1
Freud n'a pu connaître ni la théorie de l'information ni la
biologie moléculaire. Le veloppement considérable de
l'informatique et de lanétique est intervenu après sa
mort. Comment penser la psychanalyse parmi les sciences
? Quels sont les préalables au nécessaire et incontournable
dialogue entre psychanalystes et neuropsychologues,
attendu de la communauté scientifique et de la socié ?
Des préalables doivent être posés, philosophiques et
méthodologiques. Les avancées des sciences
neurocognitives révèlent un fait : les glossaires de ces
deux méthodes d'exploration du fonctionnement mental se
rapprochent, au risque d'une certaine confusion
conceptuelle. Le fonctionnement mnésique et le système
perception-conscience servent ici de points de jonction
entre les deux paradigmes scientifiques. La théorie
freudienne est confrontée ici aux derniers veloppements
des connaissances neuropsychologiques à travers les
travaux de Kandel, Dehaene, et d'autres. À cet exercice
d'intelligibilité, on découvre des analogies, des exigences
évolutives, mais aussi des incompatibilités et, en définitive,
un seul obstacle majeur au rapprochement conceptuel :
l'épineux problème du refoulement, clé de voûte de l'édifice
freudien.
Traces mnésiques, réminiscence, souvenir, trajet de l'excitation,
investissement, remaniement mnésique, mémoires
inconsciences, acquisition, stockage, rappel, assemblées de
neurones, synchronisation de réseaux, globalisation de
l'information, plasticité synaptique.
I. Écouter le bruit neuronal
Inconscient, information, molécule
Freud est mort dans sa maison de Londres, à
Hampstead, le 23 septembre 1939 à 3h du matin. Cette
nuit-là, à quelques kilomètres au nord-est de Londres, au
centre secret de cryptanalyse de Bletchley Park, Alan
Turing commence à travailler à l'installation de la
machine électromécanique qui craquera le code secret
Enigma de la Kriegsmarine, invention qui donnera
naissance à l'informatique dans les années 50, puis à
l'intelligence artificielle. Cette même nuit, plus au nord, à
Sheffield, Hans Krebs, biologiste d'origine juive, élève de
Warburg, qui a comme Freud quitter son pays et se
réfugier au Royaume Uni, découvre le cycle moléculaire
qui fait vivre toutes les cellules du vivant, neurone
compris, et fait basculer la biologie d'un modèle cellulaire
à un modèle moléculaire qui fera naître la génétique dans
les années 50. L'inconscient, l'information, la biologie
moléculaire pour la théorie ; psychanalyse, informatique,
génétique pour les applications. Depuis ces trois épopées
scientifiques, chaque cure analytique vit de la théorie
freudienne, chaque smartphone est l'équivalent de
plusieurs machines de Turing, chaque représentation
mentale, chaque affect est, comme dit Raymond Ruyer,
dans un rapport "d'isomorphisme complémentaire" à une
activation neurale, "une giclée de polypeptides" [1].
Turing, génie intellectuel, fut piégé par son inconscient : il
fut acculé au suicide par des lois criminalisant
l'homosexualité.
Un inconscient continu
Ce clivage entre intellect et affect, Freud en a renouvelé
la compréhension. S'il n'a pas inventé le concept
d'inconscient, nous le verrons avec quelques notes
philosophiques, il fut le premier clinicien à l'actualiser
dans la relation thérapeutique. Il eut le premier l'idée
d'utiliser ce premier réseau social, la parole, pour écouter
ce que Dehaene appelle le "bruit neuronal", produit
"partiellement stochastique" des réseaux corticaux à l'état
de repos, de laisser parler les mémoires,
phylogénétiques et individuelles, afin d'explorer les
inconscients primaire et secondaire. Il suffisait de se
taire, d'inviter le patient à s'allonger et à parler comme ça
vient. Ce bruit de fond du fonctionnement cérébral,
supporte l'activité psychique inconsciente, opère selon
une logique propre, un processus primaire, associatif,
analogique, partiellement stochastique, ouvert,
disséminé, lent et économe en énergie. Il travaille jour et
nuit, sans cesse, sans repos, sans temporalité. Il traite
une somme de données considérable, stockées dans
différentes mémoires disséminées, délocalisées. Il est
généraliste.
Une conscience discontinue
La conscience, elle, est très spécialisée. Elle opère en
association avec le préconscient avec une logique
différente, secondaire, sélective, focalisée, fermée, rapide
et coûteuse en énergie. Elle doit parfois s'éteindre, la
nuit, et laisser les opérateurs inconscients gérer seul,
faire le tri dans un travail récursif nocturne. s le réveil,
cette cursivité s'emballe car elle se met aussi au
service de la conscience qui ne cesse de consulter
l'inconscient, comprime ses informations, sélectionne les
plus pertinentes en fonction du désir du jour, planifie les
actions, comme celle, éventuellement, de parler et
transmettre ainsi une part de sa réalité interne à un autre
conscient, lui-même récursif. Ainsi voyagent les
fantasmes, sorte de prions codants cachés dans nos
chaînes associatives. La conscience implémente les
souvenirs en fonction du temps, comme une webcam,
mais, surtout, les discrétise, dégageant pour chaque
événement subjectif une valeur unique en fonction de
l'affect émergeant, du gradient plaisir-déplaisir. Elle
élimine de son faisceau les représentations qui la
ralentissent, indexées d'un trop lourd affect de déplaisir,
et les entrepose provisoirement en mémoire cache, si
bien nommée, qui gère l'asynchronisme entre les
mémoires, par un procédé complexe, le refoulement.
L'incessante récursivité propre au fonctionnement mental
fait qu'un jour, une nuit, de façon associative, analogique,
partiellement stochastique, la représentation refoulée est
pulsée vers le préconscient, réactivée, remobilisée,
cryptée, et parfois décryptée : ce débusquage amorce le
"devenir conscient" et provoque une véritable "avalanche
consciente" [2], laquelle est parfois fracassante comme
l'illustre l'histoire clinique qui suit. Nous parlerons donc
dans cet article de mémoire, d'oubli, de perception, de
conscience, en parcourant les travaux de Freud, Kandel,
Dehaene, et d'autres.
Histoire clinique
Melle V., la trentaine, avait l'allure d'une businesswoman.
Elle était venue me demander "une psychanalyse
allongée". Cadre en entreprise, elle venait d'être mutée à
Toulouse. Elle évoqua lors du premier entretien "une
psychanalyse" qui était en cours à Paris. Je compris, au
décours des entretiens préalables qu'il s'était agi d'une
cure en face à face, à horaires variables. Je proposai de
poursuivre en face à face un certain temps avant
Oubli et conscience, de Freud à Kandel et Dehaene
Jacques Boulanger a b
a : www.jacquesboulanger.com b : Conférence "Vulpian", SPP, 12/01/2017.
2
d'envisager de répondre à sa demande de divan. Ce
"certain temps" a duré six mois, à raison d'une séance
par semaine. Je pris progressivement connaissance du
fonctionnement mental de la patiente : gestion fluide des
affects, relation d'objet faite d'élans œdipiens dans une
atmosphère au narcissisme facebookien et selfien
insistant, récits confortables de souvenirs infantiles
attestant d'une navigation tranquille entre passé et
présent, irruptions fantasmatiques assez bien négociées
avec un surmoi indulgent, récits de rêves donnant lieu à
exploitation associative appliquée, investissements par
contre peu stables au niveau sentimental et
professionnel, équilibre introjection/projection plutôt
rassurant, capacité de refoulement opérante et productive
comme sembla le montrer un oubli de séance et son
traitement discursif. Bref, je me rassurais à l'idée d'un
contexte d'hystérisation de bon aloi et de transfert
s'annonçant opérationnel. Je proposais la "psychanalyse
allongée". Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel trop
serein. À la séance suivante, s'allongeant comme
convenu, la patiente resta silencieuse, ce qui trancha
avec son bit de parole jusque régulier, ponctué de
silences habités. Ce vide de parole dura, générant chez
moi une inquiétude. De fait, il fut bientôt suivi de
manifestations somatiques, d'une accélération du rythme
respiratoire, d'une crispation de la main sur la poitrine,
d'un balancement de tête. Soudain, la patiente se releva,
s'excusa et quitta précipitamment la scène. Je restai seul
avec ma perplexité. Je me dis que je venais d'assister à
une levée brutale de clivage plus que de refoulement,
contrairement à ce à quoi je m'attendais. Une perception
interne se présenta, sous forme d'un sentiment contre
lequel je me mis à lutter inconsciemment, puis
consciemment : une culpabilité d'avoir abusé d'elle, de
l'avoir mis en danger sans m'en rendre compte. Melle V.
revint la semaine suivante et dit préférer reprendre en
face à face. Elle put me confier que, se retrouver
allongée, immobile, avec un médecin derrière elle, si
proche, et sans pouvoir le localiser précisément, était
insupportable pour elle. Elle me dit aussi que pendant
deux jours après cette tentative de divan, elle vécut un
épisode de sortie du corps, un sentiment aigu de se
déshabiter, de s'observer comme à distance. La patiente
me dit encore qu'au delà de ces deux jours lui revint
subitement un souvenir douloureux, celui d'un
attouchement sexuel subi de la part d'un médecin quand
elle était à peine adolescente. Elle dit qu'elle avait
totalement occulté cet épisode de sa vie, n'en avait
jamais parlé au thérapeute précédent. Cette semaine,
elle avait pu converser avec sa mère, revenir avec elle
sur cette époque, sur le personnage du médecin. Elle
apprit qu'il fut condamné pour de tels faits. Elle dit réaliser
maintenant qu'elle fut victime d'agression sexuelle. Elle
souffrait et ne comprenait pas comment elle avait pu
oublier cet événement, n'en avoir jamais parlé à ses
parents. Elle se demandait pourquoi ce retour brutal du
refoulé, ou du clivé, s'était produit avec moi et non avec le
praticien précédent. De fait, le "devenir conscient",
objectif de la cure qui soulage à terme, ne dispense pas
de tels passages douloureux, voire d'épisodes de
dépersonnalisation.
Perceptions inconscientes, traces mnésiques éclatées en
des mémoires multiples, trajet de l'excitation ou de
l'information, réminiscence comme transition de phase,
ignition du souvenir, oubli comme erreur de codage,
étrange phénomène du refoulement, supports
neuromusculaires de l'activité mentale : nous avons,
extraits de cette histoire clinique, les marqueurs d'une
approche comparative du fonctionnement de la mémoire
de Freud à Kandel, du système perception-conscience,
de Freud à Dehaene. Entre ce qu'est aujourd'hui, cent
ans après Freud, la psychanalyse et l'évolution récente
du jeune neurocognitivisme, on peut poser l'hypothèse
que s'il s'agit de méthodes d'observation différentes, c'est
bien le même objet qui est étudié : le fonctionnement
mental, dont le support est le cerveau avec ses quelques
modernes opérateurs conscients et ses innombrables et
archaïques opérateurs inconscients.
Préalables au dialogue entre psychanalystes et
neurobiologistes.
Si l'on veut, en tant que psychanalyste, dialoguer
utilement avec les neurobiologistes, il existe des
préalables qu'André Green avait évoqués [3], sans
pouvoir, hélas, les installer dans les faits faute de
partenaire, et que beaucoup, comme René Roussillon
[33] appellent de leurs vœux. Ces préalables sont à la
fois philosophiques et méthodologiques. De nombreux
concepts freudiens ont été forgés à la lumière d’éminents
prédécesseurs philosophes lus par Freud, ou qui étaient
dans l’air de son temps. On sait l'influence sur sa pensée
des dramaturges antiques (Œdipe-roi). Freud apprécia
aussi l'œuvre de Spinoza, juif renégat auquel il s'identifia,
qui a promu ce concept particulier de « conatus », déjà
exploré par Leibniz et Hobbes, notion qui intéresse
Damasio [4]. Il s'agit de cet effort incessant que fait
chaque être vivant pour maintenir son homéostasie,
c’est-à-dire la cohérence de ses systèmes et la fluidité de
ses fonctions. À la fin de sa vie, rédigeant le Moïse,
Freud emprunta aussi à Spinoza cette conviction qu'il
n'existe d'autre maître que la nature ; le style littéraire de
ses observations clinique est naturaliste par l'analyse des
dysfonctionnements, sa philosophie est matérialiste. De
Brentano, catholique aristotélicien et darwiniste, Freud,
qui fréquenta ses cours comme Husserl, retint ce concept
augustinien d'intentionnalité, filiation que Green évoque
quand il parle du couple pulsion-objet, et l'intérêt de
l'introspection comme méthode d'exploration de l'appareil
psychique. Sous l'influence de Kant, Freud reconnut en la
rationalité la source et le moyen de toute connaissance.
La pensée de Schopenhauer confirma cette idée d’un
monde comme représentation inspirée de la raison.
Husserl inspira la distinction entre "mémoire par
rétention" et "mémoires des ressouvenirs", notion qui
préfigure d'une part ce que l'on sait maintenant des trois
temps constitutifs de toute mémoire (acquisition,
stockage, rappel), d'autre part ce constant remaniement
des traces mnésiques. Le développement de la notion
d'inconscient doit beaucoup aux travaux de Von
Hartmann qui publia en 1869 à Berlin son ouvrage
Philosophie de l’inconscient. Hégel fut sans doute à
l'origine de la logique dialectique qui sous-tend la notion
de conflit interne et de toutes ces bipolarités que l'on
rencontre dans l'œuvre freudienne (actif-passif, plaisir-
déplaisir, interne-externe, conscient-inconscient, liaison-
déliaison, pulsion de vie-pulsion de mort ...). La lecture de
Schelling renforça le naturalisme, l'affirmation d'un
continuum nature-humanité, sorte de monisme absolu
d’inspiration spinoziste. De Nietzsche, enfin et surtout :
dans Le Moi et le Ça (1923), et dans les Nouvelles
conférences sur la psychanalyse (1932), Freud reconnaît
le précédent nietzschéen quant à l’usage du terme
grammatical Es (ça). D'après Rogério Miranda de
Almeida [5], "Les intuitions de ces deux penseurs se
rejoignent sur des questions aussi fondamentales que
3
celles du rêve, de la résistance, du transfert, de la
compulsion de répétition, de la jouissance et des pulsions
de vie et de mort, ... et, la question de la mort du père".
De cet aperçu philosophique on peut extraire les outils
suivants, indispensables au dialogue entre
psychanalystes et neurobiologiste. Il s'agit d'abord d'un
"matérialisme tempéré" tel que le conseille Denis Collin
[6] qui stipule par méthode que rien n'est immatériel mais
permet à chacun de garder par devers soi ses
éventuelles vérités transcendantales, en les rangeant,
par exemple, dans la même case intime du cerveau que
celle siègent les préférences sexuelles. Il s'agit
ensuite d'une rationalité à toute épreuve, seule voie qui
soit conforme à la vocation de la connaissance
scientifique, dont relève aussi à terme l'irrationnel en
l'homme. Puis, d'un monisme rigoureux qui fait de
l'activité psychique une application du vivant et relativise
l'interface psyché-soma. Il s'agit enfin d'un
évolutionnisme darwinien, qui entend l'humain délesté de
toute valeur téléologique et phénomène issu d'un long
phylum émergeant par "Hasard et nécessité" [7].
Quant aux prérequis méthodologiques nécessaires à ce
dialogue, il y en aurait trois. Il s'agit d'abord de la mise à
jour des glossaires en fonction de l'avancée de l'histoire
des sciences, par exemple, du côté de la psychanalyse
remplacer l'expression "trajet de l'excitation" par
"traitement de l'information", du côté du
neurocognitivisme, qui ne se prive pas d'utiliser des mots
freudiens, d'en spécifier leur double usage. Il s'agit
ensuite de la reconnaissance de la méthode
expérimentale propre aux sciences formelles comme
moyen de la recherche scientifique vers laquelle pourrait
ou devrait tendre la méthode empirique ainsi que
l'imaginait Jean Ladrière [8]. Roger Perron [54] a raison
de dire que la psychanalyse ne sera jamais une science
expérimentale au sens de la preuve de la pertinence
clinique. Marianne Robert [55] a fait une intéressante
étude historique des tentatives dans ce domaine et
montré les difficultés. Néanmoins, Daniel Widlöcher a
également raison de souligner "les bénéfices que les
psychanalystes, en tant qu'individus ou comme membres
d'une institution sont en mesure d'attendre" [55] de
recherches quantitatives sur leur pratique. Troisième
prérequis méthodologique : constituer des bases de
données chiffrées. Je pense à l'étonnement de Jean-
Michel Quinodoz [56] qui chercha à dialoguer avec un
scientifique et s'entendit immédiatement répondre :
"Avez-vous des données mesurables ?". Ces préalables
méthodologiques sont le terrain sur lequel la
communauté scientifique, et peut-être notre société,
attend maintenant les psychanalystes.
II. La mémoire dans l’œuvre de Freud
La riode pré-analytique de Freud, de la
recherche à la clinique.
En 1877, Freud, étudiant boursier, a publié le résultat de
ses travaux de dissection des fibres nerveuses de la
lamproie marine (petromyzon). En 1977, Kandel publie
ses travaux sur le fonctionnement neuronal d'une limace
de mer (aplysie). Entre ces deux dates se situent des
innovations technologiques décisives : microscopie
électronique, électrophorèse, spectroscopie UV,
chromatographie. Se produisent également des
innovations conceptuelles capitales : la biologie, on l'a
vu, passa de la théorie cellulaire au modèle moléculaire
qui permit l'émergence de la génétique. Émerge aussi,
dans les années 60, par les travaux de Claude Shannon,
une modélisation mathématique la théorie de l'information
qui permit le développement de l'informatique et ouvrit la
porte à une approche mathématique du vivant. Ce qui
était invisible pour Freud était visible pour Kandel. Près
de dix ans après la rédaction de ce mémoire, durant
l'hiver 1885/86, Freud fut élève de Charcot à la
Salpêtrière. Il fut impressionpar cette figure paternelle,
sa capacid'écoute clinique, son charisme, sa notoriété
de savant. Il traduisit en allemand ses écrits sur
l'hystérie, s'intéressa moins à son fameux "schéma de la
cloche", texte neuropsychologique, publié cette même
année. Il est probable que cette rencontre le fit hésiter
entre la recherche et la clinique, la méthode
expérimentale ou la méthode empirique. Cette période
pré-analytique hésitante, entre recherches sur le
fonctionnement neural, traductions des travaux de
Charcot sur l'hystérie, visite à Bernheim, fréquentation de
Fliess, l'amena à tenter un texte de synthèse, dix ans
plus tard, (L’Esquisse, 1895 [9]), il imaginait comment
le système nerveux central traitait la perception, la
mémoire, l'action. Ce travail précurseur souffrait, non
seulement de l'absence des technologies nécessaires,
mais aussi de celles de la théorie de l'information et de la
biologie moléculaire. Il lui était impossible, à son époque,
de faire le lien entre l'évolution des mathématiques et la
psychologie [10]. Une autre rencontre fut décisive, celle
de Josef Breuer, qui lui permit d'opérer un choix décisif
il retrouva son goût de la philosophie : sa méthode
d'exploration se déplaça du laboratoire de recherche vers
la clinique, puis l'écoute spécifique de la souffrance
humaine. Il est important de noter qu'il ne s'agit pas d'un
renoncement par Freud à la méthode expérimentale,
mais bien d'un choix contextualisé.
La cure, abord détourné de l'inconscient
Le mot « mémoire » figure peu comme entrée dans les
dictionnaires de psychanalyse. Par contre, l’entrée dans
la théorie freudienne de la mémoire est facile par les
mots « oubli » et « traces mnésiques ». Cet accès
indirect est en soi illustrant de la théorie elle-même : le
génie de Freud fut de codifier cet abord détour des
souvenirs (voie associative, écoute du "bruit neuronal").
La cure en effet peut être vue comme une « anamnèse
prolongée » [11] : il s’agit de ramener à la conscience
claire et vécue des traces mnésiques (inconscientes). La
mise en place du cadre analytique vise à ce rappel
progressif et détermi de souvenirs que le patient
croyait perdus. La "guérison", si elle s’appuie sur ce
rappel à la conscience, tient aussi et surtout à l’analyse
du transfert, situation "expérimentale" qui, rappelant de la
mémoire les perceptions causales (traces mnésiques
réassemblées) reproduit les mêmes effets (reliaison
représentation-affect, prise de conscience). Le transfert,
comme Freud face à Charcot, agit comme un
accélérateur de récursivité, du transit bidirectionnel
d'informations entre mémoires implicites et mémoires
explicites. Il facilite considérablement le -indiçage
affectif qui permet l'émergence du souvenir oublié,
reliaison percept-affect-représentation (ana-lysis), mixage
indispensable pour que se construise à deux le sens pour
le patient de son histoire individuelle. Ce travail de
subjectivation compare le passé reconnu comme tel
(névrose infantile) au présent reconnu comme répétition
(névrose de transfert). Il existe bien une théorie
freudienne de la mémoire ; elle est complexe, s’appuie
sur des apports antérieurs, philosophiques et médicaux
avant de trouver son propre développement, nourri de
l’observation clinique.
4
Le refoulement, défaut de traduction
Freud, qui a fait du fonctionnement de la mémoire le
cœur de la méthode analytique [12], inséré, comme on l'a
vu, dans le contexte philosophique et scientifique de son
temps, s'éloigne d'une vision unitaire de la mémoire
comme fait la neuropsychologie. Pour lui, loin d’être une
défaillance de l’esprit, l’oubli est une force active dont il
fait une défense psychique contre l'affect de déplaisir lié à
une représentation mentale rappelée des mémoires
inconscientes. L'angoisse est la manifestation clinique de
la déliaison affect-représentation ; elle signale le
refoulement à l'œuvre. Disqualifiée, cette représentation
est rétrogradée en trace mnésique, impossible à rappeler
directement à la conscience mais source d’un désir
inconscient qui produit des rejetons.
Dès les Études sur l’hystérie (1893, avec Breuer) Freud
comprend que l’oubli est signe d’une tension psychique
qui vise à se décharger ; c’est à défaut de le pouvoir que
la coupure de la liaison affect-représentation, phénomène
adaptatif géré par les fonctions cérébrales supérieures,
qui permet le délestage temporaire de la conscience pour
préserver sa nécessaire vitesse récursive, se produit,
témoignant du lien étroit entre devenir de l’affect et
fonction mnésique. Freud comprend, à écouter ses
patients, que le souvenir oublié n’est pas perdu, mais
discrétisé selon un nouveau mode propre à l'espèce
humaine, un statut d'objet perdu en attente de recherche,
stocké en un réseau neuronal codé différemment, hors
d’atteinte car crypté et non synchronisé (processus
primaires) avec les réseaux de la conscience. De s'y
frotter cliniquement, à vouloir forcer le rappel à la
conscience, il découvre la résistance, c’est-à-dire la force
d’inertie de ce réseau neuronal particulier qui s’oppose à
la remémoration. Il nommera ce mécanisme particulier
"refoulement", mot emprunté au langage courant
allemand, non au vocabulaire scientifique, ni
philosophique. est son invention : ce refus
d'investissement, cette déconnexion brutale d'une partie
des réseaux de la conscience. Freud comprend que
l'action du refoulement opère comme une balise, au sens
de la programmation informatique [13], balise de danger
qui modifie le code d'entrée en mémoire (inscription,
acquisition) provoquant un rejet de traduction en sortie de
mémoire (restitution, rappel). Nous sommes deux ans
après l'Esquisse, et le vocabulaire dans cette lettre à
Fliess peut évoquer la théorie de l'information :
: « C’est le défaut de traduction que nous appelons,
en clinique, le refoulement » [14].
Ayant abandonné l’hypnose de Charcot, ayant essayé
divers procédés d'inspiration magnétique (comme la
Druckprozedur, pression de la main sur la tête), il saisit le
parti qu’il peut tirer d’une voie indirecte originale d'accès
à la mémoire inconsciente : la pensée associative, qui
utilise des circuits non-logiques, irrationnels, propres aux
processus primaires. La discursivité au service de la
récursivité. Par l'introspection également, il comprendra,
au fil de son auto-analyse, que ces circuits cryptés
dépendent d'une autre logique, d'un gradient quantique :
le quotient plaisir-déplaisir. Jean-Didier Vincent [1]
évoquerait ici l'influence du "cerveau humide" sur le
"cerveau sec", Steven Goldman [15] celle des astrocytes.
L'indiçage de l'inscription en mémoire de la
représentation est sous influence de données affectives,
neurohormonales. C'est un quantum d'affect qui génère
la balise de danger, ce défaut de traduction, erreur de
code, qu'est l'oubli, qui suspend la remémoration. Il s'agit
d'une suspension réversible au gré des remaniements
mnésiques affectant des traces mnésiques éclatées en
différentes mémoires, ce qui favorise d'autant la
réminiscence. Il y a dans la Lettre à Fliess du 6 décembre
1896, ce passage étonnant :
"Tu sais que je travaille sur l'hypothèse que notre
mécanisme psychique est apparu par superposition
de strates, le matériel présent sous forme de traces
mnésiques connaissant de temps en temps un
réordonnancement selon de nouvelles relations, une
retranscription"
Freud n'est pas loin d'une conception moderne, multiple,
de la mémoire, d'une modularité avant l'heure. Il
comprend que la fonction mnésique suppose cette
plurali d’inscriptions de traces mnésiques « sans
formes et sans images », nous pourrions dire maintenant
stockées selon un code neural numérique.
Dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), il
est question d’un oubli spécifique, celui des noms
(Signorelli) : le remaniement périodique des traces
mnésiques dont parle Freud est sensible aux
assonances, c'est-à-dire à la susceptibilité réactive de la
mémoire auditivo-verbale. Freud réalise davantage le
procédé d’isolation propre aux mécanismes inconscients
gardiens des oublis : ce cryptage des données stockées
dans les mémoires inconscientes par condensation-
décondensation (compression-décompression) et
déplacement (masquage, cryptage). Il avait déjà repéré,
a contrario, comment un souvenir trop présent peut en
cacher un autre trop absent (Sur les souvenirs écrans,
1899) et révéler en background des éléments essentiels
de la vie infantile.
Les traces mnésiques éparses sont un matériel brut,
« sans forme, sans image, sans affect », dans une sorte
d’état quantique, codé, déqualifié, présent-absent tel le
chat de Schrödinger. Dans L’interprétation des rêves,
Freud pose ce cadre conceptuel essentiel : moire et
qualités sensorielles s’excluent [16]. Le système
perception-conscience est en effet abondamment doté en
qualités sensorielles (éléments émotionnels et sensoriels,
olfactifs, visuels, sonores, tactiles, voir les qualia
d’Edelman et Tononi [17]) mais il ne les garde pas.
L'inconscient récupère immédiatement ces données
perceptives en les discrétisant, c'est-à-dire en les
transformant en classes mathématiques, algorithmiques,
afin de dispatcher leur stockage. Ainsi numérisées,
dépourvues de qualités, les perceptions sont codées et
éparpillées dans les multiples couches et sous-couches
des réseaux corticaux, associatifs (mémoires explicites),
sous-corticaux (mémoires sensorielle et procédurale). Par
le travail régrédient du rêve, comme par l'activité
fantasmatique ou par le fait de se reposer sur un divan,
ou dans une machine à IRM, il y a remise en formes et
en images (déplacement, condensation, figuration,
dramatisation) des traces mnésiques, réaménagement et
reconstruction de la scène, voire "prise de conscience".
Cette activité hallucinatoire est sous influence d'un
attracteur puissant : le complexe de la perception
combinée aux traces des premières expériences de
satisfaction du besoin qui ont mis fin à l’excitation, aux
besoins primaires, à l'alarme du réseau de survie. Le
rêve est l’espace d’incubation hallucinatoire où circule
cette navette nocturne qu'évoque Christophe Dejours [18]
qui circule entre passé lointain, proche et présent qui
participe à cet incessant réordonnancement des traces
mnésiques évoqué par Freud. Le rêveur retrouve, après
une série de mises à jour récursives, la perception liée à
l’excitation première et, par là, l’affect lié à l’expérience de
5
satisfaction ; il y a identité de perception et
accomplissement du désir.
"C'est ce mouvement que nous appelons désir ; la
réapparition de la perception est l'accomplissement
du désir" [19]
Dans l’Inconscient (1915), Freud revient sur cette
première théorisation du fonctionnement de la mémoire
(trace mnésique-image mnésique-identité de perception)
et la complète avec la notion, nouvelle, de représentation
de chose et, surtout ici, d’investissement.
"Représentations conscientes et représentations
inconscientes ne sont pas, comme nous l'avons
estimé, des inscriptions distinctes du même contenu
en des lieux psychiques distincts, ni même des états
d'investissement distincts du même lieu, mais la
représentation consciente comprend la représentation
de chose plus la représentation de mot afférente,
l'inconsciente est le représentation de chose seule. Le
système Ics contient les investissements de chose
des objets, les premiers et véritables investissements
d'objet" [20]
Les premiers investissements d’objet amorcent le
fonctionnement mnésique individuel, les premières
inscriptions de traces mnésiques, lesquelles ont
maintenant cette caractéristique : elles sont moins
informes et plus "imagées" (représentations de chose).
Freud ne renonce pas ici à la notion initiale de trace
mnésique : il en précise la nature plus imagée qu’il ne le
pensait. Avec la question de l'investissement il explore le
premier temps de la remémoration : la transformation de
la trace en représentation de chose. Son opposé, le
maintien de l'oubli et du refoulement, devient contre-
investissement. Nous verrons, avec les travaux de
Stanislas Dehaene, que nous pourrions ici parler de
synchronisation-désynchronisation. Au passage, Freud
confirme que le but du refoulement est bien d'arrêter le
développement de l'affect de déplaisir. Le deuxième
temps du rappel du souvenir, la liaison avec la
représentation de mot, qui se produit par activation des
réseaux préconscients, devient un surinvestissement,
nous dirions en neurophysiologie une synchronisation
élargie aux aires du langage. Il y a prise de conscience,
et, comme le dit Stanislas Dehaene, déclenchement de
"l'avalanche consciente" [21]. Les travaux de Daniel
Schacter [22] sur le TOT, « l’expérience du bout de la
langue » (Tip of the tongue, TOT des auteurs anglo-
saxons), découpent ces deux temps du rappel du
souvenir.
Dans Le moi et le ça (1923), Freud reprend cette idée de
trace mnésique et précise les conditions de son retour à
la conscience, notamment du rôle d’attracteur que sont
les impressions auditives relevant du préconscient. Il
reprendra cette réflexion dans la Note sur le bloc-notes
magique (1925), il imagine nécessairement distinctes
la surface de réception et celle d’inscription.
Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938), Freud résume,
en le renforçant, le rôle du moi, instance refoulante : les
représentations refoulées sont mémorisées dans le ça
sous forme de traces mnésiques et exercent leur
influence sur le fonctionnement mental (rejetons,
symptômes, oublis).
Dans l’Homme Moïse et le monothéisme (1939), enfin,
Freud pose la sulfureuse question de la mémoire
collective. Cette question est délicate, celle de l’héritage
archaïque de l’homme. Comment conceptualiser une
transmission phylogénétique de comportements et, plus
encore, de contenus de conscience, de traces mnésiques
d’expériences de générations antérieures ? Quelle
continuité y aurait-il entre Lascaux et Guernica ? La
question posée par ce dernier texte freudien nous amène
aux polarités constitutives de l'expérience subjective, la
culture à une extrémité, la biologie à l'autre. S’il existe
une transmission des caractères acquis, la biologie
moléculaire, la neurophysiologie, mais aussi
l’anthropologie, la paléontologie, la préhistoire, devraient
progressivement nous en dire plus. Je pense ici, par
exemple, aux travaux du Gretorep [23] et à un ouvrage
récent dont la publication est codirigée par François
Sacco et Éric Robert, préhistorien [24].
Claude Le Guen [25] récapitule ainsi, et nous y
reviendrons en conclusion, les idées directrices de la
théorie freudienne de la mémoire :
"Rien n’est radicalement oublié ; beaucoup
d’éléments psychiques sont inaccessibles à la
conscience ; l’oubli est la manifestation
phénoménologique du refoulement ; souvent
inconsciemment intentionnel, l’oubli vise à éviter le
déplaisir et se trouve donc fondamentalement lié à
l’affect …, …l’oubli est un phénomène
fondamentalement actif et non une lacune ou une
défaillance de la mémoire".
On peut visualiser cet exposé sous forme du schéma
métapsychologique suivant, librement repris et adapté de
celui d'André Green dans Idées directrices pour une
psychanalyse contemporaine :
Voyons à présent ce que dit la neuropsychologie du
fonctionnement mnésique.
III. La mémoire en neuropsychologie
De Théodule Ribot à Éric Kandel
Pour la neuropsychologie, la description de la mémoire
semble s’inspirer des conceptions matérialistes de
Théodule Ribot (Sorbonne, 1885) contre qui s’insurgea le
vitaliste Bergson. Considéré comme le père de la
psychologie expérimentale par les auteurs anglo-saxons,
fidèle à sa doctrine selon laquelle la physiologie est
première, Ribot sépare « logique affective » et « logique
rationnelle », et imagine en fonction différents systèmes
de mémoire. Réfutant la théorie unitaire de la mémoire, il
parle des différentes mémoires rées par le système
nerveux, acquises au long de notre existence, comme
l’exprime la neuropsychologue Michèle Mazeau :
« Ce sont les extraordinaires capacités
d’apprentissage de l’enfant qui permettent cette
spectaculaire accumulation de savoirs et de savoir-
faire, apanage des communautés humaines » [26].
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !