Gouvernance et gestion de l`entreprise collective d`usagers

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DOSSIER
Gouvernance et gestion de
l’entreprise collective d’usagers :
stratégies de création de valeur et
configurations organisationnelles1
MARIE-CLAIRE MALO
Professeure
HEC Montréal
[email protected]
MARTINE VÉZINA
Professeure
HEC Montréal
[email protected]
RÉSUMÉ • L’évolution de l’entreprise collective peut
être conceptualisée en trois phases mettant en relief
cinq stratégies de création de valeur. La première
correspond à l’émergence d’une entreprise collective,
en soit une innovation. La deuxième, la diffusion de
l’innovation par essaimage, correspond à la fédéralisation et à un début de standardisation. La tension
entre innovation et standardisation commence à jouer
dès la phase de diffusion mais devient plus critique
par la suite. Elle oblige l’entreprise collective à choisir
non pas la standardisation pure et dure, une option
dépassée, mais une des deux stratégies de création de
valeur cohérentes avec son identité et avec la nouvelle
approche stratégique centrée sur les compétences de
l’entreprise et en particulier sur sa compétence à satisfaire les usagers. L’entreprise collective d’usagers peut
cheminer par focalisation, c’est-à-dire par une innovation encore plus grande dans l’offre visant un groupe
de membres ciblé. L’entreprise collective peut aussi
cheminer par hybridation, c’est-à-dire en combinant
davantage et mieux l’innovation et la standardisation
requise pour répondre avec efficacité et efficience à un
sociétariat non seulement très large mais aussi très
diversifié. Pour chaque pattern type de création de
valeur, les auteurs décrivent la configuration organisationnelle en faisant ressortir les modes de gouvernance
et de gestion.
ABSTRACT • The evolution of collective, memberbased enterprises can be conceptualised in three
distinct phases which feature five different strategies
of value creation. The first phase corresponds to the
actual emergence of the collective enterprise, in itself
an innovation. The next phase is expansion, that is, the
spread of the innovation through federalisation and
the beginning of standardisation. However, the tension
between innovation and standardisation, present from
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© 2005 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca
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et R. Schediwy, responsables • EES3501N
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the very beginning of the expansion phase, becomes more critical and eventually
ushers in the third phase. The collective enterprise must forego indiscriminate
standardisation and choose one of two strategies for the creation of value : focusing or hybridising. Both of these strategies are coherent with the distinctive social
economy identity of collective enterprises and with newer approaches that focus
on enterprises’ core competences, in particular their ability to meet members’
needs. Focusing involves further innovation in order to supply a target group of
members. Hybridising, on the other hand, entails combining in a novel way innovation and standardization in order to respond quickly and efficiently to a large
and diversified membership. The authors identify the organizational configuration for each strategy of value-creation by highlighting management methods and
modes of governance.
RESUMEN • La evolución de la empresa colectiva puede ser conceptualizada en
tres fases, que ponen de manifiesto cinco estrategias de creación de valor. La primera corresponde a la emergencia de una empresa colectiva, en sí una innovación.
La segunda, la difusión de la innovación en otras empresas, correspondería a la
federalización y a un comienzo de estandardización. La tensión entre innovación
y estandardización comienza a jugar desde la fase de difusión, aunque luego llega
a ser más crítica. Obliga a la empresa colectiva a elegir no la estandardización
estricta, una opción superada, sino una de las dos estrategias de creación de valor,
coherentes con su identidad y con el nuevo enfoque estratégico, centrado sobre las
competencias de la empresa y en particular sobre su competencia para satisfacer
a los usuarios.
La empresa colectiva de usuarios puede avanzar por focalización, por
ejemplo por una innovación aún mayor en la oferta que se destina a un grupo
de miembros específico. La empresa colectiva puede también avanzar mejor por
hibridación es decir, combinando aún más y mejor la innovación y la estandardización requerida para responder con eficacia y eficiencia a una base societaria
muy amplia y también muy diversificada. Para cada patrón típico de creación de
valor, los autores identifican la configuración organizacional haciendo resultar los
modos de gobernanza y de gestión.
—•—
INTRODUCTION
Le dernier quart du siècle dernier a fourni des œuvres « classiques » en économie sociale, principalement coopérative, comme celle des Angers (1976),
Desroche (1975, 1976) et Vienney (1980, 1994), qu’on peut relire sous l’angle
du rapport entre idéologie et utopie (Malo, 2000, 2003). Les approches économiques et sociologiques, combinées à l’histoire, ont permis de développer
théorie ou traité d’économie sociale. Ces ouvrages synthèses restent cependant
rares, les chercheurs ayant surtout produit des études de cas d’organisations
ou de secteurs.
Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004
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Toutefois, on observe des avancées significatives dans la compréhension
de la dynamique des coopératives, des mutuelles et des associations du tiers
secteur grâce aux travaux de chercheurs qui se sont intéressés à la spécificité de ces organisations sous divers angles : conditions de développement
(Lévesque, 1980), stratégie et structure (Desforges, 1980), gestion et prise
de décision (Tremblay, 1980), gestion de l’association (Malo, 1990 ; Vézina,
Côté et Carré, 1993), changement institutionnel (Giroux, 1993), management
stratégique et technologie (Lejeune, 1994), conditions d’offre et de demande
d’organisations du tiers secteur (Anheier et Ben-Ner, 1997), ancienne et nouvelle économie sociale (Lévesque, Malo et Girard, 1999), holdings coopératifs
(Côté, 2001) et plus particulièrement en termes de théorie du cycle de vie
(Schediwy, 2001), dynamiques et trajectoires (Chaves et Monzón, 2001), globalisation et stratégie (Spear, 2001) et gouvernance et gestion des organisations
(Malo et Lejeune, 1998 ; Andion et Malo, 1998 ; Cornforth, 2002 ; Malo, 2003).
La présente étude, loin de proposer une synthèse de ces travaux, se veut
une simple contribution aux efforts de modélisation de l’évolution de l’entreprise collective. Sous forme d’essai rédigé à partir de nos connaissances empiriques des organisations de l’économie sociale ou tiers secteur, nous tentons
de modéliser les patterns ou cheminements types de l’entreprise collective
d’usagers, en combinant l’approche stratégique et celle des configurations
organisationnelles.
L’entreprise collective d’usagers se développe davantage autour d’une
préoccupation de satisfaction de ses membres-usagers que d’une recherche
d’une position dans le marché (Vézina et Legrand, 2003). Sous cet angle,
elle s’inscrit naturellement dans le paradigme émergent des ressources. Les
tenants de cette nouvelle approche en stratégie (Prahalad et Hamel, 1990 ;
Grant, 1991 ; Arrègle, 1996 ; Tywoniak, 1998) soutiennent que la croissance de
l’entreprise doit suivre une logique d’exploitation des ressources et compétences uniques développées par celle-ci au cours de son évolution, plutôt
que d’abord chercher à exploiter des occasions d’affaires. Ce faisant, cette
approche se distingue de celle du positionnement (Porter, 1982). De plus, elle
amène à comprendre l’organisation dans sa dimension historique en révélant
son sentier de dépendance (path dependancy).
Ainsi, l’évolution de l’entreprise collective peut être conceptualisée en
trois phases (figure 1). La première, la création d’une entreprise collective,
se déroule sur le mode de l’expérience innovante. La deuxième, la diffusion
de l’innovation par essaimage, correspond à la fédéralisation et à un début
de standardisation. La troisième phase est critique. En effet, la tension entre
innovation et standardisation commence à jouer dès la phase d’essaimage
mais devient plus critique par la suite. La stratégie exclusivement centrée
sur la standardisation est risquée, car elle ouvre la voie à la sortie du champ
de l’économie sociale ; elle ouvre même la voie à la sortie du système, à la
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Figure 1
Les cheminements-types de l’entreprise collective d’usagers
-
n
t
disparition de l’entreprise collective face à la concurrence d’autant plus que la
standardisation pure et dure n’est même plus la figure type du capitalisme. En
effet, la grande entreprise industrielle contemporaine parvient aujourd’hui à
maintenir sa logique dominante de standardisation en mettant à contribution
d’autres logiques favorisant l’autonomie au travail et la co-production avec
l’usager. Deux options s’offrent pourtant à l’entreprise collective, deux stratégies de création de valeur cohérentes avec son identité et avec les nouvelles
approches en stratégies d’entreprise centrées sur les compétences de l’entreprise et la création de valeur pour l’usager. Certaines choisiront de cheminer
par focalisation, soit par une innovation encore plus grande dans l’offre visant
un groupe de membres ciblé. D’autres s’engageront dans un cheminement
par hybridation, c’est-à-dire en combinant davantage et mieux l’innovation
et la standardisation requise pour répondre avec efficacité et efficience à un
sociétariat non seulement très large mais aussi très diversifié.
Pour chacune de ces stratégies, présentées comme des idéaux-types
ou structures de cheminement types, nous ferons ressortir la configuration
organisationnelle et plus particulièrement la structure de la gouvernance ainsi
que la place et le rôle des managers. En management et design organisationnel, l’approche des configurations a été popularisée par Mintzberg (1982,
1992). Les connaissances empiriques et théoriques sur les associations, les
coopératives et les mutuelles permettent toutefois de réinterpréter ces configurations (Malo, 2001a, 2001b, 2003). Ainsi, la configuration entrepreneuriale
correspond à la supervision directe exercée par un manager fort et à l’autonomie de la gouvernance locale au sein d’un regroupement. La configuration
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adhocratique fonctionnant par ajustement mutuel implique une gouvernance
ou une gestion participative. La configuration professionnelle amène non
seulement l’autonomie au travail au niveau du centre opérationnel mais aussi
la co-production du service avec l’usager. La standardisation des procédés
peut être réalisée par la technostructure de l’organisation mécaniste et par
le transfert horizontal des savoirs au sein de l’organisation apprenante. Les
résultats standardisés dans la configuration divisionnalisée peuvent très bien
être socioéconomiques, tel le nombre d’emplois maintenus ou créés. La configuration politique n’est plus vouée à l’échec ; elle correspond à une configuration démocratique révélant les intérêts différents dans un espace commun
de délibération. Quant à la configuration missionnaire, elle devient moins
une question d’idéologie que d’utopie mobilisatrice. Enfin, comme pour les
logiques stratégiques, même si plusieurs logiques de coordination peuvent
cohabiter, généralement l’une sera dominante.
L’exercice de modélisation des cinq types de cheminements procède par
construction d’idéaux-types faisant ressortir la force dominante, tantôt plus
interne, tantôt externe, et obligeant à « hiérarchiser » différemment, redéployer
autrement, les logiques stratégiques et de coordination. Chaque type est forcément une interprétation de la réalité qui procède par dé-complexification,
comparativement à la riche diversité des études empiriques qui ont inspiré
leur caractérisation2. Le contexte, tantôt mouvement, tantôt secteur, est aussi
caractérisé à grands traits. Ainsi l’économie sociale jeune (phase 1 et 2) pourra
paraître idéalisée alors que toutes sortes de cas d’émergence et de regroupement sont possibles. Ainsi la grande coopérative au sein d’un secteur peut
provoquer la fusion de plus petites et se retirer alors que nous insistons sur
son rôle de pilier de la fédération. De même, la référence à l’entreprise capitaliste semblera se résumer à l’option de standardisation alors que le postfordisme a introduit plus de flexibilité et de variété dans les formes d’entreprise. Enfin, l’entreprise globale présentée dans le modèle d’hybridation est
plutôt un groupe contrôlée par une coopérative qu’un groupe contrôlé par
une fédération bien que les deux cas de figures se retrouvent dans la réalité.
Nous avons choisi le cas extrême : des forces de fusions poussant la fédération
vers la coopérative unique. Ainsi, le regroupement de la phase 2 représente
un regroupement monosectoriel typique des entreprises d’usagers alors
que des regroupements multisectoriels sont fréquents chez les coopératives
de travailleurs et vont même jusqu’à couvrir des coopératives d’usagers
(cf. Mondragon).
Pour rendre compte de la trajectoire modélisée de l’entreprise collective
d’usagers, la structure du texte comprend cinq parties. Les deux premières
portent en quelque sorte sur un « tronc commun » : la création par expérimentation et la diffusion par essaimage. La troisième est consacrée à la standardisation envisagée comme un risque de démutualisation. Les quatrième et
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cinquième parties mettent en relief deux options de croissance équilibrée pour
les entreprises collectives d’usagers : l’une pour les moyennes, la focalisation ;
l’autre pour les grandes, l’hybridation.
PHASE 1. L’ÉMERGENCE D’UNE ENTREPRISE COLLECTIVE :
EXPÉRIMENTATION ET INNOVATION
L’émergence d’une entreprise collective constitue en soit une innovation ; elle
correspond à l’arrivée d’un acteur organisationnel constitué différemment.
Ainsi, la coopérative, la mutuelle et l’association d’économie sociale sont des
innovations sociales parce qu’elles présentent des agencements différents de
l’entreprise capitaliste et de l’administration publique : elles sont fondées par
des groupements de personnes.
La nouvelle entreprise collective d’usagers rejoint, sans discrimination,
un segment circonscrit délaissé par l’entrepreneur capitaliste ou étatique. Son
offre très adaptée aux besoins du groupe de membres met à contribution des
ressources humaines généralistes. Celles-ci « apportent » la communauté dans
le projet et l’organisation se projette dans un horizon temporel étendu.
Le projet d’entreprise collective vise à combler un besoin insatisfait
par le marché ou l’État. Les orientations stratégiques sont donc à l’image des
besoins à satisfaire pour le groupement de personnes créateur de l’entreprise,
en plus de tenir compte des aspirations de l’ensemble des parties prenantes.
Un projet de société, la perspective d’une alternative au monde qui est, anime
les acteurs. La mission de l’entreprise collective nouvelle est fortement imprégnée des valeurs collectives, voire sociétales, à son origine, et les choix stratégiques sont faits dans une perspective de transformation sociale.
L’entrepreneuriat collectif et social marque aussi une préférence pour
une forme alternative. À ce stade, la création de valeur est centrée sur
l’innovation organisationnelle qu’est l’entreprise collective. Cette innovation
est fondée non pas sur le capital technologique, puisque les ressources matérielles sont limitées en raison de la faible capacité à obtenir des ressources
financières, mais plutôt sur le capital humain et, plus largement, le capital
social. Les ressources sont celles d’une communauté et les valeurs constituent
un actif stratégique pour l’entreprise collective nouvelle dont l’adhésion au
projet est à la source même de la mobilisation des acteurs. Des leaders sociaux
apportent les compétences nécessaires à la mobilisation. Les membres du
collectif fournissent non seulement leurs compétences, voire leurs ressources
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personnelles, mais aussi celles de leur famille, de leur milieu et de leur réseau.
Le bénévolat est donc prépondérant, les travailleurs salariés étant l’exception.
Les ressources matérielles, locaux et équipements sont souvent prêtés par
une autre organisation de la communauté, l’entreprise collective nouvelle
appartenant à un environnement de support holiste.
La nouvelle entreprise collective est autonome, aucun regroupement
sectoriel n’existant encore ; le sommet stratégique local a donc toute l’autorité.
La gouvernance reflète l’entrepreneur collectif formé d’un groupe de membres
fondateurs, signataires de l’acte constitutif, membres du conseil d’administration provisoire, organisateurs de l’assemblée de fondation. Le premier conseil
d’administration comprend généralement l’ensemble ou une grande partie
des fondateurs qui constituent le noyau dur (inner circle) du sociétariat. Ce
conseil d’administration est très présent tant dans l’administration et la gestion que dans les opérations. Ici, il n’est pas question de technostructure ni de
ligne hiérarchique. L’animation du groupement de personnes et la gestion de
l’entreprise interfèrent fortement.
En dépit de son caractère collectif, l’entreprise d’économie sociale est
animée par un porteur de projet. Gestionnaire militant, bénévole ou faiblement rémunéré, il participe, par son engagement, à l’émergence de l’entreprise collective. Le leadership, souvent charismatique, d’un président ou d’un
directeur général, encourage la mobilisation et l’engagement et favorise la
cohésion du groupement de personnes. Ainsi, alors que l’entrepreneur social
individuel s’entoure d’un conseil d’administration, l’entrepreneur social
collectif choisit un gestionnaire « social ».
Portée par un projet de transformation sociale, la nouvelle entreprise
collective crée de la valeur autant pour la communauté que pour les membresusagers eux-mêmes. En effet, la proximité dans la prestation a des effets qui
dépassent les usagers bénéficiaires d’autant plus que les frontières de l’organisation demeurent floues. La valeur créée par l’entreprise collective est à ce
stade fortement qualitative, intégrant la dimension symbolique. L’organisation elle-même est un « produit » local communautaire.
À l’émergence, l’entreprise collective présente donc une configuration
organisationnelle missionnaire (projet mobilisateur) et entrepreneuriale (sommet stratégique local fort). La configuration est holiste à la fois à l’interne
(frontière floue entre la gouvernance et la gestion) et à l’externe (frontière floue
entre l’entreprise et l’environnement de soutien). Le manager, un militant, fait
partie intégrante de la structure de gouvernance collective.
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PHASE 2. LE REGROUPEMENT : LA DIFFUSION
DE L’INNOVATION PAR ESSAIMAGE
D’une expérience unique locale, l’activité est susceptible d’être perçue
comme répondant aux besoins d’autres communautés locales. Il s’ensuit une
reproduction de l’expérimentation par d’autres groupements de personnes
évoluant dans des contextes similaires. Ils bénéficient alors non seulement
de leurs propres visions utopistes, mais également des compétences des
entrepreneurs collectifs qui ont déjà expérimenté le modèle souhaité. Certains
ayant mieux réussi que d’autres, des organisations phares se profilent, incarnant en quelque sorte le modèle qui sera ultérieurement diffusé lorsque le
regroupement d’entreprises apparaîtra. En effet, le besoin de se regrouper se
fait sentir afin de partager la connaissance et de la diffuser. On cherche alors
à « répandre la bonne nouvelle » et à raffiner le modèle en mettant à contribution les connaissances acquises à travers l’expérimentation.
En cohérence avec les valeurs d’autonomie et d’empowerment, la diffusion s’exerce dans une dynamique d’essaimage plutôt que par une approche
succursaliste. Par conséquent, la phase d’essaimage transpose la réalisation
du projet à une plus vaste échelle. Le regroupement favorise l’harmonisation
des expériences initiales, la mise au point d’un modèle viable et diffusable
impliquant le repérage des meilleures pratiques. Dans cette optique, les
réussites locales sont mises à contribution.
Un second niveau de gouvernance et de gestion prend forme pour
appuyer la consolidation et la diffusion de l’innovation. La jeune fédération,
ou union, naît du regroupement volontaire d’entreprises collectives locales
autonomes qui acceptent de se concerter. Le jeune mouvement se structure
en tant qu’ensemble d’entreprises collectives locales évoluant dans un même
secteur d’activités et promeut le transfert horizontal de connaissances.
La structuration du mouvement sectoriel demeure toutefois incertaine.
Plusieurs enjeux se dessinent, notamment quant au nombre de regroupements
observés compte tenu de la variété des formes collectives expérimentées. La
structuration du regroupement pourra toucher diverses échelles territoriales,
plusieurs plans (local, intermédiaire, global) afin de rendre compte de particularités régionales. La nature et la structuration des fonctions assumées (politique et économique) au sein d’un seul ou de plusieurs regroupements feront
également l’objet de décisions.
La reconnaissance mutuelle constitue également un enjeu de même que
la reconnaissance étatique. La fonction politique ou de représentation du mouvement auprès des pouvoirs publics est d’ailleurs généralement la première
activité confiée à la jeune fédération, d’autant plus qu’elle demande peu de
ressources salariées. Les deux types de reconnaissance sont liées, car un fort
taux d’adhésion légitime le regroupement aux yeux des pouvoirs publics.
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La gouvernance du regroupement est politique, reflétant la tension
entre autonomie locale et concertation sectorielle, entre intérêts particuliers de chaque entreprise collective et intérêt commun au regroupement.
La configuration est adhocratique, le compromis au sein du regroupement
volontaire et démocratique relève de la délibération et de l’ajustement mutuel.
La structuration du jeune mouvement sectoriel passe autant par la concertation des entreprises locales entre elles que par la concertation entre celles-ci et
la fédération émergente.
En termes de ressources et de compétences, les frontières étant encore
floues entre les entreprises membres et leur jeune fédération, une organisation pionnière dans le secteur est susceptible d’apporter des moyens d’une
certaine ampleur au regroupement. Elle se perçoit comme évoluant dans
une configuration entrepreneuriale ayant du pouvoir sur la structuration. Le
premier gestionnaire salarié du regroupement, faiblement rémunéré, est un
gestionnaire militant qui appuie plus qu’il n’encadre des comités de travail
bénévole formés d’élus et de gestionnaires locaux.
Au sein de la configuration locale se dessine une frontière entre la gouvernance et la gestion des opérations. Le poste de gestionnaire permanent et
rémunéré se généralise, alors que le directeur général continue à jouer un rôle
clé dans la gouverne. De son côté, le conseil d’administration participe de
moins en moins à la gestion des opérations et encore moins aux opérations. La
configuration entrepreneuriale locale devient plus classique, plus centrée sur
le manager qui supervise des travailleurs qui, de plus en plus, sont des salariés. Le centre opérationnel est formalisé et génère ses propres ressources et
compétences, s’autonomisant de la communauté de soutien. La configuration
est moins holiste non seulement à l’interne, mais également à l’externe.
Du modèle initial qui relevait jusque-là de l’expérimentation, l’offre, au
plan local, se précise. La création du regroupement favorise l’émergence d’un
modèle. Un début de standardisation des pratiques locales s’installe sans que
la configuration ne soit pour autant mécaniste, l’autonomie des composantes
locales étant prépondérante et la technostructure encore inexistante. En effet,
le regroupement forme une organisation apprenante en mode adhocratique
s’appuyant sur la participation volontaire des compétences locales et non
sur une technostructure pour la mise au point du modèle par repérage des
meilleures pratiques. La jeune fédération, soutenue par les ressources et les
compétences du mouvement, plus que par les siennes propres, contribue à
l’analyse, à la simplification et à la modélisation.
La croissance du mouvement par essaimage du modèle étant bien amorcée et la demande secondaire se développant, l’entrepreneur capitaliste entre
sur le marché émergent jusqu’alors exclusivement desservi par l’entreprise
collective. La concurrence émergente, attirée par un marché qui apparaît en
devenir, ainsi que la disponibilité de ressources encore relativement limitées,
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incite les entreprises collectives locales, de même que leur regroupement, à
opérer des choix stratégiques plus circonscrits autour des besoins exprimés
par les membres-utilisateurs les plus immédiats. Les destinataires de la valeur
créée par l’activité deviennent essentiellement l’ensemble des membresusagers, la communauté tendant alors à devenir un acteur périphérique dans
l’activité stratégique de l’organisation. Au plan local, l’usager étant davantage
circonscrit, les frontières entre l’interne et l’externe se dessinent. Avec le temps,
l’entrepreneur capitaliste structure le marché selon ses règles et l’entreprise
collective peut être tentée par l’imitation, l’isomorphisme jouant.
PHASE 3. UNE OPTION À ÉVITER : LA STANDARDISATION
Afin de soutenir la concurrence, l’entreprise collective peut être tentée non pas
de continuer à se différencier par l’innovation mais plutôt d’adopter la voie de
la standardisation par l’imitation des approches et méthodes de l’entreprise
capitaliste. En quête d’efficience économique, celle-ci cherche à se positionner
sur un marché de masse, tend à sélectionner des segments d’usagers rémunérateurs dont les besoins s’inscrivent dans une offre simplifiée et, conséquemment, à abandonner les segments les moins rentables. Elle vise à créer
de la valeur autour des transactions, valorisant les transactions à la pièce, etc.
Ces pratiques constituent autant de façons pour elle de s’adapter au marché
concurrentiel structuré par l’avantage de coût. Pour soutenir un tel positionnement, l’entreprise collective devra alors chercher, à l’image de l’entreprise
capitaliste dominante par leadership de coût, la croissance par le volume en
élargissant sa base de clients, notamment par l’expansion géographique de ses
marchés, plutôt que par le raffinement de son offre aux membres actuels.
L’entreprise collective tend à concevoir le membre comme un acheteur.
Adoptant une vue à court terme, celui-ci sera enclin à évaluer et réévaluer
la valeur créée par la coopérative, la mutuelle ou l’association d’économie
sociale sur la base des transactions à la pièce dans une approche consumériste
comparative de type étalonnage (benchmark). La nature de la valeur attendue
par le membre-usager prend alors une couleur essentiellement économique
(prix, rapport qualité-prix), aisément comparable et que la concurrence peut
tout aussi bien satisfaire compte tenu d’une différenciation moins affirmée.
Afin de répondre à une telle demande, l’entreprise collective mise
entièrement sur l’efficience économique par les économies d’échelle et la standardisation. D’une part, l’entreprise collective, et la fédération en particulier,
accorde beaucoup d’importance au repérage et à la mise au point des procédés les moins coûteux qui deviennent ainsi les standards du regroupement.
D’autre part, la croissance de la taille et la rationalisation, notamment par
fusion de composantes internes, s’accompagnent d’une réduction des coûts.
Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004
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Des forces poussent vers l’entreprise collective unique à l’échelle d’un
mouvement sectoriel. À terme, toutes les composantes du centre opérationnel
deviennent des succursales, des agences, des établissements, des bureaux,
sans sommet stratégique local, sans gouvernance locale. La gouvernance
devient uniquement globale et la gestion mécaniste.
Il n’en faut pas plus pour que la configuration mécaniste s’installe. La
technostructure, qu’elle résulte de standards internes ou externes (normes
ISO), est renforcée par les nouvelles technologies de l’information et des
communications (TIC). En effet, les TIC et les systèmes d’information donnent
un second souffle à la standardisation des procédés ; ils simplifient l’accès aux
procédures standards tout en contribuant au déploiement de celles-ci dans
l’organisation. Une plate-forme informatique et informationnelle commune
traverse ainsi l’ensemble et uniformise le centre opérationnel.
L’imitation conduit à une configuration mécaniste renouvelée par la
technologie et les normes ISO construites dans une logique d’amélioration
continue de la qualité mais toujours subordonnée à la logique dominante
de la réduction des coûts en vue d’accroître la rentabilité. Or cette logique
est excluante : on ne dessert plus les catégories d’usagers dont les besoins et
demandes sont insuffisamment solvables, on ne répond qu’aux besoins qui
constituent des occasions d’affaires.
La pratique de l’isomorphisme, l’adoption d’une stratégie de création de valeur axée sur les coûts et la croissance aidant, le regroupement se
transforme en un groupe corporatif. Il devient une société de portefeuille, un
holding, un conglomérat financier présentant une configuration globale divisionnalisée. Le niveau méso comprend des divisions ou filiales chapeautées
chacune par un conseil d’administration. Le niveau micro devient succursaliste, étant composé d’établissements démunis de souveraineté décisionnelle,
voire d’aucun établissement avec l’avènement des transactions électroniques.
La gouvernance devient globale et financiarisée, des investisseurs externes,
non membres, apparaissant au sein des conseils des filiales puis au conseil
d’administration du groupe. Les compétences financières et comptables
devenant de plus en plus essentielles pour accéder à ces fonctions, ces postes
sont alors d’autant plus prisés qu’ils sont maintenant fortement rémunérés
et prestigieux. En particulier, celui de président qui, compte tenu de la taille
du groupe tend à occuper un poste de président du conseil, le gestionnaire
nommé au sommet de la hiérarchie devenant président de l’entreprise (chief
executive officer). Ce sommet stratégique pratique une coordination par
contrôle des résultats financiers privilégiant une approche par la standardisation (rendements cibles sur le capital investi). Les besoins en capitaux
s’accroissant afin de soutenir la croissance de l’entreprise, celle-ci s’ouvre au
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marché externe des capitaux, ce qui conduit à une démutualisation partielle
ou totale. Les membres stakeholders se transforment en shareholders, favorisant
une création de valeur centrée sur la valeur financière pour le propriétaire.
Dans une stratégie de standardisation, la gouvernance participative à
plusieurs niveaux comporte des coûts jugés inutiles puisque avec l’autonomie
locale se profilent des risques de délinquance relativement aux standards du
groupe. En outre, même lorsque la gouvernance du mouvement comprend
encore plusieurs étages, ils sont vides de contenu stratégique, les instances
micro ou méso de la structure du mouvement n’étant plus des lieux de gouvernance souveraine. Leur participation au processus stratégique se réduit
à la participation au processus de nomination des élus ou d’une partie des
élus du conseil d’administration du regroupement devenu holding. Les instances associatives micro et méso ne sont pas en contrôle direct des activités
de l’entreprise bien qu’elles puissent demeurer très actives dans l’animation
de la vie associative. À terme, la structure du mouvement en vient à ne plus
comprendre qu’un seul niveau et parfois même à se dissocier complètement
du contrôle de l’entreprise en se transformant en fondation philanthropique
prenant en charge la responsabilité sociale du groupe ; la fondation prend
ainsi le relais du groupement de personnes.
Le rapport aux membres suit un processus de découplage : d’une part
des clients, d’autre part des propriétaires, futurs actionnaires de l’associationholding, de la coopérative-holding ou de la mutuelle-holding. À terme,
l’entreprise collective a encore des membres, mais qui sont comparables à
ceux d’un club ou d’un programme de reconnaissance visant la fidélisation
de la clientèle par un marketing adapté. Le sociétariat n’a plus de source
communautaire, collective ou sociétale.
La valeur marchande a alors pris toute la place, les valeurs de l’économie sociale et solidaire étant de trop. La standardisation constitue une
position de rupture de l’équilibre entre le marché (la valeur) et la vision
fondatrice (les valeurs). Cette stratégie est donc incohérente avec l’entreprise
collective. Non seulement celle-ci ne permet pas de valoriser les ressources,
compétences et actifs stratégiques accumulés par l’entreprise collective au
cours de son évolution, mais, qui plus est, en raison des ressources financières
et technologiques qu’exige de mobiliser un tel mode de développement, elle
débouche nécessairement sur une démutualisation de l’entreprise collective.
La gouvernance missionnaire (projet fondateur et valeurs) a disparu ainsi que
la gouvernance participative (ajustement mutuel pour combiner les logiques
économiques et sociales) nécessaires à l’innovation. La stratégie de création
de valeur par l’efficience économique pousse la configuration de gouvernance
collective vers l’intégration en une gouvernance d’entreprise unique (corporate governance) épousant la logique capitaliste du secteur : le rendement sur le
capital pour des actionnaires, sans autre valeur.
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De façon à éviter la démutualisation ou afin d’opérer un ré-équilibrage,
l’entreprise collective a pour défi de réintégrer les valeurs à la valeur et viceversa. Pour relever le défi de sa croissance, deux stratégies sont susceptibles
d’assurer le maintien de sa spécificité en tant qu’organisation d’économie
sociale : la focalisation et l’hybridation.
PHASE 3. UNE OPTION POUR LA PME DU TIERS SECTEUR :
LA CROISSANCE ÉQUILIBRÉE PAR FOCALISATION
La stratégie de focalisation ramène l’entreprise collective sur la voie de l’innovation, une innovation plus tournée vers l’offre de produits-services que vers
l’innovation organisationnelle, voire institutionnelle qui caractérise la phase
d’expérimentation. Enrichie de ressources et de compétences de marché
développées dans le cours de son évolution, l’entreprise collective s’appuie
sur celles-ci pour élargir son offre de produits et services destinée à un certain
type d’usagers. Plutôt que d’élargir son offre et son sociétariat à de nouvelles
clientèles, elle procède à une sélection des membres-usagers en tenant compte
non pas de leur rentabilité relative mais de leur exclusion de l’offre de l’entrepreneur capitaliste ou de l’entreprise collective, démutualisable, ayant choisi
la voie de la standardisation. L’innovation de produits et services est destinée
à des usagers ciblés dont les conditions d’exercice de leur propre activité
exigent de l’entreprise collective une offre, voire une approche particulière.
Ainsi, l’entreprise collective se spécialise pour offrir des produits et services
à un segment d’usagers dont les besoins sont à la fois relativement homogènes et spécifiques. Cette stratégie s’inscrit dans le paradigme de l’approche
client voulant que le développement stratégique repose sur les besoins des
clients actuels. Cette approche met de l’avant la notion de panier de services/
produits (Jokung-Nguéna, Arrègle, Ulaga et de Rongé, 2001) où la valeur
créée pour un client est la combinaison d’un produit (bien ou service) et d’un
ensemble d’attributs qui lui sont propres.
En raison des compétences très spéciales qu’exige la mise en œuvre
d’une telle stratégie et de la difficulté à les reproduire, le déploiement géographique de l’activité aura tendance à se réaliser à travers une approche
intégrée davantage succursaliste que par essaimage. En effet, bien que centrée
sur l’innovation, l’entreprise collective ne peut, à cette étape, faire fi de l’efficience, car elle risquerait alors de voir ses usagers se tourner vers la concurrence de type généraliste. Elle est donc obligée d’intégrer une préoccupation
de standardisation dans sa différenciation en recherchant des effets de taille
et d’envergure sans toutefois déroger à sa spécialisation. Par ailleurs, la spécialisation et la différenciation n’étant pas de nature géographique, mais bien
reliée à la nature même de l’activité, les coûts d’une telle spécialisation locale
ne justifieraient pas le degré de pertinence ainsi gagnée.
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L’entreprise collective focalisée évolue au sein d’une niche, sur un segment de marché rentable mais de taille insuffisante pour attirer l’entrepreneur capitaliste. Elle se développe au rythme de l’évolution des besoins du
segment ciblé (membres actuels et potentiels). Sa taille s’accroît alors qu’elle
tend à rejoindre l’ensemble du segment avec une offre spécialisée susceptible
de lui conférer un avantage concurrentiel relativement aux entreprises généralistes. Étant donné qu’elle n’évolue pas sur un segment de masse, elle est plus
susceptible de conserver une taille plus modeste.
Comme elle demande de développer une offre fortement adaptée à
la clientèle d’usagers ciblés, la stratégie de focalisation pose des exigences
pour la composition du conseil d’administration. La représentativité des
administrateurs comme parties prenantes constitue une dimension clé de la
réussite d’une telle stratégie de création de valeur et requiert un conseil formé
d’administrateurs représentant le maillage socioéconomique ou mutualiste
de l’activité (des fournisseurs et des bénéficiaires). L’entreprise est gérée par
une gouvernance participative qui réunit les différentes parties prenantes et
en particulier des partenaires ciblés et des représentants des membres engagés à faire évoluer de façon pertinente une offre quasi sur mesure. La faible
taille de l’organisation et sa faible complexité, due à une certaine homogénéité
des besoins, facilite ce mode de gouvernance alors que la différenciation
par l’innovation l’exige. Plus que dans les autres stratégies de création de
valeur, les administrateurs jouent un rôle majeur dans la transmission des
demandes du segment de membres-usagers. Tout comme dans la stratégie
d’expérimentation où l’innovation, plus que l’efficience, constitue un enjeu
stratégique, les élus, incluant les partenaires, exercent un rôle actif dans les
choix opérationnels de produits-services. Cette proximité accrue des élus
de la gestion de l’offre tient également à la taille plus limitée de l’entreprise
collective focalisée.
La taille modeste et le caractère homogène rendent également possible
la gouvernance à un seul niveau. Même si l’entreprise focalisée peut être
membre d’un regroupement, sa souveraineté stratégique étant cruciale, elle
affirme une gouvernance autonome dite entrepreneuriale, avec un sommet
stratégique « local » puissant. Les élus et salariés, fortement centrés sur les
besoins relativement homogènes du segment desservi, travaillent dans la
même direction et avec les mêmes valeurs. La configuration est missionnaire
mais circonscrite par un projet ciblé.
Le gestionnaire principal est un mailleur qui fait participer au même
projet mobilisateur. Il tisse et travaille à maintenir des liens avec les réseaux
fondateurs et nouveaux nécessaires à l’innovation et qui permettent d’assurer la viabilité de l’entreprise collective. Il est un mobilisateur qui favorise la
cohésion des parties prenantes en ayant fréquemment recours à la mission qui
re-qualifie le métier de l’entreprise. Le manager est un coordonnateur général
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plus qu’un directeur général en ce sens qu’il crée les conditions favorables
à l’action plus qu’il ne supervise directement les activités ; il favorise une
professionnalisation du centre opérationnel. Le travailleur est responsabilisé et la co-production avec l’usager est priorisé. Quant à eux, les processus
organisationnels sont flexibles afin de susciter constamment l’innovation. La
technostructure est en mode soutien et présente un caractère de proximité ;
elle se comporte elle aussi comme une composante professionnelle en rapport
de co-production à la fois avec les opérateurs, eux-mêmes professionnalisés,
et les usagers et partenaires, reconnus comme parties prenantes.
Étant donné que cette stratégie conduit l’entreprise collective sur la voie
de l’élargissement de la gamme puis de la diversification reliée, une structure
par projet, un projet pouvant constituer le portefeuille d’activités de l’usager
avec l’entreprise, est plus appropriée qu’une structure par produit. Une structuration transversale permet d’augmenter la rapidité de réponse aux besoins
de l’usager tout en accroissant la pertinence de la réponse, en plus de permettre de développer, comme l’exige cette stratégie, des méthodes uniques,
originales et spécifiques.
En somme, la configuration de l’entreprise collective innovante focalisée
combine avec brio les dimensions entrepreneuriale (sommet stratégique autonome et cohésif) et innovatrice (coordonnateur mailleur de parties prenantes
internes et externes par ajustement mutuel) en les articulant avec une dimension missionnaire différente de celle des origines. En effet, cette configuration
est très sélective tout en étant inclusive. Puisque le segment ciblé n’est pas
d’un grand intérêt pour l’entrepreneur capitaliste, la mission conserve une
forte dimension sociale. Cette configuration de gouvernance et de gestion
exige une structure de gouvernance participative ainsi qu’un gestionnaire
animateur qui mobilise les valeurs et les compétences des parties prenantes
dans un projet commun.
PHASE 3. UNE OPTION POUR LA GRANDE
ORGANISATION DU TIERS SECTEUR :
LA CROISSANCE ÉQUILIBRÉE PAR HYBRIDATION
Contrairement à l’entreprise collective focalisée qui évolue sur un segment
ciblé, le regroupement ou la grande entreprise collective généraliste suit
une stratégie d’expansion géographique tout en couvrant l’ensemble des
segments importants d’un marché. L’entrepreneur capitaliste dominant avec
une stratégie de leadership de coûts basée sur la standardisation crée un forte
pression sur les coûts des concurrents évoluant à l’extérieur de créneaux. Or
la grande entreprise collective généraliste et globalisée qui refuse de courir
le risque de la démutualisation par la standardisation cherchera à combiner
standardisation et innovation.
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Le déploiement sur un vaste territoire, non homogène, ainsi que sur un
marché global, exige pour innover, de reconnaître non seulement les spécificités locales mais également la diversité des usagers. Pour ce faire, elle doit
chercher à développer une offre spécifique couvrant les besoins actuels et
nouveaux de chacun des différents segments de membres.
De façon à réaliser l’équilibre entre la nécessaire standardisation, pour
atteindre l’efficience économique sur un marché global, et la nécessaire différenciation, pour répondre aux attentes d’un sociétariat diversifié, la grande
entreprise collective qui choisit la création de valeur par hybridation fait face
à un important défi de reconfiguration. Comme dans sa phase d’émergence,
l’entreprise collective se doit d’innover de nouveau dans ses dimensions
organisationnelle et institutionnelle.
Pour que s’opère le rééquilibrage et que naissent des forces de différenciation, une gouvernance médiatrice doit s’installer entre les plans global et
local. Ainsi, entre la spécificité infinitésimale allant jusqu’à l’individuation (le
tout devient une variété d’individus tous différents les uns des autres) de la
valeur et l’uniformité (les individus ne forment plus qu’un tout) impliquant
une approche holiste de celle-ci réside un plan intermédiaire de conception
de la valeur qui permet de reconnaître la différenciation des individus par
groupes ou réseaux d’appartenance, en fonction de leurs besoins différenciés. Les groupes de membres se construisent à la fois par reconnaissance
mutuelle au sein du groupe et par la reconnaissance par le sommet stratégique, de la diversité au sein du sociétariat et du territoire global. Émerge
alors la nécessité de mettre en place une structure matricielle reconnaissant la
diversité des identités (appartenance à un territoire local, appartenance à une
profession, etc.).
La nouvelle gouvernance de proximité, géographiquement et sociologiquement, est formée de territoires et de groupements de membres-usagers
présentant chacun des demandes particulières même si un tronc commun
de demandes demeure. La coexistence de plusieurs territoires et groupes de
membres-usagers est envisagée non seulement comme un défi mais comme
une ressource pour la différenciation ; elle est un vecteur d’innovation.
La création de valeur pour des destinataires dont les attentes sont
diverses exige une gouvernance et une gestion participatives. Pour assurer
la différenciation, l’innovation, la configuration est adhocratique ; les parties
prenantes internes sont revalorisées dans le processus stratégique et l’entreprise collective pratique l’inclusion des élus et des personnels, des usagers et
des travailleurs dans le processus de formation de la stratégie. En outre, le
processus stratégique global doit laisser s’exprimer les demandes et les stratégies émergentes en orchestrant des expériences pilotes. Puisque l’intégration
dans la gouvernance est nécessaire pour tenir ensemble une organisation
complexe, le sommet stratégique global a un rôle unificateur à jouer, appuyé
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par l’intégration d’un sociétariat et d’un personnel devenus très hétérogènes.
À celle-ci se combine forcément une animation-médiation de la nouvelle
gouvernance locale et méso.
Par ailleurs, l’efficience économique qu’impose la concurrence au sein
d’un marché global exige de maintenir la coordination globale de l’organisation dans une configuration mécaniste. Un degré suffisant de standardisation
devient essentiel pour maintenir une structure de coûts compétitive. Même si
le renforcement de la standardisation des procédés est un acquis de la période
antérieure, la technostructure a encore un rôle à jouer à cet égard, tout en étant
tempéré par les forces de différenciation.
Toutefois, les configurations adhocratique et mécaniste ne suffisent pas
pour tenir ensemble une entreprise collective aussi complexe. Les projets collectifs étant diversifiés en raison de l’hétérogénéité du territoire et du sociétariat, un projet commun transversal s’impose en sus. Créer de la valeur d’usage
pour ses différents groupes de membres-usagers ne suffit plus pour assurer
son rééquilibrage. Or, la création de valeur liée aux valeurs sociales, sociétales
et humanistes, que défend l’économie sociale et solidaire, constitue son plus
grand atout pour se différencier de l’entrepreneur capitaliste, ces valeurs permettant de créer une valeur non plus simplement d’usage, ni même au sein
d’une communauté externe restreinte, mais bien au niveau macro.
Par la suite, l’envergure qu’a acquise l’entreprise collective la rend apte à
contribuer à la création de la valeur à une échelle supérieure. L’entreprise collective globale reconnaît non seulement les particularismes des communautés
locales et des groupes de membres-usagers, mais également sa responsabilité
sociale, celle-ci n’étant pas une externalité mais bien une composante du capital
social. La taille et le rayonnement de l’entreprise collective globale impliquent
un rapport de citoyenneté et un rapport de propriété collective qui nécessitent
une telle envergure de mission. Par son histoire, le mouvement a bâti un patrimoine collectif d’usagers qui s’apparente à un patrimoine d’intérêt général.
Son envergure et son niveau d’intervention imposent une responsabilité globale telle que l’entreprise doit et peut se situer dans une supra-configuration
missionnaire qui dépasse ses frontières organisationnelles. Cette insertion
l’amène à joindre son action à celle de partenaires, des pouvoirs publics, de
la société civile ou du marché, pour combiner des ressources et compétences
complémentaires. Ainsi, l’entreprise collective contribue et reçoit plus en tant
qu’entreprise responsable. Ce don contre don, cette réciprocité au sein d’une
supra-configuration lui est essentielle, car l’entreprise collective d’usagers
inscrit la non-exclusion dans sa mission. Or une telle mission renferme « une
part gratuite ». Ce qui peut paraître des avantages qu’un État lui octroie n’est
en fait que la redistribution qui finance cette part.
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Cette insertion dans une supra-configuration missionnaire amène à
participer activement à la vie de la cité, aux forums et sommets. Le président
du mouvement, élu et salarié permanent, est une figure sociétale, un porteparole, un des leaders sociaux ; il fait rayonner dans le monde un success
story de grande entreprise collective. En même temps, l’entreprise collective laisse traverser sa configuration de gouvernance par le projet d’intérêt
général, se laisse pénétrer par le projet que portent les mouvements sociaux
en vue d’un monde meilleur. Concrètement, la gouvernance partenariale
se traduit par une structure de concertation non seulement avec les autres
grandes entreprises collectives de l’économie sociale mais aussi avec les parties prenantes externes, les partenaires socioéconomiques et les États dont la
reconnaissance est d’autant plus nécessaire que les forces du marché tirent
vers la banalisation.
La gouvernance multiniveaux et pluri-acteurs est, d’une part, forcément
complexe par la cohabitation de diverses logiques ou finalités (l’efficience
économique et la performance sociale, voire sociétale) et, d’autre part, économique en raison de la combinaison de ressources et compétences partenariales
en vue de la réalisation d’un même projet d’intérêt général. La structure de
gouvernance de l’entreprise collective globale traduit un rapport non seulement entre sommet et base, entre centre et périphérie, entre global et local,
mais aussi entre sommet et groupes de membres et territoires, entre entreprise
collective, partenaires socioéconomiques et État, entre entreprise collective,
mouvements sociaux et société civile.
Dans une stratégie d’hybridation, l’entreprise collective conjugue innovation et standardisation en créant une double valeur d’usage (interne) et
sociétale ou humaniste (externe). À cet égard, la stratégie d’hybridation constitue la synthèse des deux stratégies (création et diffusion) qui ont précédé
son développement. Ainsi, elle combine la valeur transactionnelle, qui a prédominé au terme de la stratégie de diffusion, et la valeur transformationnelle,
qui caractérisait la stratégie d’expérimentation, et que l’entreprise collective
étend, dans une stratégie d’hybridation à l’ensemble de la société. En somme,
elle promeut des valeurs créatrices de valeur pour toute la société, voire pour
l’humanité, pour se différencier.
CONCLUSION
À chacun des cinq modèles stratégiques de création de valeur (création, diffusion, standardisation, focalisation et hybridation) correspond une configuration ou plutôt une combinaison spécifique de configurations :
1. Création : une configuration entrepreneuriale au sein d’une configuration missionnaire.
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2. Diffusion : des configurations entrepreneuriales au sein d’une configuration adhocratique.
3. Standardisation : des configurations mécanistes au sein d’une configuration divisionnalisée.
4. Focalisation : une configuration adhocratique au sein d’une configuration missionnaire.
5. Hybridation : une configuration mécaniste et des configurations
adhocratiques au sein d’une supra-configuration missionnaire.
Les entreprises collectives d’usagers ont un tronc commun : l’expérimentation et la diffusion de l’innovation. Le regroupement naît comme
configuration adhocratique, participative et délibérative, mais bientôt une
configuration mécaniste se profile. La croissance réussie et la concurrence
jouant, les entreprises collectives sont entraînées par des forces de standardisation. Toutefois, l’isomorphisme institutionnel peut conduire à une sortie
du champ ; les valeurs sociales, sociétales et humanistes sont alors de trop, et
seule demeure la valeur économique.
Cependant, des voies d’évitement ou de rééquilibrage existent : la
focalisation et l’hybridation. D’une part, la stratégie de focalisation amène
la petite ou moyenne entreprise collective à se spécialiser, à déployer de
façon innovante ses ressources et compétences vers un segment entier de
membres-usagers ciblés. D’autre part, la stratégie d’hybridation conduit la
grande entreprise collective ou le regroupement à reconnaître la diversité de
son sociétariat, à s’inscrire dans une supra-gouvernance sociétale, à établir
des partenariats avec des acteurs socioéconomiques et l’État, apportant de
nécessaires ressources complémentaires.
Finalement, le maintien dans le champ de l’économie sociale impose aux
acteurs de la gouvernance et aux managers des entreprises collectives de relever le défi de l’intégration des valeurs à la valeur et vice versa. Cette expression traduit un processus interactif et une tension créatrice. En effet, si les
valeurs sont fondatrices de ces organisations, la valeur ajoutée est nécessaire à
leur viabilité sur les marchés et les valeurs, en tant que valeur ajoutée, se présentent comme une piste de rééquilibrage. Toutefois, comme le démontre le
présent article, au-delà de la stratégie, la vision, il n’en demeure pas moins que
c’est notamment à travers les choix de configuration interne et aux frontières
de l’organisation que ce rééquilibrage est susceptible de se réaliser.
Notes
118
1.
Cet article est une version modifiée d’un article publié en anglais dans les Annnales de l’économie
publique, sociale et coopérative, vol. 75, no 1, mars 2004, p. 113-137.
2.
Voir en particulier nos deux thèses de doctorat, l’une sur les coopératives alimentaires (Malo, 1980) et
l’autre sur les coopératives agroalimentaires (Vézina, 1997) ainsi que les nombreuses études de cas
publiées dans les Cahiers du Centre de gestion des coopératives (http ://www.hec.ca/centre-etudesdesjardins/cahiers/) et dans les Cahiers du CRISES, le Centre de recherche sur les innovations
sociales dans l’économie sociale, les entreprises et les syndicats (http ://www.crises.uqam.ca).
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Bibliographie
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Montréal, CRISES, Dépt. de sociologie, Université du Québec à Montréal, Cahier du
CRISES n° 98-03, 17 p.
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