: A Linguagem da Ciência # 4, maio de 2005
LA DIVERSITE DES LANGUES ET l’UNIVERSALITE DE LA PENSEE
Sylvain Auroux(A)
La métaphysique occidentale a longtemps reposé sur l'idée simple que la pensée est
unique, universelle pour tout le genre humain. Cette conception avait pour conséquence l'idée
que la science est unique, nécessaire et absolue. Bien entendu, nul ne peut nier la diversité des
langues et des cultures. Par conséquent, il fallait distinguer entre ce qui est nécessaire et
absolu et ce qui relève de la relativité. Je pense que la grande découverte du 20ème siècle est
l'impossibilité dans laquelle nous sommes de tracer une démarcation claire entre ce qui est
absolu et ce qui est relatif, ce qui relèverait de la pensée universelle et ce qui relèverait de la
culture propre à chaque peuple.
Pour soutenir l'opposition entre le nécessaire et le contingent (le rationnel et
l'empirique) le philosophe Locke, au 17ème siècle, distingue entre les propositions analytiques
et les propositions synthétiques; les propositions analytiques ne nous apprennent rien par
rapport à la constitution de nos idées ou à la définition de notre vocabulaire; les propositions
synthétiques supposent une extension de nos connaissances au-delà de nos idées de départ, ce
qui peut se faire soit par l'expérience externe (notre connaissance des substances constituant le
monde), soit par la démonstration; les propositions mathématiques sont synthétiques et elles
sont toujours vraies parce que nous ne les jugeons pas d'après le monde externe, mais nous
envisageons le monde à partir d’elles. Cette distinction a été l'objet de nombreuses discussions
et réélaborations, notamment du fait du rôle qu'elle a joué dans la théorie kantienne de la
science et son interprétation des mathématiques comme connaissances synthétiques a priori.
Lorsque les logiciens modernes sont revenus sur la question, par exemple Frege, dans Les
fondements de l'arithmétique (1884), c'était généralement pour préserver le statut des
mathématiques conçues comme des connaissances analytiques, nécessaires et a priori. Dans
cette histoire complexe, Carnap a joué un rôle fondamental, autant par son étude sur la
syntaxe logique du langage (1934), que par son Meaning and necessity (1947). Sans entrer
dans les détails, on peut dire que la doctrine carnapienne de l'analycité peut se résumer de la
façon suivante: (i) les propositions analytiques sont nécessaires; (ii) les propositions
analytiques sont telles en vertu de notre langage. Elle a pour conséquence que les
connaissances humaines sont ou a priori et analytiques (cas des disciplines formelles comme
la logique ou les mathématiques), ou a posteriori et empiriques. L'empirisme de Carnap
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pouvait ainsi préserver l'idée d'une syntaxe logique universelle, une connaissance a priori et
nécessaire, à côté d'une connaissance empirique éminemment faillible. C'est cette dualité que
Quine a attaqué dans son célèbre article de 1953 sur "Les deux dogmes de l'empirisme", en
refusant la distinction entre l'analytique et le synthétique.
La conception de l'analycité critiquée par Quine ne semble pas, dans ses exemples,
différer fondamentalement de la conception traditionnelle. Sont analytiques les propositions
qui sont des tautologies comme [3i] ou, par extension, des propositions comme [3ii] et [3iii] –
[3i] aucun homme non marié n'est marié; [3ii] aucun célibataire n'est marié; [3iii] un
célibataire est un homme non marié.
Quine soutient que nous n'avons aucun critère possible de l'analycité dans le second
sens. Il a deux types d'arguments. Le premier consiste à mettre en lumière la circularité de la
définition proposée. On en donnera un exemple simple qui nous paraît résumer l'esprit du
raisonnement. [3ii] ou [3iii] reviennent à [3i] qui ne fait pas problème, à condition d'admettre
la synonymie homme non marié = célibataire. La synonymie suppose une définition, mais
celle-ci n'est autre que [3iii]; autrement dit, la synonymie en question n'est rien d'autre que la
supposition de l'analycité de [3iii]. Le deuxième type d'argument vise plus directement
l'orientation formaliste de Carnap. Ce dernier définit l'analycité à l'intérieur d'un langage
formel L0. Il y a dans ce cas deux types de phrases analytiques. D'abord celles qui sont
directement dérivées des règles du langage; dans ce cas on n'a pas défini ce que l'on entendait
en général par "analytique", mais simplement éclairci ce que l'on entend par "analytique
dans L0". Il y a ensuite celles dont l'analycité provient des "règles sémantiques"; Quine
soutient que c'est alors la notion de règle sémantique qui demeure inexpliquée (on ne dispose
que de leurs listes); on pourrait ajouter que comme les règles ont la forme [3iii], on revient au
cas précédent. Le texte a fait couler beaucoup d'encre, entraîné des polémiques souvent
confuses et n'a pas vraiment convaincu. Il faut dire que l'on est en droit de rester perplexe sur
la portée exacte de l'argumentation.
La découverte qu'il n'y a pas de critère absolu pour partager, parmi les phrases d'une
langue quelconque, entre celles qui sont analytiques et celles qui sont synthétiques est
absolument dévastatrice. Si ce critère n'existe pas, alors il faut renoncer à l'idée qu'il y ait, d'un
côté, les vérités nécessaires et, de l'autre, les vérités empiriques; qu'il y ait, d'un côté, une
langue ou une syntaxe logique absolues qui définissent l'analytiquement vrai et, de l'autre, des
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vérités empiriques. Dès la première ligne de son article, le philosophe américain soutenait
qu'un effet de l'abandon du dogme de l'analycité est "un effacement de la frontière supposée
entre la métaphysique spéculative et la science naturelle".
Une conséquence de la thèse de Quine est qu'il est impossible de trancher de façon
nette entre ce qui dans une langue revient à sa constitution sémantique particulière et ce qui
revient à la connaissance du monde que possèdent ses locuteurs. Elle a des conséquences
importantes pour le problème de la relativité linguistique, une question mise au jour par les
philosophes du XVIIIe siècle comme étude de la relation réciproque du langage sur les opinions
et des opinions sur le langage, selon le titre du concours lancé par l'Académie de Berlin
en 1759. Comme le notait Rousseau: "Les langues, en changeant de signes, modifient aussi
les idées qu'ils représentent. Les têtes se forment sur les langages, les pensées prennent la
teinte des idiomes".(1) C'est à ce problème que s'était attaqué G. de Humboldt dans un texte
fort long sur La différence de construction du langage dans l'humanité et l'influence qu'elle
exerce sur le développement spirituel de l'espèce humaine, qui, rédigé entre 1827 et 1829, ne
sera publié qu'en 1906. Le thème a largement préoccupé le romantisme allemand, ne serait ce
que dans la discussion, comme chez Schleirmacher (1813), de l'art de traduire. Nous
laisserons de côté une première interprétation triviale de la relativité linguistique qui consiste
à remarquer qu'une langue donnée reflète la civilisation dans laquelle elle est parlée. C'est la
réciproque qui constitue le problème de fond pour la philosophie: une langue limite-t-elle les
possibilités de nos représentations? Peut-on admettre la proposition 5.6 du Tractatus de
Wittgenstein: "Les limites de mon langage sont les limites de mon propre monde"? Si on
l'admet, la question se pose de la possibilité d'accéder dans une langue donnée à ce qui est
représenté dans une autre langue.
Il est important que le philosophe prenne la mesure de la variabilité linguistique en
matière de représentation. En gbaya kara 'bodoe, langue parlée à l'ouest de la République
Centrafricaine, la forme , employée en composition avec un mot signifiant homme,
correspond au français "bouche". On est alors tenté de donner les équivalences suivantes:
+ homme = bouche;
+ couteau = bouche du couteau = fil du couteau;
+ aiguille = bouche de l'aiguille = pointe de l'aiguille;
+ panier = bouche du panier = ouverture du panier;
+ pagne = bouche du pagne = lisière du pagne.
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Une telle reconstruction est cependant totalement ethnocentriste. Si on l'abandonne et
qu'on suppose que signifie "partie active", il coule de source que cette partie, celle qui sert,
pour le couteau c'est son tranchant, pour l'aiguille sa pointe, etc. La bouche de l'homme est
alors désignée comme "la partie active de l'homme", celle qui permet l'activité de parole. De
fait, employée seule, signifie "la langue" (au sens linguistique), qui est conçue dans cette
culture comme l'activité par excellence, celle qui est le propre des humains. Il y a des cas qui
semblent encore plus compliqués. Dans la même langue, on trouve un verbe que nous
noterons X, et qui, construit avec différentes formes à l'accusatif, donne lieu aux
correspondances suivantes:
fête —/acc. + X = la fête est réussie;
arbre —/acc. + X = l'arbre fait des feuilles;
boule — de manioc/acc. + X = la boule de manioc est ratée.
Le verbe X exprime dans tous les cas un développement, une expansion qui se trouve
être positive dans le cas de la fête et de l'arbre, tandis qu'elle est négative dans le cas du
mélange eau-farine qui, au lieu de s'amalgamer en une masse compacte (la boule), produit une
pâte crémeuse non modelable et considérée comme impropre à la consommation. La
signification de X est donc "être en expansion, se répandre". Il est incontestable que les
différentes langues possèdent des systèmes de classification du réel extrêmement diversifiés,
traduisant par conséquent des formes de connaissances figées dans le langage tout à fait
différentes. Mais la relativité linguistique touche également la syntaxe. Dans les langues indo-
européennes, par exemple, nous identifions le sujet du verbe d'état (monovalent) avec celui
des autres verbes (lorsqu'il y a des cas, nous les mettons tous deux au nominatif); tandis que
nous le distinguons de l'objet du verbe bivalent (lorsque le verbe est transitif, nous le mettons
à l'accusatif). En basque, il n'y a pas d'accusatif; le sujet du verbe d'état et l'objet du verbe
transitif sont au même cas absolutif, tandis que le sujet du verbe transitif est marqué par une
forme spéciale d'agentivité, l'ergatif.
La relativité linguistique est un fait bien connu des traducteurs. Ce qui fait problème
c'est son interprétation. Les manuels américains citent souvent ces quelques lignes de Sapir:
Le fait est que la "réalité" est, dans une grande mesure, inconsciemment
construite à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont
jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la
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même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des
mondes distincts, pas simplement le même monde avec d’autres étiquettes.(2)
Cette formulation est devenue célèbre sous le nom d'hypothèse de Sapir-Whorf; Whorf
a, en effet, radicalisé ce que suggérait son maître Sapir:
Chaque langue est un vaste système de structures différent des autres, dans
lequel il existe un ordonnancement culturel des formes et des catégories qui non
seulement permet à l'individu de communiquer, mais également analyse le réel,
remarque ou néglige des types de relations et de phénomènes, canalise son
raisonnement et jalonne peu à peu le champ de sa conscience.(3)
Si les commentateurs s'accordent pour voir dans ces deux citations la formulation de
l'hypothèse de Sapir-Whorf, ils divergent sur l'interprétation à lui donner. Certains d'entre eux
y voient l'expression du déterminisme linguistique sous une forme tantôt forte ([5i]), tantôt
faible ([5ii]):
[5i] Une langue Li détermine les représentations des sujets qui la parlent: a) les
individus construiront toujours leurs représentations selon une certaine forme
correspondant à la structure de la langue; b) certaines représentations sont
inaccessibles aux individus, parce qu'elles ne peuvent être construites dans la
langue.
[5ii] Les individus qui parlent une langue Li ont tendance, dans leurs croyances et
leurs rapports au monde, à se laisser guider par la forme des représentations
induites par la structure de leur langue.
Les études en vue de justifier le déterminisme par des tests empiriques n'ont jamais
donné de résultats probants: si l'on présente à un individu des cartes de couleur différentes, il
aura tendance à confondre les couleurs que sa langue ne distingue pas, mais il ne le fera pas
toujours et le résultat varie considérablement en fonction des individus. Une remarque
extrêmement profonde de Jakobson permet de comprendre pourquoi la version faible est une
trivialité qui ne justifie en aucun cas la version forte du déterminisme: "Les langues diffèrent
essentiellement par ce qu'elles doivent exprimer, et non par ce qu'elles peuvent exprimer"
(1963, p. 84). Ce qui appartient proprement à la sémantique d'une langue c'est ce que je ne
peux pas ne pas dire lorsque je la parle. Si je parle français, je ne peux pas faire que "lune"
soit du masculin ou que l'"assassinat de Paul" n'inclut pas "la mort de Paul". Evidemment,
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