LA DICHOTOMIE PRIVE/PUBLIC
DANS L'USAGE COURANT:
FONCTION ET GENESE
par
Jean REMY ("')
L'analyse de l'usage social des termes dichotomiques
privé/public révèle leur caractère mobilisateur malgré
leur ambiguïté. Ces termes sont utilisés pour expliquer
les compétences dont relèvent les divers domaines de la
vie sociale. Ceux-ci s'imbriquent aussi dans une clas-
sification sociale qui voile les mécanismes structurant
la vie sociale, et qui sert à élaborer de façon légitimée
les stratégies divergentes des groupes d'après leur
position dans la structure sociale. Nonobstant cette non
correspondance, l'usage de ces concepts est néanmoins
socialement stabilisé, car ils sont associés
à
des pro-
jets socialement possibles. Cette liaison avec l'organi-
sation de la vie pratique crée le sentiment qu'en se
référant
à
cette dichotomie, on se met dans la zone de
«
bon sens». A travers une telle démarche analytique,
on découvre combien un discours admis par tous ne
peut se comprendre en dehors du rapport social dans
lequel il s'approprie.
Ce texte a pour but d'analyser la promotion de la vie
privee
au
plan de la légitimité sociale actuelle. L'opposition privé/public, avec
valorisation du pôle privé, nous paraît, en effet, essentielle dans le
système de perception de l'environnement social d'aujourd'hui. Struc-
turant nos perceptions spontanées, elle apparaît comme une caté-
gorie contrainte.
Une telle lecture dichotomique à partir de concepts d'usage cou-
rant ne se déploie pas seulement au plan de la perception ; elle est
aussi un élément organisateur d'évaluations dans la vie quotidienne.
Ainsi, pour certains, la vie privée est l'endroit où la personne peut
trouver son épanouissement à l'opposé de la sphère publique perçue
comme dépersonnalisante et anonyme ; son importance devrait donc
croître au maximum dans la vie sociale. D'autres, par contre, s'op-
posent à ce type de discours en considérant la vie privée comme
(*) Ce texte a été réalisé avec la collaboration de L. Voyé, F. Hambye
et E. Servais.
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l'endroit où la personne s'aliène en se désintéressant des choses
importantes pour concentrer son attention sur des futilités. En urba-
nisme, par exemple, certains groupes voudraient battre en brèche
le repli sur le logement, lieu par excellence de la vie privée, et
promouvoir la vie sociale dans la rue et sur la place publique.
Partant de ces concepts courants, nous allons nous livrer à une
analyse sémantique de l'usage qui en est fait dans la vie quotidienne
pour tâcher de dégager le contenu mental de cette opposition. Cette
analyse ne procède donc pas d'interviews, mais d'exemples retirés
de situations diverses dans la vie quotidienne et corroborés par
l'analyse d'associations, émanant de diverses catégories de person-
nes, autour des mots «privé» et «public ». Notre problème n'est
donc pas de déterminer des fréquences d'utilisation de ces concepts,
mais d'expliciter leurs divers contenus possibles et leurs liaisons
éventuelles avec certaines catégories sociales.
Une fois systématisé l'usage social de ces concepts, nous nous
interrogerons de la manière suivante sur leur signification sociale.
La dichotomie privé/public, utilisée au plan de la perception, permet-
elle de détecter les mécanismes
à
travers lesquels se structure la
vie sociale? Ou, au contraire, cette dichotomie privé/public contri-
bue-t-elle
à
faire illusion et empêche-t-elle une focalisation sur les
points cruciaux d'une analyse? Dans ce cas de non-correspondance,
il faudrait faire rupture
à
l'égard de ces concepts et les refuser
comme concepts d'analyse. Ce sera la proposition à laquelle nous
nous rangerons après avoir montré comment ces concepts sont le
produit de la structure sociale qu'ils contribuent à rendre efficace.
Malgré cette non-correspondance avec des mécanismes sociaux,
ces concepts, une fois institués socialement, provoquent un effet de
légitimité et de mobilisation affective dont nous nous demanderons
alors quels peuvent être les fondements. Pourquoi la valorisation de
la vie privée apparaît-elle généralement légitimée au plan du «bon
sens»
?
Au plan méthodologique, une telle analyse voudrait présenter et
rendre apparente une matrice de questions que nous pensons socio-
logiquement pertinentes. Au contraire d'une perspective empirique,
affirmant que la connaissance scientifique naît de façon exclusive
d'un rapport immédiat avec le concret, nous pensons que la con-
naissance de l'objet suppose la production d'un concept; nous re-
joignons ainsi l'avis d'Althusser (1970, Vol. 2 : 19) : «La théorie
d'une science,
à
un moment donné de son histoire, n'est que la
matrice théorique d'un type de questions que la science pose
à
son
objet ». Ceci ne contredit nullement le fait que la connaissance
scientifique est, par essence, expérimentale et doit fournir les preu-
ves. C'est l'apport de l'empirisme qu'il importe de préserver (Gode-
lier, 1971, Vol. 2: 120). Une vigilance épistémologique peut être
d'autant mieux assurée que la matrice d'interrogations est perçue
comme telle et n'est pas présentée comme dérivant nécessairement
de l'objet d'observation.
11
J.
Le privé/public comme catégories spontanées de perception
D'usage courant, les concepts de privé et public ne doivent pas
leur opérance
à
leur clarté. Peut-être est-ce le contraire qui est
vrai, car ces concepts recouvrent divers contenus que nous allons
essayer de systématiser en les regroupant autour de quelques
critères.
A. Critères organisant la perception du privé
Nous nous attacherons ici au seul concept <le privé, le concept
de public nous étant largement apparu comme la négation de ce
qui est affirmé dans le privé.
Le concept de privé ne peut être systématisé
à
partir d'un seul
critère. Son contenu est fait de l'entrecroisement de critères mul-
tiples, non homogènes : les uns concernent des activités, les autres
des espaces, les autres enfin des personnes. L'important est ici de
dégager la multiplicité et l'hétérogénéité qui sont à la base de
l'ambiguïté du concept dont il sera question. Nous avons néanmoins
essayé d'opérer un certain classement
à
partir de critères pouvant
être utiles au plan de l'analyse sociologique.
1.
Droit
à
la non-intervention. d'un pouvoir extérieur
La revendication du droit au privé implique normalement une
volonté d'affirmer l'illégitimité d'une intervention extérieure. On
découvre ainsi du même coup deux éléments : l'affirmation du fait
et sa justification
à
partir de l'absence de motricité collective.
a. Absence de contrôle ou de droit de regard de la collectivité
Dire qu'une chose, une activité ressort du domaine de la vie
privée revient à affirmer le refus de toute ingérence émanant d'une
quelconque instance extérieure. Ainsi, dire que la religion est une
affaire privée signifie que l'appartenance religieuse devrait être
indifférente aux autres participations sociales et notamment à la
vie professionnelle. Autrement dit, l'attitude dans ce domaine est
considérée comme ne regardant pas la société, prise dans son en-
semble. De la même manière, dire que la rémunération est une
affaire privée correspond à une revendication du droit au secret
et à la non-connaissance par les autres.
b. Activités sans motricité collective
L'absence de motricité sociale permet qu'un certain nombre d'ac-
tivités ou de choses soient considérées comme ressortant de la vie
privée. Ainsi, une propriété permettant
à
des familles d'avoir une
zone d'autonomie suffisante pour développer un style de vie propre
12
sera considérée comme légitime dans la mesure où elle n'aura pas
une motricité sociale très grande. Mais le problème devient tout
autre lorsque cette propriété permet d'acquérir un pouvoir d'orien-
tation sur la vie sociale et, par exemple, permet de donner ou de ne
pas donner des emplois
à
la population. Dans ce cas, la recon-
naissance du caractère privé disparaît parce qu'il y a utilité générale
pour la vie sociale; on parlera alors, par exemple, d'expropriations
d'utilité publique. Ainsi, dans la mesure où certaines activités sont
sans impact global, chacun peut les organiser selon son intérêt
particulier, c'est-à-dire selon son intérêt privé. Il faut toutefois
noter que cette absence d'impact global ne veut pas dire que ces
activités sont sans importance pour l'individu. Au contraire, on se
trouve dans un domaine où chacun peut choisir en fonction de ce
qu'il estime le plus avantageux pour lui, sans considérer les con-
séquences sur les autres.
2. Maîtrise interactionnelle par l'individu ou le groupe concerné
La maîtrise définit la capacité de l'individu et du groupe et la
maîtrise interactionnelle, la capacité de pouvoir contrôler un réseau
d'interactions.
a. Accessibilité contrôlée par l'individu ou le groupe concerné.
L'accessibilité est corrélative aux critères précédents. Sera dit
public ce qui est accessible à tous sans conditions particulières, à
l'exception d'un éventuel paiement ou de la réalisation de conditions
préalables identiques pour tous; ainsi parlera-t-on d'un transport
public ou d'une fille publique ... A l'inverse, sera dit privé tout bien
ou toute activité supposant une sélection
à
partir de critères spéci-
fiques. Ainsi, la projection privée d'un film est-elle réservée à
quelques personnes ; un club privé n'accepte-t-il que les personnes
répondant
à
certains critères et une pancarte indiquant «propriété
privée» signifie-t-elle une interdiction d'accès à tout étranger.
b. Non visibilité sociale
La non-accessibilité conduit normalement à la non-visibilité so-
ciale. Ainsi, associe-t-on le privé à ce qui n'apparaît pas directement,
ce que tout le monde ne connaît pas, que l'on ne dévoile pas, que
l'on désire garder à l'abri des regards, qui n'est pas exprimé. Bref,
il s'agit de la facette de la vie d'un individu ou d'un groupe qui
ne regarde pas les autres. Ainsi, dans nos pays, l'opinion politique
est-elle généralement considérée comme une affaire privée qui ne
s'exprime réellement que dans le secret de l'isoloir, une expression
publique pouvant être soumise à des pressions. Ces réactions s'éclai-
rent si l'on considère les limites du droit des autres
à
l'information
dans certains domaines alors que, dans d'autres domaines, la publi-
13
cité de l'Information et même un droit de recours
à
l'opinion pu-
blique est largement réclamé.
3.
Maîtrise culturelle
La maîtrise culturelle correspond à l'affirmation par l'individu ou
le groupe concerné de sa capacité à être lui-même et à agir à sa
guise.
a. Le droit d'agir «à sa manière»
Le privé est, en effet, également associé à des activités que l'on
peut organiser à sa guise et dont d'une certaine manière on est
capable de maîtriser les conséquences, ce qui conduit à insister sur
l'exigence de se trouver «entre soi ». C'est le cas, par exemple, de
la réaction des habitants d'une impasse liégeoise à qui on proposait
d'aller habiter dans des appartements en building et qui refusaient
en invoquant la promiscuité dans laquelle ils vivraient dans cet
endroit: le «privé» de leur groupe impliquait un mélange au
niveau du logement mais à l'intérieur d'une impasse opposée à la
rue, ce qui leur permettait de vivre «à leur manière ».
Les espaces publics, en effet, supposent au contraire la soumis-
sion à certaines règles, pour que, malgré leur diversité, les per-
sonnes qui y accèdent s'y sentent à l'aise; un laisser-aller n'est
donc pas possible, au contraire de ce qui se passe dans le logement,
comme le remarque Nicole Haumont (1968) : «Dans le pavillon,
plus l'espace du logement est dit privé, plus on a le droit au désordre
et éventuellement au sale ».
b.
«
Le plus personnel et le plus intime»
Dans le prolongement de cette maîtrise par la personne ou par
le groupe, le privé est associé à ce qu'on a de plus personnel, de
plus intime; ainsi, définira-t-on le privé comme ce qui n'a pas
d'influence directe sur les personnes avec lesquelles on entre en
contact, ce qui est sans importance pour les autres mais qui
influence la personnalité et ne concerne donc que l'épanouissement
personnel. Le privé est ce que l'on construit selon sa propre
volonté, ce que l'on se réserve seul le droit de juger, ce qui répond
aux aspirations propres... On fait ainsi référence à ce qui est
essentiellement affectif, qui touche au domaine de l'esprit, qui en-
gage, qui ne concerne que la personne. Si le concept de privé ainsi
entendu peut avoir une connotation positive pour certains, pour
d'autres il revêt une connotation négative; dans ce cas, on retrouve
les mêmes termes avec une inversion de sens et le privé est con-
sidéré comme l'expression d'une préoccupation prédominante pour
des intérêts égoïstes.
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