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PSYCHOMOTRICITÉ :
HISTOIRE ET VALIDATION D’UN CONCEPT
Jacques Corraze
J’aborderai la psychomotricité à partir de sa dimension pathologique ce
qui nécessitera de dénir un cadre nosologique, les moyens de mise à jour des
symptômes comme autant de dysfonctionnements et de tenir constamment
à l’horizon de notre propos la prise en charge thérapeutique. Notre premier
référentiel permanent sera donc la clinique ou plus précisément l’intelligence
clinique.
L’organisation de notre texte se fera donc autour de trois référentiels :
la pathologie, la thérapeutique, la clinique.
On a pu grouper dans l’ensemble « psychomotricité » des notions
hétérogènes, voire contradictoires, surgissant au cours du temps. En effet,
une histoire sans souci de cohérence et d’esprit critique débouche sur un
concept totalement dépourvu de sens. Par contre en dénissant l’usage du
terme, on parvient à cerner l’histoire linéaire d’un concept qui s’est enrichi
au cours du temps mais qui a gardé sa raison d’être originelle.
Nous nous en tiendrons par conséquent à la dimension clinique. Il faudra
donc préalablement dénir ce qu’on entend par troubles psychomoteurs.
J’aurai à préciser le phénomène dont nous allons développer la nature.
Je resterai très prudent sur les facteurs étiologiques contrairement à la
démarche foncièrement aberrante sur le plan épistémologique qui consiste à
se préoccuper de la cause d’un phénomène avant de le dénir. Nous éviterons
ainsi les pièges que nous tend un concept mal déni à la polysémie redoutable,
hors de toute appréhension partagée par une communauté de professionnels
et surtout étranger à la communauté internationale. Les troubles, une fois
dénis leur histoire, nous serviront à conrmer l’élaboration progressive de
convergences débouchant sur la dénition même dont nous allons partir.
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Jacques Corraze
Dénitions préalables des troubles psychomoteurs : le
trépied symptomatologique
Ce sont d’abord des troubles perceptivo-moteurs
On se doit d’intégrer la perception à la motricité car elles sont
naturellement associées l’une à l’autre. Comme l’a montré Gibson (1966, p.
31) : « Les stimulus sont auto générés et la relation causale va de la réponse
aux stimulus autant que des stimulus à la réponse »1. Ces troubles perceptivo-
moteurs s’actualisent dans certains rapports de l’individu avec ses milieux
physiques et sociaux. En effet de tels rapports s’avèrent indispensables et
au traitement des informations, et à la poursuite des activités nalisées. Les
troubles perceptivo-moteurs ne se situent pas au niveau des éléments du
système nerveux entendus comme instruments préalables à la perception et
à l’action mais au niveau des fonctions et de leur exercice, c’est-à-dire de la
psychologie. Il s’en suit qu’ils ont des caractères communs avec les troubles
neuropsychologiques. On conçoit qu’on ait pu voir, par exemple, dans des
perturbations des mécanismes perceptifs les déterminants des Troubles des
Coordinations Motrices.
Ils se manifestent comme des signes doux
Cependant leurs singularités est de manifester des signes particuliers
qualiés de signes neurologiques doux opposés aux signe neurologiques
durs. Les signes durs de la neurologie classique renvoient à une atteinte
cérébrale localisée, dite en foyer. La mise en évidence des signes
neurologiques doux nécessite une méthode d’examen spécique, justement
l’examen psychomoteur. On les dégage parfaitement lors de la relation du
sujet avec le milieu. Par exemple pour évaluer ses capacités d’équilibre on
le fait marcher sur une planche ou gravir les barreaux d’une échelle qu’il
tient avec les mains, pour évaluer certaines de ses coordinations motrices
on lui demande d’enrouler un l sur une bobine (comportement exigeant un
contrôle) tout en marchant (comportement automatisé). Dans cet exemple
il s’agit bien d’un comportement mais il sert à révéler un signe doux : le
niveau d’automaticité de la marche.
Ces signes ne renvoient ni à des comportements ni à des fonctions
psychologiques et ils ne sont ni l’un, ni l’autre. Ils ne sont non plus ni des
signes neurologiques localisables, ni des symptômes neuropsychologiques.
Simplement ils témoignent d’un dysfonctionnement cérébral.
1. « Un organisme est rarement passif et un stimulus est souvent obtenu par son activité » (Gibson,
ibid.).
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Psychomotricité : histoire et validation d’un concept
Ils sont associés à des troubles affectifs qui peuvent être de nature
psychiatrique
Ces troubles ont une composante émotionnelle et psychopathologique
plus ou moins importante et systématisée. Elle peut se borner à des éléments
symptomatiques ou consister en une véritable catégorie nosologique (trouble
psychiatrique), se pose alors la question de la comorbidité.
Nous avons alors une symptomatologie susceptible d’appartenir à trois
catégories : la neuropsychologie, la sémiologie de la neurologie, celle des
signes doux, et la psychiatrie.
L’origine historique
Historiquement, l’origine de la psychomotricité résulte d’une
convergence entre quatre courants : le courant neuropsychologique, sous
sa forme pathologique et sous sa forme normale, le courant psychiatrique,
les séquelles de l’encéphalite de von Economo.
Au cours du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle se
constituèrent la neurologie et la psychiatrie classique, s’imposa un modèle
mettant en cause les premières systématisations des troubles pathologiques.
Lors de leur développement ces deux disciplines se virent dans l’obligation
de modier leurs paradigmes.
La neurologie et son accession à la psychologie : la neuropsychologie
Au 19e siècle, on découvrit des anomalies particulières liées à des
altérations neurologiques organiques qui avaient été négligées par la
neurologie classique. Il s’agissait de troubles des fonctions et non d’organes,
impliquant de ce fait la psychologie et, partant, mettant en jeu les rapports
de l’individu à ses milieux. On constata très vite qu’on pouvait impliquer des
lésions du cortex cérébral. La neurologie atteint ainsi la psychologie. Elle
fut conduite à l’utiliser pour comprendre les désorganisations des fonctions
sur lesquelles elle était tombée et pour les intégrer à l’anatomie, c’est-à-dire
les localiser.
Deux anomalies rent surgir dans le sein de la neurologie un nouveau
paradigme : l’aphasie et l’apraxie. La première anomalie fait appel aux
fonctions du langage, fonctions complexes propres à l’espèce humaine.
En suivant l’histoire2, il est signicatif de constater que les auteurs tentent
de bien délimiter cliniquement ce qui, dans un trouble du langage, peut
être expliqué par des données spéciquement neurologiques, comme des
paralysies dans les mouvements d’expression des mots, et ce qui est du
domaine de la psychologie proprement dite. Marie (1906), par exemple,
afrma qu’un décit intellectuel était consubstantiel à l’aphasie. On montra
2. Dans l’histoire de l’aphasie l’ouvrage de référence reste celui de Ombredane (1950).
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Jacques Corraze
que dans certains cas ce ne sont pas les mots qui ont été perdus, oubliés,
mais un certain usage et le mot peut apparaître si on change ce dernier. On
ne peut énoncer le prénom de sa lle sauf si on s’adresse à elle.
Dans l’apraxie on observa chez des sujets des anomalies des
mouvements intentionnels qu’aucune atteinte neurologique classique ne
pouvait expliquer. Les expressions utilisées par les premiers observateurs
(Liepmann, 1988) témoignent de la nature de leur découverte : « perte
de l’idée de mouvement » (Wernicke, 1890) ; « paralysie psychique »
(Nothnagel, 1887) ; « asymbolie motrice » (Meynert, 1890). Liepmann
unia ces descriptions. Dans l’apraxie certains mouvements intentionnels
ont disparu, mais pas tous, certains sont latéralisés, enn le mouvement
disparu apparaît si on change le contexte. Par exemple le salut militaire ne
s’exécute plus à la demande mais se déclenche en présence d’un supérieur.
Ces observations montrent que la nature du comportement (donner
un nom ou s’adresser à une personne, comme replacer une action dans son
contexte naturel) inuence l’organisation cérébrale qui dès lors se voit dotée
d’un dynamisme.
Le nouveau paradigme de la neuropsychologie
Une large catégorie de faits participa fortement à l’émergence du
nouveau paradigme. Il s’agissait de l’organisation et du fonctionnement
même du système nerveux3. En effet l’expérimentation en neuropsychologie
déboucha sur un modèle de fonctionnement du système nerveux qui rompit
avec la conception d’un organisme réduit à une organisation de réexes
selon le modèle d’un réseau téléphonique.
On devait mettre alors au premier plan les rapports nalisés et la
souplesse adaptative de l’individu dans sa globalité avec son milieu. On
déboucha sur une neuropsychologie de l’individu normal.
Le meilleur représentant de cette psychophysiologie fut Karl Lashley4.
Il opposa nettement deux paradigmes. D’abord l’ancien : « Alors que les
cliniciens développaient les théories des localisations, les physiologistes
analysaient l’arc réexe et l’étendaient pour y réduire toute l’activité.
Bechterew, Pavlov et l’école behavioriste en Amérique tentaient de réduire
toute l’activité psychologique à de simples associations ou à des chaînes de
réexes conditionnés. » (Lashley, op. cit., p. 479). Puis il dénit le nouveau :
« Les faits de la psychologie et de la neurologie dans les comportements
montrent un degré de plasticité d’organisation et d’adaptation qui va au-
delà de toute possibilité actuelle d’explication. » (Lashley, 1960a)5, ou
encore : « L’image du système nerveux conçu comme un grand assemblage
3 « H. Head et K. Goldstein ont montré que l’aphasie et l’agnosie sont au premier chef des défauts de
l’organisation des idées plutôt que des conséquences d’une amnésie. » Lashley (1960, p. 479).
4 Hécaen (1972, p. XIV) a rendu témoignage à Lashley : « Un des pionniers de la neuropsychologie
animale et clinique par la rigueur et la précision de ses méthodes expérimentales. ».
5 L’essentiel de ses critiques et de sa propre position se trouvent dans cet article de 1929.
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