Biais comportementaux, aléa moral et juste régulation

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Biais comportementaux,
aléa moral et juste régulation
Mikael PETITJEANg
(Revue Bancaire et Financière, vol.1, 2009, pp. 63-71)
Résumé
Au lieu de se focaliser sur le court terme au risque d'hypothéquer l'équilibre des finances
publiques et de détériorer le fonctionnement des marchés financiers sur le moyen terme, le
régulateur doit prendre des mesures structurelles visant à donner aux intermédiaires financiers
des incitants suffisamment forts pour qu'ils cessent de prendre des décisions qu'ils ne prendraient
pas s'ils devaient en subir pleinement les conséquences. Tel est le fondement d'une régulation
financière `juste'. La seule manière d'éviter une nouvelle crise d’une telle ampleur est de créer un
environnement qui internalise les externalités négatives que les intermédiaires financiers
peuvent générer.
Behavioral biases, moral hazard, and fair regulation
Summary
Instead of focusing on short-term issues at the risk of jeopardizing the financial sustainability of
public finances and impairing the functioning of financial markets over the medium term, the
regulator must take structural measures aiming at giving financial institutions sufficiently
strong financial incentives to stop making decisions they would not make if they were to bear the
full consequences of their decisions. This is the foundation of a `fair ' financial regulation. The
only way to avoid another crisis of such a magnitude is to create an environment that internalizes
the negative externalities that financial intermediaries may generate.
Introduction
Si Francisco Orellana et Gonzalo Pizarro avaient vécu au 21ème siècle, ils ne vogueraient
pas sur les mers du bout du monde à la recherche d’une contrée mythique d'Amérique du
Sud supposée regorger d'or. Ils se contenteraient de scruter l’horizon sur leurs écrans
d’ordinateur en quête d’opportunités financières. De la crise des bulbes de tulipes aux
Pays-Bas en 1637 à la crise actuelle des subprimes, le scénario est toujours le même :
l’appât du gain, puis la peur de perdre. La finance moderne n’y a rien changé. Elle ne
nous gouverne pas. C’est l’être humain qui l’a modelée à son image. C’est lui qui ne
parvient pas à se gouverner. Les bulles spéculatives et les crises financières
disparaîtront le jour où l’homme ne sera plus l’homme. Jamais il n’existera d’antidote à
ce « syndrome de l’Eldorado ». Cette affirmation semble fataliste. Elle ne nous condamne
pourtant pas à la passivité. La crise financière actuelle, qui est la plus grave depuis celle
de 1929, offre l’opportunité unique de renforcer de manière structurelle les défenses
immunitaires de notre économie de marché mondialisée.
Des biais comportementaux
L’être humain doit tout d’abord apprendre à se connaître lui-même. Il est un ‘animal
social’, un ‘survivant’ certes habile mais qui mesure mal les risques réels présents dans
son environnement immédiat. En tant que survivant, il perçoit le monde plus stable et
plus linéaire qu’il ne l’est fondamentalement. Il sous-estime le rôle du hasard et pense
Professeur de Finance, Louvain School of Management et Facultés Universitaires Catholiques de Mons (151 Chaussée de
Binche, 7000 Mons, Belgique).
g
© Mikael PETITJEAN
1
maîtriser son environnement davantage qu’il ne le peut réellement. Face au danger, son
héritage génétique le pousse à réagir le plus rapidement possible. Il n’est pas disposé, de
par sa nature, à prendre le temps de la réflexion ou à douter de son pouvoir d’action.
Tel est l’enseignement de base de la finance comportementale. Le comportement
grégaire, le mimétisme et le désir de conformité expliquent les bulles et les crashs
boursiers qui secouent l’histoire humaine depuis plusieurs siècles. La convoitise des
investisseurs est attisée par l’expansion soutenue d’un marché. La réalisation de gains
financiers apporte un sentiment de confiance, accentue le mimétisme et conduit à une
sous-évaluation des risques d’autant plus marquée que l’aléa moral est grand.1 L’histoire
économique nous enseigne que cette mauvaise estimation du risque est au cœur de tout
‘échec de marché’. Elle entraîne une augmentation rapide de l’endettement (ou degré de
leverage), un ‘trop plein’ de liquidité dans un marché où le taux de rendement attendu
retourne à la normale, une inflation rapide du prix des actifs, un marché surévalué qui
ne connaît plus qu’une faible croissance, la peur d’un retournement brusque, voire une
panique généralisée lorsque le risque a été sous-évalué de manière significative par le
plus grand nombre. Ces liens de ‘cause à effet’ sont connus depuis longtemps et,
pourtant, ni aucune personne ni aucun modèle ne sera jamais capable de déterminer le
moment exact de l’éclatement des bulles financières.2
Du court-termisme macroéconomique
Les investisseurs ne sont pas les seuls à souffrir de biais comportementaux. En période
de crise, le réflexe comportemental le plus fréquent chez les décideurs politiques est la
propension à agir le plus rapidement possible en utilisant l’outil budgétaire comme outil
de relance de l’activité. Or, il existe de nombreuses objections à son utilisation. En
supposant même que l’effet multiplicateur des dépenses publiques d’infrastructure soit
significativement supérieur à l’unité en période de crise, les effets à court terme d’une
augmentation de ces dépenses sont extrêmement faibles sur l’activité économique étant
donné le temps nécessaire à leur mise en application. Une réduction des taxes ou une
augmentation des transferts aux ménages est plus rapide et permet de cibler les
ménages dont la propension marginale à épargner est nulle ou faible. Cependant,
l’impact global de ces mesures budgétaires est d’autant plus limité que les biens de
consommation sont importés et que les ménages sont avant tout des épargnants nets. En
outre, si les anticipations des acteurs ne sont pas totalement irrationnelles, ils
s’attendent à ce qu’une augmentation de la valeur des transferts au secteur privé soit
compensée, au moins en partie, par une augmentation de la valeur présente des revenus
futurs du secteur public nécessaires au financement de l’opération. Enfin, les
gouvernements ne parviennent de toute manière pas à corriger les déficits budgétaires
suffisamment vite pour que les politiques budgétaires expansionnistes n’aient pas de
conséquences fâcheuses à moyen terme. Un financement par la dette conduit
invariablement à une combinaison indésirable de facteurs : une augmentation de la
prime de risque, des taux d’intérêt nominaux à la hausse, de nouvelles taxes et/ou des
coupes dans les dépenses publiques. Les déficits budgétaires vont déjà largement se
creuser via le jeu des stabilisateurs automatiques. Tout dérapage budgétaire risquerait
non seulement de mettre en péril la stabilité de la zone Euro mais conduirait une
1 L’aléa moral provient du fait qu’un individu ou une institution, qui ne supporte pas pleinement les conséquences de ses
propres actions, adapte son comportement et prend plus de risque qu’il ou elle ne le ferait autrement.
2 Le 5 décembre 1996, Alan Greenspan tenait un discours dans lequel il parlait d’exubérance irrationnelle, terme qu’il
avait emprunté à Robert Shiller, Professeur à Yale, pour caractériser l’évolution des marchés boursiers depuis le début des
années 90. Il aura fallu attendre trois ans et demi avant que la bulle liée aux valeurs technologiques éclate. Nouriel
Roubini, Professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York, était un des rares spécialistes à avoir agité,
dès la fin 2005, le spectre d’une surchauffe inconsidérée du marché immobilier, mais il n’avait prédit ni le timing ni
l’ampleur de la crise.
© Mikael PETITJEAN
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nouvelle fois à faire payer les erreurs du passé par les générations futures qui doivent
déjà supporter les coûts liés à la dégradation de l’environnement et au vieillissement de
la population.
Les macroéconomistes ont également pointé du doigt l’excès de confiance affiché par la
‘Federal Reserve’. Certes, la banque centrale américaine est toujours intervenue avec
force pour injecter des liquidités dans le marché, que ce soit lors de la crise asiatique en
1997, de la crise russe et de la faillite du hedge fund LTCM en 1998, de la ‘dotcom mania’
en 2000, ou des attentats du 11 septembre 2001. La période de mai 2000 à juin 2006 s’est
néanmoins singularisée par une volatilité extrême du taux de la Fed. De 6,5% en mai
2000, il passe, en juin 2003, à 1%, taux historiquement bas, pour remonter à 5,25% trois
ans plus tard. Suite à l’explosion de la bulle des valeurs technologiques et aux attentats
de septembre 2001, la Fed s’est manifestement préoccupée avant tout du risque d’un
ralentissement économique. Au niveau du risque systémique et de la menace
déflationniste, rien ne justifiait une politique monétaire aussi expansionniste, politique
qui a poussé encore davantage les investisseurs vers des sources plus attractives de
rendements. La politique monétaire ‘traditionnelle’ de gestion du taux directeur se révèle
être une arme de création massive de liquidité ‘superflue’ lorsque son objectif porte sur la
croissance économique. Puisse la BCE ne pas suivre le modèle américain. Cette politique
de gestion du taux directeur a un autre talon d’Achille : elle perd son efficacité en période
de chute brutale des prix et du PIB.3 Au moment où elle pourrait être la plus utile, sa
capacité à favoriser l’expansion du crédit disparaît. Cela se révèle d’autant plus vrai que
cette « trappe de liquidité » n’est pas classique : elle s’accompagne d’un processus de
deleveraging dans le secteur financier, qui risque d’être lent et inévitable.4
Dans une « trappe de liquidité » traditionnelle, l’option macroéconomique ultime consiste
à monétiser la dette publique des Etats. Ces opérations de monétisation effectuées par la
banque centrale peuvent être utilisées dans le but de transférer indirectement des
liquidités aux ménages (par exemple, sous la forme de réduction forfaitaire d’impôt).
L’article 21 du protocole sur le statut du système européen des banque centrales et de la
banque centrale européenne ne l’interdit pas. Une option plus directe consiste à ‘larguer
du cash par hélicoptère’, selon la célèbre expression de Friedman. Cette méthode plus
directe d’expansion de la base monétaire consiste en un transfert direct de liquidités aux
ménages via un gonflement du bilan de la banque centrale. Elle serait sans doute plus
efficace que les opérations d’open market. La banque centrale conserverait son
indépendance en contrôlant le timing et l’amplitude des transferts de liquidité afin de
respecter son objectif d’inflation. Bien entendu, le gouvernement aurait le droit de
définir les règles de distribution : il pourrait, par exemple, décider de privilégier les
ménages à faible revenu dont la propension marginale à consommer est plus élevée.
Cependant, pour que ce type de monétisation de la dette soit efficace et crée
effectivement des anticipations d’inflation, les autorités monétaires doivent s’engager à
favoriser l’inflation de manière structurelle afin qu’une baisse suffisamment forte des
taux d’intérêt réels ait lieu. En d’autres termes, le succès d’une telle stratégie dépend de
la crédibilité des autorités monétaires à agir de manière totalement opposée à leur
principale raison d’être. Or, les banques centrales ne s’auto-décapitent pas. Les liquidités
injectées doivent, à un moment donné, être réabsorbées. A terme, la banque centrale doit
3 Le taux d’inflation aux Etats-Unis a chuté de 1% en octobre, sa chute la plus brutale depuis février 1947, date à laquelle
la méthode actuellement utilisée pour le calcul de l’inflation a été mise au point.
4 Ce processus intervient généralement dans un environnement où l’aversion pour le risque est forte ; il implique que les
institutions financières cherchent avant tout à réduire leur niveau d’endettement, parfois au prix de la vente précipitée
d’actifs peu liquides.
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démonétiser la dette publique par des opérations d’open market de vente d’obligations
gouvernementales au secteur ‘privé’ et au ‘reste du monde’. Or, si les agents économiques
doutent de la capacité des autorités gouvernementales à générer demain des surplus
budgétaires structurels, ils exigeront une prime de risque plus élevée, poussant à la
hausse les taux nominaux à long terme. Couplée à la politique budgétaire
discrétionnaire de relance de l’activité, la monétisation de la dette est la voie royale qui
mène à un déséquilibre majeur des finances publiques.
Les politiques macroéconomiques sont fondamentalement inadéquates, voire
dangereuses, dans le type de crise que traverse actuellement l’économie mondiale.
L’activisme macroéconomique de court terme ne changera rien, bien au contraire, au
processus d’épuration du système bancaire et financier qu’il faut accomplir le plus
rapidement possible. Il pourrait même conduire à l’apparition de la prochaine crise
mondiale liée non plus à l’endettement du secteur privé mais à celui du secteur public.
Du court-termisme microéconomique
Plusieurs mesures de nature ‘microéconomique’ ont été prises en 2008. Aucune ne
s’attaque à l’aléa moral qui est au cœur de la crise ou à la nature malsaine des incitants
qui en découlent. Ces mesures ont permis de stabiliser la situation mais elles pourraient
bien augmenter la probabilité d’occurrence d’une prochaine crise.
Une garantie plus élevée des dépôts, de 20000 euros à 100000 euros, a permis de
modérer les retraits de liquidité, mais elle augmente l’aléa moral des intermédiaires
financiers qui sont en charge de la gestion de l’épargne. Face à l’impuissance d’une
politique monétaire de baisse du taux directeur et dans l’espoir de dégeler le marché
interbancaire, la garantie offerte sur les prêts interbancaires était nécessaire, mais si
cette garantie n’est pas levée dans les années qui viennent, elle augmentera fortement le
risque de voir les banques et autres intermédiaires financiers adopter des stratégies plus
risquées.
Le sauvetage des grandes institutions financières était fondamentalement inévitable,
même si, encore une fois, cette mesure accentue l’aléa moral. Certes, des mesures
structurelles doivent être prises à l’égard des institutions qui sont ‘too big to fail’ (voir cidessous), mais refuser, pour des raisons dogmatiques, de sauver une banque comme
Lehman Brothers a été une grave erreur. Lehman Brothers était la quatrième banque
d’investissement la plus importante aux Etats-Unis. Sa faillite représente la plus grande
banqueroute de toute l'histoire financière des Etats-Unis. L’idéologie a joué un rôle
désastreux dans la décision du gouvernement américain d’éviter à tout prix l’injection de
capital public dans les banques privées. Un mois après la faillite de Lehman, le
gouvernement a d’ailleurs effectué une volte-face qui révèle l’échec total de sa politique.
Le gouvernement américain avait deux grands espoirs. En premier lieu, il misait sur les
fusions et acquisitions pour assainir le secteur bancaire, à l’image du mariage arrangé en
mars 2008 entre deux monstres de la finance, Bear Stearns et JP Morgan. Ensuite, il
comptait sur l’opportunisme dont ont fait preuve certains grands investisseurs privés, à
l’instar de Warren Buffet qui a injecté 5 milliards de dollars dans Goldman Sachs. Les
autorités du pays le plus puissant au monde n’avaient pas consciencieusement établi un
plan de sauvetage au cas où la situation empirerait. Le plan ‘Paulson’ a été conçu dans la
précipitation car le gouvernement n’en voulait pas. Il aura fallu attendre 4 semaines
pour que les Etats-Unis s’accordent tant bien que mal sur une série de mesures qui ne
s’attaquent plus au cœur du problème. En dépit de son inadéquation, le plan Paulson
semble ressusciter sous la forme du projet plus récent d’une gigantesque « aggregator
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bank », c.à.d. d’une banque qui collecterait l’ensemble des titres pourris dans le but de
nettoyer le bilan des institutions financières. Même en ignorant le problème de leur
valorisation, la « nationalisation » de ces ‘titres toxiques’ sera insuffisante. La crise
financière n’est plus une « simple » crise de liquidités qui peut se résoudre par le rachat
de titres « pourris » dont plus personne ne veut. Elle s’est transformée en une crise
d’accès au crédit, dont les conséquences pour l’économie réelle sont redoutables.
Les modifications qui ont été apportées aux règles de ‘marked-to-market’ par
l’International Accounting Standard Board (IASB), puis entérinées par la Commission
Européenne, doivent être annulées car elles aggravent considérablement le risque
structurel d’aléa moral. Certes, la règle IFRS 39 doit être assouplie. Il est cependant
irresponsable d’autoriser les institutions financières à changer de méthode d’évaluation
de leurs actifs après que ceux-ci aient été enregistrés dans les Etats Financiers, même
dans des circonstances ‘rares’, qui ne sont d’ailleurs pas définies de manière claire et
précise. La ‘nouvelle’ règle IFRS 39 définit dorénavant trois catégories : une catégorie
‘held for trading’, qui regroupe des actifs évalués à leur ‘valeur juste’ et dont les
changements de valeur impactent le compte de résultat, une catégorie ‘available for
sales’, qui regroupe également des actifs évalués à leur ‘valeur juste’ mais qui n’affectent
que le bilan, et une catégorie ‘held to maturity’ dont les actifs sont évalués à leur ‘coût
historique’. La raison principale qui poussera une banque à passer des deux premières
catégories à la troisième sera la volonté de dissimuler une lourde perte financière en
réévaluant l’actif à son coût historique. Ce genre de pratiques douteuses accentue
considérablement l’asymétrie d’information et, par conséquent, l’aléa moral. Toute
reclassification doit être interdite le plus rapidement possible. Une solution alternative
consisterait à obliger l’institution à effectuer, au moment de l’acquisition de l’actif, un
choix entre deux catégories : une qui applique le principe de ‘fair value’ et l’autre qui se
base sur la valeur historique. Tout actif financier s’échangeant sur des bourses
organisées ou sur des marchés ouverts en continu, qu’ils soient dirigés par les prix ou
par les ordres, ne devrait pas échapper au principe de la ‘valeur juste’. Le choix entre les
deux catégories ne devrait s’effectuer qu’au moment de l’acquisition de produits plus
complexes et moins standardisés, qui ne s’échangent que sur des marchés ‘over the
counter’ tenus par une poignée de teneurs de marché et dont la liquidité est plus réduite.
Afin d’obtenir une cotation rapide de ces produits moins standardisés sur une bourse
organisée ou sur un marché ouvert en continu, les autorités de contrôle devraient
encourager la création d’indices de référence, à l’image de l’indice ABX pour le marché
des subprimes. Dès qu’une cotation sur une bourse organisée ou sur un marché ouvert en
continu est disponible pour un produit non-standardisé, jusque-là évalué à sa valeur
historique, un transfert de la catégorie ‘valeur historique’ à la catégorie ‘valeur juste’
devrait être obligatoire. Le marché est inefficient mais il reste imbattable,
particulièrement lorsqu’il s’agit de réduire l’asymétrie d’information en collectant et
transmettant l’information au plus grand nombre.
Dans le meilleur des cas, la suspension des ventes à découvert ne permet que de déplacer
la volatilité dans le temps. Lorsque la suspension est levée, elle peut même conduire à
une aggravation de la volatilité, les agents redoutant d’autres suspensions et accélérant
l’ajustement de leurs positions. La suppression des ventes à découvert serait une
absurdité majeure. Les ventes à découvert sont utilisées à la fois pour spéculer et pour se
protéger du risque. Les gestionnaires de portefeuille utilisent fréquemment les ventes à
découvert pour se couvrir contre, par exemple, le risque sectoriel. Interdire ces stratégies
classiques de protection reviendrait à rendre les marchés plus inefficients et plus volatils
sur le long terme. Même la vente à découvert ‘nue’, dite de ‘spéculation’, utilisée par
certains hedge funds, est souhaitable. L’interdiction de la vente à découvert ‘nue’
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conduirait, à moyen terme, à des valeurs boursières surévaluées et à des indices
boursiers qui, structurellement, ne représenteraient plus correctement la valeur du
marché.
De l’aléa moral et de la nature des incitants
Au lieu de se focaliser sur le court terme au risque d’hypothéquer l’équilibre des finances
publiques et de détériorer le fonctionnement des marchés financiers sur le moyen terme,
le régulateur doit prendre, au niveau international, des mesures structurelles visant à
réduire l’asymétrie d’information et à améliorer l’aptitude des acteurs financiers à bien
évaluer le risque des décisions d’investissement qu’ils prennent. Tel est le fondement
d’une régulation financière ‘juste’. La seule manière d’éviter une nouvelle crise de cette
ampleur est de créer un environnement qui internalise les externalités négatives que les
intermédiaires financiers peuvent générer. Une régulation juste doit donner aux
intermédiaires financiers des incitants suffisamment forts pour qu’ils cessent de prendre
des décisions qu’ils ne prendraient pas s’ils devaient en subir pleinement les
conséquences.
Une juste régulation requiert une méthodologie claire et robuste. Le processus de
validation des modèles développés en interne par les banques ainsi que les procédures
ultérieures de calibrage sont d’une utilité marginale si le critère de base sur lequel
repose la réglementation prudentielle est déterminé de manière opaque. Le ratio de
McDonough, qui remplace le ratio de Cooke, exige que les fonds propres représentent au
minimum 8% des actifs pondérés du risque opérationnel, du risque de marché et du
risque de crédit, encourus par les établissements financiers. Ce seuil de 8% a été fixé en
1988 lors des accords de Bâle I, conclus sous l’égide de la Banque des Règlements
Internationaux. Il a fait l’objet de nombreuses négociations politiques et d’un lobbying
sévère, mais on ne connaît toujours pas la méthodologie qui a été suivie pour le
déterminer. Or, solvabilité et liquidité sont intrinsèquement liées. Lorsque le marché est
en chute libre et que la liquidité s’évapore, cela affecte à la fois la valeur des fonds
propres, le risque de crédit et le risque de marché. Si le principe de la ‘valeur juste’ doit
être assoupli, le critère des 8% doit, quant à lui, être totalement revu. Il faudra aussi
réévaluer la pondération des produits plus complexes et moins standardisés, qui ne
s’échangent que sur des marchés ‘over the counter’. La crise actuelle offre l’opportunité
unique de collecter davantage d’informations sur les ‘événements extrêmes’ et de
développer une méthodologie claire visant à une détermination plus objective du ratio de
McDonough. L’objectif est double : se protéger contre l’occurrence d’une nouvelle crise et,
surtout, calmer les exigences en rentabilité sur fonds propres des investisseurs. Depuis
1988, les méthodes n’ont guerre changé. Dans la proposition récente de la Commission
Européenne visant à amender les directives 2006/48/EC and 2006/49/EC, on note :
« Investors will be required to ensure that originators and sponsors retain a material
share of the risks and in any event not less than 5% of the total ». La fixation de tels
critères ne se détermine pas à la va-vite autour d’une table de discussion. Il convient de
justifier la fixation de tels critères. Une réglementation établie dans la précipitation peut
avoir, à moyen terme, des effets à la fois pervers et désastreux.
Une régulation juste reconnaît les limites de la fixation de planchers ou de plafonds. On
peut revoir à la hausse le ratio de McDonough ou les exigences de marges et de réserves.
On peut plafonner le rapport entre prêts et dépôts. On peut également fixer un seuil
maximal autorisé pour le ratio entre le montant d’un emprunt hypothécaire et la valeur
d’achat d’un bien immobilier. Il n’en reste pas moins que les seuils sont faits pour être
dépassés, même s’ils sont déterminés à l’aide d’une analyse fouillée plutôt que d’une
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simple ‘rule of thumb’. Plus l’aléa moral est grand, plus la règlementation par seuil est
vouée à l’échec. Il est naïf de penser que limiter le degré de ‘leverage’ des institutions
financières réglera la situation. Le problème se situe en amont. Quand un établissement
financier mise sur l’effet de levier pour maximiser son rendement attendu, il bénéficie
d’une protection à la baisse au cas où son pari se révèle erroné. En se déclarant en
faillite, il ne perd que sa propre mise et laisse les créanciers supporter le coût lié à son
propre endettement. Si les incitants à agir de la sorte sont forts et que la transparence
exigée par le marché est faible, les créanciers peuvent difficilement lutter contre ce genre
de ‘spéculation malsaine’. Cela suppose naturellement qu’ils le désirent réellement et
qu’ils ne soient pas eux-mêmes victimes de l’aléa moral ou du syndrome de l’Eldorado. Si
les créanciers désirent avant tout maximiser leur rendement attendu et qu’ils
bénéficient d’une assurance de l’Etat via l’injection de capital public en cas de faillite
proche, leur prudence est moins grande et leur contrôle plus laxiste. Les exigences de
marge ou autres critères de surveillance deviennent inefficaces. La condition nécessaire
à une ‘saine spéculation’ est d’amener les établissements financiers à assumer
pleinement les conséquences de leurs décisions d’investissement.
Une régulation juste cherche en priorité à minimiser l’aléa moral afin d’éviter que la
collectivité en subisse les conséquences néfastes. Une réglementation visant à établir des
‘critères’ d’endettement plus stricts ne sera pas suffisante ; elle n’est sans doute pas non
plus nécessaire. Le législateur doit agir sur un plan plus fondamental en veillant à
aligner les incitants des établissements financiers sur l’intérêt général. Il serait
néanmoins naïf d’imaginer pouvoir purger le système de toute forme d’aléa moral.
S’engager, par exemple, à ne pas sauver les institutions considérées comme étant ‘too big
to fail’ n’est ni crédible ni économiquement réaliste. Une solution alternative serait
d’exiger de la part des grandes institutions financières le payement d’une prime
suffisamment élevée pour contrebalancer la garantie implicite de sauvetage dont elles
bénéficient. L’ensemble de ces cotisations devrait permettre de constituer un fonds
international suffisamment important pour minimiser la probabilité de recourir à
l’argent public au cas où une institution ‘too big to fail’ serait menacée de faillite. Ce
fonds pourrait s’inspirer du fonctionnement des différents fonds nationaux de garantie
des dépôts bancaires qui, en Belgique, affiche un encours de 900 millions d'euros et dont
la cotisation va, à juste titre, être portée à 0,31% par tranche de 1.000 euros de dépôts.
Si les autorités publiques désirent réduire l’aléa moral de manière significative, il est
également nécessaire de poser des conditions fermes et non négociables à toute prise de
participation par les autorités publiques. En premier lieu, toute injection d’argent public
devrait être précédée d’une opération préalable d’échange de dettes contre actions,
opération par laquelle les créditeurs reçoivent un droit sur les capitaux propres de
l’institution en difficulté. Si cette opération suffit à éviter la faillite, la recapitalisation
des banques s’effectue sans injection d’argent public. Elle a l’avantage de placer les
‘stakeholders’ devant leurs responsabilités avant que le contribuable soit forcé
d’intervenir. La menace d’une opération préalable d’échange de dettes contre actions
incite les créanciers à renforcer les conditions d’octroi de leurs prêts ; sans prêt excessif,
il n’y a pas d’endettement excessif. Elle incite également les actionnaires à mieux
évaluer le travail du comité de direction, sans quoi une dilution de l’actionnariat
intervient. La contrepartie de cette opération d’échange de dettes contre actions est de
chercher à sauver l’institution avant de devoir spéculer avec l’argent du contribuable. En
deuxième lieu, si le recours à l’argent public est malgré tout nécessaire, l’autorité
publique doit exiger un renouvellement en profondeur du comité de direction en évitant
de le politiser. La direction d’une banque requiert des compétences pointues. Le comité
de direction d’une banque ne doit pas se focaliser exclusivement sur la stratégie
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financière. Il doit également maîtriser les techniques récentes de gestion du risque. La
réponse apportée à la complexification considérable de la finance au cours des 20
dernières années, a souvent été de déléguer les questions plus complexes à des équipes
de purs techniciens. Les comités de direction doivent inclure des banquiers dont la vision
stratégique s’associe à une maîtrise des techniques financières. Le métier des hommes
politiques n’est pas celui-là. En dernier lieu, si l’autorité publique doit également jouer le
rôle de créancier de ‘dernier ressort’, elle ne doit pas subsidier l’institution en lui
concédant un taux d’intérêt trop bas.
Une régulation juste reconnaît que limiter par acte légal le montant des bonus ou des
parachutes dorés est purement arbitraire et ne diminue en rien l’aléa moral ou les coûts
d’agence. Toutes les grandes sociétés, dont les banques, génèrent d’importants coûts
d’agence pour leurs actionnaires. Ces derniers doivent, en effet, veiller à ce que les
dirigeants ne cherchent pas à maximiser à court terme leur propre bien-être au
détriment de l’intérêt à long terme de la société. Les dirigeants peuvent être amenés à
miser sur le court terme dans le but de maximiser leur bonus en sous-estimant les
conséquences que peuvent avoir leurs décisions sur l’équilibre à moyen terme de la
société qu’ils ne dirigeront d’ailleurs sans doute plus. Ce risque d’aléa moral est d’autant
plus significatif que le dirigeant ne risque aucune sanction lourde. Or, le licenciement
d’un haut dirigeant est généralement accompagné d’un parachute doré qui le protège
contre les aléas de la vie professionnelle. Les actionnaires sont les acteurs les mieux
placés pour juger du montant approprié des bonus ou autres parachutes dorés. En outre,
ce type de plafonnement est voué à être contourné. L’ingénierie financière a surmonté,
par le passé, des obstacles bien plus difficiles que celui-là. Une régulation juste porterait
plutôt sur la nature de ces bonus et parachutes dorés. Afin d’aligner les intérêts des
managers sur la valeur à long-terme de la firme (dans le but de réduire l’aléa moral et
les coûts d’agence), une alternative sensée consisterait à inciter les institutions à payer
toute compensation (hors salaire) sous la forme d’action restreinte en s’inspirant de la
‘Rule 144’ (Selling Restricted and Control Securities) de la SEC. Par exemple, ces actions
ne pourraient être vendues qu’au terme d’un délai approprié après le départ du haut
dirigeant. Pour éviter que cette règle soit contournée, l’institution qui opterait pour ce
système devrait empêcher toute forme d’exposition alternative aux actifs de la firme. Des
arrangements législatifs pourraient être pris pour favoriser ce système de compensation.
Il est également naïf de penser que le regroupement des activités de banque d’affaires et
de banque de dépôt permettra d’assainir le secteur ; bien au contraire. Dans les
institutions commerciales hybrides, le risque d’utiliser les dépôts comme source de
financement d’activité à haut risque est réel. La disparition des grandes banques
d’investissement marque un grand bond en arrière. Elle ne permet en rien d’aligner les
intérêts des ‘managing directors’ sur ceux des actionnaires. Une approche plus
appropriée aurait été de réexaminer le bien-fondé du statut juridique de ‘corporation’.
Par exemple, le statut de ‘partnership’ offre le principal avantage de responsabiliser les
gérants de société en consacrant l’unité du patrimoine. Les ‘private equity funds’,
‘publicly traded partnerships’, ‘real estate investment trusts’ (REITs), ‘hedge funds’ et
autres ‘venture capital funds’ sont basés sur ce principe de ‘partnership’. Dans ce genre
de structure, les comportements de ‘free rider’ sont plus rares car le risque d’une faillite
personnelle incite à plus de prudence. Le cas de Goldman Sachs est instructif. Si une
banque d’investissement devait aujourd’hui recevoir un prix pour avoir été capable
d’anticiper (le moins mal) la crise des subprimes, ce serait, sans l’ombre d’un doute,
Goldman Sachs. Or, cette banque n’a abandonné son statut de ‘partnership’ qu’en 1999
et elle ne l’a fait que sur la forme, pas sur le fond. Elle a gardé une classe très restrictive
de ‘partnership managing directors’ que Goldman traite fondamentalement comme ses
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anciens ‘partners’ de la grande époque. Certains affirmeront que ce statut réduit le goût
du risque, condition nécessaire à la croissance économique. Goldman Sachs a fonctionné
pendant plus de 130 ans sous ce statut en générant des profits substantiels. Les hedge
funds ne sont pas non plus des institutions réputées pour leur manque de prise de
risque.
Il est d’ailleurs paradoxal que certains analystes affirment que les hedge funds ne sont
que de vilains spéculateurs, aggravant la crise, et déplorent en même temps le manque
total de contrôle et d’information sur leurs activités. La vérité est ailleurs. Dans cette
crise, les faillites à haut risque systémique ont eu lieu (jusqu’à présent) dans des
institutions financières plus régulées que les hedge funds. Les leçons de la faillite de
LTCM, il y a 10 ans déjà, semblent également avoir été tirées. La faillite d’Amaranth
Advisors en 2006 est porteuse d’enseignement. Elle n’a eu aucun impact systémique et
est passée totalement inaperçue dans le grand public. Les pertes se sont pourtant
élevées à 6,5 milliards de dollars contre 4,6 milliards de dollars dans le cas de LTCM,
faillite qui avait fait trembler la planète financière. Il est faux d’affirmer que les hedge
funds ne sont pas réglementés mais cette réglementation est largement contournée car
elle a été mal pensée, comme toute réglementation trop pointilleuse. Chercher à
contrôler les activités d’investissement de ces institutions dont les clients, à la fois
sophistiqués et fortunés, n’ont rien à voir avec les déposants des banques traditionnelles,
serait une erreur. Ce serait aller à l’encontre de l’intérêt général. Les hedge funds sont
souvent des ‘fournisseurs de liquidité’ très précieux car ils peuvent intervenir, souvent
dans des périodes à forte volatilité, en prenant des positions contraires à ce que le
‘troupeau’ cherche à faire. Ils peuvent également aider à une meilleure découverte du
prix en profitant des moindres inefficiences du marché. Ils concourent ainsi à rendre plus
efficaces les stratégies indicielles qui, cela dit en passant, devraient être adoptées par les
petits épargnants-investisseurs. Ils peuvent également servir d’outil de diversification.
Le coût de ce service d’intérêt public est sans doute une volatilité plus grande, mais
certainement pas l’acquisition d’une rente, un hedge fund ne performant pas mieux, en
moyenne, qu’un gestionnaire de portefeuille. Il est absurde de penser qu’une taxation
plus lourde sur les activités des hedge funds aboutira à plus de stabilité et à moins de
‘spéculation’, sans compter qu’il est impossible de distinguer ex ante une spéculation
nécessaire au bon fonctionnement de l’économie d’une spéculation ‘malsaine’. En
supposant même que les hedge funds n’offrent aucun service d’intérêt général, il est
farfelu d’affirmer, comme certains commentateurs le font, que la crise aurait été moins
prononcée si la taxation des gains en capitaux aux Etats-Unis avait été de 50%, par
exemple, au lieu des 15% actuellement en vigueur, même si les managers de hedge funds
déguisent leur gain en revenu en gain en capital pour profiter de cette taxation réduite.
Une régulation juste doit exiger une plus grande transparence de la part des hedge
funds. En premier lieu, les managers de hedge funds et leurs principaux courtiers
doivent régulièrement communiquer la taille et la concentration de leurs portefeuilles,
sans devoir nécessairement le faire pour chaque position. En second lieu, ils doivent
avoir l’obligation légale d’alerter les autorités de supervision dès qu’une faillite menace.
Enfin, doivent exister des procédures claires de gestion de crise et de répartition des
coûts de faillite entre hedge funds et ‘prime brokers’. Le contribuable n’a pas à voler au
secours des hedge funds, l’épargne publique n’étant pas en jeu.
Une régulation juste reconnaît les effets pervers que peut avoir, sur le fonctionnement
des marchés financiers, l’interventionnisme étatique. Lorsque le marché ne tient pas
compte des externalités négatives que les agents économiques génèrent, l’intervention de
l’Etat peut jouer un rôle bénéfique. Dans les autre cas, le remède est pire que le mal.
L’explosion du marché des emprunts ‘subprime’ provient, en grande partie, de la
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pression que l’administration Clinton a exercée sur les deux grandes agences de prêts
hypothécaires bénéficiant d’une garantie implicite de l’Etat : Freddy Mac et Fanny Mae.
L’ambition était de favoriser l’accès à la propriété pour les familles les moins aisées qui
n’offraient pas les garanties de solvabilité traditionnelles. Socialement désirable (en
théorie), cette politique a conduit Freddy Mac et Fanny Mae au bord de la faillite, sans
mentionner les autres événements cataclysmiques qui ont transformé le paysage
financier. Quant à l’internationalisation de la crise, elle s’explique par le recours à la
titrisation. Cette technique a permis de transférer le risque de crédit lié aux ‘subprimes’
dans les portefeuilles de banques et de clients institutionnels situés aux quatre coins du
globe, particulièrement en Europe.
Une régulation juste ne cherche pourtant pas à freiner l’innovation, qui est une source de
progrès et d’enrichissement extraordinaire. La titrisation a été créée pour diminuer le
risque présent dans le bilan des institutions bancaires. S’attaquer aux produits qui en
découlent (comme les MBS ou les CMO) pousserait les acteurs financiers à émettre des
produits similaires permettant de contourner une législation jugée trop contraignante.
Lorsqu’une maison est construite à l’aide de matériaux de qualité exécrable, elle
s’écroule à la moindre secousse. Lorsqu’un CMO est basé sur des créances hypothécaires
« pourries », sa valeur est réduite à néant dès que la situation financière se complique.
Tout comme il serait insensé d’interdire la construction de maisons en raison
d’entrepreneurs peu scrupuleux, il serait dangereux de mettre à l’index les CMO dont
l’utilisation principale doit rester la réduction du risque. Il faut s’attaquer aux
comportements malsains et donc aux incitants qui ont conduit à utiliser ces produits
financiers dans le but (exclusif) de réaliser des commissions juteuses tout en satisfaisant
les exigences de rendement de plus en fortes de la part des investisseurs. La
bienveillance des agences de notation à l’égard des émetteurs-vendeurs et le manque
d’éthique des courtiers immobiliers expliquent le reste.
Une juste régulation doit inciter les institutions financières à s’orienter vers une
‘régulation éthique’ entre pairs. Une mesure relativement simple consisterait à établir
un code d’éthique stricte et internationalement reconnu, que tout intermédiaire financier
s’engagerait à respecter. La violation du code devrait entraîner un licenciement
immédiat sans indemnité financière. Une excellente source d’inspiration est le ‘Code of
Ethics and Standards of Professional Conduct’ du CFA Institute. La pression des pairs
est, au jour le jour, l’arme la plus efficace contre les comportements malhonnêtes. On ne
peut ignorer le manque total d’éthique dont ont fait preuve bon nombre de courtiers
travaillant sur le marché immobilier américain. Le livre ‘Confessions of a subprime
lender’ de Richard Britner est à ce titre édifiant. A la justice de s’occuper des financiers
qui n’ont pas rempli leur devoir de « prudence » et de « due diligence ». Une juste
régulation doit inciter les institutions financières à renforcer davantage la formation de
leurs employés non seulement en éthique des affaires mais aussi en gestion du risque,
que ce risque soit opérationnel, de marché ou de crédit.
Les agences de rating ont joué, dans cette crise, un rôle plus prépondérant que les hedge
funds. Le recours systématique à leurs notations n’a certainement pas aidé à réduire le
risque systémique. Si l’ensemble des vendeurs et acheteurs de produits délèguent aux
agences de notation leur devoir d’évaluation du risque, cela accentue les comportements
de mimétisme et peut conduire à une sous-évaluation systémique des risques. Cela est
d’autant plus vrai que les changements de notations suivent les rendements au lieu de
les précéder. Les investisseurs ne doivent pas se fier aveuglément aux notations, dont le
pouvoir prédictif est fondamentalement limité. Les agences de rating n’ont pas, et
n’auront jamais, de boule de cristal, ce qu’elles ne prétendent d’ailleurs pas posséder. A
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l’image des autres acteurs financiers, elles disposent de modèles dont la performance est
médiocre lorsque la volatilité du marché est forte. Elles ont, par exemple, été incapables
de prévoir l’évolution du risque intrinsèque des MBS ou autres CMO. Une juste
régulation doit viser à réexaminer leur fonctionnement en visant en priorité à rendre les
agences de rating plus indépendantes des émetteurs-vendeurs de produits. Le système
de rétribution actuelle des agences de rating par les émetteurs-vendeurs doit être
repensé. Une solution alternative consisterait à opter pour un régime d’abonnement
dans lequel ce sont les acheteurs de produits, c.à.d. les investisseurs, qui rétribueraient
le travail des agences de notation. Les abonnés bénéficieraient d’un accès immédiat aux
nouvelles informations dont la diffusion dans le grand public serait décalée dans le
temps. Un autre conflit d’intérêts existe lorsque la même agence de rating est rétribuée
pour remplir à la fois les fonctions de ‘conseiller à la structuration’ et de ‘notation’. Par
exemple, une agence de rating est payée par un SPV pour l’aider à monter un CMO de
manière à obtenir une notation la plus attractive possible, notation qu’il lui suffira de
délivrer par la suite pour confirmer le bien-fondé de ses conseils. La moindre des choses
serait d’exiger que ces deux fonctions ne soient pas remplies par la même institution. Il
faudrait également inciter les émetteurs de produits à obtenir plusieurs notations afin
d’éviter qu’ils partent à le recherche de l’agence de rating la plus conciliante. Enfin, les
acheteurs de produits devraient être amenés à utiliser le rating le plus conservateur
parmi les notations publiées par les différentes agences de rating officielles.
Les organismes de régulation doivent drastiquement renforcer leurs contrôles, quelle que
soit la réputation de l’institution privée ou du gestionnaire. Le cas ‘Madoff’ est un des
événements les plus graves que la finance ait connus depuis des lustres. Alors que les
fraudes modernes, de Leeson à Kerviel, en passant par Sumitomo ou Enron, pouvaient
éventuellement s’expliquer par leur caractère ‘novateur’, la fraude de Madoff n’est
qu’une pâle copie de celle de Ponzi, célèbre autodidacte, inventeur de la technique de la
"pyramide" qui, au cours de la seule année 1920, aura connu la fortune puis la prison. Il
y a pourtant une différence de taille : il aura fallu attendre des années et une crise
financière d’une ampleur rare pour mettre fin aux activités frauduleuses de Madoff. La
SEC aurait dû, par exemple, s'alarmer du fait que les comptes de Madoff Securities
étaient audités par un cabinet inconnu n'employant que trois personnes, dont une
secrétaire. En 1999, Harry Markopolos, Chartered Financial Analyst (CFA) et ancien
Chief Investment Officer (CIO) de Rampart Investment Management basée à Boston,
avait averti la SEC de sa conviction que la société Madoff Securities était basée soit sur
une large fraude à la Ponzi, soit sur des opérations de ‘front running’ consistant à
devancer les ordres de ses clients. En novembre 2005, ne voyant rien bougé, Markopolos
avait envoyé un rapport de 19 pages intitulé ‘The World Largest Hedge Fund [Madoff, à
cet époque] is a Fraud’ dans lequel il réitérait son hypothèse de pyramide à la Ponzi. En
2007, la SEC concluait son enquête : n’ayant rien trouvé de répréhensible, la SEC
décidait de ne lancer aucune action légale à l’encontre de Madoff Securities. Certes, la
SEC reçoit des centaines de dénonciation chaque année, mais ce rapport détaillé et de
qualité n’a pas attiré l’attention qu’il méritait. Son auteur n’avait fondamentalement
rien à gagner dans cette affaire ; il n’était pas non plus un farfelu venu de nulle part.
Dans de telles circonstances, il est difficile de concevoir que la SEC effectue des contrôles
poussés et objectifs. La déroute de la SEC est effrayante.
La régulation des activités des institutions financières devrait également s’établir à un
niveau international, à l’image de ce qui est fait pour les matières commerciales et
environnementales. Les commissions bancaires et financières nationales doivent pouvoir
effectuer leur contrôle prudentiel au niveau international afin de faciliter le contrôle des
opérations d’une institution sur plusieurs marchés simultanément. Les initiatives
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actuelles de la Commission Européenne visant à établir une véritable surveillance du
secteur financier à l’échelle européenne vont dans le bon sens, mais elles ne parviendront
pas à empêcher une autre crise planétaire si les autorités aux Etats-Unis et en Asie
n’emboitent pas le pas. Les gouvernements ont une lourde responsabilité dans cette
crise. Ils ont été incapables de collaborer sur le plan international pour atteindre le
même niveau de pouvoir que les marchés. Les marchés ont une année lumière d’avance
en matière d’interpénétration. Pour maîtriser la globalisation sans la rejeter, il faut
impérativement que les autorités publiques des quatre coins du globe collaborent
étroitement et dépassent leur spécificité culturelle. Cette collaboration doit servir à
mieux coordonner les régulations nationales pour réduire les tentatives d’arbitrage. Elle
doit viser à une dépolitisation et à une plus grande indépendance des autorités de
contrôle face au lobbying du secteur privé.
De la spéculation idéologique
La nature des décisions prises par les autorités publiques va considérablement
influencer la stabilité et la croissance à long terme de nos économies. Elle a déjà affecté
la vision que les citoyens ont du système capitaliste. Pourtant, malgré toutes ses
imperfections, le capitalisme n’est pas synonyme de socialisation des pertes. Le
capitalisme n’est pas un système dans lequel les comportements prudents sont pénalisés
et les comportements malsains récompensés. Le capitalisme ne se résume pas à une
certaine finance que l’aléa moral a rongée jusqu’à l’os. Quant au libéralisme qui soustend le fonctionnement du système capitaliste en Europe et qui est souvent qualifié de
‘social-libéralisme’, il confère un rôle crucial aux autorités publiques : celui du contrôle
des libertés individuelles et de la régulation ‘juste’ des marchés. Social-libéralisme n’est
pas synonyme de libertarianisme. Le social-libéralisme appelle un Etat juste au service
de l’individu. Le libertarianisme vise à un Etat minimal (idéalement, inexistant) et est
plus répandu aux Etats-Unis. Les économies européennes créent des inégalités qui sont
parfois lentes à disparaître, mais elles sont parvenues à sortir des centaines de millions
de personnes de la pauvreté.
Il convient de ne pas commettre l’erreur qui consisterait à sous-évaluer le risque lié à la
spéculation idéologique. Même si le marché n’est pas infaillible, il est le moins mauvais
instrument à la disposition du régulateur. Quand il y a ‘échec du marché’, la clé est
d’établir de bons incitants pour laisser ensuite le marché trouver la solution la moins
inefficiente. Le régulateur doit s’attacher à créer un environnement qui internalise les
externalités négatives que peuvent générer le comportement malsain de certains
intermédiaires financiers. Il y a du pain sur la planche.
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