Quelles interventions psychologiques possibles auprès des

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Pascal Hachet
Quelles interventions
psychologiques possibles
auprès des toxicomanes incarcérés ?
Pascal HACHET
Psychologue, Docteur en psychanalyse, Membre du Centre de Recherches en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC) de l’Université Lyon 2.
Association SATO — Picardie 2, rue Achille Sirouy 60000 Beauvais.
Tél. 03.44.48.34.40. Fax. 03.44.45.46.57.
Émail : [email protected]
Résumé – L’intervention d’un psychologue auprès de toxicomanes incarcérés se heurte à divers obstacles : le patient redoute une collusion avec
la justice, il peut nous utiliser comme des prestataires de service, etc. Mais
ce cadre de travail est intéressant à plus d’un titre. Il donne l’occasion de
rencontrer un patient dont l’habitus toxicomaniaque est défait, à la manière d’un masque qu’il aurait été contraint d’ôter. De manière spécifique, le caractère clos du milieu carcéral permettrait de mettre en travail
les « cryptes au sein du Moi » (Abraham et Torok) dont certains patients
sont porteurs à la suite d’expériences indicibles. Ces clivages peuvent
commencer à se résorber face à une oreille attentive et sous l’effet d’interprétations sans préjugés.
Abstract – Working as psychologist with drug addicts in a prison set
involves various desadvantages : the patient either fears to be used by
justice system or tries to use the therapist. Nevertheless, it is realy
interesting to work in such a specific set because drug addiction habits
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are reduced. In a specific way, the closing environment of a prison allows
secretely to work through the « crypts in the Ego » (Abraham and Torok)
that some patients bear because of hidden experiences. Thoses psychic
splitting process may began to diminish thanks to a mindful ears and some
neutre interpretations.
Mots clés – Moi – Psychologue – Intervention – Prison – Psychothérapie.
Le cadre de travail
Psychologue dans un Centre Spécialisé de Soins aux Toxicomanes (CSST), je
me rends une fois par semaine, et depuis dix ans, dans la maison d’arrêt de la
ville de Picardie où ce centre d’accueil ambulatoire est implanté (Hachet, 2002a).
J’interviens alors à titre de ce que l’administration pénitentiaire nomme « visiteur professionnel » ; c’est-à-dire un professionnel distinct des administrations
pénitentiaire, judiciaire et hospitalière 1. Afin de prévenir chez le lecteur toute
velléité de partir en croisade éthique -qui reviendrait ici à lutter contre des
moulins à vent -, précisons que cette appellation désigne les professionnels qui
interviennent en milieu carcéral lorsqu’ils y sont sollicités par des détenus ou/
et par d’autres professionnels, c’est-à-dire de manière ponctuelle (même si des
prises en charge régulières peuvent avoir lieu), à la demande (au moins pour le
premier entretien), et non sur le mode d’une permanence, d’un temps de travail
fixe. Le terme de « visiteur professionnel » n’est donc nullement sous-tendu
par un dessein machiavélique de négation de « l’identité » du psychologue…
La maison d’arrêt comporte comme toutes les autres une Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires (UCSA), dont le personnel « psy » – psychiatres et psychologues – a une approche généraliste de la souffrance psychique.
Autre précision, une psychologue travaillant dans le Centre de Consultations
Ambulatoires en Alcoologie (CCAA) local se rend elle aussi à la maison d’arrêt pour rencontrer une population spécifique : des personnes dépendantes de
l’alcool. Associant un éducateur du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP), une réunion de synthèse a lieu tous les deux mois entre ces
différents acteurs du « soin psychique ». La situation clinique des détenus que
les uns et les autres prennent en charge y est abordée dans un cadre de « secret
technique partagé » et certains patients sont utilement orientés entre soignants.
Des suivis conjoints – nous veillons à ce qu’ils ne soient pas redondants – ont
également lieu ; par exemple un double suivi psychologique et médical pour
1 La maison d’arrêt où j’interviens est démographiquement trop peu importante pour comporter une Antenne Toxicomanie.
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un toxicomane bénéficiant d’un traitement de substitution. Ces temps de rencontre n’annulent bien sûr pas le fait que d’autres réunions de synthèse se
tiennent au sein de chaque institution partenaire.
Lorsqu’il entre en maison d’arrêt, chaque détenu reçoit (en principe…) un
imprimé qui l’informe de la possibilité de me rencontrer, à condition d’avoir
ou d’avoir eu des problèmes de dépendance à une drogue2. Je dispose d’une
boîte aux lettres où le personnel du greffe dépose le courrier que les détenus
rédigent à mon intention. Les Conseillers d’Insertion et de Probation (CIP) du
SPIP et l’équipe de l’UCSA, mais aussi le personnel de surveillance (surtout
au quartier des femmes, où des échanges moins brutaux et basés sur le rapport
de force sont possibles entre surveillants et détenus), font également circuler
des informations au sujet de mes visites. Dans tous les cas, une proposition est
faite – et non une obligation, ce point est crucial sur le plan éthique – aux
toxicomanes incarcérés de me rencontrer. Ces personnes ne sont pas soumises
à une mesure d’obligation de soins3. Précision ergonomique : si le personnel
de l’UCSA dispose de locaux attitrés pour assurer entretiens, consultations et
petits soins, les professionnels « visiteurs » reçoivent les détenus dans de minuscules pièces sans fenêtre sur l’extérieur et sans ventilation, baptisées « parloirs » et qui servent normalement aux rencontres entre les avocats et leurs
clients. Inutile de préciser qu’avant et pendant les sessions d’assises, l’accès à
ces lieux – alors « embouteillés » – devient très difficile.
Après avoir posé le décor de ma pratique, j’en viendrai à l’essentiel de
mon propos : les éléments favorables et les obstacles (avec quelques pistes
pour tenter d’amenuiser ces derniers) aux interventions psychologiques réalisées dans ce cadre.
Les éléments qui facilitent
les interventions psychologiques
Tout d’abord, la demande du patient est respectée. L’intéressé n’a nulle
obligation de solliciter ma présence, de sorte qu’il se pose d’entrée de jeu en
acteur de sa démarche.
De plus, mon statut de visiteur professionnel – que j’explique lors du premier entretien – aide le patient à acquérir une représentation différenciée de
2 Le cahier des charges institutionnel ne m’autorise pas à prendre en charge d’autres personnes, en milieu carcéral comme sur le CSST proprement dit.
3 C’est à l’issue de la détention que cette mesure peut être décidée par le juge d’application des
peines.
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mon rôle par rapport à celui de l’administration pénitentiaire et de la justice.
Dans un certain nombre de cas, ceci ôte à l’intéressé le désir de m’utiliser pour
« plaider » son affaire auprès de l’une ou l’autre de ces administrations. Dans
les faits, le patient essaye souvent ; c’est de bonne guerre. Mais il n’est pas trop
difficile de recadrer les choses.
Par ailleurs, je dispose d’une continuité de temps pour ouvrir un espace de
parole et, donc, pour fortifier une demande d’aide. Et le fait que je sache où
trouver le patient est un facteur positif dans son adhésion au caractère régulier
de la prise en charge : à l’issue de chaque entretien, je fixe la date et l’heure du
rendez-vous suivant avec le patient et un surveillant va le chercher dans sa
cellule ou dans la cour de promenade ou encore à l’atelier lorsque ce moment
contractualisé arrive. Par ailleurs, lorsque je présente mon cadre d’intervention à un surveillant nouvellement embauché ou muté, je lui indique que si, à
tel ou tel moment, un détenu avec lequel des entretiens réguliers ont été
contractualisés rechigne à me rencontrer, soit ponctuellement, soit définitivement, je souhaite néanmoins le rencontrer pour qu’il me le dise sans utiliser de
façon désinvolte un intermédiaire.
Un autre point positif réside dans le fait que d’autres professionnels intervenant à la maison d’arrêt – comme je l’ai évoqué plus haut – recommandent à
des toxicomanes de s’adresser à moi ; l’accès aux soins est facilité par l’existence d’un travail en réseau interne à l’établissement carcéral. Tout ne repose
pas sur mes seules épaules ! Cette réalité me protège du désir – qui serait écrasant pour moi et menaçant et source de confusion pour le patient – de vouloir
occuper toutes les places dans une prise en charge qui, de façon incontournable
et à l’instar de celle des toxicomanes rencontrés à l’extérieur, requiert fréquemment des interventions pluridisciplinaires et concertées : soutien psychoéducatif,
aide sociale, soins médicaux, etc.
Par ailleurs, en ce qui concerne les toxicomanes ayant un ou plusieurs
enfants, j’ai l’habitude de m’enquérir de ce que l’intéressé a dit ou non à sa
progéniture au sujet de l’incarcération. La tentation est en effet fréquente pour
le patient de faire de son séjour en prison un secret qu’il doit absolument cacher à ses enfants (Hachet, 2002b). Face à un père ou une mère affirmant par
exemple à son fils ou à sa fille lors d’une visite au parloir que « papa ou maman ne rentre pas à la maison parce qu’il a trop de travail, ici, dans cette usine »,
j’invite le patient à faire preuve de franchise et de tact. Il s’agit en effet d’éviter
à l’enfant d’être écartelé entre ce qu’il entend de mensonger au sujet de l’éloignement prolongé du parent et ce qu’il en perçoit ou observe réellement. Il me
revient d’expliquer au toxicomane qui « croit bien faire » en dissimulant la
vérité – selon lui inassumable par l’enfant ou inutile – de son incarcération
qu’un tel écartèlement psychique est toujours nocif : faisant peu à peu tache
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d’huile, il risque de condamner l’enfant qui le subit à douter systématiquement
et durablement de tout ce qu’il pense, voit, imagine, ressent et fait.
Un dernier point facilitant tient au caractère clos du cadre carcéral 4. Certes, ce cadre attaque foncièrement la capacité des détenus (et sans doute celle
des personnels…) à penser, à ressentir et à sentir (Esneault, 2001) ; et ce fait
est encore accru par le phénomène de « zombification » (Veil, 2000) que provoque la consommation excessive de benzodiazépines et d’hypnotiques, dont
les toxicomanes – on l’imagine sans peine – sont particulièrement friands.
Certes, ces réalités constituent un frein à l’élaboration psychique. Certes, cette
stase relative de la libido se paye souvent – retour du balancier oblige – de
moments où le détenu « déborde » sur un mode mental ou/et comportemental ;
sachant que s’il est alors sanctionné, la détention en quartier disciplinaire le
prive de la possibilité de mettre « à chaud » des mots sur son passage à l’acte
et, partant, de commencer à en enrayer le « montage critique » (Mélèse, 2000).
Pourtant, il semble que le caractère clos du cadre carcéral soit de nature à
favoriser l’émergence d’une forme de vie psychique particulière dans la relation thérapeutique : j’ai observé à plusieurs reprises dans ce cadre la verbalisation d’expériences traumatisantes que le patient avait jusqu’alors tues sous
l’effet de la honte et de la peur. Une fenêtre – au sens astronomique d’une
configuration exceptionnelle de corps célestes qui permet de procéder à l’envoi d’une fusée ou d’un satellite ou d’effectuer certaines observations au télescope – est alors créée. Dans le détail, cette fenêtre tient à la « conjonction » :
–
d’un clivage qui affecte sévèrement le Moi du patient et délimite une zone
où les composantes de sa participation à une ou plusieurs expérience(s)
indicible(s) sont hermétiquement closes (Hachet, 1996),
–
d’un espace et d’un temps qui retranchent le patient de la « vie du dehors » tout en rendant possible l’instauration d’un espace et d’un temps où
l’intéressé peut tout dire et où le psychologue (ça n’est pas moins important !) peut a priori tout entendre.
4 Dissipons toute ambiguïté. Comme je l’ai développé ailleurs (Hachet, 1996b) et à l’instar de
l’ensemble des intervenants en toxicomanie, je rejette sans appel l’idée fascisante selon laquelle les murs des établissements pénitentiaires guériraient à eux seuls la toxicomanie. Fausse
sur le plan thérapeutique, car tous les toxicomanes incarcérés et non soignés rechutent à leur
sortie de prison, cette idée est aberrante sur le plan éthique : elle revient à criminaliser un
symptôme et, partant, à cautionner l’équation toxicomane = délinquant avec laquelle les
discours sécuritaires se gargarisent (dont se font l’écho dans notre pays les partisans des lois
d’exception antidrogues et « antidrogués » et le fait que la loi du 31 décembre 1970 prévoit
une amende ou / et une peine d’emprisonnement pour la consommation d’une drogue). Je
constate simplement que la situation d’emprisonnement de sujets qui sont mentalement « prisonniers » du souvenir d’évènements pénibles concourt à l’actualisation des traces psychiques de telles occurrences intrapsychiques et relationnelles dans la relation thérapeutique.
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C’est comme si la topique psychique du patient s’étayait alors sur la topique spatiale et temporelle afin de devenir manifeste afin de faire appel de sa
mise sous séquestre… La résorption du clivage sévère dans le Moi correspondant nécessite, comme le préconise Nachin (1989), une oreille attentive et des
interprétations sans préjugés de la part du thérapeute.
Dans tous les cas, j’insiste auprès du toxicomane pour qu’il continue à me
rencontrer (s’il n’habite pas trop loin) une fois sorti de prison. En effet, à ce
moment-là, il subit fréquemment une sorte d’embolie pulsionnelle due au fait
qu’il doit faire face à un regain de stimuli, ce qui lui arrache les exclamations
suivantes : « Tout bouge trop ; il y a trop de couleurs, de gens, de bruit, de
choses en mouvement ». Les avancées intrapsychiques – « des changements
minuscules, apparus de manière presque invisible, insensible, effets de cette
épreuve de l’étranger renouvelée à de multiples reprises » (Dubois, 2003) –
impulsées par nos rencontres dans le microcosme étiolé de la maison d’arrêt
sont alors mises à l’épreuve d’un environnement beaucoup plus mobile et diversifié. Une rechute rapide dans l’addiction, que l’on pourrait qualifier d’homéostatique ou de régulatrice est fréquente ; notons qu’elle survient comme
pour fournir au patient un indice sur son degré d’addiction (« où en suis-je
avec le produit ? »). Pour cette raison, je suis vigilant au fait que le patient
n’interrompe pas la prise en charge à ce moment où il en a particulièrement
besoin.
L’observation de Manuelle
J’illustrerai certaines de ces considérations par l’observation de Manuelle,
vingt-huit ans, primo-incarcérée pour détention et vente d’héroïne. J’ai rencontré cette jeune femme consommatrice d’opiacés à sa demande. La prise en
charge a consisté en des entretiens hebdomadaires d’une heure et a duré un an.
Manuelle se présente avec des gestes lents et un visage crispé par la douleur. Une honte diffuse émane d’elle. Le timbre de sa voix a quelque chose
d’enfantin. Son physique lui-même, peu affiné, paraît puéril, inachevé. Après
s’être assurée au gré de plusieurs séances de ma capacité à l’écouter de façon
« étanche » et, surtout, sans préjugés, elle évoque des souvenirs d’enfance pénibles. Alcoolique et brutal, son père frappait tous les jours sa mère et lui cognait la tête contre les murs. Chaque matin, elle était couverte d’hématomes.
Cette femme est morte d’une méningite – et peut-être des conséquences des
coups – alors que la patiente, âgée de dix ans seulement, se trouvait en classe
de neige. C’est à son retour qu’on lui a annoncé le décès. Puis son père a
entrepris de la frapper systématiquement. Il l’enfermait également dans un pla52
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card et condamnait les fenêtres de sa chambre avec un cadenas. Aînée de trois
enfants, la patiente protégeait son frère et sa soeur contre leur père, tout comme
sa mère le faisait auparavant pour eux trois. Son père lui reprochait essentiellement de trop ressembler (par son physique et par sa gentillesse) à sa mère. Seul
le placard la rendait suppliante (elle ressent depuis une peur du noir et des
sensations d’étouffement), alors que sous les coups elle demeurait stoïque, ce
qui énervait son père. Sa mère, par contre, pleurait et suppliait à chaque fois
qu’elle était battue et Manuelle était mortifiée de ne pas pouvoir empêcher
cette maltraitance. « Mais je n’étais qu’une enfant » proteste t-elle en pleurant.
Elle fait presque toutes les nuits des cauchemars où son père bat sa mère,
au gré de scènes transposées telles quelles de la réalité. Elle subit également
des flashs imagés angoissants en ce sens. Quelques séances plus tard, après
s’être abondamment confiée et avoir beaucoup pleuré, elle me parle d’un cauchemar obsédant, dont adolescente la recrudescence l’avait amenée, de son
propre aveu, à consommer de l’héroïne : « Je suis dans un hôpital, du moins je
le crois. Tous les gens sont habillés en blanc et ils n’ont pas de visage, qui est
remplacé par un trou noir. J’aperçois le cercueil de ma mère. Celle-ci, belle, est
assise dedans, morte, et elle me demande d’approcher d’elle, en me tendant les
bras pour me consoler. Je me réveille alors ». Je pense qu’il s’agit d’une tentative de la patiente pour se représenter et ressentir la mort de sa mère, à laquelle
elle n’a jusqu’ici pas pu se résoudre du fait d’un sentiment de honte, lié à son
impuissance à avoir autrefois empêché sa mère d’être battue. Le trou noir à la
place des visages renverrait aux enfermements que son père lui a infligés et à
sa difficulté à élaborer psychiquement ces expériences. Manuelle se souvient
en outre qu’après avoir tenté de pendre le chien de la famille, son père, quand
elle avait huit ans, s’était lui-même pendu. Elle l’avait trouvé, seule, par hasard, en rentrant de l’école, et avait appelé un voisin, qui l’avait décroché in
extremis : « son visage était violet ». Aucune explication ne fut communiquée
à la fillette concernant ce passage à l’acte.
Mais surtout, au bout de plusieurs mois, la patiente me révèle qu’elle a été
violée, et de nombreuses fois, par son père. Elle avait toujours tenu cette expérience secrète. Je sens qu’il est vital pour elle que je n’accable pas son abuseur
(même si l’envie ne m’en manque pas), car si Manuelle n’avait jamais pu communiquer cet événement traumatique, c’était non seulement pour écarter tout
risque de honte qui aurait pu être attirée sur elle, mais aussi et surtout pour
écarter la honte qui aurait pu être attirée sur son père, objet d’amour malgré
tout et, en tant que tel, narcissiquement indispensable pour la fillette qu’elle
était alors. M’efforçant de ne pas juger moi-même l’attitude du père tout en
prenant soin de ne pas la banaliser ni encore de soupçonner la patiente d’avoir
produit un fantasme de séduction hystérique, je m’autorise simultanément à
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éprouver pleinement et muettement l’effroi dégoûté que ses propos tendent à
susciter en moi. À travers le déploiement de cette émotion dérangeante, je sens
qu’il est nécessaire que je sois pour un temps dépositaire de la partie la plus
déplaisante de la mémoire affective de Manuelle. Cette acceptation lui a permis de commencer à se réapproprier, à l’aide de mes interprétations, qui ont
entre autres porté sur ce qu’elle me donnait à ressentir, les composantes sensorielle et motrice jusqu’alors inintégrées de ses expériences pathogènes répétées. Il est frappant (!) de constater que je ressortais alors de nos entretiens
groggy, comme si les coups que Manuelle avait subis lorsqu’elle était enfant
m’étaient portés ! Mais c’est au prix de ce partage impliqué, et nommé par moi
aux moments (je l’espère) opportuns, des différentes composantes de la participation de la patiente à divers événements psychiquement catastrophiques
que le clivage du Moi dont Manuelle est porteuse a commencé à céder et à
faire place à une élaboration psychique authentique. Lors des ultimes séances
de cette prise en charge, la patiente m’a dit qu’elle a enfin envie de « mordre la
vie à pleines dents » et qu’elle envisageait de demander des explications à son
père au sujet de son comportement d’antan. Ses cauchemars macabres disparurent. J’ai pensé dans l’après-coup que les traces d’aiguille liées aux prises
d’héroïne, qu’elle avait tenu à me montrer en même temps que diverses cicatrices dues aux sévices de son père, rappelaient quelque chose des coups et des
viols – qui avaient débuté alors qu’elle n’était pas encore sexuellement formée. Quant aux effets sédatifs et euphorisants du produit, ils auraient visé à
faire oublier la souffrance physique et psychique ressentie lors de ces expériences.
La psychothérapie de Manuelle a pris fin lorsqu’elle a été libérée. Son
habitat était trop éloigné pour qu’elle poursuive sa psychothérapie avec moi à
l’extérieur. Des nouvelles reçues indirectement de cette patiente m’ont appris
qu’elle n’était pas retombée dans la toxicomanie plusieurs mois après sa sortie
de prison… certes avant de renouveler un peu plus tard sa consommation d’héroïne, mais moins intensément, avec une amorce de distance critique. Entre
deux moments de crise psychique gérés par l’addiction et avec mon aide, Manuelle avait donc fait quelques pas. Il m’a semblé que ce n’était pas rien.
Au total, cette patiente recourait à la toxicomanie en une tentative magique d’élaborer psychiquement les composantes sensorielle et motrice de sa
participation à des expériences traumatisantes. En substance, Manuelle avait
échoué à élaborer des expériences infantiles de deux ordres :
–
Des expériences de risque réel de mort, à savoir subir le sort de sa mère,
peut-être battue à mort par son père et à laquelle elle s’était identifiée
secrètement, tout en étant elle-même fréquemment battue par son père.
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–
Des expériences de violence sexuelle perpétrées sur elle par son père, verrouillées par le secret du fait de menaces de mort proférées par l’intéressé.
L’intrication de ces deux types d’expériences traumatiques avait rendu
particulièrement difficile l’intégration dans le Moi des composantes participatives correspondantes. Ces traumatismes avaient engendré un clivage hermétique dans le Moi : une « crypte » (Abraham, Torok, 1978). Dans ce contexte,
les effets de la drogue visaient à compenser la mise au tombeau d’une bonne
part de l’affectivité et de la participation corporelle de la patiente.
Telle que nous l’avons présentée, l’observation de Manuelle peut conduire
le lecteur à se dire que les interventions psychologiques en milieu carcéral
n’ont rien de spécifique par rapport aux autres lieux – notamment en exercice
libéral – où elles sont coutumièrement pratiquées. Cette observation montre à
tout le moins qu’une psychothérapie est possible en prison. Pour autant, il est
clair que le milieu carcéral dresse de nombreux obstacles face aux interventions
psychologiques. Même si ces obstacles ont été nettement moins prononcés au
cours de la prise en charge de Manuelle que dans beaucoup d’autres, il serait
naïf et malhonnête de ne pas les détailler tant ils sont fréquents, voire permanents.
Les obstacles aux interventions psychologiques
Tout d’abord, il y a l’omniprésence de l’activité pénitentiaire. Même au cours
des entretiens, cette activité suinte plus ou moins intensément. Les surveillants
passent assez souvent devant la porte vitrée et regardent alors dans la pièce5 ;
certains détenus font de même lorsqu’ils partent en promenade ou en reviennent ; le couloir attenant à la pièce peut être bruyant et certaines manifestations
verbales sont dérangeantes : humour troupier – portant parfois sur le patient
que l’on est en train d’écouter ! – propre à certains surveillants, expressions de
désespoir ou de colère de la part de détenus placés au quartier disciplinaire – le
« mitard » –, crissements du chariot de la « gamelle » (dont la survenue signale au demeurant au visiteur qu’il lui faut partir). Gênant tant la parole que
l’écoute mutuelles en situation d’entretien, ces phénomènes – qui constituent
la partie émergée de l’iceberg carcéral tel qu’il se présente au visiteur professionnel – donnent une petite idée de la lutte permanente que le détenu est obligé
de mener pour préserver, plus encore que sa dignité, son intériorité. Lhuilier
5 Du fait de l’augmentation du nombre d’intervenants extérieurs, qu’ils sont chargés d’accueillir, et de l’augmentation des mouvements de détenus – dont ils ont également la charge
– qui en résulte, les surveillants ont de plus en plus le sentiment d’être « réduits à être de
simples porte-clés » (Combessie, 2000) et cette amertume compréhensible influence parfois
négativement la manière dont ils « gèrent » la présence des visiteurs professionnels.
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(2000) explique que le détenu souffre d’un « sentiment d’être toujours exposé »
et que « les regards des autres omniprésents, la perte de tout espace personnel,
la mise à nu de l’intimité attaquent les différentes enveloppes construites pour
se protéger ». Corrélativement, le caractère sordide et potentiellement dangereux du vécu carcéral sature quelquefois l’entretien de plaintes qui touchent
aux conditions de détention (par exemple le fait d’être le souffre-douleur de la
cellule). Ces plaintes nécessitent un aiguillage vers qui de droit (par exemple
l’avocat, le directeur de la prison, etc.). Elles n’exonèrent par contre pas le
psychologue de faire preuve d’une attitude de compréhension impliquée, par
exemple en encourageant le patient à refuser de tenir pour normaux des coups
ou des insultes dont il est l’objet et à engager une démarche appropriée.
Un autre obstacle possible à l’intervention psychologique est que la demande d’aide du toxicomane peut être en fait téléguidée par son avocat, qui lui
conseille alors de me rencontrer et d’être assidu aux entretiens dans le seul but
d’obtenir ensuite une attestation écrite de prise en charge psychologique qui
figurera en bonne place dans le dossier préparé par la défense. Se trouve ici
questionnée la capacité du thérapeute à sentir assez rapidement les situations
où le patient est un peu ouvert aux fondements douloureux de son addiction et
les situations où il ne l’est pas du tout.
Autre point, étroitement solidaire du précédent, parce que c’est moi qui
me déplace, le patient m’utilise quelquefois comme un prestataire de service.
Il m’arrive alors qu’il fasse savoir par un surveillant qu’il préfère rester dans sa
cellule. Les prétextes avancés sont de deux types : soit le détenu se dit trop
fatigué pour descendre ou il fait la sieste ; soit « tout va bien aujourd’hui » ou
il préfère regarder la télévision ou jouer aux cartes. À titre préventif, j’explique
à l’intéressé lors du premier entretien que s’il n’honore pas deux entretiens
successifs, il devra me réécrire pour me rencontrer de nouveau et son absence
sera alors mise à la discussion entre nous.
Un autre obstacle réside dans l’amplification possible de la culpabilité
que le patient peut ressentir lorsqu’il réalise que son envie de drogue l’a suivi,
poursuivi derrière les barreaux. Ces retrouvailles intimes avec le désir de « s’accrocher » au produit sont, comme nous l’avons vu plus haut, prévisibles. Le
toxicomane qui retrouve son besoin de « défonce », voire qui passe à l’acte au
gré du « business » qui peut avoir lieu en milieu carcéral, risque de penser
qu’il est incurable et qu’il me fait perdre mon temps, et donc de ne plus avoir le
désir de me rencontrer. Au début du suivi, je tente de prévenir la survenue de
tels aléas – au plutôt de préparer cette survenue, car de tels aléas sont quasiment inévitables et d’une certaine manière nécessaires6, à condition qu’ils sur6 Ce qui bien sûr ne signifie pas que la consommation de drogues, en prison comme ailleurs,
doive être encouragée.
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viennent sur fond de prise en charge continue – en expliquant au patient qu’il a
sa place dans les entretiens même s’il n’a pas cessé d’avoir besoin de s’intoxiquer lorsqu’il a demandé à rencontrer un professionnel de l’écoute.
Bien que l’incarcération proprement dite facilite des rencontres régulières, je suis impuissant devant le fait que, par décision du juge et de la direction
de la maison d’arrêt, un détenu puisse être du jour au lendemain libéré7 ou,
plus fréquemment, transféré vers une autre maison d’arrêt. Je pallie les conséquences de ces interruptions possibles de la prise en charge en informant rapidement le patient que si cela se produit, il aura la possibilité de poursuivre sa
psychothérapie soit avec moi-même, à l’extérieur, dans les locaux du Centre
Spécialisé de Soins aux Toxicomanes, soit avec un collègue intervenant en
milieu carcéral (j’ajoute que je contacterais alors le collègue en question).
Autre obstacle possible, bien que je prenne le soin d’expliquer au toxicomane la nature de mon articulation, simplement technique – et donc ma différenciation, et en tout cas mon absence de collusion –, avec les services de
justice, mon interlocuteur peut ne pas comprendre ce qu’il fait avec moi et
quels services je peux lui rendre. La méfiance et, quelquefois, des facultés de
compréhension limitées – d’autant plus que certains patients recourent massivement aux benzodiazépines et hypnotiques généreusement prescrits –, risquent alors d’enkyster chez l’intéressé une représentation exagérément sévère
de mon rôle. Je n’ai d’autre ressource que de lui dire et redire que je suis soumis au secret professionnel, y compris (et surtout ?) dans ce cadre.
Un dernier obstacle possible surgit face aux patients qui sont grosso modo
assidus aux entretiens mais qui n’y sont guère expressifs, le « déclic » du désir
de changer ne semblant pas s’être produit. On sait que dans ce type de scénario, le patient, comme l’explique Eiguer (1989), s’emploie à érotiser la relation
thérapeutique au moyen de son silence, pour faire l’économie d’une parole qui
engagerait sa subjectivité souffrante. Si cette forme de résistance peut survenir
dans n’importe quel cadre d’intervention clinique, la dimension coercitive du
milieu carcéral fragilise la capacité du thérapeute à brider ses velléités de réaction péjorative. Le Code pénal français indiquant que la peine d’emprisonnement doit être « afflictive et infâmante », une des fonctions essentielles de la
prison est le châtiment. Fonctionnant comme une insidieuse « philosophie de
travail », cette réalité influence forcément les représentations de l’ensemble
des professionnels (donc, pas seulement le personnel de surveillance) qui travaillent en milieu carcéral. Il est donc inévitable qu’elle torde les capacités
empathiques et interprétatives du psychologue ! De fait, je suis parfois amené
7 Même si les personnes incarcérées pour une infraction à la législation sur les stupéfiants
effectuent souvent un long séjour en « préventive » – jusqu’à seize mois – avant d’être jugées.
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Quelles interventions psychologiques possibles auprès des toxicomanes incarcérés ?
à faire mentalement face à de brusques envies de rétorsion contretransférentielle où j’imagine que je moleste verbalement un patient trop mutique
ou apathique en m’emportant, en le déconsidérant ou en le mettant crûment
devant l’aspect peu enviable, voire sordide, de sa situation, juridique et autre.
En définitive, assurer des interventions psychologiques en prison nécessite de prendre constamment la mesure – et de veiller à s’en démarquer – de la
violence, fantasmée et parfois agie, ou du moins verbalisée8, qui fonde et déshumanise une bonne partie des liens sociaux (entre les détenus, entre ces derniers et les surveillants, etc.) qui ont cours dans les établissements carcéraux.
Reçu en janvier 2003
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8 Bourillon (1999) rapporte « l’immense satisfaction » que certains surveillants affichent –
« expression obscène de la pulsion de mort » - lorsqu’ils apprennent la mort d’un détenu ou
d’un ex-détenu, « surtout s’il avait entamé un travail avec un « psy ».
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