Essai sur les données immédiates de la conscience (chapitre II

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Essai sur les données immédiates de la conscience (chapitre II)
Henri Bergson (Paris,1959 - Paris, 1941)
Introduction : Le contexte philosophique et le problème central de l'Essai
L'Essai est une thèse de doctorat publiée en 1889 et soutenue en 1890 par Bergson. Il s'agit
d'une œuvre centrale et directrice, puisqu’elle orientera tout ce qu’écrira ensuite le philosophe :
Matière et mémoire (1896), Rire. Essai sur la signification du comique (1900), L'Evolution créatrice
(1907), L'Energie spirituelle (1919), Durée et simultanéité (1922), Les Deux sources de la morale et de
la religion (1932), La Pensée et le mouvant (1934).
Bergson inaugure dans son ouvrage une nouvelle manière de penser (la pensée en durée), qui
fait du temps une référence absolue et appelle à se servir du temps vécu comme modèle de
perception. Mais cette méthode, s’il en est, n’est pas forgée avec des concepts abstraits. Elle s’inscrit
dans une démarche pragmatique, qui vise à résoudre le problème de la liberté.
La question de la liberté, ou de la détermination de l'agir humain, qui est un problème de la
métaphysique classique, se posait avec une insistance toute particulière au XIXème siècle, dans sa
seconde moitié. En effet, la multiplication des conquêtes scientifiques (développement des machines
à vapeur, grâce aux travaux sur la thermodynamique (William Thomson) - généralisation de
l'utilisation de l'électricité dans les villes et les usines, grâce à l'élaboration de la théorie de
l'électromagnétisme (James Maxwell) - la théorie de l'évolution (Charles Darwin)), confortent
l'homme dans son sentiment de puissance et de contrôle du monde, à travers la maîtrise des
mécanismes de production.
L'émergence dans le domaine philosophique du "positivisme" (Auguste Comte) va également
bouleverser le champ du savoir, puisque cette méthode avait pour objectif d'édifier une philosophie
scientifique, capable d'éclairer la connaissance du monde et de l'homme, d'expliquer aussi bien les
origines que le devenir de l'humanité. Ainsi vont émerger des disciplines "positivistes" telles que la
sociologie (science s'intéressant à l'organisation des sociétés et aux principales déterminations qui
les animent, les façonnent) ou la psychologie (explication rationnelle des mécanismes de la
conscience).
La philosophie se trouvait ainsi confrontée à de pressantes questions relatives notamment à son
rôle, à sa fonction. Quand les philosophes n'étaient pas devenus des sociologues ou des
psychologues, ils gardaient une posture de retrait et de réflexion critique, à l'égard du principe même
de progrès et de la maîtrise technologique. Ainsi, la position idéaliste d'inspiration kantienne
consistait à relativiser la connaissance scientifique, en la considérant comme une simple
construction artificielle, fondée sur des représentations qui déforment le réel. Cette attitude a donné
naissance à un courant philosophique en France appelé "néocriticisme" (Charles Renouvier), chargé
de rappeler justement les limites du savoir. Cette tendance s'opposait assez nettement aux deux
courants philosophiques prédominants : le positivisme et le rationalisme.
Au courant idéaliste s'opposait un autre courant philosophique français, représenté par ceux
qu'on nommait les "spiritualistes" (Maine de Biran, Félix Ravaisson, Emile Boutroux), en raison de
leur crédo : la philosophie doit être recentrée sur l'esprit, en tant qu'outil de cognition et de
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définition de l'homme. Les spiritualistes ne rejettent pas les sciences, mais veulent proposer une
méthode de savoir, de connaissance, qui ne se réduit pas exclusivement au discours scientifique
(positiviste), et qui ne verse pas dans la décrédibilisation de ce dernier (néocriticisme).
Bergson poussera vers l'aboutissement du spiritualisme, qui s'opposera aussi bien à l'idéalisme
qu'au positivisme. Mais il faut noter que Bergson n'a jamais rejeté la méthode scientifique. Il l'a bien
au contraire toujours louée, et il fera de la rigueur, de la précision, de l'empirisme (à travers l'examen
attentif des faits collectés, l'adoption des idées d'évolution et de progrès), ses outils de travail. Mais il
aura tendance à penser que les sciences ne peuvent résoudre certaines questions métaphysiques
majeures : la liberté, l'origine de la vie, l'amour, etc. Bergson considère en effet que face à des
données métaphysiques, un outil complémentaire devrait être mobilisé, celui de l'être intérieur, du
moi subjectif, qui obéit à une autre dimension que celle du réel, du temps objectif. D'où toute
l'importance qu'il va accorder à l'étude de ces dimensions intérieures (conscience, temps vécu…).
S'intéressant précisément à la question de la liberté ou de la détermination de l'agir humain,
Bergson en est venu, de proche en proche, à aborder les problématiques du temps vécu et du moi
intérieur. Ces problématiques seront abordées à partir d'une question première : la cause de nos
actions peut elle être trouvée dans notre raison et dans notre conscience, ou doit-elle être
recherchée dans les processus physiologiques qui se produisent en nous sans que nous puissions les
contrôler ? Pouvons-nous dire que nous agissons ou se trouve-t-il que nous sommes agis ?
Pour Bergson, il faut reformuler le problème de la liberté loin des considérations positivistes et
rationalistes, qui la ramènent à des catégories morales (Emmanuel Kant) ou psychiques (l'école
anglaise). Bergson pense la liberté en les termes suivants. Quand on choisit d’agir, on le fait selon tel
ou tel motif qui nous semble parfaitement valable. On choisit toujours ce motif parmi d’autres. Mais
qu’est-ce qui nous fait pencher pour ce motif- ? Le choix du motif est lui-même par d’autres
motivations. Or, lier son action ou sa décision à un motif est la preuve que nous ne sommes pas
libres. Et si on veut dépouiller totalement nos actions/décisions de toute motivation, comme le
prétendent les défenseurs du libre-arbitre, nous nous trompons, car il y a toujours une motivation,
une cause aux effets. C’est ce qu’affirment les déterministes. Mais aucun des deux ne se trompe : ni
le déterministe, qui associe les actions aux motivations, ni le partisan du libre arbitre, qui a
l’impression d’être libre. Grâce à son concept de la durée, Bergson cherchera résoudre le paradoxe
d’une liberté conditionnée par des motifs et non réductible à ces mêmes motifs, autrement dit non
aliénable. Comment le concept de la durée permet-il d’élucider ce problème ? L'innovation de
Bergson consiste donc à résoudre le problème de la liberté et de la détermination en éclairant une
distinction jusque-là demeurée dans l'ombre ou mal interprétée : la distinction entre le temps et
l'espace.
En outre, Bergson remarque que les positivistes et les rationalistes partent d'un présupposé
commun : les processus psychiques, libres ou déterminés, peuvent être entendus par une
symbolisation spatiale. Les défenseurs et les adversaires de la liberté conçoivent la délibération
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comme une succession linéaire d'états psychiques donnant lieu à une action X : quand ils débattent si
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Examen individuel conscient et réfléchi qu'une personne réalise avant de décider s'il faut accomplir ou non
une action. La délibération est alors solidaire d'une conception positive de la liberté, à savoir une liberté non
pas conçue comme simple absence de contrainte, mais comme démarche active : l'acte libre est un acte
mûrement réfléchi, débarrassé de tout préjugé.
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la même succession linéaire aurait pu produire une action différente Y ou non, ni les uns ni les autres
ne discutent cette représentation logique du procès délibératif. Mais pour Bergson, on ne peut pas
associer des états psychiques menant à une délibération aux points qui forment une ligne. Même si
le philosophe affirme qu'il "demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui
s'écoule, mais le temps écoulé", admettant que le passé soit représenté dans l'espace, le présent se
soustrait à toute symbolisation car il est un progrès dynamique dont la direction est imprévisible.
C'est à ce niveau que Bergson perçoit l'erreur des positivistes et de rationalistes : ils confondent
une succession temporelle avec une succession spatiale, et adoptent ce faisant un "symbolisme
grossier", car ils projettent le temps dans l'espace et confondent le progrès dynamique de la
délibération avec sa reconstruction rétrospective. Le philosophe propose alors de reformuler le
problème de la liberté et de la détermination en des termes nouveaux, c'est-à-dire comme problème
de la différence entre le temps et l'espace. Pour chercher à savoir si nous sommes libres ou non, il
faut d'abord comprendre ce qu'est le temps de la conscience, de quelle manière se produit une
succession d'états psychiques et en quoi on ne peut la réduire à une succession spatiale. Une fois la
confusion du temps avec l'espace dissipée, affirme Bergson, "on verrait peut-être s'évanouir les
objections élevées contre la liberté, les définitions qu'on en donne, et, en un certain sens, le
problème de la liberté lui-même." (Essai)
Les Essais proposent une réponse progressive, dont les étapes sont structurées en trois
séquences / trois thèmes majeurs : (chapitre I) = notion d’intensité ; (chapitre II) = notion de temps ;
(chapitre III) = notion de liberté
Dans les deux premiers chapitres, Bergson propose une nouvelle conception du moi, avant de
développer dans le troisième la différence entre cette représentation du moi et celle avancée par la
psychologie associationniste (moi conditionné par différentes déterminations, qui l’aliènent).
Bergson ne lève pas totalement ces conditionnements : mais il rappelle l’existence, derrière ce
moi superficiel, d’un moi intérieur, vivant dans la durée, capable de donner une ampleur plus
subjective (plus libre) à nos actions et à nos volontés.
Le thème pivot des Essais est donc celui de la durée, qui sera traité sous différents angles par
Bergson dans ses œuvres suivantes. C’est ce qu’il affirme dans une lettre datant de 1911 : « Je
m’aperçois tous les jours de la difficulté qu’il y a à amener les esprits à la perception de la durée
réelle et à la faire voir comme elle est, c’est-à-dire indivisible quoique mouvante (ou plutôt indivisible
parce que mouvante) ». Ajoutant : « Je n’ai guère fait autre chose dans ce que j’ai écrit, que
d’appeler l’attention -dessus. » Il ajoute aussi, pour souligner l'importance capitale du thème de la
durée dans sa réflexion : « Je me proposai, pour ma thèse de doctorat, d'étudier les concepts
fondamentaux de la mécanique. C'est ainsi que je fus conduit à m'occuper de l'idée de temps. Je
m'aperçus, non sans surprise, qu'il n'est jamais question de durée proprement dite en mécanique, ni
même en physique, et que le "temps" dont on y parle est autre chose. Je me demandai alors où était
la durée réelle, et ce qu'elle pouvait bien être, et pourquoi notre mathématique n'a pas de prise sur
elle. C'est ainsi que je fus amené graduellement du point de vue mathématique et mécanistique,
je m'étais placé d'abord, au point de vue psychologique. De ces réflexions est sorti l'Essai sur les
données immédiates de la conscience, j'essaie de pratiquer une introspection absolument directe
et de saisir la "durée pure" ».
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Le chapitre II de l'Essai occupe une place centrale dans le livre. Il a été écrit en premier et
contient l'idée première de l'œuvre : c'est une réflexion sur les lois de la mécanique et sur les limites
de la conception mathématique du temps et du mouvement. Le chapitre est structu autour
d'oppositions majeures : temps-durée / espace ; mouvement / immobilité ; succession /
simultanéité; intériorité / monde extérieur.
Ce chapitre explore d'une part la différence entre le temps-durée et l'espace, et d'autre part, le lien
étroit qui unit le temps-durée à la qualité. Nous aborderons successivement donc la notion d'espace,
le problème du mouvement, la question de la durée et de la conscience, la perception du "temps
homogène" et enfin le moi et le monde.
I- La notion d'espace
Bergson conçoit le temps par contraste avec la notion d'espace. Il propose donc d'étudier cette
dernière (la notion d'espace), en retenant notamment les principales représentations élaborées
autour de l'espace, et servant habituellement dans l'expérience et dans la connaissance humaines.
1- Un espace idéal
Bergson se réfère à un espace que nous ne pouvons pas connaître avec notre expérience sensible,
qui serait plutôt une "conception" produite par notre intelligence, un espace abstrait, une sorte de
matrice modèle. Il s'agit de notre expérience idéelle, intellectuelle, du monde. A la différence de
l'idée du temps, l'idée de l'espace ne nous vient pas de notre intuition, mais requiert la médiation de
l'intelligence. L'espace peut être entendu comme la forme de notre intelligence qui nous permet de
penser l'extériorité et de vivre dans le monde.
L'espace nous est donc utile et nécessaire pour nous représenter les objets du monde. Il nous faut,
pour ce faire, les situer dans un "milieu vide homogène" (p. 45). C'est une sorte d'arrière-plan neutre
qui nous permet d'identifier une multiplicité d'objets distinct entre eux. L'homogénéité de l'espace
suppose également une parfaite neutralité qualitative, en "l'absence de toute qualité" propre
justement à l'espace.
Par ailleurs, l'espace idéal se caractérise par son infinie divisibilité. Ainsi, une portion d'espace,
réductible à une ligne par exemple, peut être décomposée en segments de plus en plus petits. On se
représente ainsi la continuité de l'espace en imaginant une juxtaposition d'intervalles infinitésimaux.
C'est dans ce sens que Bergson associe la continuité à une contiguïté (proximité, rapprochement),
c'est-à-dire une juxtaposition d'éléments discontinus. Autrement dit, la continuité est considérée
comme concept limite de la discontinuité, comme une sorte de divisibilité infinie. La représentation
de l'espace est une construction de la continuité à partir d'éléments isolés.
Ces deux caractéristiques principales de l'espace (l'homogénéité et la divisibilité infinie) structurent
l'imagination mathématique : c'est la thèse que soutient Bergson, et qui lui permet de démontrer, a
contrario, que le temps doit être pensé autrement : il n'est ni homogène, ni divisible à l'infini.
2- L'espace pur comme a priori des mathématiques
Ainsi, Bergson considère l'espace pur comme a priori des mathématiques. Le calcul mathématique
est la manière la plus pure, selon lui, dont on se sert de l'espace idéal. Ainsi, pour concevoir l'idée de
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