NEUROPHYSIOLOGIE DES CONTES DE FÉES Laurent Vercueil, CHU de Grenoble E-mail : [email protected] Possessions et auto-anticorps I N T R O D U C T I O N La neurophysiologie des contes de fées choisit d’interpréter les personnages de la culture populaire à l’aune des connaissances cliniques neurologiques. Elle fait l’hypothèse que les racines de ces personnages frappés de sorts étranges, ou présentant des caractéristiques spécifiques, se trouvent dans l’observation préscientifique de cas réels. Comme pour la “licorne” de Marco Polo, qui s’avéra être un rhinocéros de Sumatra, l’interprétation de la réalité a longtemps fait appel à un arrière-plan merveilleux, véritable enchantement du monde. Sous cet angle, les cas de possessions sont d’une richesse clinique foisonnante. L’interprétation − culturelle, religieuse ou fantastique − est que le comportement d’un sujet est expliqué par l’irruption d’une autre volonté que la sienne, à laquelle il est soumis. Une volonté maléfique, qu’il s’agit d’éloigner, au terme de rituels compliqués. Que l’enracinement puisse aller jusqu’au niveau moléculaire, c’est ce que l’on va découvrir… L e trouble neurologique affecte une personne d’autant plus intimement qu’il touche au pouvoir de contrôle du sujet sur lui-même. Le patient paralysé souhaiterait animer un membre qu’une lésion du système nerveux a rendu inerte, mais il doit se résoudre à en constater l’impossibilité. La perte de fonction est une forme d’amputation. À rebours, l’émergence d’une manifestation “positive”, qui vient s’ajouter aux fonctions normales du sujet, est plus frappante, regardant ses rapports avec la volonté, car il s’agit alors moins d’une “amputation” que d’une “insertion”. Ainsi, les mouvements anormaux sont-ils qualifiés d’“involontaires” pour souligner l’absence d’effet de la mobilisation de la volonté du sujet sur leur cours. De même, les crises épileptiques ou certains troubles du comportement manifestent quelque chose qui tient davantage de l’addition que de la soustraction. “Addition, oui, mais de quoi ?”, songe le neurologue, rompu aux neurosciences des circuits pathologiques. Ou, comme cela aura peut-être été formulé il y a plusieurs siècles : “Addition, oui, mais de qui ? De quelle malveillance ?” Une observation paradigmatique, à la postérité fructueuse Le 20 août 1949, un article du Washington Post signé par Bill Brinkley (1) attire l’attention sur le cas d’un jeune garçon âgé de 14 ans, sans antécédents personnels ou familiaux remarquables, admis successivement, et en vain, dans 2 hôpitaux universitaires à Georgetown puis à Saint-Louis, pour la prise en charge et le traitement de manifestations comportementales complexes, associant des hallucinations, l’émission de propos dans une langue incompréhensible, et de mouvements anormaux incoercibles survenant par accès d’une grande violence. Après l’échec des médecins à comprendre l’origine de ces maux, c’est un prêtre exorciste qui parviendra à faire céder les troubles, au terme de 20 à 30 patients essais (1). Cette histoire inspira à William Peter Blatty le roman L’exorciste (1971) dont est tiré le film éponyme, réalisé par William Friedkin en 1973. L’idée est simple et ancestrale : si le sujet ne peut plus répondre de ses actes, c’est qu’il n’est plus qu’une marionnette entre les mains d’un “autre”. Il est “possédé”. Par un démon, un fantôme, un esprit, ou quoi que ce soit d’autre qui n’est pas lui et dont les intentions funestes lui échappent. Les racines de l’idée de la possession sont très anciennes et largement transculturelles. Il n’est pas étonnant que toute manifestation étrange, inhabituelle, sur laquelle la volonté du sujet ne semble pas pouvoir s’exercer, puisse relever de ce cadre explicatif. Quarante-cinq ans après le cas de Robbie Mannheim (un pseudonyme), des psychiatres publient dans le British Journal of Psychiatry (2) le cas d’un sujet possédé par un fantôme, dont le traitement efficace consistera cette fois dans la prescription d’un neuroleptique, le clopenthixol. Après de nombreuses tentatives d’exorcisme, le diagnostic d’une schizophrénie a permis d’adopter une attitude thérapeutique plus féconde. Ainsi va la possession, dans la tête de témoins crédules (“cette personne doit être possédée pour se comporter de la sorte”) ou dans celle d’un sujet interprétatif (“je suis habité par un double malintentionné”), qu’elle peut aussi relever de l’analyse médiLa Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 9 - novembre 2013 | 283 NEUROPHYSIOLOGIE DES CONTES DE FÉES cale, dans le premier cas, en se posant la question d’une origine neurologique, et dans le deuxième, d’une cause psychiatrique (figure 1) [3]. CULTURE orages dystoniques (dystonic storms), ou de crises épileptiques, où la maîtrise par l’entourage d’une motricité automatique est souvent mise en défaut. Certaines agitations sthéniques, clastiques, dans le contexte de troubles psychatriques aigus, font parfois la démonstration de capacités musculaires inattendues, que ne mobilise pas la volonté “simple” du sujet. Le fait est bien établi que les performances musculaires potentielles outrepassent largement la représentation que le sujet a de ses limites (4). L’exorcisme et la naissance du placebo “POSSESSION” Trouble neurologique Trouble psychiatrique MÉDECINE Figure 1. Le terme de possession recoupe des manifestations dont l’origine peut être médicale (psychiatrique ou neurologique) mais dont l’interprétation est systématiquement d’ordre culturel. La possession, un “diagnostic” avec des critères définis Le rituel romain de l’exorcisme (l’une des modalités religieuses d’une pratique qui a été repérée chez les Mésopotamiens au IIe millénaire avant J.C.), qui visait à “guérir” le sujet en écartant de lui le démon, reposait sur un certain nombre de signes dont il était nécessaire d’identifier la présence chez le suspect. Trois symptômes étaient majeurs, et peuvent constituer un syndrome, dans la mesure où leur association est plus fréquente que ne le voudrait le hasard. ➤➤ La glossolalie : il s’agit du “parler en langue”. La langue utilisée n’est pas identifiable. Il ne s’agit pas du latin ou d’une autre langue connue. Seul le sujet semble la comprendre. ➤➤ La voyance : le sujet peut prédire des événements. ➤➤ La psychokinésie : il s’agit du développement d’une force musculaire dépassant les capacités habituelles du sujet. Neurologiquement parlant, la glossolalie est un trouble du langage, et le parallèle est aisé à trouver avec l’aphasie de Wernicke : le langage est fluide, mais incompréhensible de quiconque. Seul le sujet ne semble pas s’inquiéter du jargon qu’il produit. L’anosognosie le protège de la perplexité. Il produit un langage inconnu, dont lui seul semble détenir les clés. La prédiction des événements futurs, la visualisation de scènes non encore advenues appartiennent au registre psychotique des hallucinations et de la production délirante. Quant à la psychokinésie, elle peut relever des accès brutaux de mouvements anormaux, comme les 284 | La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 9 - novembre 2013 Nous disposons donc déjà, à ce stade, d’éléments nous permettant de constituer une population relativement homogène grâce à l’édification d’une critériologie consensuelle de type DSM, et de spécialistes (les prêtres exorcistes) habilités à procéder aux mesures considérées comme idoines. Armés de cette méthodologie robuste, il n’est pas si étonnant que certains auteurs particulièrement perspicaces aient considéré l’exorcisme comme l’occasion véritable de la naissance du test placebo (5) : dans un souci de limiter l’expansion de croyances populaires susceptibles d’envahir un domaine religieux jaloux de ses limites, l’Église veillait à ce que les cas d’exorcisme soient peu nombreux et étroitement contrôlés. En 1599, dans une petite bourgade de la vallée de la Loire, une possédée du nom de Marthe Brossier se voit administrer, de façon secrète, de l’eau bénite, quotidiennement, sans effet remarquable (5). Un peu plus tard, alors qu’on lui présente une eau ordinaire dans un flacon réservé habituellement à l’eau bénite, elle ressent des douleurs violentes. Une pièce de fer anodine, dont on lui dit qu’il s’agit d’un morceau original de la Croix, la plonge dans d’intenses convulsions, de même qu’un récitatif en latin, qu’elle croit issu de la Bible, et qui n’est qu’un passage de l’Énéide, de Virgile (5). Comme on le voit, et dès le XVIe siècle, un certain scepticisme religieux s’exerçait déjà (figure 2). Figure 2. Le tableau de William Craft représentant le procès des sorcières de Salem. NEUROPHYSIOLOGIE DES CONTES DE FÉES Extension du domaine de la lutte En 1992, G. Sébire et al. (6) ont rapporté le cas d’une série d’enfants présentant un tableau aigu d’encéphalite non infectieuse : désorganisation du langage, régression démentielle avec traits autistiques, comportement très agressif assorti d’une agitation importante, mouvements anormaux (dystonie, dyskinésies oro­faciales) avec une expression souvent paroxystique, troubles de la conscience, crises épileptiques, dysautonomie. Le bilan étiologique réalisé à l’époque s’était montré négatif et l’évolution pouvait se montrer spontanément favorable en quelques semaines (6). Treize ans plus tard, la recension d’une série de 5 jeunes femmes souffrant de manifestations neuropsychiatriques aiguës, associées à la présence d’un tératome ovarien est publiée, qui va conduire à l’identification d’un auto-anticorps dirigé contre la sous-unité NR1 du récepteur NMDA du glutamate. Dans les 3 années qui suivent, il est démontré que de nombreux patients sont concernés, notamment des sujets jeunes et des enfants, en l’absence même de tumeur décelable, et que d’autres antigènes sont identifiés, tels que le récepteur B du GABA et LGL1 (7-9). La fréquence serait aujourd’hui estimée à 4 % de l’ensemble des encéphalites et les symptômes mieux repérés : anxiété, insomnie, peur, délire de grandeur, hyper-religiosité, manie, paranoïa sont fréquents. Un trouble de la mémoire à court terme est fréquent, mais souvent masqué par les troubles psychiatriques, qui rendent difficile une évaluation correcte de la mémoire (7). Un trouble important du langage est rapidement manifeste, avec une diminution de la fluence, une écholalie (accompagnée parfois d’une échopraxie), pouvant aboutir à une désorganisation complète du langage (7). Chez l’enfant, des attaques de rage, une hyperactivité, un comportement agressif (morsures, coups portés à l’entourage) sont fréquents (7-9). L’agitation rend souvent nécessaire une sédation médicamenteuse (7). Des crises épileptiques, des mouvements anormaux dystoniques sont habituels, avec des dyskinésies orofaciales et linguales évocatrices (7-9). Le comportement peut être fluctuant et comporter une alternance de phases d’agitation et d’épisodes catatoniques (7). À travers ces descriptions, le neuropédiatre G. Sébire retrouve les éléments cliniques de ses jeunes patients de 1992, y compris la possible évolution spontanément favorable, et fait le rapprochement avec la situation de possession, en particulier le tableau présenté par Robbie Mannheim en 1949 (10). De fait, un parallèle peut être fait, comme nous l’avons vu plus haut, entre les critères de la possession et ses manifestations plus spécifiques chez l’enfant et le sujet jeune, et certains des éléments cliniques principaux de la description clinique de l’encéphalite anti-NMDAR (tableau). Tableau. Tableau comparatif des signes habituels de la possession et de l’encéphalite anti-NMDAR. Possession Encéphalite anti-NMDAR Glossolalie Trouble désintégratif du langage Voyance Délire, hallucinations Psychokinésie Mouvements anormaux, crises épileptiques Accès d’agitation brutaux Fluctuation des manifestations (agitation/catatonie) Contexte de croyance Hyper-religiosité Exorcisme efficace Évolution favorable possible spontanément Une auto-possession par les auto-anticorps Lorsque le système immunitaire détecte l’autre en soi-même, il génère des auto-anticorps qui ciblent ses propres constituants. Alors, la dépossession de soi, cet état où le corps ne répond plus de lui-même, peut s’avérer être la possession de soi comme un autre (et non par un autre), ainsi que l’illustrent les encéphalites auto-immunes… Ces encéphalites constituent des entités nouvellement identifiées, mais dont la place ne cesse de croître, et dont le diagnostic doit être évoqué avec promptitude, y compris devant des tableaux moins évocateurs (11). ■ L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. 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