Kant du schématisme, à ce que Bergson dit du cinéma. Le problème auquel le schématisme a pour
fonction d’apporter une solution dans l’épistémologie kantienne, c’est de savoir comment la
catégorie peut rejoindre l’ordre phénoménal. Un tel rapport n’est concevable que s’il y a une
homogénéité entre la catégorie et le phénomène, l’entendement et la sensibilité : comment les
catégories peuvent-elles avoir une valeur objective, rejoindre l’expérience ? Le schématisme est
donc une théorie de l’unité des opposés : intellectuel-sensible, un-multiple, forme-matière. C’est
une théorie de la médiation. Or, on retrouve bien chez Bergson ce problème d’une mise en
correspondance de termes extérieurs l’un à l’autre. Simplement le problème est déplacé : il ne se
joue plus sur un plan strictement théorique, mais sur un plan pratique. Il s’agit de concevoir
l’insertion de notre volonté dans la réalité. Pour que cette insertion soit possible, il faut que l’allure,
le rythme de notre perception ou de notre connaissance, se règle sur celui de notre action. Ce qu’il
s’agit d’obtenir, ce n’est pas tant une unité entre deux termes, que plutôt une synchronicité entre
deux allures ou deux rythmes différents. Bergson formule ce point à travers une démarche qui, dans
le style, dans le ton, est consonante avec celle de Kant. Il recourt à un procédé que Kant appelle
« apagogique » qui consiste à remonter des conséquences aux conditions qui ont rendu ces
conséquences possibles, et cette méthode s’applique en particulier quand les principes sont
justement trop cachés pour qu’on puisse en partir. Or tel est bien le cas dans le schématisme,
comme d’une certaine manière dans le cinéma, encore que d’une manière différente. Là où Kant
déclare qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène d’un côté à la catégorie de l’autre au
phénomène, sans quoi il n’y aurait pas de connaissance possible, Bergson déclare :
« Pour que l’action soit toujours éclairée, il faut que l’intelligence y soit toujours
présente ; mais l’intelligence, pour accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer
la direction, doit accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit
commencer par en adopter le rythme. Discontinue est l’action, comme toute pulsation de
vie ; discontinue sera donc la connaissance »
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.
Sans toutes ces conditions, il n’y aurait donc pas d’action efficace possible ! Or, comme chez Kant,
c’est bien le temps qui sert de médium à la schématisation. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, du temps
réel, c'est-à-dire de la durée. Il s’agit d’un temps ou d’un devenir construit, artificiel. C’est bien la
constitution de ce temps, que l’appareil cinématographique permet d’élucider. C’est la production
d’un devenir « en général ». C’est en ce sens que Bergson n’est pas un penseur du devenir en
général, mais de la singularité des devenirs, mais en même temps, c’est la critique du devenir en
général qui permet d’accéder aux devenirs singuliers. Donc, ce qu’il s’agit d’expliquer c’est la
question de savoir pourquoi nous voyons du mouvement autour de nous, et pourquoi, en même
temps, ce mouvement n’est pas du mouvement réel, mais du mouvement fabriqué. Pourquoi nous
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Ibid., p.306.