http://jt.larcier.be 23 février 2008 - 127e année - 8 Georges-Albert DAL, rédacteur en chef DOCTRINE SOMMAIRE ■ Vers un Etat social « actif »?, par D. Dumont . . . . . . . . . . . . . . . . 133 ■ I. Responsabilité extracontractuelle - Entrepreneur - Passage de camions de sous-traitants - Dommages aux immeubles - II. Troubles anormaux du voisinage - Trouble « à distance » Conditions. (Bruxelles, 16e ch., 12 septembre 2007) . . . . . . . . . . . . 140 ■ I. Possession - Contenu d’un coffre-fort - Prise en location par une personne commune en biens - Communauté dépourvue de personnalité juridique Conjoint de la titulaire sans possession utile - II. Possession - Coffre pris en location - Contenu destiné à la titulaire lors du décès de la mandataire - Simple détention par la locataire - III. Procédure téméraire et vexatoire - Défense de mauvaise foi. (Liège, 7e ch., 21 juin 2007) . . . . . . 141 ■ I. Harcèlement moral - Bien-être des travailleurs (loi du 4 août 1996) - Action en cessation - Loi du 6 février 2007 Compétence du président du tribunal du travail - Procédure « comme en référé » introduite par voie de requête contradictoire - Loi d’application immédiate - II. Harcèlement moral Nouvelle définition - Loi du 10 janvier 2007 - Examen distinct des faits selon qu’ils sont antérieurs ou postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle III. Harcèlement moral - Preuve Etablissement de faits laissant présumer un harcèlement - Preuve contraire à charge du défendeur - IV. Astreinte Mesure inadéquate - Affichage Mesure inopportune. (Trib. trav. Bruxelles, cess., 10 janvier 2008, note) . . . . . . . . . . . 142 ■ Chronique judiciaire : Sanctions disciplinaires versus mesures de sécurité : deux poids, deux mesures dans le droit pénitentiaire - Dates retenues - Bibliographie. Vers un Etat social « actif »? EPUIS PEU, on voit se multiplier les réformes du droit de la sécurité sociale inspirées par le nouveau paradigme de l’Etat social « actif ». Animées par l’objectif explicite de rompre avec la culture assistancielle qui caractériserait notre Etat-providence, ces réformes tendent à contractualiser les prestations sociales pour encourager les allocataires sociaux à se faire acteurs de leur parcours de réinsertion. Quoique ses premières réalisations ne vont pas sans poser d’importantes questions en termes d’efficacité et surtout de légitimité, ce projet n’en est peut-être pas moins potentiellement porteur d’un profond renouveau de notre conception des droits sociaux. I Introduction D’un point de vue historique, on sait que l’on situe généralement le passage de l’Etat libéral à l’Etat social vers la seconde moitié du XIXe siècle. Prenant acte de l’incroyable misère engendrée par la révolution industrielle, les organisations ouvrières et les pouvoirs publics entreprennent — non sans de forts conflits — l’élaboration d’un vaste ensemble d’assurances sociales, constitutives de ce que l’on appellera plus tard la sécurité sociale. Ces assurances sociales visent à protéger leurs bénéficiaires des multiples risques — maladie, chômage, accident du travail... — que fait peser sur chacun d’entre eux le réagencement de la vie en société autour de la figure tutélaire du libre marché. Alors que les risques apparaissaient auparavant comme autant de coups du sort dont il appartenait à tout citoyen de se prémunir grâce à la prévoyance individuelle, désormais c’est plutôt à la société dans son ensemble qu’échoit la tâche d’assumer collectivement la charge de leur survenance. La sécurité sociale a ainsi procédé à une socialisation des responsabilités face aux risques. Toute l’histoire du XXe siècle sera celle, jusqu’aux années 1970 du moins, d’un développement continu des dispositifs de solidarité1. (1) Sur l’histoire du système belge de sécurité sociale — évidemment moins linéaire que ce que pourraient lais- Le fait a souvent été relevé que la socialisation de la responsabilité aurait progressé de pair avec une certaine déresponsabilisation, voire une « irresponsabilisation », des individus. A tel point qu’en 1964, Maurice Cornil, qui fut professeur de droit social à l’U.L.B., bâtonnier et président du M.R.A.X., pouvait faire paraître dans le Journal des tribunaux un pamphlet retentissant, sur la teneur duquel le seul titre en dit long : « La sécurité sociale ou l’antiresponsabilité »2. Il vaut la peine de s’y arrêter un instant, tant ce texte est symptomatique du sentiment qui pouvait prévaloir à l’époque chez certains, et pas seulement dans les milieux conservateurs. La sécurité sociale, observe M. Cornil, ne cesse de s’étendre; sa « marche triomphale » paraît sans fin. « L’Etat ne veut plus de la prévoyance individuelle. Il met son point d’honneur à pourvoir à tout ». De la sorte, alors que « [l]e bonheur ne se conçoit guère sans responsabilité (...), on a créé un nouveau type d’hommes, (...) l’homme à qui l’Etat doit ser entendre ces quelques lignes — voy. G. VAN La sécurité sociale - Les origines du système belge - Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck, coll. « Pol-His », 1994. (2) M. CORNIL, « La sécurité sociale ou l’antiresponsabilité », J.T., 1964, pp. 181-182. Tout au long de l’année 1964, le Journal des tribunaux a égrené les réactions plus ou moins indignées parvenues au comité de rédaction. Nous avons ainsi recensé une lettre d’Albert Delpérée, secrétaire général du ministère de la Prévoyance sociale, suivie d’une brève réponse de M. Cornil, aux pages 252 à 254; une lettre de Georges Aronstein, président de la section belge de la Ligue des droits de l’homme, p. 549; enfin, la réaction, approbatrice celle-là, de l’avocate M.-L. Ernst-Henrion, pp. 589 et 590. THEMSCHE, Bureau de dépôt : Louvain 1 Hebdomadaire, sauf juillet et août N° 6300 ISSN 0021-812X JT_6300_08_2008.fm Page 133 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM JT_6300_08_2008.fm Page 134 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM 134 tout (...), un homme-enfant qui n’est plus habitué à diriger sa vie, sa famille, à gérer son patrimoine, et qui est incapable de le faire parce que l’Etat en a fait un incapable (...) ». S’il est heureux que Germinal ne soit plus qu’un lointain souvenir, il reste que « le remède choisi » a « multiplié les maux du paternalisme ». Parce qu’elle « perpétue une vision pessimiste de l’homme présumé incapable de déterminer son propre sort », il faut « condamner la sécurité sociale », conclut M. Cornil. Quarante ans plus tard, Maurice Cornil auraitil fait école? Les temps semblent en tout cas avoir bien changé : sans compter que l’époque où la sécurité sociale ne cessait de s’étendre dans une « marche triomphale » vers le progrès paraît aujourd’hui révolue, on assiste depuis peu en droit social — tout comme, d’ailleurs, dans nombre d’autres champs du droit — à la formidable montée en puissance du thème de la responsabilisation. Cette dynamique serait la face visible du succès de ce nouveau référentiel politico-idéologique qu’est l’Etat social « actif », introduit en Belgique par l’homme politique et intellectuel flamand Frank Vandenbroucke (SP.A), qui fut ministre des Affaires sociales entre 1999 et 20033. Désormais, il est question d’« activer » la protection sociale, de « responsabiliser » les allocataires sociaux, de réarticuler « droits et devoirs », afin de sortir l’Etat-providence de l’ornière assistancielle dans laquelle il se serait enlisé. A l’évidence le sujet ne manque pas d’enjeux, puisqu’il engage finalement rien moins que notre conception même de ce que signifie et implique la solidarité à l’heure de la globalisation. Sans prétendre aucunement faire ici le tour d’une problématique pour le moins complexe, le présent article a pour seule ambition de proposer une brève introduction critique à ce fameux concept d’Etat social actif, en privilégiant aux discussions de nature plus technique une réflexion sur les reconfigurations contemporaines de la forme même des droits à la protection sociale, c’est-à-dire sur l’évolution du type de relation qui se noue entre les bénéficiaires de l’aide publique et les organismes de gestion de la précarité. Pour ce faire, nous commencerons par esquisser, à partir d’exemples, les lignes directrices du projet d’Etat social actif en matière de protection sociale (1). Nous répertorierons ensuite les principales critiques qui lui sont adressées, lesquelles convergent majoritairement pour démasquer derrière les affirmations généreuses les dangers qu’il charrierait pour notre modèle social (2). Tout en prenant pleinement acte de ces critiques, nous tenterons alors d’indiquer les virtualités plus positives que n’en porte peut-être pas moins aussi le référentiel de l’Etat social actif, à côté des « dérives » possibles (3). Pour terminer, nous illustrerons le propos par l’évocation d’une affaire tirée de la jurisprudence récente (4). (3) Voy. F. VANDENBROUCKE, « De actieve welvaartsstaat : een Europees perspectief », Op zoek naar een redelijke utopie - De actieve welvaartsstaat in perspectief, LeuvenApeldoorn, Garant, 2000, pp. 149-168. Il s’agit du texte d’une conférence prononcée en 1999 à Amsterdam, à l’invitation du parti travailliste néerlandais. Une traduction française en est disponible en ligne (F. VAN DENBROUCKE , « L’Etat social actif : une ambition européenne », exposé Den Uyl, Amsterdam, 13 décembre 1999, http://oud.frankvandenbroucke.be/ html/soc/ZT-991213.htm). DOCTRINE 1 De l’Etat-providence à l’Etat social actif Pour faire sentir le type de transformation des droits sociaux qu’engendre l’« activation » des dispositifs de protection sociale, nous nous proposons de décrire succinctement deux réformes récentes du droit belge de la sécurité sociale explicitement inspirées par le référent de l’Etat social actif. La première relève du champ de l’aide sociale, la seconde de celui de la sécurité sociale au sens strict. Sans doute les plus emblématiques à ce jour du nouvel impératif de la responsabilisation des allocataires sociaux, elles ont fait et continuent de faire l’objet l’une et l’autre de vives controverses4. En 2002, tout d’abord, le droit au minimum de moyens d’existence, que l’on appelait couramment « minimex », a été remplacé par le droit à l’intégration sociale5, qui consiste principalement en l’octroi d’un revenu d’intégration, lequel peut être assorti — et c’est ceci la (relative) nouveauté6 — d’un projet individualisé d’inté(4) Sur les mobilisations syndicales et associatives suscitées par les deux réformes, voy. J. FANIEL, « Associations et syndicats face à la réforme du minimex », Syndicats et société civile : des liens à (re)découvrir, sous la coord. de S. BELLAL, T. BERNS, F. CANTELLI et J. FANIEL, Bruxelles, Labor, coll. « La Noria », 2003, pp. 103-116 et id., « Réactions syndicales et associatives face au “contrôle de la disponibilité des chômeurs” », L’année sociale, 2004, pp. 133-148. (5) Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, M.B., 31 juillet 2002. Sur cette loi, voy. notamment C. RADERMECKER, « Nouveau produit de l’Etat social actif : le “droit” à l’intégration sociale », J. dr. jeun., no 209, 2001, pp. 37-48; P. DE KEYSER, « La nouvelle loi concernant le droit à l’intégration sociale - De l’Etat-providence à l’Etat social actif : un progrès ou une régression? », Journ. proc., n o 439, 2002, pp. 7-9; L. VENY, « Het leefloon - De actieve welvaartstaat... en het recht op maatschappelijke integratie », NjW, 2002, pp. 192-204; Vers le droit à l’intégration sociale, sous la dir. de M. BODART, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en mouvement », 2002; D. PIETERS, « Werkbereidheid of loonbereidheid? », R.D.S., 2002, pp. 337-353; J. PUT, « Van aanvraag tot beroep in de Wet Maatschappelijke Integratie : een versterking van de positie van de g er ech t i g de n ? » , R . D. S . , 2 0 0 2, p p . 35 5 - 3 8 3 ; D. SIMOENS , « Wanneer is leven lonend? », R.D.S., 2002, pp. 385-402; D. SIMOENS, « Van Bestaansminimumwet naar Wet Maatschappelijke Integratie : wat verandert in het (r)echt? », R.W., 2002-2003, pp. 1441-1452; D. SIMOENS, « Wet Maatschappelijke Integratie : andere samenleving, andere rechtspraak? », R.D.S., 2003, pp. 127-194; N. BERNARD, « Le contrat d’intégration sociale comme matérialisation paradigmatique des “obligations correspondantes” de l’article 23 de la Constitution? », La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, sous la dir. de H. DUMONT, F. OST et S. VAN DROOGHENBROECK, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 325353; S. GILSON et M. GLORIEUX, « Le droit à l’intégration sociale comme première figure emblématique de l’Etat social actif - Quelques commentaires de la loi du 26 mai 2002 », L’Etat social actif - Vers un changement de paradigme?, sous la dir. de P. VIELLE, P. POCHET et I. CASSIERS, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2005, pp. 233-255. (6) « Relative » écrivons-nous, car le projet individualisé d’intégration sociale trouve en réalité son origine dans la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire, mais on n’y insistera pas davantage ici. Sur le sujet, voy. J.-F. FUNCK, « Le projet individualisé d’intégration sociale dans la loi sur le minimum de moyens d’existence », J. dr. jeun., n o 124, 1993, pp. 3-7; H. F UNCK , « “Aide-toi,... le C.P.A.S. t’aidera” - Commentaire de la loi du 5 août 1992 portant des dispositions diverses relatives aux centres publics d’aide sociale et de la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société 2008 gration sociale. Lorsque tel est le cas, l’intéressé doit conclure avec le centre public d’aide sociale — entre-temps rebaptisé, et c’est évidemment tout à fait significatif, centre public d’action sociale7 — un contrat, aux termes duquel il prend certains engagements : rechercher un emploi, suivre une formation, trouver un logement, accomplir certaines démarches administratives, etc. Ce faisant, l’objectif revendiqué par le législateur est de garantir aux bénéficiaires de l’aide sociale, au-delà d’une indemnisation purement passive, le droit à une existence « responsable ». Le non-respect par l’intéressé, « sans motifs légitimes », des obligations consignées dans le contrat contenant un projet individualisé d’intégration sociale est susceptible d’entraîner la suspension totale ou partielle du versement du revenu d’intégration pour une durée d’un mois. Deux ans plus tard, la réglementation du chômage à son tour a fait l’objet d’une importante réforme8. Le gouvernement est parti du constat que l’Office national de l’emploi (O.N.Em.) avait dans les faits plus ou moins renoncé à vérifier la disponibilité des chômeurs pour le marché de l’emploi, de telle sorte que ceux-ci, une fois admis au bénéfice des allocations, n’étaient plus guère incités à chercher à sortir du chômage, pas plus qu’ils n’y étaient aidés. Désormais, il est demandé au chômeur non plus uniquement de rester « disponible » pour le marché du travail mais de « rechercher activement un emploi ». Le respect de cette obligation nouvelle est vérifié au moyen d’une procédure de suivi relativement complexe. Après l’envoi d’un avertissement écrit, l’O.N.Em. convoque le chômeur pour un entretien lors duquel un agent « facilitateur » évalue les efforts qu’il a fournis pour s’insérer sur le marché du travail. En cas d’évaluation négative, l’intéressé est amené à consigner dans une convention individuelle conclue avec l’O.N.Em. un certain nombre d’engagements concrets, dont le respect est évalué lors d’un entretien ultérieur. En cas de nouvelle évaluation négative, l’allocation de chômage peut être temporairement réduite ou suspendue au titre de sanction. Il importe de noter que cette nouvelle procédure de contrôle de la disponibilité des chômeurs s’est substituée à l’ancien système de suspension pour chômage de longue durée — qui constituait une exception importante au principe selon lequel les allocations de chômage ne sont pas limitées dans le temps — tandis que l’exigence du « pointage » bimensuel à la commune a été plus solidaire », Chr. D.S., 1993, pp. 145-155 et pp. 197-204; J.-F. FUNCK, « Contractualisation de l’aide sociale : mériter la dignité humaine? », J. dr. jeun., no 135, 1994, pp. 3-4. (7) Loi du 7 janvier 2002 modifiant la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’aide sociale en vue de modifier la dénomination des centres publics d’aide sociale, M.B., 23 février 2002. (8) Arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher activement un emploi, M.B., 9 juillet 2004, 2e éd. Pour un commentaire, voy. B. GRAULICH et P. PALSTERMAN, « Le “contrôle des chômeurs” - Commentaire de l’arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher activement un emploi », Chr. D.S., 2004, pp. 489-499, ainsi que O.N.Em., « Feuille info - L’activation du comportement de recherche d’emploi », www.onem.be/ D_opdracht_W/Werknemers/TActivering/InfoFR.pdf, avril 2007, et V. VAN GOETHEM, « Overzicht reglementaire wijzigingen 2001-2005 : werkloosheid », R.D.S., no spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid 2001-2006 », 2006, pp. 583-636, pp. 587 à 596. JT_6300_08_2008.fm Page 135 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM 2008 supprimée9. Enfin, pour assister plus positivement le chômeur dans ses démarches, les dispositifs d’aide à la réinsertion socio-professionnelle des services régionaux de l’emploi ont été substantiellement améliorés, notamment dans le sens d’une plus grande personnalisation de l’accompagnement10 11. Cette double mise en œuvre du projet d’Etat social actif témoigne assez clairement de l’idée qu’en matière de politique sociale, il serait temps que les pouvoirs publics adoptent un rôle moins résigné et plus « proactif » — pour reprendre le vocabulaire de Frank Vandenbroucke — face à la survenance des risques sociaux. Les formes de la solidarité collective ne pourraient plus se limiter à la seule indemnisation financière à terme indéfini de l’exclusion. Corrélativement, les allocataires sociaux ne pourraient plus être réduits au seul statut de titulaires de droits subjectifs à opposer à la collectivité, mais devraient en outre contribuer activement à la réalisation de leurs droits et se faire ainsi acteurs de leur propre émancipation. Dans un registre plus juridique, si l’on procède à une généralisation prospective à partir des deux exemples qui viennent d’être exposés, l’activation de la protection sociale paraît opérer par le double vecteur de l’individualisation et de la conditionnalisation — relatives — des prestations sociales. Telle est à tout le moins la grille de lecture que nous proposons d’adopter pour identifier les mutations à l’œuvre dans le champ de la protection sociale12. D’une part, les pouvoirs publics ne pourraient plus se « contenter » d’assurer une redistribution des richesses et une indemnisation des risques par le biais des mécanismes de transferts fiscaux et sociaux typiques de l’Etat-providence des Trente glorieuses. Plutôt que d’agir exclusivement a posteriori par l’octroi de ressources compensatoires, un Etat social actif devrait davantage tenter de prévenir la pérennisation des situations d’exclusion, en individualisant les prestations sociales. Vandenbroucke plaide ainsi pour le « sur-mesure », qui vise à rencontrer la diversification croissante des parcours de vie et à permettre aux allocataires de s’exprimer sur leur propre situation. S’inscrit par exemple (9) Arrêté royal du 5 mars 2006 modifiant l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage dans le cadre de la suppression du contrôle de pointage, M.B., 15 mars 2006. (10) Voy. la loi du 17 septembre 2005 portant assentiment à l’accord de coopération du 30 avril 2004 entre l’Etat fédéral, les Régions et les Communautés relatifs à l’accompagnement et au suivi actifs des chômeurs, M.B., 25 juillet 2007. (11) Signe des temps, l’O.R.B.Em. (Office régional bruxellois de l’emploi) vient de se muer en Actiris (arrêté du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 21 juin 2007 modifiant le sigle de l’Office régional bruxellois de l’emploi, M.B., 11 juillet 2007), dont le nouveau slogan publicitaire est : « plus proche, pour aller plus loin dans la vie active ». (12) Pour une typologie plus large des techniques d’activation de la sécurité sociale, incluant les réductions de cotisations sociales, les formules de conversion d’allocations sociales en subsides salariaux et le dispositif des agences locales pour l’emploi, voy. P. SICHIEN, « De activeringsfunctie van de sociale zekerheid : een juridische analyse - De sociale zekerheid : hangmat, vangnet of springplank? », Jura Falconis, 2005-2006, pp. 243-274, pp. 253 à 265. Voy. également l’inventaire des différentes réformes de la sécurité sociale menées au nom de l’Etat social actif dressé par J. VAN LANGENDONCK, avec la coll. de V. VERDEYEN, « De evolutie van het socialezekerheidsrecht in de periode 2001-2006 », R.D.S., no spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid 2001-2006 », 2006, pp. 859-886, pp. 870 et 871. 135 DOCTRINE dans ce mouvement l’idée d’offrir aux demandeurs d’emploi un suivi plus personnalisé dans leurs démarches, pour éviter qu’ils ne s’embourbent dans une précarité dont les bureaucraties impersonnelles et anonymes sont parfois bien peu à même de les déloger. D’autre part, pour sortir de la logique de l’indemnisation résignée de l’exclusion, l’allocataire devrait simultanément se faire acteur de sa propre insertion. Juridiquement, la « responsabilisation » des bénéficiaires opère via le renforcement de la conditionnalisation des droits, soit par la formulation de nouvelles contreparties aux droits sociaux, ainsi qu’on l’observe dans les exemples de la réforme du minimex ou de l’assurance chômage. Il s’agit d’exiger de la part de l’allocataire qu’il effectue certaines démarches positives en vue de concrétiser les droits formels qui lui sont reconnus, et, plus largement, de garantir sa pleine participation à la vie sociale. Les droits sociaux devraient donc être reconfigurés de manière à encourager les bénéficiaires à se remobiliser plutôt qu’à demeurer indéfiniment dans l’inactivité maigrement subventionnée. Pratiquement, ces deux traits idéaux-typiques de la personnalisation et de la conditionnalisation opèrent main dans la main, via l’irruption du médium contractuel dans le champ des politiques sociales : comme on le voit dans nos deux exemples, l’allocataire social est amené à consigner un certain nombre d’engagements dans une convention individuelle conclue avec l’administration, qui a pour effet à la fois d’individualiser et de conditionner partiellement les prestations de sécurité sociale. Ainsi érigé en véritable « passeport pour l’accès aux droits sociaux »13, c’est sans doute ce recours à la technique contractuelle qui constitue le marqueur juridique le plus net de l’Etat social actif. Sur le plan de la forme même des droits sociaux, alors que la logique indemnitaire et réparatrice caractéristique de l’Etat-providence faisait principalement dépendre l’octroi des prestations sociales de la seule appartenance antérieure à une métacatégorie juridique — le collectif des travailleurs cotisants dans le cas du chômage, la citoyenneté dans celui de l’aide sociale résiduaire — leur contractualisation a pour effet de les faire davantage dépendre de contre-prestations individuelles attendues pour l’avenir14. Individualisation, conditionnalisation, contractualisation : autant de caractéristiques qui marquent l’amorce d’une inflexion notable des techniques de l’Etat-providence; aux prestations indemnisatrices catégorielles et standardisées, succéderaient les interventions taillées sur mesure — ou du moins se présentant comme telles — pour le bénéficiaire et ses caractéristiques personnelles. Autrefois ignoré dans ses spécificités et subsumé dans les catégories homogénéisantes de l’administration, l’individu fait ainsi son entrée à proprement parler dans les politiques sociales. Pour le pire comme pour le meilleur? (13) Pour reprendre le titre du dernier ouvrage du centre Droits fondamentaux et lien social des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur : Un nouveau passeport pour l’accès aux droits sociaux : le contrat, sous la dir. de H.-O. HUBERT, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en mouvement », 2006. (14) Sur ceci, voy. les fines analyses de R. LAFORE, « Le contrat dans la protection sociale », Droit social, 2003, no 1, « Un nouveau droit social? », pp. 105-114, p. 111. 2 L’Etat social actif sous le feu de la critique Il faut se poser la question : que penser de cette intrusion des figures de l’individu et du contrat dans le champ des politiques sociales? A cet égard, la tonalité qui domine chez la plupart des observateurs est plutôt l’inquiétude, voir la franche opposition. Leurs mises en garde et leurs arguments critiques à l’encontre du projet d’Etat social actif et de ses réalisations méritent indéniablement un examen attentif. Pour tenter de clarifier le débat, nous stucturerons notre inventaire à partir de notre grille de lecture à trois entrées des processus d’activation des droits sociaux. La conditionnalisation des prestations de sécurité sociale, d’abord, charrie clairement le danger — pour le dire en un mot — d’en demander beaucoup, voire trop, à ceux qui ont déjà si peu, comme le dit le sociologue Robert Castel15. En effet, si elle poursuit l’objectif, a priori louable, de remobiliser l’allocataire social, de l’amener à se départir de la posture d’assisté, sa mise en œuvre n’en risque pas moins, en pratique, de faire dépendre le bénéfice des droits sociaux fondamentaux de l’accomplissement de prestations positives difficiles à assumer pour les « bénéficiaires » les plus démunis. Alors que l’Etat-providence s’est construit sur la notion de risque social, dont la survenance aléatoire est assumée solidairement, le projet d’Etat social actif pourrait entraîner une hypertrophie de la responsabilité individuelle dans la prise en charge du risque et un déclin corrélatif du principe de solidarité. Un tel glissement serait pour le moins contestable, car il conduirait à imputer aux victimes de l’exclusion la responsabilité d’une situation sur laquelle elles n’ont bien souvent que peu de prise. Plus fondamentalement, une conditionnalisation drastique de toutes les prestations sociales en vue d’en responsabiliser les bénéficiaires pourrait bien nous ramener en deçà de la conception de l’autonomie portée par les institutions de l’Etat social. Comme l’ont très justement relevé M. de Nanteuil et H. Pourtois, une telle dynamique reposerait en effet sur une contradiction majeure, puisqu’elle ferait comme si les bénéficiaires disposaient déjà des ressources leur permettant d’accéder à l’autonomie recherchée... alors que c’est précisément cette autonomie — à tout le moins matérielle — que l’Etat social, historiquement, s’est donné pour fonction d’assurer16. On le voit, le paradoxe est intenable : dans un système où le bénéfice de tous les droits sociaux serait conditionné à l’accomplissement de prestations positives, l’allocataire social serait sommé de s’émanciper... tout en étant privé des moyens élémentaires d’y parvenir. (15) R. CASTEL, L’insécurité sociale - Qu’est-ce qu’être protégé?, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2003, p. 71. (16) M. DE NANTEUIL-MIRIBEL et H. POURTOIS, « L’Etat social actif - Une réponse au défi de l’intégration par le travail? », L’Etat social actif, op. cit., pp. 323-350, p. 333. JT_6300_08_2008.fm Page 136 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM 136 Dans une veine relativement similaire, si l’individualisation des droits peut s’avérer bénéfique par rapport à la distribution impersonnelle de prestations standardisées, elle n’en risque pas moins d’engendrer un certain arbitraire. Aux droits catégoriels délivrés dès la réunion de certaines conditions objectives se substitueraient des faveurs et des privilèges octroyés plus ou moins discrétionnairement, en fonction de la capacité de l’allocataire social à convaincre son interlocuteur-contrôleur qu’il mérite « vraiment » d’être admis au bénéfice de l’aide publique. A cet égard, la personnalisation des prestations pourrait donc encore accroître le différentiel de ressources déjà présent ex ante, au sens où elle bénéficierait surtout aux individus les mieux dotés en capital psycho-social, capables plus que les autres d’en tirer parti. C’est que, comme le note Castel à propos de l’individualisation des rapports de travail — mais son propos peut être largement transposé au domaine qui nous occupe — « tout le monde n’est pas également armé pour y faire face »17. A cela, s’ajoutent encore les effets de stigmatisation et le redoublement du contrôle social que risque de produire le ciblage des prestations, tant ajuster celles-ci aux spécificités des personnes prises en charge sert trop souvent de prétexte pour justifier de substantielles immixtions dans leur vie privée... Dans le prolongement, c’est plus largement l’intrusion de la figure du contrat dans les droits sociaux qui est sérieusement questionnée. En effet, quel consentement « libre et éclairé » est en mesure d’exprimer un allocataire social à l’évidence engagé dans une relation foncièrement asymétrique avec les autorités publiques? Puisque c’est justement en raison de sa précarité qu’il est en situation de demandeur d’aide, l’allocataire risque d’être de facto contraint d’accepter les diverses mesures qui lui sont soumises par ces « nouveaux magistrats du social » que sont (forcés d’être) les travailleurs sociaux contemporains18. Bref, on l’aura compris, si le recours à l’outil contractuel dans le champ des politiques sociales semblait permettre d’adapter les prestations de sécurité sociale aux singularités de chaque bénéficiaire tout en mettant en œuvre certains incitants réflexifs en vue de promouvoir sa remobilisation, en pratique il risque surtout d’accroître encore la précarité des allocataires sociaux déjà les plus démunis, dans la mesure où, malgré de bonnes intentions, la conditionnalisation et le ciblage des droits sociaux ont souvent des effets largement contre-productifs. On aurait donc affaire à une logique franchement régressive. Partant, les adversaires de l’Etat social actif n’ont pas de mots assez durs pour condamner celui-ci et ses réalisations. Ainsi, un collectif de sociologues et de politologues a suspecté le nouveau dispositif de suivi des chômeurs d’avoir pour effet d’accroître la stigmatisation des exclus de l’emploi et d’alimenter de la sorte le vote d’extrême droite19, tandis que, pour sa (17) R. CASTEL, « Travail et utilité au monde », Revue internationale du travail, 1996, no 6, « Regards croisés sur le travail et son devenir », pp. 675-682, p. 681. (18) L’expression est de P. ROSANVALLON, La nouvelle question sociale - Repenser l’Etat-providence, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995, p. 214, qui prend lui-même appui sur les travaux d’Antoine Garapon relatifs au juge. (19) M. ALALUF, J. FANIEL, O. PAYE et P. VERJANS, « La stigmatisation des chômeurs, elle aussi, nourrit l’extrême droite », Le Soir, 21 juin 2004. 2008 DOCTRINE part, la Ligue des droits de l’homme a déclaré voir dans ce même dispositif la marque non pas « d’un Etat socialement plus actif [mais] d’un Etat social réservé aux seuls actifs »20. Quant au paradigme proprement dit, il esquisserait le scénario quelque peu cauchemardesque d’une véritable inversion des mécanismes de solidarité21 : là où, au sein de l’Etat-providence, l’individu victime d’un risque collectif était assuré de la solidarité du corps social à son égard, l’allocataire de l’Etat social actif serait en passe de devenir juridiquement le premier, voire l’unique responsable de sa trajectoire personnelle, en se voyant enjoindre de peser le moins possible sur les dispositifs de solidarité instituée. Sous couvert de renouveau du projet social-démocrate se cacherait en réalité la vulgaire réactivation d’un « vieux projet empreint de conservatisme libéral et de moralisme chrétien »22. Au fond, si tout ceci était avéré, l’histoire ne serait-elle pas singulièrement en passe de se répéter? Que l’on en juge. Dans l’esprit des bourgeois du XIX e siècle, les pratiques de bienfaisance devaient viser à amener leurs destinaires à se libérer par eux-mêmes, à terme, de la dépendance. Dans son analyse des représentations libérales de l’époque, François Ewald écrit ainsi : « la bienfaisance doit moins viser à secourir une détresse physique ou un dénuement matériel qu’elle ne doit s’adresser à la volonté de celui qu’elle secourt. Son action est une action de moralisation; ce qu’elle doit produire, c’est une conversion : convertir le pauvre dans son rapport avec lui-même, le monde et les autres. Le convertir aux lois de l’économie, lui rappeler ses devoirs envers luimême, lui redonner le sentiment de sa dignité, lui montrer qu’il tient son sort entre ses mains »23. N’y a-t-il pas là quelque proximité saisissante avec la rhétorique contemporaine de l’activation? En invitant les personnes précaires à se reprendre en main pour qu’elles s’émancipent par elles-mêmes, les nouvelles politiques sociales sont-elles fort différentes, dans leur esprit, de l’aide bienfaisante d’autrefois, qui devait amener le pauvre à entrer dans le cycle de la prévoyance, afin qu’il ne nécessite plus de secours? Si tel était le cas, on pourrait craindre, au vu de l’histoire, que ce retour sonne en réalité comme une franche régression, singulièrement pour les plus démunis. C’est que la liberté n’est souvent qu’une fiction pour tous ceux qui sont dénués des moyens les plus élémentaires de l’assumer : comme le résume Jean-Louis Genard, « il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir »24. (20) Ligue des droits de l’homme, « Etat social actif : Etat socialement plus actif ou Etat social réservé aux seuls actifs? L’activation du comportement de recherche d’emploi à l’aune des droits de l’homme », www.liguedh.be/ medias/268_050614%20Argumentaire%20activation %20des%20chômeurs.pdf, juin 2005, p. 2. (21) C. ARNSPERGER, « L’Etat social actif comme nouveau paradigme de la justice sociale - L’avènement du solidarisme responsabiliste et l’inversion de la solidarité », L’Etat social actif, op. cit., pp. 279-300, particulièrement pp. 294 à 297. (22) G. GEUENS, vo « Etat social actif », Les nouveaux mots du pouvoir - Abécédaire critique, sous la dir. de P. DURAND, Bruxelles, Aden, 2007, pp. 187-190, p. 189. (23) F. EWALD, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 73. (24) J.-L. GENARD, « Responsabilisation individuelle ou déresponsabilisation collective? », La revue nouvelle, décembre 2002, pp. 63-69, p. 69. 3 Retour au XIXe siècle ou renouveau de l’Etat social? Les deux visages de l’Etat social actif A vrai dire, les diagnostics les plus virulents que nous avons passés en revue ne paraissent pas excessifs au regard par exemple de certaines évolutions observables outre-Manche. En effet, au nom de la nécessité de responsabiliser davantage les bénéficiaires de prestations sociales et de lutter contre les comportements nuisibles à la collectivité (anti-social behaviour), le gouvernement travailliste britannique a multiplié ces dix dernières années les causes de déchéance des droits sociaux liées à la commission d’infractions pénales. Ainsi, le non-respect des conditions fixées par un juge dans le cadre d’une probation ou d’une prestation d’intérêt général est susceptible d’entraîner l’exclusion du bénéfice des allocations de chômage pendant plusieurs semaines, de telle sorte qu’à la sanction pénale classique vient se superposer la perte temporaire de tout revenu de remplacement, pour une cause, du reste, totalement étrangère à la logique interne de l’assurance chômage. Ne serait-ce que sur le seul plan de l’efficacité, cette forme de double peine ne manque pas de laisser perplexe, tant priver des individus souvent déjà marginalisés des moyens de subsistance paraît constituer davantage un incitant à travailler en noir ou à plonger définitivement dans la criminalité qu’une mesure de portée éducative25. Au vu de pareille expérience, ne reste-t-il plus qu’à conclure que l’Etat social actif et le registre de la responsabilisation des acteurs signent nécessairement la mue de l’Etat-providence en un « Etat-pénitence », un Etat qui « punit les pauvres »26? Sans doute pourrait-on s’arrêter là s’il n’y avait pas autre chose, mais tel n’est pas le cas. Car l’analyse comparée des politiques sociales montre qu’une profonde diversité caractérise la mise en œuvre au sein des différents systèmes nationaux de protection sociale du principe même de l’activation, désormais à l’œuvre partout en Europe27. Ainsi, les réformes du droit social belge emblématiquement rangées sous la bannière de l’Etat social actif ne témoignent pas à ce jour de l’instrumentalisation de la sécurité sociale à des fins de politique pénale et de moralisation répressive des conduites observable au Royaume-Uni. Ce n’est pas à dire qu’elles ne soient pas éventuellement critiquables pour autant; toutefois, afin de ne pas entrer ici dans une discussion technique sur les (25) Sur tout ceci, voy. P. LARKIN, « The “Criminalization” of Social Security Law : Towards a Punitive Welfare State? », Journal of Law and Society, 2007, n o 3, pp. 295-320, particulièrement pp. 302 à 308 (je remercie mon collègue Antoine Bailleux d’avoir attiré mon attention sur cet article). (26) L. WACQUANT, Punir les pauvres - Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2004. (27) Dans la dernière édition du « Que sais-je? » sur l’Etat-providence, parue tout récemment, F.-X. Merrien constate ainsi : « les notions de workfare, de contreparties et d’activation des dépenses sociales deviennent d’un emploi commun dans les politiques d’assistance et de lutte contre le chômage » (F.-X. MERRIEN, L’Etat-providence, 3e éd., Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 2007, p. 112). JT_6300_08_2008.fm Page 137 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM 2008 réformes récentes de l’aide sociale et de l’assurance chômage dont nous avons fait état plus haut, on laissera cette question de côté au profit d’une réflexion plus prospective28. A l’aune des études empiriques comparées des premiers dispositifs d’activation des droits sociaux29, nous voudrions en effet attirer l’attention sur le caractère non pas exclusivement régressif mais bien davantage profondément ambivalent de ces dispositifs. Selon les modalités pratiques de déclinaison des principes d’individualisation et de conditionnalisation des prestations — dont on a vu qu’ils constituaient la traduction juridique du projet d’Etat social actif en matière de sécurité sociale — l’allocataire de l’Etat social actif paraît en effet osciller entre les idéaux types de l’« individu soumis » et de l’« individu acteur », pour reprendre l’éclairante typologie des sociologues Jean-Michel Bonvin et Eric Moachon30. En ce qui concerne l’individualisation, d’abord, en s’en tenant aux pôles antithétiques, soit les acteurs locaux de l’insertion (travailleurs sociaux, associations de terrain...) sont soumis à des indicateurs purement quantitatifs — tels que le taux de sortie à court terme du chômage, quelles qu’en soient les conditions — qui les contraignent à « faire du chiffre » et préviennent ainsi toute prise en compte authentique des spécificités de l’intéressé; soit ces mêmes acteurs disposent de l’autonomie et des moyens suffisants pour impliquer réellement le bénéficiaire dans un travail de réinsertion durable et non précaire, délibéré et non imposé arbitraire(28) Sur la mise en œuvre du droit à l’intégration sociale, voy. La loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale : promesses et ambiguïtés, sous la dir. de M. BODART et X. THUNIS, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en mouvement », 2005, ainsi que le remarquable travail de terrain accompli par le service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme : E. DEVILLE, « L’évaluation de la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale », J. dr. jeun., no 254, 2006, pp. 9-15. Pour ce qui concerne le plan d’accompagnement et de suivi actifs des chômeurs, voy. l’étude — toutefois exclusivement quantitative et encore forcément très partielle — des économistes B. COCKX, M. DEJEMEPPE et B. VAN DER LINDEN, « Le plan d’accompagnement et de suivi des chômeurs favoriset-il l’insertion en emploi? », Regards économiques, no 49, janvier 2007, ainsi que O.N.Em., Rapport annuel 2006, pp. 86-103. Enfin, pour un aperçu général sur l’évolution du système belge de sécurité sociale, voy. les études riches en informations factuelles de P. REMAN et P. FELTESSE, « De la crise de l’Etat-providence au projet d’Etat social actif », L’état de la Belgique - 1989-2004, quinze années à la charnière du siècle, sous la coord. de M.-T. COENEN, S. GOVAERT et J. HEINEN, Bruxelles, De Boeck, coll. « Pol-His », 2004, pp. 205-227 et P. REMAN et P. POCHET, « Transformations du système belge de sécurité sociale », L’Etat social actif, op. cit., pp. 121-148. (29) Parmi une vaste littérature, voy. ainsi J.-M. BONVIN et N. BURNAY, « Le tournant procédural des politiques de l’emploi : des situations nationales contrastées », Recherches sociologiques, 2000, no 2, « Les nouvelles politiques sociales : une comparaison internationale », pp. 5-27; J.-C. BARBIER, « Peut-on parler d’“activation” de la protection sociale en Europe? », Revue française de sociologie, 2002, n o 2, « L’Europe sociale en perspectives », pp. 307-332; R. BOYER, « Changement d’époque ... mais diversité persistante des systèmes de protection sociale », L’Etat social actif, op. cit., pp. 3359; P. DUFOUR, G. BOISMENU et A. NOËL, L’aide au conditionnel - La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société »; Reshaping Welfare States and Activation Regimes in Europe, sous la dir. de A. SERRANO PASCUAL et L. MAGNUSSON, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2007. (30) J.-M. BONVIN et E. MOACHON, « L’activation et son potentiel de subversion de l’Etat social », L’Etat social actif, op. cit., pp. 63-92, p. 73. 137 DOCTRINE ment. Au niveau de la conditionnalisation, ensuite, et en s’en tenant toujours aux bornes opposées, tantôt les exigences formulées en contrepartie de l’octroi des prestations sociales prennent une ampleur disproportionnée par rapport aux capacités du bénéficiaire et voient leur non-respect lourdement sanctionné, éloignant l’allocataire de son objectif de réintégration bien plus sûrement qu’elles ne le remobilisent; tantôt elles mettent en demeure l’intéressé de prendre à bras-le-corps sa situation précaire sans pour autant lui en imputer toute la responsabilité, en l’y aidant plutôt qu’en le réprimant. On le voit, la contractualisation des droits sociaux peut être mise en œuvre selon des modalités pour le moins différentes. Selon que le bénéficiaire est mis au centre des politiques sociales pour être mieux contrôlé et assujetti que jamais ou pour être réellement pris au sérieux dans sa singularité et sa vulnérabilité, on retiendra que l’activation est potentiellement porteuse tant de « dérives néolibérales » que d’« interventions capacitantes »31. C’est pourquoi l’on pourrait s’accorder pour distinguer au sein du projet d’Etat social actif deux variantes nettement distinctes : dans sa version moralisatrice et disciplinaire, d’obédience plutôt anglosaxonne, l’Etat social actif se donne pour mission principale de déloger les inactifs et de les rappeler à leurs devoirs civiques, tandis que dans une déclinaison plus progressiste, d’inspiration davantage social-démocrate, il viserait à répondre à l’insatisfaction manifestée par tous les exclus abandonnés à leur sort, en essayant de leur redonner prise sur leur environnement. En ce sens, Christian Arnsperger distingue au sein du projet d’Etat social actif une version « disciplinante » et une version « opportunisante »32. S’opposeraient ainsi, pour faire bref, un modèle autoritaire et un modèle négocié : comme Janus, l’Etat social actif aurait deux visages. Dès lors, plutôt que de ne voir dans les changements décrits qu’une forme de subversion rampante de notre modèle social — aux garanties catégorielles et inconditionnelles succéderaient des prestations sélectives octroyées plus ou moins discrétionnairement, à l’instar de privilèges — il nous paraît d’une importance cruciale de prendre la pleine mesure des ambiguïtés actuelles desdits changements. Car seul pareil déplacement du regard permet d’éviter les analyses par trop hémiplégiques, qui identifient avec beaucoup de justesse les dangers que fait peser la contractualisation des droits sociaux sur les bénéficiaires les plus précaires mais passent en revanche totalement sous silence les virtualités plus positives que ce même mouvement n’en amorce peut-être pas moins aussi. Sur ce second plan, l’hypothèse que nous voudrions avancer ici est qu’en dépit de toutes les critiques dont les mises en œuvre actuelles du référentiel d’Etat social actif sont légitimement susceptibles — en Belgique comme ailleurs — n’en transparaît pas moins en filigrane des processus d’activation des droits sociaux l’idée d’une élaboration plus dialogique et participative des modalités de la réinsertion sociale. Par la dynamique conjointe d’individualisation et de conditionnalisation des droits sociaux qui se dessine, n’est-ce pas en effet la prétention de (31) Ibidem, p. 91. (32) C. ARNSPERGER, « L’Etat social actif comme nouveau paradigme de justice sociale », loc. cit., pp. 292 à 294. l’Etat-providence à définir unilatéralement les modalités de réinsertion de l’allocataire qui se trouve potentiellement ébranlée? Telle est peutêtre la profonde nouveauté — fût-elle encore seulement en germe — que porte en lui le paradigme de l’Etat social actif. D’une relation mettant face à face un indemnisateur public tout risque et un récipiendaire privé contraint à la passivité, on s’orienterait vers l’institutionnalisation de cadres procéduraux au sein desquels l’allocataire serait invité à œuvrer en vue de recouvrer son autonomie — par la conditionnalisation — selon des modalités sujettes à discussion puisqu’il recevrait son mot à dire sur sa situation, par l’individualisation. Si l’on suit cette lecture, l’enjeu de lege ferenda n’est alors plus tant, à notre estime du moins, de « s’accrocher » aux seules prestations indemnisatrices uniformes d’un Etat-providence largement mythifié, que, à l’inverse, de plaider pour une réelle contractualisation des prestations sociales. Car, en définitive, où se situe le véritable « problème » : dans l’idée même qu’il ne serait pas complètement absurde de mettre enfin l’allocataire social au centre de la politique sociale ou dans la contractualisation factice de dispositifs qui ne laissent en réalité aucune marge de manœuvre aux acteurs locaux de l’insertion et à leurs usagers? Si l’on considère que ce second scénario ne révèle pas tant le vrai visage de l’Etat social actif que son dévoiement — au regard du moins des ambitions affichées par ses promoteurs — alors la perspective normative change du tout au tout : à rebours de toutes les condamnations cinglantes du projet d’Etat social actif et de ses premières mises en œuvre — et quoique ces condamnations ne manquent pas d’arguments, on l’a dit — il nous semble que le problème ne réside pas tant dans les principes mêmes de l’invidualisation et de la contractualisation des prestations sociales que dans le fait qu’on ne les prend pas encore suffisamment au sérieux. 4 Activer sans précariser? Une illustration des enjeux tirée de la jurisprudence récente Dans un intéressant jugement rendu dans le cadre de la procédure d’activation du comportement de recherche d’emploi, le tribunal du travail de Verviers a eu l’occasion de bien souligner les enjeux au cœur de la discussion qui précède33. L’affaire concerne une jeune demandeuse d’emploi mère de deux enfants en bas âge, qui, n’ayant jamais exercé la moindre activité professionnelle, bénéficiait des allocations dites d’attente au taux chef de famille, soit approximativement 870 EUR par mois. Convoquée à l’O.N.Em. pour un entretien d’évaluation dans le cadre de la nouvelle procédure de contrôle de l’obligation de rechercher activement un emploi, l’intéressée, à l’époque enceinte d’un troisième enfant, échoue à convain(33) T.T. Verviers, 1 re ch., 6 novembre 2006, R.G. no 1732/2005, inédit (je remercie Christine Canazza, assistante à la Faculté de droit de l’U.C.L., de m’avoir signalé ce jugement). JT_6300_08_2008.fm Page 138 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM 138 cre le facilitateur qu’elle a fourni des efforts suffisants pour s’insérer sur le marché du travail. Pour cette raison, elle est invitée à souscrire une série d’engagements, tels que recontacter le For.Em., s’inscrire auprès de bureaux d’intérim, répondre à des offres d’emploi sur internet, suivre une formation... Lors du second entretien, le facilitateur constate que l’intéressée n’a pas respecté ces divers engagements. Quoique celle-ci invoque pour justifier sa carence de multiples difficultés personnelles — l’éducation de ses trois enfants, des violences conjugales et l’absence de connexion à internet ainsi que de moyen de locomotion — une décision de suspension temporaire du bénéfice des allocations de chômage pour une durée de quatre mois est prononcée par l’O.N.Em. à titre de sanction pour le non-respect du contrat qui avait été conclu. C’est cette décision que conteste en justice l’intéressée. Au terme d’un examen attentif des nouvelles dispositions relatives à la procédure de suivi du comportement de recherche active d’emploi, le tribunal du travail de Verviers est conduit à annuler la décision de suspension des allocations prononcée par l’O.N.Em. En effet, le texte réglementaire dispose clairement que, dans son évaluation des efforts fournis par le chômeur, le facilitateur doit tenir compte de l’âge de celuici, de son niveau de formation, de ses aptitudes, de sa situation sociale et familiale, de ses possibilités de déplacement, d’éventuels éléments de discrimination ainsi que de la situation du marché sous-régional de l’emploi; dans le même sens, les actions concrètes attendues du chômeur à la suite d’une évaluation négative doivent être choisies « en tenant compte de [sa] situation spécifique ». Autrement dit, le respect de l’obligation de rechercher activement un emploi doit s’apprécier compte tenu de tous les éléments contextuels pertinents34 : il s’agit bien d’une obligation de moyen et non de résultat. Le recours à l’outil contractuel a précisément pour objectif de garantir le respect de ce distinguo crucial. C’est pour avoir trop largement ignoré ces diverses garanties que la décision de suspension des allocations prise par l’O.N.Em. est censurée par le tribunal du travail. L’appréciation des efforts fournis par l’intéressée comme le choix des démarches positives à accomplir pour sortir du chômage étaient déconnectés à tous points de vue de la situation personnelle de l’intéressée, qui cumulait pourtant manifestement de multiples difficultés (sociales, familiales, scolaires, « logistiques »...). L’intéressant pour notre propos est que le tribunal relève explicitement que les actions concrètes attendues du chômeur ne peuvent s’apparenter à des « injonctions » unilatérales de l’O.N.Em. mais doivent au contraire résulter d’une véritable « collaboration » avec celui-ci. Le recours au médium contractuel confère au chômeur le droit de bénéficier de la part de l’O.N.Em. d’une certaine forme d’« accompagnement » et interdit symétriquement que le suivi effectué par les facilitateurs se réduise à l’imposition linéaire d’une série de clauses stéréotypées non délibérées (inscription à l’intérim ou aux titresservices, recherche d’emploi sur internet...). L’affaire n’en est toutefois pas restée là, puisque ce jugement vient d’être réformé par la Cour du (34) B. GRAULICH et P. PALSTERMAN, « Le “contrôle des chômeurs” », loc. cit., no 19, p. 492. 2008 DOCTRINE travail de Liège dans un arrêt du 18 septembre 200735. Saisie d’un appel de l’O.N.Em., la cour du travail fait intégralement droit aux arguments de celui-ci et, partant, rétablit la décision initiale d’exclusion du bénéfice des allocations pour une durée de quatre mois. « Les actions proposées », affirme la cour, « étaient adaptées à la situation de la travailleuse », tant « il est évident qu’un chômeur qui ne contacte pas d’employeurs ne saurait retrouver du travail ». De plus, aucun des éléments avancés par l’intéressée pour justifier sa carence n’est recevable : si elle est dépourvue de moyen de locomotion propre, il n’en reste pas moins que « la travailleuse (...) peut utiliser les transports publics »; en ce qui concerne l’absence de connexion à internet, « cette explication ne peut être retenue, [car l’intéressée] pouvait avoir accès à internet par le For.Em. »; « les problèmes familiaux (conflit avec son compagnon) n’empêch[aie]nt pas la travailleuse de s’inscrire auprès de bureaux d’intérim ou de sélection » ni de suivre une formation; enfin, quant au problème de la garde des enfants, « la cour relève (...) que le compagnon de la travailleuse ne travaille pas et qu’il était disponible pour garder les enfants ». Sans doute le jugement entrepris prêtait-il le flanc à la critique dans la mesure où, d’une part, il semblait faire peu de cas des règles relatives à la répartition des compétences entre l’O.N.Em. et le For.Em. et où, d’autre part, il reprochait à tort à l’O.N.Em. de ne pas avoir formellement motivé ses décisions. De plus, c’est peu dire qu’en n’accomplissant pas la moindre démarche en vue de trouver un emploi et ne répondant pas même aux propositions d’accompagnement émanant du For.Em., l’intéressée était peu « disponible » pour le marché du travail, sans parler du caractère « actif » de sa recherche d’emploi. Pour autant, reste que l’on ne peut qu’être frappé par la sèche sévérité manifestée par la cour sur le fond, à l’endroit des multiples difficultés personnelles éprouvées par l’intéressée. Ainsi, quant au problème de la garde de ses enfants, la travailleuse « n’avait qu’à » faire appel à son compagnon, suggère la cour : et peu importe si, précisément, elle a dû porter plainte pour coups et blessures contre ledit compagnon? Si l’affaire dans son ensemble n’a rien d’évident — ce serait faire preuve d’angélisme béat que de le nier — on peut malgré tout estimer que, dans son appréciation des faits, la cour a fait bien peu de cas des difficultés manifestes rencontrées par l’intéressée. Pour notre propos, il importe surtout d’attirer l’attention, avec P. Palsterman, sur le fait qu’en pratique la nouvelle procédure de contrôle du comportement de recherche d’emploi frappe principalement ceux que les acteurs de terrain eux-mêmes appellent les « cas sociaux » 36. L’affaire ici commentée n’en fournit-elle pas la parfaite illustration? On notera d’ailleurs que notre « chômeuse » n’a même pas comparu devant la cour du travail pour se défendre face à l’O.N.Em., pas plus qu’elle n’a bénéficié des services d’un avocat ou de ceux d’un délégué syndical. Si la cour y a peut-être vu un signe de négligence, voilà aussi sans doute qui en dit long sur l’état d’isolement de l’intéressée, et (35) C.T. Liège, 2 e ch., 18 septembre 2007, R.G. no 34.465/06, inédit. (36) P. PALSTERMAN , « Régionaliser la politique de l’emploi? », Courr. hebd. C.R.I.S.P., nos 1958-1959, 2007, p. 50. laisse craindre que priver celle-ci de ses maigres allocations d’attente — la refoulant ainsi de facto, elle et ses trois enfants, vers le C.P.A.S. — soit particulièrement peu efficace en termes d’insertion. Sans compter, accessoirement, qu’il est peu probable que soit introduit un pourvoi en cassation qui permettrait à notre Cour suprême de se prononcer sur les points de droit litigieux. A ce stade, l’on serait bien en peine de dire si les deux décisions ici commentées sont représentatives ou non des tendances majoritaires au sein de la jurisprudence relative au contrôle de l’obligation de rechercher activement un emploi, pour la bonne et simple raison qu’à ce jour pas la moindre décision n’a été publiée ni même mise en ligne... (ne dit-on pas « droit des pauvres, pauvre droit »?). Toujours est-il qu’elles nous paraissent parfaitement indiquer, au moins en creux, l’enjeu de société auquel nous sommes aujourd’hui collectivement confrontés : comment parvenir à surmonter l’impasse de l’abandon total des exclus à euxmêmes — qui n’ont alors certes de comptes à rendre à personne mais ne bénéficient pas non plus de la moindre aide dans leurs éventuelles démarches de réinsertion — sans pour autant verser dans une forme d’activation excessivement soupçonneuse et précarisante, qui exclut de facto les personnes déjà les plus marginalisées? Pour notre part, nous serions enclin à voir dans l’affaire ici exposée une première illustration de l’analyse que nous nous sommes efforcé de défendre : l’activation des prestations sociales par leur contractualisation charrie potentiellement le pire comme le meilleur. Le pire, c’est la pénalisation accrue de la fragilité et du manque, la forme de soumission consentante exigée des allocataires sociaux à des démarches dont le sens leur échappe largement; le meilleur — même si l’on ne peut guère qu’en deviner les prémices, par la négative en quelque sorte — c’est une responsabilisation non plus par la punition mais par l’implication, une authentique prise au sérieux de la parole et des difficultés propres des usagers des dispositifs publics d’aide sociale. Pareille ambivalence ne confirme-t-elle pas que le véritable facteur de précarisation des personnes les plus vulnérables n’est pas tant l’irruption à proprement parler de la technique contractuelle au cœur des droits sociaux que sa fausse introduction? Et qu’en revanche réhabiliter l’allocataire social comme sujet de droit capable de peser sur sa propre trajectoire pourrait constituer une indéniable plus-value au regard de la froide indifférence manifestée par l’Etat-providence à l’endroit des singularités biographiques des abonnés à ses guichets? C Conclusion Quarante ans après le pamphlet incendiaire de Maurice Cornil dans le Journal des tribunaux, que donnent à penser sur le plan de notre organisation collective de la solidarité le nouveau référentiel de l’Etat social actif et ses premières mises en œuvre juridiques? Si le projet d’Etat JT_6300_08_2008.fm Page 139 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM (37) J. VAN LANGENDONCK et J. PUT, Handboek socialezekerheidsrecht, 7e éd., Anvers - Oxford, Intersentia, 2006, no 155, p. 62; J.-F. FUNCK, Droit de la sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, coll. « Droit actuel », 2006, no 19, pp. 24 à 26. Voy. également J. VAN LANGENDONCK, « De “actieve” welvaartsstaat », Hoe dichtbij is de toekomst?, sous la dir. de B. RAYMAEKERS et G. VAN RIEL, Louvain, Universitaire pers Leuven, coll. « Lessen voor de eenentwintigste eeuw », 2005, pp. 241-254. matière de citoyenneté, la Communauté flamande a mis sur pied des « parcours d’intégration civique » (inburgering), dont le suivi est obligatoire pour certaines catégories d’étrangers, aux fins de garantir à ceux-ci une pleine participation à la société41, etc. Dans chacun de ces exemples semble à chaque fois resurgir la même ambivalence constitutive : tantôt le registre de la responsabilisation des acteurs est rabattu sur celui des incitants économiques et traduit une forme de reflux des dispositifs de solidarité instituée; tantôt sa mise en œuvre signe davantage l’amorce d’un possible dépassement des impasses bureaucratiques d’un Etat-providence par trop prométhéen, dont les indéniables performances redistributives contrastent avec l’incapacité persistante à garantir à tous les mêmes chances. Fragilisation de l’accès aux droits les plus fondamentaux ou, à l’inverse, affinement des moyens de garantir à tous leur bénéfice effectif, telle semble bien être la question que soulèvent aujourd’hui les différentes manifestations d’un Etat social qui ambitionne de se faire plus « actif ». Daniel DUMONT Aspirant du F.N.R.S. Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, De Boeck, coll. « Perspectives criminologiques », 2006, troisième partie. Dans le champ pénal toujours mais à propos des politiques locales de prévention de la délinquance, voy. aussi S. SMEETS, « “Nouveaux uniformes” et Etat social actif : vers une recomposition du champ de la sécurité en Belgique? », Rev. dr. pén., 2007, pp. 480-495. (41) Pour un commentaire de la législation flamande, voy. M.-C. FOBLETS, D. VANHEULE et S. LOONES, « Inburgering in Vlaanderen - Enkele vragen bij de afbakening van de doelgroep en de verplichting tot inburgering onder het Inburgeringsdecreet », T. vreemd., 2004, pp. 5-23. f pour votre pratique quotidienne ne ournal de roit uropen f dans toutes les branches du droit Chaque mois le journal de droit européen vous offre : f un contenu accessible en un coup d’œil pour une utilisation ciblée f une étude de qualité concernant les grandes matières communautaires 4 #** # $ -3 -0 + 3 * #} , f des commentaires pratiques sur l’actualité législative et jurisprudentielle PRIX DÉCOUVERTE "CPOOF[WPVTBWBOUMFFU bénéficiez d'une remise de 25%. +3*#}, -0 C’est pourquoi, dans son idée même, vouloir responsabiliser davantage les bénéficiaires des droits sociaux ne consiste pas nécessairement, pensons-nous, à les culpabiliser. Loin du registre de la stigmatisation, la responsabilisation relève davantage de l’appel à l’autodétermination si, plutôt que de se réduire à l’imputation de la responsabilité de maux sociétaux face auxquels l’allocataire social est constitutivement impuissant, elle se traduit par l’affirmation du droit de celui-ci à reprendre prise sur sa propre situation et à la mise à disposition des moyens d’y parvenir. Ne serait-ce pas là une façon d’affronter le défi crucial de continuer encore et toujours à socialiser la responsabilité face à la survenance de risques sociaux — c’est-à-dire à construire collectivement la sécurité d’existence — mais sans plus irresponsabiliser les exclus, non pas au sens où ceux-ci seraient d’improbables profiteurs oisifs qui abuseraient des largesses d’un système excessivement généreux, mais au sens où ils sont trop souvent expropriés de leur droit à décider de la direction à donner à leur réinsertion? (38) La concision nous a notamment contraint à passer sous silence un aspect aussi crucial — mais très souvent relevé — que celui de la disponibilité de l’emploi (voy. encore récemment G. LIENARD et G. HERMAN, « Manque d’emploi et responsabilité des chômeurs », La revue nouvelle, 2007, no 3, dossier « Regards croisés sur la sécurité sociale », pp. 34-43). La problématique du sousemploi structurel auquel sont confrontées certaines régions et certaines catégories sociales invite d’ailleurs à questionner plus largement l’orientation dominante des politiques macroéconomiques actuelles (voy. à ce propos I. CASSIERS et E. LEBEAU, « De l’Etat-providence à l’Etat social actif - Quels changements de régulation sous-jacents? », L’Etat social actif, op. cit., pp. 93-120). On le voit, le sujet est loin d’être épuisé... (39) Voy. I. FICHER, « La mise en œuvre de la responsabilisation du patient dans l’assurance obligatoire soins de santé », Rev. b. séc. soc., 2004, pp. 885-915. (40) La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, sous la dir. de F. DIGNEFFE et T. MOREAU, $ A partir de la confrontation des principales critiques soulevées par la responsabilisation des allocataires sociaux aux enseignements livrés par l’étude comparée des nouvelles politiques sociales, nous avons suggéré de distinguer au sein du projet d’Etat social actif, sur un plan idéal-typique à tout le moins, une variante coercitive, voire — n’ayons pas peur des mots — véritablement punitive, qu’incarne bien aujourd’hui l’exemple britannique, d’une part, et une variante émancipatrice, « capacitante », davantage animée par un idéal d’autonomisation des usagers, d’autre part. Tout en mesurant pleinement l’acuité des multiples objections opposées à la contractualisation des droits sociaux, nous nous sommes ainsi efforcé de dégager ce dont le nouveau paradigme de l’Etat social actif est peut-être potentiellement porteur, soit l’ambition de prendre au sérieux la parole de l’usager des services publics sociaux et de lui donner la possibilité de participer effectivement à la réalisation de ses propres droits. On en conviendra, dans un pays qui, aux dernières nouvelles, compte pas moins de 89.000 bénéficiaires du droit à l’intégration sociale et 427.000 chômeurs indemnisés inscrits comme demandeurs d’emploi pour 10 millions d’habitants, les questions juridiques et éthiques soulevées par le nouveau paradigme de l’Etat social actif — auxquelles, rappelons-le, le présent article n’entendait qu’introduire38 — méritent de faire l’objet d’un large débat de société. D’autant que ce paradigme trouve potentiellement à s’appliquer — quand il ne s’applique pas déjà, même si c’est sous d’autres étiquettes — à un très large éventail des champs de l’action publique. Toujours dans le domaine de la protection sociale, le bénéfice des prestations octroyées dans le cadre du système public de soins de santé tend ainsi à être lié à l’impératif de se faire responsable de sa propre santé39. Au-delà de la sécurité sociale, la justice pénale elle-même est traversée par un mouvement de responsabilisation du justiciable, qui tend à exiger de celui-ci une forme de consentement à la sanction40. En * *# social actif n’entend pas « condamner la sécurité sociale », comme le souhaitait M. Cornil, il n’en ambitionne pas moins de prendre à brasle-corps le problème de la déresponsabilisation des allocataires sociaux qu’auraient induit des mécanismes de protection sociale quelque peu dévoyés dans le sens de l’assistanat. En témoignent l’émergence de toute une nouvelle sémantique de l’activité, de l’autonomie, du contrat, du projet, de l’intégration... et sa cristallisation dans le droit des dispositifs publics d’aide aux exclus de l’emploi, ainsi que l’on peut l’observer dans les exemples de la transformation du droit au minimum de moyens d’existence en droit à l’intégration sociale et de la mise sur pied du plan d’accompagnement et de suivi actifs des chômeurs. Symboliquement, l’expression « Etat social actif » a d’ailleurs fait depuis son entrée dans les (rares) manuels de droit de la sécurité sociale37. 139 DOCTRINE 4# -3 2008 f des chroniques éclairantes, nombreuses et systématiques f la jurisprudence essentielle f l’annonce des évènements clés de la vie européenne : colloques, conférences, publications, communiqués f un graphisme moderne pour une consultation rapide et agréable Abonnement 2008 : 148,00 E Mensuel (sauf juillet et août) *4#/tQBHFTBO [email protected] Larcier c/o De Boeck Services sprl Fond Jean-Pques 4 ¥ B-1348 Louvain-la-Neuve ¥ (010) 48 25 70 ¥ (010) 48 25 19