Dans le domaine de l'expérience, c'est-à-dire de toute connaissance effective, Kant dirait : dans les limites de toute connaissance possible, il n'y a pas de
place pour l'illusion.
Parce que l'expérience se situe dans les limites de nos concepts, parce que le monde a toutes les dimensions d'une nature, l'illusion n'est rien d'autre que
dépassement de la nature -à proprement parler : métaphysique- c'est-à-dire sortie de la connaissance hors des limites de la science.
Telle est la portée de la philosophie transcendantale :
Elle a pour tâche de consacrer la valeur de la science mais elle doit -pour “ laisser place à la morale et à la foi ”- comme Kant l'explique lui-même dans sa
Préface - en limiter la portée : La définition de ces limites, le sens de cette interdiction, c'est l’œuvre de la Dialectique Transcendantale.
Alors la découverte de Kant tourne court : L'illusion, loin d'être un moment de la dialectique de la connaissance, revêt une signification “métaphysique” :
C'est le thème, repris et développé par toute la philosophie postérieure, d'une errance de la raison, illusion nécessaire, essentielle à sa nature qui dénature
le sens de l'expérience ou, dira-t-on plus tard, de la vie, de l'existence.
Aussi dans le Dialectique Transcendantale, Kant dénonce la métaphysique antérieure fondée sur la confiance en la raison : cosmologie, psychologie et
théologie “rationnelles”, mais en même temps il annonce la métaphysique postérieure, reposant sur la critique de la raison : la dénonciation de son illusion
essentielle.
L'illusion de la raison devient dans la philosophie moderne le thème principal grâce auquel sont comprises les raisons de nos illusions.
Dans le domaine de la connaissance l'illusion essentielle que Kant nommait “paralogisme de l'idéalité du rapport extérieur ” consiste à s'imaginer que nos
représentations sont produites en nous par des choses existant hors de nous. Dès ce moment, il est à la fois nécessaire et impossible de prouver que le
monde tel qu'il nous apparaît est autre chose qu'une simple apparence.
C'est en dénonçant ce problème comme illusion de la raison que la postérité philosophique de la critique Kantienne prétend apporter une solution à ces
apories.
Chez Nietzsche, le retour à la nature par le retour philologique aux origines du langage révèle une unité organique de l'homme et du monde, qui a été
dissimulée par la mythologie de la connaissance : pour la première fois le divorce de la pensée et du monde est compris comme illusion de la raison.
De la même façon, pour l'existentialisme, chez Heidegger ou chez Jean-Paul Sartre, ces illusions jumelles, que sont l'idéalisme et le réalisme, relèvent
d'une même errance de la philosophie qui pose le problème de l'être après avoir séparé l'homme et le monde, après avoir dissocié la réalité humaine, en
deux termes abstraits : sujet et objet, pensée et nature.
Ce dualisme, ce divorce n'est qu'une illusion de la raison, à l'oeuvre dans la science, qui confond sa représentation de l'Etre avec l'Etre même. Or, pour
qu'une vérité scientifique soit possible, pour qu'on puisse dire quelque chose à propos de l'Etre, il faut d'abord que l'Etre ait un sens pour nous. La
présence de l'homme au monde, par laquelle seulement il peut y avoir un monde, constitue le fondement de toute raison, de tout discours sur le monde.
Retour à la nature chez Nietzsche, retour aux origines chez Heidegger, reprennent un même thème : les illusions de la connaissance, qu'elles se nomment
sur le plan de la théorie, réalisme et idéalisme, sur le plan de la pratique, dogmatisme ou scepticisme, relèvent d'une seule et même illusion : l'idée de la
raison qui nous présente le sens du monde comme une nature, comme une réalité donnée, indépendamment de nous, antérieurement à notre présence au
monde.
Merleau-Ponty, critiquant ce qu'il nomme “ le préjugé du monde objectif ”, montrera dans la Phénoménologie de la Perception que tout ce que nous
nommons illusions de nos sens, rêves de notre imagination ou erreur de nos jugements relève de la même illusion : l'idée que la raison des choses, leur
signification sont déjà données, avant qu'elles ne soient vécues, l'idée que la signification objective précède le sens tel qu'il est vécu par nous.
Ainsi l'on ne peut parler d'illusion des sens à propos de la figure de Muller-Lyer qu'autant que les données de la géométrie -ici l'égalité des segments- sont
considérées comme les données premières à partir desquelles la perception doit être expliquée.
Mais, n'est-ce pas le domaine de la perception qui est premier, à partir duquel la géométrie opère ses déterminations ? De même ce que l'on nomme les
illusions du rêve ne sont telles qu'autant qu'on réalise comme un sens premier le récit ou l'explication de l'analyste.
Toutes les illusions que nous reconnaissons dans le domaine de la connaissance trouvent leur raison dans “l'illusion de la raison” qui fait apparaître le sens
non point comme l'horizon de notre existence mais comme une signification objective : comme un sens unique, déjà donné avant d'être vécu.
*
Si le préjugé du monde objectif permet de rendre compte de nos illusions sur le sens et la portée de notre connaissance, il est une autre forme de l'illusion
de la raison qui explique nos illusions sur nous-mêmes : celle que Kant nommait “ l'hypostase subreptice de la conscience ”.
La psychologie rationnelle -expliquait Kant- transforme en une substance, la conscience, le sujet qui n'est pourtant que “ l'unité de notre aperception.” Et,
il montrait que notre expérience interne supposait l'expérience extérieure.
La portée de cette remarque a été développée par la phénoménologie de Husserl et reprise dans la formule : “ toute conscience est conscience de quelque
chose ”.
Si l'on refait -sans préjugé réaliste- le cogito cartésien, ce que nous découvrons, ce n'est point l'existence d'un sujet qui s'opposerait à l'objet comme une “
res cogitans ” à la “ res extensa ”, mais l'infinité de nos “ cogitationes ” c'est-à-dire de nos relations avec le monde : percevoir, imaginer, comprendre, se
souvenir sont autant de manières pour la conscience de viser l'objet, d'être en rapport avec le monde, rapport dont chacun a son sens propre.
Ce qui ce découvre alors à nous, c'est la vie concrète de l'homme : Nous n'avons plus à reconstruire la vie “ mentale ” ou “ psychique ”, -l'image ou le
souvenir à partir de la sensation- mais à décrire le sens de ce que sont pour nous ces actes de sentir, d'imaginer, ou de se souvenir.
Là, l'illusion de la raison, hypostasiant subrepticement la conscience, rend compte de l'errance de la psychologie : la vie concrète de l'homme n'était plus
que le théâtre de la vie psychique où l'on jouait la représentation du conflit des sentiments et des idées, la tragédie de la volonté et des passions.
Ainsi l'illusion de la raison nous interdit-elle de comprendre non seulement le sens du monde mais aussi le sens de la réalité humaine : de l'homme
tel qu'il est dans sa vie concrète.