Comprendre l`organisation par la communication... sans réduire l

Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle »,
77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009.
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Comprendre l'organisation par la communication...
sans réduire l'organisation à la communication.
Enjeux, perspectives et limites d'une théorisation communicationnelle de
l'organisation
Jean-Luc Bouillon
LAREQUOI – Laboratoire de recherches en management
Université de Versailles Saint-Quentin
Résumé
Considérer la communication comme « constitutive » de l'organisation tend à devenir un
paradigme de plus en plus largement partagé, mais cette perspective de travail comporte des
risques de déformation des objets organisationnels étudiés. Ces derniers en viendraient à être
conceptualisés uniquement en termes de communication, faisant largement abstraction des
caractéristiques économiques, politiques, juridiques, techniques et sociales qui les fondent.
S'opposant à toute dérive vers une « réduction communicationnelle », cette intervention rappelle
qu'une organisation désigne une entité sociale rationalisée et finalisée composée de différents
espaces (de production, de travail, de régulation) en tension dont les ajustements peuvent être
pensés par l'étude des dimensions communicationnelles qui les traversent : les situations de
communication, les processus de communication articulés aux processus productifs et les
politiques de communication.
Considérer la communication comme « constitutive » de l'organisation tend à devenir un
paradigme de plus en plus largement partagé auquel se rattachent de nombreux travaux relatifs
aux questions communicationnelles dans les organisations, en Europe et en Amérique du Nord.
Cette perspective d'analyse offre à priori la possibilité de mieux saisir les dynamiques reliant
communication et organisation et d'apporter une meilleure compréhension du phénomène
organisationnel dans les sociétés contemporaines. L'enjeu est de mettre en évidence les processus
de construction sociale reliant le singulier au général, le micro et le macro social, le matériel et le
symbolique. Il s'agit de saisir comment des paroles, des discours, des écrits, produisent une réalité
sociale et collective que l'on qualifie d'organisation. Dans tous les cas, malgré les divergences
d'analyse, l'organisation peut être vue comme un résultat, c'est à dire comme une structure sociale
au sein de laquelle les acteurs se situent, agissent et interagissent, mais aussi comme un processus
évolutif, en construction continue, au travers des actions et interactions des individus qui la
constituent. L'organisation est une dynamique sociale, qui peut être saisie au travers des
« dimensions communicationnelles » qui la traversent.
Au delà des intuitions socio-constructivistes et des déclarations d'intentions, la signification
même de l'idée selon laquelle la communication serait constitutive de l'organisation n'est toutefois
pas évidente. La polysémie des notions en présence reflète en effet la difficulté à mettre en
relation les paradigmes et les champs disciplinaires très différents auxquelles elles sont
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rattachées. La « communication » peut être considérée soit sous l'angle des processus
interactionnels de nature inter-individuelle ; soit sous celui des discours destinés à influencer
représentations en comportements. « L'organisation », pour sa part, désigne dans une perspective
minimaliste le simple fait que des individus se coordonnent dans l'interaction ; mais peut aussi
être appréhendée comme une entité collective transcendant le niveau inter-individuel, à un niveau
de généralité plus élevé et dans une perspective structuraliste, qu'elle soit instrumentale (comme
cela peut être le cas dans le champ de la gestion) ou critique (en sociologie par exemple). En
outre, penser communicationnellement l'organisation implique de considérer que les
« phénomènes communicationnels », dont la délimitation peut recouvrir une étendue variable,
constituent tout à la fois un observable – des pratiques humaines et sociales que l'on peut étudier
scientifiquement – et un cadre d'analyse qui permet de saisir les dynamiques sociales en
présence. Mais de telles démarches peuvent adopter des formes très différentes, selon le type de
conception communicationnelle retenus et les paradigmes de référence. En particulier, si les
phénomènes symboliques sont indissociables des réalités sociales et matérielles qu'ils permettent
d'ailleurs de mieux comprendre, ils n'ont pas vocation à se substituer à ces dernières. C'est ainsi
un risque de réduction communicationnelle qui pèse sur les analyses des phénomènes
organisationnels en termes communicationnels, qui, au lieu de chercher à mieux saisir les liens
unissant réel et symbolique, ramèneraient le premier au second.
Peut-on penser communicationnellement l'organisation sans la réduire à la communication ?
Selon quelles modalités ? Nous commencerons par présenter un premier type de conception
communicationnelle de l'organisation prenant pour point de départ les processus langagiers, tels
qu'ils apparaissent dans la dynamique reliant textes et conversations. Si une telle approche permet
de saisir les modalités d'émergence d'une organisation à partir d'interactions locales finement
conceptualisées, elle rencontre des difficultés pour saisir la nature et les contours de l'organisation
« émergée ». Ainsi que nous l'analyserons par la suite, cette dernière ne peut être appréhendée
sans faire référence aux objectifs qui la caractérisent et aux rationalisations dont elle fait l'objet.
Elle constitue une entité à part entière, issue de la dynamique articulant règles formelles et
ajustements en situation, au cœur desquels se trouvent des phénomènes communicationnels
observables. Ces derniers prennent place dans une structure rationalisée qui les oriente, mais en
retour, ils permettent l'évolution de cette dernière. Ceci nous conduira enfin à présenter une grille
visant à articuler les différents registres communicationnels – les interactions situées, les
processus et les dispositifs socio-techniques où elles s'inscrivent et les discours – correspondant à
différentes dimensions de l'organisation, dont nous examinerons les enjeux et les limites.
1. L'entrée par la communication : comment les « processus communicationnels »
construisent l'organisation
1.1. L'organisation émergeant dans la dynamique texte / conversation
Considérer l'organisation comme étant construite dans et par la communication peut tout
d'abord se traduire scientifiquement par la volonté de modéliser les modalités de son émergence à
partir de processus communicationnels continus en dehors desquels elle n'existe pas
véritablement. Telle est, ici condensée de manière très synthétique, l'orientation adoptée par
« l'école de Montréal », telle qu'elle apparaît en particulier dans les travaux de J.R. Taylor et E.
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Van Every (Taylor, Van Every, 2000, p.33). Ce cadre d'analyse s'inscrit à la rencontre de deux
traditions théoriques d'étude des imbrications entre le social et le langage, qu'elle ambitionne
d'articuler et de dépasser. La première correspondant à la phénoménologie sociale, à
l'ethnométhodologie et à l'analyse conversationnelle1, envisage la réalité sociale comme étant
construite dans le cadre d'interactions situées, où le langage occupe une place centrale. De
manière opposée, la seconde tradition de référence est relative à la linguistique structurale2 et à
ses prolongements foucaldiens. Elle considère la construction du social au travers de systèmes
sémantiques généraux, intégrant langage et objets du monde, historiquement et
institutionnellement situés. Dans ce cadre, le langage stabilise un ensemble de catégorisations
déterminées à un niveau sociétal, permettant la construction de représentations rendant le monde
intelligible pour les individus. La mise en relation de ces deux grandes orientations scientifiques
pour analyser l'organisation donne lieu à l'identification de deux grandes dimensions
communicationnelles, la conversation d'une part et le texte de l'autre. L’organisation, dont les
contours sont mal délimités, est ainsi appréhendée comme un entrelacs d'interactions. Elle
émerge de la dynamique et des enchaînements locaux entre textes et conversations.
Le concept de conversation s'étend évidemment au-delà de son acception courante pour
désigner l'ensemble des échanges – discussions informelles, mais aussi réunions, négociations –
qui contribuent à la construction d'un univers commun aux personnes qui partagent une situation
sociale donnée. Cette définition renvoie à une dimension infra-symbolique (sub-symbolic) de la
communication où le rôle de la communication n'est pas de transmettre une connaissance à autrui
mais de construire une base de connaissance partagée. Il s'agit en quelque sorte de
« l'infrastructure communicationnelle » de l'organisation, du contexte relationnel nécessaire à tout
échange, ces éléments étant regroupés dans la notion de « site ». La conversation
organisationnelle s'apparente ainsi à une « dynamique d'auto-organisation », c'est à dire à un
système autorégulé localement, à partir de mécanismes garantissant l'intercompréhension et la
stabilité de l'organisation sociale. Ce système de communication est dans le même temps un
système d'actions, dans la mesure où paroles et activités sont totalement imbriquées, dans les
questionnements, les argumentations, les négociations, les échanges de conseils, la résolution de
conflits, qui structurent toute activité sociale et en particulier professionnelle. Si les conversations
sont locales et situées, elles portent sur des objets de nature générale liés aux activités où elles
prennent place, pouvant par exemple renvoyer à la réalisation d'un travail de conception, de
production, de commercialisation de produits, de prestation de services. Mais les activités
réalisées, leurs objectifs, le contexte où elles se déroulent, sont très loin de constituer le cœur de
l'analyse.
La dimension conversationnelle de l'organisation est étroitement articulée à la dimension
textuelle. La signification du concept de texte s'étend largement au-delà du niveau du
« document » pour désigner tout discours stabilisé constitué de mots et de phrases ordonnancés
de manière cohérente, qu'il se présente à l'écrit ou à l'oral. Le texte repose sur un « système
symbolique » (symbolic) et sur des procédures de narration qui « racontent » le monde. Il permet
le cadrage de l'organisation, sa description, son interprétation, la rend tangible au-delà des bruits
de fond conversationnels et se présente ainsi comme une « superstructure communicationnelle »
1 dans le prolongement des travaux de Schütz, Berger & Luckmann, Garfinkel, ainsi que de Sacks, Schegloff et
Jefferson (Taylor et Van Every, 2000, p.6-16)
2 Barthes, Greimas, et Foucault en particulier (Taylor et Van Every, 2000, p.16-24)
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renvoyant à la notion de « surface »3. Les « textes » forment les objets dont ils parlent, ils
reflètent et légitiment des représentations du monde situées historiquement et
institutionnellement. Ils constituent en d'autres termes un système de typification qui rend le
monde intelligible au sein d’une communauté. Dans la perspective « textuelle », l'organisation
résulte d'un ensemble de discours, incluant des statuts légaux, des contrats, des descriptions de
rôles, de fonctions, d'activités, de récits (storytelling) qui accompagnent activités et
conversations.
Dans le cadre d'analyse de l'Ecole de Montréal, l'organisation émerge de la dynamique issue
de la rencontre entre conversations et textes. L'infrastructure communicationnelle (site)
constituée par les conversations quotidiennes donne lieu à des échanges structurés sous forme de
textes qui rendent apparente la superstructure communicationnelle (surface), cette dernière
permettant d'interpréter les circonstances, d'agir, rendant possibles de nouvelles conversations
donnant elles-même lieu à des stabilisations sous forme de textes. Le résultat de chaque étape
transforme les circonstances et influence la future interaction, le texte représentant à la fois un
input et un output du processus de communication. Le processus conversation – texte –
conversation est cumulatif et construit ainsi l'organisation, selon des modalités non déterminées.
1.2. L'organisation dissoute dans la communication ?
Le cadre d'analyse de l'Ecole de Montréal présente l'intérêt de conceptualiser très clairement
le processus permanent de structuration d'ensemble sociaux à partir de formes
communicationnelles elles aussi finement identifiées. Des interrogations subsistent néanmoins
sur la nature de l'organisation émergeant de cette dynamique : cette dernière ne semble jamais
être véritablement « émergée », c'est à dire stabilisée sous la forme d'une entité sociale dont le
degré de généralité, la permanence mais aussi la capacité de contrainte dépasserait celle des
« textes ». De ce point de vue, l'appropriation des emprunts opérés aux approches structurales et
foucaldiennes semble en définitive pour le moins limitée : elle semble en effet se restreindre à la
conceptualisation de la notion de texte comme élément de langage stabilisé, susceptible d'assurer
la continuité des interactions. Les aspects relevant de niveaux de généralité plus importants,
accordant aux textes une capacité de typification de la signification des objets du monde qui
refléterait un état des rapports de pouvoir au niveau de l'organisation et orienterait les
représentations et les interactions ne sont pas vraiment pris en compte. La dimension textuelle de
la communication tend ainsi à être réinscrite dans un niveau d'action très local, aux côtés de la
dimension conversationnelle. L'organisation est en définitive définie de manière très large (Ibid.,
p.73) comme un système auto-organisé, voire comme une forme de vie (Ibid., p.324).
Il est même possible de se demander si les deux dimensions communicationnelles
correspondant au texte et à la conversation existent véritablement, ou si elles ne constituent pas
deux facettes d'une seule et même dimension, locale et située, sorte de « plat pays » (flatland)
organisationnel (Ibid., p.141) dans lequel le texte se dissoudrait dans la conversation. Un tel
univers unidimensionnel n'est pas sans liens avec le constructivisme radical proposé par K. Weick
au travers de la notion d'organizing (Weick, 1979, 2001) où l'acte d'organiser, le « processus
3 L'assimilation des notions de « Site » et de « Surface » à une « infrastructure » et à une « superstructure »
communicationnelle de l'organisation nous sont totalement imputables : il s'agit d'une interprétation et d'une
extrapolation plus que d'une traduction, par ailleurs difficile à restituer en français.
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organisant » est plus significatif que son résultat en termes d'organisation stabilisée, qui n'existe
pas véritablement comme entité au-delà de l'enchaînement d'actions et comportements
individuels. Elle peut également être mise en relation avec les conceptions situées de l'action et
du travail, qui fondent par exemple l'esprit des workplace studies4 pour lesquelles l'activité, le
travail, la mobilisation de connaissances qu'elle implique s'inscrivent avant tout dans des
ajustements liés au contexte et dans une logique « infra-symbolique ». Les dimensions micro-
sociales de l'organisation sont privilégiées tant du point de vue conceptuel – l'ancrage dans
l'individualisme méthodologique demeure central – que sur le plan empirique, les observations
étant effectuées au niveau des situations d'interaction, indépendamment des dimensions méso-
sociales de nature économique, normative et managériale. Dans ce cadre, l'organisation semble se
réduire à un simple espace d'actions et d'interactions coordonnés sans véritables références aux
objectifs poursuivis, aux formes d'autorité mais aussi de pouvoirs qu'elle implique, au contexte
socio-économique et politique où elle prend place.
Sans tomber dans des approches structuraliste qui analyseraient exclusivement les
organisations sous l'angle des déterminismes sociétaux dont elles feraient l'objet, ou dans une
perspective fonctionnaliste qui les aborderait du point de vue de leur capacité à remplir une
fonction sociale, force est de considérer que les interactions « constitutives » de l'organisation
prennent place dans un contexte fortement normé, tourné vers la réalisation d'une finalité, où les
actions individuelles et collectives sont plus ou moins prescrites, et soumises à une obligation de
résultat. Ne pas prendre en considération ces éléments comporte évidemment un risque de
réduction de l'organisation à la communication, dans une perspective proche de celle abordée par
N. Fairclough (Fairclough, 2005) : l'analyse des organisations au travers des discours qui les
constituent peut être porteuse d'une dérive vers un constructivisme social radical. Pour se révéler
heuristique, une telle analyse doit intégrer un réalisme critique (critical realism), assumant
l'existence d'un monde réel indépendamment des représentations des acteurs, pré-existant aux
interactions, aux processus sociaux et susceptible d'être modifié par ces derniers. C'est ainsi une
analyse critique du discours organisationnel (Critical Discourse Analysis) qui est proposée,
autorisant une montée en généralité de l'analyse et assurant une prise en compte des organisations
comme entités permanentes (durable entities) au delà de leur réalité locale et ponctuelle.
Cette démarche implique néanmoins la mise en évidence de dimensions
communicationnelles supplémentaires, susceptible de permettre une meilleure compréhension des
liens et des relations dynamiques entre le micro, le méso et le macro-social, dont l'articulation
formerait une entité sociale à part entière.
2. Conceptualiser l'organisation comme entité sociale
2.1. L'organisation comme entité téléologique
Il est possible de considérer que l'organisation est construite dans et par la communication
sans pour autant l'appréhender exclusivement à partir des interactions dont elle émergerait et
4 Voir en particulier Suchman, L. (1987), Plans and Situated Actions: The Problem of Human Machine
Communication. Cambridge, CUP ; ainsi que Suchman, L. (1996). Constituting shared workspaces. In D.
Middleton & Y. Engestrom (Eds.), Cognition and Communication at Work. Cambridge, CUP
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