Réflexions d`un psychiatre à propos de l`exorcisme1

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Vies consacrées, 84 (2012-3), 213-220
Réflexions d’un psychiatre
à propos de l’exorcisme1
Mon propos est de faire quelques réflexions concernant l’exorcisme parce qu’il m’est arrivé, surtout dans le cadre de l’organisme
d’accompagnement dépendant du Diocèse de Malines-Bruxelles,
de devoir donner un avis sur des personnes envoyées par le service Saint Gabriel (Exorcisme). C’est un fait, certaines personnes
mentionnent le démon ou une puissance surnaturelle pour
expliquer l’origine de leur souffrance ou des malheurs qui leur
arrivent. C’est un fait aussi que certaines personnes prétendent
pouvoir commander à des forces occultes ou les conjurer. Il en
va ainsi dans toutes les cultures.
Il n’y a pas de position officielle de la psychiatrie vis-à-vis de
l’exorcisme, mais le psychiatre est prêt à examiner le phénomène
en tant que manifestation humaine — comme toute autre manifestation, religieuse ou non. Les avis des spécialistes sont partagés : la plupart n’y croient pas et parmi eux, beaucoup considèrent le phénomène comme d’ordre folklorique ; d’autres ne
prennent pas position.
En médecine aussi le mot « possession » est utilisé
Longtemps la médecine a été impuissante, et pourtant on
s’adressait à elle parce qu’on croyait que ses représentants pouvaient faire mieux que d’autres. Et ceci indépendamment de l’idée,
couramment admise, que la maladie était la conséquence d’une
offense à la divinité ou du péché. « Celui que Jupiter veut perdre,
il le rend fou ». Il était facile, en ces temps-là, de parler de possession par un « démon », un « djinn », un « esprit ». Cela correspondait à une manière admise d’expliquer les phénomènes. Actuellement on parlera plus facilement de « sorts jetés », de « fluides », de
1. Conférence donnée dans le cadre d’une journée d’étude sur « L’exorciste, l’accompagnant spirituel et le psy. Trois écoutes », organisée à l’Université catholique de
­Louvain par l’asbl Sésame, le 4 février 2011.
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Dr Paul Lievens
« rayons », « d’ondes », de « magnétisme ». Les psychiatres n’entrent
pas dans le mode de penser qui consiste à attribuer l’origine d’un
trouble à une cause surnaturelle ou immatérielle. Signalons
cependant que le mot « possession » est encore souvent utilisé
actuellement, non pour parler du démon, mais pour caractériser
une forme de trouble psychique, le trouble obsessionnel.
« Ça me tombe dessus », disent certains patients ; d’autres
disent, quand une peur obsessionnelle ou une compulsion s’installe, « et ça tombe sur l’un ou l’autre objet » sans qu’ils sachent à
l’avance lequel. Ils disent tous : « c’est plus fort que moi », comme
s’ils étaient possédés. C’est aussi le cas des joueurs invétérés dont
on dit facilement qu’ils sont comme possédés par le démon du jeu.
Il en va de même dans le vaste chapitre des troubles du contrôle
des impulsions, tels que les paraphilies (déviances sexuelles), la
kleptomanie, la pyromanie, la boulimie, la cigarette, l’alcool,
l’ordinateur, etc. À propos des paraphilies, on parle d’activité
passionnelle, impulsive et instinctive (c’est-à-dire fonctionnant
comme l’instinct). Les critères définissant ces activités concernent la structure du comportement ; le contenu dépend de la
culture et des expériences passées du sujet. Ces critères sont :
– l’impossibilité d’appliquer à la tendance, la logique que le
sujet applique ailleurs ;
– la disparition des valeurs rationnelles, comme l’adaptation
au réel, à l’avenir, et au milieu, quand apparaît la tendance dans
son esprit, et cela sans angoisse ;
– la joie et le plaisir à réaliser le désir ou l’envie qui s’impose ;
c’est « l’acte suprême ».
C’est donc une activité alogique, amorale et irrationnelle.
C’est évidemment le patient qui décrit son expérience vécue en
termes de plaisir suprême ou parfois en termes de « possession » ;
mais peut-on le croire ? Oui, parce que sa parole est la seule source
pour savoir ce qu’il vit et parce que le phénomène se répète.
Dans ma pratique
Au cours de ma pratique de psychiatre, j’ai pu observer plusieurs
choses. Certaines personnes me parlent d’une expérience de Dieu,
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Réflexions d’un psychiatre à propos de l’exorcisme
expérience qui a définitivement orienté leur vie ; pour d’autres, la
religion est un secours, un soutien et un élément d’apaisement ;
d’autres encore rejettent le religieux de leur vie ou l’ont abandonné. Peu de patients font spontanément allusion à des notions
religieuses, mais au cours d’une thérapie, surtout narrative, il
arrive que des événements religieux soient évoqués, sans plus.
Le phénomène de la culpabilité est dans la majorité des cas sans
rapport avec un enseignement chrétien ou une faute ou un péché.
J’ai l’impression que les patients évoquent peu souvent des
thématiques religieuses parce qu’ils ont le sentiment que le soignant ou le thérapeute n’y prêtera pas attention ou parce qu’ils
ont eu l’expérience d’une réponse décevante, tant il est vrai que
peu de soignants ont une formation en ce domaine.
De l’exorcisme
L’exorcisme, outre ses aspects plus fondamentaux qui sont
religieux, psychologiques et anthropologiques, est aussi un phénomène psychosocial qui participe aux habitudes de consommation dans le domaine des guérisseurs. A titre d’information,
rappelons qu’en Belgique, dans une publication récente du
CRIOC (Centre de Recherches et d’Information des Organisations de Consommateurs) sur la consommation des citoyens
dans le domaine de la voyance, des guérisseurs et des personnes
nanties de dons métapsychiques (631 interviews), on peut lire
que 40% des personnes interrogées croient que les voyants possèdent un don, et que ce pourcentage est en hausse de 10%
depuis quelques années ; que 15% ont déjà consulté un voyant
et 8% un guérisseur. Cela veut dire que le phénomène de croyance
est important et j’estime que trop souvent, la société ne le prend
pas au sérieux ; comme si c’était une faiblesse ou quelque chose
qui relevait d’un monde dépassé. Il n’en est rien.
Croyance et conviction
La psychologie ne prétend pas à une connaissance exhaustive de l’être humain, qui est très complexe. Elle va en décrire
l’organisation du comportement, du langage et de la pensée et
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prendre particulièrement en compte le spécifiquement humain,
la capacité symbolique, la subjectivité et sa dimension spirituelle
qui peut revêtir une forme religieuse. La dimension spirituelle,
rendue possible par la capacité symbolique et la subjectivité
est autre chose que la pensée. Son point de départ est l’éprouvé.
La spiritualité s’éprouve d’abord, puis se pense.
On peut la comprendre par comparaison avec l’apprentissage
de la lecture. Lorsqu’un enfant sait lire, il a appris à ne plus apercevoir les signes pour eux-mêmes ; il va au-delà. Une porte s’ouvre à
lui, la porte du sens, qui ouvre des perspectives à l’infini. La capacité
symbolique est la capacité de voir qu’il y a autre chose derrière la
lettre, le mot, l’objet ; qu’il y a un au-delà des choses. Cette expérience de l’au-delà des choses est subjective et personnelle. En
lisant un texte, le lecteur peut voir un projet là où l’œil ne voit qu’une
forme ; il peut même aller au-delà de l’intention de l’auteur. Comme
la vérité et la raison interpellent toujours l’individu au-delà de ce
que l’humanité sait déjà, il n’y a pas de fin à la lecture ni d’arrêt
pour l’humain dans sa connaissance de la vérité. Ce qui vient
d’être dit rend compte de l’accès au spirituel et par là, potentiellement à la visée religieuse de l’humain, mais non de son contenu.
Il résulte de cette structure symbolique de l’humain que, ce
que nous découvrons au-delà des choses et qui donne un sens à
ces choses, nous amène ou nous oblige à y croire. Le sens qui est
découvert n’est pas un fait observable ; c’est pourquoi nous
sommes obligés d’y croire ; et nous y croyons. Cette façon de
penser se manifeste aussi dans d’autres domaines. Beaucoup de
nos savoirs et de nos idées sont des croyances — en dehors de
quelques idées que nous avons pu vérifier par nous-mêmes ou
de savoirs qui sont scientifiquement établis ; et même dans ce
cas, nous devons souvent faire crédit aux scientifiques et les
croire. Croire, c’est faire crédit ; c’est un assentiment qui n’a pas
toujours le caractère intellectuel et logiquement communicable
du savoir ; c’est un acquiescement à l’information reçue. Quel­
ques fois nous exigeons des preuves2. En ce qui concerne l’esprit,
nous n’avons une expérience que du nôtre. Celui des autres est
toujours déduit et « crédité ».
2. C’est ce que fait le monde scientifique pour affirmer un savoir vérifiable.
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Réflexions d’un psychiatre à propos de l’exorcisme
C’est sur la croyance que se bâtit la conviction laquelle, du
point de vue psychologique, consiste à ne plus vouloir mettre
la croyance en question, même si on conserve un petit doute.
En effet la conviction a un effet apaisant ; il n’est donc pas facile
de la changer. Comme elle repose sur un témoignage ou sur une
intuition, il est possible qu’on puisse tenir pour vraie une idée
fausse. Parmi les domaines où la conviction joue un rôle important, il y a celui de la justice ; j’évoque ici la notion juridique de
« conviction intime » du juge, qui est un des éléments déter­
minants du jugement. La « conviction » caractérise aussi la pensée du délirant ; on peut dire que délirer, c’est ne plus mettre en
question une croyance sans fondement.
Du sujet
La psychiatrie n’est pas réductible au modèle de la médecine
scientifique, c’est-à-dire, celle qui se limite à des faits observables, parce qu’elle tient compte aussi de ce qui échappe à
l’observation : la subjectivité du patient. Le « je pense » est une
expérience vécue de se sentir et d’être affecté (touché), de voir,
d’imaginer et d’aimer. Ce « penser vécu » est subjectif et personnel évidemment. Quand un moine bouddhiste ou une moniale
chrétienne méditent, l’I.R.M.3 montre que ce sont les mêmes
zones cérébrales qui s’activent. Mais le contenu de la pensée est
différent et propre à chacun. Pour le connaître il faudra que la
personne me le révèle par la parole. La parole seule permet de
dire qu’il y a eu une expérience personnelle et laquelle. Mais je
ne saurais éprouver à sa place ce que l’autre a éprouvé. Je dois le
croire. Je peux prêter un « je pense » à une personne, mais pas
le vivre. A ce propos, A. Huxley en 1954 disait : « Nous pouvons
mettre en commun les renseignements des expériences éprouvées, mais pas les expériences elles-mêmes ». La science et la
recherche scientifique mettent donc habituellement le sujet, le
Je, entre parenthèses parce qu’il est essentiellement subjectif,
c’est-à-dire non objectivable et donc non contrôlable. Il peut en
3. L’imagerie par résonance magnétique est une technique de référence pour l’étude
du fonctionnement cérébral humain.
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effet dire une chose et son contraire. Il n’est pas nié mais il est
oblitéré. Or le domaine spirituel relève de ce Je. En outre, c’est ce
« je pense » qui est lourd d’une possibilité de folie.
La notion de pathologie
A titre d’illustration, prenons le cas d’une personne délirante
qui affirme que le démon lui a inspiré les idées qui l’habitent ou
lui a parlé — ce qu’on appelle les « voix », que le scientifique
considère comme des hallucinations auditives. On peut faire un
parallèle avec le paranoïaque, mieux connu, qui se croit persécuté, ou traité injustement, ou se croit investi d’une mission justicière. Il affirme avec conviction des idées non vérifiables,
qu’elles soient de persécution ou de « possession ». On peut les
considérer comme des croyances non partagées par les autres,
et se dire dès alors, qu’elles sont anormales ou pathologiques.
Mais en quoi est-ce différent de la croyance de Galilée affirmant
qu’un corps abandonné à lui-même reste dans son état, de repos
ou de mouvement, en somme le principe d’inertie ? A son époque
cette affirmation paraissait inacceptable et comme délirante.
Je ne crois pas qu’on puisse juger de la normalité en fonction
de ce que pense la majorité, ni en fonction de l’adhésion des
autres. Un délirant n’est pas simplement quelqu’un qui, dans une
fonction psychique, présente un écart de la norme. Il est autre ;
il se présente à nous d’emblée de manière inaccessible à notre
entendement. Il nous paraît étranger ; d’où le mot, jadis, d’aliénation. Lorsqu’un psychotique me parle, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’il veut me communiquer, parce je ne peux pas
éprouver la situation comme lui. Mais quand nous nous donnons
le temps de l’écouter, il va nous révéler qu’au début, quand il a
entendu des voix il a été très perplexe ; il a douté. « Ai-je bien
entendu ? » ; « s’adressait-on bien à moi ? » Et plus tard, « que me
veulent-elles, ces voix ? ». Son esprit critique est mis à rude épreuve,
mais finit par fondre et laisser la place à un état de certitude. Tout
va alors devenir pour lui indices de sa persécution par autrui
ou de sa mission pour autrui. On appellera cela un trouble du
jugement ; c’est, en fait, l’aboutissement d’une longue évolution intérieure. Mais ce n’est pas le « je » qui est malade ; c’est
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Réflexions d’un psychiatre à propos de l’exorcisme
l’organisation psychique, et le « je » finit par ne plus vouloir prendre
position vis-à-vis de ce qu’il vit et il va, en quelque sorte, s’effacer.
En psychiatrie on considère, dans ces cas, que la pathologie
n’est pas dans l’énoncé du discours, mais dans l’organisation
neuronale cérébrale qui fonctionne mal. Une idée, une parole,
une action peuvent paraître déplacées, inadmissibles, aberrantes ; c’est dans ce qui est à l’origine de ces manifestations que
se trouve la pathologie. On observe d’ailleurs d’autres signes de
dysfonctionnement cérébral, tels que les troubles de la concentration, de la mémoire, de la cohérence du langage, de l’humeur,
du contrôle, du rendement.
En ce qui concerne la personne qui se dit envoûtée par un
démon, nous cherchons à savoir s’il existe des signes d’un éventuel dysfonctionnement mental qui permettent de penser à un
trouble psychiatrique. En leur absence, rien ne permet de dire que
cette personne est malade et nous ne prenons pas parti. Quand
nous trouvons des signes d’ordre psychiatrique et si nous pensons
qu’un traitement, pharmacologique et/ou psychothérapeutique
est susceptible de soulager la souffrance de la personne (angoisses,
découragement, préoccupations…) et si elle demande de l’aide,
nous le proposons, sans nous prononcer sur la signification de son
problème religieux. Nous pensons en outre, que la présence de
signes psychiatriques ne peut pas être un obstacle pour une
démarche religieuse qui rencontrerait les attentes du patient et,
par là, respecterait sa dignité et lui rendrait la vie plus supportable.
En conclusion
Puisque nous n’avons pas un accès direct à la vérité, c’est-àdire au monde réel et à la subjectivité de l’autre, nous tenons
pour vraies certaines choses pour des raisons dont nous ne
sommes pas toujours conscients, mais qui peuvent éventuel­
lement se révéler plus tard. Une grande prudence s’impose.
Le « je » décrit plus haut, et qui est souvent mis entre parenthèses
parce que non objectivable, ne se révèle que quand il parle.
Il révèle alors sa présence (existence) et, dans le cas de possession, qu’il a à se plaindre de celle-ci. Il est affecté par ce qui lui
arrive et il veut prendre position.
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On observe cela aussi chez le délirant au début de la maladie.
Il est bouleversé par la découverte d’être persécuté, ou d’être
trompé, ou d’entendre une voix qui lui commande. Et parce
qu’il en est affecté, il va vouloir prendre position. Mais petit à
petit, quand l’affect s’atténue et disparaît, il ne reste plus qu’un
phénomène cognitif dont le patient ne doute plus. Cette comparaison ne signifie pas que le possédé soit un délirant. Elle veut
montrer simplement que dans le monde subjectif du sujet, le
« je », veut prendre position vis-à-vis d’une intuition qui l’affecte,
que son origine soit maladive ou non.
Ce qui me paraît important, c’est d’entendre le « je ». Que
veut nous dire une personne possédée ou une personne malade
quand elle utilise un langage religieux ; quand elle nous confie
qu’elle trouve la force dans la prière ; quand elle nous dit avoir
reçu un signe de Dieu au plus profond de sa détresse ; quand
elle affirme que Dieu seul peut encore l’aider ; quand elle se dit
maudite à cause de ses péchés ; enfin quand elle se plaint d’être
possédée par le démon ?
Ces propos sont la révélation d’un jugement et d’une prise de
position. Ils nous disent quelque chose sur la personne et son questionnement existentiel. Ils peuvent aussi être dits pour provoquer
une réaction de manière à être reconnue dans la façon dont elle
porte son fardeau. Ce peut être aussi une recherche auprès de
quelqu’un, du sens de ce qu’elle vit. De toutes manières, par le
biais du langage religieux, elle demande une attention à ce qu’elle
vit. L’important est de l’entendre pour pouvoir l’accompagner.
- Dr Paul Lievens
Professeur émérite UCL
Av. de Broqueville 99/25, 1200 Bruxelles
[email protected]
En tant que psychiatre, l’auteur explique le phénomène vécu de la pos­
session comme une expérience subjective. Il en analyse ensuite les prin­
cipales dimensions : le sujet, « l’éprouvé », la capacité symbolique, la
croyance, la conviction et les déviations pathologiques. Il insiste sur
l’importance d’entendre le « je » quand il nous parle ou nous interpelle.
Une réflexion dont l’actualité montre, en milieu chrétien ou ailleurs,
toute la pertinence.
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