jean-michel eloy pourquoi il nous faut mieux connaitre la place des

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(Communication au colloque de Suceava, octobre 1997), in Bratu Florian (coord.) : Limbaje si comunicare III Expresie si sens, Iasi,
Junimea 1998, p. 97-113
JEAN-MICHEL ELOY
POURQUOI IL NOUS FAUT MIEUX CONNAITRE LA PLACE DES "REPRÉSENTATIONS" IMAGINAIRE OU IDÉOLOGIE - DANS LE FONCTIONNEMENT DE LA LANGUE
1 INTRODUCTION : UN RAPPEL ET UNE PROPOSITION
L’objectif ici est d'élaborer des propositions de travail concernant les "représentations linguistiques", et ces
propositions garderont forcément le caractère d'hypothèses.
En préambule, je voudrais procéder à un rappel.
Il n'y a pas qu'au linguiste qu'importent les langues. Pour la linguistique elle-même, qui s'intéresse au "langage
à travers les langues ", celles-ci ne sont ou ne devraient être que des objets en quelque sorte de second rang, après les
"systèmes". Les locuteurs ont des idées non seulement sur les enjeux sociaux attachés aux langues, mais aussi sur la
définition de ce qu'est une langue, ou bien telle langue. "Les langues", "la langue " sont la forme que prend pour le
profane, pour tout être humain, l'expérience concrète du langage. "Concrète" ? Il vaut mieux dire "pratique", car les
langues ne sont pas des choses, bien sûr, mais des pratiques : "langage" ne signifie rien d'autre que "pratique de
langage", et "langues" renvoie à des pratiques de catégorisation, et aux catégorisations des pratiques. Les "langues" sont
les éléments d'une classification qui s'impose au locuteur-auditeur, et conditionne ses pratiques de locution-audition.
Il s'ensuit de là une proposition générale, qui est de considérer la langue, prise comme une entité, c'est-à-dire
l'idiome, comme un signe, lui-même composé de signes linguistiques doublement articulés. Le signifiant en est cet
ensemble identifiable de formes que l'on nomme "telle langue", et le signifié est, dans un rapport arbitraire au signifiant,
un ensemble de traits culturels et sociétaux - au sens le plus large. Il est susceptible de subir une valuation, pour
reprendre le terme bakhtinien, et sa "valeur" ne se détermine que dans son rapport avec les autres signes de même
niveau d'abstraction. Le signifiant peut cependant lui aussi être analysé, et interprété : dans cette sémiologie, au plan
phonétique, les gutturales ou les diphtongues sont dites "rocailleuses" ou "paysannes", le lexique est dit "compliqué" ou
"riche" ou "pauvre", même la morpho-syntaxe, par exemple la flexion, sera qualifiée de "riche ou pauvre", donc
"difficile" ou "facile".
Mais c'est un signe tellement fonctionnalisé dans la vie d'un groupe, et tellement abstrait, qu'il est peu observé
en tant que signe, et bien souvent appréhendé comme "naturel" ou "présupposé".
2 COMMENT ON VIENT À L'IDÉOLOGIE
A travers différentes conceptions globales de ce qu'est une langue apparait un trait commun, probablement
induit, au moins en partie, par le lexique de la langue courante. Qu'il s'agisse de la langue vue comme nomenclature,
conception naïve qui croit que la langue est contenue dans le dictionnaire et la grammaire, ou d'une langue-système
"mise en oeuvre" dans la "parole", ou encore d'une grammaire innée, inscrite dans les gènes, ou enfin d'une langue
"instrument de communication", qu'on transforme partiellement en l'utilisant, la tendance existe en permanence de
désigner la langue par des métaphores de choses, d' "objets" au sens de "choses", que le locuteur "utilise". Cette
réification, dont je fais ici une présentation caricaturale, va susciter par réaction ce qu'on appellera la réintroduction du
sujet : peut-être, finalement, la voie "néo-grammairienne" est-elle encore à l'horizon de ces débats.
Avec l'énonciation - Bally, Benveniste, Culioli... -, l' "utilisation" est dans la langue elle-même, dans l'
"instrument". Puis Labov montre qu'on ne peut pas décrire la langue sans décrire la société, à cause de la variation
sociolinguistique. Calvet relie cette ouverture à celle qui a été opérée par la (ou les) psychanalyse, à savoir l'attention à
la présence du sujet, y compris son corps. Enfin l'ethnométhodologie soutient et illustre qu' "il n'y a pas que le
sociologue qui réfléchit", ce qui la rapproche des théories de la complexité, et de la large place qu'elles font à la
réflexivité et à la récursivité des analyses.
A contrario, on remarque que bien des linguistes refusent que des idées influent sur les pratiques linguistiques,
et refusent surtout les cas les plus visibles, ceux du volontarisme de langue.
Aussi ont-ils une position très souvent cassante. Dans les débats sur "langues" versus "dialectes", ils s'opposent
aux militants qui veulent la promotion des dialectes. Dans les débats sur la norme (ou la Norme), les normes, la "qualité
de la langue", le "français populaire", les "niveaux de langue", et même les "français régionaux" ou les "langues de
spécialité", les linguistes s'opposent aux couches cultivées ("demi-savants") ou aux spécialistes sectoriels, dont ils
déclarent les objets illégitimes. Enfin dans les débats sur la normalisation, la politique linguistique, la terminologie
prescriptive, les linguistes s'opposent aux politiques, qui sont en quelque sorte des militants doublés de gestionnaires.
Ici aussi je caricature quelque peu : la tendance est forte, mais pas absolue, et bien des congrès de linguistes
(par exemple Genève 1930 ou Bruxelles 1939) font une place à l' "intervention humaine" sur les langues - mais
l'expression elle-même suggère qu'il y aurait quelque chose de non-humain dans les langues. En outre, on relève une
sorte de tradition fonctionaliste, marquée par exemple par Frei (1929), Bally (1925), Martinet (1965) ou Hagège (1993),
ouverte à cette problématique.
Il reste une opposition bien vivace entre d'une part ces linguistes qu'on qualifie de "purs et durs", qui restent
fermement attachés à une conception déshumanisée de leur objet, et les linguistes influencés par les travaux
sociolinguistiques, grâce en particulier à l'interpellation des réalités socio-politiques (débats nationaux sur les langues).
3 IDÉOLOGIE OU IMAGINAIRE LINGUISTIQUE : COMMENT ABORDER LES "REPRÉSENTATIONS LINGUISTIQUES"
Un problème théorique majeur est de donner un statut scientifique aux "représentations de langue". Certes, on
peut dire au moins qu'il y a là des objets discursifs et des hypothèses sur le fonctionnement mental ; mais il nous manque
une théorie fine des degrés de conscience, qu'il ne suffit pas de partager entre "conscient" et "non-conscient".
Pour désigner l'ensemble, ou le niveau, ou le domaine de ces représentations linguistiques, j'utilise pour ma part
plus volontiers "idéologie linguistique" que "imaginaire linguistique". Mais je ne voudrais pas entrer dans une
discussion terminologique formelle, et vous allez constater que parmi les raisons qui me font m'intéresser à l'idéologie,
bon nombre sont également subsumées par la définition de l' "imaginaire linguistique" que donne Anne-Marie
Houdebine. Sur quelques points cependant, peut-être divergeons-nous réellement.
Le mot "idéologie" peut être pris dans deux acceptions. Dans la première, il est le contraire de "scientifique" ou
"véridique" ; dans la deuxième, il est neutre à cet égard. C'est ce deuxième sens que je retiens. Le rapport de l'idéologie
à la réalité langagière-linguistique peut donc être : Vrai ou Faux ou Vrai_et_Faux ou ni_Vrai_ni_Faux ou
indifférent_au_Vrai_et_au_Faux.
Le point de départ est que le locuteur n'est pas seulement "sujet" d'un groupe qui le déterminerait
mécaniquement, mais "acteur" contribuant à la construction, à la consolidation, à la réfaction permanente du groupe, et
cela parce qu'il est pénétré d'une certaine "pensée" du groupe, c'est-à-dire de ce qu'est ou doit être le groupe.
L'idéologie du locuteur se lit à travers non seulement ses discours, mais aussi ses ACTES : l'idéologie est le
sens de sa praxis, langagière et extra-langagière. On la déchiffre donc a) dans son discours métalinguistique b) dans sa
pratique de langage en tant qu'elle suppose une "pensée épilinguistique" (je distingue fortement méta = explicite versus
épi- = non explicite) c) des actes non linguistiques.
L'idéologie est historique, ou historicisée : elle est de l'ordre de l'histoire des idées. On sait que telles ou telles
idées sont dominantes selon les époques : et il y a construction de cette hégémonie - le terme de Gramsci ici s'impose.
Compte tenu des implications des idées linguistiques sur le plan du pouvoir, il y aura évidemment lutte politique pour
cette hégémonie.
Ainsi, sans entrer dans le détail, on aura aperçu que l'idéologie inclut les "représentations", y compris
scientifiques (voir les ethnométhodologues, en particulier Garfinkel 1967 et 1970, ou Berrendonner 1982), les
"attitudes", et toute la problématique de la norme ou de la normativité.
Un enjeu majeur de cette réflexion, pour les linguistes, est de décrire la rétroaction de l'idéologie linguistique à
la fois sur les performances et sur ce qui considéré comme "le système" : une linguistique qui se contenterait d'être
"externe" manquerait sa cible : étudier le langage à travers les langues.
"Idéologie linguistique" et "imaginaire linguistique" sont deux approches complémentaires, et que l'on peut
mettre en parallèle. Complémentaires : que l'on se rappelle par exemple les thèses de Wilhelm Reich sur les implications
politiques de la sexualité. Parallèles : car de même que "imaginaire", pour A.M. Houdebine, "fait entendre une référence
psychanalytique", de même "idéologie" fait entendre une problématique sociale et politique.
Première proposition : le fonctionnement d'un groupe n'est pas identique au fonctionnement d'un individu, ni à
la somme des fonctionnements individuels, et il est a priori redevable de "mécanismes", de concepts différents. Il y a
donc un fort risque à ce que des termes psychologiques ou psychanalytiques soient appliqués à des groupes. Par
exemple, la "culpabilité" n'est montrée par R. Lafont (lui aussi linguiste et psychanalyste), dans le cas de groupes
linguistiques, qu'au prix d'un glissement de sens. Un autre exemple de glissement de ce genre serait de parler d' "effet de
mode" au plan individuel, puisque ses ressorts individuels ne suffisent pas à en décrire la réalité sociale.
Deuxième proposition : là où le linguiste inspiré par l'approche psychanalytique pose la langue naturelle
comme "figuration la plus directe de lalangue" (Milner 1978), le linguiste inspiré par l'anthropologie, la sociologie ou la
politologie peut poser le terme de "langue-de-groupe" (y compris dans ses réalisations plurielles, y compris même la
"langue nationale" si l'on ne prend pas "nation" dans un sens étroit et technique) comme une sorte de référent
fondamental, de point de fuite des phénomènes langagiers. Tout groupe structuré, tout pouvoir de groupe, doit traiter
avec les questions de langue : il n'existe pas de groupe sans idéologie linguistique, voire sans politique linguistique, au
sens minimal d'une gestion linguistique du groupe.
Dans les deux cas, c'est une réalité fondamentale, car ce trait de nécessité se situe à un niveau proprement
ontologique : c'est l'existence même de l'individu qui est en cause dans un cas, et l'existence même du groupe qui est en
cause dans l'autre cas.
Un autre trait définitoire - inspiré ici aussi de Milner (1978), est l'incomplétude nécessaire des termes que nous
mettrons en parallèle. La psychanalyse débusque ce qui échappe au locuteur, sous la forme principale d'un interdit
oedipien, et montre que la langue représentée (comme réelle et complète) répond à ce manque, ce qui permet au sujet de
supporter qu'il lui en échappe une part si précieuse, celle de "l'impossible à dire".
De même dirait-on que la langue du groupe se représente comme totalité, et en même temps comme désinfectée
de "ce qui ne se dit pas" (et dont on sait bien pourtant que "ça se dit") : une représentation normée, sans conflits,
exempte de "multiaccentuation" (Boutet 1982), dotée quelque part d'une grammaire achevée, invariante, plus vraie que
le réel des pratiques quotidiennes. De fait, les exemples abondent où le discours sur cette langue exprime le mépris de la
pratique quotidienne, car, par effet de contretype, exalter "la langue" revient à désigner indirectement son double
empirique immonde, les pratiques langagières de la société.
Ces propositions entrainent des conséquences intéressantes, que nous apercevons grâce à l'ethnométhodologie,
à la fois sur l'agent et sur l'objet du processus.
D'un point de vue anthropologique comme celui que je cherche à définir, l'effort social, voire institutionnel,
d'élaboration, d'émondage, de mise en ordre de la langue révèle un agent, une instance énonciatrice de ce discours - une
sorte de tireur embusqué qu'on ne repère qu'aux impacts de ses projectiles - : un pouvoir, structurant et régnant.
Quant à l'objet, s'il existe une action sur et pour la langue - et bien souvent en confondant l'impossible et
l'interdit, comme sur le plan psychanalytique -, c'est donc qu'il existe une dimension antérieure, sous-jacente, préhistorique, un niveau anthropologique précédant la langue. Le "parlêtre" (Lacan) que je veux considérer, c'est l'hommeen-société, l'homme en tant que groupe, et non un homme-individu universel.
On dit du côté psychanalytique que la linguistique ne veut rien savoir qui ne soit pas énonçable dans son
lexique quand il s'agit du sujet parlant freudien, ou quand il s'agit d'une corporalité de la langue. De même, cette idée
d'une langue construite par le groupe, et perdant de ce fait une part de son authenticité, de sa naturalité, de sa réalité,
suscite le refus parce qu'elle suscite la crainte : le "facteur d'ordre" social qu'est la langue-du-groupe risque de ne plus
pouvoir contenir le foisonnement d'une réel social et historique, non axiomatisable, qui la déborde de toutes parts.
Ce qui est en jeu, que l'on vise le groupe ou l'individu, c'est un équilibre, un ordre, un pouvoir. L'audace
scientifique, aujourd'hui, consiste à s'aventurer vers le chaos pour malgré tout en rendre compte. Le chaos renvoie à ce
que la thermodynamique a nommé l'entropie - notion qui a connu une réelle fortune dans les théories mathématiques de
la communication -, et à ce que la morale nomme la liberté. La règle, la langue des grammairiens, et le système
saussurien lui-même, ce sont en termes thermodynamiques, la néguentropie ou l'équilibre, et en termes moraux et sociopolitiques, l'équilibre, la stabilité, l'ordre et la norme.
Quoi d'étonnant dans ces conditions à ce que certaines linguistiques soient tendanciellement mieux traitées - par
les pouvoirs politiques - que d'autres ? Celles de l'unité mieux que celles de la variété ou de la variation ; celles de
l'homogène mieux que celles de l'hétérogène ; celles de l'axiomatique mieux que celles du corpus ; celles de l'écrit mieux
que celles de l'oral ; celles de l'analogie mieux que celles de l'anomalie ; celles qui contribuent à la cohésion du groupe
mieux que celles qui montrent la contingence des attributs linguistiques des groupes.
4 IDÉOLOGIE, PERFORMANCES
ET
"SYSTÈME" : QUELQUES ESQUISSES D'INSTANCIATIONS LINGUISTIQUES
L'enjeu de nos travaux, si nous sommes linguistes, est d'éclairer le fonctionnement du langage. Quelle est donc
la rétroaction de l'idéologie linguistique sur la performance et sur le "système" lui-même ?
41- Normativité
Sur un plan général, on a reconnu dans le langage la place centrale de la normativité, et ce terme lui-même a
suscité beaucoup de précisions. Le dispositif descriptif de différentes normes proposé par A.M.Houdebine est de ce
point de vue un outil analytique très utile.
Il y manque cependant une dimension, celle de l'intensité. Par exemple la norme prescriptive est plus ou moins
forte, prégnante ou contraignante : il faudrait reprendre à Labov la notion de degré d'autosurveillance.
Cette intensité a un versant qualitatif, qui peut être nommé dimension conflictuelle. Par exemple, l'occasion se
présente souvent de constater un trait particulier de l'idéologie linguistique dominante chez les Français, qui se
conçoivent comme un groupe "en déclin injuste" : sentiment fait d'une haute opinion de son groupe, et d'un sentiment de
défaite historique - la question ici n'est pas de le juger ni vrai ou faux, mais de noter l'existence de cette façon de voir. Le
même processus est décrit par G. Althabe (1985), spécialiste d'ethnologie urbaine, dans le débat entre groupes sociaux
sous le nom de "procès fictif" : c'est un mode de mise en scène de la présence au monde et de l'inscription d'un individu
ou d'un sous-groupe dans la sphère sociale. Il y aurait là un fonctionnement, une forme, de portée plus générale, qui
serait responsable d'une sorte d'acrimonie, d'aigreur des Français quant à leur langue - tout au moins au 20e siècle. Or
cette aigreur contribue à la puissance des processus normatifs.
Soit dit en passant, on aura remarqué qu'il n'est question ici que de processus collectifs : pourquoi l'individu
verse plus ou moins dans ces fonctionnements, c'est fonction de son propre psychisme, ou de ses propres pathologies.
Bref, c'est une autre question.
42- littérature
Il existe, tout particulièrement dans le cas du français, une conception littéraire de la langue : celle-ci trouverait
dans le corpus constitué au fil des siècles par les textes littéraires - et l'on sait qu'il s'agit là aussi d'une institution - sa
forme supérieure, voire complète. Notre époque voit au contraire se multiplier l'écrit non littéraire, par exemple
technique ou commercial, que de plus en plus les jeunes que nous formons doivent savoir manier. Or ces conceptions
sont parfaitement contradictoires sur certains points. L'idée qu'on se fait de la langue, et ses conséquences normatives, va
donc déterminer des pratiques discursives opposées. Par exemple, on répètera les termes techniques, parce qu'ils sont
justement des termes, et que la précision s'accommode mal en principe de la parasynonymie, ou bien au contraire on
évitera la répétition (par souci esthétique) en jouant sur la synonymie ou la parasynonymie. Mais dans ce second cas, on
créera des équivalences discursives, des paraphrases, des parasynonymes, c'est-à-dire qu'on laissera dans l'usage,
ultérieurement dans la langue, la trace de ce travail discursif.
43 La féminisation des noms de métiers
L'histoire de la circulaire de 1986 sur la féminisation des noms de métiers met en jeu des éléments hétérogènes,
que l'on peut mettre en rapport avec les deux perspectives - socio-politique ou psychanalytique - que nous discutons. On
admettra que cette histoire est orientée vers la formation d'un usage nouveau, d'une norme d'usage.
Les termes du processus sont ceux-ci :
- l'imaginaire de chaque sujet individuel quant au "rapport de sexage" (Michard-Ribery 1978) ; on sait que cette
question est loin d'être simple, puisque chaque individu, peu ou prou, est contradictoire à cet égard
- l'imaginaire des individus qui ont un rôle de "décideurs" ; par exemple quel est le sentiment personnel du
Premier ministre, qui signe la circulaire de 1986 deux jours avant des élections dont il sait qu'elles l'écarteront des
responsabilités ?
- les pratiques normatives qui découlent de cette signature, particulièrement ténues dans ce cas, mais qu'il faut
détailler à partir de l'existence du texte prescriptif, avec son efficace limitée sur le plan proprement juridique ou
règlementaire : j'entends par là les actions de diffusion de ce texte, très faibles, les pratiques prescriptives mettant en jeu
les autorités échelonnées de l'appareil administratif et éducatif de l'Etat, très faibles également ou inexistantes, enfin la
mise à jour de ces instruments de stabilisation que sont les dictionnaires dits d'usage.
- on ne parle d'aboutissement que quand les nouvelles formes sont installées, stabilisées dans l'usage collectif
reconnu tel qu'il s'impose à l'individu ; autrement dit, l'idéologie linguistique est coextensive à "la langue", et c'est par
son truchement qu'elle influe sur les pratiques.
44- Le corpus
La langue est décrite explicitement, par les grammairiens, les linguistes et les pédagogues sur la base d'un
corpus d'attestations. Celui-ci consiste en discours et en jugements d'acceptabilité de ces discours. Autrement dit, il
n'existe pas d'accès possible à la langue échappant à la pression du groupe. Là encore, le "second Labov", celui du
Parler ordinaire (1978) a montré un aspect décisif du phénomène, à savoir que le "vernaculaire" est le fait d'un groupe,
en l'occurrence le "groupe de pairs".
Mais que sont les contraintes linguistiques, si l'on parvenait à les isoler des contraintes sociales - ce qui est
peut-être une hypothèse d'école ?
Prenons les trois énoncés oraux suivants :
A- C'est une femme qui vient tous les matins.
B- C'est une femme qu'elle vient tous les matins.
C- C'est une femme elle vient tous les matins.
Dans A, le relatif fléchi doit sans doute beaucoup au latin, et plus précisément à la réaction latinisante qui
l'impose depuis le 17e s. contre la tendance au "relateur invariable", telle qu'on le trouve dans B. Mais dans C, la
relation est implicite, et prend la forme d'une parataxe. Quelle est sur ce point la "leçon de la langue" ?
La contrainte linguistique qu'il faut poser, c'est un signifié grammatical "relation", qui possède trois signifiants,
dont un de forme zéro - ou éventuellement de type intonatif. Cette relation est indispensable à l'interprétation de la
coréférence. Mais l'instanciation d'un relateur, et surtout d'un relateur fléchi, semble ressortir soit à l'économie de la
communication, soit à la pragmatique, soit (pour A) à l'imposition sociale, réussie, d'un archaïsme. Le "système
linguistique" est sous-déterminant, c'est-à-dire ne détermine qu'incomplètement le discours.
Le corpus attesté consiste dans les trois tournures. Le corpus pris en compte par les linguistes comprend, selon
les travaux, A et B ou A seul, et les débats sont vifs quant à ce choix. Le corpus pris en compte par les grammairiens ne
comprend, le plus souvent, que A.
Il ressort de cette esquisse d'une part qu'à travers ces descriptions sont construites des "langues" différentes,
d'autre part, A étant unanimement accepté, qu'une idée latinisante a réellement changé la langue - à moins d'admettre que
"le système" du français exclut le relatif fléchi, et que l'attesté et le correct peuvent être non-grammaticaux.
45- 2 langues ou 2 dialectes d'une langue ?
A propos d'une langue institutionnalisée depuis plusieurs siècles comme le français, existe un consensus massif
sur son existence et sur son identité ou autonomie linguistique. On ne remarque jamais ce consensus, qui prend la forme
d'une évidence, parce que chacun de nous y participe.
A contrario, il est intéressant d'observer des cas où n'existe pas un tel consensus : par exemple des cas où l'on
discute si l'on a affaire à une langue à deux dialectes, ou à deux langues.
Quand cette question apparait, et en considérant son développement possible, on peut parler d'un processus de
"naissance de langue".
La "naissance des langues" est bien moins thématisée que la "mort des langues" - par définition, puisqu'elle est
au début discutable. Pourtant les exemples sont nombreux. Historiquement, les langues néo-latines et leur sortie de
l'indistinction par rapport au latin ; le norvégien par rapport au danois ; le corse par rapport à l'italien ; divers créoles
comme le Bichlamar ou le Tok Pisin par rapport aux langues qui leur ont fourni la plus grande part de leur base lexicale.
Et dans l'actualité, les revendications concernant le serbo-croate (ou le serbe et le croate ?), l' "ebonics" aux Etats-Unis,
les créoles à base française, le "moldave" de Chisinau, et les "langues d'oïl" de la moitié septentrionale de la France,
posent la question - ce qui ne signifie pas qu'elle doive toujours être résolue dans un sens ou dans l'autre.
Exminons le cas du picard, qui est une des variétés au statut non consensuel (Eloy 1997). Ce cas peut être ainsi
schématisé, en soulignant le caractère tendanciel du processus, dont d'autres facteurs, sociologiques par exemple,
compromettent l'aboutissement.
a) indistinction : au moyen âge, le français inclut les dialectalismes, les "manières de langage" régionales
b) exclusion : aux 16e-17e s., le français (l'idéologie du français) exclut les dialectalismes ; le fait dialectal se
constitue en "patois", et à ce titre commence à pouvoir être reconnu comme une variété
c) diglossie littéraire : aux 18e-19e s. apparait une littérature "patoisante", à usage d'abord exclusivement
burlesque (position basse de diglossie) mais qui de fait produit et stabilise le picard comme langue écrite
d) revendication : aux 19e-20e s. s'exprime l'ambition de sortir de la position basse de diglossie, ambition
littéraire et socio-politique à la fois.
Ce que nous voyons aujourd'hui, en lien avec cette revendication et ce "volontarisme de langue", porte sur deux
aspects.
La normativité influe fortement sur les performances, non seulement en situation publique mais même (pour
des raisons différentes) dans des groupes de pairs picardisants : le locuteur tend volontairement à suivre ce qu'il pense
être le meilleur picard. Or le picard n'est pas standardisé ni institutionalisé, et la norme prescriptive en la matière se
ramène à une norme d'usage, qui s'élabore collectivement au cours des pratiques. Ce qu'on peut formuler, si l'on préfère :
il y a normativité (évidemment), mais non Norme (prescriptive). On peut donc observer l'évolution de faits de langue
réputés picards en tant que révélateurs d'idées reçues. En outre le jugement normatif, dans ce cas, ne porte pas sur la
conformité à une prescription, mais sur le caractère picard ou non de tel lexème ou de telle tournure : il faut bien alors
parler de "norme idiomatique", dont l'action est de délimiter la langue par rapport à une autre variété avec laquelle elle
est en contact.
Par exemple, la forme "un peu" - qui pourtant est la forme picarde médiévale qui l'a emporté en français sur la
variante "un pou" - est aujourd'hui sentie comme française, et remplacée par "un molé" dans le discours picard - alors
que cette dernière forme n'est pas historiquement d'origine picarde. Ou encore, la morphologie verbale la plus
spécifiquement picarde possible est utilisée de façon catégorique, alors qu'on a des raisons de penser qu'il n'en était pas
de même il y a un ou deux siècles.
Le deuxième aspect qui nous est donné à voir, c'est l'effort d'élaboration et de structuration explicite, par des
milieux associatifs, d'une idéologie linguistique, qui vise à détrôner l'idéologie diglossique. La revendication devient
ainsi, non seulement d'améliorer le statut socio-politique du picard, de le "faire reconnaitre comme langue" - cette
revendication est d'ailleurs portée à l'ensemble des variétés du domaine d'oïl par une association nationale. Cela est
probablement particulier à la France, où un "patois" ne peut être que méprisé (Barrère déjà ne nommait "langue" ni
l'occitan, ni le breton, ni le corse, ni l'alsacien), mais est aussi encouragé par certains textes européens, qui n'accordent
d'intérêt qu'aux "langues" au détriment des "dialectes". Bien sûr, même ce travail des militants sur la nomination, visée à
cause de l'idéologie qu'elle porte, a pour but d'obtenir des effets concrets, c'est-à-dire des mesures politiques
(subventions, enseignements, promotion de sentiments identitaires).
Autrement dit, le terrain directement idéologique explicite est un lieu de débat, en plus du terrain pratique qui
est du ressort de l'enquête sociolinguistique classique et où l'idéologie est souvent implicite. Ce débat idéologique porte
sur la valuation du signe qu'est la langue-entité (multiaccentuation selon Bakhtine).
Comment pourrait-on aujourd'hui décrire les pratiques ("dialectales") picardes sans savoir si le locuteur a le
sentiment de parler une langue (moteur de l'autosurveillance) - ce qui est du ressort de l'imaginaire linguistique -, et sans
le situer dans les courants idéologiques, et les pratiques normatives collectives actuels ? Le concept de "focalisation" des
pratiques - opposé à leur "dispersion" - est justement appliqué par Le Page et Tabouret-Keller (1985) à la fois aux
performances et à la description des performances : nous soulignons ici que cette "description" est aussi l'affaire des
locuteurs eux-mêmes.
Comment enfin ne pas situer ces pratiques et cette idéologie dans l'histoire des langues de France, voire
d'Europe ?
CONCLUSION
Je plaide pour que deux directions de travail distinctes abordent les "représentations" linguistiques, l'une
concernant l'individu et sa structuration au sens psychologique ou psychanalytique, l'autre visant ce qui est groupal ou
social. Le caractère historique est forcément attaché à cette seconde direction.
Cette dichotomie méthodologique me parait nécessaire de plusieurs points de vue. Elle permet de poser la
question de l'adhésion de l'individu aux valeurs communes, à la valuation sociale des faits linguistiques, et de situer
l'individu dans les discours en circulation.
Elle permet aussi de poser la question des pratiques normatives : quel travail est fait, comment, par qui, pour
homogénéiser les évaluations individuelles, c'est-à-dire assurer l'hégémonie d'une évaluation ?
Dans les deux cas cependant, l'objectif est de revenir à la langue, à la description et à la compréhension de la
langue. L'hypothèse commune à "l'imaginaire" et à "l'idéologie" linguistiques, c'est que les idées des locuteurs, leurs
représentations, influencent et même conforment le "système linguistique", c'est-à-dire ce qui, transversalement aux
normes locales, s'impose en pratique de langage à l'être humain communiquant.
Références
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