Apprendre à « prendre soin » : une mission impossible,… et

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Apprendre à « prendre soin » : une mission impossible,… et pourtant nécessaire
Vous avez dit éthos ?
Avant de tenter de savoir s’il est possible d’apprendre à prendre soin, je souhaiterai
montrer en quoi cette question est éminemment philosophique. A la manière de
Socrate, qui cherchait par des questions apparemment simples à déstabiliser ces
interlocuteurs, il m’arrive de demander, par provocation, aux formateurs d’IFSI ou
d’IFAS, mais aussi d’IFCS, à quoi ils servent ? En général, ce propos est assez mal
accueilli, car il semble remettre en cause la légitimité de la fonction de formateur.
Pourtant, il faut entendre cette question sans ironie de ma part, car elle pose la question
philosophique par excellence, celle du sens de son action (le « pourquoi » avant le
« comment »). En ce sens, les philosophes restent de « grands enfants » puisqu’ils
demandent toujours « pourquoi » !
Le but d’un formateur est apparemment simple : apporter à des futurs professionnels
des savoirs théoriques mais aussi pratiques. La réponse semble exacte, est-elle pour
autant vraie ? Rappelons d’abord que les savoirs enseignés restent (comme les fleurs
de Jacques Brel) périssables. Il faudrait donc rechercher ce que dans ce que nous
transmettons dans nos instituts de formations a pour vocation à demeurer, ce qui (en
principe) doit rester pérenne. Autrement qu’est ce qui demeure entre l’infirmier qui est
sorti en 1981 de l’école d’infirmière de Paul Brousse (Moi) et l’infirmière qui sort de
l’IFSI aujourd’hui avec un grade licence.
Pour tenter de répondre à cette interrogation, il faut revenir à l’histoire du mot
d’éthique. Comme vous le savez sans doute, le terme d’éthique vient du mot grec
« éthos ». La plus belle définition que je connaisse de ce vocable grec, nous vient
d’Héraclite (penseur présocratique) qui voyait, selon la traduction d’Heidegger, dans
l’éthos « la manière d’habiter le monde ».
A la frontière du philosophique et du sociologique, Il faut savoir que ce terme
d’ « éthos » est toujours utilisé de nos jours. Il renvoie aux traits communs que
partagent un groupe social (par exemple : éthos des médecins, des infirmières, des
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directeurs d’hôpitaux pour rester dans la sphère hospitalière). L’éthos est évidemment
lié aux processus de socialisation de la profession,… pour le dire simplement à leur
formation à son contenu mais aussi aux modalités notamment de sélection (une
première année médecine n’a rien à voir avec une première année d’IFSI !)
Cette digression sur l’étymologie du mot d’éthique pourrait sembler à première vue
hors sujet. Elle ne l’est pas, car elle me permet de répondre à ma question de départ : à
quoi sert un formateur en institut de formation comme sur le terrain ? Et bien la
réponse semble évidente : il sert à faire acquérir un éthos. En effet, au-delà de l’apport
de connaissance ou de savoir-faire (évidemment utile), la mission implicite d’un
formateur de soignant est d’apporter à celui qu’il forme, en référence à Héraclite, une
manière d’habiter son métier… certains parlent du « cœur de métier »
Acquérir un éthos
Il reste que la construction d’un éthos est un processus souvent long et rarement aisé.
Certains y verront une forme de formatage. Il s’agit, de manière souvent non
consciente, de transférer ainsi un ensemble de valeurs afin de crée un éthos, un habitus
aurait dit Bourdieu. L’effet est bien de réduire les comportements déviants et de les
homogénéiser.
En visant à transformer les individus, les instituts de Formation peuvent dès lors vus
comme des dispositifs au sens qu’en donne Michel Foucault, c’est-à-dire « un
ensemble […] hétérogène comportant des discours, des institutions, des lois, des
mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques,
morales, philanthropiques, des modes d'emploi aussi. »
Il est vrai qu’entre intégration d’une culture professionnelle et formatage des esprits la
frontière s’avèrent parfois mince. Il s’agit de se « conformer », littéralement « se
former avec ». Il reste que cette transformation est nécessaire et qu’en cas d’échec, le
professionnel, sans repères, se retrouvera en souffrance, inadapté à son milieu. A cet
égard, l’intégration réussie d’un éthos professionnel n’empêche pas d’avoir ensuite un
regard critique sur sa propre profession. C’est le méta-professionnel qui, en prenant du
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recul sur sa pratique, arrive à voir son propre éthos comme éthos parmi d’autres. Pour
être critique vis-à-vis de son éthos professionnel,… faut-il encore en avoir un !!
Et plus précisément pour les formateurs, il me semble que la première condition pour
transmettre un éthos, c’est bien d’en avoir un ! Puisqu’il s’agit d’un véritable
engagement, il me semble essentiel que la formation d’un soignant soit assurée par ses
pairs, et cela même à l’heure de l’universitarisation des IFSI !
Le docteur Karin Parent, membre du collège national des enseignants pour la
formation universitaire en soins palliatifs, parle à ce sujet d’un double engagement
envers le soignant en formation et envers celui qui aura un jour à bénéficier des soins
de ce futur professionnel. Elle écrit en ce sens : « Nous sommes engagés dans deux
relations asymétriques, l’une engendrant l’autre. Nous sommes ainsi responsable deux
fois : une première fois directement, envers le jeune adulte qu’est l’étudiant, qui a
besoin d’apprendre et de se construire en humanité à travers l’apprentissage, jamais
sans épreuves, d’un métier difficile ; et une deuxième fois, indirectement, envers le
patient qui a besoin de soignants compétents et attentifs »
Une mission impossible ?
Pourtant l’enseignement qui consiste à transmettre un éthos soignant, reste une mission
quasi impossible. En faisant référence à Freud – qui pensait qu’il existait trois métier
impossibles: éduquer, psychanalyser, gouverner – il serait tentant d’avance que
transmettre un éthos et plus spécifiquement « apprendre à prendre soin » est également
une mission impossibles.
Reste à comprendre pourquoi Freud associait-il ces trois activités ? La réponse qu’il a
en donnée est simple : avec ces métiers « on peut être sûr d’un succès insuffisant ». La
non-atteinte des objectifs attendus serait dans leur nature. Pour rejoindre Winnicott
quand il parlait des mères suffisamment bonnes, la conclusion semble évidente : nous
ne pouvons aspirer à n’être au mieux que des formateurs (ou des soignants) justes
suffisamment bons (good enough).
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Il faudrait maintenant s’interroger sur le contenu de cet éthos infirmier à transmettre. Il
me semble que sa spécificité se révèle essentiellement dans un mode particulier de
relation au malade. Je ne reprendrai, une fois n’est pas coutume, et en prenant le risque
de décevoir une partie de l’auditoire, la distinction que nous proposait la Grande Marie
Françoise Collière entre le care, les soins d’entretien de la vie, et le cure les soins de ce
qui fait obstacle.
La relation soignant/soigné a fait l’objet d’un nombre important d’écrits, pour cette
intervention je me référerais à un cadre théorique déjà constitué, mais
malheureusement peu connu, celui d’un médecin allemand du début du XXe siècle
von Gebsattel introduit en langue française par le médecin philosophe Suisse Lazare
Benaroyo.
Si cette grille de lecture concernait d’abord les médecins, je pense qu’elle peut
concerner tous soignants.
Les 3 niveaux de la relation soigné/soignant
Cet auteur allemand mort en 1976 distinguait ainsi trois niveaux dans la relation
soignante. Caractérisons rapidement ces trois niveaux pour voir ensuite s’ils peuvent
s’enseigner, et si oui, de quelle manière ?
Le premier niveau est celui de la sympathie éprouvée par le soignant à l’égard de la
personne souffrante. C’est la rencontre entre une personne diminuée qui demande de
l’aide, et une autre appelée à répondre. Il s’agit d’accueillir la douleur d’autrui,
d’écouter la plainte de celui qui souffre. C’est moins le professionnel de santé qui est
ici convoqué qu’un être humain confronté à la douleur d’un autre être humain.
Levinas et Ricœur ont évoqué cette rencontre à leur manière. Le premier évoque une
responsabilité face au visage d’autrui, le second une sollicitude de l’homme agissant
face à l’homme souffrant. S’instaure à ce moment un rapport asymétrique fondé sur la
vulnérabilité du patient d’une part et, de l’autre, sur l’engagement d’un professionnel,
comme personne, à prendre soin de cette personne fragilisée.
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Le second niveau est celui où s’élaborent à la fois le diagnostic et les moyens
thérapeutiques qui seront mis en œuvre pour venir en aide au patient. Le patient en
effet réclame, outre une écoute compréhensive ; une compétence pour lutter contre la
maladie. Le professionnel passe d’une attitude de sympathie à un comportement où
s’exerce son expertise.
Dans cette recherche de la nature de la maladie ainsi que de son traitement, le patient
sera inévitablement objectivé. Sa personne sera comme mis entre parenthèse. Le corps
du patient se verra réduit à un objet, voir morcelé en une multitude de « régions ».
Le troisième niveau cherche à équilibrer la relation. Il incombe au soignant de
redonner les informations en sa possession.
Dans ce dernier moment les compétences et l’expertise technique du soignant doivent
être au service de l’autonomie de la personne souffrante. Malgré une position de
vulnérabilité initiale, doit pouvoir s’établir, entre soigné et soignant, une relation plus
équilibrée où la réciprocité est possible.
En reprenant cette grille de lecture je vous propose de nous interroger sur la possibilité
de former les futurs professionnels à assurer ces trois niveaux
Peut-on apprendre la sympathie ?
Le premier niveau renvoie à la responsabilité d’une personne, en l’occurrence la
personne soignante, qui se retrouve convoquée par la souffrance d’un autre. Il s’agit de
faire preuve d’attention à la douleur d’autrui, de savoir écouter ses plaintes. Nous
sommes au cœur de l’engagement soignant qui se traduit par une forme inquiétude
(naturelle ?) face à la vulnérabilité d’autrui.
Il est clair que cette attitude ne saurait au sens strict s’enseigner. Il est également
certain, que selon notre personnalité nous sommes plus ou moins enclins à faire preuve
de sympathie ou de compassion. Certains diront à ce sujet, qu’on ne choisit pas d’être
soignant par hasard !
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Il n’en demeure pas moins que l’on peut, me semble-t-il, développer cette vertu. Reste
à savoir comment ? Evidemment les stages sont des expériences riches qu’il s’agit,
pour le formateur, d’analyser en tentant de comprendre les enjeux de la rencontre.
Il existe cependant une autre voie qui me semble également intéressante, mais pas
assez exploitée, c’est celle de la littérature. En effet, la lecture d’œuvres littéraires ou
de témoignages d’expérience de la maladie peuvent aider le futur professionnel à
entrevoir le monde des malades. Concernant les œuvres littéraires, je peux citer La
Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï pour la fin de vie, Le Horla de Maupassant pour la
schizophrénie, Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, pour le cancer, sans oublier
évidemment La Peste de Camus concernant les épidémies.
S’agissant des récits de vie, on peut évoquer les ouvrages d’Hervé Guibert sur sa vie
de malade du sida (Le Protocole compassionnel, Cytomégalovirus), de Jean-Luc
Nancy, avec L’intrus qui constitue une réflexion profonde sur la transplantation
cardiaque que le philosophe a subi en 1991, ou de Philippe Labro qui, dans La
Traversée, nous propose le témoignage de son séjour dans un service de réanimation.
Sans oublier la nouvelle de Christian Bobin, Une présence pure, sur le père de l’auteur
atteint de la maladie d’Alzheimer. Je conseillerai également le témoignage très fort
d’une philosophe, Claire Marin, qui nous dévoile son expérience de la maladie grave
dans son beau livre Hors de moi.
La lecture accompagnée de ces ouvrages pourrait faire naitre une réflexion sur le
monde de ceux que, selon, l’expression de Claude Bruaire, « le mal écarte pour un
moment donné, ou pour toujours, de la scène du monde. » Je sais d’ailleurs que cette
voie est utilisée dans certains pays pour la formation des médecins comme des autres
soignants.
Une objectivation nécessaire,… mais risquée
Retour d’expérience ou lecture d’œuvre littéraire, la rencontre avec le malade ne
s’enseigne pas, mais s’expérimente. Il reste que si l’écoute est, à ce moment essentiel,
la réponse l’est tout autant. Et la réponse demande des compétences techniques qui
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nous amènent au deuxième niveau de von Gebsattel.
Cette réponse passe, nécessairement et légitimement, à un moment donné par une
objectivation qui, loin d’être simple, se retrouve en apparente contradiction avec le
premier moment de la rencontre.
Si l’approche hippocratique était holiste (comme d’ailleurs aujourd’hui les médecines
dite parallèles ou complémentaires), ce n’est plus le cas de notre médecine moderne.
Ce changement de paradigme médical, est concomitant à la révolution cartésienne.
Descartes va être un des premiers à considérer le corps humain comme une machine.
Dans ces conditions, le soignant peut logiquement s’apparenter à un technicien face à
une machine à réparer. Il est d’ailleurs incontestable que cette pensée analytique (voire
mécaniste), en s’opposant à la vision holiste hippocratique, a permis au cours du temps
une véritable explosion du champ des connaissances (nous pouvons ici nous reporter
au livre de Michel Foucault, Naissance de la clinique (1963)).
Le futur professionnel doit donc s’exercer au bon geste tout au long de sa formation.
Toutefois, cet abord technique a une conséquence : une objectivation du malade.
Si l’objection est nécessaire lors de certains actes médicaux (pensons à la chirurgie) Il
se trouve qu’elle n’est pas une opération si naturelle pour l’apprenti soignant.
Bénédicte Lombard évoque à ce sujet le concept de « cécité empathique transitoire ».
Il s’agirait d’une capacité professionnelle particulière qui permettrait au soignant de
suspendre, à un moment donné, son empathie pour le bien du malade.
Il existe un autre cas où l’objectivation semble nécessaire. Pensons aux examens qui
vont à l’encontre de la pudeur (examens ou soins de proctologie ou de gynécologie par
exemple). Or, n’arrivant pas à objectiver, nous savons le trouble que peuvent ressentir
les jeunes soignants lorsqu’ils doivent assurer ces soins. Ainsi, aussi étonnant que cela
puisse paraitre il est parfois « éthique » d’objectiver un malade !
Reste que cette objectivation est évidemment dangereuse. Pour le philosophe et
chirurgien Michel Caillol, elle peut cependant rester éthique à deux conditions : elle
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doit être volontaire (je sais que j’objective) et ponctuelle (cette objectivation s’inscrit
dans un temps court et déterminé à l’avance).
La formation doit donc apprendre aux futurs professionnels de passer ainsi de la
subjectivation à l’objectivation et inversement selon les moments. Ce passage est
d’autant difficile à acquérir qu’il fait appel à des approches radicalement différentes.
Ce n’est que l’expérience qui pourra permettre cette « gymnastique » mentale.
Elle peut s’exercer lors des stages pendant la formation et faire ensuite l’objet d’une
réflexion. Reste alors le dernier niveau qui vise à préserver l’autonomie des patients et
de respecter leurs droits.
Une compétence éthique ?
Schématiquement si le premier niveau est relationnel et le deuxième technique, le
troisième serait éthique. L’objet est alors de rétablir, entre soignant et soigné, une
communication rompue au niveau « objectif ». C’est en effet à ce niveau que les
dérives potentielles du niveau objectivant sont évitées, et que le rapport de soin trouve
son sens ultime. La responsabilité du soignant vis-à-vis du patient ne se décline plus
seulement sous la forme d’une responsabilité face à une vulnérabilité mais sous celle
du respect, de la dignité et de l’autonomie.
Ainsi, en rétablissant entre soignant et soigné une communication rompue au niveau
« objectif », on entre de ce qu’il est convenu d’appeler l’alliance thérapeutique.
Concrètement il s’agit alors de recourir aux techniques nécessaires, mais en les
adaptant à la singularité du malade. Nous sommes aux sources de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’empowerment qui est à la source de l’éducation thérapeutique.
Pour le formateur, il y a ici une alchimie à transmettre entre compétences techniques et
compétence relationnel.
L’enjeu est d’apporter un regard véritablement éthique qui relie bienfaisance,
autonomie sans oublier la question de la justice.
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En référence aux travaux de l’économiste indien que Paul Ricœur évoque dans son
livre Parcours de la reconnaissance, il s’agit de redonner, notamment (mais pas
seulement), par des techniques de nouvelles capabilités au malade.
Ainsi, il s’agirait de donner du sens aux soins comme pratique qui visent à rouvrir,
pour un malade donné, le champ des possible.
Pour conclure
« Apprendre à prendre soin » est nécessaire, car il s’agit pour le formateur de
transmettre un éthos sans lequel le futur professionnel ne peut donner du sens à sa
formation.
Cependant, cette apprentissage est difficile (sinon impossible) car il faut appel à des
compétences différentes, voire contradictoires. Comment, en effet, savoir être
empathique dans la rencontre, tout en recourant à une objectivation nécessaire qui doit
laisser sa place en dernière instance au respect de l’autonomie du patient ?
Pour terminer je ne peux m’empêcher de laisser à votre réflexion deux extraits de
textes qui me touchent beaucoup.
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Le premier est de Pierre Magnard : « Si nous n’avions rien à transmettre, c’est
que la transmission est, elle-même, son objet. Le passage de témoin et c’est ce
qui fait sa grandeur, passage d’humanité quand le disciple devient maître aux
yeux étonnés de son maître, consacré dans son état par cette dépossession et
cette fonction. Cette inversion de la relation maître-disciple est ce qui fait notre
fécondité : nous ne produisons pas du savoir, nous produisons de l’humanité.1 »
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Le second extrait tout aussi beau est de Paul Ricoeur dans Parcours de la
reconnaissance qui résume bien l’ensemble de cette intervention.
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Pierre Magnard, « La Transmission. De Claude Bruaire à l’Ecole éthique de la Salpêtrière »
op. cit.
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Le chemin est long pour l’homme « agissant et souffrant » jusqu’à la reconnaissance
de ce qu’il est en vérité, un homme « capable » de certains accomplissements. Cette
reconnaissance de soi requiert, à chaque étape, l’aide d’autrui […] qui fera de chacun
des partenaires un être reconnu.2
2
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 109.
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