Plasticité de l`inhibition spinale et symptômes douloureux chez l

publicité
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 Plasticité de l'inhibition spinale et symptômes douloureux chez l'animal Mathieu RAJALU & Pierrick POISBEAU Institut des Neurosciences Cellulaires et Intégratives Unité Mixte de Recherche n°7168 CNRS / Université Louis Pasteur Département « Nociception et Douleur » 21, rue René Descartes 67084 Strasbourg, France Résumé Les cornes dorsales de la moelle épinière constituent le premier relais pour les messages nociceptifs avant leur transmission vers les structures supraspinales dont fait partie le cortex, siège de l'élaboration de la sensation douloureuse. Au niveau de ce premier relais médullaire, l'intégration des messages nociceptifs par les neurones de la corne dorsale est déterminée par un équilibre fragile entre les contrôles excitateurs et inhibiteurs. Beaucoup de travaux de recherches ont montré que les contrôles excitateurs sont exacerbés lors du développement des douleurs inflammatoires et neuropathiques. La contribution des contrôles inhibiteurs qui président à l'apparition des symptômes douloureux était jusqu'à présent méconnue. Dans cette revue sont présentés plusieurs exemples récents qui montrent comment la production de certains médiateurs de l'inflammation ou l'altération de l'homéostasie des ions chlorure aggrave l'hypersensibilité douloureuse en produisant une désinhibition spinale des circuits glycinergiques et GABAergiques. Certaines tentatives de compensation semblent néanmoins limiter cette désinhibition et nous venons d'identifier le rôle de neurostéroïdes dans un modèle de sensibilisation douloureuse inflammatoire. L'identification de ces mécanismes devrait permettre de développer à terme de nouvelles stratégies thérapeutiques visant à accentuer les contrôles inhibiteurs médullaires. Mots clés: Moelle épinière, nociception, GABA, glycine, homéostasie chlorure, prostaglandine E2, neurostéroïde, désinhibition spinale Abstract Neurons located in the dorsal horn of the spinal cord constitute the first relay for peripheral nociceptive messages before their transmission to supraspinal structures, such as the cortex, the main CNS area for the elaboration of pain sensations. At the spinal level, pain processing by the dorsal horn neurons is determined by a frail balance between excitatory and inhibitory controls. A large number of studies have shown that exacerbation of excitatory controls occurs during inflammatory and neuropathic pain but little is known regarding the contribution of inhibition. In this review are presented original mechanisms contributing to an aggravation of pain symptoms by reducing inhibition mediated by glycinergic and GABAergic transmissions. Apart from these spinal disinhibition processes, we also give evidence that the production of neurosteroids, synthesized locally by glia and neurons in the dorsal horn, represents a novel local antinociceptive control during inflammatory pain. In summary, spinal disinhibition plays an important role during spinal pain processing and the recent identification of these local mechanisms might be of significative importance to develop novel therapeutical strategies. Keywords: spinal cord, nociception, GABA, Glycine, chloride homeostasis, prostaglandin E2, neurosteroid, spinal disinhibition. 1
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 Introduction Les neurones situés dans les cornes dorsales de la moelle épinière servent de premier relais aux informations nociceptives qui proviennent de la périphérie du corps. Qu'ils soient des neurones à projection supraspinale (localisés majoritairement dans les couche I et V) ou des interneurones, leur activité électrique intrinsèque et la nature des contrôles qu'ils reçoivent sont déterminants lors de l'intégration et de la modulation précoce de ces messages nociceptifs ascendants [1,2]. En ce qui concerne les contrôles excitateurs rapides, le rôle des récepteurs du glutamate est aujourd'hui bien documenté dans l'apparition des douleurs aiguës ou persistantes [2], mais peu de données sont disponibles quant à l'implication des contrôles inhibiteurs médiés par la glycine et l'acide γ‐aminobutyrique (GABA). L'objectif de cette revue est de mettre en lumière des résultats récents, confirmés par des laboratoires indépendants, qui soulignent l'importance de la désinhibition spinale dans plusieurs modèles de douleur chez l'animal. La désinhibition spinale est une hypothèse de recherche où la balance excitation/inhibition est modifiée suite à une baisse de l’efficacité des contrôles inhibiteurs. La diminution du tonus inhibiteur spinal, qui agit normalement comme un frein sur la transmission des stimuli nociceptifs vers les structures supraspinales, serait alors responsable d’une hyperexcitabilité spinale associée aux symptômes douloureux. Les travaux présentés ici ont été menés en quantifiant les changements plastiques du tonus inhibiteur qui contrôle l’activité électrique intrinsèque des neurones du système nociceptif spinal. Les contrôles inhibiteurs au sein de la corne dorsale sont variés et reposent sur la présence de neurones locaux (interneurones) et de terminaisons supraspinales utilisant la glycine et le GABA comme neurotransmetteurs. Ces deux neurotransmetteurs se fixent, entre autres, sur des récepteurs canaux formés par 5 sous‐unités protéiques [3] que l’on appelle respectivement récepteur GABA de type A (R‐GABAA) et récepteur de la glycine (R‐Gly). Leur activation entraîne l’ouverture du canal qui est sélectivement perméable aux ions chlorure (Cl‐). Chez l'adulte, les ions Cl‐ sont maintenus à une concentration faible à l'intérieur des neurones de la corne dorsale grâce à l'activité d'un cotransporteur membranaire K+/Cl‐ (KCC2) qui expulse les ions Cl‐ vers l'extérieur [4]. Dans ces conditions, l'activation des R‐GABAA ou des R‐Gly induit une entrée massive d'ions Cl‐ qui produit une rapide hyperpolarisation membranaire. De façon intéressante, nous avons pu montrer que les deux neurotransmetteurs GABA et glycine sont colocalisés dans certaines synapses de la corne dorsale de la moelle épinière [5] ce qui a pour conséquence d'augmenter significativement l'efficacité inhibitrice de ces synapses mixtes et d’y renforcer les contrôles inhibiteurs associés à une hypoalgésie. Réduction du tonus inhibiteur et symptômes douloureux Jusqu'à présent, le rôle potentiel d'une désinhibition glycinergique et/ou GABAergique était associé à l’apparition de symptômes d'hyperalgésie et d'allodynie à la suite d'injections intrathécales d'antagonistes des R‐GABAA ou des R‐Gly [6]. Les deux exemples qui suivent illustrent comment des neuromédiateurs endogènes, les prostaglandines E2 ou le facteur de croissance BDNF (brain derived neurotrophic factor), réduisent l'inhibition médiée respectivement par les récepteurs glycine et GABAA pour produire des symptômes douloureux. 2
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 Mode d'action des prostaglandines E2 dans la corne dorsale de la moelle épinière. Les prostaglandines sont des substances chimiques liposolubles produites dans la plupart des tissus de l'organisme lors d'une lésion tissulaire et d'une inflammation. Ces molécules sont produites initialement à partir des phospholipides membranaires transformés en acide arachidonique sous l'action de la phospholipase A2. L'acide arachidonique est ensuite converti en prostaglandines actives après les actions successives de cyclo‐oxygénases (COX), d’hydroxypéroxydases, d'isomérases et de prostacycline synthétases. Dans la famille des prostaglandines, la PGE2, injectée par voie intrathécale, était déjà connue pour provoquer une sensibilisation centrale des afférences primaires des nocicepteurs et l'apparition de symptômes d'hyperalgésie et d'allodynie [7,8]. Son mode d'action était cependant encore mal connu. Parmi les conséquences qu'on lui attribue, la PGE2 semble induire une augmentation de la libération de glutamate, une sensibilité accrue des récepteurs aux acides animés excitateurs, une dépolarisation de neurones des couches profondes, une désinhibition glycinergique des neurones des couches superficielles. À partir de cette dernière observation et grâce à la disponibilité de souris transgéniques, le puzzle du mode d'action des PGE2 a pu être reconstitué ces deux dernières années (Figure 1). Figure 1: Mécanisme d'action de la PGE2 conduisant à la levée de l’inhibition médiée par les récepteurs de la glycine contenant la sous unité α3. Lors du développement d'une inflammation périphérique, les prostaglandines E2 (PGE2) sont également sécrétées dans la corne dorsale de la moelle épinière. Elles peuvent alors activer un récepteur spécifique EP2 présent sur la membrane des neurones spinaux. Ce récepteur est couplé à une protéine Gs qui stimule la production d'AMPc, un second messager capable de stimuler l'activité de la protéine kinase A. Une des cibles de cette enzyme est de phosphoryler une sérine en position 346 sur la sous‐unité α3 du récepteur de la glycine. Cette phosphorylation a pour conséquence de réduire fortement le courant chlorure produit par l'ouverture du récepteur‐canal de la glycine. Adapté d'après la référence [10]. La PGE2 se fixe sur un récepteur membranaire EP2 (Récepteur Couplé à une Protéine G, qui est présent sur les neurones des couches superficielles de la moelle épinière [9]. L'activation de ce récepteur provoque alors une augmentation de la production d'adénosine monophosphate 3
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 cyclique (AMPc) du fait de à la stimulation de l'enzyme adénylate cyclase par la protéine Gs. La conséquence de l'augmentation de la concentration d'AMPc est une hyperstimulation de la protéine kinase A qui phosphoryle la sous‐unité α3 du R‐Gly (α3R‐Gly) [10]. Une telle phosphorylation est accompagnée d'une diminution de l'inhibition synaptique portée par les R‐Gly (‐50%). Ce résultat est très bien étayé scientifiquement mais extrêmement surprenant, car la cible de la PGE2 en bout chaîne est un seul acide aminé (sérine 346) porté par les α3R‐Gly. Ce qui rend ce résultat encore plus intéressant, c'est que les α3R‐Gly sont localisés quasi exclusivement dans les neurones des couches superficielles (couche I‐II). En effet, la sous‐unité α3 n'est pas présente dans les neurones des couches plus profondes qui contiennent, eux, principalement des α1R‐Gly insensibles à l'action de la PGE2. A la suite de cette observation et grâce à l'utilisation d'animaux transgéniques dont le gène la sous‐unité α3 a été invalidé (les neurones de ces animaux n'expriment donc que α1R‐Gly), le rôle de α3R‐Gly a pu être mis en évidence en quantifiant expérimentalement l'hyperalgésie et l'allodynie dans deux modèles animaux de douleur inflammatoire (injection intraplantaire de zymozan ou d'adjuvant complet de Freund) et à la suite de l'injection intrathécale de PGE2. Il apparaît que les symptômes d'hyperalgésie et d'allodynie sont fortement réduits chez les animaux n'exprimant pas α3R‐Gly comparativement aux animaux de la souche "sauvage" [10]. Un résultat similaire a été obtenu chez des souris dont le gène codant pour le récepteur EP2 des PGE2 est invalidé [9]. Cette dernière étude confirme que les effets pronociceptifs de la PGE2 passent principalement par une désinhibition glycinergique qui met en jeu les récepteurs membranaires EP2, l’activation de la protéine kinase A et la phosphorylation des α3R‐Gly des neurones des couches superficielles de la moelle épinière. Ces travaux ouvrent des perspectives importantes en ce qui concerne le développement de futurs antagonistes des récepteurs EP2 mais aussi de ligands spécifiques de la sous‐unité α3 des récepteurs de la glycine. Importance des gradients de concentration de chlorure dans les douleurs neuropathiques La manipulation des gradients de concentration de chlorure mis en jeu lors de l'inhibition nerveuse passant par les R‐Gly et R‐GABAA est un axe de recherche innovant qui pourrait à court terme permettre également le développement de nouvelles procédures analgésiques. Les gradients de concentration de chlorure sont contrôlés par des protéines transmembranaires, cotransporteurs cation/chlorure, qui sont également impliqués dans de nombreux autres processus physiologiques associés aux fonctions systémiques de l’organisme comme la sécrétion ionique ou encore l'homéostasie du milieu intérieur. Dans le système nerveux, le contrôle des gradients de concentration de chlorure repose principalement sur l’activité des cotransporteurs K+/Cl‐ (KCC2) et Na+/K+/Cl‐ (NKCC1) [4,11]. Ces deux cotransporteurs sont électroneutres mais leur activité détermine des gradients de concentration de chlorure opposés dans les neurones où ils sont exprimés. Ainsi, la présence majoritaire de NKCC1 est‐elle associée à des concentrations intracellulaires élevées en Na+, K+ et Cl‐ (accumulation intracellulaire). A l’inverse, la présence de KCC2 dans les membranes des cellules nerveuses favorisera des concentrations intracellulaires faibles en K+ et en Cl‐ (extrusion). Comme nous l’avons déjà évoqué ci‐dessus, l’expression des cotransporteurs est régulée au cours du développement postnatal (Figure 2). Ainsi, NKCC1 est largement exprimé dans les stades précoces de développement alors que KCC2 devient majoritaire après la première semaine postnatale et chez l'adulte [4]. La conséquence fonctionnelle de ce phénomène est que le GABA et la glycine, lorsqu’ils activent leurs récepteurs canaux spécifiques, ont des actions dépolarisantes (effet excitateur : sortie d’ion Cl‐) sur les neurones embryonnaires alors qu’ils hyperpolarisent (effet inhibiteur : entrée d’ions Cl‐) les neurones 4
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 adultes. A partir de cette observation de plasticité développementale, l’hypothèse d’une désinhibition spinale par changement des gradients de concentration de chlorure (i.e. variation de l’expression des cotransporteurs KCC2 et NKCC1) a été testée chez l’animal adulte porteur d’une douleur neuropathique suite à une lésion de nerf sciatique ou lors d’une douleur viscérale. Figure 2: Représentation schématique du rôle des transporteurs chlorure au cours du développement et lors du développement d'une neuropathie périphérique chez l'adulte. Au stade embryonnaire, la concentration intracellulaire en ions Cl‐ est élevée et cette situation résulte de l'action du cotransporteur NKCC1 qui est exprimé à la membrane des neurones spinaux. Dans ces conditions, l'action du GABA sur son récepteur‐canal GABAA provoque une sortie d'ions Cl‐ qui est dépolarisante (excitatrice). Dès la fin de la première semaine postnatale et au stade adulte, des transporteurs KCC2 sont exprimés à la membrane. Ces transporteurs expulsent les ions Cl‐ vers l'extérieur et maintiennent alors une concentration intracellulaire en ions Cl‐ faible. L'activation des récepteurs GABAA induit alors une entrée d’ions Cl‐ qui est hyperpolarisante (inhibitrice). Au cours du développement de douleurs neuropathiques, l’expression des transporteurs KCC2 est inhibée et l'expression de NKCC1 pourrait être stimulée. Dans ces conditions, l'homéostasie des ions chlorures est profondément perturbée et les concentrations intracellulaires en ions Cl‐ redeviennent élevées. L'hypothèse en vigueur prédit que le GABA devient excitateur dans certaines synapses spinales amplifiant ainsi l'hyperexcitabilité associée à la stimulation persistante des fibres afférentes nociceptives. Adapté d'après la reférence [11]. L’analyse des gradients de concentration de chlorure chez les animaux porteurs d’une lésion périphérique du nerf sciatique (modèle de constriction) a été possible en utilisant l’électrophysiologie et l’imagerie du calcium libre intracellulaire sur les neurones de la lamina I de la moelle épinière [12]. Les neurones, observés chez les animaux porteurs d’une neuropathie périphérique, présentent une diminution importante de l’expression membranaire des KCC2 qui est corrélée avec une élévation de la concentration intracellulaire en ion Cl‐ (Figure 2). La conséquence immédiate de cette élévation est que le GABA provoque alors une augmentation de la concentration de calcium libre intracellulaire dans les neurones de la lamina I un phénomène systématiquement observé après une dépolarisation membranaire. Le GABA comme la glycine, en agissant sur leur récepteurs canaux spécifiques, deviennent donc excitateurs dans ces conditions pathologiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’utilisation d’un oligonucléotide antisens, qui bloque l'expression du cotransporteur KCC2 chez des animaux sains, réduit également le seuil nociceptif (générant une hyperalgésie) suite à une stimulation thermique ou mécanique. L’implication des cotransporteurs NKCC1 a également été mise en évidence dans un modèle de douleur viscérale induite par l’injection intra‐colonique de capsaïcine, un des principes actifs contenu dans le piment [13]. Chez des animaux ayant reçu une telle injection, une augmentation précoce (90‐180 minutes après injection) de l’expression 5
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 membranaire de NKCC1 est observée dans les neurones de la moelle épinière au niveau lombo‐
sacré. Parmi les hypothèses retenues, le stimulus douloureux viscéral est à l’origine de la phosphorylation de NKCC1 (augmentation de l’activité) et modifie le cycle insertion/recyclage du transporteur (augmentation de l’insertion membranaire). Les résultats obtenus avec ce modèle de douleur viscérale suggèrent que le cotransporteur NKCC1 contribue à la destruction des gradients de concentration de Cl‐ et donc à une désinhibition GABAergique/glycinergique. Quels sont alors les médiateurs mis en jeux lors de ces processus? Dans ces phénomènes, un rôle important semble être joué par les interactions entre les neurones et les cellules microgliales. Les cellules microgliales représentent 5 à 10 % des cellules gliales dans le système nerveux central et sont souvent considérées comme des macrophages résidents. Dans la moelle épinière d’animaux développant une douleur persistante, la microglie est activée par les purines (ATP) et la substance P, deux molécules impliquées dans la transmission du message nociceptif [14]. Dans ces conditions, la microglie activée semble libérer du BDNF, un facteur de croissance qui active les récepteurs TrkB présents sur les neurones de la lamina I. Cette activation provoque une hyperexcitabilité des neurones de la corne dorsale et peut être induite par une inflammation périphérique [15,16]. Récemment, le BDNF vient récemment d’être impliqué dans la régulation des gradients de concentration de Cl‐. En effet, une injection intrathécale aigue de BDNF ou de microglie activée sécrétant du BDNF entraine une destruction du gradient de concentration de Cl‐, ce qui transforme l’effet inhibiteur du GABA en effet excitateur. La conséquence fonctionnelle en est l’apparition d’une hypersensibilité douloureuse chez les animaux. Ces symptômes sont absents si l’injection intrathécale est réalisée avec de la microglie activée mais ne pouvant secréter du BDNF. L’effet semble être effectivement médié par l’activation des récepteurs TrkB puisque l’inhibition de ces derniers prévient l’apparition des symptômes d’allodynie. Bien sûr, le BDNF n’est probablement pas le seul médiateur impliqué et il s’agit aujourd’hui d’identifier de nouveaux médiateurs endogène qui seraient à même de réguler efficacement ces gradients. Il est évident aussi qu’une telle stratégie peut s’avérer extrêmement utile pour d’autres pathologies où un dysfonctionnement de l’inhibition GABAergique/glycinergique est observé. Mécanisme de compensation de l'inhibition spinale impliquant les neurostéroïdes Parallèlement à ces exemples récents de diminution du tonus inhibiteur spinal dans les conditions douloureuses, des phénomènes de compensation existent. Les contrôles descendants sont évidement impliqués dans la régulation de la balance entre l'excitation et l'inhibition dans le système nociceptif spinal au cours du développement des symptômes douloureux. Très récemment, nous avons cependant identifié un nouveau contrôle local du tonus inhibiteur qui implique au moins deux métabolites de la progestérone (Figure 3): l'allopregnanolone (AP: 5α‐pregnane‐3α‐ol‐20‐one) et la tetrahydro‐déoxy‐corticostérone (THDOC: 5α‐pregnane‐3α, 21‐diol‐20‐one). Ces deux molécules, en application exogène, sont connues depuis la fin des années 80 pour être les plus puissants modulateurs positifs des récepteurs GABA [17]. Il faut cependant souligner ici que la présence endogène de ces molécules peut résulter (1) du métabolisme des stéroïdes circulants (origine endocrine) qui se retrouverait dans le système nerveux central mais aussi, éventuellement, (2) de stéroïdes synthétisés en absence des glandes endocrines. Dans ce deuxième cas, on parle alors de neurostéroïdes [18], c'est‐à‐dire de stéroïdes synthétisés par les cellules du système nerveux 6
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 (neurones, cellules gliales) à partir de cholestérol (Figure 3) et ceci, indépendamment de la présence des glandes stéroïdogènes (surrénales, gonades). Dans un travail récent, nous avons pu mettre en évidence que ces neurostéroïdes sont présents en quantités significatives dans des tranches de moelle épinière de rat où ils jouent un rôle fonctionnel important puisqu'ils contrôlent le tonus inhibiteur GABAergique [19,20]. Ceci est particulièrement bien illustré au cours du développement postnatal où les concentrations en neurostéroïdes baissent progressivement ce qui permet de diminuer et d'ajuster l'inhibition GABAergique spinale à un niveau stable à partir de 23 jours postnataux [19]. Figure 3: Neurostéroïdogenèse et modulation des synapses GABAergiques Le schéma dans l'encadré ci‐dessous présente de façon simplifiée les étapes clés qui président à la synthèse des neurostéroïdes réduits en position 3α, 5α (THP: allopregnanolone; THDOC: tétrahydrodéoxycorticostérone) dans la mitochondrie. La première étape de la neurostéroïdogenèse passe par l’incorporation de cholestérol dans la mitochondrie via un complexe protéique appelé "peripheral benzodiazepine receptor" car il possède un site de liaison pour les benzodiazépines. Dans la mitochondrie, la p450scc est une enzyme clé qui permet la synthèse de pregnenolone, un précurseur que l'on retrouve ensuite dans le compartiment cytoplasmique. La 5α‐réductase est une autre enzyme importante qui métabolise la progestérone (PROG) ou le 11‐DOC et permet d’engager les voies de synthèse du THP et du THDOC. Cette synthèse de neurostéroïdes peut avoir lieu aussi bien dans les neurones (pré et post synaptiques) que dans les cellules gliales et une interaction étroite entre ces deux types cellulaires est postulée. Une étude récente semble pourtant indiquer que les neurostéroïdes s'incorporent dans la membrane postsynaptique des neurones et se fixent sur les récepteurs GABAA par au moins deux sites situés dans le canal et à l'interface membrane‐protéine. Une confirmation plus directe a ensuite été apportée avec l'identification et la localisation des enzymes de synthèse de la neurostéroïdogenèse dans les cellules de la moelle épinière [21]. L'ensemble de ces données semblent donc indiquer que la moelle épinière possède une grande capacité à produire des neurostéroïdes neuroactifs et nous nous sommes naturellement intéressés au rôle potentiel de ces composés dans des conditions pathologiques douloureuses. Pour cela nous avons utilisé le modèle de sensibilisation inflammatoire induite par l'injection intraplantaire de carragénine λ. Ce modèle est bien décrit sur le plan des symptômes d'hyperalgie et d'allodynie mécanique. Nos résultats montrent que dès 24 heures après l'injection de carragénine, on observe une augmentation significative des concentrations en neurostéroïdes AP et THDOC dans la moelle épinière [20]. Ces augmentations sont parfaitement corrélées avec une augmentation du tonus inhibiteur GABAergique mesuré en électrophysiologie (Figure 4). 7
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 Si la compensation semble insuffisante pour faire disparaître les symptômes douloureux, la production de neurostéroïde réduit cependant de plus de 20% l'hyperalgie thermique chez les animaux. L'allodynie mécanique, pour sa part, n'est pas affectée. Nos résultats montrent que les neurostéroïdes AP et THDOC limitent la sensibilité douloureuse face à une stimulation thermique chaude mais pas à la suite d'un stimulus mécanique. Ceci suggère qu'il existe, dans la moelle épinière, un traitement spécifique des informations nociceptives thermiques et mécaniques. Les messages nociceptifs thermiques étant les seuls, dans ce modèle, à être limités par des modulateurs endogènes (de type neurostéroïdes) des récepteurs GABAA. Figure 4: Neurostéroïdogenèse spinale: un mécanisme de contrôle local du tonus inhibiteur GABAergique ? Dans les stades postnataux précoces, il semble que la concentration en neurostéroïdes soit élevée dans la moelle épinière et ceci induit alors une forte inhibition GABAergique se traduisant par une augmentation de la durée des courants synaptiques GABAA. Au stade adulte, la neurostéroïdogenèse semble diminuer progressivement et ceci est accompagné par une accélération des courants synaptiques (baisse de l'inhibition synaptique)[19]. Enfin, lors de l'induction d'une sensibilisation douloureuse inflammatoire par injection intraplantaire de carragénine λ, la neurostéroïdogenèse est réactivée. La stimulation de la production de neurostéroïdes réduits en 3 α, 5 α augmente le tonus inhibiteur synaptique en augmentant la charge inhibitrice portée par les récepteurs‐canaux GABAA ce qui a pour conséquence de limiter l'hyperalgie thermique au chaud [20]. Conclusion Depuis quelques années, un nombre croissant d'études mettent en lumière le rôle des changements de tonus inhibiteur dans la moelle épinière et ses conséquences lors du traitement de l'information douloureuse. Ces modulations sont multiples et parfois complexes, car elles impliquent des mécanismes souvent encore mal compris: une régulation post‐
traductionnelle de sous‐unités de la glycine, un changement dans l'équilibre des gradients de concentration des ions chlorure ou encore une régulation de la synthèse locale de modulateurs endogènes. Le premier exemple montre comment les prostaglandines provoquent une réduction importante de la transmission inhibitrice médiée par certains récepteurs de la glycine localisés exclusivement dans les couches superficielles de la moelle épinière. Il s’agit ici d’une modulation négative du fonctionnement d’un récepteur canal, par phosphorylation, qui affecte sa capacité à s’ouvrir ou à être disponible dans la communication inhibitrice. Le deuxième exemple illustre l’importance des gradients transmembranaires de concentration en ions Cl‐ dans la fonction des récepteurs canaux. La destruction des gradients par les cotransporteurs membranaires (baisse de KCC2 et augmentation de NKCC1) diminue la fonction inhibitrice des R‐GABAA et des R‐Gly. Dans les conditions pathologiques, ces deux récepteurs canaux sont responsables d’une excitation qui participe à l’hyperexcitabilité pathologique générale des réseaux de neurones de la corne dorsale de la moelle épinière. Enfin, le dernier mécanisme de modulation du tonus GABAergique implique la régulation de la synthèse locale des 8
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 neurostéroïdes. Ces derniers participent à la limitation mais non à l'abolition complète de l'hypersensibilité nociceptive face à une stimulation thermique chaude. En conclusion, l'implication de désinhibitions spinales dans les douleurs pathologiques est de plus en plus étayée dans les travaux de recherche fondamentale. Il est à noter ici que des mécanismes de plasticité identifiés lors du développement peuvent être réactivés chez l'adulte et produire une modification durable de la fonction qu'ils contrôlent (altération: gradients de concentration en ions chlorures; tentative de compensation: synthèse de neurostéroïdes). Ces deux exemples renforcent l'idée qu'il existe un continuum "developpement‐plasticité‐
pathologie" dans les mécanismes qui gouvernent l'activité cérébrale. L'identification récente de ces mécanismes ouvre donc des opportunités nouvelles pour le développement de stratégies analgésiques. Les mécanismes impliqués étant très variés, il faut espérer que ces travaux déboucheront sur la mise au point de nouvelles molécules à visée thérapeutique antalgique. Références 1. Guirimand F, Le Bars D: Physiology of nociception. Ann Fr Anesth Reanim 1996, 15:1048‐1079. 2. Woolf CJ, Salter MW: Neuronal plasticity: increasing the gain in pain. Science 2000, 288:1765‐1769. 3. Bowery NG, Smart TG: GABA and glycine as neurotransmitters: a brief history. Br J Pharmacol 2006, 147 Suppl 1:S109‐119. 4. Payne JA, Rivera C, Voipio J, Kaila K: Cation‐chloride co‐transporters in neuronal communication, development and trauma. Trends Neurosci 2003, 26:199‐206. 5. Keller AF, Coull JA, Chery N, Poisbeau P, De Koninck Y: Region‐specific developmental specialization of GABA‐glycine cosynapses in laminas I‐II of the rat spinal dorsal horn. J Neurosci 2001, 21:7871‐
7880. 6. Sivilotti L, Woolf CJ: The contribution of GABAA and glycine receptors to central sensitization: disinhibition and touch‐evoked allodynia in the spinal cord. J Neurophysiol 1994, 72:169‐179. 7. Minami T, Nishihara I, Uda R, Ito S, Hyodo M, Hayaishi O: Characterization of EP‐receptor subtypes involved in allodynia and hyperalgesia induced by intrathecal administration of prostaglandin E2 to mice. Br J Pharmacol 1994, 112:735‐740. 8. Turnbach ME, Spraggins DS, Randich A: Spinal administration of prostaglandin E(2) or prostaglandin F(2alpha) primarily produces mechanical hyperalgesia that is mediated by nociceptive specific spinal dorsal horn neurons. Pain 2002, 97:33‐45. 9. Reinold H, Ahmadi S, Depner UB, Layh B, Heindl C, Hamza M, Pahl A, Brune K, Narumiya S, Muller U, et al.: Spinal inflammatory hyperalgesia is mediated by prostaglandin E receptors of the EP2 subtype. J Clin Invest 2005, 115:673‐679. 10. Harvey RJ, Depner UB, Wassle H, Ahmadi S, Heindl C, Reinold H, Smart TG, Harvey K, Schutz B, Abo‐
Salem OM, et al.: GlyR alpha3: an essential target for spinal PGE2‐mediated inflammatory pain sensitization. Science 2004, 304:884‐887. 11. Price TJ, Cervero F, de Koninck Y: Role of cation‐chloride‐cotransporters (CCC) in pain and hyperalgesia. Curr Top Med Chem 2005, 5:547‐555. 12. Coull JA, Boudreau D, Bachand K, Prescott SA, Nault F, Sik A, De Koninck P, De Koninck Y: Trans‐
synaptic shift in anion gradient in spinal lamina I neurons as a mechanism of neuropathic pain. Nature 2003, 424:938‐942. 13. Galan A, Cervero F: Painful stimuli induce in vivo phosphorylation and membrane mobilization of mouse spinal cord NKCC1 co‐transporter. Neuroscience 2005, 133:245‐252. 14. Tsuda M, Inoue K, Salter MW: Neuropathic pain and spinal microglia: a big problem from molecules in "small" glia. Trends Neurosci 2005, 28:101‐107. 15. Mannion RJ, Costigan M, Decosterd I, Amaya F, Ma QP, Holstege JC, Ji RR, Acheson A, Lindsay RM, Wilkinson GA, et al.: Neurotrophins: peripherally and centrally acting modulators of tactile stimulus‐induced inflammatory pain hypersensitivity. Proc Natl Acad Sci U S A 1999, 96:9385‐9390. 9
Article original publié dans la revue Douleurs (2006) 7(4),187‐193 16. Thompson SW, Bennett DL, Kerr BJ, Bradbury EJ, McMahon SB: Brain‐derived neurotrophic factor is an endogenous modulator of nociceptive responses in the spinal cord. Proc Natl Acad Sci U S A 1999, 96:7714‐7718. 17. Lambert JJ, Belelli D, Peden DR, Vardy AW, Peters JA: Neurosteroid modulation of GABA(A) receptors. Prog Neurobiol 2003, 71:67‐80. 18. Baulieu EE, Robel P: Neurosteroids: a new brain function? J Steroid Biochem Mol Biol 1990, 37:395‐
403. 19. Keller AF, Breton JD, Schlichter R, Poisbeau P: Production of 5alpha‐reduced neurosteroids is developmentally regulated and shapes GABA(A) miniature IPSCs in lamina II of the spinal cord. J Neurosci 2004, 24:907‐915. 20. Poisbeau P, Patte‐Mensah C, Keller AF, Barrot M, Breton JD, Luis‐Delgado OE, Freund‐Mercier MJ, Mensah‐Nyagan AG, Schlichter R: Inflammatory pain upregulates spinal inhibition via endogenous neurosteroid production. J Neurosci 2005, 25:11768‐11776. 21. Patte‐Mensah C, Kibaly C, Boudard D, Schaeffer V, Begle A, Saredi S, Meyer L, Mensah‐Nyagan AG: Neurogenic pain and steroid synthesis in the spinal cord. J Mol Neurosci 2006, 28:17‐31. 10
Téléchargement