Le lundi 06 août 2007 Dopage chez les musiciens? La trompette demande un bon souffle, un coeur solide, des doigts sûrs...justement tout ce qui lâche lors que le tract est trop fort. Photo AP Daphné Cameron Le Soleil Ses mains tremblaient, son coeur battait la chamade. Durant plus de 20 ans, le trompettiste à l'Orchestre symphonique de Montréal Jean-Louis Chatel a eu l'impression de subir une séance de torture lors de chaque prestation importante. «J'aurais voulu être assis n'importe où ailleurs que sur ma chaise à l'orchestre, dit le musicien aujourd'hui à la retraite. Lorsque j'arrivais pour jouer un solo, je n'avais plus de salive et j'avais l'impression que j'allais perdre les pédales. Il n'y avait pas de plaisir, j'essayais seulement de survivre.» Dans les années 80, un musicien américain de l'orchestre lui parle d'un remède miracle qui fait disparaître le trac. C'est ainsi que Jean-Louis Chatel s'initie aux bêtabloquants. «Mes palpitations cardiaques ont cessé et tout à coup, j'étais capable de me concentrer. Ça m'a redonné confiance, j'irais jusqu'à dire que ça a sauvé ma carrière.» Depuis 30 ans Généralement utilisés pour les problèmes d'hypertension et d'angine, les bêtabloquants circulent dans les coulisses de la musique classique depuis maintenant 30 ans. Déjà, en 1987, une étude menée aux États-Unis par la Conférence internationale des musiciens d'orchestre symphonique estimait qu'environ 27% des interprètes avaient déjà eu recours au médicament. Entre 20 et 30% des musiciens Aujourd'hui, on estime dans le milieu que, en Amérique du Nord, entre 20 et 30% des musiciens professionnels consomment ce produit. Certains en avalent quelques fois par année, avant les auditions par exemple, d'autres, à chaque répétition. Depuis quelques années, les bêtabloquants ont frayé leur chemin dans les universités et les conservatoires. Malgré cette utilisation répandue, le sujet reste controversé et surtout tabou. Les puristes considèrent la pratique comme une forme de dopage et une dizaine de musiciens et de chefs d'orchestres interrogés ont minimisé, voire nié l'existence du phénomène. «L'univers de la musique classique est très compétitif, affirme André Moisan, coach musical et clarinettiste à l'OSM. La plupart des artistes n'en parlent pas parce qu'ils ont peur d'avoir l'air faibles. Ceux qui en prennent ont généralement honte.» Drogue ou médicament? Roger Hobden est un médecin spécialisé dans le traitement des artistes de la scène. Il lui est fréquemment arrivé de prescrire des bêtabloquants à des interprètes, même si l'anxiété n'est pas une indication officielle du médicament. «Il y a toujours des conditions, explique-t-il. Je les prescris seulement à court terme et je conseille toujours de consulter un psychologue spécialiste en imagerie mentale.» Les effets secondaires du médicament ne sont pourtant pas négligeables: difficultés pulmonaires, impression de grande fatigue, dysfonction érectile, nausées. Le produit interagit également avec au moins une cinquantaine de médicaments, selon l'Ordre des pharmaciens. Mais pour Roger Hobden, le principal problème ne réside pas dans les effets secondaires. «Le hic, c'est que plusieurs personnes s'en procurent dans les cliniques sans rendez-vous où les médecins ne connaissent pas vraiment ça, dit-il. Pris en petites doses, les bêtabloquants ne sont pas dangereux, mais la question du dosage est très délicate et varie d'une personne à l'autre. Ça demande un suivi.» Le spécialiste cite également le problème du partage de cachets, fréquent selon Jean-Louis Chatel. Dépendance psychologique Les bêtabloquants ne créent pas de dépendance physique, mais ils peuvent rapidement devenir indispensables, estime André Moisan. «C'est sûr que ça fonctionne, mais l'effet sur l'estime de soi est terrifiant, parce que plus tu en prends, plus tu es convaincu que tu n'es pas capable de jouer sans.» Un point de vue que tient à nuancer Richard Roberts, violon solo de l'OSM. «Comme moi, la plupart des musiciens n'en prennent que quelques fois par année. C'est ridicule de dire que ça crée une dépendance, dit-il. À mon avis, les gens qui en ont besoin à chaque répétition devraient reconsidérer leur choix de carrière», poursuit-il. André Moisan croit que les artistes doivent avant tout se réapproprier leur pensée par la thérapie et l'autohypnose. «Il y a des gens qui ont l'impression qu'ils jouent leur vie lorsqu'ils passent une audition. Ce n'est pas normal que dans leur corps, ils se sentent comme s'ils allaient se jeter d'une tour de 10 étages. Il est permis de faire des fautes. Il faut se laisser le droit d'être humain, quand même!» L'ABC du bétabloquant L'idée de prescrire des bêtabloquants aux musiciens pour les aider à surmonter le trac vient du cardiologue américain Charles Brantigan. Le chirurgien, qui était également tubiste dans l'Harmonie de Denver, a mené, dans les années 70, une expérience à la prestigieuse Julliard School of Arts. Cette étude a démontré que la prise du médicament conduisait à des performances musicales considérées comme supérieures par des juges. Aujourd'hui, le médicament n'est plus seulement utilisé par les musiciens. «Je connais des lecteurs de nouvelles, des conférenciers, des étudiants et des animateurs télé qui en consomment », affirme le Dr Roger Hobden, médecin en arts de la scène. Les bêtabloquants éliminent l'anxiété en diminuant le rythme cardiaque. «Ils bloquent les récepteurs bêta-adrénergiques responsables de la libération d'adrénaline inhérente au stress, explique Diane Lamarre, professeure de pharmacie à l'Université de Montréal. En inhibant ce mécanisme, on empêche les effets secondaires du stress comme les tremblements. » Seize types de bêtabloquants existent sur le marché. Généralement, les musiciens consomment de l'Inderal et du Propranolol. Les doses varient mais restent généralement dans les dizaines de milligrammes. Une personne qui veut obtenir un bêtabloquant doit absolument obtenir la prescription d'un médecin. La substance est bannie de plusieurs sports olympiques comme le biathlon, le bobsleigh et la planche à neige.