Le risque, son appréciation, sa gestion. Quelques points de

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COLLÈGE NATIONAL
DES GYNÉCOLOGUES ET OBSTÉTRICIENS FRANÇAIS
Président : Professeur J. Lansac
Extrait des
Mises à jour
en Gynécologie
Médicale
–
Volume 2008
publié le 3.12.2008
TRENTE-DEUXIÈMES JOURNÉES NATIONALES
Paris, 2008
Le risque, son appréciation,
sa gestion.
Quelques points de repère
F. EISINGER *
(Marseille)
INTRODUCTION ET HISTORIQUE
Qu’est-ce qu’une probabilité ? Comme souvent pour les concepts
ambigus, une double étymologie est retrouvée :
— celle d'approbation (probité),
— et celle de preuve (probationnaire).
Était « probable » le témoignage de quelqu’un de probe, devient
« probable » le témoignage de la nature aux travers de ses régularités
observées. Il s’agit ainsi d’un transfert de la légitimité des personnes
(« Aristote a dit ») vers la légitimité des méthodes (« Cette expérience
m’apprend… »).
* Institut Paoli-Calmettes - INSERM U379 - 232 bd Sainte-Marguerite - 13009 Marseille E-mail : [email protected]
Ce texte reprend en partie un texte de l’expertise collective INSERM-FNCLCC « Risques
Héréditaires des Cancers du Sein et de l’Ovaire - Quelle prise en charge ? » Paris, Éditions
INSERM 1998, collection expertise collective et ce, avec l’accord des Éditions INSERM.
Une autre version a été publiée dans les recommandations de St-Paul-de-Vence (2007).
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EISINGER
Qu’est-ce qu’un risque ? En 1923, Knight [1] distingue le risque
(mesurable) de l'incertitude. Les assureurs, utilisant cette classification,
considèrent que seul le risque (mesurable) est assurable alors que
« l’incertain » ne l’est pas. En 1981, le deuxième article du numéro 1
de la revue Risk Analysis définit le risque comme un « triplet » [2].
— Que peut-il se passer ?
— Quelle est la probabilité d'apparition de chaque option ?
— Quelles en sont les conséquences ?
En 1991, toujours dans la revue Risk Analysis, Haimes [3] proposait un second triplet plus orienté vers la gestion du risque.
— Que peut-on faire (options disponibles) ?
— Quels sont les arbitrages en termes de coût, de bénéfices et de
risques ?
— Quels sont les impacts des décisions actuelles sur de futures
décisions ?
DÉFINITIONS ET CARACTÉRISTIQUES ANALYTIQUES
On peut définir un facteur de risque (FdR) comme un élément qui
modifie (le plus souvent dans une direction jugée défavorable) la probabilité d’apparition d’un événement. Il s’agit donc d’une probabilité
d’apparition d’un événement A, sous condition c (le facteur de risque).
Exemple : l’événement est le cancer du sein et le facteur de risque une
mutation de BRCA1.
Pour bien caractériser les liens entre ces facteurs de risque et les
événements auxquels ils sont associés, deux questions préalables sont
indispensables (Tableau I) :
— la maladie peut-elle exister sans que le facteur de risque existe ?
En d’autres termes le facteur de risque est-il une cause nécessaire à l’apparition de la maladie ? ;
— le facteur de risque peut-il exister sans que la maladie survienne ? En d’autres termes le facteur de risque est-il une cause
suffisante de la maladie ? [4].
Comme on peut le voir dans le tableau I, le plus souvent le
facteur de risque n’est ni nécessaire ni suffisant, rendant le monde
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LE RISQUE, SON APPRÉCIATION, SA GESTION. QUELQUES POINTS DE REPÈRE
Tableau I : Nature du lien (nécessaire ou suffisant) entre la « cause » et la maladie
Cause non nécessaire
Cause nécessaire
Cause non suffisante
Irradiation et cancer du sein
Mutation de BRCA1 et cancer du sein
Exposition au bacille de KOCH
et tuberculose
Cause suffisante
Mutation de APC et cancer du côlon
Mutation et Chorée de Huntington
complexe (il y a des fumeurs qui ne font pas de cancer du poumon et
des non-fumeurs en sont atteints et pourtant, il est indiscutable que le
tabagisme est un facteur de risque de cancer du poumon).
Une fois identifiés, les risques doivent être caractérisés, et ce classiquement en 3 phases :
— « risk assessment ». L'évaluation par des spécialistes : « Vous
êtes à risque. » ;
— « risk perception ». La perception par les personnes : « Je suis
à risque. » ;
— « risk management ». La prise en charge partagée [5] : « Que
fait-on ? ».
Pour ces interventions, on distingue 3 types d'outils [6] :
1. la prévention qui vise à diminuer la fréquence d'apparition de
l'événement, (exemple : le tamoxifène) (« Mieux vaut ne pas
être malade que d’être guéri ») ;
2. la minimisation qui limite la gravité de l'événement (exemple :
les mammographies de dépistage) ;
3. et enfin l'assurance-réparation (le traitement).
Cette séquence linéaire (cartésienne) : évaluation, délibération,
décision, gestion ne peut s’affranchir d’une dimension subjective : la
communication du risque et son appropriation par les personnes.
La communication du risque devrait être considérée comme une
« sous-discipline » autonome [7] particulièrement importante permettant le passage de l’évaluation à la perception.
Concernant l'appropriation par les personnes du risque et les
modifications de comportements (je m’arrête de fumer), on peut identifier trois types de facteurs qui interviennent (graphique 1) :
— les caractéristiques des individus (sexe, âge…),
— les caractéristiques du risque (cf. infra),
217
EISINGER
— les caractéristiques attribuées à l'émetteur du message (le médecin en l’occurrence), en particulier « la confiance » qui joue un
rôle très important [8].
Graphique1 : Perception des risques - Modifications des comportements
Récemment, le National Research Council [9] a réalisé une monographie sur la caractérisation du risque en insistant sur certains points
comme :
— la nécessité d'une action orientée vers la décision et la résolution de problème (être plus actif que descriptif en favorisant la
dimension « pragmatique ») ;
— l'importance d'une participation précoce et importante de tous
les acteurs impliqués (« stakeholders ») ;
— l'importance de la définition du problème (une part des
réponses se trouve dans la manière de poser la question), de la
délibération et de son caractère transparent.
ÉVALUATION ET DESCRIPTION DU RISQUE
Dans sa dimension « objective » et quantitative, plusieurs outils
(instrument de mesure) peuvent être utilisés.
— Le risque cumulé sur une période est la probabilité de développer une affection donnée pendant une période de temps
donnée. À titre d’exemple, une femme sans risque génétique,
jusque-là indemne, aura une probabilité moyenne de 5/1 000
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LE RISQUE, SON APPRÉCIATION, SA GESTION. QUELQUES POINTS DE REPÈRE
— de développer un cancer du sein entre 40 et 50 ans, alors que
s’il existe un risque génétique, le risque est de l'ordre de 20/100.
— Le risque relatif (RR) permet de définir si un individu est plus
menacé que les autres en raison d’un facteur identifiable. Le
risque relatif se définit comme un rapport de deux probabilités
de survenue d’un événement A selon que le facteur de risque c
est présent (c+) ou absent (c-) :
RR = Pr (A/c+)/Pr (A/c-)
— La part attribuable pourrait être définie comme le nombre de cas
de la pathologie attribuable au facteur de risque, en d’autres
termes le nombre de cas que l’on pourrait éviter en maîtrisant
complètement le facteur de risque. Cet indicateur tient compte à
la fois de l’effet du facteur de risque et du nombre de fois où il
est présent dans une population donnée. Pour BRCA, on considère que les cancers génétiquement favorisés représentent environ 5 % des cancers du sein, soit environ 1 500 à 2 000 cancers
du sein par an.
— Et enfin, la modification de l’espérance vie et le nombre
d’années de vie perdue.
ÉVALUATION ET DESCRIPTION DU RISQUE DANS SA
DIMENSION QUALITATIVE
Les facteurs de risque possèdent certains attributs (Tableau II) qui
conditionnent plus ou moins leur perception et donc leur acceptation [10].
QUELQUES PROBLÈMES ÉMERGENTS ET RÉGULATION
Les problèmes émergents dans la gestion de risques se caractérisent par plusieurs points (Tableau III). Certains de ces éléments se
retrouvent dans la gestion des risques liés aux mutations constitutionnelles, dont l’impact, par rapport à l’événement (le cancer du sein), est
retardé.
De même, les processus de régulation sont devenus plus complexes (Tableau IV) [11] avec la participation de nombreux acteurs et
les controverses liées à la définition des structures étant « en charge »
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EISINGER
de leur définition et/ou application (état, agences, structures privées,
individus).
Enfin, la science post-normale [12] décrit la modernité dans les
liens entre risques et régulation (Tableau V).
Tableau II : Caractéristiques de deux facteurs de risque :
- anomalie génétique constitutionnelle (type BRCA1) et cancer du sein
- tabac et cancer du poumon
Caractéristiques
Risque génétique
Tabagisme
Non
Oui
Facteur modifiable
Exposition volontaire
Nature des conséquences
FdR connu depuis longtemps
Non
Le plus souvent oui
Potentiellement mortel
Potentiellement mortel
Oui (génétique) et non (hérédité)
Relativement
Faible
Important
Très élevé
Élevé
Faible
Très important
Aucune
Aucune
Long
Long
Variable (possible à certaine)
Significative
Un peu
Principalement
Non
Principalement
Un peu
Significative
Plutôt non
Variable
Nombre de personnes exposées
au FdR
Risque relatif
Impact
Incertitude sur la réalité du risque
Délai exposition-maladie
Efficacité de la prévention
Responsabilité de la prise en charge
Individuelle
-->
Médicale
-->
Réglementaire
-->
Caractère immoral
Tableau III : Points de rupture concernant les risques « modernes »
1. Risque non-détectable par nos sens (asymptomatique)
2. Observations n'ayant de sens que statistique et donc au niveau de populations
3. Délais (« Time-lag »)
4. Problèmes partagés par une communauté très large
5. Intolérance à l'absence de maîtrise des risques
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LE RISQUE, SON APPRÉCIATION, SA GESTION. QUELQUES POINTS DE REPÈRE
Tableau IV : Points de rupture concernant la gestion « moderne » des risques
1. Coût de contrôle élevé
2. Implications de secteurs n'ayant pas toujours la culture de la régulation
3. Enjeux en termes d'efficacité mais aussi d'équité et de justice
4. Participation de nombreux acteurs
5. Choix du niveau différencié d'intervention de l'état
Tableau V : Principales caractéristiques de la « science post-normale »
Les caractéristiques de la « science post-normale »
1. Les faits sont incertains (la complexité)
2. Les valeurs (au sens moral) sont discutées (l’hétérogénéité)
3. Les enjeux sont considérables (amplification et diffusion)
4. Les décisions urgentes*
* Dans une vision darwinienne, le grand l’emportait sur le petit. Aujourd’hui, c’est le rapide
qui tue le lent.
CONCLUSION
Comme on peut le voir, tel M. Jourdain, les médecins sont des
« risquologues » méconnus (parfois d’eux-mêmes), mais ils sont « risquologues » dans un monde « risquophobe », dont ils partagent plus
ou moins les valeurs et les contraintes. Néanmoins, vouloir un monde
avec plus de précautions n’est pas forcément aboutir à construire un
monde plus sûr, ni plus juste.
Il est utile de compléter son expérience par une perspective théorique que j’ai essayé de présenter de manière simplifiée ici. Mais
j’aimerais finir en revenant vers l’expérience (indispensable et pourtant
trompeuse), et ce en citant une de mes patientes. On pourra ainsi percevoir le contraste entre d’un côté notre volonté de comprendre le
monde au mieux (rechercher une « nuance plus blanche du pâle »), mais
ce au risque parfois de le rendre peu compréhensible, et d’un autre côté
la recherche de règles simples (fausses mais tellement rassurantes) :
« Chez nous on meurt entre 71 et 72 ans, on le voit bien, ce n'est
pas la peine d'enquêter sur les gènes ».
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EISINGER
Résumé
Classiquement, le risque se définit comme un triplet :
— que peut-il se passer ? ;
— quelle est la probabilité d'apparition de chaque option ? ;
— quelles en sont les conséquences ?.
Une fois identifiés, les risques doivent être caractérisés, et ce classiquement, également en 3 phases : l'évaluation par des spécialistes, la perception par les personnes, et
la prise en charge (partagée).
Cette séquence linéaire (cartésienne) : évaluation, délibération, décision, gestion ne
peut s’affranchir d’une dimension subjective : la communication du risque qui est une
étape complexe et déterminante.
Récemment, le National Research Council a réalisé une monographie sur la caractérisation du risque en insistant sur l’importance de certains points comme :
— la participation précoce et importante de tous les acteurs impliqués (« stakeholders »),
— l’orientation de l’action vers la résolution,
— la définition du problème (une part des réponses se trouve dans la manière de
poser la question),
— la délibération et son caractère transparent.
Les médecins sont des « risquologues » dans un monde « risquophobe ». Mais vouloir un monde avec plus de précautions, ce n’est pas forcément construire un monde plus
sûr.
Le vent qui soufflera demain…soufflera demain (proverbe japonais)
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LE RISQUE, SON APPRÉCIATION, SA GESTION. QUELQUES POINTS DE REPÈRE
Bibliographie
[1] Knight F. Risk, Uncertainty and Profit.
Boston: Houghton Mifflin; 1921.
[2] Kaplan S, Garrick B. On the quantitative
definition of risk. Risk Analysis 1981;1:11-27.
[3] Haimes Y. Total Risk Management. Risk
Analysis 1991;11:169-171.
[4] Rothman K. Causes. Am J Epidemiol
1976;104:578-592.
[5] Charles C, Gafni A, Whelan T. Shared
decision-making in the medical encounter: what
does it mean? (or it takes at least two to tango).
Soc Sci Med 1997;44(5):681-92.
[6] Eeckhoudt L. Théorie de la prévention.
Risques 1991;4:19-25.
[7] Vernon SW. Risk perception and risk
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Farrow, editor. Improving Regulation: Cases in
Environment, Health, and Safety. Baltimore MA
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[12] Funtowicz SO, Ravetz JR. Risk management as a postnormal science. Risk Anal 1992;
12(1):95-7.
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