Les petites cachotteries de David Ricardo

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Les petites cachotteries de David Ricardo
Par Christian Chavagneux
N° 351 - Novembre 2015
David Ricardo fait de la libéralisation du commerce international un choix
avantageux pour tous, qu'il érige en loi universelle de l'économie. Pourtant, ses
chiffres sont faux et dissimulent les réalités politiques de l'échange. Démonstration.
Tout économiste rencontre au moment de sa formation la théorie des avantages
comparatifs. Développée par David Ricardo, elle est exposée dans son livre Des principes
de l'économie politique et de l'impôt (1817). Elle postule, selon son exemple célèbre, que
même si le Portugal produit avec plus d'efficacité que l'Angleterre du drap et du vin, l'écart
de productivité du travail étant plus fort pour le produit du raisin, le Portugal doit se
spécialiser dans la production de vin et l'Angleterre dans celle des draps. Chacun des
deux pays en profitera, car telle est la vertu du libre-échange : il ne fait que des gagnants.
C'est en tout cas ce que veut démontrer Ricardo dans le chapitre 7 de son livre, intitulé Du
commerce extérieur. L'économiste ne dissimule pas ses préférences normatives : "Dans
un système d'entière liberté de commerce, chaque pays consacre son capital et son
industrie à tel emploi qui lui paraît le plus utile. Les vues de l'intérêt individuel s'accordent
parfaitement avec le bien universel de toute la société." Plus loin, il chante, après
Montesquieu, les vertus du doux commerce, porteur de paix : "L'échange lie entre elles
toutes les nations du monde civilisé par les nœuds communs de l'intérêt, par des relations
amicales, et en fait une seule et grande société. "
Mais l'ancien trader et député veut aller plus loin et démontrer que son choix résulte d'un
raisonnement scientifique. Il prend donc l'exemple d'un Portugal hypercompétitif, ayant
besoin de 80 hommes pour produire du vin et 90 pour produire des draps, quand il en faut
120 et 100 pour l'Angleterre. Mais, affirme-t-il, les deux pays vont gagner à l'échange s'ils
s'insèrent dans la mondialisation en exportant les biens pour lesquels ils disposent d'un
avantage relatif en termes de productivité du travail. Le message est clair : l'Angleterre ne
doit pas craindre de commercer avec des économies plus productives qu'elle, car elle en
tirera avantage. Et réciproquement. C'est une loi universelle et naturelle de l'économie.
Des chiffres manipulés
Dans un remarquable travail historique (1), le professeur d'économie politique Matthew
Watson démontre comment David Ricardo a trompé son monde. Ses chiffres sont faux et
son raisonnement est sans aucun lien avec la réalité des échanges internationaux de
l'époque. Watson décrypte les dessous politiques - peu glorieux et pas pacifiques du tout !
- du commerce entre le Portugal et l'Angleterre. Des dimensions volontairement évacuées
par Ricardo afin de promouvoir son choix normatif en faveur du libre-échange.
Ainsi, contrairement à son exemple d'une Angleterre peu productive par rapport au
Portugal, celle-ci accumule en fait chaque année depuis des décennies un excédent
commercial important avec son partenaire du Sud, de l'ordre de 1,2 % de son produit
intérieur brut (PIB). Une domination commerciale que Ricardo a voulu cacher. On va voir
pourquoi.
Juste avant, il faut souligner que le Portugal n'a pu accumuler tous ces déficits vis-à-vis de
l'Angleterre que parce qu'il avait les moyens de les payer. Comment ? Via le Brésil,
colonie portugaise, qui connaît alors un boom d'exploitation de l'or. Les bateaux portugais
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prennent des esclaves en Afrique, les emmènent dans les mines brésiliennes et
reviennent avec l'or qui permet de payer les déficits commerciaux avec l'Angleterre (et les
autres pays d'Europe). On est très loin du doux commerce…
Un Portugal dominé
Pourquoi le Portugal est-il alors, au XVIIIe siècle, si dominé commercialement par
l'Angleterre ? La réponse n'a pas grand-chose à voir avec une supposée loi naturelle de
l'économie, mais avec la politique.
Matthew Watson explique que le Portugal a été la première puissance européenne à
contrôler le commerce de l'océan Indien et à apporter les produits d'Asie en Europe, ce qui
contribuait fortement à ses exportations. Or, ce contrôle dépendait de sa puissance
navale, progressivement dépassée par celle des Anglais. Au moment du décès du roi
Carlos II d'Espagne en 1700, la famille royale portugaise a soutenu les prétentions
françaises au trône. Les Anglais lui ont alors fait comprendre que si elle voulait que ses
bateaux puissent continuer à naviguer sans problème pour faire du commerce sous leur
protection, il leur fallait soutenir leur propre candidat, un Autrichien. Les Portugais ont
accepté.
En 1703, poussant son avantage, l'Angleterre signe un traité bilatéral de commerce avec
le Portugal : ce dernier ouvre son marché au textile anglais et reçoit en compensation
l'assurance que les droits de douanes sur le vin portugais seront toujours 30 % inférieurs à
ceux imposés à la France, son principal concurrent. La faille était pourtant évidente : les
Anglais appliqueront bien ce tarif préférentiel, mais ils augmenteront les tarifs douaniers
sur le vin français, et donc par ricochet sur le vin portugais, tout en ayant gagné un accès
libre et total au marché textile du Portugal.
Le drap et le vin, l'Angleterre et le Portugal, les pays et les produits choisis par Ricardo.
Lequel ne fait pourtant aucune mention de ce traité commercial de Methuen (du nom de
son négociateur, John Methuen) signé en 1703. Certes, il écrit son livre plus d'un siècle
plus tard, mais ce traité était très connu dans le débat économique de l'époque. On sait de
plus que Ricardo a bien lu Adam Smith, et ce dernier n'a pas manqué d'aborder le sujet.
Ricardo a simplement, peut-être même sciemment, éliminé toute cette réalité politique du
commerce international, car c'est elle qui faisait de l'ouverture commerciale une source de
richesse pour l'Angleterre.
Les pays doivent-ils s'ouvrir au libre-échange ? Oui, conclut Ricardo, dans la mesure où ils
se spécialisent dans la production de biens pour lesquels ils détiennent un avantage
comparatif. Depuis, les économistes ont développé son argument. Ils considèrent qu'il faut
aller au-delà de la mesure relative de la productivité du travail et tenir compte de
l'ensemble des dotations factorielles (travail, qualifié ou pas, capital, terre…). De leur côté,
les pays émergents ont montré qu'une politique industrielle et financière sérieuse
permettait de bâtir des avantages comparatifs là où ils n'existaient pas à l'origine.
Tous ceux qui chantent les vertus du libre-échange continuent de faire référence à la
"démonstration" de David Ricardo. Un pays peut certainement avoir intérêt à accroître son
ouverture commerciale. Mais si c'est le cas, cela résultera moins des vertus innées d'une
loi économique naturelle que d'un rapport de force politique bien compris.
Christian Chavagneux
Notes
(1) "Following in John Methuen's Early Eighteenth-Century Footsteps : Ricardo's
comparative Advantage Theory and the False Foundation of the Competitiveness of
Nations", par Matthew Watson, université de Warwick, 25 juin 2015.
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