doctrine

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23 février 2008 - 127e année - 8
Georges-Albert DAL, rédacteur en chef
DOCTRINE
SOMMAIRE
■ Vers un Etat social « actif »?,
par D. Dumont . . . . . . . . . . . . . . . . 133
■ I. Responsabilité extracontractuelle -
Entrepreneur - Passage de camions
de sous-traitants - Dommages aux
immeubles - II. Troubles anormaux
du voisinage - Trouble « à distance » Conditions.
(Bruxelles, 16e ch.,
12 septembre 2007) . . . . . . . . . . . . 140
■ I. Possession - Contenu d’un coffre-fort -
Prise en location par une personne
commune en biens - Communauté
dépourvue de personnalité juridique Conjoint de la titulaire sans possession
utile - II. Possession - Coffre pris en
location - Contenu destiné à la titulaire
lors du décès de la mandataire - Simple
détention par la locataire - III. Procédure
téméraire et vexatoire - Défense de
mauvaise foi.
(Liège, 7e ch., 21 juin 2007) . . . . . . 141
■ I. Harcèlement moral - Bien-être des
travailleurs (loi du 4 août 1996) - Action
en cessation - Loi du 6 février 2007 Compétence du président du tribunal
du travail - Procédure « comme en
référé » introduite par voie de requête
contradictoire - Loi d’application
immédiate - II. Harcèlement moral Nouvelle définition - Loi du 10 janvier
2007 - Examen distinct des faits selon
qu’ils sont antérieurs ou postérieurs à
l’entrée en vigueur de la loi nouvelle III. Harcèlement moral - Preuve Etablissement de faits laissant présumer
un harcèlement - Preuve contraire à
charge du défendeur - IV. Astreinte Mesure inadéquate - Affichage Mesure inopportune.
(Trib. trav. Bruxelles, cess.,
10 janvier 2008, note) . . . . . . . . . . . 142
■ Chronique judiciaire :
Sanctions disciplinaires versus mesures
de sécurité : deux poids, deux mesures
dans le droit pénitentiaire - Dates retenues
- Bibliographie.
Vers un Etat social « actif »?
EPUIS PEU, on voit se multiplier les réformes du droit de
la sécurité sociale inspirées par le nouveau paradigme
de l’Etat social « actif ». Animées par l’objectif explicite
de rompre avec la culture assistancielle qui caractériserait notre
Etat-providence, ces réformes tendent à contractualiser les
prestations sociales pour encourager les allocataires sociaux
à se faire acteurs de leur parcours de réinsertion. Quoique ses
premières réalisations ne vont pas sans poser d’importantes
questions en termes d’efficacité et surtout de légitimité, ce projet
n’en est peut-être pas moins potentiellement porteur d’un
profond renouveau de notre conception des droits sociaux.
I
Introduction
D’un point de vue historique, on sait que l’on
situe généralement le passage de l’Etat libéral à
l’Etat social vers la seconde moitié du
XIXe siècle. Prenant acte de l’incroyable misère
engendrée par la révolution industrielle, les organisations ouvrières et les pouvoirs publics entreprennent — non sans de forts conflits —
l’élaboration d’un vaste ensemble d’assurances
sociales, constitutives de ce que l’on appellera
plus tard la sécurité sociale. Ces assurances sociales visent à protéger leurs bénéficiaires des
multiples risques — maladie, chômage, accident du travail... — que fait peser sur chacun
d’entre eux le réagencement de la vie en société autour de la figure tutélaire du libre marché.
Alors que les risques apparaissaient auparavant
comme autant de coups du sort dont il appartenait à tout citoyen de se prémunir grâce à la
prévoyance individuelle, désormais c’est plutôt
à la société dans son ensemble qu’échoit la tâche d’assumer collectivement la charge de leur
survenance. La sécurité sociale a ainsi procédé
à une socialisation des responsabilités face aux
risques. Toute l’histoire du XXe siècle sera celle,
jusqu’aux années 1970 du moins, d’un développement continu des dispositifs de
solidarité1.
(1) Sur l’histoire du système belge de sécurité sociale —
évidemment moins linéaire que ce que pourraient lais-
Le fait a souvent été relevé que la socialisation
de la responsabilité aurait progressé de pair
avec une certaine déresponsabilisation, voire
une « irresponsabilisation », des individus. A
tel point qu’en 1964, Maurice Cornil, qui fut
professeur de droit social à l’U.L.B., bâtonnier
et président du M.R.A.X., pouvait faire paraître
dans le Journal des tribunaux un pamphlet retentissant, sur la teneur duquel le seul titre en
dit long : « La sécurité sociale ou l’antiresponsabilité »2. Il vaut la peine de s’y arrêter
un instant, tant ce texte est symptomatique du
sentiment qui pouvait prévaloir à l’époque chez
certains, et pas seulement dans les milieux conservateurs. La sécurité sociale, observe
M. Cornil, ne cesse de s’étendre; sa « marche
triomphale » paraît sans fin. « L’Etat ne veut
plus de la prévoyance individuelle. Il met son
point d’honneur à pourvoir à tout ». De la sorte, alors que « [l]e bonheur ne se conçoit guère
sans responsabilité (...), on a créé un nouveau
type d’hommes, (...) l’homme à qui l’Etat doit
ser entendre ces quelques lignes — voy. G. VAN La sécurité sociale - Les origines du système
belge - Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck,
coll. « Pol-His », 1994.
(2) M. CORNIL, « La sécurité sociale ou l’antiresponsabilité », J.T., 1964, pp. 181-182. Tout au long de l’année 1964, le Journal des tribunaux a égrené les réactions
plus ou moins indignées parvenues au comité de rédaction. Nous avons ainsi recensé une lettre d’Albert Delpérée, secrétaire général du ministère de la Prévoyance sociale, suivie d’une brève réponse de M. Cornil, aux
pages 252 à 254; une lettre de Georges Aronstein, président de la section belge de la Ligue des droits de l’homme, p. 549; enfin, la réaction, approbatrice celle-là, de
l’avocate M.-L. Ernst-Henrion, pp. 589 et 590.
THEMSCHE,
Bureau de dépôt : Louvain 1
Hebdomadaire, sauf juillet et août
N° 6300
ISSN 0021-812X
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tout (...), un homme-enfant qui n’est plus habitué à diriger sa vie, sa famille, à gérer son patrimoine, et qui est incapable de le faire parce que
l’Etat en a fait un incapable (...) ». S’il est heureux que Germinal ne soit plus qu’un lointain
souvenir, il reste que « le remède choisi » a
« multiplié les maux du paternalisme ». Parce
qu’elle « perpétue une vision pessimiste de
l’homme présumé incapable de déterminer son
propre sort », il faut « condamner la sécurité
sociale », conclut M. Cornil.
Quarante ans plus tard, Maurice Cornil auraitil fait école? Les temps semblent en tout cas
avoir bien changé : sans compter que l’époque
où la sécurité sociale ne cessait de s’étendre
dans une « marche triomphale » vers le progrès paraît aujourd’hui révolue, on assiste depuis peu en droit social — tout comme,
d’ailleurs, dans nombre d’autres champs du
droit — à la formidable montée en puissance
du thème de la responsabilisation. Cette dynamique serait la face visible du succès de ce
nouveau référentiel politico-idéologique
qu’est l’Etat social « actif », introduit en Belgique par l’homme politique et intellectuel flamand Frank Vandenbroucke (SP.A), qui fut ministre des Affaires sociales entre 1999 et
20033. Désormais, il est question d’« activer »
la protection sociale, de « responsabiliser »
les allocataires sociaux, de réarticuler « droits
et devoirs », afin de sortir l’Etat-providence de
l’ornière assistancielle dans laquelle il se serait enlisé.
A l’évidence le sujet ne manque pas d’enjeux,
puisqu’il engage finalement rien moins que notre conception même de ce que signifie et implique la solidarité à l’heure de la globalisation.
Sans prétendre aucunement faire ici le tour
d’une problématique pour le moins complexe,
le présent article a pour seule ambition de proposer une brève introduction critique à ce fameux concept d’Etat social actif, en privilégiant
aux discussions de nature plus technique une
réflexion sur les reconfigurations contemporaines de la forme même des droits à la protection
sociale, c’est-à-dire sur l’évolution du type de
relation qui se noue entre les bénéficiaires de
l’aide publique et les organismes de gestion de
la précarité. Pour ce faire, nous commencerons
par esquisser, à partir d’exemples, les lignes directrices du projet d’Etat social actif en matière
de protection sociale (1). Nous répertorierons
ensuite les principales critiques qui lui sont
adressées, lesquelles convergent majoritairement pour démasquer derrière les affirmations
généreuses les dangers qu’il charrierait pour
notre modèle social (2). Tout en prenant pleinement acte de ces critiques, nous tenterons alors
d’indiquer les virtualités plus positives que n’en
porte peut-être pas moins aussi le référentiel de
l’Etat social actif, à côté des « dérives » possibles (3). Pour terminer, nous illustrerons le propos par l’évocation d’une affaire tirée de la jurisprudence récente (4).
(3) Voy. F. VANDENBROUCKE, « De actieve welvaartsstaat :
een Europees perspectief », Op zoek naar een redelijke
utopie - De actieve welvaartsstaat in perspectief, LeuvenApeldoorn, Garant, 2000, pp. 149-168. Il s’agit du texte
d’une conférence prononcée en 1999 à Amsterdam, à
l’invitation du parti travailliste néerlandais. Une traduction française en est disponible en ligne (F. VAN DENBROUCKE , « L’Etat social actif : une ambition
européenne », exposé Den Uyl, Amsterdam,
13 décembre 1999, http://oud.frankvandenbroucke.be/
html/soc/ZT-991213.htm).
DOCTRINE
1
De l’Etat-providence
à l’Etat social actif
Pour faire sentir le type de transformation des
droits sociaux qu’engendre l’« activation » des
dispositifs de protection sociale, nous nous
proposons de décrire succinctement deux réformes récentes du droit belge de la sécurité
sociale explicitement inspirées par le référent
de l’Etat social actif. La première relève du
champ de l’aide sociale, la seconde de celui de
la sécurité sociale au sens strict. Sans doute les
plus emblématiques à ce jour du nouvel impératif de la responsabilisation des allocataires
sociaux, elles ont fait et continuent de faire
l’objet l’une et l’autre de vives controverses4.
En 2002, tout d’abord, le droit au minimum de
moyens d’existence, que l’on appelait couramment « minimex », a été remplacé par le droit à
l’intégration sociale5, qui consiste principalement en l’octroi d’un revenu d’intégration, lequel peut être assorti — et c’est ceci la (relative)
nouveauté6 — d’un projet individualisé d’inté(4) Sur les mobilisations syndicales et associatives suscitées par les deux réformes, voy. J. FANIEL, « Associations
et syndicats face à la réforme du minimex », Syndicats et
société civile : des liens à (re)découvrir, sous la coord.
de S. BELLAL, T. BERNS, F. CANTELLI et J. FANIEL, Bruxelles,
Labor, coll. « La Noria », 2003, pp. 103-116 et id.,
« Réactions syndicales et associatives face au “contrôle
de la disponibilité des chômeurs” », L’année sociale,
2004, pp. 133-148.
(5) Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, M.B., 31 juillet 2002. Sur cette loi, voy. notamment C. RADERMECKER, « Nouveau produit de l’Etat
social actif : le “droit” à l’intégration sociale », J. dr.
jeun., no 209, 2001, pp. 37-48; P. DE KEYSER, « La nouvelle loi concernant le droit à l’intégration sociale - De
l’Etat-providence à l’Etat social actif : un progrès ou une
régression? », Journ. proc., n o 439, 2002, pp. 7-9;
L. VENY, « Het leefloon - De actieve welvaartstaat... en
het recht op maatschappelijke integratie », NjW, 2002,
pp. 192-204; Vers le droit à l’intégration sociale, sous la
dir. de M. BODART, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en
mouvement », 2002; D. PIETERS, « Werkbereidheid of
loonbereidheid? », R.D.S., 2002, pp. 337-353; J. PUT,
« Van aanvraag tot beroep in de Wet Maatschappelijke
Integratie : een versterking van de positie van de
g er ech t i g de n ? » , R . D. S . , 2 0 0 2, p p . 35 5 - 3 8 3 ;
D. SIMOENS , « Wanneer is leven lonend? », R.D.S.,
2002, pp. 385-402; D. SIMOENS, « Van Bestaansminimumwet naar Wet Maatschappelijke Integratie : wat verandert in het (r)echt? », R.W., 2002-2003, pp. 1441-1452;
D. SIMOENS, « Wet Maatschappelijke Integratie : andere
samenleving, andere rechtspraak? », R.D.S., 2003,
pp. 127-194; N. BERNARD, « Le contrat d’intégration sociale comme matérialisation paradigmatique des “obligations correspondantes” de l’article 23 de la
Constitution? », La responsabilité, face cachée des droits
de l’homme, sous la dir. de H. DUMONT, F. OST et S. VAN
DROOGHENBROECK, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 325353; S. GILSON et M. GLORIEUX, « Le droit à l’intégration
sociale comme première figure emblématique de l’Etat
social actif - Quelques commentaires de la loi du 26 mai
2002 », L’Etat social actif - Vers un changement de paradigme?, sous la dir. de P. VIELLE, P. POCHET et I. CASSIERS,
Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société »,
2005, pp. 233-255.
(6) « Relative » écrivons-nous, car le projet individualisé
d’intégration sociale trouve en réalité son origine dans la
loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire, mais on n’y insistera pas davantage ici. Sur le sujet, voy. J.-F. FUNCK, « Le
projet individualisé d’intégration sociale dans la loi sur
le minimum de moyens d’existence », J. dr. jeun.,
n o 124, 1993, pp. 3-7; H. F UNCK , « “Aide-toi,... le
C.P.A.S. t’aidera” - Commentaire de la loi du 5 août
1992 portant des dispositions diverses relatives aux centres publics d’aide sociale et de la loi du 12 janvier 1993
contenant un programme d’urgence pour une société
2008
gration sociale. Lorsque tel est le cas, l’intéressé
doit conclure avec le centre public d’aide sociale — entre-temps rebaptisé, et c’est évidemment tout à fait significatif, centre public d’action sociale7 — un contrat, aux termes duquel
il prend certains engagements : rechercher un
emploi, suivre une formation, trouver un logement, accomplir certaines démarches administratives, etc. Ce faisant, l’objectif revendiqué
par le législateur est de garantir aux bénéficiaires de l’aide sociale, au-delà d’une indemnisation purement passive, le droit à une existence
« responsable ». Le non-respect par l’intéressé,
« sans motifs légitimes », des obligations consignées dans le contrat contenant un projet individualisé d’intégration sociale est susceptible
d’entraîner la suspension totale ou partielle du
versement du revenu d’intégration pour une
durée d’un mois.
Deux ans plus tard, la réglementation du chômage à son tour a fait l’objet d’une importante
réforme8. Le gouvernement est parti du constat
que l’Office national de l’emploi (O.N.Em.)
avait dans les faits plus ou moins renoncé à vérifier la disponibilité des chômeurs pour le marché de l’emploi, de telle sorte que ceux-ci, une
fois admis au bénéfice des allocations, n’étaient
plus guère incités à chercher à sortir du chômage, pas plus qu’ils n’y étaient aidés. Désormais,
il est demandé au chômeur non plus uniquement de rester « disponible » pour le marché
du travail mais de « rechercher activement un
emploi ». Le respect de cette obligation nouvelle est vérifié au moyen d’une procédure de suivi
relativement complexe. Après l’envoi d’un
avertissement écrit, l’O.N.Em. convoque le
chômeur pour un entretien lors duquel un
agent « facilitateur » évalue les efforts qu’il a
fournis pour s’insérer sur le marché du travail.
En cas d’évaluation négative, l’intéressé est
amené à consigner dans une convention individuelle conclue avec l’O.N.Em. un certain nombre d’engagements concrets, dont le respect est
évalué lors d’un entretien ultérieur. En cas de
nouvelle évaluation négative, l’allocation de
chômage peut être temporairement réduite ou
suspendue au titre de sanction. Il importe de
noter que cette nouvelle procédure de contrôle
de la disponibilité des chômeurs s’est substituée à l’ancien système de suspension pour
chômage de longue durée — qui constituait
une exception importante au principe selon lequel les allocations de chômage ne sont pas limitées dans le temps — tandis que l’exigence
du « pointage » bimensuel à la commune a été
plus solidaire », Chr. D.S., 1993, pp. 145-155 et
pp. 197-204; J.-F. FUNCK, « Contractualisation de l’aide
sociale : mériter la dignité humaine? », J. dr. jeun.,
no 135, 1994, pp. 3-4.
(7) Loi du 7 janvier 2002 modifiant la loi du 8 juillet
1976 organique des centres publics d’aide sociale en
vue de modifier la dénomination des centres publics
d’aide sociale, M.B., 23 février 2002.
(8) Arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de
la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs
complets qui doivent rechercher activement un emploi,
M.B., 9 juillet 2004, 2e éd. Pour un commentaire, voy.
B. GRAULICH et P. PALSTERMAN, « Le “contrôle des chômeurs” - Commentaire de l’arrêté royal du 4 juillet 2004
portant modification de la réglementation du chômage à
l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher
activement un emploi », Chr. D.S., 2004, pp. 489-499,
ainsi que O.N.Em., « Feuille info - L’activation du comportement de recherche d’emploi », www.onem.be/
D_opdracht_W/Werknemers/TActivering/InfoFR.pdf,
avril 2007, et V. VAN GOETHEM, « Overzicht reglementaire wijzigingen 2001-2005 : werkloosheid », R.D.S.,
no spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid
2001-2006 », 2006, pp. 583-636, pp. 587 à 596.
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2008
supprimée9. Enfin, pour assister plus positivement le chômeur dans ses démarches, les dispositifs d’aide à la réinsertion socio-professionnelle des services régionaux de l’emploi ont été
substantiellement améliorés, notamment dans
le sens d’une plus grande personnalisation de
l’accompagnement10 11.
Cette double mise en œuvre du projet d’Etat social actif témoigne assez clairement de l’idée
qu’en matière de politique sociale, il serait
temps que les pouvoirs publics adoptent un
rôle moins résigné et plus « proactif » — pour
reprendre le vocabulaire de Frank Vandenbroucke — face à la survenance des risques sociaux. Les formes de la solidarité collective ne
pourraient plus se limiter à la seule indemnisation financière à terme indéfini de l’exclusion.
Corrélativement, les allocataires sociaux ne
pourraient plus être réduits au seul statut de titulaires de droits subjectifs à opposer à la collectivité, mais devraient en outre contribuer activement à la réalisation de leurs droits et se faire ainsi acteurs de leur propre émancipation.
Dans un registre plus juridique, si l’on procède
à une généralisation prospective à partir des
deux exemples qui viennent d’être exposés,
l’activation de la protection sociale paraît opérer par le double vecteur de l’individualisation
et de la conditionnalisation — relatives — des
prestations sociales. Telle est à tout le moins la
grille de lecture que nous proposons d’adopter
pour identifier les mutations à l’œuvre dans le
champ de la protection sociale12.
D’une part, les pouvoirs publics ne pourraient
plus se « contenter » d’assurer une redistribution des richesses et une indemnisation des risques par le biais des mécanismes de transferts
fiscaux et sociaux typiques de l’Etat-providence
des Trente glorieuses. Plutôt que d’agir exclusivement a posteriori par l’octroi de ressources
compensatoires, un Etat social actif devrait davantage tenter de prévenir la pérennisation des
situations d’exclusion, en individualisant les
prestations sociales. Vandenbroucke plaide
ainsi pour le « sur-mesure », qui vise à rencontrer la diversification croissante des parcours de
vie et à permettre aux allocataires de s’exprimer
sur leur propre situation. S’inscrit par exemple
(9) Arrêté royal du 5 mars 2006 modifiant l’arrêté royal
du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage dans le cadre de la suppression du contrôle de
pointage, M.B., 15 mars 2006.
(10) Voy. la loi du 17 septembre 2005 portant assentiment à l’accord de coopération du 30 avril 2004 entre
l’Etat fédéral, les Régions et les Communautés relatifs à
l’accompagnement et au suivi actifs des chômeurs,
M.B., 25 juillet 2007.
(11) Signe des temps, l’O.R.B.Em. (Office régional
bruxellois de l’emploi) vient de se muer en Actiris (arrêté
du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du
21 juin 2007 modifiant le sigle de l’Office régional
bruxellois de l’emploi, M.B., 11 juillet 2007), dont le
nouveau slogan publicitaire est : « plus proche, pour aller plus loin dans la vie active ».
(12) Pour une typologie plus large des techniques d’activation de la sécurité sociale, incluant les réductions de
cotisations sociales, les formules de conversion d’allocations sociales en subsides salariaux et le dispositif des
agences locales pour l’emploi, voy. P. SICHIEN, « De activeringsfunctie van de sociale zekerheid : een juridische
analyse - De sociale zekerheid : hangmat, vangnet of
springplank? », Jura Falconis, 2005-2006, pp. 243-274,
pp. 253 à 265. Voy. également l’inventaire des différentes réformes de la sécurité sociale menées au nom de
l’Etat social actif dressé par J. VAN LANGENDONCK, avec
la coll. de V. VERDEYEN, « De evolutie van het socialezekerheidsrecht in de periode 2001-2006 », R.D.S.,
no spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid
2001-2006 », 2006, pp. 859-886, pp. 870 et 871.
135
DOCTRINE
dans ce mouvement l’idée d’offrir aux demandeurs d’emploi un suivi plus personnalisé dans
leurs démarches, pour éviter qu’ils ne s’embourbent dans une précarité dont les bureaucraties impersonnelles et anonymes sont parfois
bien peu à même de les déloger.
D’autre part, pour sortir de la logique de l’indemnisation résignée de l’exclusion, l’allocataire devrait simultanément se faire acteur de sa
propre insertion. Juridiquement, la « responsabilisation » des bénéficiaires opère via le renforcement de la conditionnalisation des droits,
soit par la formulation de nouvelles contreparties aux droits sociaux, ainsi qu’on l’observe
dans les exemples de la réforme du minimex ou
de l’assurance chômage. Il s’agit d’exiger de la
part de l’allocataire qu’il effectue certaines démarches positives en vue de concrétiser les
droits formels qui lui sont reconnus, et, plus largement, de garantir sa pleine participation à la
vie sociale. Les droits sociaux devraient donc
être reconfigurés de manière à encourager les
bénéficiaires à se remobiliser plutôt qu’à demeurer indéfiniment dans l’inactivité maigrement subventionnée.
Pratiquement, ces deux traits idéaux-typiques
de la personnalisation et de la conditionnalisation opèrent main dans la main, via l’irruption
du médium contractuel dans le champ des politiques sociales : comme on le voit dans nos
deux exemples, l’allocataire social est amené à
consigner un certain nombre d’engagements
dans une convention individuelle conclue avec
l’administration, qui a pour effet à la fois d’individualiser et de conditionner partiellement les
prestations de sécurité sociale. Ainsi érigé en
véritable « passeport pour l’accès aux droits
sociaux »13, c’est sans doute ce recours à la
technique contractuelle qui constitue le marqueur juridique le plus net de l’Etat social actif.
Sur le plan de la forme même des droits sociaux, alors que la logique indemnitaire et réparatrice caractéristique de l’Etat-providence
faisait principalement dépendre l’octroi des
prestations sociales de la seule appartenance
antérieure à une métacatégorie juridique — le
collectif des travailleurs cotisants dans le cas du
chômage, la citoyenneté dans celui de l’aide
sociale résiduaire — leur contractualisation a
pour effet de les faire davantage dépendre de
contre-prestations individuelles attendues pour
l’avenir14.
Individualisation, conditionnalisation, contractualisation : autant de caractéristiques qui marquent l’amorce d’une inflexion notable des
techniques de l’Etat-providence; aux prestations indemnisatrices catégorielles et standardisées, succéderaient les interventions taillées sur
mesure — ou du moins se présentant comme
telles — pour le bénéficiaire et ses caractéristiques personnelles. Autrefois ignoré dans ses
spécificités et subsumé dans les catégories homogénéisantes de l’administration, l’individu
fait ainsi son entrée à proprement parler dans
les politiques sociales. Pour le pire comme pour
le meilleur?
(13) Pour reprendre le titre du dernier ouvrage du centre
Droits fondamentaux et lien social des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur : Un nouveau
passeport pour l’accès aux droits sociaux : le contrat,
sous la dir. de H.-O. HUBERT, Bruxelles, La Charte, coll.
« Droit en mouvement », 2006.
(14) Sur ceci, voy. les fines analyses de R. LAFORE, « Le
contrat dans la protection sociale », Droit social, 2003,
no 1, « Un nouveau droit social? », pp. 105-114, p. 111.
2
L’Etat social actif
sous le feu de la critique
Il faut se poser la question : que penser de cette
intrusion des figures de l’individu et du contrat
dans le champ des politiques sociales? A cet
égard, la tonalité qui domine chez la plupart
des observateurs est plutôt l’inquiétude, voir la
franche opposition. Leurs mises en garde et
leurs arguments critiques à l’encontre du projet
d’Etat social actif et de ses réalisations méritent
indéniablement un examen attentif. Pour tenter
de clarifier le débat, nous stucturerons notre inventaire à partir de notre grille de lecture à trois
entrées des processus d’activation des droits sociaux.
La conditionnalisation des prestations de sécurité sociale, d’abord, charrie clairement le danger — pour le dire en un mot — d’en demander
beaucoup, voire trop, à ceux qui ont déjà si
peu, comme le dit le sociologue Robert
Castel15. En effet, si elle poursuit l’objectif, a
priori louable, de remobiliser l’allocataire social, de l’amener à se départir de la posture
d’assisté, sa mise en œuvre n’en risque pas
moins, en pratique, de faire dépendre le bénéfice des droits sociaux fondamentaux de l’accomplissement de prestations positives difficiles à assumer pour les « bénéficiaires » les plus
démunis. Alors que l’Etat-providence s’est
construit sur la notion de risque social, dont la
survenance aléatoire est assumée solidairement, le projet d’Etat social actif pourrait entraîner une hypertrophie de la responsabilité individuelle dans la prise en charge du risque et un
déclin corrélatif du principe de solidarité. Un
tel glissement serait pour le moins contestable,
car il conduirait à imputer aux victimes de l’exclusion la responsabilité d’une situation sur laquelle elles n’ont bien souvent que peu de prise.
Plus fondamentalement, une conditionnalisation drastique de toutes les prestations sociales
en vue d’en responsabiliser les bénéficiaires
pourrait bien nous ramener en deçà de la conception de l’autonomie portée par les institutions de l’Etat social. Comme l’ont très justement relevé M. de Nanteuil et H. Pourtois, une
telle dynamique reposerait en effet sur une contradiction majeure, puisqu’elle ferait comme si
les bénéficiaires disposaient déjà des ressources leur permettant d’accéder à l’autonomie recherchée... alors que c’est précisément cette
autonomie — à tout le moins matérielle — que
l’Etat social, historiquement, s’est donné pour
fonction d’assurer16. On le voit, le paradoxe est
intenable : dans un système où le bénéfice de
tous les droits sociaux serait conditionné à l’accomplissement de prestations positives, l’allocataire social serait sommé de s’émanciper...
tout en étant privé des moyens élémentaires d’y
parvenir.
(15) R. CASTEL, L’insécurité sociale - Qu’est-ce qu’être
protégé?, Paris, Seuil, coll. « La République des idées »,
2003, p. 71.
(16) M. DE NANTEUIL-MIRIBEL et H. POURTOIS, « L’Etat social actif - Une réponse au défi de l’intégration par le
travail? », L’Etat social actif, op. cit., pp. 323-350,
p. 333.
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136
Dans une veine relativement similaire, si l’individualisation des droits peut s’avérer bénéfique
par rapport à la distribution impersonnelle de
prestations standardisées, elle n’en risque pas
moins d’engendrer un certain arbitraire. Aux
droits catégoriels délivrés dès la réunion de certaines conditions objectives se substitueraient
des faveurs et des privilèges octroyés plus ou
moins discrétionnairement, en fonction de la
capacité de l’allocataire social à convaincre
son interlocuteur-contrôleur qu’il mérite
« vraiment » d’être admis au bénéfice de l’aide
publique. A cet égard, la personnalisation des
prestations pourrait donc encore accroître le
différentiel de ressources déjà présent ex ante,
au sens où elle bénéficierait surtout aux individus les mieux dotés en capital psycho-social,
capables plus que les autres d’en tirer parti.
C’est que, comme le note Castel à propos de
l’individualisation des rapports de travail —
mais son propos peut être largement transposé
au domaine qui nous occupe — « tout le monde n’est pas également armé pour y faire
face »17. A cela, s’ajoutent encore les effets de
stigmatisation et le redoublement du contrôle
social que risque de produire le ciblage des
prestations, tant ajuster celles-ci aux spécificités des personnes prises en charge sert trop souvent de prétexte pour justifier de substantielles
immixtions dans leur vie privée...
Dans le prolongement, c’est plus largement
l’intrusion de la figure du contrat dans les droits
sociaux qui est sérieusement questionnée. En
effet, quel consentement « libre et éclairé » est
en mesure d’exprimer un allocataire social à
l’évidence engagé dans une relation foncièrement asymétrique avec les autorités publiques?
Puisque c’est justement en raison de sa précarité qu’il est en situation de demandeur d’aide,
l’allocataire risque d’être de facto contraint
d’accepter les diverses mesures qui lui sont
soumises par ces « nouveaux magistrats du
social » que sont (forcés d’être) les travailleurs
sociaux contemporains18. Bref, on l’aura compris, si le recours à l’outil contractuel dans le
champ des politiques sociales semblait permettre d’adapter les prestations de sécurité sociale
aux singularités de chaque bénéficiaire tout en
mettant en œuvre certains incitants réflexifs en
vue de promouvoir sa remobilisation, en pratique il risque surtout d’accroître encore la précarité des allocataires sociaux déjà les plus démunis, dans la mesure où, malgré de bonnes intentions, la conditionnalisation et le ciblage des
droits sociaux ont souvent des effets largement
contre-productifs. On aurait donc affaire à une
logique franchement régressive.
Partant, les adversaires de l’Etat social actif
n’ont pas de mots assez durs pour condamner
celui-ci et ses réalisations. Ainsi, un collectif de
sociologues et de politologues a suspecté le
nouveau dispositif de suivi des chômeurs
d’avoir pour effet d’accroître la stigmatisation
des exclus de l’emploi et d’alimenter de la sorte
le vote d’extrême droite19, tandis que, pour sa
(17) R. CASTEL, « Travail et utilité au monde », Revue internationale du travail, 1996, no 6, « Regards croisés sur
le travail et son devenir », pp. 675-682, p. 681.
(18) L’expression est de P. ROSANVALLON, La nouvelle
question sociale - Repenser l’Etat-providence, Paris,
Seuil, coll. « Points », 1995, p. 214, qui prend lui-même
appui sur les travaux d’Antoine Garapon relatifs au juge.
(19) M. ALALUF, J. FANIEL, O. PAYE et P. VERJANS, « La stigmatisation des chômeurs, elle aussi, nourrit l’extrême
droite », Le Soir, 21 juin 2004.
2008
DOCTRINE
part, la Ligue des droits de l’homme a déclaré
voir dans ce même dispositif la marque non pas
« d’un Etat socialement plus actif [mais] d’un
Etat social réservé aux seuls actifs »20. Quant au
paradigme proprement dit, il esquisserait le
scénario quelque peu cauchemardesque d’une
véritable inversion des mécanismes de
solidarité21 : là où, au sein de l’Etat-providence,
l’individu victime d’un risque collectif était assuré de la solidarité du corps social à son égard,
l’allocataire de l’Etat social actif serait en passe
de devenir juridiquement le premier, voire
l’unique responsable de sa trajectoire personnelle, en se voyant enjoindre de peser le moins
possible sur les dispositifs de solidarité instituée. Sous couvert de renouveau du projet social-démocrate se cacherait en réalité la vulgaire réactivation d’un « vieux projet empreint de
conservatisme libéral et de moralisme
chrétien »22.
Au fond, si tout ceci était avéré, l’histoire ne
serait-elle pas singulièrement en passe de se
répéter? Que l’on en juge. Dans l’esprit des
bourgeois du XIX e siècle, les pratiques de
bienfaisance devaient viser à amener leurs
destinaires à se libérer par eux-mêmes, à terme, de la dépendance. Dans son analyse des
représentations libérales de l’époque, François
Ewald écrit ainsi : « la bienfaisance doit moins
viser à secourir une détresse physique ou un
dénuement matériel qu’elle ne doit s’adresser
à la volonté de celui qu’elle secourt. Son action est une action de moralisation; ce qu’elle
doit produire, c’est une conversion : convertir
le pauvre dans son rapport avec lui-même, le
monde et les autres. Le convertir aux lois de
l’économie, lui rappeler ses devoirs envers luimême, lui redonner le sentiment de sa dignité,
lui montrer qu’il tient son sort entre ses
mains »23. N’y a-t-il pas là quelque proximité
saisissante avec la rhétorique contemporaine
de l’activation? En invitant les personnes précaires à se reprendre en main pour qu’elles
s’émancipent par elles-mêmes, les nouvelles
politiques sociales sont-elles fort différentes,
dans leur esprit, de l’aide bienfaisante d’autrefois, qui devait amener le pauvre à entrer dans
le cycle de la prévoyance, afin qu’il ne nécessite plus de secours?
Si tel était le cas, on pourrait craindre, au vu de
l’histoire, que ce retour sonne en réalité comme
une franche régression, singulièrement pour les
plus démunis. C’est que la liberté n’est souvent
qu’une fiction pour tous ceux qui sont dénués
des moyens les plus élémentaires de l’assumer :
comme le résume Jean-Louis Genard, « il ne
suffit pas de vouloir pour pouvoir »24.
(20) Ligue des droits de l’homme, « Etat social actif : Etat
socialement plus actif ou Etat social réservé aux seuls actifs? L’activation du comportement de recherche d’emploi à l’aune des droits de l’homme », www.liguedh.be/
medias/268_050614%20Argumentaire%20activation
%20des%20chômeurs.pdf, juin 2005, p. 2.
(21) C. ARNSPERGER, « L’Etat social actif comme nouveau
paradigme de la justice sociale - L’avènement du solidarisme responsabiliste et l’inversion de la solidarité »,
L’Etat social actif, op. cit., pp. 279-300, particulièrement
pp. 294 à 297.
(22) G. GEUENS, vo « Etat social actif », Les nouveaux
mots du pouvoir - Abécédaire critique, sous la dir. de
P. DURAND, Bruxelles, Aden, 2007, pp. 187-190, p. 189.
(23) F. EWALD, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986,
p. 73.
(24) J.-L. GENARD, « Responsabilisation individuelle ou
déresponsabilisation collective? », La revue nouvelle,
décembre 2002, pp. 63-69, p. 69.
3
Retour au XIXe siècle
ou renouveau de l’Etat social?
Les deux visages
de l’Etat social actif
A vrai dire, les diagnostics les plus virulents que
nous avons passés en revue ne paraissent pas
excessifs au regard par exemple de certaines
évolutions observables outre-Manche. En effet,
au nom de la nécessité de responsabiliser davantage les bénéficiaires de prestations sociales
et de lutter contre les comportements nuisibles
à la collectivité (anti-social behaviour), le gouvernement travailliste britannique a multiplié
ces dix dernières années les causes de déchéance des droits sociaux liées à la commission d’infractions pénales. Ainsi, le non-respect
des conditions fixées par un juge dans le cadre
d’une probation ou d’une prestation d’intérêt
général est susceptible d’entraîner l’exclusion
du bénéfice des allocations de chômage pendant plusieurs semaines, de telle sorte qu’à la
sanction pénale classique vient se superposer la
perte temporaire de tout revenu de remplacement, pour une cause, du reste, totalement
étrangère à la logique interne de l’assurance
chômage. Ne serait-ce que sur le seul plan de
l’efficacité, cette forme de double peine ne
manque pas de laisser perplexe, tant priver des
individus souvent déjà marginalisés des
moyens de subsistance paraît constituer davantage un incitant à travailler en noir ou à plonger
définitivement dans la criminalité qu’une mesure de portée éducative25.
Au vu de pareille expérience, ne reste-t-il plus
qu’à conclure que l’Etat social actif et le registre
de la responsabilisation des acteurs signent nécessairement la mue de l’Etat-providence en un
« Etat-pénitence », un Etat qui « punit les
pauvres »26? Sans doute pourrait-on s’arrêter là
s’il n’y avait pas autre chose, mais tel n’est pas
le cas. Car l’analyse comparée des politiques
sociales montre qu’une profonde diversité caractérise la mise en œuvre au sein des différents
systèmes nationaux de protection sociale du
principe même de l’activation, désormais à
l’œuvre partout en Europe27. Ainsi, les réformes
du droit social belge emblématiquement rangées sous la bannière de l’Etat social actif ne témoignent pas à ce jour de l’instrumentalisation
de la sécurité sociale à des fins de politique pénale et de moralisation répressive des conduites
observable au Royaume-Uni. Ce n’est pas à
dire qu’elles ne soient pas éventuellement critiquables pour autant; toutefois, afin de ne pas
entrer ici dans une discussion technique sur les
(25) Sur tout ceci, voy. P. LARKIN, « The “Criminalization” of Social Security Law : Towards a Punitive Welfare
State? », Journal of Law and Society, 2007, n o 3,
pp. 295-320, particulièrement pp. 302 à 308 (je remercie mon collègue Antoine Bailleux d’avoir attiré mon attention sur cet article).
(26) L. WACQUANT, Punir les pauvres - Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, coll.
« Contre-feux », 2004.
(27) Dans la dernière édition du « Que sais-je? » sur
l’Etat-providence, parue tout récemment, F.-X. Merrien
constate ainsi : « les notions de workfare, de contreparties et d’activation des dépenses sociales deviennent
d’un emploi commun dans les politiques d’assistance et
de lutte contre le chômage » (F.-X. MERRIEN, L’Etat-providence, 3e éd., Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 2007,
p. 112).
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réformes récentes de l’aide sociale et de l’assurance chômage dont nous avons fait état plus
haut, on laissera cette question de côté au profit
d’une réflexion plus prospective28.
A l’aune des études empiriques comparées des
premiers dispositifs d’activation des droits
sociaux29, nous voudrions en effet attirer l’attention sur le caractère non pas exclusivement
régressif mais bien davantage profondément
ambivalent de ces dispositifs. Selon les modalités pratiques de déclinaison des principes d’individualisation et de conditionnalisation des
prestations — dont on a vu qu’ils constituaient
la traduction juridique du projet d’Etat social
actif en matière de sécurité sociale — l’allocataire de l’Etat social actif paraît en effet osciller
entre les idéaux types de l’« individu soumis »
et de l’« individu acteur », pour reprendre
l’éclairante typologie des sociologues Jean-Michel Bonvin et Eric Moachon30.
En ce qui concerne l’individualisation, d’abord,
en s’en tenant aux pôles antithétiques, soit les
acteurs locaux de l’insertion (travailleurs sociaux, associations de terrain...) sont soumis à
des indicateurs purement quantitatifs — tels
que le taux de sortie à court terme du chômage,
quelles qu’en soient les conditions — qui les
contraignent à « faire du chiffre » et préviennent ainsi toute prise en compte authentique
des spécificités de l’intéressé; soit ces mêmes
acteurs disposent de l’autonomie et des moyens
suffisants pour impliquer réellement le bénéficiaire dans un travail de réinsertion durable et
non précaire, délibéré et non imposé arbitraire(28) Sur la mise en œuvre du droit à l’intégration sociale, voy. La loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale : promesses et ambiguïtés, sous la dir.
de M. BODART et X. THUNIS, Bruxelles, La Charte, coll.
« Droit en mouvement », 2005, ainsi que le remarquable travail de terrain accompli par le service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale du
Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le
racisme : E. DEVILLE, « L’évaluation de la loi du 26 mai
2002 concernant le droit à l’intégration sociale », J. dr.
jeun., no 254, 2006, pp. 9-15. Pour ce qui concerne le
plan d’accompagnement et de suivi actifs des chômeurs,
voy. l’étude — toutefois exclusivement quantitative et
encore forcément très partielle — des économistes
B. COCKX, M. DEJEMEPPE et B. VAN DER LINDEN, « Le plan
d’accompagnement et de suivi des chômeurs favoriset-il l’insertion en emploi? », Regards économiques,
no 49, janvier 2007, ainsi que O.N.Em., Rapport annuel
2006, pp. 86-103. Enfin, pour un aperçu général sur
l’évolution du système belge de sécurité sociale, voy. les
études riches en informations factuelles de P. REMAN et
P. FELTESSE, « De la crise de l’Etat-providence au projet
d’Etat social actif », L’état de la Belgique - 1989-2004,
quinze années à la charnière du siècle, sous la coord. de
M.-T. COENEN, S. GOVAERT et J. HEINEN, Bruxelles, De
Boeck, coll. « Pol-His », 2004, pp. 205-227 et P. REMAN
et P. POCHET, « Transformations du système belge de sécurité sociale », L’Etat social actif, op. cit., pp. 121-148.
(29) Parmi une vaste littérature, voy. ainsi J.-M. BONVIN
et N. BURNAY, « Le tournant procédural des politiques
de l’emploi : des situations nationales contrastées », Recherches sociologiques, 2000, no 2, « Les nouvelles politiques sociales : une comparaison internationale »,
pp. 5-27; J.-C. BARBIER, « Peut-on parler d’“activation”
de la protection sociale en Europe? », Revue française de
sociologie, 2002, n o 2, « L’Europe sociale en
perspectives », pp. 307-332; R. BOYER, « Changement
d’époque ... mais diversité persistante des systèmes de
protection sociale », L’Etat social actif, op. cit., pp. 3359; P. DUFOUR, G. BOISMENU et A. NOËL, L’aide au conditionnel - La contrepartie dans les mesures envers les
personnes sans emploi en Europe et en Amérique du
Nord, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail &
société »; Reshaping Welfare States and Activation Regimes in Europe, sous la dir. de A. SERRANO PASCUAL et
L. MAGNUSSON, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2007.
(30) J.-M. BONVIN et E. MOACHON, « L’activation et son
potentiel de subversion de l’Etat social », L’Etat social actif, op. cit., pp. 63-92, p. 73.
137
DOCTRINE
ment. Au niveau de la conditionnalisation, ensuite, et en s’en tenant toujours aux bornes opposées, tantôt les exigences formulées en contrepartie de l’octroi des prestations sociales
prennent une ampleur disproportionnée par
rapport aux capacités du bénéficiaire et voient
leur non-respect lourdement sanctionné, éloignant l’allocataire de son objectif de réintégration bien plus sûrement qu’elles ne le remobilisent; tantôt elles mettent en demeure l’intéressé
de prendre à bras-le-corps sa situation précaire
sans pour autant lui en imputer toute la responsabilité, en l’y aidant plutôt qu’en le réprimant.
On le voit, la contractualisation des droits sociaux peut être mise en œuvre selon des modalités pour le moins différentes. Selon que le bénéficiaire est mis au centre des politiques sociales pour être mieux contrôlé et assujetti que
jamais ou pour être réellement pris au sérieux
dans sa singularité et sa vulnérabilité, on retiendra que l’activation est potentiellement porteuse tant de « dérives néolibérales » que
d’« interventions capacitantes »31. C’est pourquoi l’on pourrait s’accorder pour distinguer au
sein du projet d’Etat social actif deux variantes
nettement distinctes : dans sa version moralisatrice et disciplinaire, d’obédience plutôt anglosaxonne, l’Etat social actif se donne pour mission principale de déloger les inactifs et de les
rappeler à leurs devoirs civiques, tandis que
dans une déclinaison plus progressiste, d’inspiration davantage social-démocrate, il viserait à
répondre à l’insatisfaction manifestée par tous
les exclus abandonnés à leur sort, en essayant
de leur redonner prise sur leur environnement.
En ce sens, Christian Arnsperger distingue au
sein du projet d’Etat social actif une version
« disciplinante » et une version « opportunisante »32. S’opposeraient ainsi, pour faire bref,
un modèle autoritaire et un modèle négocié :
comme Janus, l’Etat social actif aurait deux visages.
Dès lors, plutôt que de ne voir dans les changements décrits qu’une forme de subversion rampante de notre modèle social — aux garanties
catégorielles et inconditionnelles succéderaient des prestations sélectives octroyées plus
ou moins discrétionnairement, à l’instar de privilèges — il nous paraît d’une importance cruciale de prendre la pleine mesure des ambiguïtés actuelles desdits changements. Car seul pareil déplacement du regard permet d’éviter les
analyses par trop hémiplégiques, qui identifient
avec beaucoup de justesse les dangers que fait
peser la contractualisation des droits sociaux
sur les bénéficiaires les plus précaires mais passent en revanche totalement sous silence les
virtualités plus positives que ce même mouvement n’en amorce peut-être pas moins aussi.
Sur ce second plan, l’hypothèse que nous voudrions avancer ici est qu’en dépit de toutes les
critiques dont les mises en œuvre actuelles du
référentiel d’Etat social actif sont légitimement
susceptibles — en Belgique comme ailleurs —
n’en transparaît pas moins en filigrane des processus d’activation des droits sociaux l’idée
d’une élaboration plus dialogique et participative des modalités de la réinsertion sociale. Par la
dynamique conjointe d’individualisation et de
conditionnalisation des droits sociaux qui se
dessine, n’est-ce pas en effet la prétention de
(31) Ibidem, p. 91.
(32) C. ARNSPERGER, « L’Etat social actif comme nouveau
paradigme de justice sociale », loc. cit., pp. 292 à 294.
l’Etat-providence à définir unilatéralement les
modalités de réinsertion de l’allocataire qui se
trouve potentiellement ébranlée? Telle est peutêtre la profonde nouveauté — fût-elle encore
seulement en germe — que porte en lui le paradigme de l’Etat social actif. D’une relation
mettant face à face un indemnisateur public
tout risque et un récipiendaire privé contraint à
la passivité, on s’orienterait vers l’institutionnalisation de cadres procéduraux au sein desquels
l’allocataire serait invité à œuvrer en vue de recouvrer son autonomie — par la conditionnalisation — selon des modalités sujettes à discussion puisqu’il recevrait son mot à dire sur sa situation, par l’individualisation.
Si l’on suit cette lecture, l’enjeu de lege ferenda
n’est alors plus tant, à notre estime du moins,
de « s’accrocher » aux seules prestations indemnisatrices uniformes d’un Etat-providence
largement mythifié, que, à l’inverse, de plaider
pour une réelle contractualisation des prestations sociales. Car, en définitive, où se situe le
véritable « problème » : dans l’idée même qu’il
ne serait pas complètement absurde de mettre
enfin l’allocataire social au centre de la politique sociale ou dans la contractualisation factice de dispositifs qui ne laissent en réalité aucune marge de manœuvre aux acteurs locaux de
l’insertion et à leurs usagers? Si l’on considère
que ce second scénario ne révèle pas tant le
vrai visage de l’Etat social actif que son dévoiement — au regard du moins des ambitions affichées par ses promoteurs — alors la perspective
normative change du tout au tout : à rebours de
toutes les condamnations cinglantes du projet
d’Etat social actif et de ses premières mises en
œuvre — et quoique ces condamnations ne
manquent pas d’arguments, on l’a dit — il nous
semble que le problème ne réside pas tant dans
les principes mêmes de l’invidualisation et de
la contractualisation des prestations sociales
que dans le fait qu’on ne les prend pas encore
suffisamment au sérieux.
4
Activer sans précariser?
Une illustration des enjeux
tirée de la jurisprudence récente
Dans un intéressant jugement rendu dans le cadre de la procédure d’activation du comportement de recherche d’emploi, le tribunal du travail de Verviers a eu l’occasion de bien souligner les enjeux au cœur de la discussion qui
précède33. L’affaire concerne une jeune demandeuse d’emploi mère de deux enfants en
bas âge, qui, n’ayant jamais exercé la moindre
activité professionnelle, bénéficiait des allocations dites d’attente au taux chef de famille, soit
approximativement 870 EUR par mois. Convoquée à l’O.N.Em. pour un entretien d’évaluation dans le cadre de la nouvelle procédure de
contrôle de l’obligation de rechercher activement un emploi, l’intéressée, à l’époque enceinte d’un troisième enfant, échoue à convain(33) T.T. Verviers, 1 re ch., 6 novembre 2006, R.G.
no 1732/2005, inédit (je remercie Christine Canazza, assistante à la Faculté de droit de l’U.C.L., de m’avoir signalé ce jugement).
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cre le facilitateur qu’elle a fourni des efforts suffisants pour s’insérer sur le marché du travail.
Pour cette raison, elle est invitée à souscrire une
série d’engagements, tels que recontacter le
For.Em., s’inscrire auprès de bureaux d’intérim,
répondre à des offres d’emploi sur internet, suivre une formation... Lors du second entretien,
le facilitateur constate que l’intéressée n’a pas
respecté ces divers engagements. Quoique celle-ci invoque pour justifier sa carence de multiples difficultés personnelles — l’éducation de
ses trois enfants, des violences conjugales et
l’absence de connexion à internet ainsi que de
moyen de locomotion — une décision de suspension temporaire du bénéfice des allocations
de chômage pour une durée de quatre mois est
prononcée par l’O.N.Em. à titre de sanction
pour le non-respect du contrat qui avait été
conclu. C’est cette décision que conteste en
justice l’intéressée.
Au terme d’un examen attentif des nouvelles
dispositions relatives à la procédure de suivi du
comportement de recherche active d’emploi, le
tribunal du travail de Verviers est conduit à annuler la décision de suspension des allocations
prononcée par l’O.N.Em. En effet, le texte réglementaire dispose clairement que, dans son
évaluation des efforts fournis par le chômeur, le
facilitateur doit tenir compte de l’âge de celuici, de son niveau de formation, de ses aptitudes,
de sa situation sociale et familiale, de ses possibilités de déplacement, d’éventuels éléments
de discrimination ainsi que de la situation du
marché sous-régional de l’emploi; dans le
même sens, les actions concrètes attendues du
chômeur à la suite d’une évaluation négative
doivent être choisies « en tenant compte de [sa]
situation spécifique ». Autrement dit, le respect
de l’obligation de rechercher activement un
emploi doit s’apprécier compte tenu de tous les
éléments contextuels pertinents34 : il s’agit bien
d’une obligation de moyen et non de résultat.
Le recours à l’outil contractuel a précisément
pour objectif de garantir le respect de ce distinguo crucial.
C’est pour avoir trop largement ignoré ces diverses garanties que la décision de suspension
des allocations prise par l’O.N.Em. est censurée
par le tribunal du travail. L’appréciation des efforts fournis par l’intéressée comme le choix
des démarches positives à accomplir pour sortir
du chômage étaient déconnectés à tous points
de vue de la situation personnelle de l’intéressée, qui cumulait pourtant manifestement de
multiples difficultés (sociales, familiales, scolaires, « logistiques »...). L’intéressant pour notre
propos est que le tribunal relève explicitement
que les actions concrètes attendues du chômeur ne peuvent s’apparenter à des
« injonctions » unilatérales de l’O.N.Em. mais
doivent au contraire résulter d’une véritable
« collaboration » avec celui-ci. Le recours au
médium contractuel confère au chômeur le
droit de bénéficier de la part de l’O.N.Em.
d’une certaine forme d’« accompagnement » et
interdit symétriquement que le suivi effectué
par les facilitateurs se réduise à l’imposition linéaire d’une série de clauses stéréotypées non
délibérées (inscription à l’intérim ou aux titresservices, recherche d’emploi sur internet...).
L’affaire n’en est toutefois pas restée là, puisque
ce jugement vient d’être réformé par la Cour du
(34) B. GRAULICH et P. PALSTERMAN, « Le “contrôle des
chômeurs” », loc. cit., no 19, p. 492.
2008
DOCTRINE
travail de Liège dans un arrêt du 18 septembre
200735. Saisie d’un appel de l’O.N.Em., la cour
du travail fait intégralement droit aux arguments de celui-ci et, partant, rétablit la décision
initiale d’exclusion du bénéfice des allocations
pour une durée de quatre mois. « Les actions
proposées », affirme la cour, « étaient adaptées
à la situation de la travailleuse », tant « il est
évident qu’un chômeur qui ne contacte pas
d’employeurs ne saurait retrouver du travail ».
De plus, aucun des éléments avancés par l’intéressée pour justifier sa carence n’est recevable :
si elle est dépourvue de moyen de locomotion
propre, il n’en reste pas moins que « la travailleuse (...) peut utiliser les transports
publics »; en ce qui concerne l’absence de connexion à internet, « cette explication ne peut
être retenue, [car l’intéressée] pouvait avoir accès à internet par le For.Em. »; « les problèmes
familiaux (conflit avec son compagnon) n’empêch[aie]nt pas la travailleuse de s’inscrire
auprès de bureaux d’intérim ou de sélection »
ni de suivre une formation; enfin, quant au problème de la garde des enfants, « la cour relève
(...) que le compagnon de la travailleuse ne travaille pas et qu’il était disponible pour garder
les enfants ».
Sans doute le jugement entrepris prêtait-il le
flanc à la critique dans la mesure où, d’une
part, il semblait faire peu de cas des règles relatives à la répartition des compétences entre
l’O.N.Em. et le For.Em. et où, d’autre part, il reprochait à tort à l’O.N.Em. de ne pas avoir formellement motivé ses décisions. De plus, c’est
peu dire qu’en n’accomplissant pas la moindre
démarche en vue de trouver un emploi et ne répondant pas même aux propositions d’accompagnement émanant du For.Em., l’intéressée
était peu « disponible » pour le marché du travail, sans parler du caractère « actif » de sa recherche d’emploi. Pour autant, reste que l’on
ne peut qu’être frappé par la sèche sévérité manifestée par la cour sur le fond, à l’endroit des
multiples difficultés personnelles éprouvées par
l’intéressée. Ainsi, quant au problème de la garde de ses enfants, la travailleuse « n’avait qu’à »
faire appel à son compagnon, suggère la cour :
et peu importe si, précisément, elle a dû porter
plainte pour coups et blessures contre ledit
compagnon? Si l’affaire dans son ensemble n’a
rien d’évident — ce serait faire preuve d’angélisme béat que de le nier — on peut malgré tout
estimer que, dans son appréciation des faits, la
cour a fait bien peu de cas des difficultés manifestes rencontrées par l’intéressée.
Pour notre propos, il importe surtout d’attirer
l’attention, avec P. Palsterman, sur le fait qu’en
pratique la nouvelle procédure de contrôle du
comportement de recherche d’emploi frappe
principalement ceux que les acteurs de terrain
eux-mêmes appellent les « cas sociaux » 36.
L’affaire ici commentée n’en fournit-elle pas la
parfaite illustration? On notera d’ailleurs que
notre « chômeuse » n’a même pas comparu devant la cour du travail pour se défendre face à
l’O.N.Em., pas plus qu’elle n’a bénéficié des
services d’un avocat ou de ceux d’un délégué
syndical. Si la cour y a peut-être vu un signe de
négligence, voilà aussi sans doute qui en dit
long sur l’état d’isolement de l’intéressée, et
(35) C.T. Liège, 2 e ch., 18 septembre 2007, R.G.
no 34.465/06, inédit.
(36) P. PALSTERMAN , « Régionaliser la politique de
l’emploi? », Courr. hebd. C.R.I.S.P., nos 1958-1959,
2007, p. 50.
laisse craindre que priver celle-ci de ses maigres allocations d’attente — la refoulant ainsi
de facto, elle et ses trois enfants, vers le C.P.A.S.
— soit particulièrement peu efficace en termes
d’insertion. Sans compter, accessoirement,
qu’il est peu probable que soit introduit un
pourvoi en cassation qui permettrait à notre
Cour suprême de se prononcer sur les points de
droit litigieux.
A ce stade, l’on serait bien en peine de dire si
les deux décisions ici commentées sont représentatives ou non des tendances majoritaires au
sein de la jurisprudence relative au contrôle de
l’obligation de rechercher activement un emploi, pour la bonne et simple raison qu’à ce jour
pas la moindre décision n’a été publiée ni
même mise en ligne... (ne dit-on pas « droit des
pauvres, pauvre droit »?). Toujours est-il qu’elles nous paraissent parfaitement indiquer, au
moins en creux, l’enjeu de société auquel nous
sommes aujourd’hui collectivement
confrontés : comment parvenir à surmonter
l’impasse de l’abandon total des exclus à euxmêmes — qui n’ont alors certes de comptes à
rendre à personne mais ne bénéficient pas non
plus de la moindre aide dans leurs éventuelles
démarches de réinsertion — sans pour autant
verser dans une forme d’activation excessivement soupçonneuse et précarisante, qui exclut
de facto les personnes déjà les plus marginalisées?
Pour notre part, nous serions enclin à voir dans
l’affaire ici exposée une première illustration de
l’analyse que nous nous sommes efforcé de
défendre : l’activation des prestations sociales
par leur contractualisation charrie potentiellement le pire comme le meilleur. Le pire, c’est la
pénalisation accrue de la fragilité et du manque, la forme de soumission consentante exigée des allocataires sociaux à des démarches
dont le sens leur échappe largement; le
meilleur — même si l’on ne peut guère qu’en
deviner les prémices, par la négative en quelque sorte — c’est une responsabilisation non
plus par la punition mais par l’implication, une
authentique prise au sérieux de la parole et des
difficultés propres des usagers des dispositifs
publics d’aide sociale. Pareille ambivalence ne
confirme-t-elle pas que le véritable facteur de
précarisation des personnes les plus vulnérables n’est pas tant l’irruption à proprement parler de la technique contractuelle au cœur des
droits sociaux que sa fausse introduction? Et
qu’en revanche réhabiliter l’allocataire social
comme sujet de droit capable de peser sur sa
propre trajectoire pourrait constituer une indéniable plus-value au regard de la froide indifférence manifestée par l’Etat-providence à l’endroit des singularités biographiques des abonnés à ses guichets?
C
Conclusion
Quarante ans après le pamphlet incendiaire de
Maurice Cornil dans le Journal des tribunaux,
que donnent à penser sur le plan de notre organisation collective de la solidarité le nouveau
référentiel de l’Etat social actif et ses premières
mises en œuvre juridiques? Si le projet d’Etat
JT_6300_08_2008.fm Page 139 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM
(37) J. VAN LANGENDONCK et J. PUT, Handboek socialezekerheidsrecht, 7e éd., Anvers - Oxford, Intersentia,
2006, no 155, p. 62; J.-F. FUNCK, Droit de la sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, coll. « Droit actuel », 2006,
no 19, pp. 24 à 26. Voy. également J. VAN LANGENDONCK, « De “actieve” welvaartsstaat », Hoe dichtbij is
de toekomst?, sous la dir. de B. RAYMAEKERS et G. VAN
RIEL, Louvain, Universitaire pers Leuven, coll. « Lessen
voor de eenentwintigste eeuw », 2005, pp. 241-254.
matière de citoyenneté, la Communauté flamande a mis sur pied des « parcours d’intégration
civique » (inburgering), dont le suivi est obligatoire pour certaines catégories d’étrangers, aux
fins de garantir à ceux-ci une pleine participation à la société41, etc.
Dans chacun de ces exemples semble à chaque
fois resurgir la même ambivalence constitutive :
tantôt le registre de la responsabilisation des acteurs est rabattu sur celui des incitants économiques et traduit une forme de reflux des dispositifs de solidarité instituée; tantôt sa mise en
œuvre signe davantage l’amorce d’un possible
dépassement des impasses bureaucratiques
d’un Etat-providence par trop prométhéen,
dont les indéniables performances redistributives contrastent avec l’incapacité persistante à
garantir à tous les mêmes chances. Fragilisation
de l’accès aux droits les plus fondamentaux ou,
à l’inverse, affinement des moyens de garantir à
tous leur bénéfice effectif, telle semble bien être
la question que soulèvent aujourd’hui les différentes manifestations d’un Etat social qui ambitionne de se faire plus « actif ».
Daniel DUMONT
Aspirant du F.N.R.S.
Facultés universitaires Saint-Louis
Bruxelles, De Boeck, coll. « Perspectives criminologiques », 2006, troisième partie. Dans le champ pénal toujours mais à propos des politiques locales de prévention
de la délinquance, voy. aussi S. SMEETS, « “Nouveaux
uniformes” et Etat social actif : vers une recomposition
du champ de la sécurité en Belgique? », Rev. dr. pén.,
2007, pp. 480-495.
(41) Pour un commentaire de la législation flamande, voy.
M.-C. FOBLETS, D. VANHEULE et S. LOONES, « Inburgering
in Vlaanderen - Enkele vragen bij de afbakening van de
doelgroep en de verplichting tot inburgering onder het
Inburgeringsdecreet », T. vreemd., 2004, pp. 5-23.
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C’est pourquoi, dans son idée même, vouloir
responsabiliser davantage les bénéficiaires des
droits sociaux ne consiste pas nécessairement,
pensons-nous, à les culpabiliser. Loin du registre de la stigmatisation, la responsabilisation relève davantage de l’appel à l’autodétermination
si, plutôt que de se réduire à l’imputation de la
responsabilité de maux sociétaux face auxquels
l’allocataire social est constitutivement impuissant, elle se traduit par l’affirmation du droit de
celui-ci à reprendre prise sur sa propre situation
et à la mise à disposition des moyens d’y parvenir. Ne serait-ce pas là une façon d’affronter le
défi crucial de continuer encore et toujours à
socialiser la responsabilité face à la survenance
de risques sociaux — c’est-à-dire à construire
collectivement la sécurité d’existence — mais
sans plus irresponsabiliser les exclus, non pas
au sens où ceux-ci seraient d’improbables profiteurs oisifs qui abuseraient des largesses d’un
système excessivement généreux, mais au sens
où ils sont trop souvent expropriés de leur droit
à décider de la direction à donner à leur réinsertion?
(38) La concision nous a notamment contraint à passer
sous silence un aspect aussi crucial — mais très souvent
relevé — que celui de la disponibilité de l’emploi (voy.
encore récemment G. LIENARD et G. HERMAN, « Manque
d’emploi et responsabilité des chômeurs », La revue
nouvelle, 2007, no 3, dossier « Regards croisés sur la sécurité sociale », pp. 34-43). La problématique du sousemploi structurel auquel sont confrontées certaines régions et certaines catégories sociales invite d’ailleurs à
questionner plus largement l’orientation dominante des
politiques macroéconomiques actuelles (voy. à ce propos I. CASSIERS et E. LEBEAU, « De l’Etat-providence à
l’Etat social actif - Quels changements de régulation
sous-jacents? », L’Etat social actif, op. cit., pp. 93-120).
On le voit, le sujet est loin d’être épuisé...
(39) Voy. I. FICHER, « La mise en œuvre de la responsabilisation du patient dans l’assurance obligatoire soins
de santé », Rev. b. séc. soc., 2004, pp. 885-915.
(40) La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, sous la dir. de F. DIGNEFFE et T. MOREAU,
$
A partir de la confrontation des principales critiques soulevées par la responsabilisation des
allocataires sociaux aux enseignements livrés
par l’étude comparée des nouvelles politiques
sociales, nous avons suggéré de distinguer au
sein du projet d’Etat social actif, sur un plan
idéal-typique à tout le moins, une variante
coercitive, voire — n’ayons pas peur des mots
— véritablement punitive, qu’incarne bien
aujourd’hui l’exemple britannique, d’une part,
et une variante émancipatrice, « capacitante »,
davantage animée par un idéal d’autonomisation des usagers, d’autre part. Tout en mesurant
pleinement l’acuité des multiples objections
opposées à la contractualisation des droits sociaux, nous nous sommes ainsi efforcé de dégager ce dont le nouveau paradigme de l’Etat social actif est peut-être potentiellement porteur,
soit l’ambition de prendre au sérieux la parole
de l’usager des services publics sociaux et de
lui donner la possibilité de participer effectivement à la réalisation de ses propres droits.
On en conviendra, dans un pays qui, aux dernières nouvelles, compte pas moins de 89.000 bénéficiaires du droit à l’intégration sociale et
427.000 chômeurs indemnisés inscrits comme
demandeurs d’emploi pour 10 millions d’habitants, les questions juridiques et éthiques soulevées par le nouveau paradigme de l’Etat social
actif — auxquelles, rappelons-le, le présent article n’entendait qu’introduire38 — méritent de
faire l’objet d’un large débat de société. D’autant
que ce paradigme trouve potentiellement à s’appliquer — quand il ne s’applique pas déjà,
même si c’est sous d’autres étiquettes — à un
très large éventail des champs de l’action publique. Toujours dans le domaine de la protection
sociale, le bénéfice des prestations octroyées
dans le cadre du système public de soins de santé tend ainsi à être lié à l’impératif de se faire responsable de sa propre santé39. Au-delà de la sécurité sociale, la justice pénale elle-même est
traversée par un mouvement de responsabilisation du justiciable, qui tend à exiger de celui-ci
une forme de consentement à la sanction40. En
* *#
social actif n’entend pas « condamner la sécurité sociale », comme le souhaitait M. Cornil, il
n’en ambitionne pas moins de prendre à brasle-corps le problème de la déresponsabilisation
des allocataires sociaux qu’auraient induit des
mécanismes de protection sociale quelque peu
dévoyés dans le sens de l’assistanat. En témoignent l’émergence de toute une nouvelle sémantique de l’activité, de l’autonomie, du contrat, du projet, de l’intégration... et sa cristallisation dans le droit des dispositifs publics d’aide
aux exclus de l’emploi, ainsi que l’on peut l’observer dans les exemples de la transformation
du droit au minimum de moyens d’existence en
droit à l’intégration sociale et de la mise sur
pied du plan d’accompagnement et de suivi actifs des chômeurs. Symboliquement, l’expression « Etat social actif » a d’ailleurs fait depuis
son entrée dans les (rares) manuels de droit de
la sécurité sociale37.
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