FI Mobil-IT – 1er septembre 2009 – page 6
Éloge de la
déconnexion
Frederic.Rauss@epfl.ch, Domaine IT
Être connecté. Voilà la grande
affaire! Ils ont
mis des prises partout. (Je dis ils, car moi, je ne leur ai rien
demandé). Ils ont même mis des prises dans le vent qui font
que nous n’avons plus besoin de prises. C’est la nouvelle
manière d’être relié et attaché. Avant, la paroi du mur nous
permettait de retenir prisonnier un ordinateur déjà trop en-
combrant grâce à un câble. Mais lorsque le câble est dissout
dans l’air, comment faire pour se tailler en douce et laisser
la machine là où elle est? N’est-ce pas un grand malheur de
ne plus pouvoir rompre ce lien? Le luxe ne serait-il pas d’être
déconnecté? D’ailleurs, nous sommes des bêtes traquées.
Quand nous ne sommes pas enchaînés à notre ordinateur,
je veux dire lorsqu’on décide de descendre dans la rue pour
respirer un bol d’air frais, ce sont les panneaux publicitaires
qui sollicitent notre attention. Ils sont partout! Absolument
partout. Même le dernier petit espace vide affiche encore
un message qui vous suggère d’y mettre votre publicité.
Regardez, si vous pouvez encore le voir, ce beau parterre de
marguerites, caché par un immense panneau qui vous vend
une côte de porc à neuf francs soixante.
Soûlé et désaxé en permanence, il devient difficile d’ar-
racher son esprit de la prise virtuelle ou publicitaire. Com-
ment retrouver un havre de paix? Comment faire une pause
salutaire? Devons-nous jeter notre téléphone portable au
loin, comme on jetterait un caillou à un chien? Le temps de
leurrer la meute féroce avide de sucer toute notre humanité
et de filer par un chemin de traverse?
Comme il est doux l’apaisement que l’on ressent, quand
on se retrouve enfin avec soi-même. Comme on retrouverait
un vieil ami qui vous dirait: Ça me fait plaisir de te revoir.
Ça faisait si longtemps que tu n’étais pas venu me trouver.
Pfouh! Comme ça fait du bien. On respire. On se remet à
voir. Tiens, le monde a de belles couleurs aujourd’hui. On
entend le clapotement de la pluie sur le pavé. Le vent dans
les feuilles. Les oiseaux qui chantent. Les enfants qui rient
aux éclats un peu plus loin sur la place de jeux. Le camion
poubelle du lundi matin, oui, même
le camion poubelle du lundi matin.
Comme tout ceci me parle plus per-
sonnellement, plus intimement.
Fort de cette prise de contact
avec soi-même, on se rend compte
qu’il est effectivement très important
d’être connecté. Non pas technolo-
giquement ni mécaniquement, mais
organiquement. Afin de faire de
nouvelles boutures, de permettre à de
nouveaux rameaux de pousser. Il est
grand temps d’étendre nos racines,
d’entrer en contact avec le terreau
vivant de notre être et de nos rêves.
Peut-être se sentira-t-on un peu perdu
au début. Mais très vite, on aperçoit
autour de soi quantité de prises
pour se relier. Le chant du merle, un
poème, un sourire, autant de petites
choses qui nous offrent d’entrer de
plain-pied dans la vie, d’entrer en rela-
tion avec soi-même et les autres. Tant
d’hommes et de femmes qui nous
ont précédés, ont fait de leur vie un accueil pour maintenir
vivantes nos valeurs d’humanité. Leurs outils étaient bien
souvent rudimentaires: du papier, de l’encre. Des matériaux
aussi élémentaires que du silex taillé en forme de flèche en
regard des nouvelles technologies. Mais cela reste tout de
même rudement efficace et pénétrant quand on décide de
faire taire la rumeur techno-publicitaire et de se reconnecter
à notre part féconde. Peut-être n’avons-nous même jamais
rien inventé de plus élaboré. n