Sociétés de marchés financiers, sociétés d’aléa moral total

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Sociétés de marchés financiers, sociétés d’aléa moral total
Jean-Paul Karsenty, le 5 janvier 2014
En tendance, les pratiques actuelles de l’innovation financière sont
génératrices d’un excès de risques à l’origine de lourds effets indésirables.
Elles continuent pourtant de prospérer parce qu’elles ont installé un radical
principe de précaution qui protège globalement cette activité de ces effets.
Mais le problème est qu’elles les transfèrent ailleurs, y compris sur tout autre
type d’innovations dont l’émergence donc, la prise de risques qui la permet -
est ainsi découragée !
Par diffusion, ces pratiques inspirent le cours de nos sociétés la promesse
de progrès cède insensiblement devant des dynamiques d’aléa moral total.
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Le journal « Le Monde », dans sa livraison du mercredi 1er janvier 2014, titrait :
« 2014, année à hauts risques financiers ». Les sous-titres, longs et réfléchis,
explicitaient ce ton sentencieux : « Cinq ans après la crise financière, les risques
pesant sur l’économie mondiale demeurent élevés. Les pays occidentaux se
redressent. Mais tout dépendra du pilotage assuré par la banque centrale
américaine. Les pays émergents ont subi en 2013 une grave fuite des capitaux. Ils
cherchent un nouveau modèle de croissance. Leur endettement augmente
dangereusement. En Chine, la dette des collectivités locales vient d’atteindre un tiers
du PIB. La zone euro sort de la récession, mais la croissance reste faible et
l’endettement continue de croître dans de nombreux pays. La Grèce envisage
toutefois de revenir sur les marchés en 2014 ».
Cette trame narrative prospective, substantielle, est composée d’éléments qui
renvoient à l’état du monde en 2014 envisagé dans sa dimension économique et
financière, c’est-à-dire dans une dimension unique qui, de plus, pour prendre forme,
rapproche les logiques économiques et les logiques financières plus qu’elle ne les
distingue. Il reste que certains éléments seraient à ranger plutôt dans un ordre
(macro)économique (économie mondiale, nouveau modèle de croissance, PIB, zone
euro, récession), d’autres seraient à ranger plutôt dans un ordre (macro)financier
(crise financière, risques, fuite des capitaux, marchés [financiers]), d’autres, enfin,
concernent les deux ordres économique et financier dans leur nécessaire
coopération (banque centrale américaine, endettement).
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La finance est distincte de l’économie, nous devons le rappeler ici. Elle relève de
cultures, de concepts, de savoirs, de techniques, de pratiques, d’enseignements et
de recherches distincts de ceux de l’économie. La finance de marché et l’économie
de marché ne sauraient être assimilées. Les marchés financiers ne sont pas les
marchés économiques. La crise financière n’est pas la crise économique. Les élites,
les régulations, les produits, les systèmes, financiers ne sont pas les élites, les
régulations, les produits, les systèmes économiques. Ces rappels insistants à une
clarification de nos représentations ont un objectif : mieux comprendre leurs liens
historiques en comprenant mieux leurs logiques distinctes. En effet, à travers toute
l’histoire des hommes, le cours des choses financières a influencé le cours des
choses économiques, plus ou moins, et l’ont mis en branle ou bien mis en crise,
Aujourd’hui, le cours global que la finance a pris depuis 50 ans influence beaucoup le
cours de l’économie et, aujourd’hui, le met clairement en crise. Il met en crise
l’économie, mais aussi le social et « l’environnemental ». Bref, il met en crise tout
développement, toute modernité désirable et durable.
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Nous allons brièvement, donc à grands traits, indiquer les logiques et les
mécanismes caractéristiques de ce cours global de la finance, cours dicté par la
seule finance de marché1.
1/ Quand l’industrie financière de marché, en exerçant son rôle spéculatif ou
d’investissement, pèse trop sur les actes économiques - qu’ils soient d’usage ou
d’échange - elle les normalise excessivement : ces actes excèdent une forme
industrielle et se métamorphosent alors en « agenda », étymologiquement, en-
choses-devant-être-faites, et ce, quel que soit l’état des marchés économiques. Ces
actes-agenda, dont on verra plus loin (cf point 5) de quelle représentation imaginaire
probable ils sont le fruit recherché, sont vectorisés par des agents en proie à une
démarche idolâtre, c’est-à-dire privés peu ou prou de signaux réflexifs (cette réalité
est confirmée ces dernières années par le remplacement massif des hommes par
des robots dans cette vectorisation). Ils absorbent toute la performativité de
l’activité financière.
1 En effet, la « puissance d’agir » de la finance de marché est de portée mondiale et incomparable
dans sa capaci à provoquer une crise totale du système et ses conséquences sur les « sociétés
réelles » et leurs populations. Pourquoi ? Parce qu’elle émet des produits dits dérivés qui sont le
principal instrument de connexion des banques entre elles, d’une taille d’environ 700 000 milliards de
dollars, soit 12 fois le PIB mondial (source : Finance Watch) ! Or, ce montant excède, et de très loin,
leurs propres besoins de couverture de risque de change, indiquant, par -même, sa logique
spéculative et non d’investissement.
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2/ A l’origine de cette logique performative, il y a pour l’essentiel un « aléa moral »
au sens que les sociétés d’assurance contemporaines donnent à cette expression :
un excès de risque pris par des acteurs individuels ou collectifs quand ils
savent (et quelquefois quand ils s’organisent pour) que la couverture de ce
risque ne leur incombe(ra) pas en dernier ressort, en totalité ou en partie. Il
s’agit donc à la fois d’un report de risques sur d’autres acteurs, lesquels
affaiblissent ipso facto leur capacité d’engagement, et de la désignation implicite d’un
« lieu d’assurance de dernier ressort », une sorte de lieu garant, non explicitement
consentant !
3/ Ces acteurs- installent de fait une logique de responsabilité limitée (puisque leur
propre engagement initial devient relatif) qui se transforme alors en une logique
de pari le « jeu » les conduit à s’in-vulnérabiliser (engagement restreint et
constitution d’une rente privative vont de pair) aux dépends d’autres acteurs,
vulnérabilisés, eux, dans leur condition de lieu d’assurance de couverture du risque,
de dernier ressort ou non. La logique du pari, dégagée de l’engagement, construit
alors une puissante économie de rente autocentrée, séparée, donc en situation
régulière de prédation.
4/ Depuis 150 ans, le risque de généralisation de cet aléa moral en « aléa moral
total » était en gros maîtrisé par convention sociale (dans une sorte d’équilibre entre
le progrès partagé d’un côté, et ses effets indésirables couverts par des assurances
plus ou moins collectives ou bien combattus par des luttes sociales et politiques, d’un
autre). Tendues entre promesses et progrès, les sociétés fabriquaient « du monde
commun ». Depuis 50 ans, en revanche, une dynamique se développe au sein des
« corps sociaux », et entre sociétés, des stratégies non coopératives répondent à
des stratégies non coopératives, confirmant logiques de pari et de prédation de ses
acteurs les plus puissants. Se construisent alors des sociétés - voire des espaces -
financiarisées, « d’aléa moral total ». De manière plus générale, tendues entre
promesses et paris, entre progrès essoufflé et mal partagé et effets indésirables
désormais aussi mal pris en charge par des systèmes assurantiels en crise assez
profonde que par des régulations sociales et politiques impuissantes, ces sociétés
ne fabriquent plus « du monde commun » ; elles manifestent au contraire des
appels non-dits à des mondes séparés.
5/ Cet aléa moral porté emblématiquement par l’industrie financière de marché est
soutenu par un modèle imaginaire, de type quasi-anthropologique (cf point 1). En
effet, le risque excessif qui le caractérise (lieu d’un mélange - intentionnel ou non au
niveau individuel, mais caractérisable au niveau collectif de cette industrie entre
risque pour compte propre et risque pour compte d’autrui) est inspiré à ses auteurs
par une démarche idolâtre majeure : le fantasme de la possibilité d’une
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dissolution radicale et définitive du risque par la globalisation universelle de sa
couverture. La méthode classique qui les conduit concrètement à formaliser le
risque pour le normaliser, puis à le diviser à l’infini tout en le faisant circuler à très
grande vitesse par le recours à des technologies ultrarapides et robotisées, et ce,
après l’avoir « anonymisé » et recombiné en d’innombrables produits opacifiés donc
intraçables, atteste chez eux au moins d’un déni de réalité et au plus d’une
irresponsabilité plus ou moins consciente ! De fait, elle finit de leur interdire toute
appréciation distanciée, toute capacité ou toute obligation fonctionnelle à répondre
d’un acte. Les auteurs de la communauté financière de marché se sentent ainsi
dégagés de toute responsabilité les liant à une situation externe dont ils sont
pourtant « partie prenante »2.
6/ En résumé, si modèle de l’« individualisme ultra libéral » il y a, il est caractérisé
par la prétention non explicite et sans légitimité particulière à un droit
inconditionnel, non solidaire et excessif aux bénéfices de la performance qui
procède d’un radical « principe de précaution » imposé par les pratiques
actuelles de la communauté globalisée de l’industrie financière de marché.
Il consiste ab initio à s’auto-persuader de pouvoir prendre un risque excessif, puis à
transférer une partie de ce risque en fantasmant sa dissolution de manière à dégager
sa responsabilité, sans convention sociale préalable. Le résultat attendu et atteint est
la privatisation, restreinte à cette communauté, des effets désirables du risque
excessif par transfert sur d’autres acteurs, collectifs si nécessaire, des effets
indésirables.
En outre, ce modèle installe une logique de pari qui inspire aux sociétés dans
leur ensemble et à ses acteurs des conduites d’aléa moral total, charriant des
dangers de très lourde portée, sociaux et moraux.
Enfin, il décourage in fine tout risque d’engagement, et les dynamiques de
création, de recherche et d’innovation non financières qui lui sont attachées.
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2 De plus, même si au sein des collectifs de ses auteurs, la concurrence est de règle et si l’on y
procède « naturellement » par élimination darwinienne, on sait pactiser lorsque se dessine un intérêt
commun gitime ou non et réduire considérablement le risque d’assumer la responsabilité de sa
poursuite.
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