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Revue Québécoise de Psychologie, vol. 20, n° 2, 199 9
LA PSYCHOTHÉRAPIE HUMANISTE-EXISTENTIELLE
D'HIER À DEMAIN : ÉPILOGUE
Conrad LECOMTE
1
Annette RICHARD
Université de Montréal Université de Montréal
Résumé
La psychologie humaniste-existentielle et son application en psychothérapie sont-elles
encore bien vivantes et en croissance ou en voie de disparition? Cet article propose l’analyse
de cette problématique en trois temps : d’abord, nous abordons l’étude des facteurs qui ont
contribué à sa popularité et, paradoxalement, à son déclin. Puis, nous discutons de l’avenir et
de la contribution de la psychothérapie humaniste-existentielle dans une perspective de
dialogue pluraliste. Enfin, nous tentons de situer les défis épistémologiques et les enjeux
reliés à une crise paradigmatique généralisée en psychologie scientifique et en
psychothérapie spécifiquement.
Mots clés : psychologie et psychothérapie humaniste-existentielle, épistémologie, défis et
enjeux, perspectives et prospectives
La psychologie humaniste-existentielle et son application en
psychothérapie sont-elles encore bien vivantes et en croissance ou en voie
de disparition au Québec? Quelles directions semblent-elles prendre pour
le XXI
e
siècle? Voilà les questions posées en prologue, dès le début de ce
numéro spécial. Nous nous proposons de conclure en élargissant la
réflexion aux développements observés ailleurs dans le monde. Nous
croyons que la crise identitaire du psychologue humaniste-existentiel est
reliée à certaines lacunes inhérentes à son développement passé et actuel.
Par contre, elle peut être vue aussi comme une crise de croissance,
laquelle s'est d'ailleurs généralisée à toute la psychologie comme science
et à toute approche thérapeutique comme spécialité. Nous aborderons
cette problématique en trois temps : d'abord, nous tenterons d'analyser
quelques aspects qui ont contribué à sa popularité et, paradoxalement, à
son déclin en Amérique du Nord et en Europe. Puis, nous discuterons
comment la « Troisième Force » peut envisager son avenir et sa
contribution de façon pertinente au dialogue pluraliste contemporain.
1. Toute correspondance doit être adressée à Conrad Lecomte, Département de
psychologie, Université de Montréal, Montréal (Québec), H3C 3J7. Courriel :
190 RQP, 20(2)
Finalement, nous tenterons de situer les défis, surtout épistémologiques, et
les enjeux reliés à une crise paradigmatique en science, en psychologie
scientifique et en psychothérapie.
Nous avons trouvé l'ennemi, et c'est nous
1
Le développement et l'évolution de la psychothérapie humaniste-
existentielle soulèvent plusieurs questions. Comment expliquer qu'une
approche qui a connu une popularité et une influence considérables au
cours des 35 dernières années semble aujourd’hui connaître un déclin
important en Amérique du Nord? Alors que Rogers est encore reconnu par
l'ensemble des psychothérapeutes comme celui qui a le plus influencé leur
pratique, à peine 9% s'identifient spécifiquement à son approche (Smith,
1982). Pour ajouter à ces paradoxes, mentionnons que, malgré que
Rogers soit le fondateur de la recherche en psychothérapie, son système
est un des moins enseignés en milieu universitaire.
La plupart des psychothérapeutes humanistes-existentiels savent que
leur approche s'est construite en réaction au behaviorisme positiviste
américain et au réductionnisme biologique de la psychanalyse orthodoxe.
Bien au-delà d'une réaction ponctuelle et situationnelle, peu de
psychologues savent que l'émergence de cette approche a été le résultat
d'un processus rigoureux d'investigation et de réflexion d'un groupe de
théoriciens de la personnalité et de la psychothérapie (Gilbert, 1975). En
fait, le courant humaniste-existentiel découle directement de la rencontre
de la psychologie de la personnalité et des « leaders » de la psychologie
humaniste. Les grands théoriciens de la personnalité qu'étaient Allport
(1937), Murray (1938), Murphy (1947) et Kelly (1955) ont été les premiers à
jeter les bases de la psychologie humaniste par leurs travaux sur la
personnalité. Gordon Allport (1937), avec son œuvre maîtresse
Personality: A psychological interpretation, élabora un cadre
phénoménologique nuancé pour étudier le développement de la personne.
Murray (1938) et Murphy (1947) abordèrent des aspects novateurs en
intégrant des aspects biopsychosociaux à l'étude de la personnalité. Que
dire de George Kelly (1955) qui, avec la psychologie des construits
personnels, a contribué largement au développement de l'approche
constructiviste et cognitive. Du côté européen, Charlotte Bühler,
chercheure en psychologie du développement, René Dubos, biologiste, et
Jacques Barzin, écrivain, se joignirent au mouvement humaniste dès sa
fondation. La rencontre de ce groupe de théoriciens et de chercheurs avec
les théoriciens de la psychothérapie humaniste-existentielle, soit Rogers
(1961), May (1950) et Maslow (1954), constituera la base de la « Troisième
Force » en psychologie.
Les fondateurs de l'approche humaniste-existentielle n'étaient pas
antiscientifiques. Au contraire, ils souhaitaient établir les bases d'une
psychologie caractérisée par l'étude de l'expérience humaine avec ses
1. Walt Kelly, cité par Mahoney (1991).
191
valeurs, ses intentions et ses significations. En particulier, Rogers et
Maslow visaient à donner des bases empiriques à l'approche humaniste.
Pour sa part, Rollo May (1950) apporta l'éclairage des courants européens
existentiels et phénoménologiques au courant humaniste, par exemple
Kierkegaard et Heidegger.
Que s'est-il donc pas pour que soient oubliées et ignorées les
origines de l'approche humaniste-existentielle? Coïncidence historique ou
destin incontournable, la fondation de la « Troisième Force » arriva
simultanément avec l'émergence du phénomène sociopolitique de la
contre-culture. Ce mouvement préconisait plusieurs aspects qui faisaient
écho à la psychologie humaniste. En conséquence, la psychologie et la
psychothérapie humanistes ont été récupérées par ce mouvement
humaniste en mettant de l'avant l'individualisme, le potentiel humain sans
limites, le dévoilement de soi, l'ici et maintenant, l'hédonisme et l'irrationnel.
Cet immense mouvement social rejeta les appels à la réflexion, la critique
et la recherche des fondateurs de la psychologie humaniste, en particulier
des théoriciens de la personnalité. Alors se sont confondus l'intuition,
l'occulte, le transpersonnel, les états altérés de conscience sous l'effet de
la drogue, avec un langage d'apparence humaniste.
C'est dans ce contexte complexe que se développèrent le centre
d'Esalen, les groupes « encounter » et les centres de croissance. Ces
centres s'appuyaient sur des aspects théoriques et pratiques des groupes
de « sensitivité », du psychodrame et de la thérapie de la Gestalt. Des
expériences intensives de groupe combinant des approches corporelles,
de la méditation, du dévoilement de soi, du yoga, des expériences
mystiques ont alors connu une grande popularité (Lasch, 1979). Poussant
plus loin l'étude de l'expérience humaine, certains praticiens, se trouvant à
l'étroit dans ce mouvement humaniste, développèrent une psychologie
transpersonnelle (Tart, 1975). On semblait loin des aspirations des
fondateurs qui souhaitaient donner des assises scientifiques à cette
nouvelle psychologie.
Ce qui est peu connu, c'est que, durant cette période dominait de
façon outrageuse le mouvement humaniste, certains auteurs ont su
maintenir des liens articulés avec les racines mêmes de la « Troisième
Force ». Ainsi, Giorgi (1970), s'appuyant sur la philosophie de Merleau-
Ponty, proposa une perspective articulée de la psychologie humaniste qui
se distinguait du mouvement populaire de l'époque. Rychlak (1977) avança
une série de propositions pour le développement d'une psychologie
humaniste rigoureuse. De son côté, Bakan (1966) procéda à une analyse
savante des principes dialectiques régissant l'existence humaine. Frankl
(1962), en formulant la logothérapie, présenta une version voisine de celle
de Rollo May dominait la quête de sens face à la mort et la souffrance.
En 1965, Bugental élabora une approche existentielle-analytique en
définissant la quête d’authenticité au coeur du processus thérapeutique.
Par ailleurs, quelques voix dissidentes ont dénoncé les dangers de la
fascination irréfléchie pour les gadgets et les pratiques douteuses du
192 RQP, 20(2)
mouvement humaniste (Koch, 1971; Farson, 1978). Pour leur part, May et
Maslow sont demeurés plutôt ambivalents face à ce mouvement, alors que
Rogers (1970) a offert son soutien aux groupes « encounter ».
Au cours des années 80, le mouvement populaire humaniste a perdu
de sa ferveur et de son influence. Certains auteurs humanistes tentèrent
alors de redonner des bases rigoureuses et scientifiques à certaines
approches humanistes, en particulier aux thérapies centrées-sur-la-
personne et la Gestalt (Greenberg et Pinsof, 1986; Liater, Rombarts et Van
Balen, 1990). Malgré ces développements récents, une certaine confusion
persiste entre le mouvement humaniste et la psychothérapie humaniste-
existentielle. Tout compte fait, nous pouvons dire que notre ennemi, c'est
nous. Nous avons contribué au développement d'un mouvement
phénoménal se sont confondus sans nuance des aspects novateurs et
significatifs avec des expériences réduisant la personne à un simulacre de
valeurs fondamentales, comme l'authenticité et la spontanéité.
Alors, que faire pour la suite? D'abord, reconnaître cet état de faits. Les
dérapages et les dérives du mouvement humaniste ne doivent pas occulter
la richesse et la profondeur des propositions du projet humaniste. En fait, le
mouvement humaniste représente une exploration massive sans précédent
de l'expérience subjective et du potentiel humain (Kopp, 1978). Tout en
soulignant les possibilités insoupçonnées du changement psychologique,
ce mouvement ne reconnut que partiellement la complémentarité
nécessaire des processus de maintien et de stabilité pour s'adapter et vivre
en continuité avec qui nous sommes. Paradoxalement, on peut se
demander si ce n'est pas justement l'exploration intense du pôle de la
subjectivité et de ses potentialités qui a contribué à défaire le mythe de
l'objectivité et de la neutralité. Reconnaître la subjectivité de toute
entreprise, qu'elle soit scientifique, littéraire ou thérapeutique, est
maintenant devenu un lieu commun.
Redécouvrir les prémisses du projet humaniste, c'est revisiter un
ensemble de postulats définissant la primauté de l'expérience subjective
holistique (Bugental et Bracke, 1992). Relire attentivement les travaux de
Rogers, de Maslow, de Perls et de ses collaborateurs et de May, c'est
redécouvrir l'ampleur du projet humaniste-existentiel. Ce n'est pas par
hasard si la plupart des postulats mis de l'avant par la « Troisième Force »
en psychologie sont maintenant reconnus par plusieurs tenants
d'approches contemporaines psychanalytiques et cognitives. Plus encore,
les méta-analyses portant sur les processus et les résultats thérapeutiques
soulignent l'influence de plusieurs éléments centraux de l'approche
humaniste, par exemple les conditions facilitantes, l'alliance et l'émotion
(Lambert et Bergin, 1994).
Les fondateurs souhaitaient donner des bases scientifiques
rigoureuses à l'étude de l'expérience humaine. Avec l'émergence récente
de nouvelles méthodologies scientifiques, comme l'interprétation
herméneutique et les méthodes qualitatives, de nouvelles perspectives de
193
recherche s'ouvrent pour l'étude de l'expérience humaine telle que définie
par les humanistes. Cette nouvelle « Zeitgest » semble suggérer
l'émergence d'une nouvelle problématique en psychothérapie. Face à cette
situation, on peut se demander ce que sera l'avenir de la psychothérapie
humaniste-existentielle. A-t-elle encore sa raison d'être? Si oui, sous quelle
forme? Comment envisager le dialogue avec les autres approches
thérapeutiques? Qu'avons-nous besoin d'élaborer pour se situer et se
différencier?
Au-delà du dogmatisme et du relativisme : le dialogue pluraliste
Même si, dans l'ensemble de l'Amérique du Nord, à peine 9 % des
psychothérapeutes s'identifient comme humanistes, le courant humaniste-
existentiel continue d'avoir une influence importante sur la pratique
professionnelle de la psychothérapie. Un grand nombre de
psychothérapeutes éclectiques affirment combiner l'approche humaniste
avec d'autres approches (Norcross et Prochaska, 1982). Par ailleurs,
plusieurs aspects de la psychothérapie humaniste ont été adoptés par
d'autres courants thérapeutiques (Bohart, 1995). À l'exception des travaux
de Rogers, le développement de la psychothérapie humaniste-existentielle
s'est fait en dehors des milieux universitaires et, la plupart du temps, sans
effort de validation scientifique (Giorgi, 1987). Cette absence de réflexion,
de critique et de validation, combinée aux dérives du mouvement
humaniste de la contre-culture, n'a pas facilité l'évolution de l'approche
humaniste-existentielle. Plusieurs formulations théoriques et pratiques
auraient eu avantage à être élaborées, nuancées et révisées.
Pendant que la psychothérapie humaniste-existentielle se détachait
péniblement des excès du mouvement humaniste de la contre-culture, les
approches psychanalytiques, en particulier la psychanalyse relationnelle, la
psychologie du soi, l'intersubjectivité (Aron, 1996), et certaines formes de
thérapies cognitives (Young, 1994) procédaient à d'importantes
reformulations et révisions. Ces approches reprenaient à leur compte non
seulement l'essentiel des postulats humanistes-existentiels, mais, plus
encore, leur donnaient une nouvelle profondeur et cohérence. Plusieurs
psychothérapeutes humanistes-existentiels se cherchent des lieux de
réflexion et de perfectionnement face à l'évolution récente de la
psychothérapie. En apparence, plusieurs approches thérapeutiques
semblent maintenant reconnaître la plupart des postulats humanistes-
existentiels. Est-ce bien le cas? Comment savoir? Cette problématique est
complexe. Ainsi, peut-on prétendre que la révolution cognitive en
psychothérapie répond aux attentes et aux buts de l'approche humaniste?
Les révisions importantes de la psychanalyse formulées en particulier dans
les théories contemporaines de la psychanalyse correspondent-elles à la
quête des humanistes? Finalement, comment peut-on envisager le
dialogue avec les autres approches à un moment où la pluralité des points
de vue est de plus en plus reconnue avec respect et intérêt? Comment
s'ouvrir à un pluralisme sans prêter le flanc au relativisme subjectif?
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