Comprendre l`organisation par la communication... sans réduire l

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Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle »,
77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009.
Comprendre l'organisation par la communication...
sans réduire l'organisation à la communication.
Enjeux, perspectives et limites d'une théorisation communicationnelle de
l'organisation
Jean-Luc Bouillon
LAREQUOI – Laboratoire de recherches en management
Université de Versailles Saint-Quentin
[email protected]
Résumé
Considérer la communication comme « constitutive » de l'organisation tend à devenir un
paradigme de plus en plus largement partagé, mais cette perspective de travail comporte des
risques de déformation des objets organisationnels étudiés. Ces derniers en viendraient à être
conceptualisés uniquement en termes de communication, faisant largement abstraction des
caractéristiques économiques, politiques, juridiques, techniques et sociales qui les fondent.
S'opposant à toute dérive vers une « réduction communicationnelle », cette intervention rappelle
qu'une organisation désigne une entité sociale rationalisée et finalisée composée de différents
espaces (de production, de travail, de régulation) en tension dont les ajustements peuvent être
pensés par l'étude des dimensions communicationnelles qui les traversent : les situations de
communication, les processus de communication articulés aux processus productifs et les
politiques de communication.
Considérer la communication comme « constitutive » de l'organisation tend à devenir un
paradigme de plus en plus largement partagé auquel se rattachent de nombreux travaux relatifs
aux questions communicationnelles dans les organisations, en Europe et en Amérique du Nord.
Cette perspective d'analyse offre à priori la possibilité de mieux saisir les dynamiques reliant
communication et organisation et d'apporter une meilleure compréhension du phénomène
organisationnel dans les sociétés contemporaines. L'enjeu est de mettre en évidence les processus
de construction sociale reliant le singulier au général, le micro et le macro social, le matériel et le
symbolique. Il s'agit de saisir comment des paroles, des discours, des écrits, produisent une réalité
sociale et collective que l'on qualifie d'organisation. Dans tous les cas, malgré les divergences
d'analyse, l'organisation peut être vue comme un résultat, c'est à dire comme une structure sociale
au sein de laquelle les acteurs se situent, agissent et interagissent, mais aussi comme un processus
évolutif, en construction continue, au travers des actions et interactions des individus qui la
constituent. L'organisation est une dynamique sociale, qui peut être saisie au travers des
« dimensions communicationnelles » qui la traversent.
Au delà des intuitions socio-constructivistes et des déclarations d'intentions, la signification
même de l'idée selon laquelle la communication serait constitutive de l'organisation n'est toutefois
pas évidente. La polysémie des notions en présence reflète en effet la difficulté à mettre en
relation les paradigmes et les champs disciplinaires très différents auxquelles elles sont
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rattachées. La « communication » peut être considérée soit sous l'angle des processus
interactionnels de nature inter-individuelle ; soit sous celui des discours destinés à influencer
représentations en comportements. « L'organisation », pour sa part, désigne dans une perspective
minimaliste le simple fait que des individus se coordonnent dans l'interaction ; mais peut aussi
être appréhendée comme une entité collective transcendant le niveau inter-individuel, à un niveau
de généralité plus élevé et dans une perspective structuraliste, qu'elle soit instrumentale (comme
cela peut être le cas dans le champ de la gestion) ou critique (en sociologie par exemple). En
outre, penser communicationnellement l'organisation implique de considérer que les
« phénomènes communicationnels », dont la délimitation peut recouvrir une étendue variable,
constituent tout à la fois un observable – des pratiques humaines et sociales que l'on peut étudier
scientifiquement – et un cadre d'analyse qui permet de saisir les dynamiques sociales en
présence. Mais de telles démarches peuvent adopter des formes très différentes, selon le type de
conception communicationnelle retenus et les paradigmes de référence. En particulier, si les
phénomènes symboliques sont indissociables des réalités sociales et matérielles qu'ils permettent
d'ailleurs de mieux comprendre, ils n'ont pas vocation à se substituer à ces dernières. C'est ainsi
un risque de réduction communicationnelle qui pèse sur les analyses des phénomènes
organisationnels en termes communicationnels, qui, au lieu de chercher à mieux saisir les liens
unissant réel et symbolique, ramèneraient le premier au second.
Peut-on penser communicationnellement l'organisation sans la réduire à la communication ?
Selon quelles modalités ? Nous commencerons par présenter un premier type de conception
communicationnelle de l'organisation prenant pour point de départ les processus langagiers, tels
qu'ils apparaissent dans la dynamique reliant textes et conversations. Si une telle approche permet
de saisir les modalités d'émergence d'une organisation à partir d'interactions locales finement
conceptualisées, elle rencontre des difficultés pour saisir la nature et les contours de l'organisation
« émergée ». Ainsi que nous l'analyserons par la suite, cette dernière ne peut être appréhendée
sans faire référence aux objectifs qui la caractérisent et aux rationalisations dont elle fait l'objet.
Elle constitue une entité à part entière, issue de la dynamique articulant règles formelles et
ajustements en situation, au cœur desquels se trouvent des phénomènes communicationnels
observables. Ces derniers prennent place dans une structure rationalisée qui les oriente, mais en
retour, ils permettent l'évolution de cette dernière. Ceci nous conduira enfin à présenter une grille
visant à articuler les différents registres communicationnels – les interactions situées, les
processus et les dispositifs socio-techniques où elles s'inscrivent et les discours – correspondant à
différentes dimensions de l'organisation, dont nous examinerons les enjeux et les limites.
1. L'entrée par la communication : comment les « processus communicationnels »
construisent l'organisation
1.1. L'organisation émergeant dans la dynamique texte / conversation
Considérer l'organisation comme étant construite dans et par la communication peut tout
d'abord se traduire scientifiquement par la volonté de modéliser les modalités de son émergence à
partir de processus communicationnels continus en dehors desquels elle n'existe pas
véritablement. Telle est, ici condensée de manière très synthétique, l'orientation adoptée par
« l'école de Montréal », telle qu'elle apparaît en particulier dans les travaux de J.R. Taylor et E.
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Van Every (Taylor, Van Every, 2000, p.33). Ce cadre d'analyse s'inscrit à la rencontre de deux
traditions théoriques d'étude des imbrications entre le social et le langage, qu'elle ambitionne
d'articuler et de dépasser. La première correspondant à la phénoménologie sociale, à
l'ethnométhodologie et à l'analyse conversationnelle1, envisage la réalité sociale comme étant
construite dans le cadre d'interactions situées, où le langage occupe une place centrale. De
manière opposée, la seconde tradition de référence est relative à la linguistique structurale2 et à
ses prolongements foucaldiens. Elle considère la construction du social au travers de systèmes
sémantiques généraux, intégrant langage et objets du monde, historiquement et
institutionnellement situés. Dans ce cadre, le langage stabilise un ensemble de catégorisations
déterminées à un niveau sociétal, permettant la construction de représentations rendant le monde
intelligible pour les individus. La mise en relation de ces deux grandes orientations scientifiques
pour analyser l'organisation donne lieu à l'identification de deux grandes dimensions
communicationnelles, la conversation d'une part et le texte de l'autre. L’organisation, dont les
contours sont mal délimités, est ainsi appréhendée comme un entrelacs d'interactions. Elle
émerge de la dynamique et des enchaînements locaux entre textes et conversations.
Le concept de conversation s'étend évidemment au-delà de son acception courante pour
désigner l'ensemble des échanges – discussions informelles, mais aussi réunions, négociations –
qui contribuent à la construction d'un univers commun aux personnes qui partagent une situation
sociale donnée. Cette définition renvoie à une dimension infra-symbolique (sub-symbolic) de la
communication où le rôle de la communication n'est pas de transmettre une connaissance à autrui
mais de construire une base de connaissance partagée. Il s'agit en quelque sorte de
« l'infrastructure communicationnelle » de l'organisation, du contexte relationnel nécessaire à tout
échange, ces éléments étant regroupés dans la notion de « site ». La conversation
organisationnelle s'apparente ainsi à une « dynamique d'auto-organisation », c'est à dire à un
système autorégulé localement, à partir de mécanismes garantissant l'intercompréhension et la
stabilité de l'organisation sociale. Ce système de communication est dans le même temps un
système d'actions, dans la mesure où paroles et activités sont totalement imbriquées, dans les
questionnements, les argumentations, les négociations, les échanges de conseils, la résolution de
conflits, qui structurent toute activité sociale et en particulier professionnelle. Si les conversations
sont locales et situées, elles portent sur des objets de nature générale liés aux activités où elles
prennent place, pouvant par exemple renvoyer à la réalisation d'un travail de conception, de
production, de commercialisation de produits, de prestation de services. Mais les activités
réalisées, leurs objectifs, le contexte où elles se déroulent, sont très loin de constituer le cœur de
l'analyse.
La dimension conversationnelle de l'organisation est étroitement articulée à la dimension
textuelle. La signification du concept de texte s'étend largement au-delà du niveau du
« document » pour désigner tout discours stabilisé constitué de mots et de phrases ordonnancés
de manière cohérente, qu'il se présente à l'écrit ou à l'oral. Le texte repose sur un « système
symbolique » (symbolic) et sur des procédures de narration qui « racontent » le monde. Il permet
le cadrage de l'organisation, sa description, son interprétation, la rend tangible au-delà des bruits
de fond conversationnels et se présente ainsi comme une « superstructure communicationnelle »
1 dans le prolongement des travaux de Schütz, Berger & Luckmann, Garfinkel, ainsi que de Sacks, Schegloff et
Jefferson (Taylor et Van Every, 2000, p.6-16)
2 Barthes, Greimas, et Foucault en particulier (Taylor et Van Every, 2000, p.16-24)
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renvoyant à la notion de « surface »3. Les « textes » forment les objets dont ils parlent, ils
reflètent et légitiment des représentations du monde situées historiquement et
institutionnellement. Ils constituent en d'autres termes un système de typification qui rend le
monde intelligible au sein d’une communauté. Dans la perspective « textuelle », l'organisation
résulte d'un ensemble de discours, incluant des statuts légaux, des contrats, des descriptions de
rôles, de fonctions, d'activités, de récits (storytelling) qui
accompagnent activités et
conversations.
Dans le cadre d'analyse de l'Ecole de Montréal, l'organisation émerge de la dynamique issue
de la rencontre entre conversations et textes. L'infrastructure communicationnelle (site)
constituée par les conversations quotidiennes donne lieu à des échanges structurés sous forme de
textes qui rendent apparente la superstructure communicationnelle (surface), cette dernière
permettant d'interpréter les circonstances, d'agir, rendant possibles de nouvelles conversations
donnant elles-même lieu à des stabilisations sous forme de textes. Le résultat de chaque étape
transforme les circonstances et influence la future interaction, le texte représentant à la fois un
input et un output du processus de communication. Le processus conversation – texte –
conversation est cumulatif et construit ainsi l'organisation, selon des modalités non déterminées.
1.2. L'organisation dissoute dans la communication ?
Le cadre d'analyse de l'Ecole de Montréal présente l'intérêt de conceptualiser très clairement
le processus permanent de structuration d'ensemble sociaux à partir de formes
communicationnelles elles aussi finement identifiées. Des interrogations subsistent néanmoins
sur la nature de l'organisation émergeant de cette dynamique : cette dernière ne semble jamais
être véritablement « émergée », c'est à dire stabilisée sous la forme d'une entité sociale dont le
degré de généralité, la permanence mais aussi la capacité de contrainte dépasserait celle des
« textes ». De ce point de vue, l'appropriation des emprunts opérés aux approches structurales et
foucaldiennes semble en définitive pour le moins limitée : elle semble en effet se restreindre à la
conceptualisation de la notion de texte comme élément de langage stabilisé, susceptible d'assurer
la continuité des interactions. Les aspects relevant de niveaux de généralité plus importants,
accordant aux textes une capacité de typification de la signification des objets du monde qui
refléterait un état des rapports de pouvoir au niveau de l'organisation et orienterait les
représentations et les interactions ne sont pas vraiment pris en compte. La dimension textuelle de
la communication tend ainsi à être réinscrite dans un niveau d'action très local, aux côtés de la
dimension conversationnelle. L'organisation est en définitive définie de manière très large (Ibid.,
p.73) comme un système auto-organisé, voire comme une forme de vie (Ibid., p.324).
Il est même possible de se demander si les deux dimensions communicationnelles
correspondant au texte et à la conversation existent véritablement, ou si elles ne constituent pas
deux facettes d'une seule et même dimension, locale et située, sorte de « plat pays » (flatland)
organisationnel (Ibid., p.141) dans lequel le texte se dissoudrait dans la conversation. Un tel
univers unidimensionnel n'est pas sans liens avec le constructivisme radical proposé par K. Weick
au travers de la notion d'organizing (Weick, 1979, 2001) où l'acte d'organiser, le « processus
3 L'assimilation des notions de « Site » et de « Surface » à une « infrastructure » et à une « superstructure »
communicationnelle de l'organisation nous sont totalement imputables : il s'agit d'une interprétation et d'une
extrapolation plus que d'une traduction, par ailleurs difficile à restituer en français.
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organisant » est plus significatif que son résultat en termes d'organisation stabilisée, qui n'existe
pas véritablement comme entité au-delà de l'enchaînement d'actions et comportements
individuels. Elle peut également être mise en relation avec les conceptions situées de l'action et
du travail, qui fondent par exemple l'esprit des workplace studies4 pour lesquelles l'activité, le
travail, la mobilisation de connaissances qu'elle implique s'inscrivent avant tout dans des
ajustements liés au contexte et dans une logique « infra-symbolique ». Les dimensions microsociales de l'organisation sont privilégiées tant du point de vue conceptuel – l'ancrage dans
l'individualisme méthodologique demeure central – que sur le plan empirique, les observations
étant effectuées au niveau des situations d'interaction, indépendamment des dimensions mésosociales de nature économique, normative et managériale. Dans ce cadre, l'organisation semble se
réduire à un simple espace d'actions et d'interactions coordonnés sans véritables références aux
objectifs poursuivis, aux formes d'autorité mais aussi de pouvoirs qu'elle implique, au contexte
socio-économique et politique où elle prend place.
Sans tomber dans des approches structuraliste qui analyseraient exclusivement les
organisations sous l'angle des déterminismes sociétaux dont elles feraient l'objet, ou dans une
perspective fonctionnaliste qui les aborderait du point de vue de leur capacité à remplir une
fonction sociale, force est de considérer que les interactions « constitutives » de l'organisation
prennent place dans un contexte fortement normé, tourné vers la réalisation d'une finalité, où les
actions individuelles et collectives sont plus ou moins prescrites, et soumises à une obligation de
résultat. Ne pas prendre en considération ces éléments comporte évidemment un risque de
réduction de l'organisation à la communication, dans une perspective proche de celle abordée par
N. Fairclough (Fairclough, 2005) : l'analyse des organisations au travers des discours qui les
constituent peut être porteuse d'une dérive vers un constructivisme social radical. Pour se révéler
heuristique, une telle analyse doit intégrer un réalisme critique (critical realism), assumant
l'existence d'un monde réel indépendamment des représentations des acteurs, pré-existant aux
interactions, aux processus sociaux et susceptible d'être modifié par ces derniers. C'est ainsi une
analyse critique du discours organisationnel (Critical Discourse Analysis) qui est proposée,
autorisant une montée en généralité de l'analyse et assurant une prise en compte des organisations
comme entités permanentes (durable entities) au delà de leur réalité locale et ponctuelle.
Cette démarche implique néanmoins la mise en évidence de dimensions
communicationnelles supplémentaires, susceptible de permettre une meilleure compréhension des
liens et des relations dynamiques entre le micro, le méso et le macro-social, dont l'articulation
formerait une entité sociale à part entière.
2. Conceptualiser l'organisation comme entité sociale
2.1. L'organisation comme entité téléologique
Il est possible de considérer que l'organisation est construite dans et par la communication
sans pour autant l'appréhender exclusivement à partir des interactions dont elle émergerait et
4 Voir en particulier Suchman, L. (1987), Plans and Situated Actions: The Problem of Human Machine
Communication. Cambridge, CUP ; ainsi que Suchman, L. (1996). Constituting shared workspaces. In D.
Middleton & Y. Engestrom (Eds.), Cognition and Communication at Work. Cambridge, CUP
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indépendamment desquels elle n'aurait aucune existence. La seconde perspective que nous
aborderons dans cet article consiste à prendre pour point de départ les entités organisationnelles
observables à un niveau méso-social, au sein desquelles nous vivons, travaillons, avec lesquelles
tout individu socialisé se trouve quotidiennement en contact, pour analyser les formes de
communication qui les traversent, les structurent, se combinent et s'opposent, et en définitive
permettent leur évolution dynamique et leur (re)construction permanente. Dans une telle
approche, proche du « réalisme critique » évoqué plus haut, les aspects pragmatiques et
symboliques continuent d'occuper une place centrale, l'organisation étant toujours construite
socialement, dans le cadre de relations intersubjectives situées. Mais ces dernières prennent place
dans un cadre pré-existant, correspondant à la forme instituée adoptée par une organisation au
sein d'un contexte social donné et qui la rend identifiable par exemple comme entreprise, comme
service public, comme collectivité locale, comme association. Il ne s'agit évidemment pas de
retenir comme objets d'études ces entités organisationnelles concrètes en tant que telles mais de
les construire comme catégories conceptuelles, c'est à dire d'identifier les régularités qui les
caractérisent au delà de l'hétérogénéité de leurs configurations spécifiques. Deux caractéristiques
apparaissent particulièrement représentatives.
Il convient tout d'abord de replacer au premier plan la question des finalités
organisationnelles, Nous ne nous engageons pas ici dans une démarche qui consisterait à réifier
l'organisation pour lui attribuer des buts spécifiques qu'elle poursuivrait en tant que collectivité,
mais force est de constater qu'une organisation est toujours créée par des personnes physiques ou
morales dans un objectif spécifique, qui se retrouve au niveau général sans forcément être partagé
par tous les intervenants. C'est d'ailleurs moins la nature des finalités en présence qui importe que
leur existence même. Quelles que soient ces dernières, une organisation appréhendée dans cette
perspective constitue une entité téléologique, c'est à dire tournée vers des finalités, qui peuvent
par exemple consister à concevoir, produire et commercialiser des biens et des services, générer
un profit économique, assurer des prestations d'intérêt général, ou encore administrer. La
réalisation de ces objectifs, tournés vers d'autres acteurs sociaux, qui peuvent être des clients, des
usagers, des bénéficiaires, des actionnaires ou des citoyens, implique des moyens – matériels,
humains, financiers – dont la mise en œuvre excède les capacités individuelles et
interindividuelles, ce qui nécessite d'assurer la coordination des activités et l'allocation des
ressources. En ce sens, l'organisation représente une « solution au problème de l'action
collective » (Crozier, Friedberg, 1977), ce qui n'exclut pas qu'elle soit traversée par de multiples
tensions et contradictions.
En effet, les intérêts, les représentations en présence, les finalités sont en général multiples.
La description d'une organisation opéré par un acteur donné n'est en général ni unique, ni
forcément communément partagé, mais est susceptible de faire l'objet de controverses relatives à
la nature du « monde » (Boltanski, Thévenot, 1991) auquel se rattache plus ou moins une entité
organisationnelle donnée5. Parallèlement, une autre source de tension est évidemment relative à
l'asymétrie qui caractérise les acteurs en termes de répartition des ressources et du pouvoir, ellemême liée à la forme de l'engagement qui rattache des acteurs à l'organisation. Selon qu'il s'agit
d'un engagement volontaire – par exemple dans un contexte associatif – ou d'un rapport salarial
5 Il en est par exemple ainsi des débats relatifs en France à l'évolution des services publics (conflit entre une
logique « civique » tournée vers l'intérêt général et une logique « marchande » et/ou « industrielle » mettant en
avant la rentabilité et/ou l'efficacité technique dans un but d'optimisation).
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plus ou moins contraignant, en fonction de la nature du contrat de travail qui relie l'organisation à
l'individu, du degré de dépendance matérielle dans lequel se trouve ce dernier, de sa capacité à
changer d'entité organisationnelle, les modalités de coordination en présence seront différentes.
Mais bien qu'une organisation ainsi définie se trouve toujours dans un équilibre temporaire et
instable, le fait de la considérer en termes d'action téléologique – même avec une multiplicité
d'objectifs – revient à présupposer qu'il n'existe pas seulement des relations entre des acteurs,
mais aussi entre des acteurs et un monde objectivé, constitué par l'ensemble des états de choses
qui existent ou peuvent se produire à partir d'une intervention délibérée (Habermas, 1987, p.103).
Les phénomènes communicationnels demandent à être replacés dans ce cadre : ils ne renvoient
pas à de simples ajustements interpersonnels permettant l'émergence d'un collectif coordonné, ou
plutôt, ces ajustements s'inscrivent dans un cadre marqué par la réalisation d'une finalité, qui peut
être imposée par certains acteurs ou émerger d'une volonté commune (modèle associatif).
2.2. L'organisation comme entité rationalisée
Ce constat nous conduit à la seconde caractéristique qui apparaît centrale dans la définition
de l'organisation comme catégorie conceptuelle. La coordination d'acteurs en situation
d'asymétrie les uns par rapport aux autres, poursuivant des objectifs plus ou moins hétérogènes et
divergents par rapport au but général d'une entité organisationnelle implique la mise en œuvre de
différentes formes de rationalisations. Nous conceptualisons cette dernière notion comme un
triple processus intégré d'optimisation, de codification et de justification des activités, se
matérialisant au travers de rapports sociaux et économiques, de relation de pouvoir et de
différentes formes de régulations sociales par lesquelles se coordonnent les activités humaines.
La rationalisation comme optimisation prend place dans le cadre du processus général
d’intensification et d’élargissement de l’emprise de la « rationalité en finalité » mis en évidence
par M. Weber (Weber, 1995, p.55). Elle regroupe ainsi les démarches intellectuelles et les actions
visant à assurer la meilleure adéquation possible entre les ressources matérielles, techniques et
humaines nécessaires pour parvenir au résultat escompté grâce à la mise en œuvre d'une méthode
rationnelle reposant sur l'observation, l'expérimentation et le calcul comparatif. La
standardisation et la normalisation des procédures décrivant les activités, le recours à des
artefacts techniques, la division et la spécialisation du travail, la production d'indicateurs
d'évaluation des résultats et de mesure des écarts par rapport aux objectifs, participent de ce
mouvement. Parallèlement et de manière plus fondamentale, la rationalisation repose sur une
démarche de codification, c'est à dire d'objectivation de l'organisation ou de l'ensemble social
considéré par l'usage de l'écriture. L'écriture permet la pensée rationnelle (Goody, 1979, p.102),
elle apporte l'abstraction, la capacité de dépersonnaliser des actions et des énoncés qui permettent
d'en découper les éléments constitutifs et de les ré-articuler afin de mieux maîtriser la réalité ainsi
construite. Rationaliser signifie en définitive écrire et décrire l'organisation et le social, les réifier
(Lukàcs, 1960), c'est à dire les mettre en règles et en procédures formalisées. Enfin, la
rationalisation implique un processus de justification, dont l'objectif est d'expliciter et surtout
d'argumenter le caractère rationnel des choix et des procédures mises en place pour optimiser
l'activité en référence à une logique d'action, à une « grandeur » (Boltanski, Thévenot, 1991) ou
plus largement à une idéologie fonctionnant comme moyen de légitimation de l'autorité (Ricoeur,
1997, p.32). Il n'y a pas de rationalisation sans une « méta-rationalisation » qui la construit
performativement, tend à la naturaliser et à la présenter comme inéluctable à ceux qui devront la
mettre en œuvre et seront enserrés dans les règles établies.
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Si les différentes composantes de la rationalisation comportent évidemment des aspects
normatifs, ils ne s'appliquent néanmoins pas de manière instrumentale et mécaniste. Une
organisation ne peut évidemment pas être exclusivement appréhendée en termes rationalisation,
comme dans les théories organisationnelles classiques : la rationalisation définit un cadre pour
l'action, elle constitue une mise en œuvre de la rationalité qui renvoie moins à une forme ou à un
état des savoirs qu'à « la manière dont des sujets capables de parler et d'agir appliquent ces
savoirs » (Habermas, 1987, p.24). La rationalisation ne constitue donc pas pour nous un
phénomène extérieur ou un fait objectif qui s'appliquerait à une organisation et plus largement au
social : elle en est en fait constitutive. Elle désigne tout à la fois une dynamique sociale globale,
correspondant à la poursuite du mouvement historique de rationalisation productive et plus
largement sociétale qui caractérise les sociétés industrielles depuis plus d'un siècle et demi ; et
des pratiques sociales individuelles et collectives liées à la mise en application de techniques, de
méthodes au sein d'ensembles sociaux organisés. Les deux niveaux sont totalement
interdépendants : le premier constitue un facteur explicatif au second en le réinscrivant dans un
contexte historique plus large, tandis que le second donne de la consistance au premier, en
montrant en quoi consiste concrètement et localement cette évolution générale. Dès lors,
comprendre les transformations organisationnelles et conceptualiser les « organisations » ellesmêmes implique d'interroger les formes de rationalisations qui les traversent, et la place occupée
par la communication dans ce cadre.
3. Les Approches Communicationnelles des Organisations (ACO : L'organisation construite
par la communication
3.1. Les Approches Communicationnelles des Organisations : un cadre d'analyse en
émergence
Si les dimensions téléologiques et les rationalisations qui les accompagnent constituent un
cadre pour l'organisation, elles ne déterminent pas l'évolution de cette dernière. Elles définissent
des règles qui permettent d'identifier les entités organisationnelles, de les décrire et de définir
dans une certaine mesure les modalités de leur fonctionnement, sans pour autant être à même de
prévoir toutes les éventualités possibles. Des ajustements en situation sont donc nécessaires : c'est
dans ce cadre que les processus sociaux et communicationnels occupent une place centrale. Ils
sont inscrits dans une structure rationalisée qui les encadre, mais qu'ils contribuent à faire
évoluer. Cette conception relève d'un constructivisme social modéré, proche de la perspective
développée par la sociologie de la régulation conjointe (Reynaud, 1988) et par la socio-économie
des conventions (Favereau, 1989 ; 2003). Pour ces différentes approches, l'organisation repose
sur un système de règles formelles de contrôle – que l'on peut dans une certaine mesure
considérer comme des textes – qui décrivent la forme qu'elle est supposée adopter, qui lui
accordent une existence sociale et qui prescrivent les actions qui doivent y être conduites. Cette
structure n'est toutefois pas immuable : elle est même en permanence remise en question dans le
cadre de régulations autonomes, élaborées par les acteurs en situation afin de compléter les règles
formelles incapables de faire face à la variabilité des événements du réel. Les règles autonomes
peuvent même finir par s'institutionnaliser comme règles de contrôle dans le cadre d'un processus
de « travail d'organisation » (de Terssac, 2003) avant d'être elles-mêmes remises en cause. La
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production de l'organisation résulte ainsi, en d'autres termes, partie du travail réalisé par les
acteurs, la régulation autonome reposant pour partie sur des « conversations » et des interactions.
Ce processus fait référence à différents niveaux de réalités qui intègrent mais dépassent le niveau
micro-social pour intégrer un niveau intermédiaire méso-social correspondant à l'organisation
conçue comme entité, partie prenante d'un contexte socio-économique et politique d'ensemble
dont elle subit les influences systémiques mais qu'elle contribue aussi à faire évoluer. La prise en
considération de ces niveaux de réalité implique la mise en évidence de dimensions
communicationnelles dépassant le niveau singulier et local de l'interaction pour monter en
généralité et rendre compte de ses liens avec l'organisation instituée et le système social où elle
prend place. Ce projet général, auquel nous contribuons (Bouillon 2008, Bouillon, Bourdin,
Loneux 2007), s'inscrit dans le cadre du développement en cours d'un cadre d'analyse en termes
d'Approches Communicationnelles des Organisations (ACO), proposant d'appréhender les
organisations au travers des phénomènes de communication qui les traversent, les structurent et
se trouvent au cœur des processus de communication et de médiation. Trois dimensions
communicationnelles sont ainsi identifiées.
La dimension située correspond aux situations de communication inscrites au cœur des
situations de travail, qui constituent le lieu où se construisent des représentations partagées de
l'organisation nécessaires à la mobilisation des connaissances. Une situation de communication
peut en effet être simultanément définie en termes de relation, d'interaction, d'argumentation et de
travail. Elle implique tout d'abord la constitution d'une « communauté », permettant la
construction d'un cadre commun de l’action, préalable à toute intercompréhension. De manière
liée, elle constitue le lieu de la mise en œuvre de pratiques communicationnelles écrites et orales
structurées, qui se traduisent dans des réunions, des échanges quotidiens, la rédaction et
l'interprétation de différents documents. Parallèlement, une situation de communication désigne
un espace où les acteurs sont appelés à expliquer et à argumenter leurs points de vue, différentes
alternatives étant appelées à être examinées, débattues, sélectionnées. Enfin, les activités
« communicationnelle » sont directement constitutives d'activités « professionnelles » liées à la
production et à la mobilisation de connaissances, ou encore à la mise en œuvre d'une relation de
service. La dimension située recoupe ainsi partiellement la dynamique texte – conversation
structurant l'approche de l'Ecole de Montréal, en particulier pour les aspects relationnels et
interactionnels, argumentation et travail étant identifiés de manière moins explicite. Elle se
positionne en tous cas à un niveau d'analyse micro-social, appréhendant l'organisation d'un point
de vue très local, au travers de l'étude des pratiques de communication quotidiennes de ceux qui
les constituent.
Cette dimension située prend place dans une dimension processuelle plus générale, renvoyant
aux processus informationnels et communicationnels qui sont imbriqués dans les processus
productifs (administration, conception, production, commercialisation, prestation de services...)
de l'organisation. Elle est visible au travers des infrastructures socio-techniques et normatives qui
décrivent et prescrivent le fonctionnement de l'organisation en formalisant le traitement, la
transmission, le stockage des informations, en codifiant les savoirs et les savoir-faire, en
favorisant la communication et le travail collectif. Les Technologies de l'Information et de la
Communication (TIC) et en particulier les progiciels de gestion intégrés (ERP) déployés dans de
nombreuses organisations, les démarches d'assurance qualité et de redéfinition des processus
métiers (Business Process Management), les outils de travail collaboratif parfois qualifiés de
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Actes du colloque « Nouvelles tendances en communication organisationnelle »,
77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009.
Technologies d'Accompagnement de la Coopération (Bazet, de Terssac, 2007) participent
pleinement de cette seconde dimension communicationnelle, où les situations de communication
sont ici mises en processus, au travers de leur intégration dans des normes, des procédures, des
technologies. Certains aspects de cette dimension processuelle sont évoqués dans la dimension
textuelle identifiée par l'école de Montréal, sans pour autant être étudiés en tant que tels. Il est
vrai que l'on se situe ici à un niveau d'analyse méso-social, considérant l'organisation comme une
totalité, où l'on observe comment informations et communication tendent à être réifiés et à
constituer des ressources dans la cadre de la réalisation de buts socio-économiques, et quelles
tensions et contradictions émergent du contact avec des situations de communication locales. En
d'autres termes, il s'agit de comprendre comment des pratiques sociales et communicationnelles
qui relèvent traditionnellement des régulations autonomes des organisations venant pallier à
l'incomplétude des prescriptions et des structures formelles tendent à être intégrées dans les
régulations de contrôle du fait de leur caractère prépondérant, mais aussi comment la mise en
place de ces dispositifs fait elle-même l'objet d'un travail d'organisation. Ceci souligne le
caractère paradoxal des organisations contemporaines, qui impliquent simultanément des
capacités accrues de régulation, d'adaptation en fonction des situations, donc de communication
et davantage de contraintes, de pressions, de surveillance en liaison avec la généralisation des
logiques de flux et de la formalisation des processus.
Enfin, les dimensions située et processuelle sont indissociable d'une dimension idéologique
renvoyant aux discours et politiques de communication qui constituent des cadres d'interprétation
visant à construire symboliquement, justifier, légitimer, convaincre et rendre acceptable
l'organisation. La notion d'idéologie ne renvoie pas seulement une « distorsion » de la réalité
sociale, c'est-à-dire à sa présentation déformée en fonction des intérêts des groupes dominants,
mais elle est dans le même temps porteuse d'un cadre indispensable à l'interprétation de cette
même réalité et remplit donc une fonction de cohésion sociale. L'idéologie remplit une fonction
de légitimation et de justification d'un système d'autorité qui traduit des enjeux systémiques au
niveau de l'organisation et suscite leur acceptation (Ricoeur, 1997, p.32). Cette dimension
idéologique peut très partiellement être rapprochée de la dimension textuelle développée par
l'école de Montréal, en particulier pour ce qui concerne les éléments relatifs au récit et à la
narration de l'organisation. Elle semble cependant plus proche des approches critiques de la
communication organisationnelle développées autour des travaux de S. Deetz (1992, 2003)
soulignant l'importance des typifications générales opérées par le langage et aboutissant à une
orientation forte du cadre dans lequel les échanges se déroulent. Le niveau d'analyse est ici celui
des discours construisant l'organisation telle qu'il faudrait qu'elle soit, ainsi que des ancrages
macro-sociaux généraux auxquels ils font référence pour opérer leurs justifications, comme toute
construction idéologique.
L'enjeu des ACO est d'élaborer un cadre d'analyse permettant d'articuler dynamiquement les
trois dimensions communicationnelles située, processuelle et organisationnelle qui constituent
une organisation, selon que cette dernière est observée sous un angle micro, méso-social ou en
relation avec les enjeux systémiques et sociétaux. De nombreuses questions, associées à l'étendue
du champ ainsi ouvert, aux difficultés à mettre en relation des paradigmes très hétérogènes et à
gérer des tensions idéologiques fortes, aux méthodologies permettant de rendre un tel cadre
opératoire dans la construction d'observables et leur analyse empirique apparaissent néanmoins
dans le même temps.
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77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009.
3.2. Enjeux, limites et perspectives des ACO : les obstacles scientifiques et épistémologiques
La première difficulté liée à la construction des ACO réside dans leur présence au cœur d'une
zone de tension épistémologique. L'articulation des deux notions de communication et
d'organisation confronte en effet le chercheur au problème classique des sciences sociales
lorsqu'elles doivent relier le micro et le macro social, l'individualisme méthodologique et le
holisme. Les tendances à la réduction communicationnelle des organisations évoquées plus haut
constituent une manière de restaurer la cohérence intellectuelle de l'édifice. Quelque part, la
focalisation sur les interactions constitutives d'une organisation fonctionne ainsi, en évitant de
poser véritablement la question de la nature de cette dernière. Les approches critiques de la
communication organisationnelle peuvent conduire à la même dérive, dès lors qu'elles analysent
les organisations sous l'angle des effets symboliques des déterminismes sociétaux issus du
management symbolique (Floris, 1996, Olivesi, 2002) ou des précatégorisations langagières liées
à l'état des rapports sociaux. De ce point de vue, le recours aux cadres d'analyse socioconstructivistes que nous avons évoqués plus haut, qui conceptualisent les processus de
coordination sociale et l'intégration des niveaux de généralité de manière très fine, peut constituer
un ancrage intéressant. La sociologie de la régulation sociale, la socio-économie des conventions,
modélisent principalement la coordination dans le cours des activités, tandis que la sociologie de
la justification (ou philosophie politique des conventions) ainsi que la sociologie de la traduction
(ou théorie de l'acteur-réseau) étudient les modalités de mise en compatibilité des représentations,
des principes et des logiques de l'action : ces différents courants sont donc totalement
complémentaires pour rendre compte des dynamiques d'évolution et de construction des
organisations ainsi que de leur institutionnalisation. Mais de telles approches, tout en étant
imprégnées de références communicationnelles, ne conceptualisent pas véritablement les
phénomènes communicationnels qu'elles évoquent (Bouillon, 2008). Elles ne sont donc, à elles
seules, pas suffisantes. Il est en effet indispensable d'appréhender simultanément et de faire entrer
en résonance les registres communicationnels très différents qui caractérisent chaque dimension
organisationnelle.
Or, si la co-production de sens associée aux situations de communication, les dispositifs
socio-techniques rendant possible les médiations, les cadrages idéologiques relèvent tous trois
des « phénomènes communicationnels » et sont de ce fait étudiés par différentes branches des
recherches en communication, ils renvoient à des courants théoriques hétérogènes, souvent
étrangers les uns par rapport aux autres et non spontanément compatibles. La difficulté réside
dans l'élaboration d’une théorie communicationnelle de l'organisation articulant les différentes
dimensions. Cette démarche particulièrement complexe et délicate implique d'une part une
définition communicationnelle systématique de chaque dimension et d'autre part, sa mise en
relation avec les autres. Comment et dans quelle mesure, par exemple, la dimension située estelle influencée par les dimensions processuelle et idéologique ? La question permet à l'heure
actuelle de conduire des investigations empiriques, de soulever des questions et des
problématiques, mais elle n'est pas véritablement fondée théoriquement. A terme, sans
articulation conceptuelle construite, les ACO risquent de ne constituer qu'un mode de classement
des phénomènes communicationnels associés aux organisations, ce qui constituerait en définitive
une autre forme de réduction communicationnelle.
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77ème Congrès de l’ACFAS, Université d’Ottawa, 14-15 mai 2009.
Le dernier enjeu que nous relèverons ici est relatif à la mise en relation de l'organisation avec
le système socio-économique où elle prend place. Sans jouer un rôle strictement déterministe, ce
dernier explique au moins pour partie l'existence de certaines entités organisationnelles à un
moment donné de l'histoire, la forme qu'elles adoptent, la nature des objectifs et les modes de
rationalisation dont elles font l'objet6. L'établissement de liens avec les travaux scientifiques
portant sur les transformations historiques du capitalisme peut ainsi permettre de situer
historiquement les entités organisationnelles observées, en particulier sur le plan des rapports
privé / public, des formes de la concurrence, de la forme et du rôle des institutions. Sur ce plan, le
concept de formes institutionnelles, qui pour la théorie socio-économique de la régulation (Boyer,
2003) désigne la codification de rapports sociaux fondamentaux et fonde un mode de régulation,
apparaît tout à fait intéressante, en particulier au niveau du rapport salarial. Cette forme
institutionnelle caractérise une période donnée au travers de l'étude des modalités idéalestypiques de l'organisation du travail, de la nature des moyens de production, de la division sociale
et technique du travail et des « modalités de mobilisation » des salariés dans l'entreprise. Elle
débouche sur des questionnements communicationnels et organisationnels abordés par ailleurs en
termes de modèles productifs ((Veltz, Zarifian, 1993, Veltz 2000) et sur le plan des configurations
idéologiques qui accompagneraient et légitimeraient le capitalisme dans chacune de ses phases
d'évolution (Boltanski, Chiapello, 1999).
Cette caractérisation du système socio-économique s'avère indispensable pour que les ACO
soient à même de saisir tout à la fois les ancrages des discours organisationnels, les formes
adoptées par les dispositifs de rationalisation informationnelle et communicationnelle, ainsi que
le contexte matériel et idéologique dans lequel prennent place les interactions.
Conclusion
Nous avons cherché dans le cadre de cet article à montrer comment la communication, dans
les différentes formes qu'elle adopte – interactions assurant la construction d'une réalité partagée,
dispositifs sociaux et techniques, discours et cadrages idéologiques – se trouvait au cœur de
l'organisation. A chaque dimension de l'organisation – micro, méso et macro sociale – correspond
une dimension communicationnelle, relative aux situations de communication, à l'articulation
entre processus d'information – communication et processus productifs et à la construction
symbolique de l'organisation par la production de discours. Il est possible de considérer que la
communication est « constitutive » de l'organisation dans le sens où c'est au travers des
différentes dimensions communicationnelles que se manifestent les oppositions, les tensions et
les contradictions de l'organisation, ainsi que leur résolution temporaire dans le cadre des
régulations sociales. L'organisation ainsi appréhendée ne se résume donc pas à une somme
d'interactions. Elle constitue une entité à part entière, douée d'une existence spécifique, qui
constitue un niveau intermédiaire de structuration sociale situé entre l'individuel,
l'interindividuel, et le sociétal. C'est en effet au niveau des organisations – des entités
organisationnelles – que s'effectue à la fois la concrétisation des rapports socio-économiques
6 Nous n'entrerons pas ici dans les débats soulevés au sein des méta-théories sociétales relatif à l'analyse des
organisations définies comme sous-systèmes sociaux remplissant des « fonctions » dans le cadre du système
social d'ensemble (Luhmann), ni dans l'étude des relations entre système social rationalisé et monde vécu relevant
d'un agir communicationnel (Habermas, 1987-2, p.125 et s.), même si des liens mériteraient d'être établis.
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généraux (rapport salarial, rapport de concurrence...) et la réalisation des activités (travail,
production, administration) qui sont constitutives de ce système socio-économique. Considérer
que les organisations sont construites dans et par la communication peut ainsi conduire à soulever
des questions plus générales liées aux transformations sociétales d'ensemble.
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