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4 MÉNON
de Gorgias 4 qui, comme nous allons bientôt le voir, n’a pas peur de passer aux actes, et avec
son hôte Anytos, qui sera l’âme de l’accusation dans le procès de Socrate. Le Ménon est en effet
l’occasion du dialogue manqué entre Socrate et son accusateur, Anytos, le riche tanneur devenu
politicien, le démocrate exilé revenu au pouvoir après la chute des Trente. Après les faiseurs
d’illusions aux discours bien tournés, les meneurs de foules au pouvoir bien réel qui ne s’em-
barrassent pas de détails quand ils trouvent sur leur route un individu qui semble contester leur
jugement. Aussi bien Calliclès dans le Gorgias qu’Anytos dans le Ménon sont réduits au silence
par Socrate, mais Calliclès se contente de « condamner » Socrate en paroles dans la discussion
avec lui et en reste là une fois la discussion nie, alors qu’Anytos le fait condamner en actes,
non au cours de la discussion, mais une fois celle-ci terminée. Le Ménon va nous permettre de
comprendre comment on passe de Parménide, via les Gorgias et leur émules, les Calliclès et
autres Ménons, à un Anytos qui, ne prenant pas le temps de faire la différence entre un Ménon,
ou un Gorgias, et un Socrate, se trompe de cible et conduit ce dernier à la mort en croyant servir
la cité, justiant ainsi le « parricide » qui sera nécessaire dans l’ordre intelligible pour libérer
la pensée, et qui sera accompli par l’étranger d’Élée dans le Sophiste 5, pendant, de l’autre côté
de la tétralogie centrale de l’âme, de l’Apologie qui voit la condamnation à mort bien réelle de
Socrate dans l’ordre « visible ».
Pour introduire la trilogie qui explore dans l’ordre visible le segment des images, des il-
lusions 6, Platon nous propose, dans le Protagoras, une « image » de dialogue, un dialogue
raconté par Socrate à un de ses amis après coup, dans un long monologue dont nous n’avons
aucun moyen de savoir s’il est une image dèle de ce dont il rend compte. Pour introduire la
trilogie qui explore le segment des « réalités visibles » 7, Platon nous plonge directement dans
une conversation en cours, sans la moindre « mise en scène », et nous en sommes réduits à
deviner tant bien que mal à partir des paroles échangées qui parle et où se déroule la scène. Et
si l’Hippocrate du Protagoras était fasciné par le prestige associé au qualicatif de sophiste
dont on parait son héros Protagoras sans même savoir ce qui se cachait derrière ce qualicatif,
Ménon, lui, n’a de souci, ou prétend n’en avoir, que pour la réalité d’une activité, l’enseigne-
ment de l’excellence, pour laquelle il se pourrait d’ailleurs qu’il ait déjà dépensé des fortunes,
s’il est vrai que, comme on pourrait le penser à partir des remarques de Socrate au début et tout
4 Ménon, 70b. Socrate ne dit pas explicitement que Ménon a été élève de Gorgias au sens propre du terme,
c’est-à-dire qu’il a payé Gorgias pour ses leçons. C’est Aristippe, le « protecteur » de Ménon, qui est plus spéci-
quement mentionné par Socrate comme ayant très probablement suivi l’enseignement de Gorgias (bien que, de
lui non plus, il ne dise pas qu’il ait payé ces « cours » ; mais dans l’Apologie, 19e-20a, Socrate mentionne Gorgias
parmi les « professeurs » qui faisaient payer leurs leçons). Et l’on peut penser que Ménon, le protégé d’Aristippe, a
simplement proté des leçons que prenait son mentor. Quoi qu’il en soit, Socrate présente Ménon comme familier
avec l’enseignement de Gorgias (voir, outre l’introduction, 73c, 76a-d, 95c et 96d), même s’il semble incapable
par lui-même de tirer prot de cet enseignement dans la discussion et, en tout cas, de se souvenir d’une éventuelle
dénition de l’« excellence » que le « maître » aurait donnée.
5 Sophiste, 241d. Pour le parallèle entre la condamnation à mort de Socrate par la foule athénienne et le « par-
ricide » de Parménide par un seul Éléen, voir la section « Le procès de Socrate et le « parricide » de Parménide »
de l’introduction aux tétralogies.
6 Pour une présentation du rôle structurant de l’image de la ligne de la République (République, VI, 509d-511e)
dans l’organisation en tétralogies des dialogues, voir la section « Le visible, l’intelligible, et l’âme au milieu » de
l’introduction aux tétralogies.
7 On pourra noter que, pour Platon dont le souci premier est l’homme (« Connais-toi toi-même »), et plus spé-
cialement ce qui en constitue la « réalité » profonde, c’est-à-dire l’âme, les réalités visibles ne sont pas tant les
choses matérielles qui nous constituent (notre corps) ou nous entourent (nos biens) que les actes que nous posons
et dont la série construit notre être. La réalité dont il va être question dans cette tétralogie, c’est Socrate lui-même
vu à travers son procès, qui est l’occasion pour lui de justier sa vie et ses actes, et son choix de subir la peine lé-
galement, quoique injustement, prescrite à son encontre par le tribunal de ses concitoyens plutôt que de s’échapper
pour sauver sa vie.