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DOCTRINE
2008
tout (...), un homme-enfant qui n’est plus habi-
tué à diriger sa vie, sa famille, à gérer son patri-
moine, et qui est incapable de le faire parce que
l’Etat en a fait un incapable (...) ». S’il est heu-
reux que
Germinal
ne soit plus qu’un lointain
souvenir, il reste que « le remède choisi » a
« multiplié les maux du paternalisme ». Parce
qu’elle « perpétue une vision pessimiste de
l’homme présumé incapable de déterminer son
propre sort », il faut « condamner la sécurité
sociale », conclut M. Cornil.
Quarante ans plus tard, Maurice Cornil aurait-
il fait école? Les temps semblent en tout cas
avoir bien changé : sans compter que l’époque
où la sécurité sociale ne cessait de s’étendre
dans une « marche triomphale » vers le pro-
grès paraît aujourd’hui révolue, on assiste de-
puis peu en droit social — tout comme,
d’ailleurs, dans nombre d’autres champs du
droit — à la formidable montée en puissance
du thème de la
responsabilisation
. Cette dyna-
mique serait la face visible du succès de ce
nouveau référentiel politico-idéologique
qu’est l’Etat social « actif », introduit en Belgi-
que par l’homme politique et intellectuel fla-
mand Frank Vandenbroucke (SP.A), qui fut mi-
nistre des Affaires sociales entre 1999 et
2003
3
. Désormais, il est question d’« activer »
la protection sociale, de « responsabiliser »
les allocataires sociaux, de réarticuler « droits
et devoirs », afin de sortir l’Etat-providence de
l’ornière assistancielle dans laquelle il se se-
rait enlisé.
A l’évidence le sujet ne manque pas d’enjeux,
puisqu’il engage finalement rien moins que no-
tre conception même de ce que signifie et im-
plique la solidarité à l’heure de la globalisation.
Sans prétendre aucunement faire ici le tour
d’une problématique pour le moins complexe,
le présent article a pour seule ambition de pro-
poser une brève introduction critique à ce fa-
meux concept d’Etat social actif, en privilégiant
aux discussions de nature plus technique une
réflexion sur les reconfigurations contemporai-
nes de la
forme
même des droits à la protection
sociale, c’est-à-dire sur l’évolution du type de
relation qui se noue entre les bénéficiaires de
l’aide publique et les organismes de gestion de
la précarité. Pour ce faire, nous commencerons
par esquisser, à partir d’exemples, les lignes di-
rectrices du projet d’Etat social actif en matière
de protection sociale (1). Nous répertorierons
ensuite les principales critiques qui lui sont
adressées, lesquelles convergent majoritaire-
ment pour démasquer derrière les affirmations
généreuses les dangers qu’il charrierait pour
notre modèle social (2). Tout en prenant pleine-
ment acte de ces critiques, nous tenterons alors
d’indiquer les virtualités plus positives que n’en
porte peut-être pas moins aussi le référentiel de
l’Etat social actif, à côté des « dérives » possi-
bles (3). Pour terminer, nous illustrerons le pro-
pos par l’évocation d’une affaire tirée de la ju-
risprudence récente (4).
De l’Etat-providence
à l’Etat social actif
Pour faire sentir le type de transformation des
droits sociaux qu’engendre l’« activation » des
dispositifs de protection sociale, nous nous
proposons de décrire succinctement deux ré-
formes récentes du droit belge de la sécurité
sociale explicitement inspirées par le référent
de l’Etat social actif. La première relève du
champ de l’aide sociale, la seconde de celui de
la sécurité sociale au sens strict. Sans doute les
plus emblématiques à ce jour du nouvel impé-
ratif de la responsabilisation des allocataires
sociaux, elles ont fait et continuent de faire
l’objet l’une et l’autre de vives controverses
4
.
En 2002, tout d’abord, le droit au minimum de
moyens d’existence, que l’on appelait couram-
ment « minimex », a été remplacé par le droit à
l’intégration sociale
5
, qui consiste principale-
ment en l’octroi d’un revenu d’intégration, le-
quel peut être assorti — et c’est ceci la (relative)
nouveauté
6
— d’un projet individualisé d’inté-
gration sociale. Lorsque tel est le cas, l’intéressé
doit conclure avec le centre public d’aide so-
ciale — entre-temps rebaptisé, et c’est évidem-
ment tout à fait significatif, centre public d’ac-
tion sociale
7
— un contrat, aux termes duquel
il prend certains engagements : rechercher un
emploi, suivre une formation, trouver un loge-
ment, accomplir certaines démarches adminis-
tratives, etc. Ce faisant, l’objectif revendiqué
par le législateur est de garantir aux bénéficiai-
res de l’aide sociale, au-delà d’une indemnisa-
tion purement passive, le droit à une existence
« responsable ». Le non-respect par l’intéressé,
« sans motifs légitimes », des obligations consi-
gnées dans le contrat contenant un projet indi-
vidualisé d’intégration sociale est susceptible
d’entraîner la suspension totale ou partielle du
versement du revenu d’intégration pour une
durée d’un mois.
Deux ans plus tard, la réglementation du chô-
mage à son tour a fait l’objet d’une importante
réforme
8
. Le gouvernement est parti du constat
que l’Office national de l’emploi (O.N.Em.)
avait dans les faits plus ou moins renoncé à vé-
rifier la disponibilité des chômeurs pour le mar-
ché de l’emploi, de telle sorte que ceux-ci, une
fois admis au bénéfice des allocations, n’étaient
plus guère incités à chercher à sortir du chôma-
ge, pas plus qu’ils n’y étaient aidés. Désormais,
il est demandé au chômeur non plus unique-
ment de rester « disponible » pour le marché
du travail mais de « rechercher activement un
emploi ». Le respect de cette obligation nouvel-
le est vérifié au moyen d’une procédure de suivi
relativement complexe. Après l’envoi d’un
avertissement écrit, l’O.N.Em. convoque le
chômeur pour un entretien lors duquel un
agent « facilitateur » évalue les efforts qu’il a
fournis pour s’insérer sur le marché du travail.
En cas d’évaluation négative, l’intéressé est
amené à consigner dans une convention indivi-
duelle conclue avec l’O.N.Em. un certain nom-
bre d’engagements concrets, dont le respect est
évalué lors d’un entretien ultérieur. En cas de
nouvelle évaluation négative, l’allocation de
chômage peut être temporairement réduite ou
suspendue au titre de sanction. Il importe de
noter que cette nouvelle procédure de contrôle
de la disponibilité des chômeurs s’est substi-
tuée à l’ancien système de suspension pour
chômage de longue durée — qui constituait
une exception importante au principe selon le-
quel les allocations de chômage ne sont pas li-
mitées dans le temps — tandis que l’exigence
du « pointage » bimensuel à la commune a été
(3)
Voy. F. V
ANDENBROUCKE
, « De actieve welvaartsstaat :
een Europees perspectief »,
Op zoek naar een redelijke
utopie - De actieve welvaartsstaat in perspectief
, Leuven-
Apeldoorn, Garant, 2000, pp. 149-168. Il s’agit du texte
d’une conférence prononcée en 1999 à Amsterdam, à
l’invitation du parti travailliste néerlandais. Une traduc-
tion française en est disponible en ligne (F. V
AN
-
DENBROUCKE
, « L’Etat social actif : une ambition
européenne », exposé Den Uyl, Amsterdam,
13 décembre 1999, http://oud.frankvandenbroucke.be/
html/soc/ZT-991213.htm).
(4)
Sur les mobilisations syndicales et associatives susci-
tées par les deux réformes, voy. J. F
ANIEL
, « Associations
et syndicats face à la réforme du minimex »,
Syndicats et
société civile : des liens à (re)découvrir
, sous la coord.
de S. B
ELLAL
, T. B
ERNS
, F. C
ANTELLI
et J. F
ANIEL
, Bruxelles,
Labor, coll. « La Noria », 2003, pp. 103-116 et
id
.,
« Réactions syndicales et associatives face au “contrôle
de la disponibilité des chômeurs” »,
L’année sociale
,
2004, pp. 133-148.
(5)
Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégra-
tion sociale,
M.B.
, 31 juillet 2002. Sur cette loi, voy. no-
tamment C. R
ADERMECKER
, « Nouveau produit de l’Etat
social actif : le “droit” à l’intégration sociale »,
J. dr.
jeun.
, n
o
209, 2001, pp. 37-48; P. D
E
K
EYSER
, « La nou-
velle loi concernant le droit à l’intégration sociale - De
l’Etat-providence à l’Etat social actif : un progrès ou une
régression? »,
Journ. proc.
, n
o
439, 2002, pp. 7-9;
L. V
ENY
, « Het leefloon - De actieve welvaartstaat... en
het recht op maatschappelijke integratie »,
NjW
, 2002,
pp. 192-204;
Vers le droit à l’intégration sociale
, sous la
dir. de M. B
ODART
, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en
mouvement », 2002; D. P
IETERS
, « Werkbereidheid of
loonbereidheid? »,
R.D.S.
, 2002, pp. 337-353; J. P
UT
,
« Van aanvraag tot beroep in de Wet Maatschappelijke
Integratie : een versterking van de positie van de
gerechtigden? »,
R.D.S.
, 2002, pp. 355-383;
D. S
IMOENS
, « Wanneer is leven lonend? »,
R.D.S.
,
2002, pp. 385-402; D. S
IMOENS
, « Van Bestaansminimu-
mwet naar Wet Maatschappelijke Integratie : wat veran-
dert in het (r)echt? »,
R.W.
, 2002-2003, pp. 1441-1452;
D. S
IMOENS
, « Wet Maatschappelijke Integratie : andere
samenleving, andere rechtspraak? »,
R.D.S.
, 2003,
pp. 127-194; N. B
ERNARD
, « Le contrat d’intégration so-
ciale comme matérialisation paradigmatique des “obli-
gations correspondantes” de l’article 23 de la
Constitution? »,
La responsabilité, face cachée des droits
de l’homme
, sous la dir. de H. D
UMONT
, F. O
ST
et S.
VAN
D
ROOGHENBROECK
, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 325-
353; S. G
ILSON
et M. G
LORIEUX
, « Le droit à l’intégration
sociale comme première figure emblématique de l’Etat
social actif - Quelques commentaires de la loi du 26 mai
2002 »,
L’Etat social actif - Vers un changement de para-
digme?
, sous la dir. de P. V
IELLE
, P. P
OCHET
et I. C
ASSIERS
,
Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société »,
2005, pp. 233-255.
(6)
« Relative » écrivons-nous, car le projet individualisé
d’intégration sociale trouve en réalité son origine dans la
loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’ur-
gence pour une société plus solidaire, mais on n’y insis-
tera pas davantage ici. Sur le sujet, voy. J.-F. F
UNCK
, « Le
projet individualisé d’intégration sociale dans la loi sur
le minimum de moyens d’existence »,
J. dr. jeun.
,
n
o
124, 1993, pp. 3-7; H. F
UNCK
, « “Aide-toi,... le
C.P.A.S. t’aidera” - Commentaire de la loi du 5 août
1992 portant des dispositions diverses relatives aux cen-
tres publics d’aide sociale et de la loi du 12 janvier 1993
contenant un programme d’urgence pour une société
plus solidaire »,
Chr. D.S.
, 1993, pp. 145-155 et
pp. 197-204; J.-F. F
UNCK
, « Contractualisation de l’aide
sociale : mériter la dignité humaine? »,
J. dr. jeun.
,
n
o
135, 1994, pp. 3-4.
(7)
Loi du 7 janvier 2002 modifiant la loi du 8 juillet
1976 organique des centres publics d’aide sociale en
vue de modifier la dénomination des centres publics
d’aide sociale,
M.B.
, 23 février 2002.
(8)
Arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de
la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs
complets qui doivent rechercher activement un emploi,
M.B.
, 9 juillet 2004, 2
e
éd. Pour un commentaire, voy.
B. G
RAULICH
et P. P
ALSTERMAN
, « Le “contrôle des chô-
meurs” - Commentaire de l’arrêté royal du 4 juillet 2004
portant modification de la réglementation du chômage à
l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher
activement un emploi »,
Chr. D.S.
, 2004, pp. 489-499,
ainsi que O.N.Em., « Feuille info - L’activation du com-
portement de recherche d’emploi », www.onem.be/
D_opdracht_W/Werknemers/TActivering/InfoFR.pdf,
avril 2007, et V. V
AN
G
OETHEM
, « Overzicht reglemen-
taire wijzigingen 2001-2005 : werkloosheid »,
R.D.S.
,
n
o
spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid
2001-2006 », 2006, pp. 583-636, pp. 587 à 596.
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