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La mort est dans la vie
Pr Jean-Claude Ameisen,
médecin-chercheur à l’Inserm, président du Comité consultatif national d’éthique
Le Comité consultatif national d’éthique est en train de travailler et de réfléchir à un avis qui sera
sans doute prochainement rendu sur les questions éthiques qui concernent la fin de vie d’une
manière générale. Mais je ne vais peut-être pas tant vous parler des relations entre la vie et la
mort qui nous constituent, qui sont permanentes et ne cessent de nous transformer, que d’un
aspect qui nous touche autant mais qui touche moins notre corps directement (Spinoza disait que
le corps et l’esprit sont une même chose vue sous deux angles différents) qui est ce que nous
considérons comme nous-mêmes, ce que le psychologue William James appelait « notre moi
étendu » : notre langue, nos proches, notre mémoire, notre culture, tout ce qui nous constitue et
qui constitue l’interface par laquelle nous entrons en relation avec les autres. Notre moi qui est
entre les moi, une interface, pour parler comme Martin Buber, qui est entre Je et Tu et qui permet
de construire un Nous. Et ce qui nous constitue et dont nous avons l’impression que c’est
permanent, c’est notre mémoire.
Un exil permanent
Philip Roth disait qu’être vivant c’est être fait de mémoire mais cette mémoire ne cesse de se
transformer, de nous transformer. Et je crois que, de même que ce qui se passe au niveau de
notre corps de la manière la plus intime ne cesse de se reconstruire, de se métamorphoser et de
se transformer, au fond ce qui nous constitue, notre mémoire, nos souvenirs, ce que nous
emportons avec nous ne cesse aussi de se transformer. Philip Roth disait qu’être vivant, c’est
être fait de mémoire et Paul Eluard disait que nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses.
Nous nous transformons sans le savoir et d’un autre côté, nous gardons en nous ce qui nous a
constitués. Et je crois que ce fait que notre mémoire se transforme et nous transforme est dû à
quelque chose d’assez profond qui est qu’au fond de nous : nous nous souvenons de ce qui nous
a touchés et donc de ce qui nous a modifiés. Au niveau le plus intime, si nous nous souvenons
de ce qui nous est arrivé, c’est parce que les réseaux nerveux de notre cerveau se sont modifiés
au moment où ça nous est arrivé. Donc garder des souvenirs, construire une mémoire, c’est au
fond se modifier à mesure que cela nous est arrivé. Et de manière assez paradoxale, lorsque je
me souviens de ce qui m’est arrivé, je ne suis plus le même que celui auquel s’est arrivé. Et
d’une certaine façon, cette mémoire nous rend le passé extrêmement proche (c’est le nôtre) et
d’un autre côté, nous nous souvenons de quelque chose dont nous sommes exilés parce que si
nous nous en souvenons, c’est que nous n’étions pas les mêmes au moment où ça nous est
arrivé. Au fond, ce qui ne nous touche pas, qui ne nous transforme pas et ne nous modifie pas,
nous ne nous en souvenons pas.
Il y a donc cette question d’un exil permanent de ce qui nous ancre dans une continuité (nous
nous souvenons de ce qui nous est arrivé, de ce que nous sommes) et d’un autre côté, il y a une
espèce d’impossibilité de retour. Et je crois que lorsque Epictète disait, comparant les hommes
aux arbres, que l’homme avait cette caractéristique qui était qu’il n’était pas attaché à la terre par
des racines. Donc d’une certaine façon, nos racines nous les portons en nous-mêmes et autour
de nous. Mais pas par rapport à un sol. Pascal Quignard dit quelque chose de très beau, c’est
que notre terre natale n’est pas le sol sur lequel les pas de notre mère nous ont portés au
moment où nous sommes nés mais le lieu de notre naissance, c’est notre mère. Et c’est aussi un
exil : naître, c’est d’une certaine façon quitter l’endroit où on a commencé à vivre.
La nostalgie, douleur du retour
Ce qui a été perdu, c’est un lieu, ce qui nous entourait, et ce qui a souvent été perdu ou plutôt
rendu accessoire, c’est ce qui nous constitue et que pourtant là aussi nous apprenons comme
quelque chose d’extérieur initialement : notre langue. Il est assez étonnant que l’amnésie infantile
nous permette d’oublier que la langue dans laquelle nous pensons, dans laquelle nous rêvons,
est quelque chose qui, au départ, nous a été étranger. D’une certaine façon, la langue nous a
inscrit dans un pays qui est des plus intimes mais qui n’était pas le nôtre au départ. Donc d’une
certaine façon, quitter le lieu où l’on vit, aller dans un autre pays, c’est non pas quitter sa langue
mais c’est aussi ne plus avoir sa langue comme véhicule principal de cet entre-soi. Günther