d'envisager de répondre à sa demande de divan. Ce
"certain temps" a duré six mois, à raison d'une séance
par semaine. Je pris progressivement connaissance du
fonctionnement mental de la patiente : gestion fluide des
affects, relation d'objet faite d'élans œdipiens dans une
atmosphère au narcissisme facebookien et selfien
insistant, récits confortables de souvenirs infantiles
attestant d'une navigation tranquille entre passé et
présent, irruptions fantasmatiques assez bien négociées
avec un surmoi indulgent, récits de rêves donnant lieu à
exploitation associative appliquée, investissements par
contre peu stables au niveau sentimental et
professionnel, équilibre introjection/projection plutôt
rassurant, capacité de refoulement opérante et productive
comme sembla le montrer un oubli de séance et son
traitement discursif. Bref, je me rassurais à l'idée d'un
contexte d'hystérisation de bon aloi et de transfert
s'annonçant opérationnel. Je proposais la "psychanalyse
allongée". Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel trop
serein. À la séance suivante, s'allongeant comme
convenu, la patiente resta silencieuse, ce qui trancha
avec son débit de parole jusque là régulier, ponctué de
silences habités. Ce vide de parole dura, générant chez
moi une inquiétude. De fait, il fut bientôt suivi de
manifestations somatiques, d'une accélération du rythme
respiratoire, d'une crispation de la main sur la poitrine,
d'un balancement de tête. Soudain, la patiente se releva,
s'excusa et quitta précipitamment la scène. Je restai seul
avec ma perplexité. Je me dis que je venais d'assister à
une levée brutale de clivage plus que de refoulement,
contrairement à ce à quoi je m'attendais. Une perception
interne se présenta, sous forme d'un sentiment contre
lequel je me mis à lutter inconsciemment, puis
consciemment : une culpabilité d'avoir abusé d'elle, de
l'avoir mis en danger sans m'en rendre compte. Melle V.
revint la semaine suivante et dit préférer reprendre en
face à face. Elle put me confier que, se retrouver
allongée, immobile, avec un médecin derrière elle, si
proche, et sans pouvoir le localiser précisément, était
insupportable pour elle. Elle me dit aussi que pendant
deux jours après cette tentative de divan, elle vécut un
épisode de sortie du corps, un sentiment aigu de se
déshabiter, de s'observer comme à distance. La patiente
me dit encore qu'au delà de ces deux jours lui revint
subitement un souvenir douloureux, celui d'un
attouchement sexuel subi de la part d'un médecin quand
elle était à peine adolescente. Elle dit qu'elle avait
totalement occulté cet épisode de sa vie, n'en avait
jamais parlé au thérapeute précédent. Cette semaine,
elle avait pu converser avec sa mère, revenir avec elle
sur cette époque, sur le personnage du médecin. Elle
apprit qu'il fut condamné pour de tels faits. Elle dit réaliser
maintenant qu'elle fut victime d'agression sexuelle. Elle
souffrait et ne comprenait pas comment elle avait pu
oublier cet événement, n'en avoir jamais parlé à ses
parents. Elle se demandait pourquoi ce retour brutal du
refoulé, ou du clivé, s'était produit avec moi et non avec le
praticien précédent. De fait, le "devenir conscient",
objectif de la cure qui soulage à terme, ne dispense pas
de tels passages douloureux, voire d'épisodes de
dépersonnalisation.
Perceptions inconscientes, traces mnésiques éclatées en
des mémoires multiples, trajet de l'excitation ou de
l'information, réminiscence comme transition de phase,
ignition du souvenir, oubli comme erreur de codage,
étrange phénomène du refoulement, supports
neuromusculaires de l'activité mentale : nous avons,
extraits de cette histoire clinique, les marqueurs d'une
approche comparative du fonctionnement de la mémoire
de Freud à Kandel, du système perception-conscience,
de Freud à Dehaene. Entre ce qu'est aujourd'hui, cent
ans après Freud, la psychanalyse et l'évolution récente
du jeune neurocognitivisme, on peut poser l'hypothèse
que s'il s'agit de méthodes d'observation différentes, c'est
bien le même objet qui est étudié : le fonctionnement
mental, dont le support est le cerveau avec ses quelques
modernes opérateurs conscients et ses innombrables et
archaïques opérateurs inconscients.
Préalables au dialogue entre psychanalystes et
neurobiologistes.
Si l'on veut, en tant que psychanalyste, dialoguer
utilement avec les neurobiologistes, il existe des
préalables qu'André Green avait évoqués [3], sans
pouvoir, hélas, les installer dans les faits faute de
partenaire, et que beaucoup, comme René Roussillon
[33] appellent de leurs vœux. Ces préalables sont à la
fois philosophiques et méthodologiques. De nombreux
concepts freudiens ont été forgés à la lumière d’éminents
prédécesseurs philosophes lus par Freud, ou qui étaient
dans l’air de son temps. On sait l'influence sur sa pensée
des dramaturges antiques (Œdipe-roi). Freud apprécia
aussi l'œuvre de Spinoza, juif renégat auquel il s'identifia,
qui a promu ce concept particulier de « conatus », déjà
exploré par Leibniz et Hobbes, notion qui intéresse
Damasio [4]. Il s'agit de cet effort incessant que fait
chaque être vivant pour maintenir son homéostasie,
c’est-à-dire la cohérence de ses systèmes et la fluidité de
ses fonctions. À la fin de sa vie, rédigeant le Moïse,
Freud emprunta aussi à Spinoza cette conviction qu'il
n'existe d'autre maître que la nature ; le style littéraire de
ses observations clinique est naturaliste par l'analyse des
dysfonctionnements, sa philosophie est matérialiste. De
Brentano, catholique aristotélicien et darwiniste, Freud,
qui fréquenta ses cours comme Husserl, retint ce concept
augustinien d'intentionnalité, filiation que Green évoque
quand il parle du couple pulsion-objet, et l'intérêt de
l'introspection comme méthode d'exploration de l'appareil
psychique. Sous l'influence de Kant, Freud reconnut en la
rationalité la source et le moyen de toute connaissance.
La pensée de Schopenhauer confirma cette idée d’un
monde comme représentation inspirée de la raison.
Husserl inspira la distinction entre "mémoire par
rétention" et "mémoires des ressouvenirs", notion qui
préfigure d'une part ce que l'on sait maintenant des trois
temps constitutifs de toute mémoire (acquisition,
stockage, rappel), d'autre part ce constant remaniement
des traces mnésiques. Le développement de la notion
d'inconscient doit beaucoup aux travaux de Von
Hartmann qui publia en 1869 à Berlin son ouvrage
Philosophie de l’inconscient. Hégel fut sans doute à
l'origine de la logique dialectique qui sous-tend la notion
de conflit interne et de toutes ces bipolarités que l'on
rencontre dans l'œuvre freudienne (actif-passif, plaisir-
déplaisir, interne-externe, conscient-inconscient, liaison-
déliaison, pulsion de vie-pulsion de mort ...). La lecture de
Schelling renforça le naturalisme, l'affirmation d'un
continuum nature-humanité, sorte de monisme absolu
d’inspiration spinoziste. De Nietzsche, enfin et surtout :
dans Le Moi et le Ça (1923), et dans les Nouvelles
conférences sur la psychanalyse (1932), Freud reconnaît
le précédent nietzschéen quant à l’usage du terme
grammatical Es (ça). D'après Rogério Miranda de
Almeida [5], "Les intuitions de ces deux penseurs se
rejoignent sur des questions aussi fondamentales que