même en 1937, peu après les un retour à l’ordre allemand wilhelmien jeux olympiques de Berlin, Hitler jouissait d’avant 1914-1918, en ce qu’il comportait d’une image positive à l’étranger ! Rappe- de principe d’ordre vital pour le peuple : lons avec l’historien belge Georges Goriely on reviendra sur cette communauté de (1933 : Hitler prend le pouvoir, Édit. Com- vue avec Carl Schmitt, mais signalons tout plexe) à propos de la fascination exercée de suite que d’autres juristes s’élevaient par Hitler (cet homme, dit Heidegger, contre le libéralisme parlementaire et le qui en changeant le destin de l’Allemagne régime des partis comme Erich Voegelin change celui du monde, en provoquant en Autriche. Il est donc trop facile de rame- partout l’étonnement et en retenant l’at- ner cette distance par rapport aux idéaux tention) que les démocrates de l’étranger, démocratiques libéraux de Weimar à un sauf les communistes et une partie des conditionnement socio-culturel de conser- socialistes, virent généralement en Hitler vatisme provincial d’Allemagne catholique un mal nécessaire, un rempart contre la du sud. Heidegger pense son temps et a un révolution communiste voire un exemple 80 de révolution pacifique et une expérience commentaires favorables vinrent de gens de socialisme national capable de sauver le qui s’enfoncèrent ensuite dans le fascisme. peuple allemand de la crise de 1929, dont Blum en témoigne, et si lui se « ressaisit » nous n’imaginons même plus le carac- dès 1934 et pousse vers la sortie ses élé- tère dévastateur pour l’Allemagne. Même ments hétérodoxes « fascisants », avant Léon Blum en 1932 chef de la SFIO, qui de décider la stratégie de Front populaire va bientôt en 1933 faire exclure les « néo- contre le fascisme en février 1934, souve- socialistes » Déat et Marquet pour leur nons-nous que le libéral Lloyd George vint trop grande compréhension à l’égard du fas- rendre visite à Hitler à Berchtesgaden en cisme, salue dans un article publié dans Le 1936, en sortit très impressionné et vanta ce Populaire le soutien des masses allemandes « nouveau George Washington » ! Jusqu’à au « petit peintre viennois » (l’année 1932 Munich au moins (septembre 1938), une voit les nazis à leur apogée « légale » aux majorité de conservateurs tories considérait législatives et Hitler porté au seconde tour Hitler comme un interlocuteur décent, un de la présidentielle), comme une victoire gentleman patriote et convenable et un allié populaire contre l’arrogance de classe de la possible contre Staline : Hitler n’avait-il pas bourgeoisie allemande et l’obscurantisme étalé son anglophilie depuis Mein Kampf ? réactionnaire du conservatisme militaro- N’était-il pas avant tout anti-commu- prussien ; de même firent les Breton et les niste? C’est ce qu’expliquera Chamberlain surréalistes non-communistes, ainsi Dali, en 1939 en disant sa déception. D’ailleurs cas le plus connu de la fascination devant rares étaient les politiques et les observa- Hitler et bientôt pour Franco. Pour beau- teurs occidentaux à voir clair dans le jeu coup, comme le roi d’Angleterre Edouard de Hitler avant 1938. (Ces faits méritent VIII en 1936, Hitler était le Mussolini qu’il d’être rappelés, alors que l’Europe actuelle fallait à l’Allemagne et une source d’inspi- se complaît dans une pseudo-mémoire de ration dans la lutte contre la misère de victime du pacte germano-soviétique.) masse, alors que Travaillistes et Conserva- Nous savons que Heidegger n’a jamais teurs échouent devant la Crise ! Après son rencontré Hitler. Seul Emmanuel Faye abdication, le duc de Windsor garda son imagine qu’il a pu lui servir de « nègre » admiration pour Hitler et le nazisme jus- et qu’il aurait gravité autour du cercle de qu’à la déclaration de guerre, et sans doute Goebbels, n’en a aucune preuve et se livre à même après. Mais ne croyons pas que les une spéculation assez perfide. Renouvelant 81 les exercices de son père J.P. Faye, pseudo- du Führer et d’avance en 1933-35 à celles spécialiste de la langue totalitaire et nazie, exterminationnistes prises personnelle- il passe de ressemblances rhétoriques, lexi- ment par Hitler en 1941-42 est ridicule: cales d’époque, qui ne prouvent rien, pour comme si Heidegger avait fréquenté Hitler imaginer une relation impure, alors que la dans l’intimité ! Même si on admet que banalisation d’un jargon oratoire et journa- Heidegger avait lu Mein Kampf, ce gros listique völkisch est justement un fait établi. livre indigeste qui n’annonce pas clairement Jamais Hitler n’aurait eu besoin de qui- de liquidation des Juifs, même si la haine conque pour écrire ses discours et surtout s’y étale et si une fameuse phrase (fameuse pas d’un philosophe. Cette thèse ridicule pour nous, rétrospectivement) parle des repose uniquement sur l’accolement des gaz de la guerre comme expérience que attentes de Heidegger (ses projections, si les juifs fauteurs de conflits mériteraient. on veut sur le Mouvement et Hitler, son Rappelons que le programme officiel de la désir probable de devenir le philosophe ins- NSDAP prévoyait « seulement » de limi- pirateur du nazisme au pouvoir) avec une ter les droits des Juifs dans la société et de rhétorique qui peut extérieurement paraî- les exclure de la politique, de la justice et de tre identique. l’administration et que selon tous les obser- Dire, comme E. Faye, que Heidegger était vateurs, la NSDAP pendant les élections stricto sensu « hitlérien », au sens d’un degré de 1930 à 1932, se montra extrêmement suprême en nazisme et suggérer par glis- discrète, par calcul, sur l’anti-sémitisme: sement insensible qu’il adhérait au pire pour se rendre plus fréquentable et plus du nazisme dès l’origine, revient à ignorer crédible comme parti de gouvernement. que Heidegger était «hitlérien» en 1933-34 Osons le paradoxe : si Heidegger a misé en un sens aussi limité qu’il fut « natio- sur Hitler en 1933-1934, c’est qu’il a cru à nal-socialiste » : Heidegger attendait de sa capacité à transcender la NSDAP et à Hitler, en tant que chef et inspirateur du devenir le grand homme d’État providen- Mouvement, la redéfinition spirituelle du tiel (d’où la rhétorique un peu religieuse socialisme national, comme il pariait sur des discours) : en un sens, Heidegger atten- l’évolution, sous son égide, de toute la base dait de Hitler la redéfinition spirituelle du hétérogène et souvent vulgaire du Parti. socialisme national, comme il pariait sur Sous-entendre par « hitlérien » qu’il adhé- l’évolution du Parti. Au lieu de faire de rait inconditionnellement aux décisions Heidegger un hitlérien de 1942 dès 1933, 82 mieux vaudrait se demander si Hitler n’ap- Hitler, Heidegger répondit que la culture paraissait pas comme un nouveau Bismarck ne comptait plus dans ces circonstances, modifié par les circonstances et d’ailleurs « regardez ses mains ! ». Mais cette phrase « démocratisé ». Rappelons encore que sur les « mains » ne signifie aucunement Bismarck arrive au pouvoir en 1862 par une une divinisation de l’homme Hitler de sorte de coup d’État et instaure un gouver- la part de Heidegger : le corps du Führer nement autoritaire. Si on voit cet aspect des n’est ni l’incarnation de Dieu ni « le corps choses, nettement moins anachronique que sacré du Roi » au sens du médiéviste Kan- le soupçon principiel d’hitlérisme intégral torowicz. C’est le commentateur François et fusionnel, on mesure la partialité de la Fédier, lecteur attentif de Tolstoï, qui a vu plupart des polémiques contre Heideg- l’origine et le sens de cette phrase, que Jas- ger. Dans la conception « décisionniste » pers (« individu » angoissé par les masses) de Carl Schmitt, que Heidegger semble entendit comme un signe de délire féti- faire sienne à cette époque, le chef d’État chiste, de régression infra-philosophique. populaire est le responsable des grandes Heidegger parle d’ailleurs de Hitler, car directions, des impulsions principales. Il comme la majorité des Allemands, il distin- n’est pas qu’un prince hégélien qui met les gue le Führer de ses ministres et du Parti. point sur les i des décisions de son adminis- Les « belles mains » de Hitler désignent tration technocratique gestionnaire, il est le de façon métaphorique l’action du grand comptable des décisions essentielles, qui homme ! Souvenons-nous de l’expression délègue ensuite l’exécution dans une admi- de Péguy : « Kant a les mains blanches » c’est- nistration responsable devant l’autorité. à-dire pures, « mais il n’a pas de mains ». A l’époque où Heidegger prononça cette allu- Jaspers, utilisé contre Heidegger par toutes sion un peu sibylline à la thèse tolstoïenne, les polémiques, rapporte que lors de ce réactualisée par la thèse de Weber sur le qui devait être leur dernier entretien du leader charismatique, celle du défenseur Troisième Reich, en 1933, Heidegger autoritaire de la constitution de Carl Sch- aurait accueilli sa phrase « on se croirait en mitt, il parlait du sens de la décision et de 1914 » avec un sourire d’acquiescement : l’action de Hitler dans les premiers jours le malentendu était total. Mais quand Jas- du régime. Hitler n’avait sans doute pas pers objecta que le pays ne pourrait être tout à fait « les mains blanches » (Heideg- gouverné par un homme aussi inculte que ger semble ne jamais avoir lu Péguy), mais 83 ses mains n’étaient pas (pas encore) trop ou ses discours (Hegel ne dit-il pas que la sales à l’automne 1933 et il agissait. vérité de l’intention c’est l’action !), il en découle le droit et le devoir de juger le chef Les Discours de cette époque du Rectorat sur ce que font ses mains. témoignent sans doute d’une volonté naïve ou risquée, légitimiste et optimiste de célé- Pour comprendre pourquoi Heidegger brer l’unité du peuple autour de son Chef, pouvait mettre un espoir dans le gouverne- mais très répandue dans ces circonstances. ment du Troisième Reich, il faut rappeler Qu’on pense à la glorification du Maré- sans anachronisme le bilan des premières chal Pétain en 1940 ou celle de de Gaulle années de ce gouvernement. Heidegger en 1958. Cette confiance peut nous poser était soucieux du bien-être du peuple (das problème : nous prouvant, au-delà du cas Volk), dans une conception sans doute Heidegger, qu’un « philosophe » ou un élitiste de la société, de type grec ou aris- grand intellectuel peut se tromper grave- totélicien, mais qui défendait le droit pour ment dans ses jugements sur les hommes et chaque membre de la communauté natio- la politique. La pensée rationnelle devrait nale à une place selon ses talents propres surtout nous mettre en face de ce fait et son travail. Encore fallait-il donner inquiétant, anthropologique et politique : aux gens la possibilité de travailler. Or la capacité d’un génie de la communication Hitler réduisit spectaculairement le chô- à se faire adorer des masses pour réaliser mage en rendant confiance au pays. Son une politique criminelle. Heidegger fut loin État, social de nom, redonna du travail de tomber seul dans le panneau du cha- au peuple comme aux jeunes diplômés au risme de Hitler : le « Führer » envoûtait chômage, désespérés par la crise. Dirigés les foules et hypnotisait ses auditoires. La par des anciens combattants, des soldats, fascination Hitler a peut-être marché un des hommes venus du peuple, dirigé par moment sur Heidegger, le philosophe en un Führer venu de la petite bourgeoisie, tous cas a fait un pari sur Hitler et a vu en cet État apparaissait moins « classiste » lui une chance de renouveau radical ! Mais dans la sélection des nouvelles élites : Hei- ne perdons pas de vue ce que cette phrase degger était fils de tonnelier sacristain et signifie à long terme et à un niveau philoso- souhaitait une société méritocratique plus phico-politique : que c’est l’action qui juge égalitaire. Il ne voulait pas la simple restau- la valeur d’un chef, plus que ses intentions ration de la société d’ordres héréditaires et 84 de classes de 1914 et cela le distingue de la et à venir » appelle les étudiants à voter le droite nationaliste monarchiste des Junkers retrait de la SDN impuissante et injuste (aristocratie terrienne légitimée en caste née des traités de Versailles, et que les dis- militariste). Sur ces points, le nouveau cours pacifiques de Hitler à cette époque, régime lui paraissait une voie proprement demandant l’égalité de traitement pour « allemande » (ni individualiste bourgeoise l’Allemagne, suscitèrent l’admiration des à la française ni égalitariste communiste) de démocrates et d’autres philosophes (notam- communauté organique proche des thèses ment de gauche : le radical-socialiste Alain, de Fichte et Hegel. E. Faye sur-interprète le néo-socialiste Marcel Déat, etc.). Ce donc la notion de Volk et le sens de l’adjectif contexte systématiquement « omis » par völkisch, en les ramenant au sens racial nazi, les polémistes change beaucoup de choses alors que ces notions ont une longue his- dans l’interprétation ; il devient au moins toire dans le romantisme allemand auquel beaucoup plus douteux que Heidegger ait Heidegger se rattache ici. été un fanatique du nazisme comme mou- Ses succès sur le plan international appa- vement nationaliste revanchard. raissaient comme « miraculeux » Le chef Tout cela créé le mythe de son « génie », charismatique incarna mythe dans lequel Hitler lui-même donc un moment pour Heidegger aussi, s’enferma. Le chef charismatique « provi- l’idée d’un État hiérarchisé, autoritaire, dentiel » était adoré par son peuple comme respecté à l’extérieur (les vainqueurs de le prouvent les plébiscites de Hitler (les 1918 lui accordèrent ce qu’ils n’avaient pas référendums et l’élection du président donné à la république de Weimar et durent par le peuple sont interdits en RFA par la accepter la fin du Diktat de Versailles). Grundgesetz – la loi fondamentale - depuis L’immense majorité des Allemands célébra cette époque, comme en France de 1871 à le « génie » de Hitler sur la scène interna- 1958 pour les mêmes raisons), et même s’ils tionale, comme Goebbels dans son journal sont sujets à caution, du fait des moyens après chaque coup de bluff réussi devant de pression et de propagande du régime : les ministres des démocraties occidentales. les voyageurs étrangers notent l’hystérie et François Fédier rappelle opportunément l’enthousiasme de beaucoup d’Allemands. « providentiel » que le discours aux étudiants où se trouve la phrase « scandaleuse » sur le Führer voie/voix de l’Allemagne, « sa loi présente 85 Après l’engagement, le dégagement ? Ou l’entêtement nazi ? 1935-1945 ? … 1976 ? fort mauvais national-socialiste et ce, dès Le rectorat Heidegger aura duré un an. La certe et déçoit le NSDAP. première année du gouvernement Hitler, Même à l’étranger, si des rumeurs courent, un gouvernement de coalition du NSDAP surtout chez ceux qui détestent son genre et des nationaux-allemands (des conser- de philosophie « irrationaliste » et typi- vateurs), sous la présidence du Maréchal quement allemande (obscure), on ne le cite von Hindenburg, garant de la continuité jamais comme un théoricien du nazisme. républicaine et de la Constitution. Hitler On critique seulement son romantisme est à cette époque seulement Chancelier ésotérique, son goût des origines, de l’en- du Reich avec plein pouvoir de son cabi- racinement allemand, son mépris des sujets net pour quatre ans, révocables et sous le modernes, bref on y voit un esprit un peu contrôle du Président du Reich. Il conti- « Blut und Boden ». En même temps, au nue de partager sa vie entre enseignement Congrès Descartes de 1937, Emile Bréhier, « en bas » et retraite méditative « en haut » nullement suspect de sympathie pour le pendant tout le Troisième Reich. Que Hei- nazisme, s’étonne de l’absence de Heidegger degger n’ait pas été un résistant au sens dans la délégation allemande envoyée à la où le furent les Scholl et les membres de Sorbonne. O. Scheid, agrégé et germaniste la Rose blanche décapités en février 1943 français, dans son livre de 1936 L’Esprit du ou les comploteurs de juillet 1944 (cercle IIIème Reich (Perrin), parle des fondateurs Goerdeler et amis de Stauffenberg), c’est de la NSDAP (Drexler, Dietrich, etc.) assez clair. Que le nom de résistant ait été et étudie devant son public français Mein galvaudé en Allemagne comme en France Kampf, la pensée de Rosenberg, celle de après 1945, également. Mais si on étudie le Goebbels, l’anthropologie sociale et raciste parcours de Heidegger comme sujet alle- d’Eugen Fischer. Heidegger en 1936 ? Il mand, professeur et penseur de 1933 et faut croire qu’il a été bien discret. Quand 1945, il faut considérer la possibilité qu’il de 1934-1935 à la veille de la guerre, le n’ait pas été le « nazi typique » voire un professeur Edmond Vermeil, éminent ger- 1933 ! Point capital : Heidegger n’est pas longtemps considéré comme un « philosophe nazi ». Sa démission du Rectorat décon- maniste, démocrate anti-raciste, critique 86 sévère du pangermanisme, fait ses leçons doute au sujet du biologisme du « philoso- sur la Révolution allemande dans l’amphi- phe » majeur du Reich. Les procès-verbaux théâtre de la Sorbonne et en publie (1937, de ces mêmes entretiens avec les accusés 1939) les cours pour le grand public cultivé, du procès de Nuremberg montrent aussi recueillant la critique admirative de la revue que les seuls philosophes allemands cités Esprit, il parle de Thomas Mann, de Spen- sont Fichte et Hegel ! Quant à Eichmann, gler, de Keyserling, de Jünger, de Rathenau, il invoquera Kant (cf. Hannah Arendt, de Hitler et d’idéologues nazis patentés Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal) ! (Darré, Ley, Goebbels, etc): de Heidegger, point de Heidegger. Heidegger ne mérite point! Je renvoie le lecteur à cet ouvrage pas le titre de philosophe nazi ou d’ins- encore très instructif (Doctrinaires de la piration du nazisme réel pour ses chefs ! Révolution allemande 1918-1938 , NEL 1948) Evidemment, pour E. Faye, c’est seulement et il ne le rajoute point à la liste lors des un effet de la jalousie mutuelle des philo- rééditions (1948). On y trouve en revanche sophes nazis. Etrange philosophe nazi que Alfred Rosenberg, le «philosophe» ger- personne dans «son parti» ne tient pour un mano-balte («Allemand-ethnique») auteur idéologue digne d’attention! du Mythe du Vingtième Siècle, bible avec Mein Kampf de l’idéologie du Troisième Reich. Reste à invoquer des pseudo-indices Toute histoire de la philosophie sous le comme le fait que Heidegger ne quitte pas Troisième Reich montre clairement que le Reich. Non-juif, Heidegger n’a aucun Rosenberg exerce ce magistère en raison besoin vital de fuir (certains Juifs, les de son Mythe du Vingtième siècle (livre que anciens combattants par exemple, restè- Hitler n’avait peut-être pas complètement rent d’ailleurs en assurant le pouvoir nazi lu, mais qui, d’après ce qu’il en avait lu en de leur dévouement à la patrie et de leur le feuilletant, lui semblait seul exposer la fidélité au gouvernement) ; patriote (il doctrine nazie correcte avec Mein Kampf) se dit « national » dans un sens pacifique et que son racisme est l’idéologie officielle mais pas « nationaliste »), d’esprit com- du Parti et de l’État ! Quand on lit les dis- munautaire et social, il continue d’adhérer cussions de Rosenberg avec le psychiatre sincèrement au principe d’une refondation américain Goldensohn, dans Les Entretiens « nationale et socialiste » non-marxiste de Nuremberg (traduction française et 1ère voire anti-marxiste. Et puis, sa vie est d’en- édition, Flammarion, 2005), on n’a aucun seigner la philosophie. défaut sans doute 87 très intellectuel de l’intellectuel tout à son Crime de patriotisme : déjà en 1934, Hei- œuvre historique dans sa «tour d’ivoire». degger dit « la guerre n’a pas encore pris N’ayant pas fui entre 1933 et 1939, il doit fin » (E. Faye, p. 134-135), signifiant que bien rester en Allemagne pendant la guerre l’état fixé par Versailles en 1918 n’est pas … et la politique d’extermination, quand le destin éternel de l’Allemagne. Faye est l’Europe entière est soit occupée, soit pro- très choqué d’un patriotisme qui était très allemande. répandu chez les intellectuels entre 1914 Mais quel travail occupe donc Heidegger et 1918. On sait d’ailleurs que les intel- alors ? Pour E. Faye, Heidegger n’a quitté lectuels de droite allemande n’avait pas le Rectorat que par paresse ou ennui, est digéré la défaite. Mais E. Faye ignore que resté lié à ses lieutenants profondément la majorité du peuple allemand n’a jamais nazis, dont Wolf, et continue de théoriser accepté l’imputation à la seule Allemagne le racisme de combat. Il prétend nous révé- des responsabilités pour la déclaration de ler cette sombre page de la vraie histoire de guerre de 1914-1918. Le mouvement socia- Heidegger, qui n’appartient pas d’ailleurs, liste n’avait-il pas proposé très vite une paix dit-il, à la vraie philosophie ! Avant Emma- blanche entre les puissances capitalistes, nuel Faye, on avait tenté de pointer des certes pour sauver la vie des paysans et des traces ou des tendances antisémites dans ouvriers servant de chair à canon, mais aussi les écrits. Désormais c’est d’une furie raciste estimant les responsabilités partagées? On et exterminationniste qu’il faudrait parler, peut relire d’ailleurs à ce sujet les positions à lire les chapitres sur cette période. Hei- de plusieurs autorités social-démocrates degger pense la sélection raciale, de concert européennes (le Géorgien Tseretelli, l’Alle- avec Carl Schmitt et divers noms de l’eugé- mand Kautsky ou l’Autrichien Otto Bauer nisme nazi ! Avec Schmitt et Bäumler par exemple) jugeant iniques le Diktat des (nazi nietzschéen, qu’on croyait éloigné de Alliés. Un inquisiteur humaniste aussi exi- Heidegger, mais qui aurait été très proche geant qu’E. Faye devrait aussi savoir que de lui), il travaille pour légitimer la Shoah Bergson en qui il exalte (à la fin de son pavé) dans l’espace vital allemand au service de la le vrai humaniste alla plaider l’entrée en volonté de puissance allemande : l’obses- guerre des États-Unis auprès de la France sion de la guerre chez Heidegger. Faye veut pendant la Première Guerre mondiale et nous offrir des preuves dans le texte mais il écrivit des textes contre la philosophie alle- ne comprend rien aux textes qu’il cite ! mande qui ne l’honorent pas. 88 De même, il est ridicule de reprocher à fils d’Allemagne, idéaliste, prêt au sacrifice, Heidegger d’avoir fait pendant le Recto- n’a donc, même en 1933, aucun caractère rat un hommage au héros des nazis, Leo clairement nazi. Schlageter, en le présentant en modèle de Comme Heidegger voit dans la guerre l’engagement patriote pour la jeunesse, un des possibles, une des situation-limite car Schlageter n’était pas nazi, mais offi- de l’existence nationale et un moment de cier chrétien, engagé dans les corps francs vérité sur l’adhésion des citoyens à leur nationalistes certes, mais pour empêcher État, une forme tragique de résolution des la révolution bolchévique en Allemagne conflits de souverainetés (Hegel), quand (la SPD était alors preneuse!) puis dans la Heidegger indique que la motorisation de Ruhr, avec la complicité tacite du gouver- la Wehrmacht est un événement métaphy- nement légal du Reich de Weimar, pour sique, Faye croit y voir une exaltation du mener des actions anti-françaises (du militarisme expansionniste au moment où «terrorisme») lors de l’occupation par les l’armée allemande commet des atrocités sur troupes de Poincaré en 1923 de ce bassin certains fronts (toujours l’amalgame), alors industriel vital pour l’économie allemande. que cette expression frappante et pédagogi- Or l’autorité militaire française demanda à que doit être comprise dans le cadre d’une Poincaré la grâce de cet homme d’honneur, pensée de l’actualisation dans la réalité his- très courageux. Rappelons qu’il fut fusillé à torique d’inventions rendues possibles par genoux, pour l’humilier et lui dénier le titre le parachèvement de la « métaphysiques » de combattant régulier ! Rappelons que le dans l’étance de la Technique (c’est préci- porte-parole de l’Internationale léniniste sément toute la méditation qui commence Radek rendit hommage à Schlageter. Sur après le Rectorat). Il est difficile de croire cette question, je renvoie ceux qui lisent qu’un maître de conférences en philoso- l’allemand au beau livre (encore un grand phie formée en France et qui se plaint de livre à traduire) de Hannsjoachim Koch, l’hégémonie de l’école heideggerienne dans Der deutsche Bürgerkrieg. Eine Geschichte der l’enseignement français puisse ignorer deutschen und österreichischen Freikorps (La l’importance centrale de la pensée de la guerre civile allemande: une histoire des corps technique et de l’essence de la technique francs allemands et autrichiens) édition Antaios chez Heidegger. S’il ne la connaît pas, on 2002. Que Heidegger ait donc salué (E. renvoie E. Faye aux célèbres Essais et confé- Faye, pp. 108, 130 et 495) en Schlageter un rences et particulièrement à « Die Frage nach 89 der Technik » (La question de la Technique). Ce qui face au déploiement de la technique au vingtième siècle, repose la question du Un mauvais pédagogue ? Un lecteur nul de Hegel ? sens de l’engagement de Heidegger, de Mais au fond, pourquoi s’émeut-on du ses motivations authentiques bien com- procès Heidegger ? Ce pseudo-philosophe prises et des raisons de son éloignement a été mystérieusement sur-estimé depuis du nazisme. Pour la compréhension de la soixante ans en France ! Heidegger est ainsi position de Heidegger sur le nazisme et tellement irrationaliste qu’il déforme à sa du lien que le philosophe établit entre sa guise les auteurs. On l’a vu : nombre des distance et l’effectivité du Troisième Reich, accusations et des interprétations déliran- mieux vaut lire Silvio Vietta Heidegger cri- tes de Faye2 sont basées sur des ignorances tique du national-socialisme et de la technique fort inquiétantes de la part d’un enseignant que le « livre » d’E. Faye. Toutefois E. Faye de philosophie de notre époque. Que dire d’un côté se sert rapidement de Vietta quand il s’agit de l’auteur d’un livre consacré, pour introduire du doute sur la datation paraît-il, à la compréhension de Heidegger ! de certains textes et suggérer des réécritu- Or, notre talentueux auteur ne manquant res tardives de textes infâmes de l’époque décidément jamais de toupet, c’est E. Faye hitlérienne après 1945, de l’autre, il signale qui donne à Heidegger des leçons de péda- perfidement que l’excellent livre de S. gogie, de sérieux académique et d’attention Vietta a été traduit et édité (à qui la faute, au sens des textes et des oeuvres! Se basant si c’en est une ? il faudrait plutôt lui rendre sur des notes de cours, il prétend prouver grâce de faire son travail avec déontologie !) que Heidegger était un mauvais profes- par un éditeur d’extrême-droite (Pardès). seur, qui ne comprenait rien à certains de Quant à nous, c’est souvent chez de petites ses sujets de cours, par exemple sur la dia- maisons honnêtes, que la publicité, le com- lectique chez Hegel ! Ici il s’agit d’un pur merce de masse et les publicistes à la mode mensonge ou si on préfère d’une grossière tentent d’asphyxier, que nous avons trouvé exagération à partir de quelques notes. les plus nobles manifestations du courage Tous les témoignages de ses meilleurs étu- de publier et de la conscience profession- diants, Gadamer, Biemel, Hannah Arendt, nelle de l’authentique éditeur. Elisabeth Blochmann, même Karl Löwith et plus tard les membres du séminaire du Thor, s’opposent à cette assertion de Faye. 90 Ces étudiants exemplaires, dont la plupart allemand) mette Hegel à son programme firent une brillante carrière universitaire pour en actualiser la pensée. (Sous l’in- ultérieurement, reconnaissent tous l’extra- fluence de la Lebensphilosophie, de Dilthey ordinaire talent pédagogique dont les cours et en partie du néo-kantien Rickert, Hei- et les séminaires était l’exercice même de la degger prétendait pendant la Première pensée la plus rassemblée, se donnant dans Guerre mondiale « fluidifier » la pensée son propre mouvement en public. Et même des grands auteurs du passé pour les rendre en admettant que ce cours sur Hegel ait été visiblement actuels, en faire nos contem- réellement bâclé, ne savons-nous pas qu’on porains.) Ainsi fallait-il interroger Hegel ne peut juger un professeur sur ses « jours comme une source du décisionnisme (voir sans » ? Je me demande si les cours de M. Kervégan sur Schmitt). Ce que Faye, en Faye sont toujours admirés de ses étu- gros ignorant, appelle confondre politique diants! C’est d’ailleurs sans importance au et philosophie ! regard de l’enjeu pour l’Histoire de la phi- Mais n’est-ce pas Hegel lui-même qui vou- losophie et de son enseignement, en France lait faire de sa pensée la théorie de l’État ou dans le monde. organique conscient de porter un Volksgeist Heidegger ignorait si peu la pensée de et d’incarner un intérêt national jusque Hegel qu’il la travaillait depuis presque dans la guerre ? Hegel n’accepta-t-il pas vingt ans au moment des séminaires incri- consciemment le poste de professeur offi- minés ! Il avait critiqué « le système du ciel à l’université de Berlin ? D’éminents catholicisme » (le thomisme officiel) à la fin historiens (comme Eric Weil) ont certes de la Première Guerre mondiale pour son critiqué les raccourcis de la polémique manque de thématisation de l’historicité anti-hégélienne (Dr Faye s’inscrit dans une et son accès simpliste à la Philosophia peren- longue tradition de publicistes polémiques) nis. La notion cardinale pour Heidegger à sur l’État hégélien et sa politique totalitaire, cette époque est l’effectivité, qui va donner proto-nazie ou proto-stalinienne. Il n’em- lieu chez lui à la « facticité » de l’existence pêche, Hegel n’était pas un démocrate ni un finie du Dasein. Faye semble même ne pas libéral parlementariste et sa pensée a bien comprendre qu’un philosophe soucieux une dimension « totalisante » au sens où de l’historicité et de l’action de l’État dans l’État est pour lui le plus haut niveau d’or- le présent toujours déterminé (de 1918 à ganisation socio-politique humaine (il ne 1945, un présent de crise pour le peuple croit pas à un État mondial), d’où sa légi- 91 timation relative et tragique de la guerre, raciste que l’idéologue du régime, Alfred nécessaire entre communautés réelles for- Rosenberg, promeut, pendant que Goeb- cément opposées sur leurs intérêts vitaux bels en est la voix « populaire ». Heidegger, à certains moments. Une application de qui avait écrit à Jaspers, pour le féliciter l’idée de finitude (de la terre, des ressour- de son travail sur Nietzsche, et s’accorder ces, des avantages géostratégiques, etc.) à la avec lui sur la réfutation du « grossier bio- politique. Le Führer devenait logiquement logisme », parfois présent chez Nietzsche le prince hégélien, incarnation physique du (une impasse de sa pensée), mais réducteur symbole de l’intérêt et de l’unité nationale (Nietzsche lui-même cherche une autre sous l’État (forme historique modulable) et voie et son philosémitisme, sa francophilie, en vertu de l’imprédictibilité de l’Histoire, son goût du monde latin, etc. montrent un l’homme de la décision concrète en situa- refus du nationalisme allemand raciste et tion. Si Heidegger n’est pas aussi étatiste xénophobe). Cette méditation avec Nietzs- que les « fascistes », sa pensée à cet égard che et contre lui (habitude heideggerienne, se rapproche de celle d’un philosophe comme il le montre dans Être et temps, où actualiste comme Gentile, un des meilleurs il pense avec et contre Dilthey, un dépas- connaisseurs de Hegel et de Marx (ex-dis- sement de son historicisme relativiste de ciple du libéral Croce) et un (assez bon) Lebensphilosophie) est au départ d’une expli- ministre laïque de l’instruction de Mus- cation avec soi-même et avec les tâches de solini, que même Lénine admirait pour sa la pensée pour Heidegger et notamment puissance philosophique. d’une problématisation de l’essence de la Les cours et les séminaires de Heidegger technique. A la même époque, il manifeste après le Rectorat, notamment pendant une hostilité croissante envers le régime, son travail sur Nietzsche à partir de 1936, envers sa politique utilitariste et pragmati- montrent une hostilité à la récupération que soumise au prestige de la technique et nazie du « dernier philosophe allemand », de la conception du monde naturaliste qui comme il l’appelle. Cette récupération, fait fusionner darwinisme (social), matéria- il l’impute à Alfred Bäumler, professeur lisme ontologique et politique de formation d’histoire de la philosophie allemande spécialisée à court terme (au mépris des dont il recommande à l’occasion tel ou tel humanités): le nihilisme ! L’Université est texte, philosophe lui-même et membre sacrifiée, elle qui certes allait mal avant de la NSDAP, qui se rallie au biologisme 1933, ayant perdu ses repères fondateurs et 92 son sens, celui d’être le lieu vivant de l’unité Dasein, à une anthropologie. Il ne s’agit du savoir avant la division des disciplines, nullement de dire que penser consiste à se grâce à la philosophie, pensée problémati- livrer au sentiment, mais d’indiquer, ce qui sante de l’originaire et des fondements. est évident, que l’homme tire sa motivation Le nihilisme suite : Contre Descartes et le sujet ? de l’Être-au-monde qui le détermine sur des modes affectifs et que l’angoisse de son être (Sorge, souci pour soi-même) l’éveille Autre exemple de l’ambiance nazie de cette au sens de sa finitude et du monde. Si une pensée démoniaque : Heidegger serait anti- pensée raisonnable et rigoureuse se fait humaniste et ennemi du « sujet » libre, de jour, c’est par suite de motivations « irra- l’individu exerçant rationnellement son tionnelles », émotionnelles. On y reviendra. jugement, n’aurait rien compris à Descartes, La « raison » telle qu’elle est théorisée et qui est le héros de l’auteur. On reconnaît normée, est une construction moderne, le lieu-commun des néo-cartésiens, néo- artificielle. L’homme n’est pas un sujet pur kantiens et « rationalistes » depuis 1945. abstrait, mais un vivant d’une vie qui est Le dernier usage avant Faye se trouve chez ouverture à l’Être dans le questionnement Ferry et Renaut dans La pensée 68, ouvrage sur le fait d’être ainsi et non autrement : dirigé contre les heideggeriens français, car, pour Heidegger, « le questionnement principalement contre Derrida et Bau- est la (seule forme possible de) piété de la drillard. Paradoxe : Faye soucieux du sujet, pensée ». ne cesse de réduire Heidegger à un épi- On peut discuter Heidegger, même juger phénomène de la Substance «nazisme » : son rapport à la pensée française insuffi- quand ça parle en Allemagne de 1933 à sant ; il a pourtant lu de près Descartes, La 1945, Heidegger a frappé ou son incons- Fontaine (opposé au mécanisme), Ravais- cient s’est trahi. son et Bergson. De grands absents, certes, On s’indigne d’abord que la pensée com- Montaigne, Rousseau, Voltaire, Comte. mence selon Heidegger dans l’humeur Soit. Mais il se focalise sur de grands (Die Stimmung), plus précisément dans « moments » de l’Histoire occidentale et une disposition à la fois de l’esprit et de nul ne mettra en cause la prééminence à ce l’« âme », méconnaissant que d’autres ont titre de Descartes. Sa vision de Descartes parlé du cœur et du sentiment. Cette idée en métaphysicien de la physique de Gali- de Heidegger est liée à son analytique du lée (l’Être devient une étendue calculable 93 qui relève des mathématiques ou de l’esprit sujet, et auteur du fameux L’Existentialisme qui la conçoit adéquatement, adaequatio rei est un humanisme (1945) – auquel Heideg- et intellectus) est difficilement contestable et ger répond partiellement avec sa Lettre sur rejoint la pensée de Husserl, le fondateur l’humanisme, se méfiait des idéalisations de de la phénoménologie et le maître « juif » la liberté du sujet comme de l’anhistoricité de Heidegger ! Quant à la critique du sujet d’un spiritualisme néo-cartésien. cartésien, elle traverse la philosophie depuis Oui, mais Descartes, ce n’est pas seulement Descartes ! Le romantisme allemand est-il la France et la liberté intérieure ou la raison, « nazi » ? Il faudrait dépasser les lieux-com- c’est aussi la libération de l’homme par la muns à l’emporte pièce du genre « Descartes science et la technique, ce que Heidegger c’est la France » (et donc la liberté). (Avec ne saurait supporter ! Preuve de nazisme, tout le respect dû à un grand professeur Heidegger aurait selon E. Faye exalté la spiritualiste – que nous admirons tou- technique tant que le nazisme triomphait jours - comme Ferdinand Alquié, et dont et serait tombé dans l’obscurantisme anti- les leçons de Sorbonne donnent d’ailleurs technique à partir des défaites de Hitler ! sur le rapport à Galilée raison à Husserl et Or tout lecteur sérieux sait que Heidegger Heidegger, la philosophie n’est pas vouée à a critiqué la Technique dès ses cours sur revenir à Descartes.) Et surtout, si utile que Nietzsche, dès la fin du Rectorat, avant la puisse être la compréhension de Descartes, guerre et qu’il a toujours essayé de conce- c’est manquer d’ambition pour la philoso- voir un rapport équilibré à la nature sans phie que la réduire à la répétition érudite rejet de la science et de la technique, en des positions cartésiennes comme si elles soulignant l’origine cartésienne (sur le plan ne posaient pas un certain nombre de pro- métaphysique) du projet de domination blèmes. Heidegger fait violence aux textes absolue de la nature. Que ce projet soit parce qu’il les soumet à son Eros propre qui illusoire et dangereux est aujourd’hui une est l’appel de la question de l’Être. Cette banalité ! violence interprétative, herméneutique n’a L’obscurantisme dans la peau ? Le goût de rien à voir avec une déformation gratuite de l’archaïque et du barbare ? Quant au fait Descartes, un symptôme de nihilisme dés- que Heidegger se complaise dans la pensée humanisant ou un dénigrement nationaliste obscure des présocratiques, refusant le anti-français. Même Sartre, plus cartésien soleil de la raison platonicienne, autre vieux que Heidegger quant à l’autonomie du procès caricatural, la vérité est qu’il cherche 94 à comprendre comment naissent la philo- En 1945, Heidegger est soumis à une enquête sophie et la tradition occidentale avec leur et suspendu, où semble-t-il, des réactions recherche de l’origine absolue des choses de survie de collègues inquiets pour leur (accuse ultime, fondement) et leur pente propre dossier lui valent des accusations au systématisme. Pour Heidegger, le fond mensongères. Jaspers un moment troublé de l’être est abyssal. Sa conception histori- rend un rapport défavorable à Heidegger, ciste de la métaphysique (qui a joué un rôle sans mesure d’ailleurs avec les accusations dans l’histoire ultérieure de la philosophie ultérieures : il s’agit presque d’une condam- et des révolutions cognitives) s’allie à une nation de philosophe concernant ce qu’il méditation encore ignorante de son but voit comme l’obscurité enthousiasmante (« Chemins qui ne mènent nulle part » ou et dangereuse de la pensée de Heidegger. « de traverse » en quête de la lumière d’une Ce dernier est obligé de se faire conféren- clairière, die Lichtung) portée par un souci cier un moment et ne réintègre l’université de dépassement du « nihilisme » (la dispa- (avec le soutien de Jaspers un peu revenu de rition du sacré). ses sentiments de 1945) que pour être mis La preuve par les vacances à la retraite (tout de même comme professeur honoraire en 1951). C’est le début de Pour E. Faye Heidegger est un si bon ser- sa célébrité en France. viteur du régime qu’en 1943 il a droit à des En Allemagne, où il donne des conféren- vacances en Alsace (Faye suppose aussitôt ces aujourd’hui fameuses et canoniques, qu’il y a rencontré un de ses anciens étu- il est suspect et sent le soufre. C’est que diants devenu logiquement nazi !) et qu’on Heidegger, s’il reconnaît avoir commis donne du papier à l’éditeur pour publier ses une grave erreur de jugement (Irrtum) en livres. Le régime aux abois a surtout besoin 1933, s’il s’excuse auprès de Jaspers en 1950 de lui pour le Volkssturm, la levée en masse (cherchant à renouer avec lui) pour avoir orchestrée par Goebbels. Or les professeurs contribué directement ou indirectement sont souvent dispensés de ce service mili- à la mise en place du nazisme la première taire et civil exceptionnel pour les jeunes année, un régime qu’il rejette avec horreur, et les vieux. Et c’est parce qu’on l’estime le ne consent pas à se reconnaître coupable de plus inutile des professeurs en 1944 qu’il est quoi que ce soit depuis 1934 et rejette les mobilisé pour la « levée en masse » comme accusations formulées contre lui en 1945 terrassier ! par des collègues qui eurent gain de cause 95 auprès de la commission d’épuration. Il Heidegger priverait les morts de la Shoah refuse encore plus de faire de sa philosophie une seconde fois de leur statut d’humain une pensée intrinsèquement nazie ou ambi- et leur dénierait le respect élémentaire dû guë par rapport aux horreurs du nazisme, aux assassinés (preuve d’un antisémitisme qu’il a qualifiées de nihilistes ! N’étant pas indécrottable, le retour du refoulé nazi bien audible dans le contexte de pression et sûr) dans un texte où Heidegger avec un d’accusations explicites ou implicites de pathos pudique signale que les morts des l’époque, il préfère se consacrer à son tra- chambres à gaz ont été privés d’une mort vail pour ses lecteurs et au dialogue avec humaine parce que traités en matériel pour des auditeurs respectueux. C’est ce qu’on usines à cadavres ! Et quand Heidegger, appellera (l’expression est du très médio- dans cette conférence fameuse sur la con- cre analyste R. Minder) de l’extérieur « le ception instrumentale de la Technique silence de Heidegger » : non seulement coupa- (La Question de la technique, dans Essais et ble d’engagement en 1933, mais incapable conférences, TEL Gallimard) et son essence de repentance en 1945. Façon de suggérer d’Arraisonnement général appuyée sur la le lâche embarras et la fuite devant une pensée du physicien Heisenberg, déplore terrible responsabilité passée, preuve sup- le saccage de la nature et pointe, dans sa plémentaire donc du nazisme d’autrefois, conférence de Brême Le Dispositif de 1949, signe peut-être d’une incapacité à lui faire entre autres phénomènes de perte du sens face et à mettre profondément en question de notre humanité l’agriculture industrielle les bases du nazisme dans sa pensée. Hei- (qui traite l’animal et le végétal en pur degger a la fierté et la dignité de son travail stock de ressources consommables) à côté et n’accepte pas d’être l’accusé préféré, le des camps de la mort qui se multiplient bouc-émissaire de la « culture allemande ». dans le monde au vingtième siècle, on Mais pour E. Faye, ce fameux « silence » peut rejeter cette analyse mais non comme arrogant ou gêné qui n’a jamais existé que Faye, en dénonçant une relativisation de pour les imprécateurs qu’il continue, tra- la prétendue responsabilité personnelle de duit une obstination de nazi incurable. Le Heidegger dans l’extermination. comble est atteint quand Faye accuse Hei- E. Faye met aussi en cause l’indécence de degger de persévérer par la dénégation de cette comparaison, qui relativise l’exter- ce qui s’est passé (le Négationnisme main- mination des hommes, et cela prouverait tenant !), et qu’il va jusqu’à affirmer que un coupable manque de compassion et de 96 sens de la valeur de l’humain, typique du donc ose ces comparaisons? Eric Voegelin nazisme. Il est donc impossible morale- (1901-1985), émigré autrichien, anti-nazi ment et intellectuellement, si on comprend échappé de peu à la Gestapo en 1938 après bien, de comparer Auschwitz à quoi que ce l’Anschluss, un des grands philosophes soit, sinon peut-être à d’autres génocides. politiques américains du vingtième siècle Le crime de Heidegger serait de mettre en avec Leo Strauss. (Monika Puhl, Eric Voe- cause la dégradation spirituelle profonde de gelin in Baton Rouge, Wilhelm Fink Verlag notre rapport à la nature et au vivant comme 2005, p.113). un phénomène lié et porteur de graves Or si on se choque ou si on feint de se cho- crises, déjà visibles. Or … un autre philoso- quer de ces comparaisons, a-t-on essayer phe, Américain, écrit le 14 juillet 1953 ceci: d‘entrer dans la pensée de Heidegger, au «Des miles et des miles de villas luxueuses lieu de le juger à l’aune de dogmes exté- construites avec l’argent qui a été gagné rieurs qui limiteraient la réflexion? Car de la destruction culturelle. On peut voir Heidegger n’a nié aucun fait, il a pensé comment un monde périt: un racket apoca- des phénomènes nouveaux dans le cadre lyptique qui peut seulement être comparé d’une interprétation globale, certes peu à Auschwitz.» Et de quoi parle-t-il donc rassurante, du sens de l’époque, qui mas- ce dangereux relativiste? Du saccage de la sacre l’humanité «en progrès» à coups de côte californienne par l’urbanisation igno- guerres mondiales rapprochées, de géno- ble de Los Angeles («a dreadful city»), de cides, d’abattages en masse du vivant, raye la spéculation foncière et immobilière des des villes à coups de bombes incendiaires promoteurs et du mauvais goût architectu- ou atomiques, soumet toute vie à la science ral et esthétique des célébrités du cinéma sans soumettre l’homme à la sagesse. «Mais (Hollywood, Beverley Hills), de la culture il est une question qui n’arrive jamais trop tard: de masse abrutissante de «loisirs» (un c’est celle qui demande si nous prenons expressé- thème du «réactionnaire» Etienne Gilson ment conscience de nous-mêmes comme de ceux aussi) et de l’extinction des Indiens de Cali- dont le faire et le non-faire sont partout, d’une fornie (thème de Lévi-Strauss à propos des manière ouverte ou cachée, pro-voqués par l’Ar- génocides discrets des indigènes autochto- raisonnement». (La Question de la Technique, nes dans la démocratique Australie, «alliée» TEL, p.32). Visiblement, avec E. Faye et ses membre du Commonwealth, signataire de amis, la route reste longue avant un com- la Charte de l’Atlantique en 1941). Qui 97 mencement de questionnement sérieux sur Plus profondément, cette question nous les maladies de la «raison». ramène à la matrice des engagements et des A force d’interdire les questions gênantes « dégagements » (Heidegger sait se retirer qui défient l’opinion (celles qui condui- des fonctions officielles, de toute activité sirent peut-être Socrate à un procès en liée au Parti, dès 1934, puis de plus en plus «perversion intellectuelle et morale et à la dans l’exil intérieur et dans un enseigne- mort), il se pourrait que nous avancions très ment critique). «démocratiquement» vers des désastres Ce qui est étrange, c’est que la pensée poli- que nous aurons mérités, «collectivement», tique de Heidegger commence à apparaître en tolérant cet étranglement de la philo- plus clairement aux esprits attentifs et que sophie. «Le désert avance» (Nietzsche). même des dictionnaires de philosophie Mais au fait, on croyait qu’on avait vaincu savent en donner des esquisses au public les totalitarismes pour imposer le respect étudiant. D’abord la matrice philosophique scrupuleux de la liberté de penser! fondamentale liée à Être et temps (cf. le texte Politique de Heidegger essentiel, oublié de E. Faye, comme tant d’autres, de Jean-Édouard André, Heidegger Il ne s’agit pas en critiquant les très graves et la Liberté. Le projet politique de « Sein und déformations d’E. Faye d’exclure des études Zeit », L’Harmattan, 2001). Si l’engagement la pensée politique de Heidegger ou de de 1933 a un rapport avec ce livre, c’est qu’il nier qu’elle s’est identifiée à un socialisme pose les questions et indique des orienta- national pendant les années trente. Mais tions qui rendent possible un engagement étudier « le national-socialisme de Heideg- actif, prudent, pour une réforme profonde ger » entre 1933 et 1945 (et il y a lieu de de la culture, de l’enseignement et de la l’étudier), c’est d’abord revenir aux textes, philosophie en Allemagne, sur fond de sens les replacer dans le contexte double de de la communauté historique de destin (les l’époque et de l’œuvre, ressaisir le sens et peuples). les intentions, même si on peut se poser la La pensée de Heidegger est d’abord une question de l’impact du ralliement appa- étude historico-critique de l’ontologie. Ses rent, même s’il fut très court et partiel. Il adversaires (ceux d’une grandeur historique faut surtout se poser la question du rôle de certaine, avec qui et contre qui il pense) sont cette expérience dans l’évolution de Hei- les représentants de la Modernité : moder- degger, sur la base de ce que dit l’œuvre. nité cartésienne du subjectivisme d’abord, 98 qui malgré le blocage « psycho-historique » tème. Certes il partage avec Kierkegaard dans le réalisme et le dualisme chez Des- l’insistance sur la liberté, mais cette liberté cartes, mène logiquement, pour le lecteur se détache complètement de la question de rétrospectif, au déploiement des possibles l’être chez le théologien protestant danois de l’empirisme et du rationalisme et de là et sur la prédestination divine; c’est pour- à la synthèse du Sujet transcendantal de quoi quand Heidegger est invité à parler de Kant. Descartes n’arrive pas à penser les Kierkegaard au colloque de l’UNESCO, il conséquences ultimes de son recentrement étonne (et choque un peu) l’assistance en sur le Cogito subjectif (d’un sujet non-indi- ne prononçant jamais le nom du héros de viduel, sujet de la science, par la méthode), la journée. Non pour bafouer la mémoire mais bouleverse tout l’équilibre de la sco- du penseur, mais parce qu’il n’a rien à dire lastique dès longtemps en crise (il suffit de de Kierkegaard qui ne soit le rappel de sa lire le De Regno de Thomas d’Aquin pour différence avec lui, malgré sa réputation s’en rendre compte) et ouvre une nouvelle d’existentialiste. La liberté est elle-même époque de la pensée : le Moderne. Il ne une liberté pour la vocation à la question peut pas penser le monde du sujet comme de l’être. Aussi préfère-t-il méditer sur un monde de phénomènes relatifs bloquant Schelling et son traité sur l’essence de la l’accès à une ontologie grecque (Dieu lui liberté humaine. La critique marxiste y a sert facilement de caution de vérité pour vu une preuve du caractère réactionnaire les sens). de Heidegger, héritier nihiliste athée du Autre «adversaire» : l’Idéalisme allemand, catholique conservateur Schelling, héros né des problèmes du kantisme. Pour de l’idéalisme clérical monarchiste de l’Uni- Heidegger, Hegel est l’héritier de la méta- versité de Munich, appelé à Berlin en 1832 physique. Mais son système est un leurre pour succéder à Hegel et stopper la conta- dévastateur, une forme du nihilisme en ce gion de l’idéalisme révolutionnaire. Mais qu’il prépare la réduction de l’humanité en cette vision est prisonnière d’une coupure élément inclus dans le tout moniste d’une historique (droite-gauche) discutable pour substance. En ce sens, la critique est proche juger de l’intérêt de Schelling! Engels fut de celle de Kierkegaard. Mais si Heidegger un auditeur attentif et respectueux de ce refuse de se présenter et de se laisser pré- grand professeur et grand penseur. Il vit senter en kierkegaardien, c’est qu’il ne se dans Schelling un critique pertinent du focalise pas sur l’individu opposé au sys- déterminisme hégélien. Que Marx et lui 99 soient tombés dans le matérialisme natu- cours par rapport au déploiement réel de raliste est une autre affaire, qui ne suscite l’être, empirique et historique. Ce faisant, de Heidegger que l’analyse historique et Heidegger revient par-delà l’idéalisme à la un jugement défavorable. Ce que Schel- pensée grecque avant les systèmes: Platon ling incarne, c’est l’idée d’une philosophie et Aristote-phénoménologue, et de là aux de la nature qui englobe et dépasse la cou- anté-socratiques qui ne sont nullement des pure sujet/objet et décrire, d’une façon poètes vaticinants ou des anthropoïdes de quasi-phénoménologique, sans nécessité la culture (comme un évolutionnisme naïf dialectique pseudo-scientifique (un mon- le croit), mais des penseurs autehntiques tage rétrospectif qui impressionne les naïfs), libres des éléments idéologiques de notre le processus encore ouvert de déploiement culture et antérieurs aux premiers pos- de l’être. Schelling est resté pré-scientifi- tulats métaphysiques grecs «classiques». que pour Hegel et Marx (il n’explique pas Aussi la non-science, la philosophie est l’Histoire), c’est son mérite pour Heideg- d’une radicalité et d’une pauvreté en savoir ger! Mais qu’appelle-t-on la «science»? Car dogmatique égales. On voit ce que Hei- de l’idéalisme allemand, Heidegger garde degger retire de son interprétation du sens l’idée que la philosophie est vouée à sa de l’Idéalisme allemand: un fourvoiement manière à la science ou plutôt à un statut de systématique dogmatique et une possi- savoir suprême. Ce savoir absolu de Hegel bilité encore entr’ouverte seulement, de n’est pas la dialectique! C’est la science redonner à la philosophie comme pensée avant toute science, l’ontologie, la métaphy- la prééminence dans l’ordre du savoir, non sique refondée qui n’est pas un système de parce qu’elle serait plus «scientifique» que plus (Fichte, Hegel), ni un simple discours les sciences naturelles modernes (Galilée et transcendantal stérile (Kant), mais la com- Newton), mais parce qu’elle serait la phi- préhension historico-critique et méditative losophie comme dignité de la pensée et de l’ouvert (de ce qui bloque la clôture de tâche de la mémoire de l’être, sans réponse- systèmes). Ce que Kant avait vu en cas- slogan (l’être c’est x ou y, la substance sant le cercle de tout système par la liberté. individuelle, la forme, la volonté, le Moi etc Cette compréhension historico-critique n’a les déclinaisons des réponses «possibles», pas la norme du vrai système, puisqu’elle impossiblement, et fausses). Que la phi- est inaccessible, elle est basée sur l’idée de losophie en cela soit le sol (Grund) et un la phénoménologie d’une mesure des dis- abîme (Ab-grund) comme docte ignorance, 100 sens des limites de la pensée finie, voilà qui devenir une école de plus, avec ses options en fait la discipline qui doit organiser l’uni- arbitraires, alors qu’elle est une idée et une versité, revenue à elle-même. méthode ouverte (sa critique de l’article Des métaphysiques peu convaincantes de Phénoménologie de Husserl à l’Encyclopé- l’Idéalisme allemand, de la non-scienti- dia Britannica). Il faut selon son expression ficité des systèmes, qui d’ailleurs s’ouvre, «dépasser la métaphysique» et seuls ceux qui, comme chez Schelling, en discours her- s’en tenant à des parentés lexicales avec la méneutique (au moment où Kierkegaard méditation religieuse ou avec le quiétisme et Nietzsche arrivent avec leurs critiques de Mme Guyon et de Fénelon, confon- des systèmes), naît logiquement le néo- dent la pensée de Heidegger avec une fuite kantisme qui réduit la philosophie à une mystique dans une nouvelle métaphysique critique des ontologies et à une épisté- dogmatique de l’Etre-Dieu, croient que le mologie. La philosophie est ramenée à sa projet de Heidegger est de faire avaler à la fonction de méta-science, autant dire un post-modernité une aliénation bigote. discours redondant, inutile pour la science La pensée de Heidegger va se construire active, qui se passe totalement des autorisa- sur des références critiques et des ten- tions d’une philosophie d’ailleurs prompte tatives ratées, pour en extraire le noyau, à cautionner les révolutions scientifiques les éléments fondateurs, pour faire avec qu’elle n’invente pas. Cette philosophie Nietzsche, Dilthey, Scheler, Husserl ce assiste au déploiement des sciences et fait que les présocratiques furent pour Platon ingurgiter rétrospectivement au « sujet et Aristote à l’aube d’une nouvelle époque. transcendantal » les nouveautés imprévues. Il faut penser durement, sur la ligne de A quoi Heidegger avec Nietzsche objecte crête, la vérité sans nier l’historicité radi- que ce sujet transcendental non-empirique, cale de l’humain. C’est bien parce qu’il est non-individuel prenant conscience de lui- historique que l’homme cherche et déploie même dans la métaphysique (l’héritier du dans le temps des discours liés les uns aux Noûs, intellect agent d’Aristote) n’existe pas, autres dans le sens du décours du temps qu’il ne se connaît pas, que c’est une fiction historique, et enchaînés dans des relations de philosophe soucieux de maintenir un logico-conceptuelles. niveau d’éternité face à l’historique. Cette d’une herméneutique, ce n’est pas d’abord critique est adressée à Husserl et à la phé- une science de la nature, car la physique noménologie, qui pour Heidegger risque de et la biologie en expliqueront l’écume, les 101 L’Histoire relève conditions (opposition célèbre de Dil- de Heidegger devant son mari, et à qui Lévi- they entre sciences de la nature causales et nas sur le tard se croira obligé de dire ses sciences humaines relevant de la « compré- regrets d’avoir préféré Heidegger à Davos). hension »). Il ne s’agit pas de nier l’empreinte de son Mais l’angle de Heidegger est différent de enfance et de sa jeunesse catholiques méri- celui de Dilthey et de son vitalisme. Pour dionale de Souabe, de ses relations affectives suivre l’histoire de façon cohérente, il faut avec l’Église, qui a protégé ses premières une clé et cette clé n’est pas l’instinct de vie études et orienté ses lectures d’étudiant. Il du biologisme, ni la science pure, mais le y a une Stimmung : mais qui n’en a pas ?! (Le souci de l’existence qui se relie fondamen- réductionnisme nous guette !) Stimmung de talement à la question de l’Être en général son attachement profond de boursier, si on (du monde, des hommes, du soi). Bref, veut, à sa terre, à ses origines. Or Heideg- Heidegger prend au sérieux « les grandes ger rompra avec l’Église et sa philosophie, questions éternelles », même s’il insiste sur comme il restera toute sa vie un provincial leur déploiement historique. Il y a bien sûr, fier de ses racines. Des néo-barrésiens y biographiquement, un conditionnement verraient une expression de ressentiment culturel à cette originalité de Heidegger, qui à l’égard des élites bourgeoises de l’Alle- explique que passé par le néo-kantisme de magne industrielle du Nord, qui le mènera Rickert, la phénoménologie transcendan- vers un existentialisme athée anticlérical. tale de Husserl, il échappe à leur influence ; Les marxistes y décèleront le terreau d’un mais il n’y échappe que parce qu’il les a réin- basculement dans le fascisme, par manque terprétés personnellement, dans une lutte d’expérience de l’économie urbaine et des intérieure d’une tension incroyable, avec le rapports de classe, par peur de l’autre, manque d’humour qui le caractérise et qui l’ouvrier. Certains se moqueront de sa phi- le fera passer pour un rustre paysan dans losophie rurale ou agrarienne. Limiter la les cercles mondains (comme par exemple pensée de Heidegger à un jargon réaction- la femme d’Ernst Cassirer, Tony, qui fera naire pseudo-poétique, sentimental et vide, courir sur Heidegger la rumeur sans preu- fuyant les problèmes dans un nihilisme ves de son antisémitisme de ressentiment (Lukács), c’est confondre l’expression d’une – une pure interprétation socio-psychologi- sensibilité à un monde d’origines en dispa- que de bourgeoise un peu condescendante rition avec le déploiement philosophique et peut-être vexée du manque de déférence d’une pensée. Confronté aux cours de Hei- 102 degger, ces analyses sociologiques (Lukács, Cette méditation l’amène à revenir sur Bourdieu) s’avèrent insuffisantes (elles n’ex- les grandes lignes de la métaphysique, pliquent pas l’originalité réelle et inouïe de comme plus haute culture, déploiement sa pensée, son génie qui fait l’admiration de de la plus haute intellectualité et du plus Husserl par exemple ou de Cassirer avant grand sérieux de l’Occident (et pour lui, et pendant leur débat à Davos) et bien vite l’Occident, c’est cette aventure spirituelle diffamatoires. née en Grèce, et non l’Occident raciste des Venu de la théologie néo-scolastique idéologues nazis). La pensée de Hegel reste catholique, du néo-thomisme et du néo- liée fondamentalement à la pensée grecque aristotélisme, élève de l’archevêque Conrad quant au temps et à l’Être : certes la moder- Gröber (qui soutiendra le concordat avec nité pense le temps avec le christianisme Hitler en 1933 avant de dénoncer l’antisé- comme un ouvert et c’est son intérêt (Hei- mitisme d’État), lecteur de Brentano, il est degger est très intéressé par les débats de la habité par la pensée de l’Être qui, depuis théologie protestante, de Bultmann), mais Kant et encore plus avec le néo-kantisme, l’expérience du temps, de son dévoilement est devenue tabou, nulle et non avenue, progressif ou brutal et de son imprévisibilité exclue de la philosophie sérieuse. Il affron- est bien vite niée par des distinctions grec- tera bientôt le positivisme logique qui se ques commodes : qui relativisent l’étant, moquera d’Être et temps en disant que l’Être le réel et passent à un sur-réel intemporel est une question absurde, de poète, de théo- qui, chez Hegel, a eu la bonté d’envelop- logien mystique. L’originalité de Heidegger per toute l’Histoire jusqu’à 1820 avant de est d’ailleurs qu’il ne nie pas l’inaccessibilité rentrer à la maison. Comme le dira White- de la réponse sur le sens de l’Être, mais qu’il head, l’Occident écrit des notes au bas des déclare que cette question fut, est et reste pages de Platon. Or le temps est le prénom essentielle à la pensée, comme en témoi- de l’Être, car le temps est forme de ce qui gne sa présence même fantomatique dans se donne (Seiende) : la pensée du temps est le langage, lieu de la pensée et que la nier donc capitale. est folie. Contre le positivisme, Heidegger Logiquement la philosophie ne peut donc dira que la question insoluble peut avoir jamais récapituler une totalité absente, un sens vécu et maintenir l’ouverture de la mais seulement son époque (idée du jeune pensée à son autre, sans réduire cette ques- Hegel). Elle est un savoir, central, essentiel, tion à celle de la liberté du sujet. mais pas une Science ou la Science abso- 103 lue. Même Husserl à ce sujet se trompe, qui l’Être, construit de façon dualiste suivant le redéploie les thèses de Leibniz (monadolo- clivage sujet(actif )/objet(passif ), qui livre gie) à la fin de son parcours pour « boucler le monde à la technique comme volonté finalement » le réel en discours. Face à lui, de puissance humaine animée d’une hybris Heidegger met les points sur les i : l’homme dominatrice irresponsable et aveugle à ce est Dasein, pas sujet pur face à un objet. qu’est une vie humaine. Au service d’un La pensée du Politique est basée sur ces homme oublieux de sa vérité, la techni- prémisses : c’est d’abord une prise de recul que le punit en devenant « marteau sans sur les bases de la politique moderne ! Hei- maître » (Char). degger avant de s’engager a commencé à C’est le processus du Nihilisme. Qui, réfléchir à ces questions et pense pourvoir comme l’essence de la Technique n’est rien aider à leur éclaircissement herméneuti- de technique, n’est rien de ce qu’il paraît que ; puis à partir de 1934, se donne pour être. Emprunté à Nietzsche, ce terme dési- tâche de penser le politique sereinement gne au-delà des phénomènes que nous nous dans une approche globale de l’histoire accordons à repousser comme «nihilistes» de la question du sens de l’Être. Il remet l’essence active en marche de la modernité, même en cause son idée de Dasein de 1927, cette condescendante. y voyant des éléments de sujet transcen- Tel est le destin d’une rationalité avant tout dantal. instrumentale. Or on peut retracer une Quelles sont les questions fondamentale généalogie jusqu’à Platon et Aristote (père d’une critique et d’une re-fondation de des distinctions fondamentales de la science la politique selon Heidegger ? Pour une qu’il pose, la logique) de la transformation introduction, je renvoie le lecteur à l’article du Logos grec originaire, post-mythique « Heidegger » de l’Encyclopédie Blackwell, et déjà pensif, en puissance d’arrangement dans l’édition française publiée chez Hatier systémique à destination pratique. Ce que en 1989 ou mieux à A Heidegger Dictionary Heidegger, pour se défaire des pièges de de Michael Inwood (Blackwell, 1999). Cri- la rhétorique moderne, appelle, avec une tique du subjectivisme moderne et de son certaine vérité historique, « la raison » corollaire politique du contractualisme qui, elle-même, qui serait plus calculante au nom de la liberté, défont la commu- (vouée à la techno-science) que pensante. nauté, Heidegger est amené à incriminer Il n’appelle pas à la déraison et critique ce un type de rapport existentiel et mental à partage rationalisme étroit/irrationalisme 104 en demandant où se trouve le fondement Que peut, que doit faire le penseur, qui de cette dichotomie, sinon dans le dualisme déploie la philosophie (quête du sens et en question. Mais en nommant «raison» de la sagesse, comme savoir suprême cons- l’ennemie de la pensée attentive à l’être et cient de sa pauvreté)? D’abord penser, ce en pointant la destination calculante de la qui, malgré les urgentistes de l’Histoire en raison, il refuse de se payer de mots et de dérive, n’est jamais superflu. Non seulement distinguer sans cesse une bonne Raison pour la joie de la pensée «gratuite», même d’abus de la raison calculante: il y a bien un sur le Titanic coulant. S’il est trop tard … rapport profond entre ces «deux raisons», Mais aussi il est absurde de croire qu’un sur- si on peut dire. Dire que la raison est l’en- croît d’activisme va nous guérir des maux nemie de la pensée vraie, c’est (avec un brin de l’activisme lui-même! Esprit technique de provocation aux rationalistes) obliger, et activisme brouillon ou méthodique sans au-delà du scandale, les plus intelligents intelligence du sens, pseudo-philosophie à dépasser les tabous du rationalisme et à superficielle des valeurs, engluée dans s’interroger historiquement et philosophi- l’individualisme anarchique comme folie quement sur les réalisations historiques de totalitaire étatiste et raciale, cette fuite en cette raison tellement encensée, sans trier avant nous mène sûrement à la catastro- l’Histoire pour «sauver l’essentiel». Car phe. Parce que jamais la pensée n’aura été dans cette façon sélective de faire, que l’oc- prise au sérieux. En fait, nous ne savons pas cident rationaliste croit rationnelle et qui quoi faire! Pourquoi faire n’importe quoi, est surtout aveuglante et rassurante, on se ce bricolage? Parer au plus pressé? Gérer les dispense de penser la genèse des crises de crises une par une? Soit. Mais il y a peut- civilisation planétaire. être lieu de (re-)mettre en question les La pensée méditante, plus proche de la fondements de notre existence planétaire. poésie, par son orientation phénoménolo- Comment? Avec la philosophie, par elle et gique et réflexive, détachée de tout autre en elle d’abord. Et le premier geste politique souci que l’humanité comme Être-au- et professionnel de Heidegger, on ne peut monde, la philosophie dans la sérénité, telle plus sérieusement, consiste à continuer de est la voie de Heidegger après le fourvoie- penser. Que peut-on demander d’autre à ment du Rectorat, qui lui montre à quel un philosophe digne de ce nom, en tant point les meilleures intentions sont sources que citoyen-philosophe (et pas en tant que de danger dans l’activisme moderne. mon voisin de palier avec qui je partage des 105 intérêts matériels triviaux sans doute, qui l’université est là, dans une reprise intense peuvent avoir leur petite importance hic des fins des activités humaines, il a essayé et nunc)? De faire son métier. Dein Beruf jusqu’à la mort et par le legs de son œuvre ist dein Ruf: ta profession c’est ta vocation! de l’incarner. Or le Nihilisme comme dit Luther. Avec Platon, Heidegger fait des dérive instrumentale absurde, mépris des philosophes, non des rois, mais les gar- humanités en leur vocation humanisante, a diens de la république, usant de leur don envahi l’université. intellectuel, de leur anamnèse de la ques- Il est hors de question de développer ici tion de l’être pour offrir à la communauté cette esquisse. On veut simplement indi- leur part de savoir. Ce que Heidegger assi- quer ici que cette pensée est très éloignée gnait à l’Université (ce qu’a répété Gérard des caricatures et des calomnies d’E. Faye Granel dans De l’Université): la mission de que lui et ses maîtres entretiennent. 3. Sabbat des sorcières et inquisition On attend donc toujours les preuves des nas, Arendt ou Derrida inspirer notre accusations gravissimes de Faye, au-delà de jugement, par leurs dettes avouées et leurs ses interprétations, de ses promesses et de usages de sa pensée ? Faye semble ignorer ses hypothèses éculées. Pourtant E. Faye que Jaspers lui-même (marié à une Juive, en s’estime assez informé pour exiger le retrait froid avec Heidegger et critique de certains des œuvres de Heidegger des bibliothèques aspects de sa pensée) demanda peu après de philosophie ! Heidegger contamine- la guerre le retour dans l’enseignement de rait les jeunes esprits et devrait être rangé ce philosophe « indispensable à l’univer- dans la documentation sur la propagande sité allemande ! » Il faut noter l’absence de nazie. On croit rêver, car sans lui, com- grands noms dans la bibliographie : sont-ils bien de grandes œuvres du vingtième siècle nazis ou imbéciles les Biemel, Wahl, Haar, seraient-elles incompréhensibles, en tout ou Grondin, Granel, Vattimo, Birault, et tant partie ? Au lieu du « juge Faye », ne doit-on d’autres parmi ses commentateurs (Koyré) pas laisser les vrais philosophes créateurs et ses traducteurs ? N’aurait-on pas eu de notre temps comme Sartre, Merleau- besoin de leurs lumières ? Leurs travaux Ponty, Reiner Schürmann et parmi eux prouvent qu’il est absurde de réduire la nombre de penseurs « juifs » comme Lévi- 106 pensée de Heidegger à sa période de proxi- ves que les montages de l’accusation et si mité avec le nazisme. on en demande de vraies, on ne fera qu’ag- Il est vrai que le jeune Dr Faye, et c’est fort graver le cas de l’accusé et celui des avocats inquiétant, accuse de « révisionnisme » avec. De deux choses l’une : ou l’œuvre de (après le bluff et le montage, le terrorisme Heidegger est distincte du nazisme et sti- intellectuel) les défenseurs de Heideg- mulante pour la pensée, et il est absurde d’en ger, qui osèrent contredire les procès en priver les étudiants (qui doivent apprendre crypto-nazisme que sont les « scandales à penser) et de la qualifier de nazie ; ou elle Heidegger ». Comme le dossier lui paraît est intrinsèquement nazie et les universités sans doute finalement mince, après des sont remplies de nazis, de crypto- et para- centaines de pages de suggestions et de sol- nazis ou d’imbéciles ! E. Faye prétend que licitations des textes connus, E. Faye se voit l’oeuvre publiée est le fruit d’une autocen- obligé d’incriminer également des passages sure après 1945 ; or il est étrange que les mystérieux et tronqués, dit-il, par les édi- intellectuels qui jugèrent le cas Heidegger teurs des œuvres complètes après 1945... en 1945 pour la dénazification n’aient pas C’est la faute à Hermann Heidegger et aux connus les fameux documents (qui devai- responsables de l’édition des œuvres du ent être accessibles), mais si on envisage danger public qu’est Heidegger. Comme on cette hypothèse, les œuvres révisées depuis le sait, le négationnisme et le révisionnisme 1945 ne sont donc plus nazies et c’est pour- avancent masqués ! Et subrepticement l’in- tant ce que leur reproche encore Faye ! On fluence perverse fait son œuvre, surtout ne comprend pas pourquoi, si ces archives quand, même prévenu par E. Faye, vous avaient été aussi compromettantes Hei- ne la voyez pas. On est en pleine démono- degger ne les eût pas fait disparaître de ses logie ! La sorcière se reconnaît à ce qu’on archives. Naïveté ou opération concertée de n’a rien trouvé contre elle, si ce n’est des démolition/diffamation mise en scène par bouts de ficelles et quelques textes qu’on ne Faye après le ratage de Farias ? comprend pas ! Défendre Heidegger témoi- Le livre se termine par une définition gnerait d’une fascination pour le nazisme moralisante de l’espace de la philosophie, ou y mènerait, et produirait une collusion qui feint d’ignorer qu’on fait rarement de la objective ou effective avec le négationnisme bonne philosophie en étalant ses bons sen- de la Shoah ! La boucle est bouclée, celle du timents et sa vertu outragée. A ce compte, cercle vicieux : on n’aura pas d’autres preu- il faudrait retirer des bibliothèques l’œuvre 107 de Hobbes, en qui on peut voir le chantre tions et d’éventuelles responsabilités qui du totalitarisme ! Signalons que le politolo- demanderaient prudence et loyauté. gue antinazi Franz Neumann intitula son Il faut s’interroger sur ces scandales à étude de l’État nazi Behemoth (1942), qui est répétition. Il y va de la salubrité de la vie aussi un titre de Hobbes ! (Bizarrement Y- intellectuelle dans les démocraties. Si de Ch. Zarka autrefois spécialiste de Hobbes tels livres paraissent avec la bénédiction qui n’en demanda jamais l’interdiction et d’éditeurs, de comités de lectures et d’une publie aujourd’hui contre Schmitt, bénéfi- partie de la presse, si leur autorité est rapi- ciant des mêmes pages de promotion dans dement établie dans une partie du monde la presse, est signalé en bibliographie par E. qui prétend « représenter la culture », il Faye ! Il y a des coïncidences). y a quelque chose de pourri au Royaume La question est derechef : pourquoi traiter de France. Soyons juste, même si cela ne précisément Heidegger en sorcière démas- nous console guère : ces phénomènes affec- quée ? Au-delà d’une stratégie personnelle tent l’Occident « libéral » en général ! En ou collective de promotion, il y a sans doute s’interrogeant à ce sujet, dans Heidegger : un contexte idéologique. La clé de tout cela anatomie d’un scandale, François Fédier avait se trouve probablement dans la lecture compris immédiatement l’angle d’approche même qu’Emmanuel Faye, après son père, que méritent ces pseudo-livres de pseudo- veut nous interdire. révélations. Petite phénoménologie du scandale Le cas Heidegger présente des analogies frappantes avec les autres scandales provoqués dans le champ de la philosophie. Malheur à celui par qui le scan- La parution simultanée ou rapprochée dale arrive, dit la Bible. L’éthique biblique d’ouvrages, constituant un dossier dont considère que le scandale est le fait le plus l’unité est suggérée par les titres, sous-titres souvent du méchant déguisé en bon. Sche- et couvertures médiatiques, et dont les ler disait : l’homme du ressentiment. Loin éléments soudain par hasard prendraient d’apporter la compréhension et la sérénité sens en s’éclairant mutuellement. L’organi- du jugement, le scandale en effet n’apporte sation immédiate d’un débat médiatique, que bruit et fureur et haines. Le scandale où des « spécialistes » parfois très frais, n’est pas la mise en cause argumentée, c’est encore inconnus la veille (on n’a jamais lu le déballage tapageur et caricatural de ques- quoi que ce soit de V. Farias ou d’E. Faye 108 sur Heidegger avant l’« événement »), pré- et inculture profonde (les petits-bourgeois tendent à l’autorité sur le sujet, en vertu prétentieux de la société de consommation même du livre qu’il s’agirait d’évaluer, « culturelle »). Entre eux, les naïfs qu’il mais que leur éditeur et la promotion cri- s’agit de maintenir dans leur ignorance et tique (de complaisance ?) ont seuls rendus les ignoramus auto-satisfaits qui confondent « incontournables ». Ces critiques, notons culture et pages culturelles des journaux ce fait, ne sont généralement pas du tout ou des stands de librairies. On devine ici la des connaisseurs compétents de la pensée complicité de la fainéantise intellectuelle et qu’ils massacrent à longueur de pages avec la complaisance de la flatterie : « je m’adresse assurance et jubilation. Ils sont simple- à toi, donc tu es capable de comprendre ! Tu me ment « critiques », détenteurs officiels de comprends, donc tu as tout compris à ce pen- la « critique » dans le monde de la presse. seur qui te dépasse et te demanderait des mois La phénoménologie de l’art contemporain et des années de pratique ! » Triste miroir de nous l’apprend : faire de « l’art », « être la médiocrité. artiste » aujourd’hui, c’est avoir l’argent d’ouvrir une boutique « d’art » dans les Mais comme dit certain, il n’y a relation beaux quartiers ou de bénéficier par rela- des deux que par un truchement. Et ce tions et réseaux de commandes publiques tiers est double. Il y a d’abord le terrain et de mécénats d’entreprise et faire parler de l’idéologie partagée, qui sert de matrice de soi dans les médias qui couvrent ondes aux haines communes qui servent à baliser, et kiosques. symboliquement l’espace de la « pensée » Les arguments des auteurs (encore appau- normale, saine, rassurante et à le sacrali- vris par leurs échos journalistiques : simples ser avec les gloires qui nous renvoient « en répétitions des « thèses » ponctuées d’excla- mieux » notre image de « belle époque ». mations indignées) sont pauvres, illogiques Marais fétide des idées, ce terrain produit parfois jusque dans la forme, mais surtout opérations médiatiques et regroupements non-fondés sur le plan documentaire et, à d’écrivaillons de même acabit. Tout cela la réflexion, ridicules et diffamatoires. Ce avec sa part de ressentiment pour ce qui qui frappe, c’est qu’ils n’ont pas lu sérieu- la dépasse et l’humilie (la vengeance du sement l’auteur considéré et s’adressent à « système », si on peut dire). Heidegger des gens qui ne l’ont pas davantage lu par qui subissait cabales sur cabales voyait dans jeunesse (pour les étudiants) ou par paresse cette psychologie de petits intellectuels à 109 la mode une forme typique et particuliè- démocratie pluraliste et contradictoire (on rement navrante de l’« inauthenticité » de finit par se demander si ce n’est pas la vraie ! la vie sociale et de l’aliénation de l’« indi- précisément parce qu’elle réfute sa théorie vidu » conformiste. Autre forme du tiers idéaliste) qui tombe si bien sous la catégo- utile, autre élément du dispositif : c’est le rie du « bavardage » confortable et un peu bouc-émissaire dans le scandale, le faire- inquiétant (« Gerede ») de la mauvaise-foi valoir qui nous unit par la répulsion qu’il et de l’inauthenticité sociale. En d’autres suscite, en raison de ce qu’il symbolise. temps, Habermas (qui écrivit La technique Heidegger pensait aussi provoquer l’an- et la science comme idéologie) ne prenait pas goisse de l’époque en imposant le doute sur les spectacles de la société réelle pour l’idéal sa vérité profonde et mériter à ce titre les normatif de la communication authenti- attaques des idéologues du système. Et il que, sans cesse bafouée, n’allait pas y voir n’y a pas de doute : Heidegger a bien des la confirmation de ses constructions sur titres à la haine, car il n’était pas un admira- le dialogue et la discussion rationnelle et teur déclaré de notre époque. Sur bien des savait le dire. Autres temps … points, son mépris égalait celui du grand écrivain juif viennois Karl Kraus. Contribution à une Généalogie du scandale L’opinion est donc préparée. L’opinion Les Faye père et fils semblent avoir cons- visée n’est autre que celles des étudiants et titué une PME pseudo-philosophique de des professeurs, des lecteurs de la presse la diffamation anti-heideggerienne. (Veut- nationale institutionnelle. on la bibliographie avec titres et dates de Les « intellectuels organiques » sont venus publication des Faye sur «Heidegger est le « témoigner » avec leur « expertise » uni- nazisme»? On rirait un peu. C’est la caution verselle en « idées ». Suivant des modes solidaire en os à ronger). En soi, la chose est publicitaires, on « crée » l’événement pour sans intérêt. Notre époque n’a pas inventé ensuite prétendre le refléter. Quant aux le népotisme et le « dynastisme » intellec- lecteurs sérieux, ils ne sont convoqués sur tuel, ni le mercato-« intellectuel », mais la scène démocratique de la communi- l’enfoncement du monde occidental dans cation que s’ils viennent abonder dans le le capitalisme marchand généralisé à toutes sens voulu. Ils appellent ça un débat. Mais les activités humaines, favorise, dans tous ce n’est qu’un cas de figure de la pseudo- les secteurs de la vie sociale, par une sorte « sérieuse », 110 de darwinisme social, la perversion de ce lateur, de l’occident) dans le monde scolaire que les idéologues rêveurs ou les cyniques et universitaire. Marx ? Depuis la fin de la prétendent protéger sous la distinction Guerre froide, chez nos activistes culturels d’autant plus dogmatique qu’inconsistante il tombe en désuétude ! Nos frissons sont à la pratique entre « économie de marché » dorénavant moins « anticommunistes ». et « société de marché ». Ainsi la culture Quant à Kierkegaard ? Qui s’en soucie dans est-elle marchandise, pour peu qu’elle soit le commerce ? Celui-ci définit toujours des vendeuse et vendable ! (Ou bien elle crève: objectifs crédibles au terme d’une étude par asphyxie! Voire le destin de l’archéo- d’impact et de marché. Il s’agit de maxi- logie. La culture «gratuite» ne paie pas, miser le rapport gain-effet, ou si on veut pourquoi la financer, que … Diable! ). le retour sur investissement financier, mais Une philosophie-spectacle s’installe donc aussi dans ce cas symbolique et politique. logiquement, qui ne peut vivre que d’événements et de communication publicitaire Il faut réaliser que le succès de Heideg- à la mesure de ses ambitions économiques. ger en fait la cible désignée, fatale, logique de « dénicheurs de scandales ». Comme Avant Heidegger et toujours périodi- l’hystérie législative en pleine inflation sur quement, de Lukács pendant sa phase la défense des droits crée des accusations stalinienne à nos mols néo-kantiens de extraordinaires et des procès grotesques, médias et autres vendeurs de livres « huma- généralement montés de toutes pièces (la nistes » distingués, il y avait « la faute à nature a horreur du vide), le pseudo-libé- Nietzsche » (pour la guerre, le militarisme ralisme « droits-de-l’hommiste » légitime prussien, le nazisme, le racisme eugéniste, une opération bien-pensante et « morale » etc.). Nietzsche fait encore un peu les frais contre un salaud livré en pâture aux igno- du procédé (on croit utile parfois de se rants. Scoops et surenchères sont liés à la grouper pour nous expliquer doctement célébrité de l’accusé. Pour se faire gloire de «Pourquoi nous ne sommes pas nietzs- son bon combat, l’accusateur doit faire dans chéens» - la vanité n’a pas de limite), mais le sensationnalisme et jeter de la boue à la il a moins d’aura désormais que Heidegger figure de qui le dépasse. Triste confirmation (malgré l’hommage que ce dernier lui rend que nous sommes généralement des nains en faisant de lui le dernier métaphysicien, sur les épaules de géants. méconnu parce que dangereusement révé- 111 Car on ne peut s’empêcher de penser raison, la distance de la renommée interna- qu’Heidegger est une bonne affaire pour le tionale dans les universités et les librairies. racolage de l’édition. Attaquez donc Nico- Heidegger conjugue pour un usage scan- laï Hartmann ! Lui qui a accepté d’aller daleux les avantages d’un engagement enseigner à la place de Heidegger à Berlin ! politique satanisé par tout le simplisme de Très anti-bolchevique aussi, ce Balte fier, notre éducation, le romanesque de sa bio- naturalisé Allemand ! Il est vrai qu’il s’est graphie de philosophe paysan parvenu et « excusé » de son nazisme. Depuis lors, il amant de son étudiante, de surcroît juive a été récupéré par Lukács comme un néo- et elle-même starisée, et enfin le mystère hégélien/néo-aristotélicien et un adversaire détestable d’une pensée fière et difficile, « réaliste » décidé du subjectivisme idéaliste, sujettes à « traductions » pathétiques et bref un bourgeois proche du matérialisme croustillantes par des professionnels. « Le marxiste-léniniste avec sa métaphysique commerce des idées » a aussitôt fait son naturaliste, inspirée de Feuerbach, empilant choix. D’instinct les auteurs et les éditeurs les couches ontiques, les strates de l’Être se comprennent. Ils appellent ça réagir à (physico-chimique, animé, spirituel-histo- l’urgence! rique). Qu’on nous comprenne bien : nous n’appelons pas à la chasse au Hartmann. Mais le pire est que s’y mêle aussi, parfois, Nous demandons un peu de cohérence. E. ce goût du scandale (Einstein ou Kojève Faye et cie nous objecteront que l’urgence travaillaient-ils pour le KGB ?) et des révé- commande, qu’ils agissent d’abord contre lations sur quelque vie secrète (parfois ce qui menace : l’influence pernicieuse simplement privée !) pleine de mystères de la bête immonde Heidegger ! Et voici insolubles enfin dévoilés ; ce plaisir enfantin donc des révélations pour E. Faye. Selon des cours d’écoles et des rêves de se donner Hannah Arendt, Adorno, si sévère pour les petites peurs dont on raffole pour se dis- Heidegger, aurait été tenté par le ralliement penser des vrais problèmes plus arides mais au nazisme en 1933. (Cela pourrait servir plus profonds de l’âge adulte, n’aide guère un jour, si d’aventure l’École de Francfort la compréhension de l’œuvre qui fait l’inté- retrouvait quelque prestige). Mais Heideg- rêt des grands hommes. Avant que l’édition ger ? Il n’en fera jamais assez et d’ailleurs américaine et les news magazines n’en fas- peu importe, il leur faut sa peau. Entre les sent un sous-genre du thriller policier, le deux philosophes allemands, à tort ou à thriller historico-intellectuel et politique, 112 portant la chose à son apogée, ce goût des gent et la vaine gloire n’ont décidément pas légendes s’était déjà manifesté comme une d’odeur. forme de substitut de compensation à la Si répugnantes soient-elles, les prétendues compréhension dans le peuple ; à l’ère du « affaires Heidegger » mettent surtout « grand public cultivé», la scolarisation a en jeu l’idéologie (latente ou explicite) du posé assez de fondations dans la mémoire système qui rend possible et nécessaire le et l’imaginaire prêtes à emploi commercial, scandale. Heidegger lui-même reprenant au prix d’une préparation psycho-publici- sa notion de Gestell (« arraisonnement taire adaptée. La clochette de Pavlov ! du disponible », « dispositif » sociétal et Il y a là un double détournement. Le mental sous-culturel, si on veut) attribuait « succès de librairie » emprunte à la gloire à ses détracteurs le rôle de révélateurs de utilisée (qu’il parasite sans scrupule) son l’angoisse collective devant les provoca- prestige gratis sans lui donner la chance tions tranquilles de sa pensée. Se plaçant d’une écoute sérieuse. Mais c’est encore lui-même sous le signe de la « sérénité », bénin, car le plus vil est possible, forme Heidegger refusait d’abandonner et de dégradée de ces enfantillages sans effet sur laisser invalider sa méditation sur l’essence la vie culturelle, le plaisir malsain chez les de la Technique. Les attaques répétées à ignorants et les médiocres de la démolition ce sujet de la gorgone polémique, qui veut pour le plaisir, celui de la vengeance devant faire de cette pensée à la fois une menace ce qui dépasse et humilie leur intelligence. obscurantiste contre le progrès et un voile sur la culpabilité nazie, incitent à penser Le vrai scandale Heidegger, si on y réflé- que Heidegger voyait juste. Les analyses de chit, c’est que le public soit périodiquement P. Sloterdijk (Règles pour le parc humain, et La abusé sur l’histoire de Heidegger et sur le Domestication de l’Être, Paris, 2000) depuis sens de sa pensée. On prend vraiment les lors sur l’eugénisme rampant, la cham- gens pour des imbéciles sous prétexte qu’ils bre à gaz (à effets de serre et cancers) de n’y connaissent rien. Une sorte d’abus de la terre polluée, le zoo humain, le dressage faiblesse. Mais l’autre face de ce scandale des hommes ont montré que notre époque, contre l’esprit, c’est que des universitaires, dans ses fonctions médiatico-idéologiques, avec l’aide de maisons d’éditions réputées, expriment un refus de poser sérieusement s’associent dans de telles opérations. L’ar- et radicalement les questions gravissimes de l’instrumentation généralisée du vivant 113 (celles soulevées par l’ingénierie génétique), justement en lumière la dérive de la raison jusqu’à l’humain, et de la destruction de la avec son idéal mathématique puis physico- vie humaine. mathématique de maîtrise de l’empirique et pointe la condition biface de l’humain Car ce qui est en cause dans la pensée (corps/esprit : une distinction déjà porteuse heideggerienne après le « tournant » de de la mobilisation du corps, – cf. Foucault sa pensée (die Kehre), c’est l’essence (non- –, et radicalisée sur le plan conceptuel par technique) de la Technique, le fait, selon son homogénéisation avec « l’étendue » de Heidegger, que la Technique précède la la nature matérielle chez Descartes). Si on science même si la technique la suit chro- traite par le mépris ou le silence (« le com- nologiquement (voir « Die Frage nach der plot du silence ») des anti-heideggeriens Technik »). L’essence de la Technique con- proches de sa pensée quant à l’avenir de siste donc à mettre à disposition sous forme l’humanité sous le règne technicien comme consommable et instrumentale tout l’étant. Günther Anders (sauf quand il critique Heidegger parle ici d’« Arraisonnement », Heidegger bien sûr) ou Adorno (voir à ce jouant sur l’idée d’une raison moderne sujet les pages de Rüdiger Safranski, op. cit.) dangereusement « instrumentale » et capa- ou chez J. Ellul, tandis qu’on ramène toute la ble sans le voir et malgré ses affirmations pensée heideggerienne au nazisme, n’y a-t-il « éthiques » de mobiliser l’humain lui- pas lieu de s’interroger sur l’existence d’une même comme matière première, comme stratégie de discrédit sur ce qui unit tous matériau, « le plus précieux », disait sans ces plumitifs producteurs de l’ordure sensa- rire Staline qui déportait en masses quan- tionnaliste ? Le scandale Heidegger comme tifiables dans ses camps de « travail » ces complot du « Dispositif » ? Seuls ceux qui stocks d’énergie convertible, les bipèdes feignent d’ignorer les collusions avérées et humains, pour construire la puissance l’idéologie dominante de « l’Occident déve- industrielle et militaire de la « première loppé » ridiculiseront cette hypothèse. Les patrie des travailleurs ». En effet, du point mêmes manifesteront une fois encore leur de vue du Gestell-Arraisonnement, nos ignorance crasse en oubliant que bien avant machines animées (Aristote) sont inter- Heidegger, et en France, Rimbaud, inspiré changeables à moindre coût et souvent de Baudelaire vilipendant la ville à l’âge plus « adaptables » que le mécanique ou industriel, attribuera à la poésie moderne la le robotique déterminés. Heidegger met tâche d’en faire la critique en se moquant 114 de la poésie subjective et sentimentale de textes sur l’essence de la technique, le Théodore de Banville : nazisme a seulement perverti la techni- « Voilà ! C’est le siècle d’enfer ! que, qui en elle-même et par essence serait Et les poteaux télégraphiques » (cf. Ce bonne (par hypothèse) ou du moins tant que l’on dit au poète à propos des fleurs). que l’usage en est moral (l’instrument On feint alors de s’indigner que Heidegger comme moyen neutre en lui-même), c’est mélange les sujets en présentant le nazisme bien que contrairement à Heidegger, le comme d’abord une question « techni- nazisme accepte le déploiement de l’es- que », qu’il « réduise » le nazisme avec sence de la technique sans les réserves de ses horreurs contre l’homme à une hybris Heidegger ; il y a donc une difficulté sur le technicienne. Preuve selon E. Faye que « nazisme » de Heidegger ici. Et il faut être Heidegger n’aurait rien compris à l’essence un gros benêt pour gober les explications du nazisme ou plutôt qu’il n’en verrait tou- fumeuses de Faye ici, qui ne voit qu’oppor- jours pas la véritable horreur, parce qu’il en tunisme carriériste et inconséquences dans partagerait foncièrement le racisme. Il s’en la thématisation heideggerienne de l’es- tiendrait, nous dit-on, de façon obscène et sence de la Technique. peut-être cynique, aux outils du nazisme, Mais, dira l’accusation, ce point est secon- qui est un esprit nihiliste de haine raciale et daire et le nazisme est dans le racisme et de meurtre. Le nazisme « utiliserait » des l’antisémitisme avant tout et le seul fait de outils neutres, la technique, qu’il perverti- tout ramener à l’essence de la technique rait, en faisant un usage criminel. Heidegger en ce domaine constitue un révisionnisme discréditerait la technique elle-même pour voire un négationnisme. La pensée de minimiser le nazisme (simple épiphéno- Heidegger en profiterait pour dédouaner mène de la Technique mortifère créée par son auteur de toute responsabilité morale la civilisation moderne) et ce faisant salirait dans l’Histoire, puisque tout émanerait du à la fois le progrès scientifique, médical, processus technique. Cette attaque contre etc. de visée humaniste. Ce qui prouverait la pensée de la technique montre déjà que derechef son obscurantisme réactionnaire nous est difficilement acceptable l’idée d’un dangereux au mieux, son adhésion entêtée danger toujours tapi et méconnu (l’idylle du au noyau (raciste) du projet au pire. Progrès) et même d’une pente pour ainsi Remarquons au passage que, si comme dire « naturelle » de la rationalité moderne disent les anti-heideggeriens furieux des et de la technique à la mise en danger de 115 ce qui fait l’humanité de l’homme, même (les vieux ! les malades, les bébés inutiles dans la pauvreté et l’arriération techni- ou anormaux, etc., en bref, l’eugénisme que (notre vision d’une Histoire évolutive qui se prépare dans certains laboratoires mono-linéaire, notre condescendance pour richement sponsorisés et qui commence en les sauvages « retardés » et le « passé » ridi- Chine avec le commerce officiel des organes culement et sauvagement moyenâgeux). prélevés par vivisections sur les prisonniers N’est-il pas évident que la Technique met condamnés à mort), et même alors conver- en jeu à des échelles difficilement contrôla- tibles en graisse et savon. Cette pensée du bles des équilibres biotiques fondamentaux, nihilisme du matérialisme raciste porté à sans parler des effets moraux de dérespon- ses conséquences ultimes manque absolu- sabilisation des grands systèmes. Comme ment dans les brûlots anti-heideggeriens. si les monismes substantialistes de la Elle rendrait bien entendu sa pensée moins grande métaphysiques s’étaient réalisés « obscène » et plus inquiétante. Parce que (comme certaines utopies) dans l’angoisse pour « le reste », le nazisme se réduirait à de catastrophes planétaires dont quelques presque une modalité franchement dicta- « accidents » récents nous montrent la toriale de la gestion du « zoo humain » et possibilité essentielle. On peut discuter ne se distinguerait d’un avenir possible de le pathos heideggerien, le ramener à une nos sociétés que par le degré (même pas par mode des années 1930-1970, si on veut, la publicité, car le nazisme était psycholo- mais quelle « mode » intellectuelle sera la gue et discret à sa manière) de réalisation plus risible dans vingt ans de la sienne ou et à un mythe raciste. Or, si on prend au de la nôtre ? sérieux (et pourquoi non ?) le fait connu que le nazisme a d’abord chassé les Juifs Pour en revenir au nazisme, si l’analyse hei- (voie des pressions poussant à l’émigration) deggerienne peut sembler ne pas en épuiser avant de décider de les liquider physique- l’essence, il est indéniable qu’il implique par ment en masse, en temps de guerre, on est rapport à l’essence de la technique un projet amené à se demander (au moins à titre de mobilisation totale du matériel et de l’hu- d’hypothèse, car on ne réécrira pas l’His- main, humain lui-même utilitaire (l’homme toire) si le nazisme n’a pas été autant un « fin en soi » et jamais seulement moyen projet de mobilisation totale de la nature de Kant devient élément de la race définie et de l’homme considéré comme élément en termes naturalistes) et donc liquidable de la nature pour la compétition « darwi- 116 nienne » (Darwin était un des héros de science ont créé, que sauvera-t-elle ? Et il ne Hitler, évolutionnisme à partir du « singe » suffit pas de s’indigner d’on-ne-sait quelle mis à part) des peuples dans l’exploitation prétendue volonté de négation de l’extermi- de la terre. Cela ne constitue aucunement nation des Juifs d’Europe chez Heidegger une minimisation du fait de l’extermi- pour clore ce que cette pensée a ouvert. Et nation, qui s’en trouve éclairé comme un qui n’a rien à voir avec l’introduction mili- possible de toute politique de bio-pouvoir. tante du nazisme dans la philosophie, mais Que Hitler liquide des « races », tandis que relève de la pensée du sens actuel des possi- d’autres Etats élimineront des peuples (les bles reprises du nazisme pour nous. Boers d’Afrique du sud, les Arméniens, Mais veut-on LIRE Heidegger ? Et sinon les Tasmaniens, presque les Aborigènes) pourquoi tant de mauvaise foi ? Tant ou des groupes de populations (les homo- d’acharnement de petits intellectuels sexuels, les asociaux, etc.), pour telles ou médiocres (souvent ignorants du B-A-BA telles raisons mythiques et pseudo-scien- de l’œuvre) immédiatement édités et spon- tifiques, avec la caution d’institutions sorisés ? émettrices de discours « vrais » légitimés grande différence pour l’essence et est-ce L’Allemagne a-t-elle droit à des penseurs? autre chose que la logique générale d’une C’est l’autre question politique des pseudo- techno-science sans repères mise au service scandales. Certains trouvent en France que de communautés sans pensée de l’humanité les penseurs allemands monopolisent la de l’homme ? Voilà pourquoi Heidegger parole de la philosophie. Admettons : si doutant de la capacité des discours ency- c’est le cas, « la faute » à l’admiration des clopédiques néo-kantiens sur la culture du Français. Mais cette admiration ne va pas à passé et ses figures (un beau musée) ou la tous les penseurs allemands et ceux qui peu- raison réflexive de sujets scientistes déta- vent être cités ont quelque titre à l’attention chés de l’enracinement dans la condition et ont souvent reconnu une dette envers la de Dasein, maintient le sens du danger gra- pensée française (Descartes, Rousseau, vissime d’un aveuglement cultivé et affairé Bergson), estimant, c’est de bonne guerre, (« l’oubli de l’oubli ») de la cité scientifique. l’avoir dépassée. Mais que n’a-t-on entendu Quant à la philosophie réduite à une épis- d’auteurs (français, anglo-saxons, etc.) peu témologie bavarde de ce que les génies de la sérieux sur Fichte, Hegel et la généalogie du par les autorités de l’époque, cela fait-il une 117 totalitarisme, du nazisme ? L’antisémitisme comme nos plus hautes autorités avec cin- supposé de Luther (en fait un « anti- quante ans de retard en font publiquement judaïsme » chrétien banal, qui comme tout l’aveu et bien sûr la repentance), de trahir anti-judaïsme tranche avec l’antisémitisme nos promesses d’autonomie en échange du raciste sur un point crucial : son refus de sang versé dans les tranchées ou à verser « naturaliser » le judaïsme et sa capacité à (ah ! notre grand Georges Mandel repous- accepter le converti sincère) aux podromes sant en 1940 encore le terme d’une possible du nazisme sous prétexte que Hitler s’en égalisation des conditions juridiques, en est réclamé pour rallier les luthériens ! A appelant les sujets de l’Empire à se faire ce compte, pourquoi ne pas voir en Luther tuer pour la métropole civilisatrice !) ou l’inspirateur de Noske en 1919 contre de nous donner en 1958 à de Gaulle dans les spartakistes, puisque le Réformateur des conditions douteuses est édifiant. Il a appelé les princes féodaux à massacrer faudra un jour écrire l’histoire du vrai libé- gaiement les paysans révoltés en 1525 (lire ralisme occidental, sans se payer de mots La Guerre des paysans d’Engels) comme « le et se réfugier dans des valeurs appliquées chien sanglant », Noske, fit de même en avec opportunisme (Ah oui, le réalisme! La appelant les corps francs à massacrer les prudence!). gueux rouges de la lutte des classes ! Comment expliquer autrement cette Heidegger ne paie-t-il pas, lors des affaires obsession du nazisme et cette déferlante montées contre lui, une sorte de complexe de la culpabilisation contre la culture alle- de certains milieux français ou anglo- mande ? Je penche pour la psychologie de saxons, dont le scandale serait depuis compensation. Mais du côté anglo-saxon, 1945 l’expression privilégiée dans la sphère il y a sans doute la grande frousse devant la philosophique? Ou plutôt, depuis 1870, puissance mondiale allemande entre 1870 depuis 1940 pour la France, depuis l’humi- et 1945, dont la politique d’Appeasement liation planétaire de la puissance française ? (1938-39) fut la manifestation. Les efforts C’est une hypothèse de psycho-histoire pour faire de la RFA (un gros potentiel) un de longue durée, que nous proposons aux caniche de l’américanisation et de l’OTAN chercheurs indépendants. Que Heidegger dès 1947 sont bien connus. Or, en ce qu’il n’ait pas eu le droit de tenter le nazisme pense la crise des années trente comme en 1933 quand nous avions celui de garder lieu d’un événement mondial décisif et nos colonies (par le massacre à l’occasion, révélateur, il ne se laisse pas impressionner 118 par le démocratisme de guerre froide ou le démolir la pensée d’origine allemande aux socialisme réel soviétique. Heidegger est États-unis et d’user du relais classique de un symbole de résistance à ce phénomène l’édition anglaise et d’un écho en Angleterre de neutralisation intellectuelle de la pensée pour susciter la contagion en Europe. Or le allemande et d’enracinement dans une cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour la pensée européenne, voire extrême-orientale philosophie européenne : Heidegger est un à la fin de son parcours, contre une certaine verrou dans une stratégie des dominos. modernité tranquille qu’incarne l’Améri- Il faudrait étudier cela sans tabou : le révi- que (American Way, American Dream et … sionnisme ou le négationnisme de pans Hiroshima, mon Docteur Fol’amour). entiers de la culture allemande et de sa Qu’est-ce donc qui nous vaut en même pensée politique en particulier de Luther temps cette tentative d’hallali en France, à Hitler (jouant le rôle de télos et d’essence en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis révélée) et Heidegger (la bouche de Hitler, qu’illustrent par exemple la publication du dans ce scénario) par une historiographie démonologique Revolutionary Saints: Heideg- idéologique dont le projet serait de main- ger, National Socialism, and Antinomian Politics tenir ce pays dans une mémoire perverse de Christopher Rickey (2003), ou Heideg- par un travail de sape continu de sa culture ger’s Children: Hannah Arendt, Karl Lowith, propre. Il ne s’agit pas d’idéaliser la vision Hans Jonas, and Herbert Marcuse de Richard nationaliste de cette culture par elle-même, Wolin (toujours en 2003, auteur qui péti- mais de s’interroger sur la dépréciation tionne en juillet 2005 pour E. Faye) ? Sinon excessive et le réductionnisme culpabilisa- la volonté de discréditer à travers Heidegger teur qui font suite à 1945. Si cela se révélait la pensée philosophique allemande (consi- exact et trouvait son apogée sur la pensée dérée comme forme de résurgence déguisée politique, faudrait-il y voir un hasard ? d’une mystique millénariste luthérienne Cette volonté de racialiser toute pensée projetée sur un Hitler prophète national du politique du peuple chez les Allemands ou peuple élu – c’est la thèse de Rickey) ou de de la nation (Gobineau et Maurras étaient ruiner toute médiation entre le marxisme Français, je crois et Chamberlain - Anglais) critique ou le marxo-freudisme et la phéno- signifie de toute évidence, au-delà de l’argu- ménologie existentiale de Heidegger ? Il est ment officiel d’une défense de l’universalisme bien clair en feuilletant Wolin par exemple et des droits de l’homme quelle que soit sa que l’enjeu de la polémique, c’est pour lui de race, un dénigrement de la pensée natio- 119 nale elle-même comme entachée à un degré et les monuments officiels de l’État) de la variable de virtualité raciste. Or ce discours culpabilité collective pour la Shoah le point qui impute à l’unité culturelle et axiologique archimédien de la conscience allemande d’un peuple (avec ses choix culturels pro- depuis 1945. pres) une connotation raciste et perverse, criminogène ne porte-t-elle pas la dilution Il y aurait lieu de s’interroger à cette occasion des États-nations comme communautés de sur l’instrumentation de l’extermination valeurs et de culture commune, au profit de massive des Juifs par la « solution finale » vagues structures juridiques, susceptibles de pour imposer en démocratie, au nom même fusion et coalescence progressive, de zones de la démocratie (théoriquement libérale, de libre-échange et de « démocratie » tech- pluraliste, etc.), une doxa unique dans tous nocratique, à rituel électoral parlementaire les lieux de parole publique et même dans dualiste et procédural entre bonnet-blanc le sanctuaire de la pensée philosophique. et blanc-bonnet. Tout le projet d’un certain Ramener l’œuvre de Heidegger en dépit « libéralisme » économiste (souvent très de tout à sa proximité avec une partie (la peu libéral quant à la liberté d’expression moins nocive) du nazisme, c’est le moyen de son opposition réelle, même en écono- rêvé de ne jamais entrer en discussion sur ce mie, où il cache une volonté d’hégémonie que dit vraiment cette pensée de et à notre des puissances commerciales de l’époque) présent. L’accusation d’antisémitisme, l’exa- et cosmopolite-marchand qui est tout le men permanent, obsessionnel, unilatéral de contraire de l’exigence intransigeante de ce qui pourrait de l’antisémitisme supposé la liberté d’expression d’un vieux libéra- de Heidegger et jamais démontré avoir con- lisme politique. Qu’un ancien compagnon tribué en quelque façon à la solution finale, de route du nazisme comme Carl Schmitt c’est une façon de faire diversion, avec un ait formulé cette idée de culpabilisation thème dont bien sûr on n’osera jamais - à permanente de l’Allemagne le premier ne moins, denrée rare, d’être courageux - vous suffit pas à écarter cette hypothèse. Pas reprocher d’abuser, mais aussi de sidérer le plus qu’il ne suffit de calomnier l’écrivain public par la référence aux dogmes les plus de gauche Martin Walser quand il retrouve sacrés de notre éducation. Car ce qui est en cette idée bien plus tard devant la volonté jeu plus radicalement encore, croyons-nous, de faire (dans l’éducation, les discours poli- c’est la volonté délibérée d’en finir avec cer- tiques, l’actualité médiatique orchestrée taines formes de la pensée libre. 120 La stratégie euro-américaine des dominos Troie inconscients de Heidegger et donc du Le cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour et préférant la mauvaise foi à l’abandon pur la philosophie européenne : Heidegger est et simple de ce qu’ils ont retenu du nihi- un verrou dans une stratégie des dominos. liste allemand. Et en un sens, Arendt avec Son dernier livre est dirigé contre les dis- son mauvais livre sur le Totalitarisme, a ciples plus ou moins fidèles de Heidegger, préparé ensuite ce retournement contre du seul fait qu’ils furent finalement recon- elle des sciences politiques « chiennes de naissants à leur maître de l’apprentissage à garde de la sainte démocratie-priez-pour- son contact de la pensée, y compris pour nous », parce que ses derniers livres sont se retourner contre lui (sur les origines du clairement influencés par la pensée heideg- choix conservateur-national anti-marxiste gerienne (cf., Condition de l’Homme moderne, de 1933, en particulier). Au terme de l’opé- Calman-Lévy, Paris, 1961) ; tandis que ration de diffamation anti-heideggerienne, Löwith, avant de contribuer aux hommages ils deviennent les nouvelles victimes (logi- des disciples et des fils prodigues « au plus ques) du soupçon de collusion, du délit de grand philosophe allemand depuis Hegel » proximité, de révisionnisme ou d’affinités (dixit Löwith), avait nourri dans son sein, soit totalitaires, soit « radicales ». L’attaque si on peut dire, une nichée d’idéologues de Wolin n’étonne que ceux qui n’antici- « démocrates » opportunistes, moins culti- pent jamais les événements de l’actualité, vés et moins scrupuleux que lui. que tous les signes précurseurs permettent Interdit des penseurs de tradition alle- à l’observateur réfléchi de voir programmés mande de longue main. Que ces auteurs soient permanente, discrédit de toute tradition des Juifs émigrés et farouchement anti- continentale européenne extérieure aux nazis, qu’ils aient défendu l’idéal d’une cadres du libéralisme individualiste nihi- démocratie authentique en Amérique, liste, les deux hypothèses ont en commun que Marcuse ait tenu en 1947 des propos une instrumentation de la culture à des négatifs (sur lesquels il revint) sur Heideg- fins stratégiques propres à l’immédiateté de ger, peu importe. Ils deviennent bientôt, notre temps. nazisme ; au pire ses complices, conscients de quelque faille originaire de leur pensée par du seul fait d’avoir admiré leur maître, au mieux les pions manipulés, les chevaux de 121 culpabilisation politique