LE DÉSIR

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LE DÉSIR
L’essentiel pour comprendre
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DÉSIR
ET MANQUE
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A. Le désir est regret d’une absence
● L’origine étymologique du mot désir est assez curieuse mais très
éclairante. Le verbe latin desiderare, d’où il est issu, dérive, avec le
verbe considerare, de sidus, qui signifie « étoile ». Ces deux verbes
appartiennent à la langue des augures, des présages inspirés par l’observation du ciel étoilé. Considerare, c’est contempler un astre, alors
que desiderare, c’est regretter son absence. Le désir, au sens étymologique, c’est le regret d’un astre disparu ; c’est la nostalgie d’une étoile.
● Déjà ici l’ambiguïté du désir se révèle : d’un côté, cruel constat
d’une absence, d’un manque, d’une privation ; de l’autre, pressentiment d’un bien susceptible de nous combler.
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B. Nous désirons ce qui nous manque
Platon a admirablement posé le problème dans le mythe où il
raconte la naissance d’Éros, ce demi-dieu qui personnifie l’amour, le
désir. Éros serait le fils de Poros (dieu de la richesse, de l’abondance)
et de la mendiante Pénia. C’est donc un démon, qui tient le milieu
entre les dieux et les mortels. Éros ne peut être de nature purement
divine : les dieux ne désirent pas, puisqu’ils sont comblés. Mais le
désir ne peut être non plus, comme la pauvre Pénia, pure indigence,
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Chapitre 3 Le désir
car « l’ignorance a ceci de terrible que quand on n’a ni beauté, ni
bonté, ni science, on croit en posséder suffisamment. Or, quand on ne
sait pas qu’on manque d’une chose, on ne la désire pas ». Si donc
l’Amour est amour de la beauté, c’est qu’il n’est ni absolument beau,
ni tout à fait laid. De même, si l’Amour est amour du savoir (ce que
proprement on appelle « philosophie »), c’est qu’il est un mixte
d’ignorance et de savoir.
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C. Ce n’est pas ici que le désir sera satisfait
● Nous trouvons donc chez Platon deux thèmes qui sont présents à
l’arrière-fond de presque toutes les théories du désir :
– Le désir renvoie à une expérience passée, le désir réclame la résurrection d’un bonheur disparu. Tout désir peut ainsi être interprété
comme la quête d’un paradis devenu inaccessible, qu’il s’agisse du
jardin d’Éden, de la chaleur rassurante du ventre maternel ou du « vert
paradis des amours enfantines ».
– Le désir postule l’existence d’un autre monde que le monde réel : le
monde intelligible selon Platon (monde idéal des essences simples et
éternelles), ou bien le royaume de l’imaginaire et des fantasmes que
décrit Freud.
● Dans les deux hypothèses cependant, une conséquence est identique, à savoir qu’il est de l’essence du désir de ne pouvoir être satisfait (ici-bas). Il semble qu’aucun objet donné en ce monde ne puisse
combler le désir.
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DOMINER
SES DÉSIRS
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A. Le désir est négation de son objet
C’est une véritable dialectique du désir que développe Hegel dans La
Phénoménologie de l’esprit (1807). Pour lui, la conscience ne devient
« conscience de soi » qu’en détruisant l’objet qu’elle a posé en face
d’elle. Cet objet, d’abord posé comme autonome, est ensuite anéanti par
la force destructrice du désir. Ainsi, dans le désir-besoin (désir dont la
satisfaction est nécessaire au maintien de la vie), l’objet même du désir
est à la fois élu et nié par le désir. Par exemple, le désir de manger un fruit
entraîne la consommation, la négation du fruit – lequel est en effet
supprimé par le simple fait que je l’assimile à ma propre substance.
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B. Certains désirs ne méritent pas d’être satisfaits
● Épicure, à la suite de Platon, suggère de faire la part entre les
désirs qui méritent d’être satisfaits et ceux qui ne le méritent pas. C’est
l’affection (plaisir ou douleur) qui servira de règle. Si le désir d’une
nourriture riche et abondante se traduit par une indigestion, alors
mieux vaut laisser ce désir inassouvi. À l’inverse, il faut savoir parfois
supporter de légères souffrances pour s’épargner de plus grandes souffrances à l’avenir.
● C’est donc « en comparant et en examinant attentivement ce qui est
utile et ce qui est nuisible » que l’on pourra distinguer les désirs naturels
(désirs conformes à la nature de l’homme) et les désirs vains, qui plongent le sujet dans une perpétuelle agitation. Seront ainsi rejetés les désirs
de puissance ou de célébrité, parce qu’ils génèrent davantage d’afflictions (inquiétude, peurs, dépendance, conflits, etc.) que de profits.
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C. Il faut ne vouloir que ce qui doit arriver
● Mais que répondre à celui qui se plaint de n’avoir pas à manger, pas
de toit ou pas de travail ? « Abstiens-toi et supporte », disaient les stoïciens. Le stoïcisme enseigne en effet l’acceptation de tout ce qui est :
abstiens-toi de gémir et supporte avec fermeté les coups du sort !
● Le stoïcien Épictète distingue les choses qui sont en notre pouvoir
(nos jugements, nos tendances, nos désirs) et les choses qui ne sont
pas en notre pouvoir (le corps, la richesse, la réputation). L’unique
souhait du désir, nous rappelle Épictète, est d’atteindre l’objet désiré.
Or, si nous investissons de notre désir des objets qui ne dépendent pas
de nous, il est fort probable que nous ne parviendrons pas à les obtenir, et que nous en serons malheureux. Pour vivre heureux, il suffit
donc de s’appliquer à ne vouloir que ce qui doit arriver.
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LE
DÉSIR, OU LA PUISSANCE D’EXISTER
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A. L’homme est un être de désir
● Contre Platon, Spinoza refuse de définir le désir à partir de l’idéal dont
il serait le manque. Pour lui, le désir est l’essence même de l’homme,
l’effort que tout homme déploie pour « persévérer dans son être ». Il ne
faut pas entendre par là un simple « instinct de conservation », mais plutôt un instinct de développement et d’épanouissement de soi.
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Chapitre 3 Le désir
● Aussi le désir est-il premier au regard de l’objet désiré. Nous ne
désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, dit Spinoza,
mais au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que
nous la désirons. Ce qui rend les objets désirables à nos yeux ne se
trouve donc pas dans les objets désirés, mais bien en nous-mêmes, en
tant que ces objets favorisent ou augmentent notre puissance d’être.
Quant au sentiment que nous éprouvons lorsque nous prenons
conscience que tel ou tel objet a fortifié notre « puissance d’agir »,
Spinoza l’appelle tout simplement la joie.
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B. Ne faites que ce qui vous plaît
Au XIXe siècle, Fourier concevra une philosophie révolutionnaire,
fondée sur la réalisation du désir. Le matérialisme de Fourier se
masque sous l’apparence d’une philosophie de la providence. Les
attractions, dit Fourier (et il entend par là l’ensemble de nos désirs),
« sont proportionnelles aux destinées ». Autrement dit, nos désirs sont
l’indice de ce que Dieu attend de nous. Et la société nouvelle que
Fourier veut instaurer est une société où tous nos désirs seront satisfaits. Certes, dans notre société, dans ce que Fourier appelle avec
mépris la société « civilisée », chacun ne peut satisfaire ses désirs
qu’au détriment d’autrui. Mais précisément, il faut changer la société
et construire un monde nouveau où les désirs de chacun pourront, sans
nuire à quiconque, se réaliser dans l’harmonie universelle.
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C. Libérez le désir !
Dans L’Anti-Œdipe (1972), écrit en collaboration avec Félix Guattari,
Gilles Deleuze (1925-1995) s’en prend violemment à la psychanalyse
freudienne, qui restreint la signification du désir au conflit « papamaman-bébé ». Sa thèse prend corps dans le concept de « machine désirante » : l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une usine, une machine,
dont la seule fonction est de produire. Or, en ramenant tous les cas
qu’elle observe au sempiternel conflit œdipien (désir d’épouser le parent
du sexe opposé, désir de tuer le parent du même sexe), la psychanalyse
enracine de nouveau le désir dans l’interdit, donc dans le manque.
Deleuze et Guattari voient au contraire dans le désir une force affirmative, une puissance de subversion qui ne demande qu’à investir les corps
et les objets. « Libérez le désir ! », tel pourrait être leur mot d’ordre.
Seul le désir est en mesure de briser la routine pour inventer de nouvelles normes de vie ; seul le désir peut outrepasser les limites et, dans
un élan de joie, nous réconcilier avec la vie.
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