L`écriture de soi comme exercice spirituel dans

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Sciences-Croisées
Numéro 10 : L'Écriture
L'écriture de soi comme exercice spirituel
dans la philosophie antique
Alice Venditti
Doctorante - Département de Philosophie
Université de Paris 8 - Università Milano-Bicocca
[email protected]
L'ÉCRITURE DE SOI COMME EXERCICE SPIRITUEL
DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE
Introduction
Pour comprendre les modalités et les finalités des exercices d’écriture
personnelle qu’on pratique aujourd’hui – individuellement ou dans le cadre
d’une formation – il est nécessaire, avant toute autre considération, de saisir
le phénomène « écriture de soi » au moment même de sa naissance et de
suivre ainsi certains agencements propres à son développement. Proposer
un nouveau paradigme de formation fondé sur la pratique d’écriture de soi
requiert en effet une certaine rigueur théorique et méthodologique. Il s’agit
de réaliser une intégration cohérente des prémisses épistémologiques et
philosophiques avec les méthodes et les stratégies cognitives. La première
tradition à laquelle on est obligé de se confronter est donc celle de la
philosophie gréco-romaine, tout du moins comme Pierre Hadot (1995,
2001, 2002) et Michel Foucault (2001a, 2001b) nous la présentent. Les
deux philosophes, en dépit des divergences théoriques qui les scindent, ont
souvent observé que les maîtres et les disciples de l’Antiquité écrivaient à
partir de certaines conditions concrètes ayant tellement marqué l’essence
même de leurs écrits qu’on ne peut pas les éclipser : le cadre de l’école
philosophique, les genres littéraires plus en vogue, les impératifs
dogmatiques, les méthodes traditionnelles de raisonnement, mais surtout la
nature propre de la philosophia. Toute réflexion sur l’écriture doit partir du
fait que la philosophie antique est avant tout une manière de vivre, et non
pas une construction de système.
Pour Hadot, ce qui fait l’essentiel de la vie philosophique à cette époque,
c'est l’expérience vécue de certains états et de certaines dispositions
intérieures, le choix existentiel d’une manière particulière d’exister dans le
monde. La philosophie s’enracine en effet dans le simple fait que son
commencement se situe, pour toutes les écoles, dans la prise de conscience
de l’état d’aliénation, d’inauthenticité et d’angoisse malheureuse dans
-1-
lequel vit l’homme, déchiré par le souci et par les passions. Toutes les
écoles supposent aussi que l’homme peut être soigné et délivré de cet état.
La philosophie, depuis l’époque classique et de plus en plus avec les postsocratiques – les cyniques, les épicuriens, les stoïciens – avait ainsi fixé son
objectif autour de la définition d’une certaine technique de vie (tekhnê tou
biou) à savoir : un art ou une procédure réfléchie d’existence. Et c’est la
liberté humaine qui s’accomplit dans cet art de soi-même et que l’on
pratique soi-même, mais toujours à l’intérieur d’un enseignement
communautaire qu’on reçoit dans une des écoles philosophiques
préalablement choisie. Foucault précise, de manière très soigneuse et en
accord avec Hadot, que la philosophie a une fonction proprement
thérapeutique : il s’agit pour elle de soigner l’homme, de « s’occuper de son
âme » (psukhês epimelêteon)1. On retrouve ici le célèbre impératif du
« souci de soi-même », expression qui traduit une notion grecque très
complexe, mais aussi très répandue, celle d’epimeleia heautou, que les
Latins traduisent avec cura sui. Cette représentation comprend tout un
corpus caractérisé par plusieurs attitudes : des modes de raisonnement, mais
aussi des exercices (askêsis, meletai), volontaires et personnels, inhérents au
mode de vie philosophique. Comme Foucault l'explicite : « Aucune
technique, aucune habileté professionnelle ne peut s’acquérir sans exercice ;
on ne peut non plus apprendre l’art de vivre, la technê tou biou, sans une
askêsis qu’il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi […] »
(Foucault, 2001b : 1236).
Chaque école forge ses propres exercices (abstinences, régimes
alimentaires, dialogue, silence, écoute, mémorisation, méditation,
contemplation) d’après sa propre option existentielle, autrement dit, selon sa
propre vision globale du monde et sa manière de se positionner dans le
cosmos. Néanmoins, une des conquêtes théoriques d’Hadot a été celle de
démontrer qu’il y a, pour toutes les écoles, une unité profonde, dans les
moyens employés et dans la fin recherchée par ces exercices. Les moyens
employés sont les techniques rhétoriques et dialectiques de persuasion, les
essais de contrôle du langage intérieur et la concentration mentale. La fin
recherchée ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais
dans l’ordre du « soi » et de l’être. Le philosophe désire la sagesse, il
s’efforce de tendre vers une maîtrise de soi (enkrateia) et une ascèse
(askêsis). Une sagesse jamais atteinte mais qui, par le seul fait qu’on
progresse dans sa direction, nous permet de réaliser une conversion
(metastrophè) de notre manière de penser et de notre manière de vivre 2.
Foucault désigne ainsi ces pratiques comme des « arts de l’existences »,
ou des « techniques de soi », tandis qu’Hadot les nomme « exercices
spirituels » : « Le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces
exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le
psychisme de l’individu […] » (Hadot, 2002 : 21 ; 1995 : 21-22). L’écriture
1
On retrouve la première formulation du « souci de soi-même » chez Platon (1920), dans l'Alcibiade, en 132 c.
Cf. Pierre Hadot : « Plus et mieux qu’une théorie sur la conversion, la philosophie est toujours restée elle-même
essentiellement un acte de conversion », un arrachement à l’aliénation de l’inconscience (Hadot, 1953 : 31-36 ;
2002 : 223-235). L’auteur distingue différentes techniques de transformation de la réalité humaine : une
conversion-retour à l’origine, l’epistrophê platonicienne, qui vise un changement d’orientation, un retour à soi ;
une conversion-rupture, une metanoia, qu’on retrouve dans la tradition chrétienne et qui à pour finalité un
changement de la pensée, une rupture profonde de tout l’être.
2
-2-
s’inscrit dans ce cadre particulier et dans cette nécessité d’une tekhnê de
l’existence. Et Foucault précise : « Il semble bien que, parmi toutes les
formes prises par cet entraînement (et qui comportait abstinences,
mémorisations, examens de conscience, méditations, silence et écoute de
l’autre), l’écriture – le fait d’écrire pour soi et pour autrui – se soit mise à
jouer assez tard un rôle considérable. En tout cas, les textes de l’époque
impériale qui se rapportent aux pratiques de soi font une large part à
l’écriture » (Foucault, 2001b : 1236).
On étudiera ainsi les différents types d’exercices d’écriture personnelle
et on cherchera à démontrer comment l’écriture rejoint les finalités de tous
les autres exercices spirituels. On décrira la fonction des carnets des notes
(hupomnêmata) par lesquelles on apprend à lire et à écouter : l’écriture se
présente ici comme point d’application rigoureux des mouvements de la
pensée, telle que la mémorisation (mnemè) et la méditation (meletê).
Ensuite, on montrera comment la correspondance épistolaire permet
d’apprendre à dialoguer, avec soi-même et avec autrui. Enfin, on dévoilera
que l’écriture, surtout envisagée dans son rôle de preuve de vérité ou
d’examen de conscience, a la finalité d’apprendre à mourir, autrement dit,
d’apprendre à vivre. Si Hadot définit la pratique philosophique comme étant
essentiellement un effort pour prendre conscience de nous-mêmes et de
notre être-avec-autrui, mais aussi comme une conversion de notre vision du
monde, alors on verra que l’exercice d’écriture de soi est une pratique qu’il
faut continuellement renouveler.
1. Du logos à l'êthos
C’est dans les écoles hellénistiques et romaines de philosophie –
stoïques et épicuriennes en particulier – que ce phénomène est le plus facile
à observer. Évidemment, l’oralité y joue un rôle encore considérable,
néanmoins, un tout autre rapport à la lecture et à l’écriture, au dialogue avec
soi-même et avec autrui, à la parole et au silence, s'y développe. L’écriture
personnelle en effet prend à cette époque une place fondamentale dans le
processus même d’élaboration des principes rationnels. Déjà pour Épictète
(1965 ; 2000), qui pourtant n’a donné qu’un enseignement oral, l’écriture
est un exercice de la pensée sur elle-même qui rend présents les discours
reçus et reconnus comme vrais, réfléchit sur eux, les assimile et se prépare
ainsi à affronter le réel : « Il est difficile sans doute de dater précisément
l’origine du processus, mais quand on le prend à l’époque dont je parle,
c’est-à-dire au Ier-IIème siècle, on s’aperçoit que l’écriture est déjà devenue,
et ne cesse de s’affirmer toujours davantage comme un élément de
l’exercice de soi. La lecture se prolonge, se renforce, se réactive par
l’écriture, écriture qui est, elle aussi, un exercice, elle aussi un élément de la
méditation » (Foucault, 2001a : 341).
On remarque que cette attitude contemplative de mémorisation et de
méditation est étroitement liée à la lecture des discours philosophiques
-3-
théoriques, des œuvres qu’un maître a écrites pour ses disciples3. En effet, le
discours philosophique, présent dans les œuvres antiques, justifie
rationnellement et avec précision les présupposés intellectuels d’une
certaine attitude de vie et explicite ses implications et ses conséquences,
tout en proposant une mise en ordre de sa représentation du monde. Il est à
la fois l’expression indispensable d’un certain mode de vie, mais aussi,
comme on le verra par la suite, le moyen privilégié pour y parvenir. Sans
démentir l’effort de conceptualisation et de rationalisation de ces œuvres,
Hadot remarque qu’elles ne reflètent pas simplement des préoccupations
méthodologiques ou pédagogiques, mais aussi des fonctions
psychagogiques4. Terme que Foucault, lui aussi, utilise et définit ainsi :
« […] on peut, je crois, appeler “psychagogique” la transmission d’une
vérité qui n’a pas pour fonction de doter un sujet quelconque d’aptitudes,
etc., mais qui a pour fonction de modifier le mode d’être de ce sujet auquel
on s’adresse » (Foucault, 2001a : 389).
Dans cette perspective, le discours philosophique du maître prend luimême la forme d’un exercice spirituel 5. On peut affirmer que l’œuvre,
même la plus théorique et systématique, n’a pas été écrite pour
« informer », mais pour « former » (Goldschmidt, 1947 : 3 ; Hadot, 1995 :
118). Les productions littéraires réalisent cette formation de différentes
manières : elles peuvent suivre une méthode critique – dialectique,
rhétorique ou dialogique – comme celles des sceptiques ou des
académiques, soit proposer un discours purement théorique et dogmatique,
comme les traités de Plotin. Mais elles sont toujours marquées par les
contraintes qu’impose l’enseignement oral et visent à convertir le lecteur
par la force de la rhétoriques et de l’évidence. Toutefois, ces ouvrages sont
réservés aux spécialistes et ne sont pas suffisants pour que se réalise la
conversion à la vie philosophique. Il faut que le lecteur ait déjà une certaine
expérience de ce dont le discours parle et ensuite qu’il s’exerce à une lente
assimilation, capable de créer dans son âme une disposition permanente, un
habitus. Le disciple doit conquérir le savoir par un travail personnel sur soimême. Porphyre reprend le thème aristotélicien : « il faut que ces
connaissances “deviennent nature en nous”, “qu’elles croissent avec
nous” » (Hadot, 1995 : 244 ; Porphyre, 1979-1995 : 5-6). Cet effort de
réflexion et d’assimilation théorique aboutit à la rédaction des œuvres
écrites : « C’est pourquoi stoïciens et épicuriens conseillent à leurs disciples
de se remémorer jour et nuit, non seulement mentalement, mais par écrit,
ces dogmes fondamentaux. […] ce qui compte, c’est l’acte d’écrire, de se
parler à soi-même » (Hadot, 1995 : 271-272).
3
Cf. Pierre Hadot : « Pour être clair, il me faut préciser que j’entends le mot “discours” au sens philosophique de
“pensée discursive” exprimée dans le langage écrit ou oral […] » (1995 : 20).
4
Hadot veut rendre raison des répétitions, des incohérences et des apories dans lesquelles la pensée semble
s’enfermer chez Platon, chez Aristote et chez Plotin. Il reprend la position de Pierre Courcelle selon laquelle un
texte doit s’interpréter en fonction du genre littéraire auquel il appartient. Il peut donc affirmer que les œuvres de
l’Antiquité n’étaient pas composées pour exposer un système, mais pour produire un effet de formation, elles ont
une valeur psychagogique.
5
Cf. Pierre Hadot : « Il ne s’agit pas d’opposer et de séparer d’une part la philosophie comme mode de vie et
d’autre part un discours philosophique qui serait en quelque sorte extérieur à la philosophie. Bien au contraire, il
s’agit de montrer que le discours philosophique fait partie du mode de vie » (1995 : 21).
-4-
Le genre littéraire le plus important aux Ier et IIe siècle de notre ère était
celui des résumés très denses, des courtes maximes, des hupomnêmata :
« Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu
chose courante dans tout un publique cultivé. On y consignait des citations,
des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été
témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements
qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit » (Foucault, 2001b :
1237).
Comme Sénèque (1993) le souligne souvent, l’écriture est ici une
manière de s’approprier intimement des lectures faites et de se recueillir sur
elles. Il est un exercice de la méditation purement rationnelle, qui s’oppose
au grand défaut de la stultitia, de l’éparpillement et de la dispersion. Le
lecteur effectue un travail sur lui-même, il médite afin de fixer les éléments
acquis et de garder ainsi à l’esprit l’intuition globale de l’enseignement
fondamental, des dogmes d’Épicure ou de Chrysippe. Ces carnets de notes
sont ainsi des exercices de la pensée – ils apprennent à pratiquer les
méthodes de la raison – mais ils sont aussi des exercices de la volonté qu’on
retrouve, comme on a déjà observé, chez Sénèque, mais aussi chez
Épictète6. D'ailleurs, les Pensées de Marc Aurèle (1998) en sont un autre
exemple remarquable. Elles nous exposent des formules qui renvoient aux
dogmes du stoïcisme que l’empereur-philosophe s’écrit pour lui-même et
qu’il s’offre pour méditer, afin de rendre vivant ce qui est déjà présent à
l’intérieur de l’enseignement reçu : « Les Pensées de Marc Aurèle sont
donc un document extrêmement précieux. Elles nous conservent en effet un
remarquable exemple d’un genre d’écrit qui a dû être très fréquent dans
l’Antiquité, mais qui était appelé, par son caractère même, à disparaitre
facilement : les exercices de méditation consignés par écrit » (Hadot, 2002 :
150). La méditation consiste ici à se recueillir en soi-même pour avoir
constamment sous la main (procheiron) les règles de vie (Kanôn). Règles
présentées comme sentences relativement courtes (Kephalaia), ou comme
des expressions célèbres très frappantes (apophthegmes). Évidemment, ces
courtes formules avaient une meilleure efficacité mnémotechnique et une
plus grande force persuasive. Toutefois, il n’est pas question d’une
construction conceptuelle qui aurait une fonction de simple support de
mémoire, qu’on pourrait consulter de temps à autre. Il s’agit, au contraire,
de renouveler à tout moment son choix de vie. Ce livre de vie devient ainsi
le matériel pour un exercice à effectuer quotidiennement et ayant comme
finalité la constitution d’un équipement (paraskeuê, ou instructio chez
Sénèque) à savoir : la préparation aux événements de la vie. Cet équipement
est constitué par des logoi : des énoncés parfois très dispersés et
hétérogènes, même si très cohérents entre eux et toujours fondés en raison
d’une rationalité qui dit le vrai et qui constitue en même temps la matrice
des comportements moralement adéquats. Il s’agit de constituer un
équipement de discours secourables (logos bioèthikos) et c’est l’écriture qui
réalise cette fonction éthopoiétique : elle est un opérateur de la
6
Par exemple, le texte que nous appelons les Entretiens d’Épictète n’est rien d’autre que les notes prises par son
élève Arrien pendant les discussions qui suivaient la leçon proprement dite. Cet exercice se diffusera à partir du
IIIe siècle ap. J.-C dans la tradition du commentaire. Et cet œuvre philosophique n’est rien d’autre que la mise
par écrit, soit par le maître, soit par un disciple, d’un examen critique ou d’une explication orale d’un texte, ou
tout au moins, des dissertations sur des « questions » posées par le texte même (Hadot, 1995 : 240).
-5-
transformation de la vérité en êthos. Paradoxalement, l’écriture des
hupomnemata, si dispersés, se révèle être fondamentale dans l’unification et
la subjectivation du discours vrai : « Par le jeu des lectures choisies et de
l’écriture assimilatrice, on doit pouvoir se former une identité à travers
laquelle se lit toute une généalogie spirituelle » (Foucault, 2001b : 1242)7.
Connaissance et savoir-vivre, formation et choix de vie, lecture et écriture,
s’impliquent mutuellement, en tant que conditions nécessaires pour la
réalisation d’un rapport de soi à soi plus adéquat.
2. La correspondance
Le carnet de notes et la missive – texte par définition destiné à autrui –
peuvent constituer aussi une forme particulière d’exercice d’écriture
personnelle, à l’usage des autres8. Ils s’inscrivent ainsi dans le processus de
direction de conscience, ou direction spirituelle, connue de toutes les écoles
de l’Antiquité. Déjà Platon nous en donne des exemples 9. Mais c'est
seulement au Ier et au IIeme siècles après J.-C., qu'ils deviennent une activité
extrêmement importante, notamment sous forme épistolaire. Nous avons
des témoignages de l’école d’Épicure (Lettre à Hérodote, Lettre à
Pythoclès et Lettre à Ménécée), mais aussi de la tradition stoïcienne (dans la
correspondance de Sénèque avec Lucilius et de Marc Aurèle avec Fronton)
et dans certaines des lettres de Pline. Cette correspondance se présente
comme une méthode d’éducation individuelle et morale, mais aussi comme
un lien entre maître et disciple que l’écriture va caractériser d’une manière
particulière. Le maître n’est pas un technicien de l’âme, mais quelqu’un qui
pratique l’exercice du franc-parler (parrhêsia) et qui au cours de sa vie a
donné la preuve qu'il est un homme de bien. Il ne donne pas un savoir
abstrait, mais ce qu’il dit, il le donne à voire dans sa conduite, dans la
manière dont il vit, toujours en train de s’exercer et de s’éprouver.
D’ailleurs, il s’agit pour lui de permettre à celui auquel il s’adresse de
prendre conscience de lui-même, de ses fautes et de ses progrès, mais aussi
de l’aider à faire des choix particuliers dans la vie de tous les jours.
Autrement dit, il fait en sorte qu’il n’ait plus besoin de son discours et, en
accord avec le processus de la maïeutique, il aide son âme à s’engendrer par
elle-même. Évidemment, comme on peut bien le remarquer chez Sénèque,
la lettre qu’il envoie pour conseiller, exhorter, ou consoler son
correspondant, constitue pour lui-même une sorte d’entrainement et d’autodirection. Mais la réciprocité qui s’instaure ici est caractérisée par d’autres
principes encore. Foucault, par exemple, remarque à propos de la
correspondance : « Elle est quelque chose de plus qu’un entrainement de
soi-même par l’écriture, à travers les conseils et les avis qu’on donne à
7
Hadot critique cette affirmation, mais on le verra par la suite.
Par exemple, Plutarque nous présente le texte du peri euthumias comme une hupomnêmata qu’il avait rédigé
lui-même et qu’il avait ensuite envoyé à Fundanus (1975 : 98).
9
Dans le Phèdre et aussi dans la Lettre VII de Platon (1920), il y a tout un programme de direction de
conscience.
8
-6-
l’autre : elle constitue aussi une certaine manière de se manifester à soimême et aux autres. […] La réciprocité que la correspondance établit n’est
pas simplement celle du conseil et de l’aide ; elle est celle du regard et de
l’examen » (Foucault, 2001b : 1244-1245). Réciprocité du regard et de
l’examen, mais de quel type de regard et de quel type d’examen s’agit-il ?
Foucault lorsqu’il nous décrit la Lettre que Marc Aurèle écrit à Fronton :
« […] on a là tout de même un exemple assez intéressant de la manière dont
la direction devenait, était en train de devenir, était sans doute devenu
depuis un certain temps déjà, une expérience, expérience toute normale et
toute naturelle. À un ami, à un ami qui est cher, à un ami avec lequel on a
ces rapports affectifs si intenses, eh bien, on fait son examen de
conscience » (Foucault, 2001a : 157).
Il s’agit donc de l’examen de conscience, qui était familier aux différents
courants philosophiques. Il était une vielle règle pythagoricienne, qui sera
utilisée aussi par les épicuriens et par les stoïciens. Il semble avoir été
surtout un exercice mental, qu’on pratiquait le matin ou le soir : il s’agissait
à la fois de réactiver les règles de comportement et de se constituer comme
inspecteur de soi-même. Il est important de souligner que c'est seulement
dans l’échange écrit du service d’âme que l’examen de conscience a été
formulé comme un récit écrit de soi-même. D’ailleurs, dans ces
correspondances, on voit se développer un récit de soi très différent de ce
qu’on pouvait trouver en général auparavant, par exemple dans les lettres de
Cicéron. Ce récit est encore très loin de l’écriture du rapport à soi – comme
l’autobiographie, qui devient aujourd’hui la pratique la plus diffusée dans ce
type de formation – mais on peut déjà apercevoir des caractères qui vont
devenir par la suite les objets distinctifs de cette pratique même. Tout
d’abord, on voit que la missive touche de près une pratique à laquelle
Sénèque fait allusion : l’habitude si utile de faire la revue de sa journée, de
la banalité quotidienne. On y déploie ainsi le récit des actions, correctes ou
non, du régime observé, des exercices physiques ou mentaux auxquels on
s’est livré, soit dans les domaines de la diététique, de l’économique ou de
l’érotique (Foucault, 2001a : 151-158)10. Comme Socrate l’avait déjà
montré, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie
quotidienne donne la possibilité de philosopher. La philosophie alors n’est
plus un exercice formateur dont on fixe les limites à un certain moment de
l’existence, mais elle devient coextensive à toute la vie. Et Foucault a bien
théorisé le fait que le bios devient une expérience et un corrélatif de la vie, à
travers lequel nous nous connaissons, nous nous transformons et nous nous
sauvons nous-mêmes (Ibid. : 465-466). Hadot affirme, lui aussi, que c’est
précisément dans cette vie quotidienne que le philosophe devra chercher à
tendre vers ce mode de vie sage, totalement étranger à la vie quotidienne.
Ensuite, on voit surgir ici un autre principe, que Sénèque invoque souvent :
10
Foucault nous montre que Marc Aurèle dans une lettre à Fronton, développe le récit de soi à travers la
description très méticuleuse de sa journée. Il rende compte de trois choses : des détailles de la diététique, santé,
sommeil, bains. Puis, des aspects de la vie économique : ses devoirs familiaux, religieux et de fermier. Enfin, des
éléments concernant l’amour : question individuelle où l’on compare l’intensité et la valeur de l’amour de deux
hommes et de deux femmes. Comme nous le dit Foucault, ces trois éléments on les avait déjà rencontrés dans un
passage de l’Alcibiade de Platon, mais chez Socrate, ils étaient distingués de la pratique du soi. Maintenant, ces
trois domaines, au contraire, sont réintégrés, comme occasion en quelque sorte pour le moi de s’éprouver, de
s’exercer et de développer la pratique de soi-même.
-7-
on a toujours besoin de l’aide d’autrui dans l’œuvre que l’âme accomplit à
la fois par elle-même et sur elle-même. La direction spirituelle n’a de sens
que si elle est un rapport d’individu à individu. On retrouve ici le principe
éthique du dialogue : le maître peut seulement inviter son interlocuteur à
s’examiner, il faut que l’autre désire sincèrement dépasser son point de vue
individuel. C’est-à-dire qu'il doit accepter les exigences de la raison, du
logos partagé par les deux interlocuteurs, qui seul permet de s’élever au
niveau de l’universalité. Cette réciprocité s’exprime donc dans le fait que
seul celui qui est capable d’une vraie rencontre avec autrui est capable
d’une rencontre authentique avec lui-même, et l’inverse est également vrai.
Évidemment, à travers cet examen de conscience développé dans la
correspondance on réalise une conversion (metastrophè), que Marc Aurèle,
ou Épictète, nous présentent comme un « retour à soi-même »11. Il s’agit
dans cette notion d’un regard qui fait retour à soi (chez Sénèque on a se
convertere ad se). Et cette conversion du regard on l’accomplit grâce à cette
méditation ou à cet examen qui n’est rien d’autre que la conscience de soi.
Il semble donc que c’est bien la connaissance du sujet par lui-même qui est
impliquée par l’impératif du « tourne les yeux vers toi » (epistrepehin pros
heauton) et qu’on rejoint ici le précepte delphique du « connais-toi toimême » (gnôthi seauton). Toutefois, il faut bien souligner que chez ces
auteurs, il n’est jamais question d’un souci narcissique, car faire un retour
vers soi, pour un Grec ou pour un Romain, signifie se connaitre et
s’éprouver comme sujet de vérité : « Le savoir requis n’est pas ce qui nous
permet de bien nous connaitre, mais ce qui nous aide à agir correctement
face aux circonstances » (Foucault, 2001a : 509). Il n’y a pas la constitution
de soi-même comme un objet de déchiffrement ou d’exégèse. Il s’agit plutôt
d’un exercice d’attention à soi-même (prosoké), d’une tension vigilante sur
ses représentations, d’une conscience permanente de son effort et d’une
présence de soi à soi. Autrement dit, ce qu’on va saisir avec la méditation
écrite, ce n’est pas la réalité de l’âme dans son essence, comme chez Platon,
mais ce sont les mouvements qui se déploient dans la pensée. Pour les
stoïciens, mais aussi pour les épicuriens, la méditation est donc une pratique
quotidienne de la logique : maîtrise du discours intérieur pratiquée selon des
méthodes rigoureuses. Un tel exercice consiste à se tenir à la réalité telle
qu’elle est : définir ou diviser les choses selon la nature. Mais cette logique
est aussi appliquée aux problèmes de la vie de tous les jours : elle consiste à
rendre raison de ses actions, le soir par soi-même, le lendemain matin en
écrivant à son maître. Cette logique vécue est comme un exercice
d’éthique : avoir conscience de soi, c’est avoir conscience de l’état moral
dans lequel on se trouve : « […] c’est la volonté de faire le bien, ce qui
suppose que l’on ne refuse pas d’examiner sans cesse rigoureusement sa
manière de vivre […] » (Hadot, 1995 : 65). Et c’est l’écriture qui nous
permet de réaliser cette distance nécessaire à évaluation de nos actions.
D’ailleurs : « En formulant par écrit ses actes personnels, on est pris dans
l’engrenage de la raison, de la logique, de l’universalité. On objective ce qui
11
Foucault se réfère à l’œuvre d’Hadot, Epistrophê et metanoia (1953), néanmoins, pour lui, on ne peut pas
assimiler ce dont il est question dans cette thématique de la conversion à soi, propre à l’époque hellénistique et
romaine, à une conversion qui implique un bouleversement entier du sujet (metanoia). Il n’y a pas rupture dans
le sujet. On ne peut pas non plus l’assimiler à la notion platonicienne d’epistophê, parce que si on fait retour à soi
ce n’est pas au sens d’un retour à une essence ou à une nature originelle cachées.
-8-
était confus et subjectif » (Hadot, 2002 : 330). Marc Aurèle, par exemple,
suit, dans les Lettres à Fronton, l’examen dont Sénèque avait décrit la forme
dans un passage du De Ira. L’examen de conscience est indiqué comme un
tribunal intérieur de la conscience : le moi se dédouble en un moi
intelligible, qui se donne à lui-même sa propre loi en se plaçant d’un point
de vue universel, et un moi individuel et sensible. Dans la culture et la
pratique hellénistique et romaine, l’attention à soi-même conduit alors à une
conversion qui est une orientation vers la partie supérieure de soi. Une
volonté libre, par rapport à la contrainte de ce qui l’entoure.
3. La conscience cosmique
Pour comprendre mieux le type de connaissance que le sujet réalise dans
ces types d’écrits, on peut reprendre la critique qu’Hadot adresse à
Foucault : si ce dernier a donné toute sa place à la conception de la
philosophie comme thérapeutique12, il n’a pas pourtant envisagé cette
conversion philosophique dans toute son ampleur. Hadot dévoile que chez
Épictète par exemple : « […] l’examen de conscience apparaît comme une
partie d’un exercice beaucoup plus vaste qui est celui de la méditation. Le
mouvement de concentration sur soi et d’attention à soi apparaît étroitement
lié à un mouvement inverse, celui de dilatation et d’expansion par lequel le
moi se replace dans la perspective du Tout, de son rapport avec le reste du
monde et avec le destin qui se manifeste dans les événements » (Hadot,
1995 : 309).
Comme on le remarque chez Marc Aurèle, la conversion du regard suit
les trois topoi philosophiques qu’Épictète distingue dans ses Entretiens. Ces
topoi sont l’expression d’un ordre schématique et d’une méthode très
rigoureuse. Ils réalisent une étroite interdépendance entre les trois thèmes
fondamentaux de l’ascèse philosophique. On y trouve ainsi ce schéma
ternaire : la logique vécue, en tant que critique des jugement et des
représentations ; l’éthique vécue qui s’exerce aux actions appropriées
(Kathekonta), mais aussi à la préméditation des maux (préméditation
malorum) ; la physique vécue qui, comme exercice de la mort, nous
apprend à mourir et à transformer ainsi le regard porté sur le monde. Pour
Hadot, l’interprétation de Foucault est donc beaucoup trop centrée sur le
« soi ». Il faut souligner que, pour lui, dans l’épicurisme et le stoïcisme, il y
avait aussi la conscience cosmique qui transforme le sentiment que l’on
peut avoir de soi-même. Il y a le retour à soi, mais il y a aussi une dilatation
du moi dans le Tout de la communauté humaine et de la nature universelle.
Autrement dit, l’exercice de la physique vécue comme partie intégrante de
la discipline du désir : « Pour mettre en pratique la physique, un premier
exercice consistera à se reconnaître comme partie du Tout, à s’élever à la
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Foucault affirme que la philosophie, en tant que « culture de soi », nous permet de sortir d’un état pathologique
propre à celui qui n’a pas encore pris soin de soi-même. Cet état de la stultitia caractérise celui qui n’as pas
réalisé un rapport adéquat à soi-même, mais qui est plutôt ouvert à tous les vents des représentations extérieurs et
intérieurs. Sa volonté, limitée, fragmentaire et changeante, n’est pas capable de vouloir comme il faut, c’est-àdire de vouloir librement le soi-même (Foucault, 2001a : 143-144).
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conscience cosmique, à s’immerger dans la totalité du cosmos. [...] Cette
vision de l’universelle métamorphose conduira ainsi à la méditation sur la
mort. […] La pensée de la mort imminente transformera, elle aussi, de
manière radicale la manière d’agir, en faisant prendre conscience de la
valeur infinie de chaque instant » (Hadot, 1995 : 211-213). Pour Hadot, le
philosophe doit s’intégrer à la communauté cosmique, en acceptant
l’universelle métamorphose voulue par l’harmonie de la nature. Il conclut
ainsi : « […] il ne s’agit pas de se forger une identité spirituelle en écrivant,
mais de se libérer de son individualité, pour s’élever à l’universalité. Il est
donc inexact de parler d’”écriture de soi” ; non seulement on ne s’écrit pas
soi-même, mais l’écriture ne constitue pas le soi : comme les autres
exercices spirituels, elle fait changer le moi de niveau, elle l’universalise »
(2002 : 329) ».
Évidement, pour Foucault reste le primat du soi et de son indépendance
par rapport à tout ce qui l’entoure. Il fixe son interprétation sur le souci de
soi, sur la conversion vers soi, et, d’une manière générale, en définissant
son modèle éthique comme une « esthétique de l’existence » à savoir : un
dispositif de subjectivation selon lequel notre propre vie est l’œuvre que
nous avons à faire (2001a : 305-311)13. Toutefois, l’epimeleia désigne pour
lui un certain nombre d’actions que l’on exerce de soi sur soi et par
lesquelles on se prend en charge, on se purifie et on se transforme aussi.
D’ailleurs, comme on l’a déjà observé, lorsque Foucault parle d’écriture de
soi, il souligne que dans l’Antiquité grecque, hellénistique ou romaine, le
sujet n’écrit pas de soi, il n’a pas l’obligation de dire-vrai sur lui-même. Il
s’agit de se rejoindre soi-même avec, comme moment essentiel, non pas
l’objectivation de soi dans un discours vrai, mais la subjectivation d’un
discours vrai. La conversion n’est pas une enquête solipsiste menée dans
son intériorité, parce que le retour à soi suppose une distanciation du sujet
par rapport à soi-même et à ses actions. Elle est une attitude, une attention à
la fois à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde : « Le souci
de soi a pour fin, non pas de retrancher le soi du monde, mais de se
préparer, en vue des événements du monde, en tant que sujet rationnel
d’action » (Foucault, 2001a : 518). Il est ce qui nous permet de nous situer
correctement par rapport aux autres et au monde. Dans cette connaissance
de soi, il n’y a pas d’alternative avec la connaissance de la nature, la
physique, qui nous permet, au contraire, de nous ressaisir nous-mêmes là où
nous sommes. Mais il ne reste pas moins que, si pour Foucault la
transcendance ou la vertu de l’âme se réalise dans l’accomplissement
immanent du rapport à soi-même, pour Hadot, au contraire, le sujet se
transcende dans l’universalité du cosmos. Il s’agit, pour ce dernier,
d’atteindre la grandeur d’âme (megalopsuchia) : il s’agit de voir les choses
dans la perspective de la nature universelle, pour que le moi se situe dans la
totalité et s’éprouve comme partie de cette totalité.
Comme nous le dit Nietzsche (1988) : les écoles antiques sont des sortes
de laboratoires d’expérimentation, grâce auxquels nous pouvons comparer
les conséquences des différents types d’expériences spirituelles qu’elles
proposent. On peut donc récupérer ces exercices d’écriture tout en les
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Au lieu de parler de « culture de soi », il voudrait mieux parler, pour lui, de formation, de transfiguration, de
« dépassement de soi ».
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séparant des éléments cosmologiques, mythiques et dogmatiques qui les
accompagnent. Proposer un exercice d’écriture en tant qu’art de la composition qui nous familiarise avec les outils nécessaires à manipuler les
règles du langage. Art de la com-position qui englobe aussi la manière de
vivre de celui qui écrit et qui éprouve, par sa propre conduite de vie et par
une diététique philosophique toujours renouvelée, les vérités, aussi
provisoires, qu’il affirme.
Bibliographie
Aurèle, M. (1998). Écrits pour lui-même, I. Paris : Les Belles Lettres.
Épictète, (1965). Entretiens, livres I-IV. Paris : Les Belles Lettres.
Épictète, (2000). Manuel d’Épictète. Paris : Livre de Poche.
Foucault, M. (2001a). L’Herméneutique du sujet, Collège de France (1981,
1982). Paris : Seuil.
Foucault, M. (2001b). L’écriture de soi, in Dits et écrits 1954-1988, éd. par
D. Defert & F. Ewald, collab, J. Lagrange. Paris : Gallimard.
Goldschmidt, V. (1947). Les Dialogues de Platon. Paris : PUF.
Hadot, P. (1953). Epistrophê et metanoia, in Actes du XI congrès
international de Philosophie, Bruxelles, 20-26 aout 1953, vol XII, 31-36.
Hadot, P. (2002). Exercices spirituels et philosophie antique. Paris : Albin
Michel.
Hadot, P. (1995). Qu’est-ce que la philosophie antique ?. Paris : Gallimard.
Hadot, P. (2001). La Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec
Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson. Paris : Albin Michel.
Nietzsche, F. (1988). Humain trop humain, suivi de Fragments posthumes
(1878-1879). Paris : Gallimard.
Platon, (1920). Œuvres complètes. Paris : Les Belles Lettres.
Plutarque, (1975). De la tranquillité de l’âme, in Œuvres morales. Paris :
Les Belles Lettres.
Porphyre, (1995). De l’abstinence. Paris : Les Belles Lettres.
Sénèque, (1993). Entretiens, Lettres à Lucilius. Paris : Robert Laffont.
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