LA CITÉ HUMAINE DANS LA PENSÉE DE MARTIN HEIDEGGER

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Mouchir Basile Aoun
LA CITÉ HUMAINE
DANS LA PENSÉE
DE MARTIN HEIDEGGER
Lieu de réconciliation de l’être et du politique
Préface de Simone Goyard-Fabre
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
La cité humaine
dans la pensée de Martin Heidegger
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux
sans exclusive d’écoles ou de thématiques.
Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles
soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc
pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de
tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou…
polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Patrick MBAWA DEKUZU YA BEHAN, Le paradoxe du pardon chez Paul
Ricoeur. De la gratuité à la gratitude, 2016.
Hélène MICHON, Tamás PAVLOVITS, La sagesse de l’amour chez Pascal,
2016.
Philippe FLEURY, Figures du gnosticisme, 2016.
Auguste NSONSISSA, La grammaire de la signification. Querelle des
fondements de la philosophie contemporaine du langage, 2016.
Pascal GAUDET, Qu’est-ce que la philosophie ?, Recherche kantienne,
2016.
Godefroy NOAH ONANA, Tradition et modernité. Rupture ou continuité ?,
2016.
Benoît BASSE, De la peine de mort en philosophie, Quel fondement pour
l’abolition ?, 2016.
Bruno TRAVERSI, Le corps inconscient. Et l'Ame du monde selon C.G.
Jung et W. Pauli, 2016.
Pierre-André STUCKI, Démocratie et populisme religieux. L’homme est-il
un loup pour l’homme ?, 2016.
Ange Bergson LENDJA NGNEMZUE, Identité et primauté d’autrui. La
philosophie merleau-pontyenne de l’hospitalité, 2016.
Mahamadé SAVADOGO, Théorie de la création, Philosophie et créativité,
2016.
Marc LEBIEZ, Œdipe athée, Les hommes abandonnés des dieux, 2016.
Philippe FLEURY, Nicolas de Cues et Giordano Bruno, philosophes de la
Renaissance, 2016.
Christian SALOMON, La Condition corporelle, 2015.
Edmundo MORIM de CARVALHO, Paradoxes et peinture I : Escher, Klee,
Kandinsky, Matisse, Picasso, 2015.
Mouchir Basile AOUN
La cité humaine
dans la pensée de Martin Heidegger
Lieu de réconciliation de l’être et du politique
Préface de Simone Goyard-Fabre
Du même auteur
1. Philosophie
La Cité humaine dans la pensée de Martin Heidegger. Lieu de réconciliation de l’être et du
politique, Paris, L'Harmattan, 2e éd., 2016.
Frédéric Gentz. De la paix perpétuelle, Thesaurus de philosophie du droit, Centre de
philosophie du droit, Paris, Vrin, 1997.
Philosophie et religion. Études sur l’athéisme contemporain, Beyrouth, Dâr Al-Hâdi, 2003.
Herméneutique philosophique. Histoire occidentale des théories de l'interprétation, Beyrouth,
Librairie Orientale, 2004.
Politique et université, Jounieh (Liban), Publications de l’Université Saint-Esprit de
Kaslik, 2007.
Heidegger et la pensée arabe, Paris, L’Harmattan, 2011.
Une pensée arabe humaniste contemporaine. Paul Khoury et les promesses de l’incomplétude
humaine, Paris, L’Harmattan, 2012.
Anthropologies croisées. Essai sur l’interculturalité arabe (sous presse).
Ces Libanais ! Symptômes de dérèglement de l'être libanais, Beyrouth, Dâr Sâer AlMachreq, 2016.
2. Sciences des religions
Christianisme et Islam. Étude comparée des concepts fondamentaux, Jounieh (Liban),
Éditions Saint-Paul, 1997.
Dialogue islamo-chrétien. Contributions à la réciprocité interculturelle, Jounieh (Liban),
Éditions Saint-Paul, 1997.
Les fondements de la pensée chrétienne, Jounieh (Liban), Éditions Saint-Paul, (en
collaboration avec Adel-Theodor Khoury ; t. I : 2000 ; t. II : 2002).
Le christianisme à l’aube du troisième millénaire. L’essence du christianisme et ses paradoxes, (en
collaboration avec Cyrille Bustros), Jounieh (Liban), Éditions Saint-Paul, 2001.
Fondements du dialogue islamo-chrétien, Beyrouth, Publications de l’Université SaintJoseph, Librairie Orientale, 2003.
L’épreuve de la foi. Relectures critiques de la pensée chrétienne, Beyrouth, Librairie Orientale,
2005.
La pensée arabe chrétienne. Requêtes d’une réforme d’actualisation, Beyrouth, Dâr Al-Talî‘a,
2007.
Religion et politique. La pensée politique chrétienne en sa structure théorique et sa réalité
libanaise, Beyrouth, Éditions An-Nahar, 2008.
La lumière et les lanternes. Le pluralisme religieux à l’épreuve du questionnement, BalamandTripoli (Liban), Publications de l’Université de Balamand, 2008.
Fils et vicaire. Pour une anthropologie islamo-chrétienne comparée, Paris, L’Harmattan, 2015.
Le Christ arabe. Pour une théologie chrétienne arabe de la convivialité, Paris, Cerf, 2016.
© L’Harmattan, 2016
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
ISBN : 978-2-343-08340-7
EAN : 9782343083407
Préface
L’ouvrage de Mouchir Basile Aoun n’avait nul besoin de
préface. Il parlera de lui-même à ses lecteurs en les conduisant, de
manière méthodique et scrupuleuse, dans les labyrinthes de la
philosophie de Heidegger. De cette pensée difficile, l’auteur
maîtrise à la fois les détours et les profondeurs. Sans jamais céder
aux hermétismes volontaires du vocabulaire tourmenté de
Heidegger qui ont séduit tant d’épigones et de commentateurs, il
réussit, en une langue claire, à retracer l’itinéraire complexe du
penseur de Messkirch. Mais l’originalité de M. Aoun réside, bien
au-delà de son sens rhétorique et de ses qualités didactiques, dans
la manière dont sont scrutées, dans les divers écrits de Heidegger,
la figure de la polis, aussi bien que la forme et le sens de la politique.
On en conviendra d’emblée : il faut beaucoup de courage
pour traiter des idées politiques de Heidegger. Le problème, en
effet, est explosif et il est philosophiquement très difficile. D’une
part, les idées politiques de Heidegger s’inscrivent dans un corpus
philosophique qui a donné lieu, aujourd’hui, à des exégèses
nombreuses et contradictoires. Celles-ci, à leur tour, suscitent
d’amples débats dont nul n’ignore la vivacité et, parfois, le tour
agressif. D’autre part, l’engagement politique, inoublié, du
philosophe dans le parti national-socialiste a soulevé des tempêtes
– qui ne sont nullement apaisées de nos jours, ainsi qu’en
témoignent non seulement l’accueil réservé il y a peu de temps au
livre de Victor Farias, mais aussi le ton adopté par François Fédier
dans la toute récente présentation des Écrits politiques1 de Heidegger
entre 1933 et 1966 – si bien que l’on ne sépare généralement pas la
pensée politique de Heidegger de ce que certains appellent sa
« déviation nazie ». Dans ce climat intellectuel chargé de suspicion,
le livre que Mouchir Basile Aoun consacre à la polis heideggerienne
pourrait appeler, de prime abord, semble-t-il, quelque
circonspection. Il vient après beaucoup d’autres et le propos risque
d’avancer sur un terrain miné. Mais cette réserve prudente est sans
fondement. La réflexion qui est conduite dans cet ouvrage est
véritablement personnelle et neuve. Elle est, en outre, totalement
débarrassée des scories du débat empoisonné autour des options
1
F. Fédier, Écrits politiques (1933-1966), Paris, Gallimard, 1995.
5
« politiques » du philosophe. L’auteur déjoue les réticences que
pourrait éprouver un lecteur conditionné par des joutes partisanes
autour de Heidegger. Non point du tout qu’il ajoute sa propre
exégèse aux autres exégèses, mais il donne à son œuvre un soustitre auquel il suffit de prêter attention pour savoir que l’analyse
offerte est inédite et qu’elle emprunte la voie de l’authentique
philosophie. Il s’agit, en effet, pour M. Aoun, de démontrer que la
polis, telle que Heidegger la pense et l’appelle de ses vœux, est (et
doit être) le « lieu de réconciliation de l’Être et du politique ». La
thèse, à l’évidence, est hardie. Non seulement parce que ce que
Jean Beaufret a dénommé « la topologie de l’Être » réside dans le
fond le plus profond de la philosophie de Heidegger comme
« ontologie fondamentale ». Non seulement parce que nous savons
tous – et Heidegger le savait mieux que quiconque – que la polis est
par excellence le séjour de Polémos, lieu de tensions et de conflits
sans fin. Mais parce que parler de « réconciliation » suppose ces
déchirures et ces désaccords préalables.
Cette idée pourrait paraître banale, tant il est vrai que
Heidegger a constamment dénoncé les périls qui sclérosent le
monde moderne et l’emportent dans un mouvement de déclin et
de déchéance, où l’histoire de l’Être est celle d’un long oubli, au
bout duquel se profile l’opacité sinistre du nihilisme. Mais, loin de
ce qui est devenu un poncif souvent utilisé et ressassé, M. Aoun
considère que l’œuvre de Heidegger enveloppe un « non-dit »
beaucoup moins sombre et désespérant, auquel il est
particulièrement attentif.
Certes, dans le monde occidental qu’envahit et que dévore
la technique, on assiste, en un « temps de détresse », à
l’écroulement de « la force spirituelle », tandis que s’accroît « la
volonté de la volonté » en quête d’une maîtrise de plus en plus
grande sur les choses et sur les hommes eux-mêmes. Cela explique
que le spectacle politique qui s’offre à la méditation du philosophe
soit lacéré de tant de brèches et de brisures et que le monde en
agonie révèle à travers lui, comme en un miroir, l’épuisement
progressif de l’Être. Seulement, une pensée profonde doit savoir
distinguer la politique, simple pouvoir technique dans lequel se
glisse le venin de l’administration et de la bureaucratie, et le
politique qui, dans la Cité, aurait une dimension fondationnelle. Si
l’on ne sait pas mesurer l’importance de cette distinction, il est
superficiel et philosophiquement vain de répéter indéfiniment que
6
Heidegger s’est mis au service de l’organisation politique de
l’Allemagne nationale-socialiste. Il faut donc savoir gré à M. Aoun
de ne pas s’aventurer sur ce terrain où tous les pas sont frappés de
suspicion et ont conduit nombre de commentateurs à l’anathème
et à l’accusation. Il a fort bien compris la complexité de ce qu’Éric
Weil désignait comme « le cas Heidegger ». Mais c’est à un tout
autre niveau qu’il situe sa réflexion. Il cherche à dénoncer le lien
problématique entre le politique et la philosophie. En scrutant les
textes, plus encore dans leurs interstices et leurs marges que dans
leur sèche et parfois énigmatique littéralité, il retrouve, en son
essence même, le rapport idéal qui, loin des déchirures
ontologiques de la facticité politique, unit au contraire le politique à
l’Être.
Pour pouvoir déchiffrer ainsi le message d’espérance que
Heidegger aurait caché au plus profond du non-dit des quelque
trente milles pages qu’il a offertes à la publication, il fallait avoir
avec l’œuvre entière un commerce très étroit et une « bienveillante
impartialité ». L’un et l’autre ont requis de M. Aoun une longue
patience. En 1990, il avait soutenu à Beyrouth un brillant mémoire
consacré à La technique moderne comme achèvement de la métaphysique
occidentale dans la pensée de Martin Heidegger. Dès cette époque, il
décelait dans la pensée du philosophe allemand, par-delà
l’étiolement que la maîtrise technicienne impose au monde, la
possibilité, contre tout abandon à « l’étant », de lancer un « défi » à
la « domination » par laquelle l’homme, sur la terre, verse dans
l’absence de sens. Mais, disait-il alors, si Heidegger pense à la
réhabilitation des choses et du sens2, celle-ce « ne se produira que
dans la sérénité de l’attente ». Or, le commerce avec les textes
heideggeriens, avec leurs méandres, leurs subtilités, leurs
difficultés, voire leurs énigmes, a renforcé l’intuition de ses
premières recherches. En effet, dans les cours que Heidegger, au
début de sa carrière, a consacrés à saint Augustin et au néoplatonisme3, se laisse deviner une foi chrétienne primitive que ni le
rapport historique au national-socialisme ni les conséquences qui
2
3
Cf. Heidegger, Questions III-IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 188.
Le cours en question vient d’être publié dans la Gesamtausgabe. Voir
Heidegger, Phänomenologie des religiösen Lebens (1. Einleitung in die
Phänomenologie der Religion 1920/1921 ; 2. Augustinus und der Neuplatonismus
1921 ; 3. Die philosophischen Grundlagen der mittelalterischen Mystik 1918/1919,
2. Auflage, Frankfurt/Main, Klostermann, 2011, 352 p. (note de l’auteur).
7
s’ensuivirent n’ont pu entamer. Dès lors, il est clair pour lui qui,
sur le fond conflictuel de l’existence et dans les drames mêmes de
la factualité politique, il y a autre chose que cette nuit qui descend
sur le monde moderne en signifiant son desin historial. Non
seulement Heidegger refuse la souveraineté de l’homme trop
enclin à jouer les apprentis sorciers. Non seulement il rejette, dans
l’humanisme issu des Lumières, la « métaphysique de la
subjectivité » au point d’être franchement anti-humaniste, mais il
est en quête des sources cachées où la voix de l’Être a la dimension
du sacré. Alors, dans l’interrogation philosophique du politique,
l’on voit du même coup la Cité dévoiler la dimension spirituelle et
sacrée (geistlich) qui lui confère sa vérité. Il ne s’agit là ni d’une
reconquête des valeurs de l’humanisme, ni d’un renouveau de la
métaphysique essentialiste. Heidegger a tourné le dos,
définitivement, à l’anthropologie et à la métaphysique. Mais, en
refusant la chute (Verfall) comme un destin inexorable, il a laissé
deviner, dans la constellation d’un somptueux rassemblement
(Geviert), un horizon d’espoir. Faisant toujours retour à la question
de l’Être avec la volonté de retrouver les commencements,
Heidegger n’aurait-il point pensé que, dans « le cadre uni du Ciel et
de la Terre » qui fait songer à la poésie de Hölderlin, Dieu
reviendrait dans la Cité des hommes et que ceux-ci, alors, pourront
être (et, en tout cas, devraient être) « les bergers de l’Être » ?
Avec beaucoup de modestie, M. Aoun entend se garder,
dit-il, de « succomber à la tentation [...] d’imposer cette unique
ouverture herméneutique » qu’est la perspective de la polis comme
lieu de réconciliation « des puissances conflictuelles inhérentes à
l’avènement historique de la vérité de l’Être ». Il reste que, à l’heure
où le second millénaire s’éloigne de nous dans la peur de la
dislocation, l’espérance, quasiment sacrée elle aussi, d’une
restauration ontologique au sein de la vie politique, est chaleureuse
et réconfortante.
Mouchir Basile Aoun sait évidemment que, dans la pensée
profonde – profonde jusqu’au secret – de Heidegger, la plénitude
ontologique du politique est marquée de tant d’idéalité que le
philosophe ne pouvait se soucier des conditions de sa réalisation. Il
avait d’ailleurs assez de lucidité pour ne pas ignorer que nombre de
résistances y feraient obstacle. C’est qu’au fond, la réconciliation
du politique et de l’ontologique est, pour Heidegger, une véritable
8
poiesis4 ou, plutôt, « un beau poème » qui, sorte d’hymne au sacré,
signifie que, dans la politique comme dans la poésie, l’espoir du
« développement de l’Être » demeure un horizon éclairé de
spiritualité. À l’égard de cette politique « poématisée », Heidegger,
comme Nietzsche, avait son secret. Comme Hölderlin en tout cas,
il aurait pu évoquer un retour au pays natal qu’éclairait l’aurore de
la pensée.
Parmi les multiples essais de compréhension de l’œvure
Heidegger, le livre de M. Aoun apporte, outre les analyses
minutieuses et profondes qui le feront certainement remarquer, un
message d’espoir qui renouvelle en profondeur le sens et la portée
de la pensée politique heideggerienne si lourdement marquée
d’opprobre par l’engagement public du philosophe sous le régime
nazi. Heidegger, sans doute, a songé à « une nouvelle Allemagne »
et l’on n’effacera jamais les faits. Ils sont là et ne mentent pas.
Ainsi que le disait Simone Weil, son engagement apparaîtra
toujours « comme une souillure ». Néanmoins, il n’est pas
impossible que, devant les pesanteurs et les taches de l’histoire et
de la politique, Heidegger ait pensé, comme le vieil abbé Raynal
devant les dérives de la Révolution française : « Je n’ai pas voulu
cela. » Alors, ainsi que le remarque M. Aoun, on peut se demander
si, au tréfonds de la pensée heideggerienne, se blottit ou bien
l’espoir empreint de religiosité d’une réconciliation de la politique
et de l’ontologie, ou bien le regret, chargé de nostalgie, de la
plénitude de l’Être aux premiers matins du monde. Heidegger a
emporté son secret, et il est difficile de répondre à une telle
interrogation. Mais son œuvre, tout entière hantée par la parole de
Hölderlin, semble bien signifier que « là où est le danger, là aussi
croît ce qui sauve ». Sur l’itinéraire d’un penseur que l’on a déclaré
« maudit », M. Aoun a décrypté les « signes sur la route »
(Wegmarken) à travers lesquels une éclaircie laisse se dévoiler l’Être
trop longtemps voilé et oublié sous l’effet des passions de l’étant.
Dans les trouées de lumière que laissent paraître ces « signes sur la
route », la polis heideggerienne pourrait – ou devrait – être, au
rebours de la destruction ontologique qui caractérise les Holzwege
de l’historialité, la ré-union de ce que, dans la finitude, la factualité
politique sépare. À travers le thème du « retour » cher à Hölderlin,
4
Selon Heidegger, la poiesis désigne la pro-duction ou l’épanouissement à
partir de soi.
9
Heidegger n’aurait-il pas pensé, au plus secret de lui-même, que,
l’éclaircie de l’Être étant l’indication d’une voie sacrée, ce sont le
Ciel et la Terre, les dieux et les hommes qui pourraient se
retrouver ?
Simone Goyard-Fabre
Univeristé de Caen, France
(été 1996)
10
Introduction générale
La présente recherche sur la cité heideggerienne s’autorise
d’une intuition fondamentale puisée dans la méditation de la situation critique de notre planète qui assiste, impuissante, aux
graves errements théoriques et pratiques de la politique moderne.
Les convulsions agoniques qui frappent de plein fouet petites et
grandes nations, la destruction un à un des systèmes de défense de
la vie planétaire, la défaillance du système immunitaire humain, la
stagnation du progrès économique et la régression du
développement, la planétarisation de la technique et le nivellement
de la culture, autant d’indices qui révèlent, sous forme de
diagnostic alarmant, l’exacerbation de la crise politique et le
fourvoiement de l’administration de la cité humaine à l’aube du
vingt et unième siècle. Administration fondée essentiellement sur
la logique du profit. Plus s’aggrave la crise, plus s’exaspère
l’incapacité à penser l’essence de l’impasse qui guette l’avenir de
l’homme. Et dans la mesure où le foisonnement des connaissances
écarte le citoyen ordinaire de la sphère de la vérité, s’accroît la peur
d’une dislocation du savoir, définitive et irrévocable, qu’entendent
infliger à l’homme soucieux d’une vision légitime du global et du
fondamental la parcellisation et l’émiettement de ces connaissances
détenues de manière arbitraire et inconséquente par les techniciens
et les scientifiques. En raison de l’élargissement de leur pouvoir
technique, ces derniers encourent le grave danger de dominer la
terre et l’homme.
Aujourd’hui, dans la perspective même ouverte par ces
éclatements, l’œuvre de Heidegger se juge autorisée, par le recul de
la pensée méditante et remémorante, à considérer l’essor de la
technique manipulatrice comme l’achèvement de la métaphysique
occidentale de la subjectivité rationalisante. Aussi entend-elle
localiser l’origine de la crise dans l’oubli massif de l’être et, par voie
de conséquence, de la vérité du politique qui représente la force
motrice de l’histoire. C’est à cause de la scission du réel en deux
zones antagonistes, la zone de l’ontologique (le sens ultime) et la
zone du politique (le fait prosaïque), que l’homme moderne se livre
inconsciemment à la dévastation de la terre et à l’asservissement de
l’humanité. Dans la technique de la manipulation, où la raison
calculatrice stérilise et immobilise la subjectivité, le conflit entre la
11
vérité de l’être et la non-vérité du politique atteint dramatiquement
son paroxysme. Dès lors, l’homme se trouve assujetti à la loi d’un
politique amputé de sa dimension ontologique et rivé à l’intérêt
immédiat d’une raison assoiffée de concordance, d’adéquation, de
maîtrise et d’excellence pratique. Un terme crucial dépeint le
fourvoiement de l’être à l’époque moderne, le Gestell : « La
question, c’est que l’homme moderne se trouve désormais dans un
rapport à l’être fondamentalement nouveau - et qu’il n’en sait rien.
Dans le Gestell, l’homme est mis en demeure de correspondre à
l’exploitation-consommation ; la relation à être dans cette relation.
L’homme n’a pas la technique en main. Il en est le jouet. Dans
cette situation règne la plus complète Seinsvergessenheit, le plus
complet retrait de l’être. La cybernétique devient l’ersatz de la
philosophie, et de la poésie. La politologie, la sociologie, la
psychologie deviennent prépondérantes, disciplines qui n’ont plus
le moindre rapport avec leur propre fondement. En ce sens,
l’homme moderne est l’esclave de l’oubli de l’être5. » Pour
surmonter l’oubli de la vérité de l’être, Heidegger préconise
d’aborder, sous un nouveau jour, le séjour de l’homme dans la polis.
Car, en définitive, la crise qui secoue l’humanité à l’heure actuelle,
est un indice révélateur d’un autre antagonisme, beaucoup plus
nocif, qui arrache ce séjour historique à son véritable champ de
déploiement. C’est donc dans le traitement de ce conflit que
s’enracine l’intuition principale de cette recherche.
Tout au long de son œuvre, Heidegger s’efforce de justifier
le bien-fondé de son intuition. Tant que le politique, mode
fondamental de séjour dans la polis, refuse d’accueillir et de mettre
en œuvre la vérité de l’être, il sombrera encore davantage dans la
griserie et l’exaltation pathologique de la domination. C’est
pourquoi il s’avère impérieux de procéder à une restauration de la
vérité du politique à la lumière de son rapport avec l’être. Non pas
qu’il s’agisse d’éradiquer toute sorte de conflit entre l’ontologique
et le politique dans l’histoire, mais plutôt de déplacer le lieu et le
sens du conflit en direction d’une réconciliation destinale qui
transforme ledit conflit en dynamisme d’avènement et de mise en
œuvre de la vérité. S’il est donc nécessaire d’effectuer ce
5
Heidegger, Questions III et IV (Q III-IV), trad. par J. Beaufret et autres,
Gallimard, 1990, pp. 457-458 (Seminare, [GA 15], I. Abteilung : Veröffentlichte
Schriften 1910-1976, Band 15, hrsg. von C. Ochwadt, Klostermann, 1986,
pp. 369-370).
12
déplacement, c’est parce que Heidegger croit fermement que le
faux antagonisme qui, au sein de la technique manipulatrice,
oppose l’ontologique et le politique l’un à l’autre, ne peut être
qu’un antagonisme déformateur et appauvrissant. Au lieu que le
politique s’ouvre à la totalité des étants, dans le plein respect de
leur propre identité, il s’acharne à se les soumettre dans l’unique et
obsessionnel dessein de les remodeler à l’image de ses intérêts
hégémoniques. Au lieu que l’être lui-même se laisse révéler dans
toute la splendeur de son dynamisme polémique d’apparition et de
dissimulation au sein d’une polis convertie à son avènement, il
succombe à la tentation de livrer brutalement sa vérité en tant que
pièce justificative d’une parfaite saisie rationnelle opérée par la
technique effrénée. Pour ramener et l’ontologique et le politique
dans leur véritable orbite, Heidegger pose en préalable à la
restauration du conflit la réappropriation, par chaque terme, de son
identité historique, stipulant par là même la nouvelle figure du
conflit rédempteur. Il s’ensuit donc que la réhabilitation du
politique, thème majeur de notre recherche, se réfère intimement à
l’élucidation du statut d’une nouvelle pensée de la réconciliation.
Pensée dont le contenu s’inscrit comme en filigrane dans les
diverses jointures de cette démarche.
Notre approche de la cité heideggerienne entend donc
vérifier la manière dont Heidegger s’emploie à reposer et à
résoudre, en termes jusque là inédits, la nature du conflit qui
oppose l’être au politique. Le conflit qui nécessite la réconciliation
et qui, partant, justifie et fonde le présent travail, apparaît le plus
souvent dans le processus d’isolement et de dénaturation du politique moderne. Il s’agit, en effet, d’un politique disloqué, émietté,
compartimenté, détaché de sa sphère ontologique et dépourvu de
son élément unitaire6. Complexe combinaison d’influences croisées, le champ politique moderne sévit par la propension déme6
B. Dauenhauer décrit en termes de sublimation et de dépréciation
technocratique la dérive actuelle du politique. Dans la première
dénaturation, l’existence de la communauté s’effrite en groupuscules
formés à l’intention de protéger les intérêts étroits et le bien-être égoïste
de leurs membres qui entendent se soustraire à la pesanteur collective de la
cité. Devant cette réalité, le fourvoiement technocratique induit certains
citoyens dans l’erreur de garantir l’efficacité de leur liberté par une plus
grande dépendance à l’égard de l’organisation bureaucratique du pouvoir
(cf. B. Dauenhauer, « Heidegger’s contribution to modern political
thought », in The Southern Journal of Philosophy, 22, 1984, pp. 483-484).
13
surée de ses agents à la domination et au renforcement du pouvoir.
À l’encontre d’un politique fondé sur le pouvoir et la maîtrise
embellie de l’autre, essence indéniable de toute survie humaine,
Heidegger propose dans sa tentative réconciliatrice l’édification
d’un politique de libre accueil. C’est à cette unique condition que
l’être et le politique peuvent cohabiter historiquement au sein de la
polis. Accueil du dynamisme ludique de l’être tout d’abord, et
accueil de l’autre dans toutes les aspérités de son être. Dès lors, le
pouvoir, s’il doit en persister par égard au danger de
l’inauthenticité de l’homme, sera un pouvoir accordé par la force
réconciliatrice relative à l’avènement de la vérité sous la forme d’un
événement énigmatique, d’un Ereignis historial qui préside au sort
de l’existence humaine.
Telle est la toile de fond sur laquelle nous entendons
broder les diverses analyses ayant trait aux conditions de possibilité
qui affectent l’émergence d’une cité où l’homme puisse aligner sa
conduite sur les consignes issues du mouvement initial de la
réconciliation. Née dans la mouvance anti-moderniste de la pensée
allemande, la réflexion heideggerienne sur la polis en tant que lieu
d’avènement de la vérité de l’être, s’inscrit en faux contre les
prétentions de validité issues d’une subjectivité fondée
exclusivement sur l’efficacité de l’acte technique. Modalité de
séjour et, par conséquent, de mise en œuvre de la vérité de l’être, le
politique heideggerien, tel qu’il est entendu dans la globalité de son
approche, régit de fond en comble le déploiement historique des
étants qui peuplent la cité, et détermine la manière d’être de
l’homme qui entretient avec ces étants un commerce quotidien
d’ouverture par la parole et l’action. Le but de cette recherche
consiste donc à montrer comment, à l’ombre de la réconciliation
opérée par l’Ereignis, le politique devient le lieu d’épiphanie de l’être
dans l’intime dynamisme ludique de la vérité. Laquelle advient et se
retire au gré de la nature mouvante des choses et eu égard à
l’aptitude de l’homme à inscrire son existence dans le sol de
l’authenticité ontologique.
Si, en dépit du pullulement des approches politiques de la
pensée heideggerienne, nous consacrons nous-même une si longue
étude au statut du politique dans l’œuvre philosophique la plus
marquante de ce siècle, c’est parce que nous sommes persuadé que,
toute condamnation massive du comportement politique du
recteur nazi étant secondaire par rapport à l’enjeu de la
14
réconciliation, la réhabilitation heideggerienne du politique mérite
d’être examinée sous l’angle que nous cherchons à étayer tout au
long de cette investigation. Conscient de la gravité de ce thème7,
nous voulons montrer qu’au-delà de sa visibilité (attitudes,
comportements, institutions, relations, lieux et périodes du
pouvoir, règles morales, sociales et juridiques, états de
développement et de puissance économique, aspects spatio-temporels des procédures et des rites, etc.), le politique qui se fonde
sur le socle ontologique de la vérité, constitue le principe d’intériorisation et de mise en rapport d’un mode singulier de discrimination des repères en fonction desquels s’ordonne l’expérience de
la coexistence humaine. En d’autres termes, nous voulons replacer
le politique dans son champ initial d’épanouissement. Champ
ouvert par la pensée grecque de la polis et redéfini par l’ontologie
heideggerienne en tant que facteur d’unité et de rassemblement des
membres de la communauté qui y éprouvent les meilleures chances
de correspondre concrètement à ce qu’ils considèrent
collectivement comme leur vocation historique. L’ordre des
rapports déployés dans la cité assurera au peuple l’unification
escomptée et consolidera la cohésion de l’existence
communautaire en rendant formulables et accessibles les objectifs
communs relatifs à l’acquisition et à la réalisation de l’authenticité
humaine.
Nous nous efforcerons donc d’exposer et de développer le
concept heideggerien de la polis, car il nous semble qu’en elle
s’agencent les dimensions fondamentales d’une expérience du
monde par laquelle l’ontologique et le politique se croisent dans
l’unique quête de cette authenticité. Selon Heidegger, la cité est
pensée comme expérience du site, du là de la manifestation
historique de l’être. Manifestation qui englobe et excède à la fois
7
« À vrai dire, cette question - Heidegger et la politique - est d’une difficulté
redoutable ; elle met en jeu à peu près toutes les certitudes sur lesquelles
vivent les sociétés contemporaines. Et surtout : elle subordonne sa propre
mise en train à une remise en question de tous les concepts politiques
traditionnels. » (F. Fédier, Heidegger. Anatomie d’un scandale, Laffont, 1988,
p. 38.) Relevant la même gravité, quoique sur un autre registre, J.
Habermas (Profils philosophiques, trad. F. Dastur et autres, Gallimard, 1974,
p. 48) déclare que « l’avenir de la pensée philosophique est affaire de
pratique politique ».
15
l’être-ensemble de la communauté du peuple8. Le politique heideggerien s’avère donc radicalement différent de la conceptualisation métaphysique de la vie sociale, car il ne peut maintenir le
cap de sa trajectoire historique que dans l’exacte mesure où il le
dépasse. Ce que symbolisera avec éclat le fait qu’une fois mise en
œuvre au sein de la cité, la vérité politique aura complètement
exhumé la face obscure et, partant, réservée de sa destination. Le
but assigné à ce double mouvement d’apparition et de retrait,
devrait mieux correspondre à la nature elle-même polémique du
politique heideggerien et servir ainsi la cause de la réconciliation,
au sein de la cité, des deux domaines de la vérité, le domaine de
l’être (la dimension ontologique de l’existence) et celui de l’étant (la
dimension politique de la même existence).
8
C’est en référence à l’intuition heideggerienne qu’une des écoles
heideggeriennes françaises cherche à souligner le retrait du politique à
l’époque actuelle : « Ce ‘fait’, qui est un ‘fait philosophique’ (une sorte de
factum rationis de la raison philosophico-politique), que depuis au moins
Aristote, l’être-ensemble des hommes, le zoon politikon, ne tient pas à la
donnée factuelle de besoins et de nécessités vitales, mais à cette autre
donnée qui est celle du partage de la parole éthique et ‘évaluatrice’ en
général : ce ‘fait’ défie toute assignation dans la factualité empirique, pour
autant qu’une telle factualité existe. Ce qui nous occupe, autrement dit,
c’est l’excédent de ce ‘fait’, c’est l’excès sur le ‘vivre’ - et sur le ‘vivreensemble’ simplement social - du ‘vivre bien’ qui seul détermine la zoe du
zoon politikon. C’est un tel ‘bien’ en somme - cet ‘en plus’ de toute
organisation des besoins et de tout règlement des forces - [...] aujourd’hui
indéterminé qui reste dans le retrait.. » (Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy,
« Le ‘retrait’ du politique », in Collectif, Le retrait du politique, Galilée, 1983,
p. 198.) Toujours dans le même style interrogatif, Ph. Lacoue-Labarthe
(« La transcendance finie/t dans la politique », in Collectif, Rejouer le
politique, Galilée, 1981, pp. 174-175 ; le même article, reproduit également
dans Collectif, L’imitation des modernes, Galilée, 1981), développe à sa
manière le questionnement de Heidegger : « Qu’en est-il en général du
politique ? Quelle est l’origine, quels sont les soubassements historicophilosophiques, quelles sont les limites ou les bornes du (ou des)
concept(s) du politique que nous manipulons ? En quoi consiste, dans son
essence, le politique ? (Si l’on préfère : le concept suffit-il aujourd’hui à
désigner ce que nous entendons désigner sous ce mot ? Peut-on, et à quel
prix, à quel risque philosophique ou déjà - plus philosophique - à quel
risque de la ‘pensée’, faire encore fond innocemment ou presque
innocemment, sur le mot ?). Et à l’inverse, que rien ne saurait exclure si
l’on mène à terme certaines des questions heideggeriennes : [...] Jusqu’à
quel point le politique n’est pas ce qui n’arrête pas d’inaccomplir le
philosophique, avec toutes les conséquences qui sont celles d’une
domination dont on ne voit pas la fin ? »
16
Tel est donc l’objet de cette étude sur la polis
heideggerienne perçue en tant que lieu de réconciliation entre les
deux domaines susmentionnés. Cependant, la clarté relative de
l’objectif ainsi fixé, n’élimine guère les zones d’ombre qui rendent,
sinon périlleux, du moins abrupt l’accès au cœur de la pensée
politique heideggerienne. Multiples et légitimes sont donc les
interrogations philosophiques et méthodologiques qui remettent
en question la possibilité de bien mener à terme un exposé d’une
telle envergure. Comment peut-on évaluer équitablement l’apport
global de la pensée heideggerienne au milieu d’un concert
dissonant d’approbations élogieuses et de condamnations sans
appel ? De quelle manière doit-on trancher le problème épineux de
l’adhésion officielle au nazisme hitlérien de telle sorte qu’elle ne
fragilise plus à l’extrême la contribution politique de la pensée
heideggerienne de la réconciliation ? Quelle serait la meilleure
méthode d’approche d’une œuvre manifestement traversée par des
revirements et des retournements pénibles qui rendent fort critique
le processus d’analyse et de déduction devant prévaloir dans cette
nouvelle lecture ? A-t-on, d’ailleurs, le droit d’infliger à une pensée
qui, à dominante plutôt spéculative, prétend ne s’occuper que de
l’être et de lui seul, une interprétation politique visant à concrétiser,
autant que faire se peut, la portée initiale de son intuition
philosophique ?
Les
réponses
que
nous
esquissons
schématiquement au début de notre investigation, constituent
l’ossature méthodologique de toutes les analyses qui parsèmeront
les champs de réflexion ouverts par cette thèse. Aussi, avant
d’établir le plan de la recherche, nous a-t-il paru indispensable et
certainement bénéfique de procéder à l’élucidation d’un certain
nombre de précautions que nous avons dû adopter en tant
qu’orientations méthodologiques susceptibles d’assurer la cohésion
logique et l’unité de vue des différents cheminements qui illustrent
le parcours sinueux de la pensée heideggerienne de la
réconciliation.
1. L’impartialité bienveillante vis-à-vis de l’œuvre heideggerienne. Quel peut
être le jugement de fond qui préside au choix et à la réalisation de
cette thèse ? Quelle est l’arrière-pensée qui détermine et conditionne l’intérêt que nous portons à la pensée heideggerienne en
général, et à son apport politique en particulier ? Certes, un
désintéressement total à l’égard de cette pensée peut difficilement
17
justifier la raison profonde de notre choix. Il n’est pourtant pas
aisé de délimiter l’éventail d’intérêt que pourrait et devrait susciter
la révolution philosophique opérée par la restauration
heideggerienne de l’ontologie présocratique. Si les avis et les
appréciations demeurent profondément partagés, nul ne s’avise
d’évacuer, en toute conséquence, la pensée heideggerienne de sa
nouveauté révolutionnaire. Même les jugements les plus sévères lui
reconnaissent une spécificité de synthèse toute singulière9. Si l’on
ne doit pas considérer Sein und Zeit comme la sommité de ce
vingtième siècle10, l’honnêteté académique et l’objectivité
scientifique voudraient que l’on ne regarde pas d’un œil
invariablement méprisant toute étude intra-heideggerienne11. Il ne
s’agit toutefois pas de s’obstiner à défendre Heidegger à n’importe
quel prix. Surtout lorsque se confirme le fait que sa pensée
demeure incapable, à elle seule, d’assumer toute la complexité de la
réalité moderne. Il serait donc insensé de vouloir soustraire
Heidegger à toute critique sous prétexte que ses réflexions
constituent l’horizon indépassable de notre système philosophique12. Aussi avons-nous, au cours de cette recherche, le
ferme propos de conduire nos analyses et de formuler les critiques
qui s’imposent, tout en maintenant scrupuleusement une attitude
de bienveillante impartialité vis-à-vis de la personne et de l’œuvre
9
10
11
12
« Considérée dans son contenu, la philosophie de Heidegger n’apporte
aucun élément nouveau. Ses conclusions, prises isolément, étaient déjà
connues et exposées dans les divers ouvrages de ses devanciers. Ce qu’il y
a de neuf, c’est l’option finale, nette et radicale, pour le ‘fini’. Placé entre
Kierkegaard et Nietzsche, il adopte, avec l’accent et le tempérament d’un
Kierkegaard, l’attitude, le sentiment et la pensée intime de Nietzsche. Il
ajoute au mot d’ordre exalté de Nietzsche ‘Restez fidèles à la terre’, la
volonté froide et tenace (Entschlossenheit), l’âpre austérité de Kierkegaard.
Mais il n’en reste pas moins fidèle à la terre. Sa philosophie est devenue la
philosophie du monde et du fini, au sens le plus étroit. » (B. Jansen, F.
Lenoble, « De Kant à Heidegger », in Archives de Philosophie, XI, 3(1935),
p. 149.)
Cf. A. Renaut, « La nature aime à se cacher », in Revue de Métaphysique et de
Morale, janvier-mars, 1976, 81, p. 75. En revanche, J.-F. Lyotard reconnaît
la grandeur de la pensée heideggerienne, mais à condition qu’elle ne soit
plus considérée comme la plus grande de ce siècle (J.-F. Lyotard, Heidegger
et Les Juifs, Galilée, 1988, p. 89).
Cf. G. Granel, « Que l’on peut, que l’on doit penser après Heidegger - et
comment », in Collectif, Penser après Heidegger, L’Harmattan, 1992, p. 93.
Cf. T. Rockmore, On Heidegger’s Nazism and Philosophy, University of
California Press, 1992, p. 279.
18
de Heidegger. En d’autres termes, nous n’avons nullement
l’intention de critiquer Heidegger uniquement parce que, soucieux
de situer sa pensée en dehors de la sphère technique, il ne croyait
guère à l’efficacité d’une réponse technique aux problèmes de la
société moderne13. Nous éviterons également une autre tentation
réductrice lorsque nous aurons montré qu’il ne suffit pas de cerner
spéculativement la réalité moderne de telle manière qu’elle puisse
justifier un refus massif de la lecture proposée par Heidegger. A.
Badiou croit par exemple que, la vision poétique ayant
actuellement disparu en tant qu’instance herméneutique, la pensée
poétisante de Heidegger ne peut plus correspondre aux nouvelles
exigences de l’entendement humain14. A l’encontre de telles
approches, nous suggérerons de respecter la logique propre à
l’intuition heideggerienne de la réconciliation, quitte à la
développer et à l’amender, s’il en est besoin, afin de la mettre
entièrement à profit et de l’investir en tant qu’une nouvelle
impulsion dans le cheminement de la pensée humaine au début du
troisième millénaire.
Il appert donc que le présupposé fondamental qui
explique, justifie et détermine notre interprétation de la polis
heideggerienne, se ramène à la profession suivante : nous croyons
fermement que l’approche heideggerienne de la modernité détient
une part considérable de vérité, laquelle nous semble susceptible de
refléter une nouvelle lumière sur l’existence politique de l’homme
d’aujourd’hui. Même s’il n’aborde pas frontalement la contribution
politique de l’ontologie restaurée, le témoignage de Gadamer
s’avère singulièrement évocateur à cet égard : « Tout le monde
pourrait sans réserve tomber d’accord sur ces deux points :
personne avant Heidegger n’a su replonger si profondément aux
13
14
« Du point de vue du monde de la technique, Heidegger est dévalué, parce
qu’il ne donne pas de réponse technique et parce qu’il refuse la norme de
l’efficience. » (D. Janicaud, J.-F. Mattéi, La métaphysique à la limite. Cinq
études sur Heidegger, PUF, 1983, p. 184).
« Jusqu’à aujourd’hui, la pensée de Heidegger tient son pouvoir de
persuasion de ce qu’elle a été la seule à capter ce qui était en jeu dans le
poème, nommément la destitution du fétichisme de l’objet, l’opposition de
la vérité au savoir, et finalement la désorientation essentielle de notre
époque. C’est pourquoi il ne saurait exister de critique fondamentale de
Heidegger que celle-ci : l’âge des poètes est achevé, il est nécessaire de
désuturer aussi la philosophie de sa condition poétique. » (A. Badiou,
Manifeste philosophique, Seuil, 1989, pp. 54-55).
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