LA DICHOTOMIE PRIVE/PUBLIC DANS L'USAGE COURANT: FONCTION ET GENESE par Jean REMY ("') L'analyse de l'usage social des termes dichotomiques privé/public révèle leur caractère mobilisateur malgré leur ambiguïté. Ces termes sont utilisés pour expliquer les compétences dont relèvent les divers domaines de la vie sociale. Ceux-ci s'imbriquent aussi dans une classification sociale qui voile les mécanismes structurant la vie sociale, et qui sert à élaborer de façon légitimée les stratégies divergentes des groupes d'après leur position dans la structure sociale. Nonobstant cette non correspondance, l'usage de ces concepts est néanmoins socialement stabilisé, car ils sont associés à des projets socialement possibles. Cette liaison avec l'organisation de la vie pratique crée le sentiment qu'en se référant à cette dichotomie, on se met dans la zone de « bon sens». A travers une telle démarche analytique, on découvre combien un discours admis par tous ne peut se comprendre en dehors du rapport social dans lequel il s'approprie. Ce texte a pour but d'analyser la promotion de la vie privee au plan de la légitimité sociale actuelle. L'opposition privé/public, avec valorisation du pôle privé, nous paraît, en effet, essentielle dans le système de perception de l'environnement social d'aujourd'hui. Structurant nos perceptions spontanées, elle apparaît comme une catégorie contrainte. Une telle lecture dichotomique à partir de concepts d'usage courant ne se déploie pas seulement au plan de la perception ; elle est aussi un élément organisateur d'évaluations dans la vie quotidienne. Ainsi, pour certains, la vie privée est l'endroit où la personne peut trouver son épanouissement à l'opposé de la sphère publique perçue comme dépersonnalisante et anonyme ; son importance devrait donc croître au maximum dans la vie sociale. D'autres, par contre, s'opposent à ce type de discours en considérant la vie privée comme (*) Ce texte a été réalisé avec la collaboration et E. Servais. 10 de L. Voyé, F. Hambye l'endroit où la personne s'aliène en se désintéressant des choses importantes pour concentrer son attention sur des futilités. En urbanisme, par exemple, certains groupes voudraient battre en brèche le repli sur le logement, lieu par excellence de la vie privée, et promouvoir la vie sociale dans la rue et sur la place publique. Partant de ces concepts courants, nous allons nous livrer à une analyse sémantique de l'usage qui en est fait dans la vie quotidienne pour tâcher de dégager le contenu mental de cette opposition. Cette analyse ne procède donc pas d'interviews, mais d'exemples retirés de situations diverses dans la vie quotidienne et corroborés par l'analyse d'associations, émanant de diverses catégories de personnes, autour des mots «privé» et «public ». Notre problème n'est donc pas de déterminer des fréquences d'utilisation de ces concepts, mais d'expliciter leurs divers contenus possibles et leurs liaisons éventuelles avec certaines catégories sociales. Une fois systématisé l'usage social de ces concepts, nous nous interrogerons de la manière suivante sur leur signification sociale. La dichotomie privé/public, utilisée au plan de la perception, permetelle de détecter les mécanismes à travers lesquels se structure la vie sociale? Ou, au contraire, cette dichotomie privé/public contribue-t-elle à faire illusion et empêche-t-elle une focalisation sur les points cruciaux d'une analyse? Dans ce cas de non-correspondance, il faudrait faire rupture à l'égard de ces concepts et les refuser comme concepts d'analyse. Ce sera la proposition à laquelle nous nous rangerons après avoir montré comment ces concepts sont le produit de la structure sociale qu'ils contribuent à rendre efficace. Malgré cette non-correspondance avec des mécanismes sociaux, ces concepts, une fois institués socialement, provoquent un effet de légitimité et de mobilisation affective dont nous nous demanderons alors quels peuvent être les fondements. Pourquoi la valorisation de la vie privée apparaît-elle généralement légitimée au plan du «bon sens» ? Au plan méthodologique, une telle analyse voudrait présenter et rendre apparente une matrice de questions que nous pensons sociologiquement pertinentes. Au contraire d'une perspective empirique, affirmant que la connaissance scientifique naît de façon exclusive d'un rapport immédiat avec le concret, nous pensons que la connaissance de l'objet suppose la production d'un concept; nous rejoignons ainsi l'avis d'Althusser (1970, Vol. 2 : 19) : «La théorie d'une science, à un moment donné de son histoire, n'est que la matrice théorique d'un type de questions que la science pose à son objet ». Ceci ne contredit nullement le fait que la connaissance scientifique est, par essence, expérimentale et doit fournir les preuves. C'est l'apport de l'empirisme qu'il importe de préserver (Godelier, 1971, Vol. 2: 120). Une vigilance épistémologique peut être d'autant mieux assurée que la matrice d'interrogations est perçue comme telle et n'est pas présentée comme dérivant nécessairement de l'objet d'observation. 11 J. Le privé/public comme catégories spontanées de perception D'usage courant, les concepts de privé et public ne doivent pas leur opérance à leur clarté. Peut-être est-ce le contraire qui est vrai, car ces concepts recouvrent divers contenus que nous allons essayer de systématiser en les regroupant autour de quelques critères. A. Critères organisant la perception du privé Nous nous attacherons ici au seul concept <le privé, le concept de public nous étant largement apparu comme la négation de ce qui est affirmé dans le privé. Le concept de privé ne peut être systématisé à partir d'un seul critère. Son contenu est fait de l'entrecroisement de critères multiples, non homogènes : les uns concernent des activités, les autres des espaces, les autres enfin des personnes. L'important est ici de dégager la multiplicité et l'hétérogénéité qui sont à la base de l'ambiguïté du concept dont il sera question. Nous avons néanmoins essayé d'opérer un certain classement à partir de critères pouvant être utiles au plan de l'analyse sociologique. 1. Droit à la non-intervention. d'un pouvoir extérieur La revendication du droit au privé implique normalement une volonté d'affirmer l'illégitimité d'une intervention extérieure. On découvre ainsi du même coup deux éléments : l'affirmation du fait et sa justification à partir de l'absence de motricité collective. a. Absence de contrôle ou de droit de regard de la collectivité Dire qu'une chose, une activité ressort du domaine de la vie privée revient à affirmer le refus de toute ingérence émanant d'une quelconque instance extérieure. Ainsi, dire que la religion est une affaire privée signifie que l'appartenance religieuse devrait être indifférente aux autres participations sociales et notamment à la vie professionnelle. Autrement dit, l'attitude dans ce domaine est considérée comme ne regardant pas la société, prise dans son ensemble. De la même manière, dire que la rémunération est une affaire privée correspond à une revendication du droit au secret et à la non-connaissance par les autres. b. Activités sans motricité collective L'absence de motricité sociale permet qu'un certain nombre d'activités ou de choses soient considérées comme ressortant de la vie privée. Ainsi, une propriété permettant à des familles d'avoir une zone d'autonomie suffisante pour développer un style de vie propre 12 sera considérée comme légitime dans la mesure où elle n'aura pas une motricité sociale très grande. Mais le problème devient tout autre lorsque cette propriété permet d'acquérir un pouvoir d'orientation sur la vie sociale et, par exemple, permet de donner ou de ne pas donner des emplois à la population. Dans ce cas, la reconnaissance du caractère privé disparaît parce qu'il y a utilité générale pour la vie sociale; on parlera alors, par exemple, d'expropriations d'utilité publique. Ainsi, dans la mesure où certaines activités sont sans impact global, chacun peut les organiser selon son intérêt particulier, c'est-à-dire selon son intérêt privé. Il faut toutefois noter que cette absence d'impact global ne veut pas dire que ces activités sont sans importance pour l'individu. Au contraire, on se trouve dans un domaine où chacun peut choisir en fonction de ce qu'il estime le plus avantageux pour lui, sans considérer les conséquences sur les autres. 2. Maîtrise interactionnelle par l'individu ou le groupe concerné La maîtrise définit la capacité de l'individu et du groupe et la maîtrise interactionnelle, la capacité de pouvoir contrôler un réseau d'interactions. a. Accessibilité contrôlée par l'individu ou le groupe concerné. L'accessibilité est corrélative aux critères précédents. Sera dit public ce qui est accessible à tous sans conditions particulières, à l'exception d'un éventuel paiement ou de la réalisation de conditions préalables identiques pour tous; ainsi parlera-t-on d'un transport public ou d'une fille publique ... A l'inverse, sera dit privé tout bien ou toute activité supposant une sélection à partir de critères spécifiques. Ainsi, la projection privée d'un film est-elle réservée à quelques personnes ; un club privé n'accepte-t-il que les personnes répondant à certains critères et une pancarte indiquant «propriété privée» signifie-t-elle une interdiction d'accès à tout étranger. b. Non visibilité sociale La non-accessibilité conduit normalement à la non-visibilité sociale. Ainsi, associe-t-on le privé à ce qui n'apparaît pas directement, ce que tout le monde ne connaît pas, que l'on ne dévoile pas, que l'on désire garder à l'abri des regards, qui n'est pas exprimé. Bref, il s'agit de la facette de la vie d'un individu ou d'un groupe qui ne regarde pas les autres. Ainsi, dans nos pays, l'opinion politique est-elle généralement considérée comme une affaire privée qui ne s'exprime réellement que dans le secret de l'isoloir, une expression publique pouvant être soumise à des pressions. Ces réactions s'éclairent si l'on considère les limites du droit des autres à l'information dans certains domaines alors que, dans d'autres domaines, la publi- 13 cité de l'Information et même un droit de recours à l'opinion publique est largement réclamé. 3. Maîtrise culturelle La maîtrise culturelle correspond à l'affirmation par l'individu ou le groupe concerné de sa capacité à être lui-même et à agir à sa guise. a. Le droit d'agir «à sa manière» Le privé est, en effet, également associé à des activités que l'on peut organiser à sa guise et dont d'une certaine manière on est capable de maîtriser les conséquences, ce qui conduit à insister sur l'exigence de se trouver «entre soi ». C'est le cas, par exemple, de la réaction des habitants d'une impasse liégeoise à qui on proposait d'aller habiter dans des appartements en building et qui refusaient en invoquant la promiscuité dans laquelle ils vivraient dans cet endroit: le «privé» de leur groupe impliquait un mélange au niveau du logement mais à l'intérieur d'une impasse opposée à la rue, ce qui leur permettait de vivre «à leur manière ». Les espaces publics, en effet, supposent au contraire la soumission à certaines règles, pour que, malgré leur diversité, les personnes qui y accèdent s'y sentent à l'aise; un laisser-aller n'est donc pas possible, au contraire de ce qui se passe dans le logement, comme le remarque Nicole Haumont (1968) : «Dans le pavillon, plus l'espace du logement est dit privé, plus on a le droit au désordre et éventuellement au sale ». b. « Le plus personnel et le plus intime» Dans le prolongement de cette maîtrise par la personne ou par le groupe, le privé est associé à ce qu'on a de plus personnel, de plus intime; ainsi, définira-t-on le privé comme ce qui n'a pas d'influence directe sur les personnes avec lesquelles on entre en contact, ce qui est sans importance pour les autres mais qui influence la personnalité et ne concerne donc que l'épanouissement personnel. Le privé est ce que l'on construit selon sa propre volonté, ce que l'on se réserve seul le droit de juger, ce qui répond aux aspirations propres... On fait ainsi référence à ce qui est essentiellement affectif, qui touche au domaine de l'esprit, qui engage, qui ne concerne que la personne. Si le concept de privé ainsi entendu peut avoir une connotation positive pour certains, pour d'autres il revêt une connotation négative; dans ce cas, on retrouve les mêmes termes avec une inversion de sens et le privé est considéré comme l'expression d'une préoccupation prédominante pour des intérêts égoïstes. 14 4. Autonomie et espace propre L'autonomie peut impliquer un espace physique propre dont l'individu ou le groupe concerné contrôle l'accès et la visibilité. Dans ce cas, le privé est relié de façon prédominante à une matérialisation dans un espace sur lequel l'individu a la maîtrise de l'accès et de la visibilité. Cet espace lui permet de s'affirmer et de se protéger en évitant les contrôles. Ainsi, l'espace privé devientil l'endroit par excellence où la personne peut se comporter à sa guise, au contraire des endroits publics, ouverts à tous. Dans ce sens, le concept est lié à une appropriation d'objets matériels et notamment au droit de propriété. Les groupes qui accèdent ainsi à des espaces privés s'y sentent à l'aise dans la mesure où ils en ont l'utilisation exclusive. Par ailleurs, les autres peuvent se sentir rejetés de ces endroits. Privé est dès lors associé par eux à «interdit ~ : à «ce dont on est privé ». Cette «privation» peut donner lieu à une volonté d'égalité d'accès à des espaces privés comme à un rejet du développement de ceux-ci. 5. Conclusion Le concept de privé entrecroise ainsi une pluralité d'axes: droit à la non-intervention maîtrise interactionnelle autonomie culturelle - espace propre. Mais la hiérarchie entre ces axes et leur pondération réciproque est fluctuante. B. Ambiguïté du concept et fluctuation des zones d'application La systématisation précédente permet de prendre distance par rapport à la prégnance du concept dans nos réactions spontanées. Il ressort de l'analyse que le concept combine une diversité de critères permettant un glissement de sens d'après l'utilisateur. Il existe donc une très grande ambiguïté dans son usage, ambiguïté qui peut être perçue ou non. Ainsi, bien qu'étant un lieu où se prennent des décisions importantes, ayant un impact sur la vie collective, un club peut être dit privé parce que ses réunions informelles sont protégées par la non-accessibilité et la non visibilité. Il convient, par ailleurs, de souligner que l'appropriation exclusive d'objets matériels, la propriété d'espaces privés peut être très inégalement répartie: certains groupes ne disposent pas d'espace privé et par conséquent ils ne peuvent développer des activités où ils souhaiteraient ne pas être soumis au contrôle que dans des espaces publics, c'est-à-dire accessibles à tous - ce qui limite leur liberté d'action. Au contraire, d'autres familles, disposant d'espaces privés, peuvent davantage développer des activités socialement non acceptées (par exemple au plan sexuel) avec davantage d'impunité. D'autre part, dans une société qui a profondément intériorisé le droit à 15 une pluralité de comportements dans un domaine déterminé, il est permis de développer des activités de type privé dans des espaces accessibles à tous, car il s'est créé à ce propos une zone de nonattention réciproque. Enfin, la rationalité bureaucratique des services publics peut impliquer des secrets difficilement acceptés par une volonté démocratique de publicité de l'information. Outre ces glissements de sens, le concept a des zones d'application dites «normales l> qui fluctuent d'après les pays et les groupes sociaux. Ainsi, alors que dans de nombreux pays européens, la connaissance du revenu du ménage est considérée comme relevant du domaine privé, surtout pour certaines classes sociales, il n'en est pas de même aux Etats-Unis, où il est considéré comme tout aussi normal de demander à quelqu'un «combien il vaut s, Par ailleurs, à l'intérieur d'une même société, le concept peut revêtir des significations diverses d'après la position sociale. Ainsi, le secret médical n'a-t-il pas la même portée pour le milieu ouvrier que pour un milieu bourgeois : dans le milieu populaire, les maladies et les accidents constituent souvent un bon sujet de bavardage, non seulement avec les personnes que l'on connaît bien, mais aussi avec les personnes rencontrées par hasard, tandis que dans le milieu bourgeois, il s'agit d'un problème peu abordé. Ces différences constatées, on peut se demander pourquoi c'est la conception du privé d'un groupe social déterminé plutôt que celle de la majorité des citoyens qui tend à s'imposer comme dominante. Cette question nous amènera ultérieurement à analyser les mécanismes expliquant la variation du contenu effectif de cette apparente zone privée. Qu'il suffise pour l'instant de constater que ce concept, bien que généralement admis dans la vie courante, a des contenus fluctuants, notamment d'une catégorie sociale à l'autre. A cette étape de l'analyse, il apparaît que ces concepts qui sont opérants dans la vie sociale ne peuvent devenir des concepts opératoires pour l'analyse sociologique. Il importe donc qu'un vigilance méthodologique particulière évite de les réintroduire dans l'analyse et s'efforce de faire rupture à leur égard. Ceci est d'autant plus important que l'observation présente porte sur les fonctions et la genèse de ces concepts. Toutefois, les mises en garde du point de vue de l'analyse ne doivent pas aboutir à négliger l'importance du concept de privé pour orienter les perceptions, les évaluations et les comportements des acteurs, car ces concepts de vie courante sont opérants malgré et peut-être à cause de leur ambiguïté. Ils sont efficaces de multiples manières. Ils peuvent, par exemple, servir comme concept de revendication à partir de quoi certains groupes vont rejeter les interventions de l'autorité en les considérant comme illégitimes ou vont dénoncer l'agissement de tel ou tel groupe. Dans ce cas, le concept clôt un discours qui peut se satisfaire d'une légitimité immanente: le droit au privé est violé ou est outrepassé. Malgré son flou et son ambiguïté, le concept inspire 16 constamment des évaluations, telle celle entendue VOICI quelque temps, lorsqu'une banque belge risquait de passer sous le contrôle d'une banque étrangère. Le groupe que nous entendions discuter maniait de façon relativement implicite l'opposition privé-public de telle sorte qu'une dénationalisation d'une entreprise belge paraissait normale parce qu'elle restait dans le secteur privé alors qu'une nationalisation à travers une prise de pouvoir par la puissance publique belge apparaissait comme une dangereuse menace pour l'organisation et la sécurité économique du pays. L'incohérence relative du contenu n'empêche pas l'efficacité sociale du concept véhiculé dans la vie sociale: ce n'est pas parce qu'un concept est clair qu'il provoque des effets mobilisateurs et des effets de légitimité dans la vie sociale. C'est là toute la différence entre un concept de combat et un concept d'analyse. Il importe de ne pas confondre l'efficacité propre des deux registres. Si l'on prenait le vocabulaire d'Althusser, l'un relève de l'idéologie et l'autre du scientifique. Mais, il s'agit pour nous de deux types de langage qui ne peuvent se substituer l'un à l'autre. Science et idéologie ne sont pas en tous points mutuellement exclusives. Le fait d'avoir essayé de caractériser le concept de privé, par des critères opérationnels pour une analyse, va permettre une comparaison avec les mécanismes réels. C. Liaison avec le domaine juridique Ces concepts privé/public ont une origine et une base juridique. Ils aboutissent d'ailleurs normalement à la détermination de zones d'autonomie garanties juridiquement. Le respect de la vie «privée» peut même être sanctionné par des règles de droit public. Ainsi la constitution belge garantit-elle une série de libertés: inviolabilité du domicile, du secret des lettres ... Ces aspects ont pris une importance particulière dans les pays angle-saxons depuis «l'habeascorpus s, Cette liaison avec le juridique et l'affirmation de droits abstraits universels renforce encore le sentiment que ces oppositions sont vécues partout de manière homogène. A partir de là, dans nos sociétés qui se veulent égalitaires, s'introduit facilement une perspective de revendication où l'on voudrait assurer à tous une égalité d'accès au privé en y voyant quelquefois les bases d'une démocratie vraiment sociale. Si l'on reste dans cette fiction où les individus sont vus comme homogènes et substituables, on ne peut continuer l'analyse qu'en restant dans une perspective psycho-sociologique. C'est par rapport à une telle perspective que, continuant la mise en question des évidences spontanées, nous voudrions également faire rupture pour nous interroger sur les correspondances entre cette dichotomie privé/public et les structures sociales. 2 17 II. Non correspondance entre I'opposition privé/public et les mécanismes structurant la vie sociale A. Différence entre maîtrise interactionnelle et maîtrise culturelle A cette étape de l'analyse, il faut - s'il en est encore besoin mettre en garde contre une perception de l'opposition privé/public à partir d'une image spatiale de deux sphères mutuellement exclusives, comme si l'une et l'autre relevaient de deux univers sociaux différents dont les règles seraient irréductibles. L'inadéquation d'une telle image apparaît déjà si l'on prend simplement l'exemple du mariage, acte public régi par des règles collectives, alors que la vie matrimoniale peut devenir le lieu par excellence d'organisation de la sphère privée. Il convient donc de ne pas avoir à l'esprit cette exclusion mutuelle. Par ailleurs, il y a dans le concept une ambiguïté fondamentale dans la mesure où n'est pas faite une distinction entre le champ des interactions et le champ des orientations culturelles. L'analyse du contenu et des fonctions sociales de l'opposition privé/public nous paraît devoir partir de la liaison qu'il peut y avoir avec chacun des deux champs considérés séparément. Tâchons d'expliciter quelque peu cette double liaison. Sauf dans les institutions totales, la vie du membre d'un groupe s'organise à partir de lieux où tous ont plus ou moins accès ou au contraire, à partir d'autres lieux que chacun peut protéger de la visibilité et du contact d'autrui. Même dans un village traditionnel où le contrôle social portant sur une observabilité directe du comportement des autres est très élevé, on peut effectivement délimiter le «privé» dans la famille qui peut opposer, pour certaines activités, une assez complète étanchéité aux interventions d'autrui. Mais cela veut-il dire que, dans le cas considéré, cette opposition entre le privé et le public est également valable si l'on analyse le système culturel de ce groupe? Il faudrait alors pouvoir prouver que dans les activités du «privé », l'individu ne se comporte pas à partir de codes qu'il reçoit du groupe et à propos desquels il n'y a guère de possibilité de modifier ou d'innover, de manière radicale. Même si un champ d'interactions autonomes crée une potentialité à cet égard, l'utilisation de celle-ci peut apparaître comme illégitime. D'où le sentiment, pour les déviants, de devoir se cacher et accentuer la non-visibilité. Or, comme il a été indiqué, nous voulons analyser la promotion du privé au plan de la légitimité. B. Maîtrise interactionnelle et effets de structure sociale Par maîtrise interactionnelle, nous entendons la capacité d'organiser un réseau d'interactions dont on contrôle l'accès et dans l'organisation duquel les pouvoirs constitués ne pourront pas intervenir. 18 Quelles sont les liaisons entre cette maîtrise interactionnelle et la revendication d'un droit au privé instaurant cette autonomie comme légitime tandis que l'intervention des pouvoirs externes est affirmée comme illégitime? Cette promotion au plan de la légitimité donne à l'individu ou au groupe non seulement bonne conscience, mais une capacité complémentaire de s'opposer à l'intervention d'autrui. Au lieu de postuler l'existence constante et toujours identique du privé et du public comme il pourrait paraître à partir d'une analyse juridique, nous allons tâcher de dégager l'influence de ces concepts légitimateurs sur les stratégies des groupes et les comportements des membres de ces groupes. Nous partirons de l'hypothèse que les divers individus et groupes ont une capacité et une volonté différentes de maîtriser des réseaux interactionnels. A partir de là, nous espérons dégager les variations du contenu effectif de cette apparente zone privée ainsi que ses conséquences sur le renforcement de la situation de chacun de ces groupes. 1. Contrôle individuel ou contrôle collectif L'analyse de la liaison faite entre privé et contrôle interactionnel révèle une première différence dans la mesure où le privé est associé à une contrôle conçu comme individuel ou conçu comme collectif. Dans l'un et l'autre cas, la valorisation du privé a des conséquences divergentes sur la vie sociale. Reprenons l'exemple de ces habitants d'une impasse qui refusaient d'aller dans les appartements des nouveaux buildings, entre autres parce qu'ils percevaient ces buildings comme un lieu de promiscuité contrainte où l'on est les uns dans les autres. Dans une même situation, la perception serait inverse pour des populations de classe moyenne valorisant un contrôle interactionnel très individualisé à partir de la famille et du logement. Les habitants des impasses, pour qui l'impasse est une continuation du logement, valorisaient le fait d'être entre soi dans un espace commun séparé des espaces de tout le monde, c'est-à-dire de la rue de grand passage accessible à n'importe qui - la séparation entre les deux étant souvent marquée par une porte que 1'« étranger» ne franchit pas facilement. Dans ce cas, il y a liaison entre privé et réseau interactionnel collectivement contrôlé à travers une appropriation quasi exclusive d'un espace. Ceci peut se retrouver dans d'autres groupes sociaux qui vont combiner au logement, espace d'appropriation strictement individuel, des espaces communs à usage exclusif d'un ensemble de logements, tels les «Clos des Violettes ou des Marguerites» qu'on trouve dans certains quartiers résidentiels. Cette combinaison plus complexe d'appropriation individuelle et collective différencie les réactions de ce groupe par rapport à la population précédente pour qui n'existe pas la même opposition entre le logement individualisé et l'impasse réservée à l'ensemble. Il faudrait d'ailleurs pouvoir analyser de façon plus systématique 19 les rapports entre les types de réseaux et les types d'espaces en fonction des groupes sociaux (Remy, 1972). En effet, le milieu urbain moderne peut multiplier des réseaux clos et sélectifs mais ne supposant pas une appropriation spatiale. Ce peut être le cas de réseaux d'interaction qui font le milieu médical, le milieu du barreau ... : chacun de ces milieux peut s'insulariser au plan interactionnel, l'absence d'espace propre étant d'ailleurs un élément qui contribue à la non-visibilité sociale. Du point de vue des effets sociaux, la signification de cette appropriation collective est différente d'une valorisation du privé dans le cas des habitants des impasses. Mais les différences entre ces divers types d'appropriations individuelles et collectives ressortent davantage lorsqu'on les combine avec d'autres critères d'analyse. 2. Effets dissymétriques et structure sociale Pour expliciter ces effets sociaux différents, l'analyse va se poursuivre à partir du critère: stratégie collective ou stratégie individuelle. A partir de là, nous verrons que l'usage d'un concept lêgitimateur peut avoir des effets dissymétriques, c'est-à-dire de sens opposés, d'après la position, dans la structure sociale, de la personne qui l'utilise. a. Stratégie collective Nous allons essayer d'indiquer comment l'utilisation du droit au privé est une arme de combat qui permet à un groupe de rendre ses objectifs prioritaires dans le cadre d'une interaction conflictuelle. Le concept de privé a pu être utilisé au siècle dernier par une bourgeoisie libérale pour justifier la non intervention dans «ses affaires) de diverses autorités constituées et notamment l'Eglise. Pour cette bourgeoisie libérale, l'usage d'un tel concept légitimateur était un élément d'une lutte globale en vue d'accroître son autonomie. La religion «affaire privée» signifiait pour elle qu'était illégitime une intervention des autorités religieuses dans l'organisation de la vie sociale et surtout dans la vie économique. Dans la mesure où elle a réussi à imposer cette perception de la religion et à reléguer celle-ci dans le «privé », cette classe a pu imposer son point de vue et a réaménagé la perception sociale à partir de lui. L'usage du concept de privé est devenu une arme stratégique pour accroître le pouvoir de ce groupe social. De la même manière, l'appartenance à des partis politiques peut être dite une affaire privée ; c'est le cas, lorsqu'elle s'exprime au niveau du vote qui ne peut valablement se faire que dans le secret de l'isoloir. A nouveau, il s'agit de protéger la vie économique de toute ingérence explicite de milieux extérieurs. La trajectoire économique ne peut être handicapée par les autres «affaires », ce qui est encore corroboré par un droit à la non «publicité ». 20 On voit l'utilisation de droit au privé comme une arme de combat dans le cadre d'une négociation sociale qui permet à un groupe de rendre ses objectifs prioritaires. Ce pouvoir acquis d'assurer la suprématie de l'économique par rapport au religieux et au politique ne s'exprime pas comme tel dans la vie courante. Il se présente davantage comme doctrine de la séparation des pouvoirs, favorable au meilleur exercice de chaque activité, ou comme une possibilité pour l'individu d'être lui-même à travers la pluralité de ses appartenances. Une fois élaboré et accepté socialement avec de tels contours, ce droit au privé peut être utilisé par des groupes distincts de ceux qui l'ont produit et à des fins différentes sinon opposées de celles qui étaient à son origine. Mais une telle utilisation dans un rapport de négociation n'est possible que si l'on a affaire à des groupes capables d'une stratégie collective, sans que cela n'implique qu'un tel groupe se perçoive explicitement comme un groupe de pression. Ainsi, un milieu d'artistes peut voir l'essentiel de sa vie professionnelle se dérouler dans des espaces et des relations revendiqués comme prives, à partir desquels ils se propose de diffuser une contre culture. Des partis politiques peuvent également utiliser ce droit au privé pour s'organiser comme contre pouvoir. Un homme politique peut utiliser ce droit au privé pour organiser des alliances à faible visibilité sociale; dans ce cas, il distinguera nettement ce qu'il dira et fera dans sa vie privée et dans sa vie publique. En cas de risque de publicité de ses faits et gestes, il se conformera aux prises de position officielles de son parti. A nouveau, la distinction privé/public est utilisée dans le cadre d'une stratégie collective liée à la maîtrise de réseaux interactionnels. Etant donné la maléabilité de cette opposition privé/public et les conséquences collectives qu'elle peut avoir, son usage est normalement stabilisé par des règles sociales qui en définissent le champ d'application légitime. Aux Etats-Unis, par exemple, de nombreuses malversations et combines de fonctionnaires officiels ou de représentants élus ne tombent pas sous l'application de la loi parce qu'elles ne sont pas commises, dit-on, dans l'exercice des fonctions, mais à l'occasion de la vie privée. Il arrive alors que le système fonctionne en sens inverse quand, par hasard, un pot-de-vin a été donné dans un bureau officiel. Dans ce cas, on se trouve devant une explicitation des règles du jeu social déterminant l'usage actuellement légitime et sanctionné juridiquement de cette dichotomie. L'importance de ces aspects juridiques est un indicateur de poids de l'usage de tels oncepts dans les stratégies conflictuelles par rapport au pouvoir. Aussi ne doit-on pas s'étonner que ces règles ont un poids différent d'après la position des groupes sociaux par rapport à la détention du pouvoir. Au contraire de ce qui se passe dans les milieux ouvriers - songeons à ce qui a été dit notamment par rapport au secret médical - les milieux dirigeants accordent plus d'importance à une protection de la vie privée et à une nette distinction entre les activités publiques JËt les activités privées. 21 L'explication sociologique que nous entamons suppose un postulat de départ: traiter la société non comme un ensemble de sphères plus ou moins autonomes mais comme une totalité constituée par un réseau de tensions et d'échanges entre groupes hiérarchisés. Ces groupes, en tension et en échanges mutuels, s'efforcent de développer leurs zones d'autonomie et d'imprévisibilité tout en réduisant celles des groupes antagonistes ou concurrents. Dans le contexte actuel, ce type de stratégie se légitime, entre autres, à travers la dichotomie privé/public, qui permet, de façon sélective, de neutraliser certaines interventions tout en en favorisant d'autres. On comprend dès lors 'l'intérêt d'une analyse sociologique de l'usage de ces concepts, qui mettrait en lumière non seulement l'ampleur du phénomène, mais son impact sur le système social. b. Stratégie interpersonnelle L'utilisation du droit au privé accroît l'impact collectif des groupes que nous venons d'analyser et contribue donc, au moins indirectement, à les doter d'un pouvoir. Il en va tout autrement pour les catégories sociales qui utilisent ce droit au privé principalement pour légitimer le droit à une existence interpersonnelle propre qu'elle soit axée sur une maîtrise du groupe, comme c'est le cas le plus fréquement dans une conception de classe moyenne ou qu'elle soit axée sur une maîtrise du groupe, comme c'est le cas dans la culture populaire traditionnelle. Dans le cas de la maîtrise individuelle, l'individu associe le privé à des endroits et à des activités où il peut maximiser son autonomie. Il s'agira, par exemple, de groupes de petite dimension où la personne a le sentiment que sa présence ou son absence modifie le fonctionnement de l'ensemble. Il s'agira également de groupes qui peuvent se substituer les uns aux autres sans qu'il n'y ait de conséquences générales sur l'ensemble des participations sociales de l'individu. A l'extrême, l'individu peut multiplier un ensemble de relations isolées qui ne s'entrecroisent pas entre elles. Le privé est ainsi associé à une zone où l'on a une capacité individuelle de choix et un sentiment de liberté dans des espaces/temps non organisés socialement. Ces espaces sont perçus en contraste avec des espaces dits publics, organisés à partir de règles explicites assurant la prévisibilité du comportement en vue d'agencer les interactions d'angents multiples. Cette volonté de revendiquer l'autonomie individuelle à partir du droit au privé peut devenir une préoccupation quasi exclusive. A ce moment, la valorisation du privé aboutit à une individualisation qui empêche, dans cette catégorie sociale, la formation d'un projet orienté sur l'intervention collective. La valorisation du privé a un effet d'isolement et donc un impact collectif, en privant des individus d'une capacité de stratégie de groupe. Pour ceux-ci, la valorisation du privé a un effet de sens opposé à celui que nous 22 avons analysé dans les groupes antérieurs. Il affecte particulièrement le projet des classes moyennes qui s'organisent pour approprier individuellement un maximum du produit social. Ce type de projet a tendance à se diffuser dans certaines strates de milieux ouvriers et employés. Dans ce cas, on trouve une association étroite entre temps de travail/vie publique, temps de loisir/vie privée. Cette situation de classe moyenne implique une bonne intégration dans l'organisation du travail et une bonne connaissance des divers codes de la société dans laquelle on veut se promouvoir individuellement. Elle permet même d'opter dans certains cas pour une vie extraprofessionnelle en sacrifiant, d'une certaine manière, une carrière et en valorisant ce choix comme une option pour la « meilleure part ». On peut trouver ailleurs une valorisation du privé, comme lieu de l'interpersonnel sans que cela n'aboutisse à cette volonté d'accroître l'autonomie individuelle. L'interpersonnel peut s'entremêler à une recherche de solidarités collectives étroites. C'était le cas dans les cultures populaires traditionnelles dont on retrouve le reflet à l'état fort et exacerbé dans des milieux de sous-prolétaires. Dans ce contexte, l'univers privé est un espace social concret à l'intérieur duquel vit un groupe solidaire et cet espace est le seul univers familier, c'est-à-dire le seul dont on maîtrise les codes culturels. Comme le dit Jean Labbens : «A l'intérieur du bidonville, le sous-prolétaire se sent assuré, mais dès qu'il doit sortir du camp, il s'affole et prend un taxi pour faire 500 mètres» (Labbens, 1965 : 59). Le non-contrôle interactionnel s'accompagne dans cet autre espace d'une non maîtrise culturelle; on passe de l'univers familier à un univers étranger. P. Vercauteren (1970: 73-107) insiste lui aussi sur le repli du sous-prolétaire sur la dimension privée de l'existence sans que cela n'implique un retranchement individuel dans une maison dont les clefs seraient le symbole. A la limite, le privé est constitué par tous ceux qui partagent la même condition économique, à savoir le refoulement hors du monde où se matérialise l'organisation du travail et de la société. Tout ceci représente l'univers privé qui s'oppose à l'univers public, lieu du superficiel, de l'anonyme ... c. Effets dissymétriques et effets de la structure sociale L'usage, dans la vie sociale, de concepts aussi courants et évidents n'exclut pas une pluralité de significations vécues. En outre, il peut avoir des conséquences différentes sur les possibilités d'interventions sociales, d'après les groupes d'appartenance. Ces effets différents, sinon opposés, nous les appelons effets de structure sociale. Ceci nous est apparu dans l'analyse de deux critères: stratégie collective, stratégie interpersonnelle, qui devraient être entrecroisés pour permettre une présentation systématique de diverses possibilités d'appropriation. Ces dernières devraient encore être spécifiées d'après les modalités de liaison entre maîtrise d'un réseau 23 interactionnel et espace, ce qui nous permettrait de présenter sous forme de systèmes organisés des contenus appropriés qu'il faudrait mettre en relation avec des groupes sociaux structurellement identifiés. Une teIIe systématisation pennettrait de montrer que les effets différents, sinon opposés, de l'usage d'un même concept ne se distribuent pas au hasard. Ils peuvent au contraire être appelés «effets de la structure sociale », car c'est à travers eux que s'expriment et se constituent un rapport de pouvoir et des possibilités inégales d'intervention dans l'imposition de priorités sociales. Notre analyse n'est, de ce fait, qu'une introduction à la vérification de l'hypothèse suivante: la valorisation du privé se généralise non à cause de la cohérence interne du concept, mais en liaison avec des stratégies de groupe. Celles-ci produisent une logique sociale cohérente qui s'exprime à travers des perceptions contradictoires pour les différentes positions sociales. Le privé est un concept bien stabilisé qui remplit de telles fonctions à cause de son ambiguïté même. La répartition sociale des perceptions différentes du privé nous fournit donc un indicateur culturel pour déterminer les points de rupture constitutifs d'une structure sociale. Une fois bien élaboré, cet exemple illustrerait cette hypothèse plus générale selon laquelle un discours à prétention universelle ne peut se comprendre indépendamment du rapport social dans lequel il est produit et du rapport social dans lequel il est approprié. C. Maîtrise culturelle et types d'innovation La capacité d'un groupe d'organiser un réseau interactionnel selon des critères qui lui sont propres n'exclut pas qu'un tel groupe se comporte selon des modèles imposés du dehors. L'autonomie interactionnelle ne recouvre donc pas toujours l'autonomie culturelle, ainsi que l'induit assez facilement le concept de «privé» entremêlant différents axes de vie sociale. C'est pourquoi, dans notre analyse, nous nous sommes efforcés de dissocier la maîtrise interactionnelle de la maîtrise culturelle, en faisant même l'hypothèse que, dans certains cas, un accroissement de la maîtrise interactionnelle peut aller de pair avec une réduction de la maîtrise culturelle. Nous voudrions caractériser cette maîtrise culturelle d'après les types d'innovations que la pratique des acteurs sociaux est capable de produire, depuis l'improvisation individuelle à partir des modèles dominants jusqu'à divers types de rupture par rapport à ces modèles, en passant par l'illusion du changement dans une conformité à la mode. Si, dans une telle analyse, nous partons de l'autonomie culturelle, nous la mettrons en rapport avec la maîtrise interactionnelle. La compréhension de la modalité de liaison entre ces deux aspects est importante, notamment si l'on veut poursuivre l'analyse des effets de structure sociale. Les conclusions devraient être combinées avec ceIIes des analyses précéden24 tes, si l'on voulait systématiser les possibilités différentielles des diverses positions sociales, constitutives d'une structure sociale donnée. 1. Conformité culturelle et modalités concrètes d'expression L'intériorisation de la grammaire et de la syntaxe de la langue maternelle permet une maîtrise individuelle, source d'improvisation, qui est néanmoins conforme et orientée par l'esprit de la langue. Cette créativité suppose simplement que le langage correct ne se réduise pas à l'usage de phrases concrètes stéréotypées comme c'est le cas dans certains échanges juridiques ou rituels. Dans cette perspective, la famille peut être perçue comme un lieu d'appropriation culturelle et de créativité dans la mesure où les modalités concrètes de comportement qui la concernent sont moins socialement régulées. Mais cette possibilité de créativité n'exclut nullement une orientation selon un certain nombre de modèles dominants. Néanmoins, il importe de considérer qu'il n'y a pas correspondance nécessaire entre autonomie d'un réseau interactionnel et absence de régulation culturelle des modalités concrètes de comportement. Ainsi, dans un monde protestant a-t-on pu valoriser la «privacy» (notamment, de la vie familiale) tout en développant une moralisation de celle-ci portant sur une multiplication de prescriptions concrêtes, relatives entre autres à la vie sexuelle, ce qui a pu être un des éléments du puritanisme. L'autonomie relative aux formes concrètes a pu être beaucoup plus grande dans les pays latins et catholiques alors que le droit au privé n'y était pas aussi affirmé au plan interactionnel. Par ailleurs, dans un contexte où les modalités concrètes ne sont pas imposées par une autorité morale, elles peuvent être suggérées sur le mode du choix, par exemple à travers la publicité. Ceci est d'autant plus nécessaire que, relativement à divers comportements et à divers achats, la population est en marché non informé, c'està-dire qu'elle n'est pas apte à juger le comportement ou le produit sur sa valeur, par exemple parce qu'elle n'a pas une connaissance technique adéquate, situation de plus en plus fréquente au plan du marché des produits. Mais le problème peut être situé au plan des modèles culturels explicites eux-mêmes. Une population peut vouloir s'approprier des modèles culturels concrets qu'elle est incapable de produire par elle-même et dont elle attend qu'on authentifie la qualité et le bon goût. C'est le problème culturel spécifique de toute famille qui a un projet classe moyenne et qui vit dans une perspective d'ascension et d'appropriation des modèles culturels d'un groupe socialement valorisé. Cette classe moyenne est donc «other directed» selon l'expression de Riesmann (1964). Dans cet exemple, on saisit toute l'ambivalence d'une analyse de type culturel du point de vue maîtrise/non maîtrise. On peut ainsi se trouver 25 face à une culture mobile, c'est-à-dire face à une culture changeant constamment dans ses expressions concrètes et n'étant donc pas soumise aux impératifs de stabilité, sans être pour cela un lieu où s'exprime de façon privilégiée une créativité individuelle et surtout un lieu de transformation culturelle. Cette culture mobile peut être, au contraire, contrôlée par des phénomènes de mode, impliquant une conformité relativement stricte à ce qui se fait ou se porte au moment présent. 2. Rupture culturelle et légitimité sociale Les modalités de liaison entre l'autonomie interactionnelle et l'autonomie culturelle apparaissent sous un autre jour en cas de rupture culturelle. Dans bien des cas, l'autonomie interactionnelle peut être acceptée socialement dans la mesure où une conformité culturelle est assurée. En cas contraire, il y a toutes chances de voir se multiplier des contrôles sur le réseau interactionnel autonome. A l'opposé, les groupes producteurs de modèles culturels nouveaux, même s'ils ont débuté sous la protection d'espaces privés, vont vouloir sortir de la clandestinité dans la mesure où ils prétendent à la légitimité. Cette revendication à la légitimité implique donc un droit à la visibilité sociale. N'est-ce pas en ces termes que s'est posé, ces derniers temps, le problème des homosexuels dans certains pays angle-saxons ? Ainsi, dès qu'il y a prétention à la légitimité, les groupes porteurs des modèles culturels nouveaux affirment leur droit à la publicité. L'intensité des réactions réciproques va dépendre du risque que représentent les innovations de rupture pour les objectifs considérés comme essentiels. Ainsi, à certains moments de danger, une solidarité beaucoup plus grande est exigée. En temps de guerre, par exemple, les affaires privées deviennent rapidement des intérêts égoïstes qui doivent céder les pas aux intérêts publics. La marge de tolérance est donc liée à une solidarité nécessaire entre les individus et la société ou leur groupe, en vue de réaliser les objectifs considérés comme prioritaires. C'est ici qu'intervient la position dans la structure sociale. La portée instituante d'une innovation n'a pas le même poids d'après le contenu ou l'endroit de naissance dans la vie sociale. A cet égard, par exemple, le poids culturel associé aux divers rôles sociaux n'est pas similaire. Ainsi, lorsque le poids culturel d'un rôle grandit, et donc sa capacité d'induction de ruptures culturelles, la tolérance sociale à son égard diminue. Il s'agit là d'un effet permettant d'assurer la stabilité du système. Plus un rôle social est lié à une symbolique de l'ordre, plus il y a non acceptation sociale d'une vie privée dont les normes s'écarteraient des modèles admis. Ainsi, dans la mesure où ils sont connus, les écarts dans les modalités de vie familiale et sexuelle sont-ils différemment tolérés selon qu'ils affectent un ingénieur, un médecin, un professeur ou un juge ... 26 A l'inverse, une population peut souhaiter s'approprier la vie privée de certains milieux du cinéma et de la chanson, même si celle-ci est scandaleuse. Une telle exigence peut provoquer chez ces personnalités une volonté de revendiquer un droit au privé sous forme de non-visibilité et non-observabilité sociale. Si la tolérance est différente dans l'un et l'autre cas, les écarts culturels ont des conséquences sociales également différentes. Par ailleurs, si les rôles sociaux associés à une symbolique de l'ordre sont très contrôlés au plan des innovations de rupture ou de mutation, pour reprendre l'expression de H. Becker (1950 : 248-260) ; il n'en va pas de même pour les innovations de croissance, c'est-à-dire celles qui s'intègrent dans la logique sociale dominante et permettent d'en accroître l'efficacité. 3. Ambiguïté de certaines situations Dans certains cas, un accroissement de la maîtrise interactionnelle, s'accompagnant d'une capacité élargie de créativité relative aux formes concrètes, peut aller de pair avec une réduction de la maîtrise culturelle. D'où l'ambiguïté de certaines situations, bien illustrée par l'exemple des transformations de perspectives qui s'imposent fréquemment aux conjoints après le mariage. Cet exemple est d'autant plus significatif qu'à bien des égards, spécialement dans une perspective de classe moyenne, la famille peut être perçue comme un lieu privilégié d'insertion du privé. La famille est alors vue comme un lieu autour duquel s'organise une capacité d'activités créatives et expressives. Cette perception n'exclut nullement que la famille soit un lieu privilégié d'intériorisation des valeurs culturelles dominant la vie sociale et cela non seulement pour les enfants, mais aussi pour le couple. En fondant ce foyer, les conjoints entrent dans un réseau d'obligations qui les contraint à des immobilisations et à des investissements à long terme ayant des incidences budgétaires d'autant plus nettes que naissent les enfants. Pour faire face à ces obligations impliquant un caractère économique, les conjoints doivent s'insérer dans un système de prévisions et entrer davantage dans le contrôle rémunératif de la société globale. Ainsi, peut-on, en fondant un foyer, voir son autonomie interactionnelle grandir tout en perdant une capacité de mise à distance culturelle. De ce fait, le mariage a un effet structurel, c'est-à-dire qui existe même s'il n'est pas conscient; il provoque un enracinement plus radical dans la structure dominante. Ainsi, à condition sociale similaire, des célibataires, au moins jusqu'à un certain âge, peuvent-ils garder une autonomie de critique sociale plus grande dans la mesure où leur avenir implique une moindre dépendance par rapport aux rémunérations attribuées par la société. Dans cette situation, ils peuvent prendre certains risques, notamment ceux liés à une imprévisibilité de l'avenir que ne peuvent prendre des gens mariés. Ceci fait ressortir l'ambiguïté du mariage par rapport à l'autonomie ou à la rupture culturelle. 27 On pourrait montrer, d'une autre manière, que la famille perçue comme lieu privilégié pour déployer la vie privée, ne peut réaliser cette potentialité que dans la mesure où elle se conforme aux modèles dominants. Le père de famille, par exemple, doit envoyer ses enfants à l'école ... Ces dernières années se développe d'ailleurs un droit de l'enfant, c'est-à-dire une protection de la société contre les parents dans la mesure où ceux-ci n'assurent pas une socialisation correcte de l'enfant, c'est-à-dire une socialisation selon certains modèles dominants. On se trouve à nouveau devant divers types d'effets objectifs, c'est-à-dire existant indépendamment de l'intention des acteurs - qui contribuent à la reproduction du système. 4. Valorisation du privé et neutralisation de l'impact collectif de certaines innovations La valorisation du privé permet, d'une part, à certains groupes d'accroître leur impact collectif au plan interactionnel; d'autre part, au plan culturel, elle peut neutraliser l'impact de certaines innovations qui pourraient handicaper la reproduction du rapport social dominant. Le fait que, dans notre société, les individus sont dotés de codes pour lire de façon dichotomique la vie quotidienne peut, par exemple, limiter la portée des innovations artistiques. En effet, la création artistique se fait dans des espaces et des temporalités qui lui sont réservés et qui, pour l'ensemble de la population, sont institutionnellement sans liaison avec l'univers de la vie quotidienne, considéré par celle-ci comme la réalité par excellence, se distinguant des autres univers et, notamment, de l'univers artistique... De ce fait, pour cette population, les activités artistiques sont un temps neutre par rapport à leur vie réelle, c'est-à-dire que le code avec lequel la plupart des gens déchiffrent la création artistique est sans lien avec leur vie quotidienne et sa transformation. Ce code établit entre le passé, le futur ou le domaine du rêve une liaison qui empêche le déchiffrement de l'art à partir de la vie quotidienne et de sa transformation. Une neutralisation des activités artistiques se produit, notamment au niveau de la production d'un nouveau mode de vie sociale. Il s'agit d'activités qui relèvent du temps de loisir dans le cadre de la vie privée. Ainsi, la nouvelle « culture> que veulent promouvoir certains milieux entretient-elle des rapports cachés avec la culture légitime dans la mesure où celle-ci détermine le code permettant généralement de déchiffrer l'innovation artistique. De plus les expressions artistiques en rupture ont toutes chances de trouver un public dans les groupes sociaux qui, en raison de leur familiarité avec l'art, sont capables de prendre distance par rapport au jugement artistique consacré. On a là un nouvel effet de structure sociale qui ne peut se comprendre à partir de la logique intentionnelle des acteurs. 28 5. Autonomie culturelle et plumlité idéologique La valorisation d'une pluralité au plan des «idéologies» explicites implique que les contenus de celles-ci ne soient plus une condition de base pour la reproduction du système et de ses rapports sociaux. Une telle valorisation a une incidence sur les activités qui sont lues comme relevant du domaine privé. L'adhésion à un parti politique ou à une Eglise est dite affaire privée. Par ailleurs, il y a une pluralité d'options possibles autant sur le plan politique que sur le plan religieux. Ces domaines pourraient donc apparaître, à première vue, comme des lieux privilégiés de choix personnel. Pourtant, lorsqu'on se livre à des analyses approfondies relatives à la distribution sociale de la pratique religieuse, comme d'ailleurs à l'allégeance à certains partis, l'un et l'autre phénomène apparaissent, pour une bonne part, comme héréditaires (Boulard et Remy, 1969 ; Voyé, 1973). Néanmoins, ici apparaît à nouveau l'ambiguïté du concept mobilisateur et la non-correspondance entre la perception et le fait social. Dans le domaine religieux ou politique, la coexistence d'une pluralité d'options, relevant du domaine privé, fait percevoir ceux-ci comme le lieu privilégié de la diversité idéologique. Dans cette sphère privée peut se déployer une multiplicité d'activités qui peuvent être idéologiquement marquées alors que la sphère publique peut être perçue comme idéologiquement neutre dans la mesure où elle est affirmée comme un lieu où chacun doit pouvoir être à l'aise et où elle implique des activités tellement contraintes qu'elles apparaissent comme évidentes. Tout au contraire, les domaines dans lesquels une pluralité est acceptée impliquent que les contenus sont perçus comme non évidents pour tous, comme ne s'imposant pas à la manière d'une réalité objective. Ces contenus peuvent donc être explicitement reconnus comme idéologiques, c'est-à-dire comme «arbitraires », comme une possibilité parmi d'autres. Une analyse systématique des perceptions collectives dans leur genèse autant que dans leur impact social impliquerait que l'on situe d'abord la valorisation du privé par rapport à la publicité de l'information et au recours à l'opinion publique, revendications formulées par toute innovation impliquant le droit à la légitimité ; il faudrait ensuite confronter cette dichotomie à la perception de l'idéologiquement neutre et de l'idéologiquement marqué. L'analyse de la maîtrise culturelle se pose donc en des termes relativement différents de la maîtrise interactionnelle. C'est peutêtre une ambiguïté fondamentale du concept de privé que de tendre à confondre les deux domaines. 29 III. Stabilisation de l'usage social à travers un sentiment de bon sens Malgré la non concordance entre les mécanismes sociaux et l'usage social des concepts privé/public, ces derniers s'imposent par leur maniabilité pour l'organisation des activités pratiques de la vie quotidienne : leur usage semble relever du bon sens. C'est en nous centrant sur les modalités de production de cet effet de conscience qui contribue à stabiliser l'usage social des concepts analysés que nous voudrions achever cette analyse. A. Détermination et autonomie du système culturel Les combinatoires culturelles telle l'opposition privé/public doivent être des concepts stabilisés pour que les groupes puissent élaborer leur stratégie en s'y référant. Comme tels, ils nous sont apparus comme produits par la structure sociale. Malgré cette détermination, leur contenu culturel ne peut se comprendre uniquement par les fonctions sociales qu'il remplit. Son opérance s'explique à partir des règles propres, non déductibles du système social luimême. Détermination et autonomie du système culturel sont donc complémentaires. Ces rêgles relèvent des dimensions symboliques du système culturel et expliquent son efficacité, autant du point de vue du système social que du système de la personnalité. L'autonomie et la puissance du système culturel découlent de sa capacité à articuler ces deux systèmes l'un à l'autre de celui à travers un effet de légitimité stabilisant certaines formes sociales et un effet mobilisateur structurant les énergies psychiques. Parmi ces règles spécifiques, se trouve la nécessité de proposer, parallèlement au comportement obligé, des moyens concrets de le satisfaire. Il en résulte une concordance entre le projet subjectif des individus et une capacité objective de réalisation, ce que Bourdieu appelle aussi correspondance entre l'espérance subjective et l'avenir objectif (Bourdieu, 1964: 45). De ces correspondances naît un effet de bon sens. Cette capacité de réalisation permet une vérification constante de la «vérité» des pratiques sociales qui s'organisent dans cette orientation. La conviction qui en résulte ne découle ni de raisonnements, ni de répressions, ni d'une inculcation à partir de rapports à une autorité morale (dans l'école, la famille, l'Eglise ...). On perçoit par là toute l'importance des codes qui permettent d'intérioriser le système culturel au plan de la vie quotidienne. Sans cela, une institution n'existe pas socialement, les contenus proposés ont toutes chances de se cantonner au plan d'un e idêal » abstrait. Nous reviendrions à ce problème qui est central pour la compréhension du changement culturel. Par ailleurs, un code culturel doit s'enraciner dans un imaginaire social d'où il tire son caractère exaltant (Ansart, 1968 : 110, Cardan, 1972). Ceci demanderait diverses explications nécessitant que 30 l'on dégage la dimension symbolique inhérente au culturel. Nous ne pouvons le faire dans ce texte. Contentons-nous d'affirmer que cet imaginaire est un implicite culturel, c'est-à-dire qu'il n'existe pas comme tel, mais qu'on le repère indirectement à travers les formes concrètes qu'il est capable de promouvoir comme exaltantes. Ainsi, faisons-nous l'hypothèse que, dans notre société occidentale, cet imaginaire suscite une recherche d'autodétermination, se combinant avec une quête pour l'égalité. Cette double orientation est susceptible de s'exprimer selon des modalités concrètes diverses et variables. Ce peut être, selon les sociétés, l'autodétermination de l'individu sous forme de créativité individuelle et de libre expression ou l'autodétermination exaltée sous forme de maîtrise et de contrôle collectif. La construction d'un effet de «bon sens» contribue à favoriser une orientation plutôt que l'autre. L'effet de « bon sens» existe, en effet, dans la mesure où les acteurs peuvent vérifier, dans la pratique, une capacité objective de réalisation des «contenus» de l'orientation. L'analyse suivante essayera de montrer comment l'imaginaire de l'autodétermination et de l'égalité s'impose pour valoriser la créativité individuelle et la libre expression. Dans cette dynamique, des concepts comme privé/public sont des concepts médiateurs entre un imaginaire qui est un implicite culturel et son expression contrainte dans les modalités de la vie quotidienne à travers lesquelles se produit un effet de bon sens. D'autre part, en engendrant des effets de bon sens, c'est-à-dire en étant capable de fournir des moyens adéquats de réalisation, la structure sociale s'approprie cet imaginaire qui n'est pas produit par elle, car il est un legs du passé, ne se modifiant que lentement et sur de très longues périodes. Par ailleurs, la structure sociale contribue à le reproduire en le concrétisant dans des espaces/temps quotidiens. B. Valorisation du privé comme lieu d'autodétermination Nous allons dégager quelques indicateurs socialement crédibles, donnant le sentiment d'une autonomie et d'une créativité individuelle et légitimés à travers la valorisation du privé. Il ne faut pas confondre cette crédibilité avec une créativité effective. L'analyse qui va suivre ne contredit nullement les constatations antérieures relatives à la maîtrise culturelle. 1. Logement et famille - base de la vie privée a. Logement et construction structurale de l'espace Dans une société comme la nôtre, le logement, avec l'appropriation familiale qu'il permet, est perçu comme le lieu de déploiement de la vie privée. Ainsi, par exemple, Nicole Haumont (1968) souligne-telle l'importance de l'univers pavillonnaire pour symboliser l'appro- 31 priation privée et exclusive d'un espace par une famille. Ceci permet de comprendre l'importance que, dans la perception collective de l'espace, revêt actuellement la périphérie résidentielle, même pour ceux qui n'y habitent pas. Le développement suburbain actuel organise une opposition des espaces résidentiels par rapport à d'autres types d'espaces. Tout ce qui contribue à développer des activités de loisirs dans ces espaces péri urbains ne fait que renforcer cette opposition où le privé/public se conjuge avec loisir/travail, avec espace péri urbain/autres types d'espaces. Le même phénomène se trouve accentué à travers la valorisation de la seconde résidence, même si l'accession effective à celle-ci est réservée à un nombre limité de personnes (Hiernaux, 1972). Une telle appropriation de l'espace social permet de matérialiser le schème culturel et de lui donner un contenu concret à partir duquel la vie quotidienne peut se concevoir et s'organiser. Ainsi, aujourd'hui, le logement dans lequel réside la famille est-il, pour beaucoup, le centre à partir duquel s'organise la perception de l'espace (Nguyen, 1970). Cette valorisation du privé à partir du logement ne se trouve cependant pas partout; la cité grecque, à ses origines, fournit un contre-exemple, si l'on en croit les analyses de J. P. Vernant (1971, Vol. 2 : 177-184). Selon cet auteur, en effet, c'est le pôle public qui est valorisé dans le cadre du début de la cité grecque. Les affaires publiques sont ce qui est commun à tous, ce qui fait l'objet d'un débat public, ce qui ne peut être réglé par un seul. Cette conception, nouvelle pour l'époque, implique une rationalisation de la vie politique entraînant par ailleurs une désacralisation de celle-ci. Dans cette situation, l'espace public, l'agora située au centre de la ville, où chacun est chez soi et à partir d'où chaque foyer se définit par symétrie de relation, prend une importance particulière. Cette valorisation de l'espace public est liée à l'état général du système social faisant ressortir la maîtrise collective de la fonction publique dans une perspective égalitaire. On le voit : les perceptions collectives de notre société sont presque inversées par rapport à celles-ci. b. Possibilités d'appropriation individuelle et conditions structurelles Nous appelons dimension structurale les diverses oppositions à travers lesquelles se construit la signification perçue de l'espace tandis que la dimension structurelle est associée à l'influence de l'organisation de l'espace sur la construction de réseaux interactionnels. La dimension structurelle est importante, car c'est à travers elle qu'une institution permet de proposer des moyens, en conformité avec les projets valorisés. Cet investissement affectif autour du logement et de la vie extra-professionnelle est rendu possible par une multiplication des capacités d'appropriation individuelle. Les conditions d'appropriation individuelle deviennent, en effet, différentes, sinon opposées, dans la sphère de la production et dans la sphère de la consommation au 32 sens large du terme. Dans la sphère de la consommation, se multiplient les biens divisibles, individuellement appropr iables et qui, à leur tour, peuvent être des outils de «travail» permettant une créativité individuelle; que l'on songe à divers appareils, tels la caméra, l'enregistreur ... Leur utilisation n'exige nullement le développement d'organisations rationnelles dans des groupes de grande dimension. Toutes les activités qui naissent dans ce monde-là peuvent trouver une base adéquate dans des groupes de petite dimension dont le réseau interactionnel est relativement maîtrisé par les individus. La socialisation des moyens de production se pose en des termes tout autres. L'indivisibilité des outils implique des appropriations collectives, des décisions concentrées à impact global ,quelle que soit par ailleurs la manière et l'objectif en vue duquel ces décisions sont prises. On se trouve devant un domaine impliquant des réseaux interactionnels explicitement organisés et souvent combinés avec des groupes de grande dimension. Ils ne peuvent donc fonctionner à partir de la spontanéité faisant appel à la bonne volonté de chacun. Du point de vue de la créativité individuelle, les possibilités de l'un et l'autre domaine risquent d'évoluer en sens inverse. L'affirmation de la créativité individuelle est donc vérifiée comme possible au plan de la vie sociale à partir du logement dans des activités de loisirs où l'on peut utiliser ces revenus monétaires. A l'opposé, l'autre univers à toute chance d'être perçu comme un univers anonyme et dépersonnalisé. Le développement de l'automobile ne peut se comprendre que comme une des modalités à travers laquelle se créent des espaces individualisés. Elle s'appuie sur cette opposition privé/public dont à son tour elle permet la projection. La volonté de disposer de ces espaces individualisés peut être à ce point virulante qu'elle a priorité sur d'autres objectifs: esthétique, ambiance ... , dont néanmoins on regrette la détérioration. Ainsi se crée et se promeut une panoplie d'objets entre lesquels se tissent de multiples rapports de correspondance qui tous réaffirment, dans la vie quotidienne, le caractère possible de cette appropriation individuelle. c. Famille et mobilisation affective sur un univers restreint Ces espaces privés ont un effet mobilisateur d'autant plus fort qu'ils sont associés à la famille, groupe de confiance réciproque inconditionnelle. A cet égard, il convient de distinguer la famille du point de vue du couple qui la fonde et la famille du point de vue des enfants. Nous nous placerons ici surtout du point de vue du couple, reprenant la problématique de P. Berger et H. Kellner (1970). Pour ceux-ci, fonder un foyer n'équivaut pas d'abord à se mettre dans le prolongement de la communauté mais signifie davantage la possibilité de créer une cloison derrière laquelle une cellule 3 33 autonome va pouvoir s'épanouir. D'une certain manière, le mariage, comme rite social, célèbre ce droit au privé. Dans un tel contexte, le conjoint va devenir e l'autre s par excellence et le couple va devoir se construire progressivement son univers et sa manière de voir les choses à travers une appropriation originale. Ainsi, progressivement après le mariage, les relations de chacun risquent d'être remises en cause et l'image que l'on s'en fait à beaucoup de chance d'évoluer. Le couple se construit un projet d'avenir qui, à certains égards, reconstruit sa vision du passé. Cette construction se fait de façon imperceptible à travers les gestes de la vie quotidienne, sans qu'elle ne soit le résultat d'une décision consciente. Le fait que le mariage est devenu par excellence une légitimation du droit au privé, explique le besoin de se marier de plus en plus jeune. Le couple est en effet une modalité privilégiée de se constituer un univers clos personnel et original. Ainsi, l'adolescent éprouve-t-il rapidement le besoin de se créer ce petit monde à lui dans lequel il peut se retrancher pour affronter avec succès l'anonymat de la société. Selon ces auteurs, cela explique également la stabilité plus grande des gens mariés par rapport aux célibataires des deux sexes. Ce sentiment d'autonomie est d'autant plus vérifié que les espaces où se déploie la vie familiale sont affirmés comme le lieu où se déploient une pluralité d'options idéologiques, artistiques ... Ces divers éléments créent un sentiment de maîtrise au plan psychosociologique. On découvre une correspondance entre certains types de projets et les possibilités objectives. Et les inventions diverses de la vie quotidienne ne font que vérifier constamment le bien fondé d'une telle orientation, ce qui explique l'effet de bon sens engendré. A travers une telle pratique s'élabore une vision légitime de la société où l'individu se sent maître de son devenir en créant lui-même ses conditions d'épanouissement. Mais le développement d'attentes subjectives autour de la maîtrise individuelle ne développe pas nécessairement une volonté ni une capacité de maîtriser les conditions objectives. Les besoins individuels construits socialement peuvent être lus en termes d'expression créatrice de la spontanéité de l'individu. Ce projet de comportement est, en milieu urbain, fortement associé à un projet de classe moyenne, c'est-à-dire d'un groupe, qui sans avoir une volonté de stratégie collective, veut maximiser des possibilités de choix individuels, tout en se référant souvent à des modèles de comportement proposés du dehors. Ainsi, l'effet de bon sens induit-il une manière de comprendre la réussite sociale qui est typique de ce groupe. Cette manière de voir peut affecter la grande majorité de la population qui s'y accroche comme à un idéal ; il exerce notamment une quasi fascination sur les groupes inférieurs, en espérance de mobilité sociale. On voit comment, à partir de là, s'opère un voilement des usages différents, et notamment de ceux à partir desquels s'organisent des stratégies collectives. La fréquence d'une réaction n'est pas indicative de ce qui assure le contrôle dans la structure soeale. 34 2. Les contre-discours: contrôle collectif et participation sociale Par rapport à ce discours dominant, un ensemble de discours et de tentatives sociales peuvent s'efforcer de se démarquer à travers la promotion de leur participation sociale et d'une volonté d'un contrôle collectif. Avec ce concept de participation, on se trouverait à nouveau devant un autre concept de vie courante à fonction mobilisatrice et une analyse semblable à celle faite pour le privé pourrait être recommencée à partir de ce concept. Esquissons simplement quelques éléments pour situer, du point de vue des effets de bon sens, ces deux orientations: la valorisation du privé que nous venons d'analyser et la valorisation de la participation sociale. Comme c'était le cas pour le concept de privé, la participation, comme concept de perception sociale, combine une pluralité de critères (par exemple, influence sur la prise de décision, dans le sens de l'intérêt «objectif» du groupe de base - en y impliquant un maximum de personnes). A partir de cette pluralité de critères, ce concept est aussi soumis à divers glissements de sens. Ainsi, par exemple, pourrait-on rencontrer des groupes insistant sur l'expression des intérêts «objectifs» de la base, même si cela se fait à partir d'une minorité qui doit s'efforcer d'avoir une influence plus que proportionnelle à son nombre. D'autres, au contraire, pourraient accentuer la mobilisation d'un maximum de personnes. Bref, on peut retrouver toutes les ambiguïtés que nous avons signalées à propos du concept de privé et il conviendrait d'en analyser les correspondances et les liaisons avec les mécanismes sociaux et les stratégies de groupes. Ainsi pourrait-on se demander dans quel groupe social ce type de discours est produit et dans quel groupe il obtient une suffisante crédibilité. Cette question serait, par exemple, très pertinente en urbanisme à propos de la volonté exprimée par certains de réagir contre l'isolement et de développer une vie sociale sur la place publique. Pour analyser la portée de ce contre-discours, il conviendrait d'examiner chez qui l'opposition privé/public fait problème et qui recherche un nouvel équilibre entre vie privée et vie publique. Une telle analyse pourrait partir de l'hypothèse que les groupes sociaux de statut inférieur, mais en espérance de mobilité sont hyperidentifiés aux valeurs explicites de notre société. On devrait alors se demander dans quel groupe on a des chances de trouver une réaction différente. A cet égard, il serait intéressant d'analyser comment une réalisation comme Parly II aux environs de Paris permet peut-être à des groupes de cadres, à l'intérieur d'une grande homogénéité, de combiner l'isolement du logement à une multiplication des rencontres dans les espaces publics. Nous voudrions surtout faire remarquer ici les possibilités différentes de ces contre-discours du point de vue de l'effet de bon sens. Ils ne sont pas capables de proposer et de promouvoir des modèles concrets de vie quotidienne. Ceci ne signifie nullement qu'ils 35 sont moins «bons en soi », mais peut signifier simplement une rupture par rapport à l'institution dominante. Ainsi, l'ouvrier peut-il essayer de penser la médecine à la manière du bourgeois : il a un modèle de référence. Il n'a pas de contre modèle concret lui permettant de penser ce que peut être une usine autogérée. L'absence de modèle concret pour appuyer un univers culturel est un élément qui en diminue beaucoup la prégnance et qui contribue à déforcer les concepts médiateurs au plan de l'effet de conviction à travers un effet de bon sens. Tout au contraire, elle risque de conduire à une transposition dans l'autre perspective, des modèles concrets imaginés pour promouvoir la créativité individuelle. Il y a ainsi contamination d'un univers à l'autre, par exemple, à travers une association du contrôle collectif à la démocratie directe à un moment peut-être où elle est moins que jamais un instrument efficace de décision, car le contrôle collectif doit affronter, par exemple, le problème de la grande dimension des décisions concentrées à l'impact collectif... Outre la difficulté de rencontrer ces exigences structurelles, ces modèles de démocratie directe multiplient les expressions de conflit d'intérêt entre chacun des groupes «spontanés », ce qui contribue encore à multiplier les difficultés. Vus selon ces modalités, les essais de participation aboutissent souvent à des échecs qui sont lus socialement comme un signe de manque de bon sens d'un tel objectif. Dans ce cas, les potentialités de contre-dicours et de contre-réalisation sont encore une vérification a contrario du «bien fondé» des institutions dominantes. Tant que ces contre-discours n'ont pas un minimum d'autonomie, on peut se demander s'ils sont vraiment un contre-modèle et s'ils s'inscrivent dans des innovations de mutation ou de croissance. Ainsi, dans certains domaines (par exemple, comité des parents dans les écoles, association de consommateurs) n'est-ce pas la classe moyenne qui intervient plus directement en faveur de l'adoption de nouvelles formes de contrôle collectif, notamment de tous ceux qui lui permettent de valoriser sa capacité de promotion individuelle? IV. Conclusion Même si la population n'est pas capable de s'expliciter les critères du privé, il s'agit là d'un concept stabilisé, d'un discours acceptable pour les divers groupes sociaux. Néanmoins, ce discours commun a des effets dissymétriques qui constituent, pour leur part, la structure sociale, tout en contribuant à voiler, en les masquant, les différences et les lieux d'opposition importants pour la compréhension de la dynamique sociale. Néanmoins, malgré la non-correspondance entre les mécanismes sociaux et ces concepts, cette dichotomie s'impose au plan de la vie quotidienne comme inspirée par le «bon sens », parce que de nature 36 à engendrer des projets socialement possibles. A travers ce processus, le privé est exalté au plan de la légitimité sociale en tant qu'expression d'un imaginaire de l'autodétermination. Ceci est l'effet conjoint d'une articulation entre l'imaginaire et la structure sociale. Cette analyse, partant de l'usage social de concepts de vie quotidienne, a voulu faire rupture par rapport à une explication de type psycho-sociologique qui nous paraît se trouver dans la prolongation des évidences spontanées. Tout au contraire, nous avons été préoccupés de mettre en question ces évidences, d'une part, par une comparaison avec les mécanismes sociaux et, d'autre part, en tâchant de comprendre les mécanismes qui produisent l'évidence, comme un effet de conscience. Ce faisant, nous avons constamment opposé deux types de langage: un langage mobilisateur que certains diraient « idéologique ~ et un langage d'analyse que l'on pourrait appeler scientifique. Ces deux langages ne se recouvrent pas, mais ne sont pas néanmoins exclusifs à tous points de vue. Le langage scientifique ne pourrait remplacer le langage idéologique. Celui-ci est la parole au «sens fort» dans la mesure où il est seul capable d'une mobilisation affective. Néanmoins, du point de vue de la pratique sociale, on peut s'interroger sur les conséquences d'une analyse scientifique portant sur le langage mobilisateur. Il s'agit d'une question centrale, notamment pour les pédagogies institutionnelles. Références bibliographiques L., ALTHUSSER 1970 ANSART P., 1968 BECKER Lire le Capital. Maspero, Paris. H. P., 1950 Marx et la théorie de l'imaginaire social. Cahiers Inter99-116. nationaux de Sociologie, juillet-décembre: Saered and secular society. Buke University Press. ~c BERGÉR P. et 1970 KELLNER S., The marri age and the construction nO 46. of reality. Diogène, J., Pratique dominicale urbaine et régions culturelle8, Edi- BOULARD D. et REMY 1969 tions BOURDIEU 1964 CARDAN Ouvrières. P. et al., Les héritier», Ed. de Minuit, Paris. P., 1972 Marxisme et théorie barie, nO 40. révolutionnaire. Socialisme et Bar37 GODELIER M., 1971 Rationalité et irrationalité de l'économie. Maspéro, Paris. HAUMONT N., 1968 HIERNAUX de Socio- Symbolique juin. 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