«NOBIS IN ARTO ET INGLORIUS LABOR» (TACITE, ANNALES IV

HVMANITAS
Vol.
XLVIII (1996)
J.
MAMBWINI
KIVUILA-KJAKU
«NOBIS
IN ARTO ET INGLORIUS LABOR»
(TACITE, ANNALES
IV,32,2):
BEAUTÉ ET GLOIRE
DANS
L'ÉLABORATION
DE LA PENSÉE TACITÉENNE
Nous nous proposons, dans cette brève analyse du rapport entre
pulchritudo et
gloria,
de prolonger notre étude sur
"La
Beauté chez
Tacite16.
La question la plus importante qui se trouve au coeur de cette recherche et à
laquelle nous sommes conscient de n'avoir qu'imparfaitement répondu est la
suivante: si la quête de la "Beauté" chez Tacite témoigne d'une recherche
d'un idéal historique, par définition difficile à atteindre, que pouvait bien
être cet "idéal"? Il semble qu'un élément de réponse à cette question se
trouve bien dans la phrase des Annales
IV,32,2:
Nobis in arto et inglorius
labor.
Que voulait dire Tacite par cette phrase prononcée d'un ton grave?
D'une manière générale, la réponse à cette question peut être déterminée par
l'influence que cet historien a subi de Cicéron17 chez qui il emprunte non
seulement la forme même de son Dialogue des orateurs - lequel démarque
d'assez près le De oratore - mais aussi sa conception rhétorique et
philosophique de la causalité18, de la Beauté19. Sans toutefois considérer
16
Cfr. J. Mambwini
Kivuila-Kiaku,
dans
L.E.C.,
63, 2 1995, p.
115-134.
17
Plusieurs travaux sur Tacite montrent que notre historien doit beaucoup à
l'orateur Cicéron. A en croire A. Michel, La parole et la
beauté:
rhétorique
et
esthétique dans la tradition
occidentale,
Paris, 1982, p.
133,
Tacite doit à
PArpinate
le
platonisme fondamental qui
s'est
désormais implanté à Rome et qui trouve dans la
République
ses idées essentielles: la volonté de concilier le principat avec la liberté,
le doute marié à la foi en une démarche probabiliste.
18
Sur cette question, cfr. notamment notre thèse intitulée: La causalité
historique
chez
Tacite.
Réflexions
sur la
pensée historique
de
Tacite
à
travers
les
fondements
philosophiques,
psychologiques
et religieux de la notion de cause
(Université de Paris-Sorbonne Paris IV, Novembre
1993),
Lille,
Atelier
National de
Reproduction des Thèses, 1994, p. 64-66 version initiale, p. 42-43 version remaniée.
19
Pour l'Arpinate, écrit A. Michel (Le
Dialogue
des
orateurs
de
Tacite
et la
philosophie
de
Cicéron,
Paris, 1962, p. 169-170), la "Beauté" est conçue comme la
152 J. MAMBWINI
KIVUILA-KIAKU
cette déclaration comme l'aboutissement d'une "philosophie" dont il s'agirait
d'analyser le contenu, nous pouvons croire, comme l'Arpinate, qu'à travers
son
labor
Tacite espérait atteindre la gloire et prétendre à l'immortalité. La
quête de la beauté, pulchritudo, ne serait alors qu'un moyen parmi tant
d'autres pour y parvernir.
Ainsi nous le disions dans une autre
étude5,
la notion de pulchritudo,
parce qu'elle entre harmonieusement dans la stratégie de persuasion de
l'historien, plonge ses racines dans une pensée, une façon de voir l'histoire,
une capacité de pénétrer les esprits des lecteurs pour exercer sur eux un
pouvoir qui repose sur le charme, sur le plaisir de lire. Orientée vers
l'organisation du domaine de la sensibilité et du sentiment, la pulchritudo,
considérée du point de vue rhétorique, tend à souligner l'aspect stratégique
impliquant une certaine hardiesse qui pousse tout individu à lire ou à écouter
attentivement un orateur. C'est pourquoi, dans leurs écrits, les scriptores
antiqui y ont accordé une attention toute particulière. Cependant, l'on ne
peut que se demander pourquoi, dans les Annales IV, 32,2, Tacite déclare
dans un ton grave:
Ν
obis
in
arto
et
inglorius
labor.
Cette
question,
loin
de paraître saugrenue, est importante à plus d'un
titre étant donné que cette déclaration ne peut être interprétée ni comme un
simple aveu d'un historien incertain de l'importance que pouvait revêtir son
oeuvrer, ni même comme une expression de modestie. L'hypothèse qui nous
parait la plus probable est celle d'une traduction implicite de l'une de
grandes aspirations de Tacite intégrant des éléments puisés vraisem-
blablement chez Cicéron. Que voulons-nous dire par? Au delà d'un simple
souci de voir ses écrits "accrocher" l'attention des lecteurs, Tacite pose
indirectement un sérieux problème lié non seulement au "genre historique"
recherche de l'Idéal, mieux comme l'ensemble parfait de toutes les qualités
particulières qui, mises ensemble pour créer un ensemble sublime, constituait ce que
l'on pouvait appeler la
pulchritudo.
Cette notion qui allie esthétique et philosophie
occupe une place de choix dans son oeuvre (cfr. De
oratore,
III, 14, 52; 45,178;
Orator
2,7; 31,
110;
De
inuentione,
II, 1,1; De
officiis,
27, 96) tout comme dans sa
pensée (cfr. A. Michel, Les
rapports
de la
rhétorique
et de la
philosophie
dans
l'eouvre
de
Cicéron,
Paris, 1960).
5
Voir notre article, sur la
Beauté
chez
Tacite,
op. cit., p. 121, note 33. Nous
devons cet article aux suggestions que nons a faites, en mai 1995, le Professour
E. Aubrion. La note 33 de notre article sur la
"Beauté
chez Tacite" lui paraissait
pouvoir nous fournir le
thème
d'un autre article. Qu'il trouve ici nos vifs
remerciements et surtout la réponse a ses suggestions.
NOBIS INARTU
ET
INGLORIUS
LABOR (TACITE,
ANNALES)
153
employé dans l'historiographie romaine, mais aussi à sa personnalité
d'écrivain et d'historien soucieux, comme Cicéron, non seulement de
Vars6
mais aussi de la gloria. Ainsi, à la lecture des écrits tacitéens, du Dialogue
des orateurs aux Annales, l'on est fondé et parfois tenté de se livrer à une
comparaison entre les attitudes respectives, mieux les préoccupations
philosophiques de cet historien et celles de
l'Arpinate.
Dans son ouvrage dont le titre à lui seul est suffisamment révélateur -
Le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron - notre
maître, le Professeur A. Michel, n'a pas résisté à une telle entreprise et y a
démontré que l'auteur du De oratore a exercé une influence manifeste sur
l'historien. Et, l'aspiration de Tacite à la gloire, si elle est effective, s'inscrit
dans la philosophie cicéronienne de l'immortalité de l'homme, mieux d'un
écrivain digne de ce nom. Cette pensée trouve son écho, entre autres, dans
les Annales IV, 38,5, lorsque l'historien affirme que le rêve de tout homme
est de laisser
"prospérant
sui memoriam : nam contemptu famae contemni
uirtutes"7.
Lorsqu'on analyse le contenu des Annales IV,32,2, et si l'on tient
compte des mots qui compose cette phrase, on s'aperçoit finalement qu'en
tant qu'écrivain et historien, Tacite souhaitait deux choses. D'une part, il
aimerait que son labor soit source
d'ars,
c'est-à-dire de beauté pour des
raisons que nous avons déjà évoquées. D'autre part, à travers son labor
d'historien, qu'il puisse manifester son talent littéraire au même titre que les
antiqui scriptores. Cependant, des indices éparses dans les Histoires et
surtout les Annales montrent que, comme ces anciens historiens au rang
desquels figure Tite-Live8, Tacite voulait certainement lier sa fonction
d'écrivain, mieux d'historien, à l'aspiration à la
gloria9.
Et, comme la
perfection dans l'art d'écrire, même si elle est difficile à atteindre, apporte
généralement une promesse d'immortalité, on peut donc considérer l'oeuvre
historique de Tacite comme l'aboutissement de cette longue et profonde
aspiration.
6
Dans les
Annales
IV, 32,2 le terme
"ars"
est employé avec la nuance à la
fois esthétique, philosophique, rhétorique et morale.
7
Cfr. aussi
la
première phrase de la
Vie
d'Agricola
1,1.
8
Tacite portait une grande admiration pour Tite-Live
(Hist.,
1,1,1;
Ann.,
1,1,2,
IV,34,3 et
Agr.,
10,3), que son éloquence et sa
véracité
mettent
em
premier
rang de la gloire,
«Titius
Liuius,
eloquentiae ac
fidei,
praeclarus
in
paimis»
(Anno,
IV, 34,3).
9
J. Boes, La
philosophie
et l'action dans la
correspondance
de Cicéron,
Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 53 définit la gloire comme "la
forme la plus naturelle de la conscience d'être, qui pousse chaque individu à lier le
sens qu'il a de lui-même à l'image que lui renvoie autrui de sa propre personne".
154 J. MAMBWINI
KTVUILA-KIAKU
Contrairement à Cicéron, pour qui le thème de la recherche de la
gloire est devenu presqu'une obsession, tant il vrai qu'il le clame tout haut10,
Tacite a,
semble-t-il,
voulu rester discret et, du même coup, tenter d'élaborer
sa propre "philosophie de la gloire", laquelle devrait être mise en rapport
non seulement avec le "beau"11 mais aussi avec l'utile. Cependant, lorsqu'il
déclare sans ambages "nobis in arto et
inglorius
labor",
on est en droit de se
demander de quelle "gloire" il
s'agit.
Etant donné que l'idée comprise dans
cette déclaration trouve sa force et son explication dans un idéal capable de
le guider dans sa "labor" d'historien, un idéal d'humanité auquel obéit la
conception romaine de l'immortalité, l'on peut croire que la gloria à laquelle
aspire Tacite est celle définie par Cicéron, non pas dans ses Tusculanes III,
2,3,
mais dans le Songe de
Scipion12
et surtout dans son De officiis
11,9,31i3.
Une telle conception de la gloire est porteuse d'une exigence à la fois
politique, philosophique et morale dans la mesure où elle s'accompagne
du.
développement de ce que les Romains appellent
"pudor"14
et "delectatio" des
lecteurs, deux notions qu'on retrouve également au coeur de la "philosophie"
tacitéenne de
l'Histoire15.
10
Cfr. sa correspondance, par exemple
Adfam.,
V, 12,1 sq, Ad.
Ait.,
11,1,2.
11
Pour cette notion, outre A. Michel, Le
Dialogue...op.
cit., voir aussi
M.
Dufrenne,
Esthétique et Philosophie, Paris,
1967,
p. 17-27; J.-P de Crousaz,
Traité du Beau, Paris, Fayard,
1985.
12
Dans le De rep. VI, 23, 25 sq, Cicéron décrit ce qu'il appelle la vraie
gloire. Celle-ci n'est pas liée aux récompenses humaines, mais au véritable honneur,
à la vertu, au désir de l'éternité.
13
Cic, De off., II, 9,
31:
Summa
igitur et perfecta gloria constat ex tribus his:
si diligit multitudo,
sifidem
habet, si
cum admiratione quadam
honore dignos putat.
Ces trois conditions, Cicéron les expliquera dans la suite; attirer l'affection {De off.,
11,9,
32), inspirer confiance {De off., II, 9, 33-35) et susciter l'admiration {De off., II,
10,
36-37).
14
Pour cette notion, cf. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des
relations
et
des partis politiques sous la République, Paris, 1972, p. 283. Nous connaissons, par
A. Michel, Le Dialogue..., op. cit., p. 190, la place immense que tient, chez Tacite,
la vertu de pudor. C'est elle, écrit-il, qui conduit peut-être aux choix de son style,
car, d'une part, elle oblige Tacite à critiquer les moeurs. Mais, ajoute-il, d'autre
part, elle le détourne d'en rire et, plus encore, de se laisser aller aux trivialités de
Juvénal et de Suétone.
15
Pour la philosophie de Tacite, voir, par exemple, A. Michel, "La causalité
historique chez Tacite",
R.E.A.,
LXI, 1-2, 1959, p. 96-106; Id., "Tacite
a-t-il
une
philosophie de l'histoire?, " Stud.clas., XII, 1970, p. 105-115;
Ibid.,
"Le style de
NOBIS INARTU
ET
INGLORIUS LABOR
(TACITE,
ANNALES) 155
En effet, comme l'écrit si bien le Professeur A. Michel16, à travers la
vertu de pudor, Tacite veut éviter dans son oeuvre et dans sa pensée
\'"impudentia...et
sui alienique
contemptus"]1.
C'est peut-être la raison pour
laquelle non seulement il s'indigne dans les Annales TV,
32-3318,
mais aussi
il a choisi de ne rapporter que les faits historiques qui se distinguent par leur
beauté morale ou par leur indécence remarquable.
Puisque son principal
consilium
en rapportant ces faits est d'assurer la
gloire de belles actions19, et de perpétuer le souvenir de la vertu et que ce
consilium trouve son épanouissement dans l'immortalité, Tacite pense qu'il
est requis de donner malgré tout le caractère sublime à son oeuvre. Mais un
historien comme lui peut-il réellement être sublime? Le Professeur A.
Michel a largement répondu à cette question20 au point de nous montrer
"comment Tacite a pu trouver le sublime dans ses tristes récits, comment il
accorde histoire et beauté. C'est qu'à ses yeux, la Beauté réside dans
l'accomplissement des exigences de l'âme. Il suit en cela l'enseignement du
De republica et de Platon.s lors, dans le genre littéraire qu'il a choisi, il
peut faire converger toutes les formes de beauté qu'il connaît : le sens de
l'abnégation héroïque qui lui fait aimer les hommes; le sens de la pureté qui
lui permet de jauger leurs actions; le sens de la gloire qui l'encourage à
donner l'éternité à la
vertu"21.
L'aspiration de Tacite à la gloire doit être perçue comme une voie
susceptible de conduire à la beauté par la transformation du réel, à un
Tacite et sa philosophie de l'histoire", EOS,
LXIX,
1981,
p. 233-292; J.
Mambwini
Kivuila-Kiaku,
La
causalité
historique...,
thèse,
op.
cit. précisément la 3me partie;
Id.
"Causalité historique et philosophie de l'histoire chez Tacite" à paraître
prochainement
dans
Latomus.
16
Cf. A. Michel, Le
Dialogue...,
op.cit.,
p. 190.
17
Tacite,
Dial.,
29,2.
18
Sur cette indignation, E. Aubrion, Rhétorique et histoire chez
Tacite,
Thèse,
Univ. Metz, 1985, p. 85-86, pense que:"... Tacite regrette de ne pas avoir à traiter
une matière aussi variée que celle des autres historiens. La variété qu'il se plaint de
ne pas trouver est à la fois la diversité des faits, c'est-à-dire l'alternance entre les
événements intérieurs et extérieurs, politique et militaire, et la diversité des
conduites humaines qui permet d'opposer des exemples d'actions vertueuses aux
trahisons et aux lâchetés de toutes sortes. Cette double diversité s'offre encore à
Tacite quand il écrit les
Histoires..."
19
Tacite,
Ann.,
111,65,1:
«Exsequi sententias haud nisi insignes
per
honestum
aut
notabili
dedecore,
quod praecipuum munus annalium reor
ne
uirtutes sileantur
utque prauis dictis factisque ex posteritate
et
infamia metus
sit".
20
Cfr. Le
Dialogue...,
op.
cit.,
p. 169-194.
21
A.
Michel, Le
Dialogue...,
op.
cit.,
p. 194.
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