nuisent en premier lieu aux plus précaires. Qu’on ne partage pas des méthodes
c’est une chose, qu’on organise une guerre de position avec les ATER, les
candidats à la qualification et les post-doctorants en guise de chair à canon en
est une autre. Mais la sous-représentation de la discipline et l’arbitraire d’un
taux de qualification passant du simple au double révèlent quelque chose de
plus profond que la dureté de la politique universitaire, à savoir un manque
de reconnaissance, voire une absence de légitimité.
Cette hypothèse ne doit pas cependant éluder deux éléments. D’abord, il
s’agit d’une situation très française, où la séparation entre philosophie et
sciences humaines (notamment sociologie) a pris des allures de règlements de
compte autour de figures comme Pierre Bourdieu, radicalisant les camps. Nous
ne cessons de rejouer la partition positivisme contre métaphysique, objectivité
contre normativité, science contre spéculation. Notre but sera de se défaire de
ces dichotomies, qui peuvent produire des analyses passionnantes sur le sens
même de l’entreprise intellectuelle de la théorie politique et le rôle de la nor-
mativité 4, mais qui s’avèrent coûteuses dans la situation actuelle de domination
dans laquelle la théorie se trouve vis-à-vis de la science politique. Enfermer la
théorie politique dans les humanités, au prétexte qu’elle serait normative de
bout en bout à l’inverse de la science, c’est remettre en cause la parenté pro-
fonde qui existe en France entre science politique – et sciences sociales en
général – et théorie, et donc marginaliser encore davantage cette dernière.
Ensuite, il ne s’agirait pas de nier l’inscription intellectuelle de la théorie
dans la science politique. De fait, la Revue française de science politique (RFSP)
publie régulièrement des articles relevant de la sous-discipline, et des thèses de
théorie continuent d’être soutenues. Seulement les proportions interrogent :
seuls 5 % des articles publiés dans la RFSP relèvent de la théorie politique 5,et
sur les 1 145 thèses recensées dans le fichier central des thèses (thèses.fr) sou-
tenues entre 2006 à 2015, nous en comptons à peine plus d’une soixantaine
relevant de la théorie politique. À noter enfin, sur la même période, plus de
300 thèses relevant de la philosophie politique sont soutenues en philosophie
(sur 1634).
Ces quelques chiffres décrivent la situation d’une sous-discipline qui peine
à sortir d’une situation ultra-minoritaire donnant l’impression d’une partie
perdue d’avance. Le repli de cette sous-discipline qui se prendrait pour un
empire dans un empire est une conséquence normale de cette situation. Au
risque de la caricature, les jeunes théoriciens politiques sont contraints en
France de se voir comme une guilde d’irréductibles artisans, soucieux d’une
tradition et d’un savoir-faire inutile. À l’inverse, passé les frontières, les voici
s’enseignent surtout à l’université »), et la réponse d’Alain Dieckhoff, Jean-Marie Donegani et
Marc Lazar le 1er mars (« Oui il y a bien de la science politique à Sciences Po »).
4 - Aurélia Bardon, « Normativité, interprétation et jugement en théorie politique »,
Raisons
politiques
,n
o55, 2014, p. 103-119.
5 - Manuel Cervera-Marzal, « Vers un retour de la philosophie politique dans la
Revue française
de science politique
? Le difficile espace d’une sous-discipline de la science politique française
(1951-2010) »,
Raisons politiques
,n
o54, p. 141.
À quoi sert la théorie politique ? -9
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 13/12/2016 14h44. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
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