«NOBIS IN ARTO ET INGLORIUS LABOR» (TACITE, ANNALES IV

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HVMANITAS — Vol. XLVIII (1996)
J. MAMBWINI KIVUILA-KJAKU
«NOBIS IN ARTO ET INGLORIUS LABOR»
(TACITE, ANNALES IV,32,2): BEAUTÉ ET GLOIRE
DANS L'ÉLABORATION DE LA PENSÉE TACITÉENNE
Nous nous proposons, dans cette brève analyse du rapport entre
pulchritudo et gloria, de prolonger notre étude sur "La Beauté chez Tacite16.
La question la plus importante qui se trouve au coeur de cette recherche et à
laquelle nous sommes conscient de n'avoir qu'imparfaitement répondu est la
suivante: si la quête de la "Beauté" chez Tacite témoigne d'une recherche
d'un idéal historique, par définition difficile à atteindre, que pouvait bien
être cet "idéal"? Il semble qu'un élément de réponse à cette question se
trouve bien dans la phrase des Annales IV,32,2: Nobis in arto et inglorius
labor. Que voulait dire Tacite par cette phrase prononcée d'un ton grave?
D'une manière générale, la réponse à cette question peut être déterminée par
l'influence que cet historien a subi de Cicéron17 chez qui il emprunte non
seulement la forme même de son Dialogue des orateurs - lequel démarque
d'assez près le De oratore - mais aussi sa conception rhétorique et
philosophique de la causalité18, de la Beauté19. Sans toutefois considérer
16
Cfr. J. Mambwini Kivuila-Kiaku, dans L.E.C., 63, 2 1995, p. 115-134.
Plusieurs travaux sur Tacite montrent que notre historien doit beaucoup à
l'orateur Cicéron. A en croire A. Michel, La parole et la beauté: rhétorique et
esthétique dans la tradition occidentale, Paris, 1982, p. 133, Tacite doit à PArpinate
le platonisme fondamental qui s'est désormais implanté à Rome et qui trouve dans la
République ses idées essentielles: la volonté de concilier le principat avec la liberté,
le doute marié à la foi en une démarche probabiliste.
18
Sur cette question, cfr. notamment notre thèse intitulée: La causalité
historique chez Tacite. Réflexions sur la pensée historique de Tacite à travers les
fondements philosophiques, psychologiques et religieux de la notion de cause
(Université de Paris-Sorbonne Paris IV, Novembre 1993), Lille, Atelier National de
Reproduction des Thèses, 1994, p. 64-66 version initiale, p. 42-43 version remaniée.
19
Pour l'Arpinate, écrit A. Michel (Le Dialogue des orateurs de Tacite et la
philosophie de Cicéron, Paris, 1962, p. 169-170), la "Beauté" est conçue comme la
17
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cette déclaration comme l'aboutissement d'une "philosophie" dont il s'agirait
d'analyser le contenu, nous pouvons croire, comme l'Arpinate, qu'à travers
son labor Tacite espérait atteindre la gloire et prétendre à l'immortalité. La
quête de la beauté, pulchritudo, ne serait alors qu'un moyen parmi tant
d'autres pour y parvernir.
Ainsi nous le disions dans une autre étude 5 , la notion de pulchritudo,
parce qu'elle entre harmonieusement dans la stratégie de persuasion de
l'historien, plonge ses racines dans une pensée, une façon de voir l'histoire,
une capacité de pénétrer les esprits des lecteurs pour exercer sur eux un
pouvoir qui repose sur le charme, sur le plaisir de lire. Orientée vers
l'organisation du domaine de la sensibilité et du sentiment, la pulchritudo,
considérée du point de vue rhétorique, tend à souligner l'aspect stratégique
impliquant une certaine hardiesse qui pousse tout individu à lire ou à écouter
attentivement un orateur. C'est pourquoi, dans leurs écrits, les scriptores
antiqui y ont accordé une attention toute particulière. Cependant, l'on ne
peut que se demander pourquoi, dans les Annales IV, 32,2, Tacite déclare
dans un ton grave: Νobis in arto et inglorius labor.
Cette question, loin de paraître saugrenue, est importante à plus d'un
titre étant donné que cette déclaration ne peut être interprétée ni comme un
simple aveu d'un historien incertain de l'importance que pouvait revêtir son
oeuvrer, ni même comme une expression de modestie. L'hypothèse qui nous
parait la plus probable est celle d'une traduction implicite de l'une de
grandes aspirations de Tacite intégrant des éléments puisés vraisemblablement chez Cicéron. Que voulons-nous dire par là? Au delà d'un simple
souci de voir ses écrits "accrocher" l'attention des lecteurs, Tacite pose
indirectement un sérieux problème lié non seulement au "genre historique"
recherche de l'Idéal, mieux comme l'ensemble parfait de toutes les qualités
particulières qui, mises ensemble pour créer un ensemble sublime, constituait ce que
l'on pouvait appeler la pulchritudo. Cette notion qui allie esthétique et philosophie
occupe une place de choix dans son oeuvre (cfr. De oratore, III, 14, 52; 45,178;
Orator 2,7; 31, 110; De inuentione, II, 1,1; De officiis, 27, 96) tout comme dans sa
pensée (cfr. A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans
l'eouvre de Cicéron, Paris, 1960).
5
Voir notre article, sur la Beauté chez Tacite, op. cit., p. 121, note 33. Nous
devons cet article aux suggestions que nons a faites, en mai 1995, le Professour
E. Aubrion. La note 33 de notre article sur la "Beauté chez Tacite" lui paraissait
pouvoir nous fournir le thème d'un autre article. Qu'il trouve ici nos vifs
remerciements et surtout la réponse a ses suggestions.
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employé dans l'historiographie romaine, mais aussi à sa personnalité
d'écrivain et d'historien soucieux, comme Cicéron, non seulement de Vars6
mais aussi de la gloria. Ainsi, à la lecture des écrits tacitéens, du Dialogue
des orateurs aux Annales, l'on est fondé et parfois tenté de se livrer à une
comparaison entre les attitudes respectives, mieux les préoccupations
philosophiques de cet historien et celles de l'Arpinate.
Dans son ouvrage dont le titre à lui seul est suffisamment révélateur Le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron - notre
maître, le Professeur A. Michel, n'a pas résisté à une telle entreprise et y a
démontré que l'auteur du De oratore a exercé une influence manifeste sur
l'historien. Et, l'aspiration de Tacite à la gloire, si elle est effective, s'inscrit
dans la philosophie cicéronienne de l'immortalité de l'homme, mieux d'un
écrivain digne de ce nom. Cette pensée trouve son écho, entre autres, dans
les Annales IV, 38,5, lorsque l'historien affirme que le rêve de tout homme
est de laisser "prospérant sui memoriam : nam contemptu famae contemni
uirtutes"7. Lorsqu'on analyse le contenu des Annales IV,32,2, et si l'on tient
compte des mots qui compose cette phrase, on s'aperçoit finalement qu'en
tant qu'écrivain et historien, Tacite souhaitait deux choses. D'une part, il
aimerait que son labor soit source d'ars, c'est-à-dire de beauté pour des
raisons que nous avons déjà évoquées. D'autre part, à travers son labor
d'historien, qu'il puisse manifester son talent littéraire au même titre que les
antiqui scriptores. Cependant, des indices éparses dans les Histoires et
surtout les Annales montrent que, comme ces anciens historiens au rang
desquels figure Tite-Live8, Tacite voulait certainement lier sa fonction
d'écrivain, mieux d'historien, à l'aspiration à la gloria9. Et, comme la
perfection dans l'art d'écrire, même si elle est difficile à atteindre, apporte
généralement une promesse d'immortalité, on peut donc considérer l'oeuvre
historique de Tacite comme l'aboutissement de cette longue et profonde
aspiration.
6
Dans les Annales IV, 32,2 le terme "ars" est employé avec la nuance à la
fois esthétique, philosophique, rhétorique et morale.
7
Cfr. aussi la première phrase de la Vie d'Agricola 1,1.
8
Tacite portait une grande admiration pour Tite-Live (Hist., 1,1,1; Ann.,
1,1,2, IV,34,3 et Agr., 10,3), que son éloquence et sa véracité mettent em premier
rang de la gloire, «Titius Liuius, eloquentiae ac fidei, praeclarus in paimis» (Anno,
IV, 34,3).
9
J. Boes, La philosophie et l'action dans la correspondance de Cicéron,
Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 53 définit la gloire comme "la
forme la plus naturelle de la conscience d'être, qui pousse chaque individu à lier le
sens qu'il a de lui-même à l'image que lui renvoie autrui de sa propre personne".
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Contrairement à Cicéron, pour qui le thème de la recherche de la
gloire est devenu presqu'une obsession, tant il vrai qu'il le clame tout haut 10 ,
Tacite a, semble-t-il, voulu rester discret et, du même coup, tenter d'élaborer
sa propre "philosophie de la gloire", laquelle devrait être mise en rapport
non seulement avec le "beau"11 mais aussi avec l'utile. Cependant, lorsqu'il
déclare sans ambages "nobis in arto et inglorius labor", on est en droit de se
demander de quelle "gloire" il s'agit. Etant donné que l'idée comprise dans
cette déclaration trouve sa force et son explication dans un idéal capable de
le guider dans sa "labor" d'historien, un idéal d'humanité auquel obéit la
conception romaine de l'immortalité, l'on peut croire que la gloria à laquelle
aspire Tacite est celle définie par Cicéron, non pas dans ses Tusculanes III,
2,3, mais dans le Songe de Scipion12 et surtout dans son De officiis 11,9,31 i3 .
Une telle conception de la gloire est porteuse d'une exigence à la fois
politique, philosophique et morale dans la mesure où elle s'accompagne du.
développement de ce que les Romains appellent "pudor"14 et "delectatio" des
lecteurs, deux notions qu'on retrouve également au coeur de la "philosophie"
tacitéenne de l'Histoire 15 .
10
Cfr. sa correspondance, par exemple Adfam., V, 12,1 sq, Ad. Ait., 11,1,2.
Pour cette notion, outre A. Michel, Le Dialogue...op. cit., voir aussi
M. Dufrenne, Esthétique et Philosophie, Paris, 1967, p. 17-27; J.-P de Crousaz,
Traité du Beau, Paris, Fayard, 1985.
12
Dans le De rep. VI, 23, 25 sq, Cicéron décrit ce qu'il appelle la vraie
gloire. Celle-ci n'est pas liée aux récompenses humaines, mais au véritable honneur,
à la vertu, au désir de l'éternité.
13
Cic, De off., II, 9, 31: Summa igitur et perfecta gloria constat ex tribus his:
si diligit multitudo, sifidem habet, si cum admiratione quadam honore dignos putat.
Ces trois conditions, Cicéron les expliquera dans la suite; attirer l'affection {De off.,
11,9, 32), inspirer confiance {De off., II, 9, 33-35) et susciter l'admiration {De off., II,
10, 36-37).
14
Pour cette notion, cf. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations et
des partis politiques sous la République, Paris, 1972, p. 283. Nous connaissons, par
A. Michel, Le Dialogue..., op. cit., p. 190, la place immense que tient, chez Tacite,
la vertu de pudor. C'est elle, écrit-il, qui conduit peut-être aux choix de son style,
car, d'une part, elle oblige Tacite à critiquer les moeurs. Mais, ajoute-il, d'autre
part, elle le détourne d'en rire et, plus encore, de se laisser aller aux trivialités de
Juvénal et de Suétone.
15
Pour la philosophie de Tacite, voir, par exemple, A. Michel, "La causalité
historique chez Tacite", R.E.A., LXI, 1-2, 1959, p. 96-106; Id., "Tacite a-t-il une
philosophie de l'histoire?, " Stud.clas., XII, 1970, p. 105-115; Ibid., "Le style de
11
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155
En effet, comme l'écrit si bien le Professeur A. Michel16, à travers la
vertu de pudor, Tacite veut éviter dans son oeuvre et dans sa pensée
\'"impudentia...et sui alienique contemptus"]1. C'est peut-être la raison pour
laquelle non seulement il s'indigne dans les Annales TV, 32-3318, mais aussi
il a choisi de ne rapporter que les faits historiques qui se distinguent par leur
beauté morale ou par leur indécence remarquable.
Puisque son principal consilium en rapportant ces faits est d'assurer la
gloire de belles actions19, et de perpétuer le souvenir de la vertu et que ce
consilium trouve son épanouissement dans l'immortalité, Tacite pense qu'il
est requis de donner malgré tout le caractère sublime à son oeuvre. Mais un
historien comme lui peut-il réellement être sublime? Le Professeur A.
Michel a largement répondu à cette question20 au point de nous montrer
"comment Tacite a pu trouver le sublime dans ses tristes récits, comment il
accorde histoire et beauté. C'est qu'à ses yeux, la Beauté réside dans
l'accomplissement des exigences de l'âme. Il suit en cela l'enseignement du
De republica et de Platon. Dès lors, dans le genre littéraire qu'il a choisi, il
peut faire converger toutes les formes de beauté qu'il connaît : le sens de
l'abnégation héroïque qui lui fait aimer les hommes; le sens de la pureté qui
lui permet de jauger leurs actions; le sens de la gloire qui l'encourage à
donner l'éternité à la vertu"21.
L'aspiration de Tacite à la gloire doit être perçue comme une voie
susceptible de conduire à la beauté par la transformation du réel, à un
Tacite et sa philosophie de l'histoire", EOS, LXIX, 1981, p. 233-292; J. Mambwini
Kivuila-Kiaku, La causalité historique..., thèse, op. cit. précisément la 3me partie;
Id. "Causalité historique et philosophie de l'histoire chez Tacite" à paraître
prochainement dans Latomus.
16
Cf. A. Michel, Le Dialogue..., op.cit., p. 190.
17
Tacite, Dial., 29,2.
18
Sur cette indignation, E. Aubrion, Rhétorique et histoire chez Tacite, Thèse,
Univ. Metz, 1985, p. 85-86, pense que:"... Tacite regrette de ne pas avoir à traiter
une matière aussi variée que celle des autres historiens. La variété qu'il se plaint de
ne pas trouver est à la fois la diversité des faits, c'est-à-dire l'alternance entre les
événements intérieurs et extérieurs, politique et militaire, et la diversité des
conduites humaines qui permet d'opposer des exemples d'actions vertueuses aux
trahisons et aux lâchetés de toutes sortes. Cette double diversité s'offre encore à
Tacite quand il écrit les Histoires..."
19
Tacite, Ann., 111,65,1: «Exsequi sententias haud nisi insignes per honestum
aut notabili dedecore, quod praecipuum munus annalium reor ne uirtutes sileantur
utque prauis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit".
20
Cfr. Le Dialogue..., op. cit., p. 169-194.
21
A. Michel, Le Dialogue..., op. cit., p. 194.
156
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mouvement d'émotion par la méditation sur les laideurs quotidiennes22.
Parce que cette méditation a le risque de provoquer la satietas chez ses
lecteurs23 et que cela pourrait constituer un sérieux handicap pour son
aspiration à la gloire, Tacite pense y accorder une place non négligeable à la
puchritudo afin que ses écrits puissent provoquer Vadmimtio de la masse et
surtout la delectatio de ses lecteurs qu'il considère d'ailleurs comme des
periti. Cicéron avait aussi ressenti la même préoccupation. En effet,
soucieux de se faire surgir de belles oeuvres littéraires sur le thème de son
consulat, l'Arpinate avait demandé au philosophe Posidonius d'ajouter à ce
récit Vornatus24 non pas seulement parce que la beauté du style est à ses yeux
une aide au service de la ueritas, mais aussi parce que le recours à Vornatus
répond au désir de plaire, de se faire approuver et donc de conquérir
l'adhésion des autres à la ueritas25.
Il se dégage de ce passage des Annales IV,32,2 que le plus grand
souhait de Tacite en tant qu'écrivain et historien est de voir son oeuvre
imprégnée de la "Beauté idéale". Cicéron n'a-t-il pas déclaré dans son De
inuentione, 1, 5 que la beauté est l'expression de la sagesse: sapientia
moderatrix omnium rerum"? Celle-ci, à en croire l'Arpinate dans son De
oratore, III, 86-90, " le fait d'abord par l'esprit de généralité qui, s'il est bien
compris, se confond avec l'esprit de profondeur : l'homme vraiment cultivé
évite la quête indéfinie des détails; il cherche à connaître par les principes
qui sont clairs et généraux"26. Cette leçon de Cicéron, Tacite l'a suivie et
appliquée, d'abord, dans son Dialogue des orateurs, ensuite, dans ses
22
Par laideurs, on entend les saeua iussa, continuas accusationes, fallaces
amicitias, perniciem innocentium et easdem exitii causas, Tacite, Ann. IV,33,3.
23
En écrivant ses Annales Tacite était conscient de ce risque. C'est pourquoi,
après avoir rapporté une série d'accusations et de procès faits à des sénateurs ou à
des chevaliers, il n'a pas hésité, en Ann. IV, 32-33, à dire à ses lecteurs qu'il craint
de ne pas les satisfaire pour trois raisons essentielles que le Professeur E. Aubrion,
op. cit., p. 85-87, a merveilleusement commentées.
24
Sur la définition cicéronienne de Vornatus, cfr. De or., III, 96.
25
Sur le conception cicéronienne de Vornatus et sur l'accord profond entre la
beauté et la vérité chez Cicéron, cfr. A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de
la philosophie dans l'oeuvre de Cicéron, Paris, 1960, p. 298-362; Id., "Rhétorique,
philosophie et esthétique générale: de Cicéron à Eupalinos", R.E.L., LI, 1973,
p. 304 sq.
26
A. Michel, La parole et la beauté, op.cit., p. 61.
NOBIS INARTU ET INGLORIUS LABOR (TACITE, ANNALES)
157
oeuvres historiques. Cela se traduit par la recherche permanente d'une
forme de beauté qui lui permet non seulement de méditer sur les laideurs
du réel, sur la culture, mais aussi d'essayer d'établir constamment la liaison
entre la "forme" et le "fond". L'on peut croire qu'il y a réussi car, chez lui,
cette "recherche" a abouti à une connaissance et une pratique de la
rhétorique dont les ficelles ont été étudiées, entre autres, par le Professeur
E. Aubrion27.
Cependant, comme le note clairement le Professeur A. Michel28, "pour
obtenir une telle perfection, il ne suffisait pas d'unir toutes les beautés
possibles; il fallait encore les unir le mieux possible. Cela impliquait une
disposition très adroite, de tous les éléments de l'oeuvre". C'est dire que le
notion de "pulchritudo", pour qui veut l'appliquer dans son oeuvre, est très
complexe. Cette complexité s'explique par le fait que, d'un point de vue
esthétique, le "pulchrum" se définit par rapport à la rondeur, à la douceur, au
poli, à la simplicité et au calme. Déjà, dans son très célèbre Liside, Platon
disait que le beau est semblable à quelque chose de doux, de poli, de brillant.
Si tous ces aspects se retrouvent incontestablement dans l'oeuvre de Tacite, il
convient, pour qu'ils soient plus complets, ajouter ceci: chez cet historien,
cette notion est aussi liée à celle du "sublime", parce qu'il ne s'agit pas
simplement d'une question de style ou de "forme" dans la mesure où cette
notion cache quelque chose de plus essentiel et fondamental liée à la
rhétorique et à une certaine philosophie de l'écriture historique. Tacite
l'utilise comme une arme pour lutter contre la tyrannie des princes, mieux
comme un moyen pour exprimer son idéal philosophique. A travers cette
notion, Tacite veut tout simplement montrer que la vie d'un historien est un
engagement "armé" contre toute puissance qui va à rencontre de la liberté.
De plus, il estime comme Cicéron que penser, écrire et agir avec acuité sont
les conditions de survie dans ce monde romain où les tyrans n'ont aucun
respect pour la vie humaine.
La notion de la beauté idéale, laquelle se trouve au coeur de la
pensée taciteenne, est complexe, multidimensionnelle mais aussi d'une
grande richesse. L'essentiel du Dialogue des orateurs, dont certains textes
nous font penser à la théorie du sublime, montre qu'il existe chez cet
historien trois dimensions du beau: la dimension politique qui se trouve liée
à la théorie de la décadence et à celle de la libertas29, la dimension
27
E. Aubrion, Rhétorique et Histoire chez Tacite Thèse, Metz, 1985.
A. Michel, Le Dialogue...op.cit., p. 170.
29
Sur cette notion chez Tacite, cfr. W. Jens, "Libertas bei Tacitus", Hermès,
LXXXIV, 1956, p. 311-352; M. Ducos, "La liberté chez Tacite: droit de l'individu
28
158
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rhétorique30 et la dimension morale qui suscite la pratique de la sagesse
par l'éloquence au travers de l'Histoire. Et même dans ses oeuvres historiques Tacite met, soit directement, soit indirectement, l'accent sur les
rapports qui existent entre l'éloquence, la morale et la politique. La notion
de beau (compris comme lieu de la conciliation et du désintéressement), sur
laquelle est née et s'est fondée l'esthétique moderne, peut, chez Tacite, être
comprise comme le résultat d'une conquête d'esprit d'autant plus agréable
qu'elle est plus difficile à cerner.
Chez Tacite, cette notion fundamentale "ne constitue par une fin en
soi, une valeur établie: elle est le relais entre l'homme et l'absolu, lequel se
confond tout ensemble avec le rêve et la réalité"31. Dans ses écrits, l'historien
présente la notion de la pulchritudo comme une invitation morale adressée
aux lecteurs et un moyen pour les empêcher de tomber dans la lassitude. A
l'instar de Cicéron, notre historien pense que la beauté morale doit être
recherchée pour elle-même et pas pour tout autre motif. Face à l'histoire et
au monde, l'historien exhorte ses lecteurs, et du même coup l'homme en
général, à considérer l'acquisition de la virtus comme le but suprême de
toute entreprise. S'inspirant des stoïciens, Tacite a toujours pensé que le seul
bien qui puisse exister est la "beauté". C'est elle qui conduit l'homme vers
une dignitas fondée sur la moralité. Cependant, cette recherche de la
pulchritudo dans ses écrits nécessité une récompense: Tacite la trouve dans
la gloria, laquelle rendra son nom immortel.
ou conduite individuelle", B.A.G.B., 1971, p. 194-217; J. Mambwini Kivuila-Kiaku,
"Destin, liberté, nécessité et causalité chez Tacite ou la philosophie tacitéenne de la
dignitas humana", AC, 65, 1995, p. 111-127.
3(1
Comme Cicéron qui, dans son De oratore, a consacré des pages entières à
la notion de facetia, Tacite est, depuis le Dialogue des orateurs, convaincu de
l'efficacité pratique de la rhétorique. Telle d'ailleurs est l'une des leçons qui se
dégage de la thèse d'E. Aubrion, Rhétorique et Histoire chez Tacite, Metz, 1985.
Voir aussi son article intitulé "Veloquentia de Tacite et sa fides d'historien", ANRW
II, 33,4, 1991, p. 2597-2688. Dans cet ordre d'idées, il faudrait bien considérer les
figures de rhétorique et certains tropes auxquels il recourt fréquemment comme des
instruments d'une attitude qui plonge ses racines dans une certaine manière de
penser et dont la caractéristique principale est cette capacité de pénétrer les esprits
de lecteurs pour exercer sur eux un pouvoir qui repose sur l'attraction, sur le
charme, sur la grâce.
31
A. Michel, La beauté et la parole, op. cit., p. 9-10.
NO BIS INARTU ET INGLORIUS LABOR (TACITE, ANNALES)
159
En conclusion, la déclaration des Annales IV,32,2 exprime bien
l'aspiration de Tacite à la gloire et à la pulchritudo. En regrettant que
son travail soit sans gloire, Tacite voulait, certes, poser un problème
fondamental du genre historique dans lequel YArs tient une place de choix,
en même temps extérioriser l'un de ses grands souhaits, à savoir: atteindre la
gloire comme ce fut le cas des antiqui scriptores. Si dans le "fond", l'objectif
premier de Tacite, en rapportant les faits historiques, est celui de chercher la
veritas, ou plutôt d'aller vers elle, d'apporter quelque chose à la conscience
du lecteur, dans la "forme", son plus grand souci est celui de parvenir à
incarner avec poésie, et donc avec beauté, ses idées sans toutefois les
trahir. Ainsi, à travers cette affirmation des Annales IV,32,2 se dégage
indirectement, non pas vraiment un aveu du caractère allusif de son
récit, ainsi le soutient E. Cizek32 mais toute une "philosophie" qui a aidé
l'historien à bâtir sa personnalité, telle qu'elle se dégage aujourd'hui de
ses écrits. Tacite, qui n'a jamais prétendu rivaliser avec ses devanciers
scriptores antiqui ni même dépasser leur granditas, avait l'intention de
marquer son temps et surtout sa différence par rapport à eux qui ont eu la
chance de ne trouver sur leur chemin que des rares détracteurs. De plus,
comme ses devanciers, il aspire légitimement à la gloria et donc à l'immortalité. Nous pouvons affirmer aujourd'hui affirmer que l'historien est
parvenu à ses fins ou l'intérêt que le monde d'aujourd'hui porte à ses écrits,
intérêt traduit par la riche bibliographie le concernant, lui et son oeuvre.
Comme un artiste qui se réfère à un modèle idéal dont il voudrait
reproduire l'image éternelle, Tacite s'est mis à la quête de la beauté afin que
ses écrits soient appréciés de ses lecteurs. Or l'appréciation d'une oeuvre
littéraire exige de celui qui se livre à un tel exercice intellectuel une certaine
éducation du goût et des mentalités. On comprend par exemple pourquoi,
s'agissant des Annales, là ou P. Grimai33 voit une épopée, E. Cizek voit
plutôt une anti-épopée, c'est-à-dire un "roman sérieux" par opposition à celui
d'un Pétrone34, là ou E. Bâcha35 soutient la thèse absurde selon laquelle
Tacite aurait inventé les procès de lèse-majesté qui avaient accaparé toute
32
E. Cizek, « La poétique de l'histoire chez Tacite », R.E.L., 69, 1991, p. 141.
Voir l'introduction de son Tacite, Paris, 1990.
34
Pour d'autres jugements portés sur Tacite, cf. E. Cizek, « La poétique... »,
op.cit., p. 140-141.
35
E. Bâcha, Le génie de Tacite. La création des Annales, Bruxelles, 1906,
p. 174 sq et p. 212 sq.
33
160
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l'activité gouvernementale sous Tibère, et qu'il aurait créé le personnage de
Tibère en abusant ava..t tout des lois de son génie, nous, nous voyons
l'application stricte des enseignements de Cicéron dans son De oratore
11,54,12. Ce désaccord, source de tant de controverses entre les spécialistes
de Tacite, est une preuve que la pensée de Tacite est difficile à cerner. Bref,
à travers cette réflexion, nous avons voulu montrer que la pulchritudo et la
gloria, deux notions chères à Cicéron, ont largement aidé Tacite dans sa
tache d'historien mais aussi dans sa manière de penser, de voir et concevoir
l'Histoire, c'est-à dire d'élaborer sa "philosophie de l'Histoire".
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