À QUOI SERT LA THÉORIE POLITIQUE ?
Benjamin Boudou
Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »
2016/4 N° 64 | pages 7 à 27
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724634549
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2016-4-page-7.htm
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Pour citer cet article :
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Benjamin Boudou, « À quoi sert la théorie politique ? », Raisons politiques 2016/4
(N° 64), p. 7-27.
DOI 10.3917/rai.064.0007
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forum
À quoi sert
la théorie politique ?
Benjamin Boudou
La seule raison d’enseigner la théorie politique se trouve dans la conviction qu’une personne
achevée et mature [complete] doit être capable de réfléchir intelligemment à l’art de gou-
verner, et que la seule façon de s’élever au-dessus de la banalité est d’apprendre à penser
et d’argumenter avec les œuvres des grands auteurs qui ont écrit sur la question. Voir
comment les idées politiques participent à la république des lettres en général, aux systèmes
politiques qu’elles animent, et distinguer ce qui est mort de ce qui est vivant dans les riches
spéculations psychologiques et sociales historiquement, accumulées, c’est à la fois être intel-
lectuellement transformé et avoir à toute heure du jour quelque chose de pleinement per-
tinent à penser. Si je ne croyais pas cela, j’arrêterais d’enseigner et j’irais faire des affaires.
Judith Shklar 1
Cet article interroge la place de la théorie politique au sein de la
science politique française afin de mieux comprendre son rôle et sa
fonction heuristique. Pour éviter de réduire l’engouement théorique à ce
que Hume appelait la « passions des hypothèses » opposée à l’« observa-
tion et les faits » 2, ou à l’inverse d’attribuer le monopole de la pensée aux
théoriciens, il s’agira de souligner les points communs aux démarches
disciplinaires qui enquêtent sur la politique. Nous souhaitons ainsi mon-
trer que la théorie a toute sa place dans la science politique, et que la crise
de légitimité qu’elle traverse est due à une mécompréhension de ses fonc-
tions. Nous présenterons dans un premier temps un état des lieux des
recrutements et thèses soutenues en théorie politique pour montrer sa
situation minoritaire et la défiance dont elle fait l’objet. Puis, en interro-
geant le rapport entre théorie et politique, nous poserons le problème de
l’utilité de la discipline : à qui et à quoi faut-il servir ? Enfin, nous défen-
drons la théorie à partir des fonctions qu’elle doit remplir. Nous en avan-
cerons quatre : une fonction heuristique, une fonction pédagogique, une
fonction critique et une fonction éthique.
En mettant en évidence ces quatre fonctions de la théorie politique,
nous cherchons à proposer des réponses : d’abord aux questionnements
1 - Judith Shklar, « Why teach political theory? »,
in
James Engell et David Perkins (dir.).
Teach-
ing Literature: What Is Needed Now
, Cambridge-Londres, Cambridge, Harvard University Press,
1988, p. 154 (nous traduisons).
2 - David Hume,
Enquête sur les principes de la morale
, trad. fr. Philippe Baranger, Philippe
Saltel, Paris, Flammarion, 1991, p. 75.
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des étudiants qui entament une formation en théorie politique et ne cessent
de se demander si ce qu’ils font a du sens et correspond à leurs ambitions,
mais aussi aux collègues politistes sceptiques, qui exigent une justification de
cette approche disciplinaire avant même d’en considérer les résultats ; et enfin
à ceux qui font de la théorie politique en doutant de leur utilité ou en souffrant
de voir leurs ambitions normatives contraintes par la pratique et leurs ambi-
tions politiques contraintes par l’exigence théorique.
La théorie politique n’est pas un empire dans un empire
Se demander quelle est l’utilité d’une discipline est le symptôme d’une cer-
taine angoisse ; vouloir convaincre de cette utilité est un aveu d’échec. La théorie
politique, manifestement, ne convainc pas l’université française, alors qu’elle
continue de séduire les étudiants. Deux explications sont possibles : ou bien il
ne s’agit là que d’une conséquence malheureuse de la place de la recherche en
France et des crédits qui lui sont alloués. Ou bien ilyaunproblème spécifique
de la théorie politique, un manque de légitimité de cette sous-discipline en soi
ou des candidats qui y sont formés. Le travail précieux fourni par l’Association
française de science politique permet de suivre les évolutions du nombre de
postes, les politiques de recrutement au CNRS, et les combats quotidiens d’une
discipline dite « rare » ; les rapports circonstanciés de la section 04 du CNU nous
informent sur la composition de la discipline notamment par l’évolution des
qualifications des thèses. Ce travail essentiel rend inutile de dresser ici un pano-
rama général de la discipline. Nous souhaitons seulement pointer la situation de
la théorie politique pour mieux justifier notre démarche.
Considérons les cinq dernières années : ilyaenmoyenne moins d’un poste
par an en théorie politique (4 postes sur un peu moins de 100 au total, fil de
l’eau compris, de 2011 à 2015) pour un total de 37 qualifiés, soit environ 13 %
des docteurs qualifiés en science politique. Le rapport entre le nombre de postes
et le nombre de qualifiés n’est donc pas proportionnel. Par comparaison, on
compte un peu plus d’une quarantaine de postes en sociologie politique, pour
151 qualifiés, le rapport est plutôt juste (pour environ 40 % de qualifiés, environ
40 % des postes sont profilés), les relations internationales apparaissent plutôt
mieux servies (ratio qualifiés/postes). Évidemment, le profilage des postes n’est
pas dicté par les taux de qualification, mais un tel écart est problématique et
révèle la faiblesse de la sous-discipline. Précisons que nous écartons les postes
en philosophie politique ou sociale relevant de la section 17, puisque l’agréga-
tion de philosophie est un réquisit implicite pour un recrutement. Plus éton-
nant, c’est en théorie politique que l’écart-type est le plus grand : d’une année
sur l’autre, le taux de qualification varie avec le plus d’intensité, passant de
11 % à 60 %, puis à 37 %. Les critères pour juger de la théorie politique ne
mériteraient-ils donc pas d’être clarifiés ? On ne peut négliger ici les querelles
institutionnelles et personnelles 3qui, il n’est jamais inutile de le rappeler,
3 - Voir par exemple les tribunes de Bernard Lacroix et Daniel Gaxie dans
Le Monde
du 22 février
2013 (respectivement « Rendez-vous raté avec les sciences sociales » et « Des savoirs qui
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nuisent en premier lieu aux plus précaires. Qu’on ne partage pas des méthodes
c’est une chose, qu’on organise une guerre de position avec les ATER, les
candidats à la qualification et les post-doctorants en guise de chair à canon en
est une autre. Mais la sous-représentation de la discipline et l’arbitraire d’un
taux de qualification passant du simple au double révèlent quelque chose de
plus profond que la dureté de la politique universitaire, à savoir un manque
de reconnaissance, voire une absence de légitimité.
Cette hypothèse ne doit pas cependant éluder deux éléments. D’abord, il
s’agit d’une situation très française, où la séparation entre philosophie et
sciences humaines (notamment sociologie) a pris des allures de règlements de
compte autour de figures comme Pierre Bourdieu, radicalisant les camps. Nous
ne cessons de rejouer la partition positivisme contre métaphysique, objectivité
contre normativité, science contre spéculation. Notre but sera de se défaire de
ces dichotomies, qui peuvent produire des analyses passionnantes sur le sens
même de l’entreprise intellectuelle de la théorie politique et le rôle de la nor-
mativité 4, mais qui s’avèrent coûteuses dans la situation actuelle de domination
dans laquelle la théorie se trouve vis-à-vis de la science politique. Enfermer la
théorie politique dans les humanités, au prétexte qu’elle serait normative de
bout en bout à l’inverse de la science, c’est remettre en cause la parenté pro-
fonde qui existe en France entre science politique – et sciences sociales en
général – et théorie, et donc marginaliser encore davantage cette dernière.
Ensuite, il ne s’agirait pas de nier l’inscription intellectuelle de la théorie
dans la science politique. De fait, la Revue française de science politique (RFSP)
publie régulièrement des articles relevant de la sous-discipline, et des thèses de
théorie continuent d’être soutenues. Seulement les proportions interrogent :
seuls 5 % des articles publiés dans la RFSP relèvent de la théorie politique 5,et
sur les 1 145 thèses recensées dans le fichier central des thèses (thèses.fr) sou-
tenues entre 2006 à 2015, nous en comptons à peine plus d’une soixantaine
relevant de la théorie politique. À noter enfin, sur la même période, plus de
300 thèses relevant de la philosophie politique sont soutenues en philosophie
(sur 1634).
Ces quelques chiffres décrivent la situation d’une sous-discipline qui peine
à sortir d’une situation ultra-minoritaire donnant l’impression d’une partie
perdue d’avance. Le repli de cette sous-discipline qui se prendrait pour un
empire dans un empire est une conséquence normale de cette situation. Au
risque de la caricature, les jeunes théoriciens politiques sont contraints en
France de se voir comme une guilde d’irréductibles artisans, soucieux d’une
tradition et d’un savoir-faire inutile. À l’inverse, passé les frontières, les voici
s’enseignent surtout à l’université »), et la réponse d’Alain Dieckhoff, Jean-Marie Donegani et
Marc Lazar le 1er mars (« Oui il y a bien de la science politique à Sciences Po »).
4 - Aurélia Bardon, « Normativité, interprétation et jugement en théorie politique »,
Raisons
politiques
,n
o55, 2014, p. 103-119.
5 - Manuel Cervera-Marzal, « Vers un retour de la philosophie politique dans la
Revue française
de science politique
? Le difficile espace d’une sous-discipline de la science politique française
(1951-2010) »,
Raisons politiques
,n
o54, p. 141.
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pleinement intégrés, débarrassés de la tâche d’avoir à justifier une discipline
reconnue. Pour corriger ce sentiment, nous présenterons les fonctions de la
théorie politique pour démontrer son importance et sa légitimité. Mais « légi-
time » ne signifie pas forcément « utile », qualificatif problématique suggéré
par notre titre.
La théorie politique doit-elle être « utile » ?
La question de l’utilité est souvent posée aux chercheurs – depuis « pour-
quoi faire une thèse sur... ? », jusqu’à « Vous indiquerez dans le projet de
recherche les impacts socioéconomiques » –, mais elle affecte les disciplines
différemment 6. La théorie politique partage avec les sciences humaines une
tension entre son objet, relevant du sens commun, et sa méthode ; entre la
« politique » et son approche « théorique ». S’il est aisé de comprendre pour-
quoi les inégalités posent problème, il l’est moins de considérer le « principe
de différence » (John Rawls) ou la « part des sans-part » (Jacques Rancière)
pour en rendre compte.
Ces questions sont difficiles parce qu’elles engagent la sociologie et l’épis-
témologie d’une profession profondément divisée quant à ses méthodes et ses
objets. Jean Leca fait une bonne description de ce quasi état de nature
disciplinaire :
Dans ses usages actuels la théorie politique n’est pas plus un paradigme qu’une
collectivité scientifique (ou cognitive) : ce n’est pas un construit social permettant
de résoudre des énigmes en nous fournissant une « manière de voir ». Il ne s’agit
pas seulement de la situation classique dans les sciences sociales où la multiplicité
de paradigmes interdisent la constitution d’une science normale, mais de la coexis-
tence d’usages opposés qui interdisent la constitution même d’un champ où des
paradigmes concurrents s’affronteraient. Ce n’est pas un « dialogue de sourds »
car ce n’est pas un dialogue du tout : s’intéresser à l’histoire des idées, à la consti-
tution logique d’un discours, à l’explication d’un processus, à la valeur éthique
d’une doctrine (ou d’une pratique) sont des activités fondamentalement
différentes 7.
Dans cette veine kuhnienne, une interprétation plus dure encore pourrait
affirmer que la théorie politique a tout simplement manqué le changement de
paradigme qui s’est opéré au cours des 19eet 20esiècles, où la sociologie s’est
peu à peu autonomisée de la philosophie 8. Encore une fois, ne resteraient que
quelques irréductibles qui s’accrocheraient à l’ancien paradigme, en étant donc
6 - Voir les très drôles Tiphaine Rivière,
Carnet de thèse
, Paris, Seuil, 2015 et Alain Resnais,
On connaît la chanson
, Arena Films, 1997 ; plus sérieusement Jeremy Waldron, « What Plato
would allow »,
Nomos
, vol. 37
Theory and Practice
, 1995, p. 178.
7 - Jean Leca, « La théorie politique »,
in
Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.),
Traité de science
politique
, vol. 1, Paris, PUF, 1985, p. 76.
8 - Bruno Karsenti,
D’une philosophie l’autre. Les sciences sociales et la politique des
modernes
, Paris, Gallimard, 2013.
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