Une defense psychotique contre le sentiment d`abandon

UNE DEFENSE PSYCHOTIQUE CONTRE LE SENTIMENT D'ABANDON
par Marcel THAON
Parler de l'abandon, c'est se situer dans cet entre-deux qui s'ouvre entre la réaction à
l'événement traumatique et la réalité psychique. D'un côté nous pourrions évoquer l'Abandon
c'est-à-dire les conséquences peut-être catastrophiques d'une situation de rejet agi sur la vie
psychique du sujet. Nous pourrons évoquer alors la compulsion de répétition et sa tentative ratée
pour récupérer du sens à l'endroit de l'impact sur le pare-excitation. Nous pourrons aussi
observer des conséquences d'une situation extériorisée à laquelle nous aurons l'impression
d'entendre quelque chose.
De l'autre nous pourrons nous intéresser au sentiment d'abandon, affect dépressif relié à des
éléments de scénario fantasmatique, support représentatif dont l'articulation à un quelconque
comportement objectif de l'entourage est incertain.
Nous prendrons pour notre part ce deuxième cheminement de pensée, avec l'évocation de cas
cliniques pour lesquels aucun abandon actif n'est à noter. Ces personnes ont vécu avec leurs
parents, en ont reçu de la présence sinon de l'affection, et s'ils ont eu à subir des pertes
objectivables - perte territoriale de l'émigration, perte d'une place hiérarchique de pouvoir dans
la sphère professionnelle - ne se distinguent en rien sur ce point du commun des mortels au
prise avec les échecs narcissiques qui jalonnent l'existence.
Les scénarios que ces individus développent se séparent pourtant des séquences de séduction
et d'abandon que répètent inlassablement le névrosé. Car nous chercherons à vérifier la présence
d'un hypothétique sentiment d'abandon jusque dans le cadre d'organisation psychiques
psychotiques: c'est-à-dire la possibilité à défaut de représenter un objet perdu, au moins de se
représenter perdu comme un objet; de supporter la charge en affect de ce scénario; de gérer la
tension psychique concomitante par des défenses de type psychotiques.
I - PREALABLES THEORIQUES
Quelques remarques préliminaires pour poser le problème et les enjeux qu'il suscite:
A/ On caractérise depuis Freud (1911) la structure psychotique à partir de l'hypothèse que
le sujet a vu s'effondrer les investissements objectaux qui le reliaient au monde des objets vivants
pour les remplacer - dans l'activité délirante -par des artefacts narcissiques. Cette séquence:
effondrement puis restitution sur le mode narcissique éclaire essentiellement les formes
délirantes organisées de l'activité psychique psychotique, les formes hallucinatoires et délires
inorganisés semblent peu compatibles avec une hypothèse d'un "point O" de la psychose,
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ineffable Big Bang psychique très repérable chez Schreber, des hypothèses plus processuelles,
appuyées sur l'idée d'une activité continue "défensive" du sujet contre certaines perceptions externes
ou interne sont alors préférées par des auteurs comme W. Bion (1959) qui souligne la part active
que prend le sujet dans la destruction fantasmatique répétée de la perception de l'objet, des organes
des sens qui la véhiculent, de l'affect qui l'accompagne.
B/ Du point de vue de l'affect - et dans la mesure où l'on est d'accord pour concevoir des
qualités singulières d'affect (D. Meltzer, 1975) en dehors de la différence qualitative consciente
déclenchée par la quantité d'énergie pulsionnelle inconsciente en jeu - le processus évoqué plus
haut s'appui sur des angoisses de persécution qui ne semblent pas, en première analyse, s'accorder
avec des scénarios abandonniques, ni surtout avec un quelconque "sentiment d'abandon" chez le
sujet psychotique.
Il semble tout au plus que nous puissions repérer des filiations théoriques potentielles dans des
idées peu développées par leurs auteurs : il est possible par exemple de comparer le sentiment
d'abandon avec la sensation d'effondrement décrite par plusieurs auteurs à propos du psychotique,
la terreur sans nom {nameless dread) dont parlent Bion et D. Meltzer (1972).
Nous voudrions pour notre part mettre en valeur la fonction défensive de l'activité délirante
contre l'affect et en particulier l'affect dépressif.
C/ Signes du traitement psychique de la perte: Pour prétendre repérer une activité
psychique en liaison avec la représentation de la perte et l'affect qui l'investit, il nous faut proposer
une série de critères qui fonctionneraient à notre attention comme des pointeurs de cette activité
particulière et la discrimineraient du bruit de fond paranoïde. Nous conviendrons ainsi de quelques
signes, repérables y compris dans les conditions d'un système défensif très dense contre la
dépression.
Activité de représentation d'un objet perdu : on trouve sa présence dans les contenus
représentatifs évoqués dans le discours, y compris en l'absence de l'affect correspondant.
C'est cette activité qui est attaquée dans le processus décrit par Bion.
Présence d'affects dépressifs ou leur retournement en son contraire. C'est cette
présence qui est en doute dans la catatonie par exemple.
Liaison plus ou moins évidente entre l'affect et le contenu représentatif. C'est cette
liaison particulière qui est attaquée par les associations bizarres, les rires immotivés ou les
néologismes de certains patients.
Trois ordres de faits cliniques sont donc à comparer: les contenus représentatifs du
discours, les émotions repérables à travers leurs traces corporelles, la qualités des liaisons
entre les contenus représentatifs et les affects. Dans le meilleurs des cas les indices des
trois ordres concorderont, le résultat sera sinon à analyser à partir d'une hypothèse.
Deux séquences cliniques vont nous aider à réfléchir la question, elles nous semblent confirmer
l'existence d'un "sentiment d'abandon" chez le sujet psychotique, tout au moins à l'orée d'un
changement (interne comme externe), pointer aussi vers la mise en place chez ces sujets d'un
système défensif particulier pour écarter la détresse psychique et barrer le passage vers la position
dépressive.
11/ CLINIQUE
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Voici les deux épisodes annoncés, l'un concerne l'hésitation d'un patient d'organisation
paranoïaque devant une décision de départ à l'étranger, l'autre évoque la difficulté d'un autre
patient paranoïde devant l'intensification du transfert.
Partir à l'étranger?
Un patient avait développé un délire de persécution dans lequel il allait mourir assassiné s'il ne
quittait pas au plus vite la France. Il avait donc décidé de partir au Tanganyika et avait demandé
un visa, malgré quelques craintes de laisser sa vieille mère derrière lui. À une séance, il évoque
"en passant" et sans paraître y porter autrement émotion la possibilité que sa mère meure pendant
son absence.
À la séance suivante, il arrive en colère et très persécuté : l'augmentation de l'activité
persécutive se signale par de multiples associations dont nous rapportons trois épisodes.
- Un rêve : il a rêvé pendant le week-end qu'il rencontrait sa mère au milieu d'un pont
alors que chacun traversait en sens inverse, et que celle-ci lui annonçait son départ immédiat
pour le Tanganyika. 'Au revoir' disait-elle en continuant son chemin. Le patient qui me rapporte
cela en conclut que puisque sa mère est déjà là-bas, ce n'est vraiment pas la peine de partir.
- Un élément délirant accompagné de manifestations hallucinatoires: il a rencontré en
rentrant chez lui de son travail une vieille femme qui portait des valises et "n'avait pas l'air
malade, mais voulait faire croire qu'elle était très mal". Il a bien remarqué qu'elle le regardait
bizarrement et que - lorsqu'il a ouvert la porte de sa maison - elle s'est cachée derrière un arbre
en face. D'ailleurs, il s'est placé en faction derrière sa fenêtre et a pu noter qu'elle restait là avec
sa valise toute la soirée.
- Un autre élément délirant, plus excitant et plus persécuteur encore : le patient sent une
présence étrangère dans sa maison. Toute la nuit, il s'est retourné dans son lit sans pouvoir
dormir. Un homme se tenait au plafond pendant que le patient cherchait le repos, allongé sur le
ventre. "Je voulais le voir en face, alors je me suis mis sur le dos," mais le persécuteur s'est
aussitôt déplacé dans le matelas. Puisqu'il est impossible d'atteindre cette personne qu'il a
"toujours dans le dos", faudra-t-il qu'il se résolve à s'échapper de la vie?
Demander plus de séances ?
Un patient très persécuté par des membres de plus en plus nombreux de sa hiérarchie avait
dans un premier temps pris l'habitude de dormir dans sa voiture près de chez nous pour profiter
des aspects conjuratoires de notre présence qui seule pouvait éloigner le mauvais œil, puis il
avait bientôt commencé à repérer des signes de dissension dans les menus changements advenus
à la pièce d'entretien entre les séances - livre de la bibliothèque déplacé, pièce de monnaie sous
une étagère, prise téléphonique débranchée - pour en conclure, dans les débuts de rencontres,
que "c'était le courant alternatif", c'est-à-dire que 'l'aura' fusionnelle qui nous reliait risquait à
tout instant de se rompre.
Avec l'avancée du travail, l'intensification du transfert va de pair avec celle des sentiments
persécutifs, et nous arrivons à ce paradoxe schrébérien de l'investissement libidinal qui participe
à la constitution de l'objet persécuteur sous la forme de l'idéalisation persécutrice (M. Thaon,
1986).
Le mouvement se révèle par:
- Une problématique spatiale: mon bureau a changé de place et il y a visiblement moins de
place de son coté de la pièce que la dernière fois. Il me rapporte un rêve
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dans le quel mon pied avait décuplé de volume et l'écrasait contre le mur; disant cela, il
ne semble pas soulagé par la dimension métaphorique de son discours et colle sa
chaise contre la paroi la plus éloignée de la pièce. Il semble même étouffer et ouvre la
fenêtre, ce qui ne laisserait pas de m'inquiéter s'il n'était accueilli par les cloches de
l'église voisine qui intrusent ses oreilles et le poussent à refermer.
- Un équivalent psychotique du compagnon imaginaire de l'enfant. Une séance le patient
reste silencieux; je m'enquiers au bout de quelques minutes de ses associations muettes et il me
réponds d'un ton fâché: "Je n'ai plus rien à vous dire, puisque je vous ai déjà tout dit. Vous êtes
au courant de tout, vous êtes toujours avec moi dans ma voiture, je vous emmène partout et je
vous ai parlé aujourd'hui tout le long du chemin." Lorsque je lui dis qu'il m'emmène peut être
avec lui mais que je ne suis pas là pour l'entendre, il semble plus en colère encore, mais
commence à associer à partir des éléments suivants:
- La demande inversée. "Rien ne change" (...) "S'il faut je ne vais bientôt plus avoir de
voiture" (...) "Des gens sont entrés dans ma maison, ont fouillé mon portefeuille et ont tout remis
exactement en place" (...) "Ma voiture ne démarrait plus, j'ai eu très très peur" (...) "Ils voulaient
m'empêcher de venir vous voir" (...) "Le mécanicien était bizarre, j'ai pensé qu'il allait
immobiliser la voiture des semaines. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent" (...) "Vous êtes trop loin
pour que je vienne à pieds" (...) "Je n'en peux plus".
Nous lui disons au bout d'un long moment qu'il n'a pas besoin de perdre son argent
et sa voiture pour dire qu'il se demande s'il va continuer son travail avec nous. Le
patient sourit et nous répond qu'en effet il ne peut plus supporter de n'avoir qu'une
séance par semaine, que c'est beaucoup trop long d'attendre entre les rendez-vous.
111/ COMMENTAIRE THEORIQUE:
Nous avons concentré nos exemples cliniques autour de faits dans lesquels la place de la
dépression apparaît 'en creux' derrière une organisation défensive qui la masque, ceci afin de
nous placer dans les cas de figures les plus courants. Nous aurions pu aussi citer des exemples
lors desquels l'affect dépressif se manifeste directement par des larmes ou de l'abattement, mais
il aurait été alors question à chaque fois de transformations de l'affect initial vécu dans la séance
sous l'effet d'une verbalisation de ma part. La présence latente préalable de l'émotion aurait dû en
être inférée, avec la question des affects inconscients dont l'existence posent tellement de
problèmes théoriques (S. Freud, 1915). Le matériel recueilli nous semble pour sa part révéler le
fonctionnement courant de la psychose eu égard à la position dépressive, c'est-à-dire pour W.
Bion (1955) l'attaque de la pensée verbale en tant que représentant de l'objet perdu selon des
modalités qu'il répertorie dans l'article précité.
Nous souhaitons attirer l'attention sur une façon d'appréhender les choses qui concorde avec
les idées de Freud (1915) sur le retournement en son contraire
comme précurseur du refoulement - "les destins des pulsions que sont le retournement sur le moi
propre et le renversement de l'activité en passivité, sont dépendant de l'organisation narcissique
du moi et portent sur eux le sceau de cette phase. Ils correspondent peut-être aux tentatives de
défense, qui à des stades ultérieurs de développement du moi, sont exécutées par d'autres
moyens" (1915, p°177); "(avant le refoulement, ce sont) la transformation dans le contraire et le
retournement sur la personne propre qui maîtrisent la tache de défense contre les motions
pulsionnelles" (1915, p°190). Les individus évoqués plus haut nous semblent
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utiliser justement le retournement en son contraire comme défense efficace contre les affects
dépressifs, ici contrôlés par les opération de projection et d'inversion. Reprenons quelques
éléments du matériel:
Le pont:
Dans cet épisode onirique dont nous ne considérerons qu'un détail le scénario nous semble
d'abord révéler le renversement de l'activité en passivité
(1915, p°172): celui que l'on craint de perdre et/ou de blesser par un acte est retourné en
effecteur de l'acte. À travers une identification passive à l'objet rejeté le sujet vit
passivement ce qu'il craint d'agir. Mais la situation de rupture qui inverse sujet et objet,
devient aussitôt une représentation de la rupture impossible: la perte est transformée en
rencontre, puis niée (puisque l'autre est déjà parti, autant rester).
Les arbres & les persécuteurs 'internes'
Nous analysons cette séquence du point de vue du retournement de l'affect en son
contraire (sur le mode de la "transformation d'un aimer en un haïr"). Une émotion qui
risque d'apparaître à propos de la culpabilité d'avoir blessé fantasmatiquement l'objet («l'air
malade») se voit nié («pas l'air malade») à travers son support représentatif, puis retourné
en son contraire en sentiment de persécution. Il est d'ailleurs intéressant de noter combien
la persécution s'éparpille aussitôt sur une multitude de supports - le sujet croise sans cesse
dans la rue des personnes à la mine faussement déprimée qui ne sont là que pour le
persécuter - ce qui nous semble correspondre à un processus autrefois évoqué par Herbert
Rosenfeld la multiplication comme lutte contre la perte, ce que nous conceptualiserions du
point de vue freudien comme tentative vaine de contrôler les quantités d'affects
insupportables par éclatement de la représentation en une multitude de contenus
dédoublés.
Le retournement de la présence et de l'absence
Dans les dernières séquences évoquées ce sont les signes de réalité qui sont inversés: la
présence devient absence, et l'absent présent. Le patient emmène un thérapeute
hallucinatoire dans sa voiture mais ne peut plus s'adresser à lui pendant la séance en un
achoppement du processus de symbolisation où l'objet ne peut pas être découvert de ne pas
pouvoir être suffisamment perdu pour n'être emmené que dans la tête. À contrario, les
objets disponibles (la voiture) qui permettent la retrouvaille du rendez-vous et représentent
le patient lui-me vont défaillir par la faute d'un double persécuteur du psychologue.
Ainsi, seule la verbalisation unilatérale de l'ambivalence semble permettre au sujet
d'exprimer une demande sans passage obligé par le retournement en son contraire
CONCLUSION:
Le point central sur lequel se développe la défense psychotique par le retournement contre le
sentiment d'abandon - affect dont l'existence potentielle ne nous semble faire aucun doute chez
ces patients - est certainement l'incapacité d'admettre en son sein un espace libre de présence,
cette "place où était le sein" dont parle Wilfrid Bion (1970). Toute ouverture sera
immédiatement identifiée à la dépression et remplacée par un plein persécuteur, aussi appelé
vide, qui n'a d'ouvert que le nom. Mais la force même de la réaction - quelquefois des passages à
l'acte - du patient montre l'intensité des affects potentiels qui entourent la situation de perte.
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