prestation des autres. Daniel Barenboim le disait déjà : « […] jouer dans un orchestre exige une 
constante  conscience  de  toutes  les  autres  voix :  il  faut  exprimer  la  sienne  tout en  écoutant les 
autres14 ». 
Cette  exigence  d’écoute  mutuelle me  fait  penser  à  une  distinction judicieuse  établie  par 
Jacques Barzun : le membre d’un orchestre est un spécialiste de son propre instrument mais, en 
même temps, il a une connaissance approximative et générale des autres instruments. Il est, par 
exemple, un  professionnel  du  violon  et  un  amateur  du  violoncelle,  ou  professionnel  de  la 
trompette et amateur de la clarinette, etc. 
Les amateurs  ont  été  fort  nombreux  avant  l’arrivée  de  la  « musique  mécanique »  (Béla 
Bartók) :  ils  se  sont  réunis  dans  une  maison  pour  former  un  quatuor,  un  trio  ou  un  duo. 
Aujourd’hui,  à  part  des  exceptions  louables,  l’insistance  exagérée  sur  la  spécialisation  et  la 
perfection, tout comme la disponibilité de la musique enregistrée, tend à décourager les individus 
à faire de la musique comme un passe-temps agréable et enrichissant. 
Au-delà de l’éducation de l’oreille, l’activité musicale sur un instrument ou dans un chœur, 
dans le registre amateur, peut mettre en valeur certains aspects de la musique que le professionnel 
peut ignorer ou oublier. « Le rôle de l’amateur, écrit Jacques Barzun, est d’insister sur la primauté 
du style, de l’esprit, de la sensibilité musicale (musicianship) et du sens de la musique plutôt que 
sur la perfection technique15 ». 
J’ose croire que les amateurs, peut-être plus que les professionnels eux-mêmes, retrouvent et 
valorisent le  caractère  ludique  de  la  musique.  Qu’ils  soient  choristes  ou  instrumentistes,  les 
amateurs jouent de la musique, au sens profond et littéral de cette expression. Ils jouent pour le 
plaisir de jouer : ils semblent vivement apprécier ce qui est à la base de toute expression musicale, 
le  va-et-vient rythmique des  sons,  leur  conversation même –  une  conversation soutenue  par  la 
disponibilité de leur corps : leur oreille, leur voix et leurs doigts. 
Ce  que  je  voulais  souligner est  ceci :  nous  devrions  vivre  sans  musique  afin  de  pouvoir 
écouter et jouer des œuvres musicales. Nous devons dire non à la musique ambiante, au flot du 
bruit débilitant, pour apprécier pleinement les chants folkloriques, les pièces de jazz ou les trios 
pour piano, violon et violoncelle. 
Je  ne  crois  pas  que  nous  avons  besoin  de redire  ici  que,  sans  les  contacts  actifs avec  les 
structures sonores et le silence qu’elles font naître et exigent, notre vie serait tellement plus terne 
et plus pauvre. Ce que, en  revanche, il  convient de remarquer,  c’est  que  l’écoute  attentive  des 
pièces  musicales,  telles que  j’ai  essayé  de  mettre  en  relief,  peut  nous  aider à  nous  mettre  en 
contact avec les fibres les plus profondes de notre être ; elle peut accueillir une sonate ou un trio 
pour qu’ils puissent alimenter et cultiver nos sentiments les plus divers, nous imprégner de son 
esprit  et  contribuer  ainsi  à  l’éducation  de  notre  affectivité. Ces  œuvres nous  permettent non 
seulement de goûter l’art musical mais aussi, et surtout, d’en vivre, de trouver en lui un aliment 
essentiel et organique. 
Fonder et promouvoir les écoles de l’écoute dans nos établissements éducatifs ou dans nos 
centres culturels me paraît alors urgent, autant des points de vue esthétique et pédagogique que 
des points de vue éthique et humain. 
 
                                                 
1 Eric Rohmer, De Mozart en Beethoven. Essai sur la notion de profondeur en musique, Arles, Actes Sud, 
1998, pp. 14-15. 
2 George Steiner, In Bluebeard’s Castle. Some Notes Towards the Re-Definition of Culture, London, Faber 
and Faber, 1971, p. 92. 
3 Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thines 
et J.-P. Legrand, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1989, pp. 607-608. 
4 Eugène  Minkowski,  Vers  une  cosmologie.  Fragments  philosophiques,  Paris,  Aubier-Montaigne,  1967, 
p. 109. 
5 Aldous Huxley, Brave New World Revisited, New York, Harper & Brothers, 1958, pp. 44-46.