1
Peut-on et doit-on parler
de la violence monothéiste ?
La question de la violence monothéiste est certes ancienne, mais connue seulement d'un
public limité, sans doute parce qu'elle a été occultée par l'affrontement plus général entre la
religion et l'athéisme. Il me semble d'ailleurs qu'elle a plus été traitée sur le mode polémique
que réellement documentée. Le propos de cette discussion ce soir avec vous et de mon livre
est de voir comment il serait possible d'objectiver la violence monothéiste, voire d'imaginer
des voies de solution.
Tout le monde sera d'accord pour considérer que le monothéisme a représenté dans l'histoire
des religions une innovation majeure par rapport au polythéisme, et qu'il a largement
contribué à façonner le visage de l'Occident et du monde arabo-musulman à travers le
judaïsme, le christianisme et l'islam.
En revanche les avis divergent sur ce qui constitue l'originalité de cette innovation :
le dieu unique ? il existe chez Platon,
la transcendance ? elle existe aussi chez Platon,
le "tu ne tueras pas" ? cette règle vaut dans tous les groupes humains, seul son
périmètre d'application varie1,
l'amour ? D'une part la compassion était devenue la valeur cardinale dans toutes les
grandes civilisations au cours du premier millénaire av JC, la fameuse période axiale
comme l'a appelée Karl Jaspers. D'autre part, avant d'être un dieu d'amour, le dieu
d'Abraham est un dieu jaloux, un dieu guerrier, un dieu en colère. Jésus lui-même ne
remettra jamais en cause l'exclusivisme de son Père.
Quoiqu'il en soit, nombre d'Occidentaux, croyants ou non, attribuent à la tradition judéo-
chrétienne sinon la paternité, du moins un rôle déterminant dans les réalisations les plus
remarquables de notre civilisation, qu'il s'agisse des droits de l'homme, de la philosophie, des
sciences, de la démocratie. L'aura du christianisme n'a d'ailleurs guère été affectée ni par les
guerres de religion, ni par la condamnation de Galilée. Freud lui-même considérait le
monothéisme comme un aboutissement de l'esprit humain, et le qualifiait de "religion du
surmoi" par opposition au polythéisme, qu'il qualifiait de "religion du ça". Et pourtant les
sciences, la philosophie, la démocratie, voire même la théologie n'ont pris leur source ni dans
la Torah, ni dans les Evangiles, ni dans le Coran, mais chez Platon, Aristote et Pythagore,
c'est-à-dire dans la Grèce polythéiste.
A l'inverse peu d'Occidentaux sont prêts à admettre que le monothéisme puisse détenir un
record (en se limitant aux civilisations où l'écriture et le livre sont d'usage courant) en matière
de violence religieuse. Ce déni de la violence est si enraciné que, alors que la société civile a
dénoncé la colonisation, l'Eglise continue à proclamer, je cite, qu'elle "existe pour
évangéliser"2, sans le moindre état d'âme pour la violence qu'a pu représenter la destruction
1 La principale différence entre les civilisations par rapport à l'interdit "tu ne tueras pas" est l'extension du groupe à l'intérieur duquel cet
interdit est valable : la famille, le clan, la tribu, etc. Cf. Raymond Verdier, Vengeance, Le face-à-face victime/agresseur, 2004.
2 Encyclique Evangelii nuntiandi, 1975:
2
des dieux et des cultes qui fondaient pourtant le tissu des sociétés indigènes avant la
colonisation3.
L'originalité du monothéisme ne réside donc ni dans l'unicité divine, ni dans la transcendance,
ni dans des valeurs éthiques. Ce qu'il a inventé en revanche, c'est une nouvelle catégorie de
vérité, la vérité révélée, une vérité exclusive et éternelle. Cet exclusivisme conditionne notre
mental occidental ou proche-oriental, que nous soyons croyant ou incroyant. Il en résulte deux
conséquences : d'une part la construction d'un individu l'image de Dieu", doté d'un ego et
sans doute d'une subjectivité différentes de celle des Orientaux, d'autre part la violence
monothéiste.
Faute de temps et a fortiori de compétence, je laisserai de côté la question de l'ego et de la
subjectivité occidentale, et me limiterai à :
1. La notion de vérité révélée, en tant que singularité constitutive du monothéisme au
sein des religions,
2. La violence qui en découle, en tentant de montrer qu'il s'agit d'une violence
spécifique, qu'on ne retrouve pas dans les autres religions,
3. La question de la tolérance dans le monothéisme,
4. Le discours du christianisme sur Foi et Raison,
5. Pour conclure sur la question : la mythification des textes pourrait-elle offrir une voie
de sortie de cette intolérance et de cette violence.
Article 14: "Nous voulons confirmer une fois de plus que la tâche d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de l’Eglise ,
tâche et mission que les mutations vastes et profondes de la société actuelle ne rendent que plus urgentes. Evangéliser est, en effet, la grâce et
la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, être le canal
du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du christ dans la sainte messe, qui est le mémorial de sa mort et
de sa résurrection glorieuse."
Article 19 : "Pour l’Eglise il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Evangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des
populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Evangile les critères de jugement, les
valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en
contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut" et article 26 : "Cette attestation de Dieu rejoindra peut-être pour beaucoup le Dieu
inconnu qu’ils adorent sans lui donner un nom, ou qu’ils cherchent par un appel secret du cœur lorsqu’ils font l’expérience de la vacuité de
toutes les idoles."
Article 79 :" Le premier [signe d'amour du missionnaire] est le respect de la situation religieuse et spirituelle des personnes qu’on évangélise.
Respect de leur rythme qu’on n’a pas le droit de forcer outre mesure. Respect de leur conscience et de leurs convictions, à ne pas brusquer."
Encyclique Evangélisation et Conversion du Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad Gentes, 1965, en conclusion de Vatican II,
article 13: "Partout où Dieu ouvre un champ libre à la prédication pour proclamer le mystère du Christ (cf. Col 4, 3), on doit annoncer (cf. 1
Co 9, 16 ; Rm 10, 14) à tous les hommes (cf. Mc 16, 15) avec assurance et persévérance (cf. Ac 4, 13.29.31 ; Ac 9, 27-28 ; Ac 13, 46 ; Ac
14, 3 ; Ac 19, 8 ; Ac 26, 26 ; Ac 28, 31 ; 1 Th 2, 2 ; 2 Co 3, 12 ; 2 Co 7, 4 ; Phm 1, 20 ; Ep 3, 12 ; Ep 6, 19-20) le Dieu vivant, et celui qu’il a
envoyé pour le salut de tous, Jésus Christ (cf. 1 Th 1, 9-10 ; 1 Co 1, 18-21 ; Ga 3, 13-14 ; Ac 14, 15-17 ; Ac 17, 22-31), pour que les non-
chrétiens, le Saint-Esprit ouvrant leur cœur (cf. Ac 16, 14), croient, se convertissent librement au Seigneur et s’attachent loyalement à lui qui,
étant « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6), […] L’Église interdit sévèrement de forcer qui que ce soit à embrasser la foi […] Selon la très
antique coutume de l’Église, on doit examiner avec soin les motifs de la conversion et, s’il est nécessaire, les purifier". Atahualpa peut être
rassuré (cf. p. 52) ! (Le signal par lequel débuta l'élimination des Incas fut le refus par leur chef Atahualpa de s'incliner devant la Bible).
3 Le théologien Roger Mehl reconnaissait que "l'action missionnaire chrétienne a pour visée de faire reculer les diverses formes de
paganisme, de les détruire en tant qu'elles lui apparaissent comme des formes d'idolâtrie. Nous avons vu que cette action avait souvent une
conséquence inattendue : la destruction des cadres sociaux et éthiques trop liés à ce paganisme pour pouvoir subsister sans lui". Traité de
sociologie du protestantisme, Roger Mehl, Labor et Fides, 1965.
L'évêque Stephan Neill témoignera que "Les missionnaires ont rarement réussi à implanter le christianisme sans détruire les civilisations
existantes au profit d'une imitation de la civilisation européenne". Stephan Neill, Une école des Beaux-Arts en Ouganda, Le monde non
chrétien n°18, avril-juin 1951,
3
1. La notion de vérité révélée est constitutive
de la singularité de monothéisme
Avec la vérité révélée, le monothéisme a inventé une nouvelle catégorie de vérité, inédite
jusqu'alors.
Les polythéistes ne connaissaient que des vérités d'expérience, des vérités historiques, des
vérités logiques. Ces vérités correspondaient à leur expérience concrète, à leur mémoire des
faits, à leur capacité de déduction, à leur tradition culturelle. Elles étaient vérifiables,
révisables, échangeables.
De même les dieux étaient immanents, "dans le monde", soumis, par exemple chez les Grecs,
au Destin, comme l'ensemble des créatures. Les dieux vaquaient à leurs propres occupations,
sans intérêt prioritaire pour l'activité des hommes.
Les Hébreux ont inventé nouvelle nature de dieu:
un dieu transcendant le dieu abrahamique est projeté hors du monde, un monde
qu’il gouverne et dirige de l'extérieur ; le dualisme entre Dieu et le monde est poussé
à l'extrême ,
mais aussi un dieu personnel un dieu qui parle à l'homme, un dieu dont la
manifestation essentielle est la Parole, le Verbe, un dieu pour qui le sort de l'homme
est un centre d'intérêt prioritaire, un dieu qui éprouve des sentiments : la colère,
l'amour, la jalousie.
C'est donc un dieu paradoxal, à la fois transcendant mais personnel, dont la parole délivre
aussi une nouvelle catégorie de vérité : une vérité qui n'est pas issue d'une expérience
concrète, "mondaine", mais qui, étant d'origine divine, n'est en conséquence ni contestable, ni
révisable, ni réfutable.
Certes pour un croyant la réception de la Révélation représente bien une expérience, le texte
sacré n'intervenant que comme un support dans la relation avec le divin. Toutefois cette
relation ne repose pas sur une expérience mondaine, mais sur une expérience spirituelle
nouvelle, la foi, supportée, encadrée, canalisée, par un livre sacré. Les peuples polythéistes
pouvaient avoir des croyances, voire une spiritualité, mais pas une foi au sens de la croyance
absolue en une vérité purement abstraite.
Ce livre sacré, cette vérité révélée, sont au centre de la relation entre Dieu et l'homme, entre la
transcendance et la foi. La sacralité, dans laquelle baignait autrefois l'univers, a quitté le
monde pour se concentrer dans le livre sacré.
On s'attachera ici à deux attributs particuliers de la vérité révélée, qui sont en relation directe
avec la violence monothéiste :
l'exclusivisme,
l'hétéronomie.
4
La première caractéristique de la vérité révélée est son exclusivisme,
illustrée dans "le dieu jaloux."
"Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face" est le premier des Dix Commandements, Et le
second précise : " Car moi, l'Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux." L'idolâtrie est la pire
des fautes car elle substitue une vérité d'expérience à la vérité révélée. Ordre est donné de
brûler les idoles, c'est-à-dire les dieux d'autrui. Le chemin de la vérité est unique. La vérité
devient un dogme, indiscutable et éternel.
Ainsi le monothéisme décrète fausses toutes les autres religions. La Torah condamne à
l'anathème4 l'adorateur d'une idole, Jésus exclut du salut ceux qui ne croient pas en Lui5, le
Coran promet les pires supplices aux infidèles ; le Dieu monothéiste finira par nier l'existence
même des autres dieux, euphémisme pour dire qu'il les élimine
Les peuples polythéistes n'avaient aucun besoin de nier ni de détruire les dieux des autres : il
y avait d'autres dieux comme il y avait par exemple d'autres langues. La notion d'un dieu
jaloux d'une relation exclusive avec les humains est inconnue des religions non
abrahamiques, et distingue le monde monothéiste du monde non-monothéiste.
La seconde, c'est l'origine extérieure des lois, une hétéronomie poussée à l'extrême
Dans toutes autres les civilisations, la loi et l'éthique prennent leur source dans un principe
général, impersonnel, dont l'origine se perd dans la nuit des temps : chez les Grecs, l'harmonie
du cosmos c'est de ce principe d'harmonie qu'ils déduisent l'aversion de l'hybris ; chez les
hindous et les bouddhistes, le dharma ; chez les chinois, le yin et le yang ; chez les Egyptiens,
la Maât.
Dans ces religions les textes sacrés, lorsqu'ils existent, mettent plus l'accent sur les rituels et
sur la mythologie que sur l'histoire, l'éthique ou la finalité du monde. Lorsqu'ils interviennent
néanmoins dans le champ de l'éthique, ils en restent à des principes généraux, et s'abstiennent
de prescriptions exclusivistes, intolérantes. Quant aux lois, elles sont l'œuvre des hommes :
des rois comme Hammourabi, des pharaons en Egypte, quitte à ce que ceux-ci se réfèrent à
une inspiration divine ou soient eux-mêmes divinisés. La Grèce classique inventera une
société purement "autonome", au sens les lois y sont de facture purement humaine. Après
2000 ans de tutelle de l'Eglise, la Renaissance et les Lumières retrouveront ce principe
d'autonomie, qui aboutira à la Révolution et aux démocraties modernes.
Dans les religions monothéistes, les textes sacrés contiennent eux aussi une cosmogonie, une
théogonie, mais d'une part ils prétendent raconter non pas des mythes, mais une histoire,
d'autre part ils prescrivent une éthique : l'histoire d'un peuple ou d'un homme dont il est
fondamental de croire qu'il a existé et la loi occupent ainsi la place centrale dans les textes
fondateurs.
Ce qui est déterminant dans le monothéisme n'est pas le contenu des lois, mais le fait de les
faire river du divin : comme le dit Hans Küng, "la spécificité de la morale
vétérotestamentaire ne réside pas dans la découverte de nouvelles normes éthiques, mais dans
l'ancrage des directives traditionnelles en l'autorité de Yahvé et de son Alliance"6. Le
4 L'anathème prescrit la mort pour toute la maisonnée de l'idolâtre, y compris le bétail.
5 "Celui qui croit en Lui (le Christ) ne sera pas condamné, mais celui qui ne croit pas est déjà condamné" (Jn 3, 18).
"Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné." (Marc 16:16)
6 Hans Küng, Le christianisme, op. cit.
5
monothéisme a ainsi poussé à son point extrême l'hétéronomie7. Il en résulte une radicalité,
une absence de compromis, dont on retrouvera la marque dans la violence monothéiste.
La vérité : un acquis ou une quête?
La vérité révélée confère à celui qui l'a reçue le sentiment d'un acquis. Dans le monde
polythéiste grec, la vérité n'est jamais acquise. Sa recherche conduira non pas à la foi, mais à
la philosophie, dont les résultats sont toujours provisoires, susceptibles de remise en cause,
car humains, donc faillibles et perfectibles.
Vérité révélée dans les autres religions
D'autres religions sans doute possèdent des "vérités révélées" d'origine divine ou quasi divine.
En Inde, les Védas sont les plus anciens textes sacrés de l'humanité. De même pour l'Avesta
en Perse. Mais il s'agit essentiellement d'hymnes, de louanges, d'épopées, de prescriptions
rituelles. L'auteur de ces textes n'est jamais identifié à un dieu personnel ou à un homme
nommément désigné. Leurs récits se déroulent dans le temps du mythe et non pas dans le
temps de l'histoire.
Quant aux dieux grecs, ils parlaient par la bouche des oracles, mais cette parole restait
contingente : une prédiction, un conseil voire un interdit liés à un évènement concret, et non
pas une vérité ou un commandement d'ordre éthique de portée générale, intemporelle comme
ceux du Décalogue biblique.
Le bouddhisme s'était lui aussi détaché du polythéisme (védique), et d'ailleurs de façon
radicale car il a rejeté les rituels, comme les sacrifices, et les croyances en les divinités. La
vérité bouddhiste, le non-soi, la vacuité, le nirvâna représente un idéal, et non pas un ordre
exclusiviste (il en irait de même pour le monothéisme s'il ne prêchait par exemple que
l'amour). Pour le reste, le bouddhisme propose une voie d'accès à la rité, dont il se contente
de dire qu'elle est plus efficace que celle des autres traditions spirituelles. Il n'y a pas
d'exclusivisme ni d'ordre de brûler les idoles. La sanction relève non pas d'un dieu personnel,
mais du karma, un principe impersonnel. "Ne vous laissez guider ni par l'autorité des textes
religieux, […] ni par les traditions, […] ni par [un quelconque] maître spirituel."8 "Sois à toi-
même ton propre refuge."
La vérité révélée introduit une césure dans l'histoire des religions
Les religions polythéistes étaient attachées à une civilisation, les divinités à un peuple, à une
cité : il s'agissait de religions "ethniques". Elles reposaient essentiellement sur les rituels : des
"orthopraxies", des religions du "faire".
Les religions monothéistes tendront à se déterritorialiser, à devenir des religions du "croire".
Elles deviendront "universalistes" et en conséquence prosélytes. La foi et le dogme prendront
une importance croissante au détriment du rituel.
On passera ainsi :
des religions "ethniques" aux religions "universalistes",
des religions "rituelles" aux religions "révélées",
7 Cf. Cornélius Castoriadis et Karl Popper
8 Kalama Sutta, Anguttara Nikaya III.65, Discours du Bouddha aux Kalamas à propos de la liberté de penser, tr. par Jeanne Schut.
1 / 21 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !