La Lettre du NeurologueVol. XVII - no 9 - novembre 2013 | 283
NEURO-
PHYSIOLOGIE
DES CONTES
DE FÉES
Laurent Vercueil, CHU de Grenoble
E-mail : lvercueil@chu-grenoble.fr
Possessions et auto-anticorps
La neurophysiologie des contes de fées choisit d’interpréter les personnages de la culture populaire à l’aune des connaissances
cliniques neurologiques. Elle fait l’hypothèse que les racines de ces personnages frappés de sorts étranges, ou présentant
des caractéristiques spécifiques, se trouvent dans l’observation préscientifique de cas réels. Comme pour la “licorne” de
Marco Polo, qui s’avéra être un rhinocéros de Sumatra, l’interprétation de la réalité a longtemps fait appel à un arrière-plan
merveilleux, véritable enchantement du monde.
Sous cet angle, les cas de possessions sont d’une richesse clinique foisonnante. L’interprétation − culturelle, religieuse ou
fantastique − est que le comportement d’un sujet est expliqué par l’irruption d’une autre volonté que la sienne, à laquelle il
est soumis. Une volonté maléfique, qu’il s’agit d’éloigner, au terme de rituels compliqués. Que l’enracinement puisse aller
jusqu’au niveau moléculaire, c’est ce que l’on va découvrir
INTRODUCTION
L
e trouble neurologique affecte une personne
d’autant plus intimement qu’il touche au
pouvoir de contrôle du sujet sur lui-même.
Le patient paralysé souhaiterait animer un
membre qu’une lésion du système nerveux
a rendu inerte, mais il doit se résoudre à
en constater l’impossibilité. La perte de fonction est une forme
d’amputation. À rebours, l’émergence d’une manifestation
“positive”, qui vient s’ajouter aux fonctions normales du sujet,
est plus frappante, regardant ses rapports avec la volonté, car il
s’agit alors moins d’une “amputation” que d’une “insertion”. Ainsi,
les mouvements anormaux sont-ils qualiés d’“involontaires” pour
souligner l’absence d’effet de la mobilisation de la volonté du
sujet sur leur cours. De même, les crises épileptiques ou certains
troubles du comportement manifestent quelque chose qui tient
davantage de l’addition que de la soustraction. Addition, oui,
mais de quoi ?”, songe le neurologue, rompu aux neurosciences
des circuits pathologiques. Ou, comme cela aura peut-être été
formulé il y a plusieurs siècles : Addition, oui, mais de qui ? De
quelle malveillance ?
Une observation paradigmatique,
à la postérité fructueuse
Le 20 août 1949, un article du Washington Post signé par Bill
Brinkley (1) attire l’attention sur le cas d’un jeune garçon âgé de
14 ans, sans antécédents personnels ou familiaux remarquables,
admis successivement, et en vain, dans 2 hôpitaux universitaires
à Georgetown puis à Saint-Louis, pour la prise en charge et le
traitement de manifestations comportementales complexes,
associant des hallucinations, l’émission de propos dans une langue
incompréhensible, et de mouvements anormaux incoercibles
survenant par accès d’une grande violence. Après l’échec des
médecins à comprendre l’origine de ces maux, c’est un prêtre
exorciste qui parviendra à faire céder les troubles, au terme de 20 à
30 patients essais (1). Cette histoire inspira à William Peter Blatty
le roman L’exorciste (1971) dont est tiré le lm éponyme, réalisé
par William Friedkin en 1973. L’idée est simple et ancestrale : si
le sujet ne peut plus répondre de ses actes, c’est qu’il n’est plus
qu’une marionnette entre les mains d’un “autre”. Il est “possédé”.
Par un démon, un fantôme, un esprit, ou quoi que ce soit d’autre
qui n’est pas lui et dont les intentions funestes lui échappent.
Les racines de l’idée de la possession sont très anciennes et large-
ment transculturelles. Il n’est pas étonnant que toute manifes-
tation étrange, inhabituelle, sur laquelle la volonté du sujet ne
semble pas pouvoir s’exercer, puisse relever de ce cadre explicatif.
Quarante-cinq ans après le cas de Robbie Mannheim (un pseu-
donyme), des psychiatres publient dans le British Journal of
Psychiatry (2) le cas d’un sujet possédé par un fantôme, dont le
traitement efcace consistera cette fois dans la prescription d’un
neuroleptique, le clopenthixol. Après de nombreuses tentatives
d’exorcisme, le diagnostic d’une schizophrénie a permis d’adopter
une attitude thérapeutique plus féconde.
Ainsi va la possession, dans la tête de témoins crédules (“cette
personne doit être possédée pour se comporter de la sorte) ou
dans celle d’un sujet interprétatif (“je suis habité par un double
malintentionné), qu’elle peut aussi relever de l’analyse médi-
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cale, dans le premier cas, en se posant la question d’une origine
neurologique, et dans le deuxième, d’une cause psychiatrique
(figure 1) [3].
orages dystoniques (dystonic storms), ou de crises épileptiques,
où la maîtrise par l’entourage d’une motricité automatique est
souvent mise en défaut. Certaines agitations sthéniques, clas-
tiques, dans le contexte de troubles psychatriques aigus, font
parfois la démonstration de capacités musculaires inattendues,
que ne mobilise pas la volonté “simple” du sujet. Le fait est bien
établi que les performances musculaires potentielles outrepassent
largement la représentation que le sujet a de ses limites (4).
Lexorcisme et la naissance du placebo
Nous disposons donc déjà, à ce stade, d’éléments nous permet-
tant de constituer une population relativement homogène grâce
à l’édication d’une critériologie consensuelle de type DSM, et
de spécialistes (les prêtres exorcistes) habilités à procéder aux
mesures considérées comme idoines. Armés de cette métho-
dologie robuste, il n’est pas si étonnant que certains auteurs
particulièrement perspicaces aient considéré l’exorcisme comme
l’occasion véritable de la naissance du test placebo (5) : dans un
souci de limiter l’expansion de croyances populaires susceptibles
d’envahir un domaine religieux jaloux de ses limites, l’Église veillait
à ce que les cas d’exorcisme soient peu nombreux et étroitement
contrôlés. En 1599, dans une petite bourgade de la vallée de la
Loire, une possédée du nom de Marthe Brossier se voit administrer,
de façon secrète, de l’eau bénite, quotidiennement, sans effet
remarquable (5). Un peu plus tard, alors qu’on lui présente une
eau ordinaire dans un acon réservé habituellement à l’eau bénite,
elle ressent des douleurs violentes. Une pièce de fer anodine,
dont on lui dit qu’il s’agit d’un morceau original de la Croix, la
plonge dans d’intenses convulsions, de même qu’un récitatif en
latin, qu’elle croit issu de la Bible, et qui n’est qu’un passage de
l’Énéide, de Virgile (5). Comme on le voit, et dès le XVIe siècle,
un certain scepticisme religieux s’exerçait déjà (figure 2).
Figure 1. Le terme de possession recoupe des manifestations dont l’origine
peut être médicale (psychiatrique ou neurologique) mais dont l’interpré-
tation est systématiquement d’ordre culturel.
CULTURE
“POSSESSION”
Trouble
psychiatrique
Trouble
neurologique
MÉDECINE
Figure 2. Le tableau de William Craft représentant le procès des sorcières
de Salem.
La possession, un “diagnostic”
avec des critères définis
Le rituel romain de l’exorcisme (l’une des modalités religieuses
d’une pratique qui a été repérée chez les Mésopotamiens au IIe
millénaire avant J.C.), qui visait à “guérir” le sujet en écartant
de lui le démon, reposait sur un certain nombre de signes dont
il était nécessaire d’identier la présence chez le suspect. Trois
symptômes étaient majeurs, et peuvent constituer un syndrome,
dans la mesure où leur association est plus fréquente que ne le
voudrait le hasard.
La glossolalie : il s’agit du “parler en langue”. La langue utilisée
n’est pas identiable. Il ne s’agit pas du latin ou d’une autre langue
connue. Seul le sujet semble la comprendre.
La voyance : le sujet peut prédire des événements.
La psychokinésie : il s’agit du développement d’une force
musculaire dépassant les capacités habituelles du sujet.
Neurologiquement parlant, la glossolalie est un trouble du
langage, et le parallèle est aisé à trouver avec l’aphasie de
Wernicke : le langage est fluide, mais incompréhensible de
quiconque. Seul le sujet ne semble pas s’inquiéter du jargon qu’il
produit. L’anosognosie le protège de la perplexité. Il produit un
langage inconnu, dont lui seul semble détenir les clés. La prédic-
tion des événements futurs, la visualisation de scènes non encore
advenues appartiennent au registre psychotique des hallucinations
et de la production délirante. Quant à la psychokinésie, elle peut
relever des accès brutaux de mouvements anormaux, comme les
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Extension du domaine de la lutte
En 1992, G. Sébire et al. (6) ont rapporté le cas d’une série d’enfants
présentant un tableau aigu d’encéphalite non infectieuse : désorga-
nisation du langage, régression démentielle avec traits autistiques,
comportement très agressif assorti d’une agitation importante,
mouvements anormaux (dystonie, dyskinésies oro faciales) avec
une expression souvent paroxystique, troubles de la conscience,
crises épileptiques, dysautonomie. Le bilan étiologique réalisé à
l’époque s’était montré négatif et l’évolution pouvait se montrer
spontanément favorable en quelques semaines (6). Treize ans
plus tard, la recension d’une série de 5 jeunes femmes souffrant
de manifestations neuropsychiatriques aiguës, associées à la
présence d’un tératome ovarien est publiée, qui va conduire à
l’identication d’un auto-anticorps dirigé contre la sous-unité
NR1 du récepteur NMDA du glutamate. Dans les 3 années qui
suivent, il est démontré que de nombreux patients sont concernés,
notamment des sujets jeunes et des enfants, en l’absence même
de tumeur décelable, et que d’autres antigènes sont identiés,
tels que le récepteur B du GABA et LGL1 (7-9). La fréquence serait
aujourd’hui estimée à 4 % de l’ensemble des encéphalites et les
symptômes mieux repérés : anxiété, insomnie, peur, délire de
grandeur, hyper-religiosité, manie, paranoïa sont fréquents. Un
trouble de la mémoire à court terme est fréquent, mais souvent
masqué par les troubles psychiatriques, qui rendent difcile une
évaluation correcte de la mémoire (7). Un trouble important du
langage est rapidement manifeste, avec une diminution de la
uence, une écholalie (accompagnée parfois d’une échopraxie),
pouvant aboutir à une désorganisation complète du langage (7).
Chez l’enfant, des attaques de rage, une hyperactivité, un compor-
tement agressif (morsures, coups portés à l’entourage) sont
fréquents (7-9). L’agitation rend souvent nécessaire une sédation
médicamenteuse (7). Des crises épileptiques, des mouvements
anormaux dystoniques sont habituels, avec des dyskinésies orofa-
ciales et linguales évocatrices (7-9). Le comportement peut être
uctuant et comporter une alternance de phases d’agitation et
d’épisodes catatoniques (7).
À travers ces descriptions, le neuropédiatre G. Sébire retrouve
les éléments cliniques de ses jeunes patients de 1992, y compris
la possible évolution spontanément favorable, et fait le rappro-
chement avec la situation de possession, en particulier le tableau
présenté par Robbie Mannheim en 1949 (10). De fait, un paral-
lèle peut être fait, comme nous l’avons vu plus haut, entre les
critères de la possession et ses manifestations plus spéciques
chez l’enfant et le sujet jeune, et certains des éléments cliniques
principaux de la description clinique de l’encéphalite anti-NMDAR
(tableau).
Tableau. Tableau comparatif des signes habituels de la possession et
de l’encéphalite anti-NMDAR.
Possession Encéphalite anti-NMDAR
Glossolalie Trouble désintégratif du langage
Voyance Délire, hallucinations
Psychokinésie Mouvements anormaux, crises épileptiques
Accès d’agitation brutaux Fluctuation des manifestations
(agitation/catatonie)
Contexte de croyance Hyper-religiosité
Exorcisme efficace Évolution favorable possible spontanément
Une auto-possession
par les auto-anticorps
Lorsque le système immunitaire détecte l’autre en soi-même, il
génère des auto-anticorps qui ciblent ses propres constituants.
Alors, la dépossession de soi, cet état où le corps ne répond plus
de lui-même, peut s’avérer être la possession de soi comme un
autre (et non par un autre), ainsi que l’illustrent les encéphalites
auto-immunes…
Ces encéphalites constituent des entités nouvellement identiées,
mais dont la place ne cesse de croître, et dont le diagnostic doit
être évoqué avec promptitude, y compris devant des tableaux
moins évocateurs (11).
1. http://www.washingtonpost.com/wp-srv/style/long-
term/movies/features/dcmovies/exorcist.htm
2. Hale AS, Pinninti NR. Exorcism-resistant ghost posses-
sion treated with clopenthixol. Br J Psychiatry 1994;
165(3):386-88.
3. Jadhav S. The ghostbusters of psychiatry. Lancet 1995;
345(8953):808-10.
4. Gruet M, Temesi J, Rupp T et al. Stimulation of the motor
cortex and corticospinal tract to assess human muscle
fatigue. Neuroscience 2013;231:384-99.
5. Kaptchuk TJ, Kerr CE, Zanger A. Placebo controls, exor-
cisms, and the devil. Lancet 2009;374(9697):1234-5.
6. Sébire G, Devictor D, Huault G et al. Coma associated
with intense bursts of abnormal movements and long-
lasting cognitive disturbances: an acute encephalopathy
of obscure origin. J Pediatr 1992;121(6):845-51.
7. Dalmau J, Lancaster E, Martinez-Hernandez E et al.
Clinical experience and laboratory investigations in
patients with anti-NMDAR encephalitis. Lancet Neurol
2011;10(1):63-74.
8. Hacohen Y, Wright S, Waters P et al. Paediatric auto-
immune encephalopathies: clinical features, laboratory
investigations and outcomes in patients with or without
antibodies to known central nervous system autoantigens.
J Neurol Neurosurg Psychiatry 2013;84(7):748-55.
9. Irani SR, Bera K, Waters P et al. N-methyl-D-aspartate
antibody encephalitis: temporal progression of clinical and
paraclinical observations in a predominantly non-para-
neoplastic disorder of both sexes. Brain 2010;133(Pt 6):
1655-67.
10. Sébire G. In search of lost time from “Demonic
Possession to anti-N-methyl-D-aspartate receptor
encephalitis. Ann Neurol 2010;67(1):141-2.
11. Irani SR, Vincent A, Jacobson L et al. Organic neuro-
psychiatry: a treatable cause of suicidal behaviour. Pract
Neurol 2013;13(1):44-8.
Références bibliographiques
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