lequel vit l’homme, déchiré par le souci et par les passions. Toutes les
écoles supposent aussi que l’homme peut être soigné et délivré de cet état.
La philosophie, depuis l’époque classique et de plus en plus avec les post-
socratiques – les cyniques, les épicuriens, les stoïciens – avait ainsi fixé son
objectif autour de la définition d’une certaine technique de vie (tekhnê tou
biou) à savoir : un art ou une procédure réfléchie d’existence. Et c’est la
liberté humaine qui s’accomplit dans cet art de soi-même et que l’on
pratique soi-même, mais toujours à l’intérieur d’un enseignement
communautaire qu’on reçoit dans une des écoles philosophiques
préalablement choisie. Foucault précise, de manière très soigneuse et en
accord avec Hadot, que la philosophie a une fonction proprement
thérapeutique : il s’agit pour elle de soigner l’homme, de « s’occuper de son
âme » (psukhês epimelêteon)1. On retrouve ici le célèbre impératif du
« souci de soi-même », expression qui traduit une notion grecque très
complexe, mais aussi très répandue, celle d’epimeleia heautou, que les
Latins traduisent avec cura sui. Cette représentation comprend tout un
corpus caractérisé par plusieurs attitudes : des modes de raisonnement, mais
aussi des exercices (askêsis, meletai), volontaires et personnels, inhérents au
mode de vie philosophique. Comme Foucault l'explicite : « Aucune
technique, aucune habileté professionnelle ne peut s’acquérir sans exercice ;
on ne peut non plus apprendre l’art de vivre, la technê tou biou, sans une
askêsis qu’il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi […] »
(Foucault, 2001b : 1236).
Chaque école forge ses propres exercices (abstinences, régimes
alimentaires, dialogue, silence, écoute, mémorisation, méditation,
contemplation) d’après sa propre option existentielle, autrement dit, selon sa
propre vision globale du monde et sa manière de se positionner dans le
cosmos. Néanmoins, une des conquêtes théoriques d’Hadot a été celle de
démontrer qu’il y a, pour toutes les écoles, une unité profonde, dans les
moyens employés et dans la fin recherchée par ces exercices. Les moyens
employés sont les techniques rhétoriques et dialectiques de persuasion, les
essais de contrôle du langage intérieur et la concentration mentale. La fin
recherchée ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais
dans l’ordre du « soi » et de l’être. Le philosophe désire la sagesse, il
s’efforce de tendre vers une maîtrise de soi (enkrateia) et une ascèse
(askêsis). Une sagesse jamais atteinte mais qui, par le seul fait qu’on
progresse dans sa direction, nous permet de réaliser une conversion
(metastrophè) de notre manière de penser et de notre manière de vivre2.
Foucault désigne ainsi ces pratiques comme des « arts de l’existences »,
ou des « techniques de soi », tandis qu’Hadot les nomme « exercices
spirituels » : « Le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces
exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le
psychisme de l’individu […] » (Hadot, 2002 : 21 ; 1995 : 21-22). L’écriture
1 On retrouve la première formulation du « souci de soi-même » chez Platon (1920), dans l'Alcibiade, en 132 c.
2 Cf. Pierre Hadot : « Plus et mieux qu’une théorie sur la conversion, la philosophie est toujours restée elle-même
essentiellement un acte de conversion », un arrachement à l’aliénation de l’inconscience (Hadot, 1953 : 31-36 ;
2002 : 223-235). L’auteur distingue différentes techniques de transformation de la réalité humaine : une
conversion-retour à l’origine, l’epistrophê platonicienne, qui vise un changement d’orientation, un retour à soi ;
une conversion-rupture, une metanoia, qu’on retrouve dans la tradition chrétienne et qui à pour finalité un
changement de la pensée, une rupture profonde de tout l’être.
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