Bureau de dépôt : Louvain 1
Hebdomadaire, sauf juillet et août
http://jt.larcier.be
23 février 2008 - 127eannée - 8
Georges-Albert DAL, rédacteur en chef
N
°
6300
ISSN 0021-812X
DOCTRINE
Vers un Etat social « actif »?
EPUIS
PEU
, on voit se multiplier les réformes du droit de
la sécurité sociale inspirées par le nouveau paradigme
de l’Etat social « actif ». Animées par l’objectif explicite
de rompre avec la culture assistancielle qui caractériserait notre
Etat-providence, ces réformes tendent à contractualiser les
prestations sociales pour encourager les allocataires sociaux
à se faire acteurs de leur parcours de réinsertion. Quoique ses
premières réalisations ne vont pas sans poser d’importantes
questions en termes d’efficacité et surtout de légitimité, ce projet
n’en est peut-être pas moins potentiellement porteur d’un
profond renouveau de notre conception des droits sociaux.
I
Introduction
D’un point de vue historique, on sait que l’on
situe généralement le passage de l’Etat libéral à
l’Etat social vers la seconde moitié du
XIX
e
siècle. Prenant acte de l’incroyable misère
engendrée par la révolution industrielle, les or-
ganisations ouvrières et les pouvoirs publics en-
treprennent — non sans de forts conflits —
l’élaboration d’un vaste ensemble d’assurances
sociales, constitutives de ce que l’on appellera
plus tard la sécurité sociale. Ces assurances so-
ciales visent à protéger leurs bénéficiaires des
multiples risques — maladie, chômage, acci-
dent du travail... — que fait peser sur chacun
d’entre eux le réagencement de la vie en socié-
té autour de la figure tutélaire du libre marché.
Alors que les risques apparaissaient auparavant
comme autant de coups du sort dont il apparte-
nait à tout citoyen de se prémunir grâce à la
prévoyance individuelle, désormais c’est plutôt
à la société dans son ensemble qu’échoit la tâ-
che d’assumer collectivement la charge de leur
survenance. La sécurité sociale a ainsi procédé
à une socialisation des responsabilités face aux
risques. Toute l’histoire du XX
e
siècle sera celle,
jusqu’aux années 1970 du moins, d’un déve-
loppement continu des dispositifs de
solidarité
1
.
Le fait a souvent été relevé que la socialisation
de la responsabilité aurait progressé de pair
avec une certaine déresponsabilisation, voire
une « irresponsabilisation », des individus. A
tel point qu’en 1964, Maurice Cornil, qui fut
professeur de droit social à l’U.L.B., bâtonnier
et président du M.R.A.X., pouvait faire paraître
dans le
Journal des tribunaux
un pamphlet re-
tentissant, sur la teneur duquel le seul titre en
dit long : « La sécurité sociale ou l’anti-
responsabilité »
2
. Il vaut la peine de s’y arrêter
un instant, tant ce texte est symptomatique du
sentiment qui pouvait prévaloir à l’époque chez
certains, et pas seulement dans les milieux con-
servateurs. La sécurité sociale, observe
M. Cornil, ne cesse de s’étendre; sa « marche
triomphale » paraît sans fin. « L’Etat ne veut
plus de la prévoyance individuelle. Il met son
point d’honneur à pourvoir à tout ». De la sor-
te, alors que « [l]e bonheur ne se conçoit guère
sans responsabilité (...), on a créé un nouveau
type d’hommes, (...) l’homme à qui l’Etat doit
(1)
Sur l’histoire du système belge de sécurité sociale —
évidemment moins linéaire que ce que pourraient lais-
ser entendre ces quelques lignes — voy. G. V
AN
-
THEMSCHE
,
La sécurité sociale - Les origines du système
belge - Le présent face à son passé
, Bruxelles, De Boeck,
coll. « Pol-His », 1994.
(2)
M. C
ORNIL
, « La sécurité sociale ou l’antirespon-
sabilité »,
J.T.
, 1964, pp. 181-182. Tout au long de l’an-
née 1964, le
Journal des tribunaux
a égrené les réactions
plus ou moins indignées parvenues au comité de rédac-
tion. Nous avons ainsi recensé une lettre d’Albert Delpé-
rée, secrétaire général du ministère de la Prévoyance so-
ciale, suivie d’une brève réponse de M. Cornil, aux
pages 252 à 254; une lettre de Georges Aronstein, prési-
dent de la section belge de la Ligue des droits de l’hom-
me, p. 549; enfin, la réaction, approbatrice celle-là, de
l’avocate M.-L. Ernst-Henrion, pp. 589 et 590.
SOMMAIRE
Vers un Etat social « actif »?,
par D. Dumont . . . . . . . . . . . . . . . . 133
I. Responsabilité extracontractuelle -
Entrepreneur - Passage de camions
de sous-traitants - Dommages aux
immeubles - II. Troubles anormaux
du voisinage - Trouble « à distance » -
Conditions.
(Bruxelles, 16ech.,
12 septembre 2007) . . . . . . . . . . . . 140
I. Possession - Contenu d’un coffre-fort -
Prise en location par une personne
commune en biens - Communauté
dépourvue de personnalité juridique -
Conjoint de la titulaire sans possession
utile - II. Possession - Coffre pris en
location - Contenu destiné à la titulaire
lors du décès de la mandataire - Simple
détention par la locataire - III. Procédure
téméraire et vexatoire - Défense de
mauvaise foi.
(Liège, 7ech., 21 juin 2007) . . . . . . 141
I. Harcèlement moral - Bien-être des
travailleurs (loi du 4 août 1996) - Action
en cessation - Loi du 6 février 2007 -
Compétence du président du tribunal
du travail - Procédure « comme en
référé » introduite par voie de requête
contradictoire - Loi d’application
immédiate - II. Harcèlement moral -
Nouvelle définition - Loi du 10 janvier
2007 - Examen distinct des faits selon
qu’ils sont antérieurs ou postérieurs à
l’entrée en vigueur de la loi nouvelle -
III. Harcèlement moral - Preuve -
Etablissement de faits laissant présumer
un harcèlement - Preuve contraire à
charge du défendeur - IV. Astreinte -
Mesure inadéquate - Affichage -
Mesure inopportune.
(Trib. trav. Bruxelles, cess.,
10 janvier 2008, note) . . . . . . . . . . . 142
Chronique judiciaire :
Sanctions disciplinaires versus mesures
de sécurité : deux poids, deux mesures
dans le droit pénitentiaire - Dates retenues
- Bibliographie.
JT_6300_08_2008.fm Page 133 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM
134
DOCTRINE
2008
tout (...), un homme-enfant qui n’est plus habi-
tué à diriger sa vie, sa famille, à gérer son patri-
moine, et qui est incapable de le faire parce que
l’Etat en a fait un incapable (...) ». S’il est heu-
reux que
Germinal
ne soit plus qu’un lointain
souvenir, il reste que « le remède choisi » a
« multiplié les maux du paternalisme ». Parce
qu’elle « perpétue une vision pessimiste de
l’homme présumé incapable de déterminer son
propre sort », il faut « condamner la sécurité
sociale », conclut M. Cornil.
Quarante ans plus tard, Maurice Cornil aurait-
il fait école? Les temps semblent en tout cas
avoir bien changé : sans compter que l’époque
où la sécurité sociale ne cessait de s’étendre
dans une « marche triomphale » vers le pro-
grès paraît aujourd’hui révolue, on assiste de-
puis peu en droit social — tout comme,
d’ailleurs, dans nombre d’autres champs du
droit — à la formidable montée en puissance
du thème de la
responsabilisation
. Cette dyna-
mique serait la face visible du succès de ce
nouveau référentiel politico-idéologique
qu’est l’Etat social « actif », introduit en Belgi-
que par l’homme politique et intellectuel fla-
mand Frank Vandenbroucke (SP.A), qui fut mi-
nistre des Affaires sociales entre 1999 et
2003
3
. Désormais, il est question d’« activer »
la protection sociale, de « responsabiliser »
les allocataires sociaux, de réarticuler « droits
et devoirs », afin de sortir l’Etat-providence de
l’ornière assistancielle dans laquelle il se se-
rait enlisé.
A l’évidence le sujet ne manque pas d’enjeux,
puisqu’il engage finalement rien moins que no-
tre conception même de ce que signifie et im-
plique la solidarité à l’heure de la globalisation.
Sans prétendre aucunement faire ici le tour
d’une problématique pour le moins complexe,
le présent article a pour seule ambition de pro-
poser une brève introduction critique à ce fa-
meux concept d’Etat social actif, en privilégiant
aux discussions de nature plus technique une
réflexion sur les reconfigurations contemporai-
nes de la
forme
même des droits à la protection
sociale, c’est-à-dire sur l’évolution du type de
relation qui se noue entre les bénéficiaires de
l’aide publique et les organismes de gestion de
la précarité. Pour ce faire, nous commencerons
par esquisser, à partir d’exemples, les lignes di-
rectrices du projet d’Etat social actif en matière
de protection sociale (1). Nous répertorierons
ensuite les principales critiques qui lui sont
adressées, lesquelles convergent majoritaire-
ment pour démasquer derrière les affirmations
généreuses les dangers qu’il charrierait pour
notre modèle social (2). Tout en prenant pleine-
ment acte de ces critiques, nous tenterons alors
d’indiquer les virtualités plus positives que n’en
porte peut-être pas moins aussi le référentiel de
l’Etat social actif, à côté des « dérives » possi-
bles (3). Pour terminer, nous illustrerons le pro-
pos par l’évocation d’une affaire tirée de la ju-
risprudence récente (4).
1
De l’Etat-providence
à l’Etat social actif
Pour faire sentir le type de transformation des
droits sociaux qu’engendre l’« activation » des
dispositifs de protection sociale, nous nous
proposons de décrire succinctement deux ré-
formes récentes du droit belge de la sécurité
sociale explicitement inspirées par le référent
de lEtat social actif. La première relève du
champ de l’aide sociale, la seconde de celui de
la sécurité sociale au sens strict. Sans doute les
plus emblématiques à ce jour du nouvel impé-
ratif de la responsabilisation des allocataires
sociaux, elles ont fait et continuent de faire
l’objet l’une et l’autre de vives controverses
4
.
En 2002, tout d’abord, le droit au minimum de
moyens d’existence, que l’on appelait couram-
ment « minimex », a été remplacé par le droit à
l’intégration sociale
5
, qui consiste principale-
ment en l’octroi d’un revenu d’intégration, le-
quel peut être assorti — et c’est ceci la (relative)
nouveauté
6
— d’un projet individualisé d’inté-
gration sociale. Lorsque tel est le cas, l’intéressé
doit conclure avec le centre public d’aide so-
ciale — entre-temps rebaptisé, et c’est évidem-
ment tout à fait significatif, centre public d’ac-
tion sociale
7
— un contrat, aux termes duquel
il prend certains engagements : rechercher un
emploi, suivre une formation, trouver un loge-
ment, accomplir certaines démarches adminis-
tratives, etc. Ce faisant, l’objectif revendiqué
par le législateur est de garantir aux bénéficiai-
res de l’aide sociale, au-delà d’une indemnisa-
tion purement passive, le droit à une existence
« responsable ». Le non-respect par l’intéressé,
« sans motifs légitimes », des obligations consi-
gnées dans le contrat contenant un projet indi-
vidualisé d’intégration sociale est susceptible
d’entraîner la suspension totale ou partielle du
versement du revenu d’intégration pour une
durée d’un mois.
Deux ans plus tard, la réglementation du chô-
mage à son tour a fait l’objet d’une importante
réforme
8
. Le gouvernement est parti du constat
que l’Office national de l’emploi (O.N.Em.)
avait dans les faits plus ou moins renoncé à vé-
rifier la disponibilité des chômeurs pour le mar-
ché de l’emploi, de telle sorte que ceux-ci, une
fois admis au bénéfice des allocations, n’étaient
plus guère incités à chercher à sortir du chôma-
ge, pas plus qu’ils n’y étaient aidés. Désormais,
il est demandé au chômeur non plus unique-
ment de rester « disponible » pour le marché
du travail mais de « rechercher activement un
emploi ». Le respect de cette obligation nouvel-
le est vérifié au moyen d’une procédure de suivi
relativement complexe. Après l’envoi d’un
avertissement écrit, l’O.N.Em. convoque le
chômeur pour un entretien lors duquel un
agent « facilitateur » évalue les efforts qu’il a
fournis pour s’insérer sur le marché du travail.
En cas d’évaluation négative, l’intéressé est
amené à consigner dans une convention indivi-
duelle conclue avec l’O.N.Em. un certain nom-
bre d’engagements concrets, dont le respect est
évalué lors d’un entretien ultérieur. En cas de
nouvelle évaluation négative, l’allocation de
chômage peut être temporairement réduite ou
suspendue au titre de sanction. Il importe de
noter que cette nouvelle procédure de contrôle
de la disponibilité des chômeurs s’est substi-
tuée à l’ancien système de suspension pour
chômage de longue durée — qui constituait
une exception importante au principe selon le-
quel les allocations de chômage ne sont pas li-
mitées dans le temps — tandis que l’exigence
du « pointage » bimensuel à la commune a été
(3)
Voy. F. V
ANDENBROUCKE
, « De actieve welvaartsstaat :
een Europees perspectief »,
Op zoek naar een redelijke
utopie - De actieve welvaartsstaat in perspectief
, Leuven-
Apeldoorn, Garant, 2000, pp. 149-168. Il s’agit du texte
d’une conférence prononcée en 1999 à Amsterdam, à
l’invitation du parti travailliste néerlandais. Une traduc-
tion française en est disponible en ligne (F. V
AN
-
DENBROUCKE
, « L’Etat social actif : une ambition
européenne », exposé Den Uyl, Amsterdam,
13 décembre 1999, http://oud.frankvandenbroucke.be/
html/soc/ZT-991213.htm).
(4)
Sur les mobilisations syndicales et associatives susci-
tées par les deux réformes, voy. J. F
ANIEL
, « Associations
et syndicats face à la réforme du minimex »,
Syndicats et
société civile : des liens à (re)découvrir
, sous la coord.
de S. B
ELLAL
, T. B
ERNS
, F. C
ANTELLI
et J. F
ANIEL
, Bruxelles,
Labor, coll. « La Noria », 2003, pp. 103-116 et
id
.,
« Réactions syndicales et associatives face au “contrôle
de la disponibilité des chômeurs” »,
L’année sociale
,
2004, pp. 133-148.
(5)
Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégra-
tion sociale,
M.B.
, 31 juillet 2002. Sur cette loi, voy. no-
tamment C. R
ADERMECKER
, « Nouveau produit de l’Etat
social actif : le “droit” à l’intégration sociale »,
J. dr.
jeun.
, n
o
209, 2001, pp. 37-48; P. D
E
K
EYSER
, « La nou-
velle loi concernant le droit à l’intégration sociale - De
l’Etat-providence à l’Etat social actif : un progrès ou une
régression? »,
Journ. proc.
, n
o
439, 2002, pp. 7-9;
L. V
ENY
, « Het leefloon - De actieve welvaartstaat... en
het recht op maatschappelijke integratie »,
NjW
, 2002,
pp. 192-204;
Vers le droit à l’intégration sociale
, sous la
dir. de M. B
ODART
, Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en
mouvement », 2002; D. P
IETERS
, « Werkbereidheid of
loonbereidheid? »,
R.D.S.
, 2002, pp. 337-353; J. P
UT
,
« Van aanvraag tot beroep in de Wet Maatschappelijke
Integratie : een versterking van de positie van de
gerechtigden? »,
R.D.S.
, 2002, pp. 355-383;
D. S
IMOENS
, « Wanneer is leven lonend? »,
R.D.S.
,
2002, pp. 385-402; D. S
IMOENS
, « Van Bestaansminimu-
mwet naar Wet Maatschappelijke Integratie : wat veran-
dert in het (r)echt? »,
R.W.
, 2002-2003, pp. 1441-1452;
D. S
IMOENS
, « Wet Maatschappelijke Integratie : andere
samenleving, andere rechtspraak? »,
R.D.S.
, 2003,
pp. 127-194; N. B
ERNARD
, « Le contrat d’intégration so-
ciale comme matérialisation paradigmatique des “obli-
gations correspondantes” de l’article 23 de la
Constitution? »,
La responsabilité, face cachée des droits
de l’homme
, sous la dir. de H. D
UMONT
, F. O
ST
et S.
VAN
D
ROOGHENBROECK
, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 325-
353; S. G
ILSON
et M. G
LORIEUX
, « Le droit à l’intégration
sociale comme première figure emblématique de l’Etat
social actif - Quelques commentaires de la loi du 26 mai
2002 »,
L’Etat social actif - Vers un changement de para-
digme?
, sous la dir. de P. V
IELLE
, P. P
OCHET
et I. C
ASSIERS
,
Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société »,
2005, pp. 233-255.
(6)
« Relative » écrivons-nous, car le projet individualisé
d’intégration sociale trouve en réalité son origine dans la
loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’ur-
gence pour une société plus solidaire, mais on n’y insis-
tera pas davantage ici. Sur le sujet, voy. J.-F. F
UNCK
, « Le
projet individualisé d’intégration sociale dans la loi sur
le minimum de moyens d’existence »,
J. dr. jeun.
,
n
o
124, 1993, pp. 3-7; H. F
UNCK
, « Aide-toi,... le
C.P.A.S. t’aidera” - Commentaire de la loi du 5 août
1992 portant des dispositions diverses relatives aux cen-
tres publics d’aide sociale et de la loi du 12 janvier 1993
contenant un programme d’urgence pour une société
plus solidaire »,
Chr. D.S.
, 1993, pp. 145-155 et
pp. 197-204; J.-F. F
UNCK
, « Contractualisation de l’aide
sociale : mériter la dignité humaine? »,
J. dr. jeun.
,
n
o
135, 1994, pp. 3-4.
(7)
Loi du 7 janvier 2002 modifiant la loi du 8 juillet
1976 organique des centres publics d’aide sociale en
vue de modifier la dénomination des centres publics
d’aide sociale,
M.B.
, 23 février 2002.
(8)
Arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de
la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs
complets qui doivent rechercher activement un emploi,
M.B.
, 9 juillet 2004, 2
e
éd. Pour un commentaire, voy.
B. G
RAULICH
et P. P
ALSTERMAN
, « Le “contrôle des chô-
meurs” - Commentaire de l’arrêté royal du 4 juillet 2004
portant modification de la réglementation du chômage à
l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher
activement un emploi »,
Chr. D.S.
, 2004, pp. 489-499,
ainsi que O.N.Em., « Feuille info - L’activation du com-
portement de recherche d’emploi », www.onem.be/
D_opdracht_W/Werknemers/TActivering/InfoFR.pdf,
avril 2007, et V. V
AN
G
OETHEM
, « Overzicht reglemen-
taire wijzigingen 2001-2005 : werkloosheid »,
R.D.S.
,
n
o
spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid
2001-2006 », 2006, pp. 583-636, pp. 587 à 596.
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135
DOCTRINE
2008
supprimée
9
. Enfin, pour assister plus positive-
ment le chômeur dans ses démarches, les dis-
positifs d’aide à la réinsertion socio-profession-
nelle des services régionaux de l’emploi ont été
substantiellement améliorés, notamment dans
le sens d’une plus grande personnalisation de
l’accompagnement
10
11
.
Cette double mise en œuvre du projet d’Etat so-
cial actif témoigne assez clairement de l’idée
qu’en matière de politique sociale, il serait
temps que les pouvoirs publics adoptent un
rôle moins résigné et plus « proactif » — pour
reprendre le vocabulaire de Frank Vanden-
broucke — face à la survenance des risques so-
ciaux. Les formes de la solidarité collective ne
pourraient plus se limiter à la seule indemnisa-
tion financière à terme indéfini de l’exclusion.
Corrélativement, les allocataires sociaux ne
pourraient plus être réduits au seul statut de ti-
tulaires de droits subjectifs à opposer à la col-
lectivité, mais devraient en outre contribuer ac-
tivement à la réalisation de leurs droits et se fai-
re ainsi acteurs de leur propre émancipation.
Dans un registre plus juridique, si l’on procède
à une généralisation prospective à partir des
deux exemples qui viennent d’être exposés,
l’activation de la protection sociale paraît opé-
rer par le double vecteur de l’individualisation
et de la conditionnalisation — relatives — des
prestations sociales. Telle est à tout le moins la
grille de lecture que nous proposons d’adopter
pour identifier les mutations à l’œuvre dans le
champ de la protection sociale
12
.
D’une part, les pouvoirs publics ne pourraient
plus se « contenter » d’assurer une redistribu-
tion des richesses et une indemnisation des ris-
ques par le biais des mécanismes de transferts
fiscaux et sociaux typiques de l’Etat-providence
des Trente glorieuses. Plutôt que d’agir exclusi-
vement
a posteriori
par l’octroi de ressources
compensatoires, un Etat social actif devrait da-
vantage tenter de prévenir la pérennisation des
situations d’exclusion, en
individualisant
les
prestations sociales. Vandenbroucke plaide
ainsi pour le « sur-mesure », qui vise à rencon-
trer la diversification croissante des parcours de
vie et à permettre aux allocataires de s’exprimer
sur leur propre situation. S’inscrit par exemple
dans ce mouvement l’idée d’offrir aux deman-
deurs d’emploi un suivi plus personnalisé dans
leurs démarches, pour éviter qu’ils ne s’em-
bourbent dans une précarité dont les bureau-
craties impersonnelles et anonymes sont parfois
bien peu à même de les déloger.
D’autre part, pour sortir de la logique de l’in-
demnisation résignée de l’exclusion, l’alloca-
taire devrait simultanément se faire acteur de sa
propre insertion. Juridiquement, la « responsa-
bilisation » des bénéficiaires opère via le ren-
forcement de la
conditionnalisation
des droits,
soit par la formulation de nouvelles contrepar-
ties aux droits sociaux, ainsi qu’on l’observe
dans les exemples de la réforme du minimex ou
de l’assurance chômage. Il s’agit d’exiger de la
part de l’allocataire qu’il effectue certaines dé-
marches positives en vue de concrétiser les
droits formels qui lui sont reconnus, et, plus lar-
gement, de garantir sa pleine participation à la
vie sociale. Les droits sociaux devraient donc
être reconfigurés de manière à encourager les
bénéficiaires à se remobiliser plutôt qu’à de-
meurer indéfiniment dans l’inactivité maigre-
ment subventionnée.
Pratiquement, ces deux traits idéaux-typiques
de la personnalisation et de la conditionnalisa-
tion opèrent main dans la main, via l’irruption
du
médium contractuel
dans le champ des po-
litiques sociales : comme on le voit dans nos
deux exemples, l’allocataire social est amené à
consigner un certain nombre d’engagements
dans une convention individuelle conclue avec
l’administration, qui a pour effet à la fois d’indi-
vidualiser et de conditionner partiellement les
prestations de sécurité sociale. Ainsi érigé en
véritable « passeport pour l’accès aux droits
sociaux »
13
, c’est sans doute ce recours à la
technique contractuelle qui constitue le mar-
queur juridique le plus net de l’Etat social actif.
Sur le plan de la forme même des droits so-
ciaux, alors que la logique indemnitaire et ré-
paratrice caractéristique de l’Etat-providence
faisait principalement dépendre l’octroi des
prestations sociales de la seule appartenance
antérieure à une métacatégorie juridique — le
collectif des travailleurs cotisants dans le cas du
chômage, la citoyenneté dans celui de l’aide
sociale résiduaire — leur contractualisation a
pour effet de les faire davantage dépendre de
contre-prestations individuelles attendues pour
l’avenir
14
.
Individualisation, conditionnalisation, contrac-
tualisation : autant de caractéristiques qui mar-
quent l’amorce d’une inflexion notable des
techniques de l’Etat-providence; aux presta-
tions indemnisatrices catégorielles et standardi-
sées, succéderaient les interventions taillées sur
mesure — ou du moins se présentant comme
telles — pour le bénéficiaire et ses caractéristi-
ques personnelles. Autrefois ignoré dans ses
spécificités et subsumé dans les catégories ho-
mogénéisantes de l’administration, l’individu
fait ainsi son entrée à proprement parler dans
les politiques sociales. Pour le pire comme pour
le meilleur?
2
L’Etat social actif
sous le feu de la critique
Il faut se poser la question : que penser de cette
intrusion des figures de l’individu et du contrat
dans le champ des politiques sociales? A cet
égard, la tonalité qui domine chez la plupart
des observateurs est plutôt l’inquiétude, voir la
franche opposition. Leurs mises en garde et
leurs arguments critiques à l’encontre du projet
d’Etat social actif et de ses réalisations méritent
indéniablement un examen attentif. Pour tenter
de clarifier le débat, nous stucturerons notre in-
ventaire à partir de notre grille de lecture à trois
entrées des processus d’activation des droits so-
ciaux.
La
conditionnalisation
des prestations de sécu-
rité sociale, d’abord, charrie clairement le dan-
ger — pour le dire en un mot — d’en demander
beaucoup, voire trop, à ceux qui ont déjà si
peu, comme le dit le sociologue Robert
Castel
15
. En effet, si elle poursuit l’objectif,
a
priori
louable, de remobiliser l’allocataire so-
cial, de l’amener à se départir de la posture
d’assisté, sa mise en œuvre n’en risque pas
moins, en pratique, de faire dépendre le béné-
fice des droits sociaux fondamentaux de l’ac-
complissement de prestations positives diffici-
les à assumer pour les « bénéficiaires » les plus
démunis. Alors que l’Etat-providence s’est
construit sur la notion de risque social, dont la
survenance aléatoire est assumée solidaire-
ment, le projet d’Etat social actif pourrait entraî-
ner une hypertrophie de la responsabilité indi-
viduelle dans la prise en charge du risque et un
déclin corrélatif du principe de solidarité. Un
tel glissement serait pour le moins contestable,
car il conduirait à imputer aux victimes de l’ex-
clusion la responsabilité d’une situation sur la-
quelle elles n’ont bien souvent que peu de pri-
se.
Plus fondamentalement, une conditionnalisa-
tion drastique de toutes les prestations sociales
en vue d’en responsabiliser les bénéficiaires
pourrait bien nous ramener en deçà de la con-
ception de l’autonomie portée par les institu-
tions de l’Etat social. Comme l’ont très juste-
ment relevé M. de Nanteuil et H. Pourtois, une
telle dynamique reposerait en effet sur une con-
tradiction majeure, puisqu’elle ferait comme si
les bénéficiaires disposaient déjà des ressour-
ces leur permettant d’accéder à l’autonomie re-
cherchée... alors que c’est précisément cette
autonomie — à tout le moins matérielle — que
l’Etat social, historiquement, s’est donné pour
fonction d’assurer
16
. On le voit, le paradoxe est
intenable : dans un système où le bénéfice de
tous les droits sociaux serait conditionné à l’ac-
complissement de prestations positives, l’allo-
cataire social serait sommé de s’émanciper...
tout en étant privé des moyens élémentaires d’y
parvenir.
(9)
Arrêté royal du 5 mars 2006 modifiant l’arrêté royal
du 25 novembre 1991 portant réglementation du chô-
mage dans le cadre de la suppression du contrôle de
pointage,
M.B.
, 15 mars 2006.
(10)
Voy. la loi du 17 septembre 2005 portant assenti-
ment à l’accord de coopération du 30 avril 2004 entre
l’Etat fédéral, les Régions et les Communautés relatifs à
l’accompagnement et au suivi actifs des chômeurs,
M.B.
, 25 juillet 2007.
(11)
Signe des temps, l’O.R.B.Em. (Office régional
bruxellois de l’emploi) vient de se muer en Actiris (arrêté
du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du
21 juin 2007 modifiant le sigle de l’Office régional
bruxellois de l’emploi,
M.B.
, 11 juillet 2007), dont le
nouveau slogan publicitaire est : « plus proche, pour al-
ler plus loin dans la vie active ».
(12)
Pour une typologie plus large des techniques d’ac-
tivation de la sécurité sociale, incluant les réductions de
cotisations sociales, les formules de conversion d’alloca-
tions sociales en subsides salariaux et le dispositif des
agences locales pour l’emploi, voy. P. S
ICHIEN
, « De ac-
tiveringsfunctie van de sociale zekerheid : een juridische
analyse - De sociale zekerheid : hangmat, vangnet of
springplank? »,
Jura Falconis
, 2005-2006, pp. 243-274,
pp. 253 à 265. Voy. également l’inventaire des différen-
tes réformes de la sécurité sociale menées au nom de
l’Etat social actif dressé par J. V
AN
L
ANGENDONCK
, avec
la coll. de V. V
ERDEYEN
, « De evolutie van het sociale-
zekerheidsrecht in de periode 2001-2006 »,
R.D.S.
,
n
o
spécial « Ontwikkelingen van de sociale zekerheid
2001-2006 », 2006, pp. 859-886, pp. 870 et 871.
(13)
Pour reprendre le titre du dernier ouvrage du centre
Droits fondamentaux et lien social des Facultés universi-
taires Notre-Dame de la Paix de Namur :
Un nouveau
passeport pour l’accès aux droits sociaux : le contrat
,
sous la dir. de H.-O. H
UBERT
, Bruxelles, La Charte, coll.
« Droit en mouvement », 2006.
(14)
Sur ceci, voy. les fines analyses de R. L
AFORE
, « Le
contrat dans la protection sociale »,
Droit social
, 2003,
n
o
1, « Un nouveau droit social? », pp. 105-114, p. 111.
(15)
R. C
ASTEL
,
L’insécurité sociale - Qu’est-ce qu’être
protégé?
, Paris, Seuil, coll. « La République des idées »,
2003, p. 71.
(16)
M. D
E
N
ANTEUIL
-M
IRIBEL
et H. P
OURTOIS
, « L’Etat so-
cial actif - Une réponse au défi de l’intégration par le
travail? »,
L’Etat social actif
,
op. cit.
, pp. 323-350,
p. 333.
JT_6300_08_2008.fm Page 135 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM
136
DOCTRINE
2008
Dans une veine relativement similaire, si l’
indi-
vidualisation
des droits peut s’avérer bénéfique
par rapport à la distribution impersonnelle de
prestations standardisées, elle n’en risque pas
moins d’engendrer un certain arbitraire. Aux
droits catégoriels délivrés dès la réunion de cer-
taines conditions objectives se substitueraient
des faveurs et des privilèges octroyés plus ou
moins discrétionnairement, en fonction de la
capacité de l’allocataire social à convaincre
son interlocuteur-contrôleur qu’il mérite
« vraiment » d’être admis au bénéfice de l’aide
publique. A cet égard, la personnalisation des
prestations pourrait donc encore accroître le
différentiel de ressources déjà présent
ex ante
,
au sens où elle bénéficierait surtout aux indivi-
dus les mieux dotés en capital psycho-social,
capables plus que les autres d’en tirer parti.
C’est que, comme le note Castel à propos de
l’individualisation des rapports de travail —
mais son propos peut être largement transposé
au domaine qui nous occupe — « tout le mon-
de n’est pas également armé pour y faire
face »
17
. A cela, s’ajoutent encore les effets de
stigmatisation et le redoublement du contrôle
social que risque de produire le ciblage des
prestations, tant ajuster celles-ci aux spécifici-
tés des personnes prises en charge sert trop sou-
vent de prétexte pour justifier de substantielles
immixtions dans leur vie privée...
Dans le prolongement, c’est plus largement
l’intrusion de la figure du
contrat
dans les droits
sociaux qui est sérieusement questionnée. En
effet, quel consentement « libre et éclairé » est
en mesure d’exprimer un allocataire social à
l’évidence engagé dans une relation foncière-
ment asymétrique avec les autorités publiques?
Puisque c’est justement en raison de sa précari-
té qu’il est en situation de demandeur d’aide,
l’allocataire risque d’être
de facto
contraint
d’accepter les diverses mesures qui lui sont
soumises par ces « nouveaux magistrats du
social » que sont (forcés d’être) les travailleurs
sociaux contemporains
18
. Bref, on l’aura com-
pris, si le recours à l’outil contractuel dans le
champ des politiques sociales semblait permet-
tre d’adapter les prestations de sécurité sociale
aux singularités de chaque bénéficiaire tout en
mettant en œuvre certains incitants réflexifs en
vue de promouvoir sa remobilisation, en prati-
que il risque surtout d’accroître encore la pré-
carité des allocataires sociaux déjà les plus dé-
munis, dans la mesure où, malgré de bonnes in-
tentions, la conditionnalisation et le ciblage des
droits sociaux ont souvent des effets largement
contre-productifs. On aurait donc affaire à une
logique franchement régressive.
Partant, les adversaires de l’Etat social actif
n’ont pas de mots assez durs pour condamner
celui-ci et ses réalisations. Ainsi, un collectif de
sociologues et de politologues a suspecté le
nouveau dispositif de suivi des chômeurs
d’avoir pour effet d’accroître la stigmatisation
des exclus de l’emploi et d’alimenter de la sorte
le vote d’extrême droite
19
, tandis que, pour sa
part, la Ligue des droits de l’homme a déclaré
voir dans ce même dispositif la marque non pas
« d’un Etat socialement plus actif [mais] d’un
Etat social réservé aux seuls actifs »
20
. Quant au
paradigme proprement dit, il esquisserait le
scénario quelque peu cauchemardesque d’une
véritable inversion des mécanismes de
solidarité
21
: là où, au sein de l’Etat-providence,
l’individu victime d’un risque collectif était as-
suré de la solidarité du corps social à son égard,
l’allocataire de l’Etat social actif serait en passe
de devenir juridiquement le premier, voire
l’unique responsable de sa trajectoire person-
nelle, en se voyant enjoindre de peser le moins
possible sur les dispositifs de solidarité insti-
tuée. Sous couvert de renouveau du projet so-
cial-démocrate se cacherait en réalité la vulgai-
re réactivation d’un « vieux projet empreint de
conservatisme libéral et de moralisme
chrétien »
22
.
Au fond, si tout ceci était avéré, l’histoire ne
serait-elle pas singulièrement en passe de se
répéter? Que l’on en juge. Dans l’esprit des
bourgeois du XIX
e
siècle, les pratiques de
bienfaisance devaient viser à amener leurs
destinaires à se libérer par eux-mêmes, à ter-
me, de la dépendance. Dans son analyse des
représentations libérales de l’époque, François
Ewald écrit ainsi : « la bienfaisance doit moins
viser à secourir une détresse physique ou un
dénuement matériel qu’elle ne doit s’adresser
à la volonté de celui qu’elle secourt. Son ac-
tion est une action de moralisation; ce qu’elle
doit produire, c’est une
conversion
: convertir
le pauvre dans son rapport avec lui-même, le
monde et les autres. Le convertir aux lois de
l’économie, lui rappeler ses devoirs envers lui-
même, lui redonner le sentiment de sa dignité,
lui montrer qu’il tient son sort entre ses
mains »
23
. N’y a-t-il pas là quelque proximité
saisissante avec la rhétorique contemporaine
de l’activation? En invitant les personnes pré-
caires à se reprendre en main pour qu’elles
s’émancipent par elles-mêmes, les nouvelles
politiques sociales sont-elles fort différentes,
dans leur esprit, de l’aide bienfaisante d’autre-
fois, qui devait amener le pauvre à entrer dans
le cycle de la prévoyance, afin qu’il ne néces-
site plus de secours?
Si tel était le cas, on pourrait craindre, au vu de
l’histoire, que ce retour sonne en réalité comme
une franche régression, singulièrement pour les
plus démunis. C’est que la liberté n’est souvent
qu’une fiction pour tous ceux qui sont dénués
des moyens les plus élémentaires de l’assumer :
comme le résume Jean-Louis Genard, « il ne
suffit pas de vouloir pour pouvoir »
24
.
3
Retour au XIXesiècle
ou renouveau de l’Etat social?
Les deux visages
de l’Etat social actif
A vrai dire, les diagnostics les plus virulents que
nous avons passés en revue ne paraissent pas
excessifs au regard par exemple de certaines
évolutions observables outre-Manche. En effet,
au nom de la nécessité de responsabiliser da-
vantage les bénéficiaires de prestations sociales
et de lutter contre les comportements nuisibles
à la collectivité
(anti-social behaviour)
, le gou-
vernement travailliste britannique a multiplié
ces dix dernières années les causes de dé-
chéance des droits sociaux liées à la commis-
sion d’infractions pénales. Ainsi, le non-respect
des conditions fixées par un juge dans le cadre
d’une probation ou d’une prestation d’intérêt
général est susceptible d’entraîner l’exclusion
du bénéfice des allocations de chômage pen-
dant plusieurs semaines, de telle sorte qu’à la
sanction pénale classique vient se superposer la
perte temporaire de tout revenu de remplace-
ment, pour une cause, du reste, totalement
étrangère à la logique interne de l’assurance
chômage. Ne serait-ce que sur le seul plan de
l’efficacité, cette forme de double peine ne
manque pas de laisser perplexe, tant priver des
individus souvent déjà marginalisés des
moyens de subsistance paraît constituer davan-
tage un incitant à travailler en noir ou à plonger
définitivement dans la criminalité qu’une me-
sure de portée éducative
25
.
Au vu de pareille expérience, ne reste-t-il plus
qu’à conclure que l’Etat social actif et le registre
de la responsabilisation des acteurs signent né-
cessairement la mue de l’Etat-providence en un
« Etat-pénitence », un Etat qui « punit les
pauvres »
26
? Sans doute pourrait-on s’arrêter là
s’il n’y avait pas autre chose, mais tel n’est pas
le cas. Car l’analyse comparée des politiques
sociales montre qu’une profonde diversité ca-
ractérise la mise en œuvre au sein des différents
systèmes nationaux de protection sociale du
principe même de l’activation, désormais à
l’œuvre partout en Europe
27
. Ainsi, les réformes
du droit social belge emblématiquement ran-
gées sous la bannière de l’Etat social actif ne té-
moignent pas à ce jour de l’instrumentalisation
de la sécurité sociale à des fins de politique pé-
nale et de moralisation répressive des conduites
observable au Royaume-Uni. Ce n’est pas à
dire qu’elles ne soient pas éventuellement criti-
quables pour autant; toutefois, afin de ne pas
entrer ici dans une discussion technique sur les
(17)
R. C
ASTEL
, « Travail et utilité au monde »,
Revue in-
ternationale du travail
, 1996, n
o
6, « Regards croisés sur
le travail et son devenir », pp. 675-682, p. 681.
(18)
L’expression est de P. R
OSANVALLON
,
La nouvelle
question sociale - Repenser l’Etat-providence
, Paris,
Seuil, coll. « Points », 1995, p. 214, qui prend lui-même
appui sur les travaux d’Antoine Garapon relatifs au juge.
(19)
M. A
LALUF
, J. F
ANIEL
, O. P
AYE
et P. V
ERJANS
, « La stig-
matisation des chômeurs, elle aussi, nourrit l’extrême
droite »,
Le Soir
, 21 juin 2004.
(20)
Ligue des droits de l’homme, « Etat social actif : Etat
socialement plus actif ou Etat social réservé aux seuls ac-
tifs? L’activation du comportement de recherche d’em-
ploi à l’aune des droits de l’homme », www.liguedh.be/
medias/268_050614%20Argumentaire%20activation
%20des%20chômeurs.pdf, juin 2005, p. 2.
(21)
C. A
RNSPERGER
, « L’Etat social actif comme nouveau
paradigme de la justice sociale - L’avènement du solida-
risme responsabiliste et l’inversion de la solidarité »,
L’Etat social actif
,
op. cit.
, pp. 279-300, particulièrement
pp. 294 à 297.
(22)
G. G
EUENS
, v
o
« Etat social actif »,
Les nouveaux
mots du pouvoir - Abécédaire critique
, sous la dir. de
P. D
URAND
, Bruxelles, Aden, 2007, pp. 187-190, p. 189.
(23)
F. E
WALD
,
L’Etat providence
, Paris, Grasset, 1986,
p. 73.
(24)
J.-L. G
ENARD
, « Responsabilisation individuelle ou
déresponsabilisation collective? »,
La revue nouvelle
,
décembre 2002, pp. 63-69, p. 69.
(25)
Sur tout ceci, voy. P. L
ARKIN
, « The “Criminaliza-
tion” of Social Security Law : Towards a Punitive Welfare
State? »,
Journal of Law and Society
, 2007, n
o
3,
pp. 295-320, particulièrement pp. 302 à 308 (je remer-
cie mon collègue Antoine Bailleux d’avoir attiré mon at-
tention sur cet article).
(26)
L. W
ACQUANT
,
Punir les pauvres - Le nouveau gou-
vernement de l’insécurité sociale
, Marseille, Agone, coll.
« Contre-feux », 2004.
(27)
Dans la dernière édition du « Que sais-je? » sur
l’Etat-providence, parue tout récemment, F.-X. Merrien
constate ainsi : « les notions de
workfare
, de contrepar-
ties et d’activation des dépenses sociales deviennent
d’un emploi commun dans les politiques d’assistance et
de lutte contre le chômage » (F.-X. M
ERRIEN
,
L’Etat-provi-
dence
, 3
e
éd., Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 2007,
p. 112).
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137
DOCTRINE
2008
réformes récentes de l’aide sociale et de l’assu-
rance chômage dont nous avons fait état plus
haut, on laissera cette question de côté au profit
d’une réflexion plus prospective
28
.
A l’aune des études empiriques comparées des
premiers dispositifs d’activation des droits
sociaux
29
, nous voudrions en effet attirer l’at-
tention sur le caractère non pas exclusivement
régressif mais bien davantage profondément
ambivalent
de ces dispositifs. Selon les modali-
tés pratiques de déclinaison des principes d’in-
dividualisation et de conditionnalisation des
prestations — dont on a vu qu’ils constituaient
la traduction juridique du projet d’Etat social
actif en matière de sécurité sociale — l’alloca-
taire de l’Etat social actif paraît en effet osciller
entre les idéaux types de l’« individu soumis »
et de l’« individu acteur », pour reprendre
l’éclairante typologie des sociologues Jean-Mi-
chel Bonvin et Eric Moachon
30
.
En ce qui concerne l’
individualisation
, d’abord,
en s’en tenant aux pôles antithétiques, soit les
acteurs locaux de l’insertion (travailleurs so-
ciaux, associations de terrain...) sont soumis à
des indicateurs purement quantitatifs — tels
que le taux de sortie à court terme du chômage,
quelles qu’en soient les conditions — qui les
contraignent à « faire du chiffre » et prévien-
nent ainsi toute prise en compte authentique
des spécificités de l’intéressé; soit ces mêmes
acteurs disposent de l’autonomie et des moyens
suffisants pour impliquer réellement le bénéfi-
ciaire dans un travail de réinsertion durable et
non précaire, délibéré et non imposé arbitraire-
ment. Au niveau de la
conditionnalisation
, en-
suite, et en s’en tenant toujours aux bornes op-
posées, tantôt les exigences formulées en con-
trepartie de l’octroi des prestations sociales
prennent une ampleur disproportionnée par
rapport aux capacités du bénéficiaire et voient
leur non-respect lourdement sanctionné, éloi-
gnant l’allocataire de son objectif de réintégra-
tion bien plus sûrement qu’elles ne le remobili-
sent; tantôt elles mettent en demeure l’intéressé
de prendre à bras-le-corps sa situation précaire
sans pour autant lui en imputer toute la respon-
sabilité, en l’y aidant plutôt qu’en le réprimant.
On le voit, la contractualisation des droits so-
ciaux peut être mise en œuvre selon des moda-
lités pour le moins différentes. Selon que le bé-
néficiaire est mis au centre des politiques socia-
les pour être mieux contrôlé et assujetti que
jamais
ou
pour être réellement pris au sérieux
dans sa singularité et sa vulnérabilité, on retien-
dra que l’activation est potentiellement porteu-
se tant de « dérives néolibérales » que
d’« interventions capacitantes »
31
. C’est pour-
quoi l’on pourrait s’accorder pour distinguer au
sein du projet d’Etat social actif deux variantes
nettement distinctes : dans sa version moralisa-
trice et disciplinaire, d’obédience plutôt anglo-
saxonne, l’Etat social actif se donne pour mis-
sion principale de déloger les inactifs et de les
rappeler à leurs devoirs civiques, tandis que
dans une déclinaison plus progressiste, d’inspi-
ration davantage social-démocrate, il viserait à
répondre à l’insatisfaction manifestée par tous
les exclus abandonnés à leur sort, en essayant
de leur redonner prise sur leur environnement.
En ce sens, Christian Arnsperger distingue au
sein du projet d’Etat social actif une version
« disciplinante » et une version « opportuni-
sante »
32
. S’opposeraient ainsi, pour faire bref,
un modèle autoritaire et un modèle négocié :
comme Janus, l’Etat social actif aurait deux vi-
sages.
Dès lors, plutôt que de ne voir dans les change-
ments décrits qu’une forme de subversion ram-
pante de notre modèle social — aux garanties
catégorielles et inconditionnelles succéde-
raient des prestations sélectives octroyées plus
ou moins discrétionnairement, à l’instar de pri-
vilèges — il nous paraît d’une importance cru-
ciale de prendre la pleine mesure des ambiguï-
tés actuelles desdits changements. Car seul pa-
reil déplacement du regard permet d’éviter les
analyses par trop hémiplégiques, qui identifient
avec beaucoup de justesse les dangers que fait
peser la contractualisation des droits sociaux
sur les bénéficiaires les plus précaires mais pas-
sent en revanche totalement sous silence les
virtualités plus positives que ce même mouve-
ment n’en amorce peut-être pas moins aussi.
Sur ce second plan, l’hypothèse que nous vou-
drions avancer ici est qu’en dépit de toutes les
critiques dont les mises en œuvre actuelles du
référentiel d’Etat social actif sont légitimement
susceptibles — en Belgique comme ailleurs —
n’en transparaît pas moins en filigrane des pro-
cessus d’activation des droits sociaux l’idée
d’une
élaboration plus dialogique et participati-
ve des modalités de la réinsertion sociale
. Par la
dynamique conjointe d’individualisation et de
conditionnalisation des droits sociaux qui se
dessine, n’est-ce pas en effet la prétention de
l’Etat-providence à définir unilatéralement les
modalités de réinsertion de l’allocataire qui se
trouve potentiellement ébranlée? Telle est peut-
être la profonde nouveauté — fût-elle encore
seulement en germe — que porte en lui le pa-
radigme de l’Etat social actif. D’une relation
mettant face à face un indemnisateur public
tout risque et un récipiendaire privé contraint à
la passivité, on
s’orienterait
vers l’institutionna-
lisation de cadres procéduraux au sein desquels
l’allocataire serait invité à œuvrer en vue de re-
couvrer son autonomie — par la conditionnali-
sation — selon des modalités sujettes à discus-
sion puisqu’il recevrait son mot à dire sur sa si-
tuation, par l’individualisation.
Si l’on suit cette lecture, l’enjeu
de lege ferenda
n’est alors plus tant, à notre estime du moins,
de « s’accrocher » aux seules prestations in-
demnisatrices uniformes d’un Etat-providence
largement mythifié, que, à l’inverse, de plaider
pour une
réelle contractualisation
des presta-
tions sociales. Car, en définitive, où se situe le
véritable « problème » : dans l’idée même qu’il
ne serait pas complètement absurde de mettre
enfin l’allocataire social au centre de la politi-
que sociale ou dans la contractualisation facti-
ce de dispositifs qui ne laissent en réalité aucu-
ne marge de manœuvre aux acteurs locaux de
l’insertion et à leurs usagers? Si l’on considère
que ce second scénario ne révèle pas tant le
vrai visage de l’Etat social actif que son dévoie-
ment — au regard du moins des ambitions affi-
chées par ses promoteurs — alors la perspective
normative change du tout au tout : à rebours de
toutes les condamnations cinglantes du projet
d’Etat social actif et de ses premières mises en
œuvre — et quoique ces condamnations ne
manquent pas d’arguments, on l’a dit — il nous
semble que le problème ne réside pas tant dans
les principes mêmes de l’invidualisation et de
la contractualisation des prestations sociales
que dans le fait qu’on ne les prend pas encore
suffisamment au sérieux.
4
Activer sans précariser?
Une illustration des enjeux
tirée de la jurisprudence récente
Dans un intéressant jugement rendu dans le ca-
dre de la procédure d’activation du comporte-
ment de recherche d’emploi, le tribunal du tra-
vail de Verviers a eu l’occasion de bien souli-
gner les enjeux au cœur de la discussion qui
précède
33
. L’affaire concerne une jeune de-
mandeuse d’emploi mère de deux enfants en
bas âge, qui, n’ayant jamais exercé la moindre
activité professionnelle, bénéficiait des alloca-
tions dites d’attente au taux chef de famille, soit
approximativement 870 EUR par mois. Convo-
quée à l’O.N.Em. pour un entretien d’évalua-
tion dans le cadre de la nouvelle procédure de
contrôle de l’obligation de rechercher active-
ment un emploi, l’intéressée, à l’époque en-
ceinte d’un troisième enfant, échoue à convain-
(28)
Sur la mise en œuvre du droit à l’intégration socia-
le, voy.
La loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’in-
tégration sociale : promesses et ambiguïtés
, sous la dir.
de M. B
ODART
et X. T
HUNIS
, Bruxelles, La Charte, coll.
« Droit en mouvement », 2005, ainsi que le remarqua-
ble travail de terrain accompli par le service de lutte con-
tre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale du
Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le
racisme : E. D
EVILLE
, « L’évaluation de la loi du 26 mai
2002 concernant le droit à l’intégration sociale »,
J. dr.
jeun.
, n
o
254, 2006, pp. 9-15. Pour ce qui concerne le
plan d’accompagnement et de suivi actifs des chômeurs,
voy. l’étude — toutefois exclusivement quantitative et
encore forcément très partielle — des économistes
B. C
OCKX
, M. D
EJEMEPPE
et B. V
AN
DER
L
INDEN
, « Le plan
d’accompagnement et de suivi des chômeurs favorise-
t-il l’insertion en emploi? »,
Regards économiques
,
n
o
49, janvier 2007, ainsi que O.N.Em.,
Rapport annuel
2006
, pp. 86-103. Enfin, pour un aperçu général sur
l’évolution du système belge de sécurité sociale, voy. les
études riches en informations factuelles de P. R
EMAN
et
P. F
ELTESSE
, « De la crise de l’Etat-providence au projet
d’Etat social actif »,
L’état de la Belgique - 1989-2004,
quinze années à la charnière du siècle
, sous la coord. de
M.-T. C
OENEN
, S. G
OVAERT
et J. H
EINEN
, Bruxelles, De
Boeck, coll. « Pol-His », 2004, pp. 205-227 et P. R
EMAN
et P. P
OCHET
, « Transformations du système belge de sé-
curité sociale »,
L’Etat social actif
,
op. cit.
, pp. 121-148.
(29)
Parmi une vaste littérature, voy. ainsi J.-M. B
ONVIN
et N. B
URNAY
, « Le tournant procédural des politiques
de l’emploi : des situations nationales contrastées »,
Re-
cherches sociologiques
, 2000, n
o
2, « Les nouvelles po-
litiques sociales : une comparaison internationale »,
pp. 5-27; J.-C. B
ARBIER
, « Peut-on parler d’“activation”
de la protection sociale en Europe? »,
Revue française de
sociologie
, 2002, n
o
2, « L’Europe sociale en
perspectives », pp. 307-332; R. B
OYER
, « Changement
d’époque ... mais diversité persistante des systèmes de
protection sociale »,
L’Etat social actif
,
op. cit.
, pp. 33-
59; P. D
UFOUR
, G. B
OISMENU
et A. N
OËL
,
L’aide au con-
ditionnel - La contrepartie dans les mesures envers les
personnes sans emploi en Europe et en Amérique du
Nord
, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail &
société »;
Reshaping Welfare States and Activation Regi-
mes in Europe
, sous la dir. de A. S
ERRANO
P
ASCUAL
et
L. M
AGNUSSON
, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Tra-
vail & société », 2007.
(30)
J.-M. B
ONVIN
et E. M
OACHON
, « L’activation et son
potentiel de subversion de l’Etat social »,
L’Etat social ac-
tif
,
op. cit.
, pp. 63-92, p. 73.
(31)
Ibidem
, p. 91.
(32)
C. A
RNSPERGER
, « L’Etat social actif comme nouveau
paradigme de justice sociale »,
loc. cit.
, pp. 292 à 294.
(33)
T.T. Verviers, 1
re
ch., 6 novembre 2006, R.G.
n
o
1732/2005, inédit (je remercie Christine Canazza, as-
sistante à la Faculté de droit de l’U.C.L., de m’avoir si-
gnalé ce jugement).
JT_6300_08_2008.fm Page 137 Wednesday, February 20, 2008 1:32 PM
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