1 LES LOIS DE PLATON ENTRE LES MAINS D`ARISTOTE Les

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LES LOIS DE PLATON
ENTRE LES MAINS D'ARISTOTE
Les discussions et la critique des Lois de Platon par Aristote posent beaucoup de
problèmes d'interprétation, particulièrement en ce qui concerne l'exactitude de ses
déclarations au sujet de ce que disent les Lois. Les commentateurs se sont confrontés à
ces problèmes et leur ont apporté diverses réponses. J'en ai moi-même fait autant.
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Cependant, je voudrais revenir sur l'un de ces problèmes et faire une autre tentative assez
différente de le résoudre.
Le problème que j'ai à l'esprit, c'est l'affirmation d'Aristote que le régime des Lois,
bien qu'il soit appelé un mixte de démocratie et de monarchie, est en réalité un mixte de
démocratie et d'oligarchie avec une tendance à l'oligarchie. Il appuie cette affirmation sur
différentes affirmations supplémentaires relatives à la façon dont les magistrats sont
désignés.
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Certains commentateurs pensent que cette affirmation repose sur une
équivoque. Platon parle de la monarchie d'une certaine façon (pour désigner le principe
de vertu et de sagesse) et Aristote, d'une autre (pour désigner une magistrature puissante
détenue de façon permanente par une seule personne). Et la même chose vaut aussi pour
l'oligarchie : ce qu'Aristote appelle oligarchie (gouvernement par les riches) est, en fait,
au sens où Platon l'entend, à nouveau le principe de vertu et de sagesse. Certains
commentateurs, d'autre part, pensent qu'Aristote a raison et que le régime des Lois est
bien oligarchique. Leur idée est que ce que faisait Platon ne concordait pas avec ce qu'il
disait: tout en prétendant faire une chose, à savoir établir une aristocratie de vertu et de
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Dans Simpson 1998, p. 91-99.
2
Politique, II, 6, 1266a1-30.
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sagesse, en réalité, peut-être malgré lui, il en faisait une autre, à savoir établir une
oligarchie fondée purement et simplement sur la richesse.
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Un inconvénient de ces façons
de voir, cependant, est qu'elles nous obligent à dire que soit Platon, soit Aristote, s'est
assez gravement mépris sur Platon. Bien sûr, l'une ou l'autre de ces conclusions pourrait
s'avérer exacte, mais je pense que nous devons essayer de les éviter toutes les deux, si
possible. Aucune des deux n'est facile à croire: Platon était assez intelligent pour savoir
ce qu'il faisait; quant à Aristote, c'est peut-être un critique malveillant, mais il est rare
qu'il soit simplement inexact. Ne pourrait-il y avoir une façon de comprendre à la fois
Platon et Aristote qui fasse que nous n'ayons à attribuer d'erreur de compréhension ni à
l'un ni à l'autre?
Une façon de le faire est celle de Morrow; elle consiste à dire qu'Aristote avait un
texte des Lois différent de celui que nous avons aujourd'hui. Ce qu'il suggère, c'est que le
texte qu'avait Aristote était une première version, qui souffrait des défauts qu'il indique,
mais que Platon a corrigé cette version, en partie pour éviter les critiques d'Aristote, et
que ce que nous avons aujourd'hui, c'est la version révisée.
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Je n'adopterai cependant pas
ce point de vue, et cela pour deux raisons. La première est que c'est là pure spéculation,
sans aucune preuve à l'appui. La seconde est que cette position aussi attribue une erreur
de compréhension à Platon (car la version initiale comportait une telle erreur). Elle ne
résout donc le problème qu'en le posant à nouveau par un autre biais.
Je souhaite par conséquent proposer une explication différente. Elle emboîte le
pas à une remarque d'Aristote qui revient à dire que, parmi ceux qui veulent établir des
aristocraties mixtes (et Platon établit manifestement un tel régime mixte dans les Lois),
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Barker 1918, p. 389, 396-397; Morrow 1960 (a), p. 137-138, 158-159, 171, 230-231,
528-531 ; Schùtrumpf 1991, p. 234-237; Stalley 1983, p. 117-120.
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certains commettent l'erreur de donner trop aux riches et de tromper la populace.
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Aristote ne mentionne pas nommément les Lois de Platon à cet endroit, mais je crois
raisonnable de supposer qu'il les a à l'esprit. En tout cas, je suggère que Platon, et
l'Etranger d'Athènes, savaient très bien qu'ils établissaient un régime à tendance
oligarchique, mais qu'ils le faisaient de façon à donner l'impression que le régime était
plus démocratique et tenait la balance plus égale que ce n'était le cas en réalité. Platon et
l'Athénien, dans ce cas, n'encourent pas le reproche de se méprendre sur eux-mêmes,
mais de mener leur lecteur par une voie détournée, voire de le tromper. En conséquence,
bien qu'il demeure vrai qu'Aristote rejette cette tromperie comme une erreur, il cesse
d'être vrai que soit lui, soit Platon lui-même, ait mal compris Platon. Au contraire, Platon
comprend pleinement ce qu'il fait, Aristote aussi, et ils ne diffèrent que sur la question de
savoir si c'est une façon correcte d'établir une aristocratie mixte.
Maintenant on pourrait immédiatement objecter qu'écarter l'accusation de se
méprendre sur soi-môme en la remplaçant par celle de commettre une tromperie n'est pas
un progrès. Platon est toujours coupable de quelque chose et même de quelque chose de
pire. Mais je pense que cela n'est pas nécessairement exact, car tout dépend de la nature
de la tromperie et des raisons qui la motivent. En tout cas, pour soutenir ma thèse, il me
faut donner un aperçu sommaire des dispositions constitutionnelles des Lois, en montrant
comment ces dispositions pourraient à juste titre être qualifiées de trompeuses dans le
sens où l'affirme Aristote. Il me faut ensuite montrer qui Platon et l'Athénien voulaient
tromper et pourquoi la tromperie était nécessairement la méthode à suivre.
Les dispositions constitutionnelles des Lois concernent l'assemblée et les
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Morrow 1960(b), p. 161-162.
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Politique, VI (IV), 12, 1297a7-10.
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magistratures. En ce qui concerne l'assemblée, les cinq mille quarante citoyens en sont
tous membres, ce qui est assez démocratique. Mais la présence y est facultative pour les
classes inférieures, tandis qu'elle est obligatoire sous peine d'amende pour les classes
supérieures,
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et ses pouvoirs et fonctions sont relativement legers: ni l'une ni l'autre de ces
deux dispositions n'est démocratique.
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L'assemblée n'a, par exemple, aucun rôle
délibératif (ce qui est au contraire une caractéristique particulière des assemblées
démocratiques). Sa principale fonction est de pourvoir diverses magistratures et, quoique
ses pouvoirs soient ici étendus, ils sont définis de façons dont certaines s'avèrent
cruciales. En ce qui concerne l'élection des gardiens des lois (peut-être le corps le plus
important du régime), l'assemblée le fait en trois étapes. À la première étape, chacun
propose le candidat qu'il souhaite, et les trois cents qui obtiennent le plus de voix sont
choisis. À la seconde étape, chacun vote pour celui qu'il préfère parmi ces trois cents, et
les cent qui obtiennent le plus de voix sont choisis. A la troisième étape, ceux qui
obtiennent le plus de voix sont choisis (trente-sept au début, quand la fonction est établie
pour la première fois et, ensuite, aux élections suivantes, autant, suppose-t-on, qu'il est
nécessaire pour pourvoir les postes vacants parmi les trente-sept).
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Le fait que le choix des gardiens se fait par élection et non par tirage au sort est
significatif, et cela va avoir son effet sur le résultat. Car les riches, à cause de leur
richesse, se distinguent de la masse et par conséquent ils sont plus connus, ils ont plus de
chances de se distinguer par leurs qualités, et d'avoir des amis solides et influents. Ils ont
donc plus de chances d'attirer l'attention nécessaire et aïnsi d'obtenir les votes nécessaires
pour être parmi les trois cents initiaux. Inversement, la plupart des pauvres, qui manquent
6
Lois, 764a.
7
Comme Aristote l'a bien remarqué, Politique, II, 6, 1266a9-12.
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de qualification et d'influence, vont trouver difficile, voire peut-être impossible, d'y
parvenir.
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D'autre part, comme Aristote le fait remarquer,
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un assez petit groupe de
citoyens pourrait, en se groupant autour d'un candidat qui leur serait favorable, faire en
sorte de le faire entrer dans les trois cents. La même chose sera vraie à la deuxième étape,
et les candidats (les plus riches, bien sûr) qui sont plus connus, ou ont une certaine
qualification, ou sont soutenus par un lobby, auront le plus de chances de se retrouver
parmi les cent. Et il en sera encore de même à la troisième et dernière étape. En d'autres
termes, en dépit du fait que tous les citoyens votent, le résultat final va être faussé la
plupart du temps, au profit de certains seulement parmi les citoyens. Et cet effet sera
renforcé par le fait que les gardiens servent pendant vingt ans. Le résultat serait
certainement très différent de ce qui arriverait si on avait au contraire recours au tirage au
sort, soit au début, soit après le premier vote, et si les gardiens ne demeuraient en
fonction que pendant un an ou peu d'années. En fait, ce qui paraît au début plutôt
démocratique - tous les citoyens choisissant parmi tous les citoyens - finit par être une
pratique plutôt oligarchique. Le vote, avec une intensité croissante au fur et à mesure de
ses trois étapes, aura une tendance inévitable à favoriser la minorité riche, privilégiée et
influente. Ce résultat est si évident, et le processus électoral qui le produit est si
clairement conçu à cet effet, qu'on ne peut pas sérieusement supposer que Platon et
l'Etranger d'Athènes n'en fussent pas conscients et qu'il ne correspondît pas à leur
intention. On ne peut donc pas sérieusement supposer qu'en donnant au vote une
8
Lois, 753b-d.
9
Pour des parallèles instructifs, nous n'avons qu'à penser aux élections dans les États modernes.
Techniquement, chacun peut être candidat à une fonction, mais en pratique seule une très petite minorité -
ceux qui sont riches, ou influents, ou qui ont obtenu l'investiture d'un parti puissant - a quelque chance de
gagner, ou même, dans certains cas, de figurer parmi les candidats.
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Politique, 11, 6, 1266a26-28.
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