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Mondes en Développement n° 102, p. 25-40, 1998
LES ANALYSES ÉCONOMIQUES DES CAUSES ET DES CONSÉQUENCES DE
LA CORRUPTION : QUELQUES ENSEIGNEMENTS
POUR LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT1
Jean Cartier-Bresson
Université de Paris, XIII, CEDI-GREITD
Les difficultés des politiques d’ajustement structurel ont poussé les économistes et les
institutions internationales à se pencher sur le rôle de l’environnement et des facteurs
institutionnels dans la mise en oeuvre de la politique économique. L’économie politique de
l’ajustement connaît un renouveau en étudiant les problèmes de gouvernance (gestion des affaires
publiques) au niveau politique et administratif (Krueger, 1993 ; Haggard, Lafay et Morrisson,
1995). Dans ce contexte, les institutions internationales ont nettement renforcé leurs programmes
de recherche et d’action contre la corruption politique et administrative dans les pays en
développement (Bardhan, 1997 ; Mauro, 1997 ; Rapport sur le Développement dans le Monde,
1997 ; Rose-Ackerman, 1997a). Le but est d’améliorer les performances de la transition vers une
économie de marché plus concurrentielle et vers la démocratie. Concernant la corruption, les
économistes posent en général trois questions2 : Quelles sont les conditions économiques qui
favorisent la corruption ? Quelles sont les conséquences économiques de ces transactions ?
Comment lutter contre le phénomène ? Cet article vise à présenter les apports de la littérature
économique traitant les deux premières questions pour les PED, les politiques anti-corruption
étant exposées dans ce numéro de Mondes en Développement, par Susan Rose-Ackerman.
Il existe, pour répondre à ces questions, deux types d’analyse économique. Le premier,
très largement majoritaire, étudie à partir des différents enseignements de la microéconomie le
marché de la corruption, alors que le second, plus récent, présente, dans la logique
macroéconomique des modèles de croissance endogène, des études empiriques comparatives sur
les causes et les effets de la corruption. La microéconomie3 de la corruption apparaît au début des
1 Cet article doit beaucoup à des discussions avec Pierre Salama (Paris XIII), Irène Hors et Sébastien
Dessus (Centre de développement, OCDE). Quʼils en soient remerciés, sans que leurs responsabilité soit
impliquée.
2 Pour une présentation générale des analyses économiques de la corruption, voir Lafay (1990),
Cartier-Bresson (1992, 1995a), Rose-Ackerman (1997c).
3 Il nʼexiste à notre connaissance quʼun seul modèle théorique keynésien multisectoriel sur la
corruption (Oluwolfe et Bendardaf,1996).
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années 70 et se caractérise souvent par des études théoriques hypothético-déductives, alors que les
récentes contributions empiriques tentent, évidemment avec de nombreuses difficultés, de
quantifier la corruption à partir d’index subjectifs fournis par des cabinets de consultants. Nous
étudierons successivement ces deux types de contributions concernant les PED.
1. Les apports et les limites des études en termes de marché de la corruption
Si, dans les pays développés, la corruption correspond à une imperfection démocratique,
le phénomène renvoie dans les PED à des constats plus lourds et plus alarmants (Transparency
International Report, 1996). Par exemple, à l’inverse des pays développés, les fonctions
régaliennes sont massivement affectées. L’armée, les douanes, la police, la justice, les
administrations fiscales et l’inspection du travail sont très fréquemment corrompues. La petite
corruption administrative est tellement répandue qu’il n’existe souvent plus d’alternative pour les
acteurs économiques. De plus, la corruption est présente dans les programmes spécifiques au
développement tels l’aide internationale, le soutien à la réforme agraire, ou la lutte contre la
pauvreté. Enfin, l’extorsion s’entremêlent l’intimidation, la violence et la corruption est
fréquente alors que le coût de la révolte est prohibitif. Myrdal (1968) évoquait le “folklore de la
corruption” pour souligner sa présence massive et incontournable, et plus récemment Rose-
Ackerman (1997a) a décrit un “trappe à corruption” pour exprimer le fait que la corruption se
nourrit d’elle-même. Quels que soient leurs régimes politiques, les PED possèdent tous une
fragilité vis-à-vis de la corruption supérieure à celle des pays développés simplement parce que
les défaillances de l’État et du marché y sont supérieures et qu’elles déterminent de violentes
distorsions (Stern, 1989, p. 615-622). Pour l’essentiel, les études économiques de la corruption
font l’hypothèse que les transactions sont marchandes, alors que la majorité des politologues
décrivent plutôt des échanges sociaux institutionnalisés (cf. Padioleau, 1982 et Médard, 1995 sur
les différences entre la “corruption-troc” et la “corruption-échange social”).
1.1. Les causes de la corruption dans les PED.
L’interpénétration entre les ordres économiques et politiques favorise les relations
incestueuses. L’économie mixte facilite les échanges légaux et illégaux de ressources entre ces
deux sphères. Les recherches microéconomiques sur les causes de la corruption s’appuient
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traditionnellement sur les apports de l’économie de l’information et des modèles d’agence4.
L’univers politique et social des PED a incité, plus récemment, les chercheurs à insister sur la
faiblesse de la gestion des affaires publiques (gouvernance) et sur les retards économiques pour
expliquer l’origine de la corruption.
A/ Les modèles d’agence : un canevas général.
Pour la majorité des économistes, depuis l’article pionnier de Banfield (1975), les causes
de la corruption tiendraient aux comportements opportunistes d’agents rationnels maximiseurs qui
se coordonneraient sur le marché de la corruption. La possibilité du phénomène tient alors aux
divergences d’intérêt qui existent entre les mandataires et leurs mandants et au fait que
l’asymétrie d’information en faveur des mandataires leur laisse une forte marge de manoeuvre
discrétionnaire dans leurs comportements. Il est ainsi facile pour un mandataire d’utiliser ce
pouvoir discrétionnaire — et cela d’autant plus qu’il possède une situation de monopole le
rendant incontournable pour monnayer des faveurs à des agents tiers dont les gains et les
pertes dépendent de lui5. La profusion des délégations de pouvoir (coordination hiérarchique,
contrôle par l’autorité et absence de prix) est donc le premier facteur explicatif des opportunités
de corruption (Montias et Rose-Ackerman, 1981, sur l’URSS).
À la différence des fraudes, la corruption nécessite une alliance entre deux acteurs au
détriment de la victime (le mandant). Il existe ainsi un marché de la corruption s’échangent
illégalement, et sous contrainte de sanctions, des biens publics contre des pots-de-vin. Klitgaard
(1988) évoque l’absence de sens des responsabilités des agents et le manque de stigmatisation
morale des actes par des normes sociales comme un facteur supplémentaire de corruption. En tout
état de cause, la probabilité de sanctions est relativement faible non seulement parce que
l’asymétrie d’information protège les agents et que les preuves judiciaires sont rares, mais surtout
parce que la mobilisation de nombreuses victimes disséminées demeure difficile face à des agents
bien organisés qui profitent des rentes vendues illégalement. La passivité des victimes est donc un
facteur supplémentaire qui favorise la corruption.
4 Partant du constat que tous les acteurs ne possèdent pas le même stock dʼinformation dans leurs
échanges et que les actes et leurs effets sont difficilement observables et quantifiables (par exemple la
réalisation dʼun programme électoral, les coûts de construction dʼun opéra), lʼéconomie de lʼinformation et
de lʼaléa moral étudie les possibilités de comportements déviants sur les marchés et dans les
administrations. Ces recherches analysent dans un second temps les mesures permettant de réduire ces
comportements déviants à moindre coût.
5 Dans cette perspective, lʼéconomie de la capture (Laffont et Tirole, 1993) enrichit les analyses de
lʼécole de Chicago (Stigler, Peltzman, Becker) et de Virginie (Tollison, Tullock) sur la réglementation et les
faveurs en intégrant lʼasymétrie informationnelle au coeur de lʼexplication de la demande de
réglementation et des opportunités de collusion entre les agences de réglementation et les firmes.
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A la suite des études économiques de la bureaucratie et de la décision publique, Rose-
Ackerman (1978) explique, dans son travail de référence sur l’économie de la corruption qui
s’appuie sur la situation des États-Unis, comment la corruption se développe par la mise en
contact des marchés politiques, bureaucratiques et économiques. L’auteur a développé toute une
série de modèles sur la corruption législative (trahison des électeurs par des députés vendant des
lois réglementaires ou budgétaires aux groupes de pression) et la corruption administrative
(trahison des hommes politiques par des fonctionnaires vendant des coupe-files pour les services
publics, des contrats de marchés publics à des entreprises ou encore l’impunité à des fraudeurs).
Des opportunités existent donc à tous les niveaux de la hiérarchie, de la haute fonction publique
au niveau le plus bas de l’échelle (petite et grande corruption). Selon Rose-Ackerman, les firmes,
les groupes de pression, les citoyens tentent de maximiser leurs profits nets des pots-de-vin
versés, les fonctionnaires leurs revenus illégaux et les hommes politiques leur pouvoir (réélection
ou clientèle) et leur enrichissement. Dans cette logique (Rose-Ackerman, 1978, 1997a ; Alam
1989 ; Shleifer et Vishny, 1993), les fonctions d’utilité sont diverses et la majorité des auteurs
dissocie pour le corrupteur les pots-de-vin : i) qui permettent d’éviter ou de réduire les coûts
(réduction illégale de taxes, laxisme dans l’application d’une réglementation antipollution, sous-
évaluation du loyer d’un logement social, annulation des charges contre un criminel, etc.) ; ii) qui
offrent un bénéfice (paiement en excès lors de la passation d’un marché public) ; iii) qui
fournissent une rente, mais augmentent le coût du bien (allocation de ressources rares telles les
licences d’importation ou les prêts bonifiés) ; iv) qui donnent accès à un bien légal (le contrat ou
le logement à un ayant droit) ; v) qui offrent un bien illégal (l’annulation d’une procédure
judiciaire ou un logement à un agent qui n’est pas un ayant droit) ; vi) qui réduisent le bénéfice
(l’extorsion). Il existe alors autant de modèles d’agence que de types de corruption. Dans les
PED, la faiblesse de la gouvernance et les pénuries donnent sa spécificité à l’origine de la
corruption.
B/ Faible gouvernance et droits de propriété dégradés
Trois facteurs expliquent comment la mauvaise gouvernance est à la source de
l’expansion de la corruption.
1/ La faiblesse des contre-pouvoirs. Des droits de propriété, au mieux en cours
d’institutionnalisation et au pire totalement absents, sont souvent à l’origine de la corruption
(Jagannathan, 1986). Selon une logique wéberienne, les systèmes de légitimation politique fondés
sur le charisme et la rationalité supposée des buts sont plus perméables à la corruption que les
systèmes s’appuyant sur les compétences et les performances. Nombreux sont alors les PED
le monopole de la coercition par l’État n’est pas légitime au vu de son utilisation arbitraire par
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l’autorité publique. Dans les régimes autoritaires, les systèmes de contrôle et de contre-pouvoir
sont précaires car il n’existe ni tradition de séparation des pouvoirs ni culture de l’expertise ni
usage de la liberté de la presse ou de la mobilisation et de la prise de parole (Rapport sur le
Développement dans le Monde, 1997). La faiblesse des médiateurs indépendants et des modes de
représentation augmente le pouvoir discrétionnaire des intermédiaires politiques, et le coût de la
dénonciation en temps et en argent peut devenir prohibitif (Alam, 1995).
2/ Les écarts au modèle wébérien et les difficultés de construction de la Nation. On a
observé que les régimes politiques, même quand ils se démocratisent, se fondent encore sur le
clientélisme et le patrimonialisme ou le corporatisme (marché politique imparfait). Les pots-de-
vin récoltés lors de la passation de grands contrats servent à la fois à l’enrichissement personnel
des membres de l’élite et à la mise en place de réseaux de redistribution clientéliste qui permettent
aux autorités politiques de se maintenir au pouvoir en achetant des soutiens politiques. Un fort
degré de fractionnement ethnique, religieux ou régional accentue l’importance des réseaux de
redistribution informelle et leurs connexions par des alliances. Les administrations subissent alors
une pression permanente des pouvoirs politiques, claniques et familiaux (Ekpo, 1979 ; Mahieu,
1990 ; Tanzi, 1995) qui limite l’application des principes de la méritocratie. Les achats
d’affectation dans la fonction publique à des postes qui permettent de prélevés des bakchich se
développent (Wade, 1982, 1985).
3/ Un droit inadapté. Les règles formelles de fonctionnement de la société devraient être
en évolution permanente pour s’adapter à la rapidité des transformations. Plus les règles formelles
sont vagues, rigides ou inadaptées, plus les arrangements informels dirigent les actes et les choix
des agents économiques. Par ailleurs, de nombreuses règles formelles sont mises en place pour
permettre la prédation (procédures tatillonnes ou réglementations perçues comme illégitimes par
des citoyens), et l’élaboration des règles informelles s’opère dans l’opacité et sans procédure de
contrôle de leurs effets globaux. Un droit du travail en avance sur le niveau du développement
économique ou une pression fiscale trop forte sur de nouvelles activités favorise le secteur
informel et les arrangements corrompus nécessaires à son fonctionnement (Tanzi, 1983 ; De Soto,
1994 ; de Mello et al., 1995).
Les comportements arbitraires et la faible légitimité de nombreux États qui ne
protègent pas les agents économiques et n’organisent pas la négociation entre ces mêmes acteurs
laissent la place à des systèmes alternatifs de protection ou de débrouillardise qui se fondent
sur des micro-légitimités telles la famille, le clan, l’ethnie, la région, l’organisation criminelles, la
guérilla... Ces systèmes par nature sont excluants vis-à-vis de ceux qui n’adhèrent pas aux réseaux
de protection locale par volonté (éthique) ou par manque de capacité (aucune ressource à offrir).
Le sentiment d’une répartition initiale inéquitable des droits de propriété privés et publics (ou
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