L’Encéphale, 2006 ; 32 : 781-8, cahier 1 Mémoire autobiographique épisodique et dépression
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depuis une quinzaine d’années et suscite actuellement un
intérêt croissant. Nous proposons une synthèse de l’état
actuel des connaissances en nous limitant aux aspects
épisodiques de la mémoire autobiographique au cours de
la dépression.
MÉMOIRE AUTOBIOGRAPHIQUE ÉPISODIQUE
ET DÉPRESSION
Nous envisagerons successivement les trois principaux
résultats mis en évidence dans ce domaine : surgénéra-
lisation, congruence à l’humeur, niveau élevé de sou-
venirs intrusifs. Nous exposerons leurs implications
cliniques ainsi que les deux modèles fondamentaux sus-
ceptibles d’en rendre compte : le mnemonic interlock
model de Williams (41), portant sur la mémoire autobio-
graphique dans la dépression, et le self-memory system
de Conway, portant sur la mémoire autobiographique en
général.
Effet de surgénéralisation (overgeneral recall)
En réponse à un mot-indice, les sujets déprimés pro-
duisent, par rapport à des témoins appariés pour le sexe,
l’âge et le niveau d’éducation, un plus grand nombre de
souvenirs autobiographiques surgénéralisés (overgene-
ral memories). Aussi appelés souvenirs génériques
(generic memories), ils sont définis comme se référant à
des événements répétés, c’est-à-dire survenus plus d’une
fois (« quand j’allais à la piscine en CE2 »), ou étendus,
c’est-à-dire ayant duré plus d’une journée (« mon voyage
à Sumatra »). Cette tendance serait plus marquée pour
les mots-indices positifs et s’expliquerait surtout par un
excès de souvenirs se référant à des événements répétés
(categoric overgeneral memories).
Cet effet de surgénéralisation a été mis en évidence
dans la dépression en 1988 (23, 44). En 1986, Williams
et Broadbent avaient déjà obtenu des résultats similaires
dans une population de patients suicidants, immédiate-
ment après une intoxication médicamenteuse volontaire,
à l’aide de l’Autobiographical Memory Test (AMT) (42).
L’AMT fonctionne sur le principe de mots-indices positifs,
négatifs ou neutres à partir desquels le sujet est invité à
produire un souvenir autobiographique spécifique, c’est-
à-dire survenu une seule fois et ayant duré moins d’une
journée. Ces résultats ont été répliqués dans une cohorte
de patients suicidants plusieurs mois après une intoxica-
tion médicamenteuse volontaire (43).
Depuis les premiers travaux menés par Williams et al.,
de nombreuses études ont répliqué l’effet de surgénéra-
lisation au cours de la dépression. Les principaux résultats
de ces travaux sont présentés dans le tableau I avec seu-
lement une étude négative. Cette étude portait sur une
population de 15 patients souffrant d’un trouble dépressif
majeur récurrent à caractère saisonnier (9). Les résultats
ne montraient pas d’effet de surgénéralisation par rapport
aux témoins.
L’effet de surgénéralisation semble relativement spéci-
fique de la dépression et de l’état de stress post-trauma-
tique (14, 22), avec des résultats négatifs dans les autres
troubles anxieux (29, 38) et le trouble obsessionnel-com-
pulsif (40), et contradictoires dans le trouble borderline (1,
15, 34). Dans une population de 103 patients hospitalisés
avec ou sans accident vasculaire cérébral, Sampson, Kin-
derman et al. montraient que le nombre de souvenirs sur-
généralisés était un indicateur de dépression mais pas
d’accident vasculaire cérébral (30).
Il n’existe pas d’argument en faveur d’un effet du sexe
sur la spécificité des souvenirs au cours de la dépression.
Cependant, à notre connaissance, cette question n’a pas
fait l’objet de travaux spécifiques. L’effet de l’âge est
mieux connu et diminue la spécificité des souvenirs, indé-
pendamment de la dépression (12, 27). Chez le sujet
âgé, la dépression entraîne une surgénéralisation accrue
(12, 27).
Effet de congruence à l’humeur
Un effet de congruence à l’humeur (dépressive) chez
les sujets déprimés, déjà décrit dans des tâches dites de
mémoire « épisodique » verbale, s’observe également
dans le domaine de la mémoire autobiographique.
Sur un plan quantitatif, les sujets déprimés rappellent
plus d’événements de vie négatifs et plus rapidement que
les positifs. Ce biais mnésique n’est pas dû à un excès
d’événements négatifs ni à un jugement exagérément
négatif que porteraient les sujets déprimés sur leurs évé-
nements de vie (3). En 1995, Fromholt et al. montrent dans
une population de patients déprimés âgés de plus de
70 ans que ce biais concerne essentiellement les cinq der-
nières années et disparaît après rémission de la dépres-
sion (12).
Sur un plan qualitatif, certains travaux ont mis en évi-
dence une surgénéralisation préférentielle des souvenirs
évoqués à partir d’indices positifs (tableau I). Il s’agit d’un
effet unidirectionnel mais inconstant dans la littérature,
probablement moins robuste que l’effet de surgénéralisa-
tion per se. Cette interaction entre le groupe (déprimés
versus témoins) et la valence émotionnelle (positive ver-
sus négative) témoigne d’un effet de congruence à
l’humeur au sein de l’effet de surgénéralisation. Quelques
travaux montrent une inversion de cette tendance après
rémission (surgénéralisation préférentielle des souvenirs
évoqués à partir d’indices négatifs) (24, 43).
Souvenirs intrusifs
La dépression, comme l’état de stress post-traumati-
que, est associée à l’existence de souvenirs intrusifs (4,
16, 33). Souvent liés à des événements traumatiques, il
s’agit de souvenirs spontanés, pénibles et vivaces (hau-
tement « épisodiques »). Les notions de souvenirs intru-
sifs et de surgénéralisation renvoient respectivement aux
notions de rappel automatique (spontané) et contrôlé
(volontaire) qui peuvent donc être associés.