Le cerveau a-t-il créé Dieu ou Dieu a-t

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Le cerveau a-t-il créé Dieu ou Dieu a-t-il créé le cerveau?
Débat avec Georges Hélal et Yanick Villedieu
Soirée du 28 octobre 2010
Introduction de Joseph-Arthur Bergeron (texte intégral)
En mars 2010, le physicien P.J.E. Peebles, professeur à l’Université de Princeton et un des
concepteurs de la théorie du Big Bang qui, jusqu’à ce jour, est considérée comme étant la seule
susceptible d’expliquer l’Univers tel qu’il est, écrivait ceci : « L’histoire des sciences est
l’histoire de l’amélioration des approximations successives qui suscitent de nouvelles questions
et orientent la recherche vers des approximations encore plus fines. »
La question de l’origine de l’Univers n’est pas sans rapport avec celle de l’existence de Dieu.
Il va de soi que si une gigantesque explosion comme celle du Big Bang a donné naissance à
l’Univers, à l’espace et au temps, on est en droit de se demander ce qui a provoqué cette
explosion, s’il y avait un « avant Big Bang » et qui ou qu’est-ce qui se cache derrière ce que les
physiciens appellent le « mur de Planck ».
Depuis quelques années, les physiciens ont l’avantage d’avoir à leur disposition des satellites
astronomiques de plus en plus puissants, véritables cerveaux mécaniques dont le dernier, appelé
Planck en l’honneur de Max Planck, l’auteur de la théorie des quantas, a été mis en orbite le 14
mai 2009. Ce satellite scrute les moindres recoins de l’Univers à la recherche d’informations qui
pourraient permettre aux chercheurs de se rapprocher de la frontière ultime de la réalité, c’est-àdire du moment où tout a commencé avec le Big Bang, moment ou frontière ultime qu’on
désigne sous le nom de mur de Planck.
Tout comme les physiciens, les neuroscientifiques ont fait de grands pas dans la découverte
du fonctionnement du cerveau depuis les vingt dernières années. Mais, même si leurs recherches
ont abouti à des découvertes étonnantes, il semble bien que lorsqu’il s’agit de savoir si c’est le
cerveau qui a créé Dieu ou si c’est Dieu qui a créé le cerveau, ils font eux aussi face à une sorte
de mur de Planck.
Contrairement aux physiciens, il leur est impossible de lancer des satellites à l’intérieur du
cerveau pour observer ce qui s’y passe. Tout se déroule plutôt comme si leur satellite
d’exploration était le cerveau lui-même, satellite, lui aussi, extrêmement complexe dont ils
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s’acharnent à détecter, avec des instruments de précision chaque jour plus sophistiqués, les
secrets de son fonctionnement. Toutes ces recherches donnent naissance à de multiples
hypothèses ouvrant la porte, comme le disait le professeur Peebles, à l’amélioration
d’approximations successives suscitant toujours de nouvelles questions et orientant la recherche
vers des approximations chaque jour plus fines.
Dans ce domaine de la recherche neuroscientifique, on se retrouve devant deux grands
courants d’interprétation du fonctionnement du cerveau. Le premier, qui semble majoritaire, est
celui des neuroscientifiques et philosophes matérialistes qui tentent de démontrer, par l’étude des
composantes du cerveau, que l’esprit, la conscience, les sentiments et la volonté ne sont que des
processus électriques et chimiques. Ce qui les conduit à considérer les expériences religieuses,
spirituelles et mystiques comme des illusions créées par l’activité des neurones et
conséquemment à affirmer que c’est le cerveau qui a créé Dieu.
L’autre courant, celui des neuroscientifiques et des philosophes non matérialistes, prétend que
les neuroscientifiques matérialistes n’ont pas réussi à élaborer une théorie neuroscientifique qui
expliquerait de façon satisfaisante la façon dont l’esprit, la conscience et la volonté surgissent à
partir de l’interaction entre plusieurs régions cérébrales, les circuits neuronaux et les
neurotransmetteurs. Selon eux, cette démonstration n’est pas faite et ils affirment même que la
tentative des neuroscientifiques matérialistes est un échec. Selon Mario Beauregard, professeur à
l’Université de Montréal et auteur du livre Du cerveau à Dieu (Guy Trédaniel Éditeur, 2008), cet
échec est dû à l’immense fossé épistémologique qui sépare le domaine psychologique du
domaine physique. Ces deux domaines constituent plutôt deux aspects d’un même principe sousjacent à savoir qu’aucun ne peut être ignoré au profit de l’autre.
Ceci étant dit, il ne nous reste plus qu’à entendre nos deux conférenciers de ce soir qui, à
l’aide de leur cerveau satellite, vont nous offrir, chacun selon ses convictions, les
approximations, sûrement les plus fines, relativement à cette frontière ultime, à ce mur que
constitue la question de savoir si c’est Dieu qui a créé le cerveau ou si c’est le cerveau qui a créé
Dieu.
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Résumé de l’intervention de Yanick Villedieu
Par Mathieu Lavigne
Monsieur Villedieu a obtenu un Baccalauréat en philosophie au Lycée
Cézanne en France en 1965. Il poursuit ensuite ses études à l’École
supérieure de journalisme de Lille de 1965 à 1968 et fait également des
études littéraires générales, d’histoire de la philosophie et de sociologie à
l’Université de Lille en 1966-1967. Monsieur Villedieu est un journaliste
scientifique bien connu. Actuellement, il est animateur et journaliste à
l’émission Les années lumière à la Première chaîne de Radio-Canada et cela depuis 1982. Il est
aussi chroniqueur et journaliste au magazine L’Actualité depuis 1983. Il est collaborateur
régulier aux magazines Québec Science, Réseau et Le réveil du consommateur. Monsieur
Villedieu a publié plusieurs ouvrages dont les plus récents sont Un jour la santé (Boréal, 2002)
et Parlons sciences. Les transformations de l’esprit scientifique (Boréal, 2008). Il a aussi
participé à l’ouvrage collectif Heureux sans Dieu (VLB, 2009). Parmi les distinctions reçues par
Monsieur Villedieu, soulignons qu’il a été fait Chevalier de l’Ordre national du Québec en 2008
et qu’il a reçu un Doctorat honoris causa de l’Université d’Ottawa en 2005. Enfin, Monsieur
Villedieu a remporté de nombreux prix dont le Grand Prix du Journalisme des Radios publiques
francophones en décembre 2006.
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Dans son intervention, Yanick Villedieu reprend quelques-unes des idées qu’il a présentées dans
sa contribution à l’ouvrage collectif Heureux sans Dieu, publié chez VLB éditeur en 2009. Tant
dans ce texte que dans sa communication, Villedieu propose une vision matérialiste du monde et
du vivant. Partant de cette conception du monde, à la question « Le cerveau a-t-il créé Dieu ou
Dieu a-t-il créé le cerveau? » il répond sans détour que le cerveau humain a inventé l’idée de
Dieu comme il a inventé beaucoup d’autres idées et concepts. Villedieu précise sa pensée en
affirmant que Dieu est une hypothèse dont il n’a pas besoin, reprenant ici les propos de
l’astronome Pierre-Simon de Laplace, auteur d’un traité intitulé Mécanique céleste dont les
premiers volumes furent publiés à partir de 1799. Quand Laplace présenta le fruit de ses travaux
à Napoléon, celui-ci lui aurait demandé : « Mais où est Dieu dans tout cela? », à quoi Laplace
aurait répondu : « Dieu est une hypothèse dont je n’ai pas eu besoin. » Ce que Laplace insinuait,
c’est qu’il n’avait pas besoin d’une hypothèse divine pour expliquer la façon dont fonctionnait le
mouvement des planètes, les lois de la physique lui suffisant. Dans le cas du cerveau, ou du
« noble chou-fleur » comme il le désigne, Villedieu reprend le même discours : l’hypothèse
divine n’est pas nécessaire pour expliquer le cerveau, comme en témoignent les avancées
réalisées dans le domaine des neurosciences.
Depuis 100 ou 150 ans, nos connaissances du cerveau se sont développées de façon
remarquable. Son fonctionnement, son organisation, les liens entre ses diverses parties, les
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fonctions des diverses aires sont maintenant bien connus. La neuropsychologie scientifique a
montré à travers l’analyse de cas de dysfonctionnements manifestes comment fonctionne le
cerveau normal. Sur ce sujet, Villedieu recommande d’ailleurs la lecture de l’ouvrage du
neurologue Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, où l’auteur décrit des
cas de pathologies importantes, curieuses, qui toutes trouvent leur explication dans un
dysfonctionnement de l’organe, de la machine qu’est le cerveau. Ce qu’on aurait pu voir comme
quelque chose de surnaturel il y a 100, 200 ou 300 ans, c’est le cas de l’épilepsie notamment,
lentement la science réussit à l’expliquer. Le cerveau n’est donc plus une espèce de « boîte
noire » mystérieuse. Évidemment, beaucoup reste à faire, plusieurs questions demeurent sans
réponses, mais chaque jour, notre compréhension du cerveau s’améliore.
Le cerveau comme produit de l’évolution
Le cerveau, au départ, est un organe comme le cœur, le foie, l’intestin, qui fonctionne avec des
lois biologiques que l’on commence à comprendre. C’est un organe qui se retrouve chez tous les
animaux, dont l’humain, et qui orchestre l’ensemble des activités de l’individu à partir de ses
perceptions. Le cerveau fonctionne aussi à partir du programme génétique qui a fait qu’il se
développe. On a tous le même cerveau qui, sauf exception, a deux hémisphères reliés par le
corps calleux. Cet organe, cette machine physique et biochimique fonctionne aussi à partir de nos
expériences, de nos des apprentissages et de nos souvenirs. Il est intéressant de noter que le
cerveau, de la plus humble bestiole à la bestiole pas toujours humble qu’est l’être humain, est
globalement la même machine. Le cerveau humain et celui de la souris par exemple partagent
beaucoup de similitudes, du moins sur le plan de l’organisation.
Comment le cerveau humain a-t-il pu devenir la merveille qu’il est aujourd’hui? Pour
Villedieu, les explications sont d’ordre purement et simplement naturel. Elles s’inscrivent dans
l’immense durée qu’est l’évolution. L’émergence de ce que l’on pourrait appeler
« l’humanitude », soit ce qui nous différencie des autres animaux, se fait très lentement à la suite
de milliers et de milliers de générations d’êtres qui petit à petit changent en découvrant et en
apprenant des choses, en développant de nouvelles capacités grâce à la faculté fabuleuse du
cerveau humain d’accumuler du savoir.
Il est toutefois difficile de dater l’apparition de cette « humanitude ». Par exemple, près de
nous, il y a environ 7 millions d’années, ce qui est infime à l’échelle des 4 milliards d’années
d’existence de la vie, il y a l’homme de Toumaï dont le crâne a été découvert au Tchad en 2001.
Est-ce que Toumaï a déjà un peu d’humanité en lui? Toumaï est très proche d’un singe; il n’a pas
le langage ni la capacité de faire des outils. Il demeure néanmoins plus ou moins directement
dans notre ligne. Plus près de nous, Lucy, découverte en Éthiopie en 1974, a 3,2 millions
d’années. On pense qu’elle est bipède ou semi-bipède et qu’elle vit surtout dans les arbres, tout
en étant parfois par terre. A-t-elle de l’humain en elle, ou est-ce simplement une espèce plus
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évoluée de singe? Impossible à dire. Et Homo habilis, qui vivait il y a environ 2,5 à 1,8 millions
d’années et qui était capable de fabriquer ses outils de façon organisée dans ce qui pourrait être
les premières « usines » de pierres taillées? Très souvent on perçoit chez ce lointain ancêtre des
traces d’humanité en raison des outils utilisés et de l’organisation qui est déployée pour les
produire. Même chose pour Homo erectus qui domestique le feu il y a entre 600 000 et 800 000
ans et qui, tout en étant loin de nous, a quelque chose qui annonce ce que nous serons. Homo
sapiens, notre ancêtre direct, apparaît quant à lui il y a environ 200 000 ans. Est-il sapiens, c’està-dire « sage », dès ses débuts, ou le deviendra-t-il au fil des générations? Quand devient-il
pleinement et totalement humain?
Après ce survol de l’évolution humaine, Villedieu pose la question suivante : si Dieu a créé le
cerveau, entre Toumaï et nous, à quel moment l’a-t-il créé? À quel moment apparaît le petit
« zeste » de plus faisant que nous ne sommes plus tout à fait animal et bien humain? Pouvonsnous dater la création du cerveau par Dieu? Y a-t-il un moment clé où nos ancêtres « préhumains » sont devenus humains à la suite d’une intervention divine? Pour l’animateur de
l’émission Les années lumière, notre cerveau est plutôt le résultat d’une longue et lente
évolution.
Pourquoi avoir créé Dieu?
Selon Villedieu et les tenants du courant matérialiste, le cerveau a inventé Dieu, ou plutôt des
dieux. Pourquoi avoir créé des dieux? Pourquoi ont-ils surgi du cerveau humain? Pour ce
journaliste scientifique, une partie de l’explication réside dans le fait que, contrairement à
l’animal, l’humain est en mesure d’anticiper la mort. Certes, l’animal que l’on conduit à
l’abattoir doit sentir que sa mort approche, mais il ne l’anticipe pas sa vie durant. Très tôt dans
l’Histoire, l’humain va anticiper la mort, la sienne et celle des gens l’entourant. Face à cette fin
inéluctable, l’humain peut éprouver diverses émotions : peur, angoisse, révolte, etc. Ainsi, peutêtre est-ce pour l’aider à affronter la mort que l’humain va la ritualiser, notamment en enterrant
les corps, et inventer des dieux. L’invention des dieux peut aussi s’expliquer par la difficulté que
l’homme a à expliquer certains phénomènes naturels. Faute d’explications rationnelles, ces
phénomènes lui semblent alors surnaturels. On peut imaginer que l’on a inventé les dieux pour
répondre à nos questions, pour expliquer toutes ces choses qui étaient mystérieuses et que, petit à
petit, la science explique.
L’invention de l’idée de Dieu permet à l’humain de répondre à certaines questions qui
semblent sans réponse; elle donne sens à la vie, elle explique son existence. Pour la personne
ayant une vision darwinienne, matérialiste des choses, la vie semble plutôt le fruit du hasard,
d’une multitude de hasards composant l’évolution. Bref, l’humain n’était pas destiné à apparaître
sur Terre, il aurait pu ne pas exister. Mais la vie s’est passée, l’ADN s’est organisé, des cellules
sont apparues, la chimie de la vie a débuté.
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Le cerveau comme siège de l’esprit
Villedieu perçoit le cerveau comme le siège physique et physiologique de l’esprit et de la
conscience, des facultés intellectuelles de l’individu, l’endroit où sont stockés les connaissances,
les habiletés, les savoirs, les souvenirs, les émotions, l’imagination, les rêves, bref, tout ce qui
fait de chaque individu un être unique. Si le mot « âme » veut dire quelque chose, il s’agit selon
Villedieu de quelque chose qui existe dans la matérialité de notre cerveau, de nos neurones. À
notre mort, notre cerveau, comme tous les autres organes, cesse de fonctionner et avec lui tous
ses produits que sont la conscience, l’esprit ou encore l’âme. Il est troublant de penser que notre
cerveau va un jour arrêter de fonctionner, que nous allons cesser de vivre, mais nous n’existions
pas avant de naître et nous n’existerons plus une fois mort. Nous continuerons d’exister de façon
symbolique dans le cerveau des gens qui nous survivent. Par exemple, nos enfants et nos petitsenfants se rappelleront de nous, et après leur mort, peut-être sombrerons-nous dans l’oubli. Notre
existence après la mort se limite donc à des traces physiques, matérielles, présentes dans les
cerveaux de gens qu’on a aimés, qui nous ont aimé ou qui se rappellent de nous, pour les bonnes
ou les mauvaises raisons...
Sur les expériences mystiques
Villedieu croit que les expériences mystiques ou l’état d’extase mystique existent bel et bien, que
les gens disant vivre de telles expériences les vivent vraiment, les ressentent effectivement.
Toutefois, l’expérience mystique reste selon lui une fabrication de cet ensemble de neurones qui
fonctionne dans notre tête selon des modes biochimiques et physiques que l’on commence de
plus en plus à connaître. Il compare l’état d’extase mystique à ce que peut vivre l’artiste en
pleine création, à ces moments d’état second que peut aussi vivre le scientifique sur le point de
faire une découverte. Ces expériences font partie de l’immense diversité d’expériences que peut
vivre l’être humain, chacune prenant sa source dans le cerveau. Villedieu tient sensiblement le
même discours à propos des expériences de mort imminente étudiées notamment par le
chercheur Raymond Moody. Villedieu affirme qu’en général, il y a de bonnes explications
neurologiques, purement physiologiques à ce que les gens perçoivent comme étant une
expérience de mort imminente.
Si les expériences mystiques ou de mort imminente ne viennent pas prouver l’existence de
Dieu (ou de dieux), elles ne démontrent pas davantage son inexistence. Pour Villedieu, il est
important de voir le problème de l’existence de Dieu comme quelque chose qui est en dehors de
la science, comme une question qu’il faut séparer de cette dernière. Selon lui, dire qu’avec de la
science, nous allons prouver l’existence de Dieu est aussi absurde que de dire qu’avec de la
science, nous allons prouver son inexistence. Il s’agit de deux ordres de choses complètement
différents.
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Texte de l’intervention de Georges Hélal (intégral)
Monsieur Georges Hélal a obtenu un Baccalauréat ès arts de l’Université
McGill (1955) de même qu’une Maîtrise ès arts en philosophie (1957), un
Doctorat en philosophie (1965) et un Baccalauréat en théologie (1974) de
l’Université de Montréal. Il a enseigné au Collège Saint-Denis de 1958 à
1962 et a fait carrière au Département de philosophie de l’Université de
Montréal de 1961 à 2006. Professeur adjoint dès 1965, il devient professeur
agrégé en 1970 et professeur titulaire en 1979. Son enseignement
universitaire se porta d’abord sur la philosophie des sciences. Par la suite, le
professeur Hélal s’intéressa aux questions relatives à la nature humaine, ce qui l’amena à
enseigner l’anthropologie philosophique et la philosophie de la religion. En 1977, il publiait
L’homme, l’inconscient et le réel vital, suivi en 1979 de La philosophie comme panphysique,
étude sur la philosophie des sciences du philosophe anglais Alfred North Whitehead. Il publiera
bientôt aux Éditions Bellarmin un livre qui fait la somme de ses propres réflexions sur l’être
humain et son rapport à l’existence. Enfin, il a prononcé plusieurs conférences, écrit de
nombreux articles et participé à des émissions de radio et de télévision.
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I. Introduction
Il me fait plaisir de discuter avec Yanick Villedieu et avec vous de la question du cerveau en
rapport avec le spirituel, le religieux et l’idée de Dieu. Le développement ces toutes dernières
décennies des neurosciences, et en particulier de la neuropsychologie, a soulevé la question du
rôle du cerveau dans l’expression de la foi, de la croyance, de l’expérience spirituelle et du
religieux en général. Les neuropsychologues ont remarqué au long de leurs expériences, grâce
aux instruments qui sont désormais à leur disposition, que différentes régions du cerveau
réagissent aux expériences conscientes et peuvent aussi manifester des états de conscience variés
lorsqu’ils sont stimulés directement par l’expérimentateur. Les pathologies du cerveau montrent
aussi combien elles peuvent affecter les actes de conscience de même que le comportement
corporel lui-même. De là, conclut-on, il existe un rapport très étroit entre la conscience et le
cerveau. Rien de neuf là-dedans, dira-t-on, puisque René Descartes au dix-septième siècle, était
lui-même au courant de ces faits. Cependant, les neurosciences contemporaines sont en mesure
de montrer à quel point conscience et cerveau sont liés, de faire voir combien les activités du
cerveau sont en rapport biunivoque avec les actes de la conscience.
Ces faits conduisent bon nombre de neuroscientifiques à conclure que la conscience est soit
un épiphénomène de l’activité encéphalique, soit une sorte de sécrétion du cerveau et que, par
conséquent, elle n’a rien de substantiel : toute expérience consciente se réduirait à des activités
du cerveau. Dès lors, on serait en mesure d’affirmer que les expériences spirituelles et tout ce qui
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peut s’y rattacher sur le plan de la croyance religieuse s’avèrent illusoires, y compris l’idée de
divinité. Cette position serait d’autant plus crédible que certaines stimulations directes sur le
cerveau, opérées en laboratoire ou en situation d’intervention chirurgicale, sont parfois en
mesure de susciter des expériences de nature spirituelle. Cette prise de position est renforcée
lorsque le spécialiste de ces questions est lui-même matérialiste, croyant que la matière est la
seule chose qui existe, ce qui n’est quand même pas peu puisque le cosmos, après tout, est
immense au-delà de toute imagination. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que bon nombre de
scientifiques sont matérialistes.
Avant de parler de la question du cerveau j’aimerais clarifier deux points préalables.
Premièrement, il me paraît clair que la perspective matérialiste ne résulte pas d’un jugement
scientifique, c’est-à-dire d’une approche établie selon les méthodes théoriques et expérimentales
de la science, mais plutôt d’un acte de foi eu égard à la nature du réel. On pourrait y voir à
l’origine une forma mentis. Mais je ne désire pas tenter davantage de scruter les raisons de cet
acte de foi. Deuxièmement, je pense qu’on a le droit d’entretenir une telle conception des choses
mais qu’elle se heurte à une idée de l’être qui ouvre la porte à d’autres possibilités. Je veux dire
tout simplement que l’idée d’être, à savoir ce qui existe, ne se réduit pas à celui d’être matériel.
En somme, rien ne permet a priori d’affirmer qu’il n’existe que de l’être matériel.
II. Le problème cartésien
Au dix-septième siècle, le philosophe René Descartes (1585-1650) avait déjà remarqué que les
actes de conscience étaient absolument hétérogènes aux phénomènes physiques, ceux-ci étant
saisissables par les sens externes alors que ceux-là ne se révélaient que de l’« intérieur », n’étant
absolument pas perceptibles dans la réalité spatiale. Ainsi, vous auriez beau scruter le cerveau
vivant, d’un bord ou de l’autre, vous n’y découvririez aucune trace de conscience. Cette
distinction entre les deux types de phénomènes fut une des bases de la philosophie cartésienne, à
telle enseigne que Descartes conclut à l’existence de deux substances entièrement
hétérogènes : la matière et l’esprit, celle-là étalée dans l’espace, celle-ci, immatérielle et hors de
l’espace. Il en résultait que la conscience, donc l’esprit, était sans commune mesure avec le
cerveau. Et jugeant que seul l’homme méritait l’immortalité, Descartes concluait que les
animaux ne possédaient pas de conscience, n’étant que des automates très complexes.
Par la suite, les penseurs eurent à lutter avec cette dualité mystérieuse. Je ne ferai pas
l’histoire de ce débat mais je dirai seulement qu’à l’époque contemporaine on l’a qualifié de
« problème cartésien ». Cette dualité est énigmatique et on a tenté de l’expliquer de diverses
façons en affirmant que la conscience était soit un épiphénomène du cerveau, c’est-à-dire un état
qui exprimait uniquement l’activité du cerveau, la conscience elle-même étant incapable d’initier
quelque activité que ce soit, ou encore comme une production particulière du cerveau comme le
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serait la sécrétion de la dopamine ou de la sérotonine. La philosophie contemporaine continue à
débattre la question et nous y reviendrons plus loin.
Interviennent alors les neurosciences modernes et, en particulier, la neuropsychologie qui a
permis de beaucoup mieux cerner les rapports entre la conscience et le cerveau. Est-ce que les
percées fort intéressantes de cette science ont pour autant résolu le statut ontologique de la
conscience et de ses rapports avec le cerveau? On semble bien en être au même point où l’était
Descartes. Ainsi, pour savoir ce qui se passe dans le cerveau, il reste nécessaire au scientifique
d’interroger le sujet afin de connaître ses pensées et d’en faire la corrélation avec les activités
observées dans l’encéphale. On est, dès lors, renvoyé une fois de plus au questionnement sur le
statut ontologique de la conscience et du cerveau.
Personnellement, si je ne puis renier le fait déjà reconnu par Descartes de l’hétérogénéité de la
conscience et du cerveau matériel, je ne puis souscrire à son dualisme de substances. Les raisons
qui motivent ce rejet sont plutôt complexes et j’en ai traité dans un livre qui sera publié
prochainement. Ces raisons reposent d’abord sur le concept de substance et, partant, sur la nature
de l’expérience corporelle. Comment expliquer qu’un individu fonctionnant comme un seul être
puisse être en fait deux êtres distincts? Outre cela, une analyse phénoménologique de
l’expérience corporelle par le toucher et par les sensations internes montrerait que l’acte de
conscience est symbiotiquement lié au corps, et que penser le contraire rendrait inintelligibles les
actes de conscience corporelle. Car il faut bien le dire, la conscience est « spatialement » dans le
corps.
III. Le cerveau et la connaissance du réel
La question que j’aborde maintenant a une incidence sur notre thème principal, à savoir si le
cerveau crée Dieu ou l’inverse. Nous avons une connaissance du réel par les sens externes et
internes. L’intellect interprète ce lot d’expériences pour lui donner un sens. Et l’on peut dire que
la complexité de nos connaissances est, à certains égards, à la mesure de la complexité du réel
lui-même. Or, ce réel saisi par la conscience imprègne du même coup le cerveau qui traite
l’information reçue. Pour autant, il est permis de dire que le réel perçu est dans la conscience et
dans le cerveau. Faut-il conclure que ce qui est connu n’existe qu’en ces derniers? Est-ce que
l’aphorisme du philosophe George Berkeley (1685-1753), être c’est être perçu, est valable?
Personnellement, je ne puis l’admettre car c’est aller à l’encontre de l’expérience commune
comme quoi le monde est là et j’en fais partie physiquement et consciemment. Une conclusion
s’impose dès lors : ce n’est pas parce que l’information sur le réel est dans le cerveau et dans la
conscience que le réel n’existe pas en soi. En somme, la connaissance du réel n’exclut guère
l’existence du réel en soi. On doit admettre, cependant, que le cerveau et la conscience se
représentent le réel selon leurs structures propres. Dès lors, ne peut-on pas admettre que la
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connaissance et l’expérience des réalités transcendantes, dont Dieu, n’excluent pas a priori
l’existence de ces réalités?
IV. L’expérience spirituelle et l’activité du cerveau
La thèse matérialiste soutient que toute expérience spirituelle relève de l’activité du cerveau. Une
position radicale de cette thèse serait d’affirmer que cette expérience relève de la pathologie,
étant en soi illusoire mais utile en tant que syndrome qu’il s’agirait de traiter dans l’espoir que la
maladie soit éliminée. La pensée de Freud irait dans ce sens. Une autre position, moins radicale,
serait d’affirmer que l’expérience spirituelle et les religions qui se sont greffées sur elle sont
apparues au cours de l’évolution biologique des hominidés pour leur permettre de faire face aux
difficultés de la vie, de leur donner espoir dans un monde semé d’embûches, de déceptions et
marqué de non-sens. Cette évolution aurait donc accompagné la connaissance croissante des
hommes, leur capacité de plus en plus grande de saisir les enjeux de la vie, d’appréhender le
passé, le présent et le futur, de jauger la valeur de l’existence.
Voilà un point de vue qui me paraît plein de sens car dans la mesure où l’évolution biologique
a dû assurer l’adaptation des organismes à leur milieu, tout en assurant leur ordonnance
anatomique, physiologique et psychologique, elle a dû tenir compte du développement
spécifique des hominidés. Pour autant, on conclura que l’expérience spirituelle et tout ce qui s’y
rattache « est dans le cerveau » au même titre que les autres états d’âme. La faim, la soif,
l’amour, le sentiment altruiste, l’instinct sexuel mais aussi la haine et la jalousie, pour ne
mentionner que ceux-là « sont dans le cerveau ». Mais avez-vous remarqué que tous ces états
d’âme étaient orientés vers l’extérieur? Pourquoi l’expérience spirituelle, le sentiment de la
transcendance – ce que le philosophe allemand Rudolf Otto (1869-1937) a appelé le
« numineux » dans son ouvrage célèbre Le sacré – ne serait-il pas ouvert lui aussi sur le réel?
Bien sûr, ce ne saurait l’être de la même manière que le sont les états d’âme déjà mentionnés
dans la mesure où ils sont ordonnés aux réalités de ce monde.
V. Les expériences neuropsychologiques
Que les expériences spirituelles se reflètent dans les activités du cerveau est un fait amplement
attesté par la neuropsychologie. D’ailleurs, s’il est vrai que toute activité mentale suppose ces
activités, ne serait-il pas absurde qu’il en fût autrement? Plusieurs neuroscientifiques tels que
Newberg et d’Aquili (Why God Won’t Go Away, Ballantine Books, 2001), Beauregard (Du
cerveau à Dieu, Guy Trédaniel Éditeur, 2008) ont montré de façon convaincante que les
expériences spirituelles ont leurs concomitants encéphaliques. Mais leurs recherches démontrent
que ces expériences se reflètent dans le cerveau de façon variée et complexe, et qu’il serait donc
faux de croire que l’expérience spirituelle, voire mystique se manifeste en un point spécifique du
cerveau. Tout le cerveau se trouve impliqué, et de façon variable selon le type d’expérience, car
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la vie spirituelle n’est pas monolithique, unidimensionnelle. La visée bouddhiste peut produire
des effets différents de celle d’un chrétien et cela se manifeste dans l’activité encéphalique.
Le Dr Wilder Penfield (1891-1976), fondateur de l’Institut neurologique de Montréal en 1934,
neurochirurgien spécialiste de l’épilepsie et célèbre pour avoir établi la « cartographie » des
centres sensoriels et moteurs du cerveau, démontrait il y a déjà plusieurs décennies que la
stimulation du cerveau par électrode permettait de rappeler avec vivacité des événements et des
sensations du passé (The Mystery of the Mind, Princeton, Princeton University Press, 1975,
chapitres 6, 20). Et les descriptions de ses patients concernaient bien d’autres choses que des
expériences religieuses. Même la stimulation du lobe temporal, dont on a fait de nos jours grand
cas eu égard à ces expériences, pouvait aussi bien susciter des souvenirs bien terre à terre d’un
passé plus ou moins lointain.
Les travaux du neuropsychologue Michael Persinger de l’Université laurentienne de Sudbury
ont beaucoup contribué à populariser l’idée d’un module de Dieu dans le lobe temporal.
Inventeur d’un casque spécial muni de stimulateurs électromagnétiques, il a cherché à montrer
que les lobes temporaux pouvaient produire une expérience de type religieux. Les témoignages
de ces expériences rapportés par Beauregard ne semblent pas concorder avec les attentes de
Persinger. En tout cas, les expériences d’intensité plus ou moins faible relatées par les sujets de
Persinger ne correspondent pas vraiment à ce que je qualifierais de spirituel ou de religieux.
Pourtant, il n’y a pas très longtemps on faisait grand cas de ces expériences et du fameux module
de Dieu anticipé par Persinger et par d’autres.
Mario Beauregard de l’Université de Montréal a poursuivi une série d’expériences avec des
religieuses carmélites du Québec afin de comprendre quelles pouvaient être les corrélations
encéphaliques de leurs expériences spirituelles. Nous le savons, l’ordre des carmélites est voué
essentiellement à la prière et à la méditation. Quinze religieuses, attestant avoir eu au moins une
fois une intense union mystique acceptèrent de se soumettre à l’étude. Avec son étudiant au
doctorat, Vincent Paquette, il utilisa l’imagerie par résonance magnétique et
l’électroencéphalographie quantitative. Les deux études effectuées auprès des religieuses
montrèrent que, contrairement à la théorie d’un module de Dieu dans le lobe temporal, plusieurs
régions du cerveau étaient activées lorsque les religieuses se trouvaient en état d’union mystique.
Est-ce que les expériences démontrent en soi l’existence de Dieu et l’authenticité du sentiment
religieux? Pour ce qui est de Dieu, je réserve mon jugement pour le moment. Le sentiment
religieux, pour sa part, est une réalité incontournable et numineuse comme l’affirmait déjà
Rudolf Otto et, dans cette mesure, elle est sui generis.
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VI. Le cerveau, organe de la conscience
Y a-t-il prédominance du cerveau sur la conscience ou est-ce l’inverse? Après tout ce qui a été
dit précédemment sur l’hétérogénéité de la conscience en regard du cerveau physique on est
fortement tenté d’approfondir leurs rapports. Voici comment je vois la situation chez l’être
humain. Premièrement, la conscience ne peut être une « sécrétion » du cerveau comme le sont
les hormones produites par celui-ci. Une hormone comme la sérotonine ou la dopamine est une
substance biochimique résultant d’une activité biochimique du cerveau. Or, la conscience,
l’avons-nous dit, ne possède pas de propriétés observables physiquement. Deuxièmement, la
conscience n’est pas un épiphénomène du cerveau. Cela est particulièrement évident chez l’être
humain. Plus tôt, j’ai défini la conscience-épiphénomène comme celle qui n’initie aucune
activité, n’étant rien de plus que l’expression passive de la seule activité du cerveau physique.
Mais cela est manifestement contraire aux faits. Nos études scolaires et universitaires, nos
recherches, nos expériences de vie de tout genre y compris notre vécu émotionnel, et bien
d’autres choses encore, attestent l’activité de la conscience à un très haut degré, ce qui implique,
à n’en pas douter l’activité physique du cerveau. Mais l’initiative de toute cette activité revient à
la conscience.
En définitive, l’on constate que le cerveau physique, en plus d’assurer le bien-être de
l’organisme dans son ensemble, songeons au système nerveux autonome, est constitué de façon à
assurer l’existence de la conscience et ses activités autonomes. En ce sens, le cerveau est au
service de la conscience, lui servant essentiellement d’organe. Il est légitime, pour autant,
d’affirmer que la conscience et ses lois de fonctionnement constituent la fin de l’activité
encéphalique. Tout cela est particulièrement évident lorsqu’on constate que ses lois de
fonctionnement diffèrent de celles du cerveau physique. À observer uniquement ce dernier, vous
ne pourriez jamais, par exemple, déduire les lois de la logique propres à l’activité consciente, et
cela, à cause de leur hétérogénéité. Pourtant, on ne niera pas que les lois de la logique ont des
concomitants encéphaliques. Il en va de même de l’immense panoplie d’activités conscientes
manifestée dans l’étonnant pouvoir d’abstraction des sciences, des mathématiques, de la
philosophie, manifestée aussi dans les arts plastiques, la musique, la danse, le cinéma, etc., et
manifestée, pourquoi pas, dans les religions.
Cette autonomie de la conscience permet de se défaire de l’idée que cette dernière n’est rien
d’autre que le cerveau physique et que, par conséquent, elle en partage les propriétés, modestes
par l’apparence et la dimension. En réalité, le cerveau n’est pas que physique. Au contraire, il
recèle une dimension qui ne se réduit pas à son apparence et à sa dimension sensible. De là,
comment ne pas entrevoir les immenses possibilités du cerveau? Pourquoi ne prendrait-on pas au
sérieux l’expérience spirituelle et, en particulier, l’expérience mystique, révélatrice de l’absolu
comme l’ont soutenu certains individus à travers l’histoire? Leurs témoignages sont révélateurs
d’une réalité qui transcende toute représentation et tout acte d’imagination, d’une réalité dont la
substance n’a rien de commun avec la substance matérielle du cerveau. Expérience sui generis,
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elle ne peut être connue que de ceux qui en font l’expérience, de même que l’on ne peut
connaître l’état amoureux que par expérience.
Considérez ces quelques témoignages :
Porphyre de Tyr (234-v. 305)
Ainsi grâce à cette illumination démoniaque qui remonte souvent par l’intelligence jusqu’au
premier Dieu et jusqu’à l’au-delà, en suivant la voie prescrite par Platon dans Le Banquet, il vit
le Dieu qui n’a ni forme ni essence, parce qu’il est situé par-delà l’intelligence et l’intelligible.
C’est ce Dieu, que pour ma part, je n’ai approché et avec qui je me suis uni qu’une seule fois,
dans ma soixante-huitième année. Plotin lui « eut la vision du but tout proche ». La fin et le but,
c’était pour lui l’union intime avec le Dieu qui est au-dessus de toutes choses. Pendant que je fus
avec lui, il atteignit quatre fois ce but, grâce à un acte ineffable, et non pas en puissance1.
Plotin (205-270)
La pensée discursive, afin de s’exprimer, saisit successivement les choses et les parcourt l’une
après l’autre. Or, que parcourir dans ce qui est absolument simple. Il suffit alors d’un contact
intellectuel. Mais, au moment du contact, on n’a ni le pouvoir ni le loisir de rien exprimer; c’est
plus tard que l’on raisonne sur lui. Il faut bien croire que l’on voit, lorsque l’âme perçoit
soudainement la lumière : cette lumière vint de lui, et elle est lui-même. Il faut penser qu’il nous
est présent, lorsqu’il nous éclaire, ainsi qu’un autre dieu qui vient dans une demeure à l’appel
qu’on lui fait; s’il n’était venu, il ne nous aurait pas éclairé. Ainsi l’âme est sans lumière, quand
elle ne contemple pas; dès qu’elle est éclairée, elle tient ce qu’elle cherchait. Telle est la fin
véritable de l’âme, le contact avec cette lumière, la vision qu’elle en a non pas grâce à une autre
lumière, mais grâce à cette lumière même qui lui donne la vision. Car c’est cette lumière par
laquelle elle est éclairée, qu’il faut contempler; le soleil non plus n’est pas vu par une autre
lumière que la sienne. Mais comment y arriver? Retranche toutes choses2.
Saint Jean de la Croix (1542-1591)
Or si l’âme se met dans les dispositions voulues, c’est-à-dire si elle se purifie de toutes les taches
ou souillures formées par les créatures, si par conséquent elle met sa volonté en accord parfait
avec celle de Dieu, car l’amour que l’on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n’est
pas lui, l’âme devient immédiatement toute illuminée et transformée en Dieu. Dieu lui
communique si bien son être surnaturel qu’elle semble Dieu lui-même; elle possède ce que Dieu
possède; l’union provenant de cette souveraine faveur est telle que toutes les choses de l’âme ne
font qu’un avec les choses de Dieu, l’âme est transformée; elle participe à ce qu’est Dieu, elle
1
2
Porphyre, « Vie de Plotin » dans Plotin, Ennéades, I, p. 27.
Ibid., V, tr. 3, ch. 17, 23-37, p. 72-73.
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paraît être Dieu plutôt qu’âme; elle est Dieu par participation. Sans doute, elle conserve son
être naturel, aussi distinct de Dieu qu’auparavant malgré sa transformation, comme la vitre est
distincte du rayon tout en étant éclairée par lui3.
On ne peut manquer de voir les ressemblances entre la perspective chrétienne de saint Jean de
la Croix et celle de Porphyre et Plotin, philosophes grecs non chrétiens. Le temps ne me permet
pas de vous présenter des textes issus d’autres traditions qui nous instruiraient de leurs
ressemblances et dissemblances en regard des textes déjà cités.
VII. Nature du cerveau
Comment faut-il comprendre la nature de cette réalité à deux dimensions qu’est le cerveau?
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) propose une explication prégnante. La matière a évolué
vers la conscience. Il fallait donc qu’elle la possède en germe. Ce germe, il l’appelle le
« dedans » alors que l’aspect sensible des choses en constitue le « dehors ». Au cours de
l’évolution biologique les organismes se complexifièrent au-dehors en même temps que s’accrut
une centréité croissante au-dedans. Une idée semblable fut mise de l’avant par le mathématicien
et philosophe anglais Alfred North Whitehead (1861-1947) qui parla plutôt de « pôle physique »
et de « pôle mental ». Je tiens à signaler, quant à moi, que ces deux dimensions ne sont pas
symétriques tout en étant, d’une certaine façon, en rapport biunivoque l’une avec l’autre.
VIII. Conclusion
Que conclure en regard du thème principal? Premièrement, rien n’indique que le cerveau en tant
que corps physique crée Dieu mais il est l’organe par lequel l’on peut s’éveiller à lui. Pour sa
part, la conscience est le lieu possible de la connaissance de l’absolu comme nous l’indiquent les
mystiques. Deuxièmement, nous habitons un univers dont les lois sont à l’origine de tous les êtres
qui s’y trouvent y compris chaque humain et son cerveau. Mais alors, qu’est-ce qui explique
l’univers? Est-ce l’absolu dont parlent les mystiques? À ce sujet, la question de Martin
Heidegger (1889-1976), philosophe, rappelant la pensée de Gottfried Wilhelm Leibniz (16461710), autre philosophe, me revient à l’esprit : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?
3
Saint Jean de la Croix, « La Montée du Carmel », dans Œuvres spirituelles, p. 112.
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