ontologique : c'est l'existence même de l'individu qui est en cause dans un cas, et l'existence même du groupe qui est en
cause dans l'autre cas.
Un autre trait définitoire - inspiré ici aussi de Milner (1978), est l'incomplétude nécessaire des termes que nous
mettrons en parallèle. La psychanalyse débusque ce qui échappe au locuteur, sous la forme principale d'un interdit
oedipien, et montre que la langue représentée (comme réelle et complète) répond à ce manque, ce qui permet au sujet de
supporter qu'il lui en échappe une part si précieuse, celle de "l'impossible à dire".
De même dirait-on que la langue du groupe se représente comme totalité, et en même temps comme désinfectée
de "ce qui ne se dit pas" (et dont on sait bien pourtant que "ça se dit") : une représentation normée, sans conflits,
exempte de "multiaccentuation" (Boutet 1982), dotée quelque part d'une grammaire achevée, invariante, plus vraie que
le réel des pratiques quotidiennes. De fait, les exemples abondent où le discours sur cette langue exprime le mépris de la
pratique quotidienne, car, par effet de contretype, exalter "la langue" revient à désigner indirectement son double
empirique immonde, les pratiques langagières de la société.
Ces propositions entrainent des conséquences intéressantes, que nous apercevons grâce à l'ethnométhodologie,
à la fois sur l'agent et sur l'objet du processus.
D'un point de vue anthropologique comme celui que je cherche à définir, l'effort social, voire institutionnel,
d'élaboration, d'émondage, de mise en ordre de la langue révèle un agent, une instance énonciatrice de ce discours - une
sorte de tireur embusqué qu'on ne repère qu'aux impacts de ses projectiles - : un pouvoir, structurant et régnant.
Quant à l'objet, s'il existe une action sur et pour la langue - et bien souvent en confondant l'impossible et
l'interdit, comme sur le plan psychanalytique -, c'est donc qu'il existe une dimension antérieure, sous-jacente, pré-
historique, un niveau anthropologique précédant la langue. Le "parlêtre" (Lacan) que je veux considérer, c'est l'homme-
en-société, l'homme en tant que groupe, et non un homme-individu universel.
On dit du côté psychanalytique que la linguistique ne veut rien savoir qui ne soit pas énonçable dans son
lexique quand il s'agit du sujet parlant freudien, ou quand il s'agit d'une corporalité de la langue. De même, cette idée
d'une langue construite par le groupe, et perdant de ce fait une part de son authenticité, de sa naturalité, de sa réalité,
suscite le refus parce qu'elle suscite la crainte : le "facteur d'ordre" social qu'est la langue-du-groupe risque de ne plus
pouvoir contenir le foisonnement d'une réel social et historique, non axiomatisable, qui la déborde de toutes parts.
Ce qui est en jeu, que l'on vise le groupe ou l'individu, c'est un équilibre, un ordre, un pouvoir. L'audace
scientifique, aujourd'hui, consiste à s'aventurer vers le chaos pour malgré tout en rendre compte. Le chaos renvoie à ce
que la thermodynamique a nommé l'entropie - notion qui a connu une réelle fortune dans les théories mathématiques de
la communication -, et à ce que la morale nomme la liberté. La règle, la langue des grammairiens, et le système
saussurien lui-même, ce sont en termes thermodynamiques, la néguentropie ou l'équilibre, et en termes moraux et socio-
politiques, l'équilibre, la stabilité, l'ordre et la norme.
Quoi d'étonnant dans ces conditions à ce que certaines linguistiques soient tendanciellement mieux traitées - par
les pouvoirs politiques - que d'autres ? Celles de l'unité mieux que celles de la variété ou de la variation ; celles de
l'homogène mieux que celles de l'hétérogène ; celles de l'axiomatique mieux que celles du corpus ; celles de l'écrit mieux
que celles de l'oral ; celles de l'analogie mieux que celles de l'anomalie ; celles qui contribuent à la cohésion du groupe
mieux que celles qui montrent la contingence des attributs linguistiques des groupes.
4 IDÉOLOGIE, PERFORMANCES ET "SYSTÈME" : QUELQUES ESQUISSES D'INSTANCIATIONS LINGUISTIQUES
L'enjeu de nos travaux, si nous sommes linguistes, est d'éclairer le fonctionnement du langage. Quelle est donc
la rétroaction de l'idéologie linguistique sur la performance et sur le "système" lui-même ?
41- Normativité
Sur un plan général, on a reconnu dans le langage la place centrale de la normativité, et ce terme lui-même a
suscité beaucoup de précisions. Le dispositif descriptif de différentes normes proposé par A.M.Houdebine est de ce
point de vue un outil analytique très utile.
Il y manque cependant une dimension, celle de l'intensité. Par exemple la norme prescriptive est plus ou moins
forte, prégnante ou contraignante : il faudrait reprendre à Labov la notion de degré d'autosurveillance.
Cette intensité a un versant qualitatif, qui peut être nommé dimension conflictuelle. Par exemple, l'occasion se
présente souvent de constater un trait particulier de l'idéologie linguistique dominante chez les Français, qui se
conçoivent comme un groupe "en déclin injuste" : sentiment fait d'une haute opinion de son groupe, et d'un sentiment de
défaite historique - la question ici n'est pas de le juger ni vrai ou faux, mais de noter l'existence de cette façon de voir. Le
même processus est décrit par G. Althabe (1985), spécialiste d'ethnologie urbaine, dans le débat entre groupes sociaux
sous le nom de "procès fictif" : c'est un mode de mise en scène de la présence au monde et de l'inscription d'un individu
ou d'un sous-groupe dans la sphère sociale. Il y aurait là un fonctionnement, une forme, de portée plus générale, qui
serait responsable d'une sorte d'acrimonie, d'aigreur des Français quant à leur langue - tout au moins au 20e siècle. Or
cette aigreur contribue à la puissance des processus normatifs.
Soit dit en passant, on aura remarqué qu'il n'est question ici que de processus collectifs : pourquoi l'individu
verse plus ou moins dans ces fonctionnements, c'est fonction de son propre psychisme, ou de ses propres pathologies.
Bref, c'est une autre question.