Le « mécanisme cinématographique » dans le quatrième chapitre de L’évolution créatrice de Bergson : un schématisme de l’intelligence ? Avant de commencer, je remercie infiniment Mauro Carbone pour son invitation à contribuer à cette réflexion sur les rapports entre cinéma et philosophie à travers un aspect central de mon travail de recherche, à savoir la pensée de Bergson. Dans un passage fameux de la Critique de la raison pure, plus précisément du premier chapitre de l’« Analytique des principes » consacré, comme on sait, au « schématisme des concepts purs de l’entendement », qui décrit l’opération fondamentale qui rend possible rien de moins que l’expérience, en dégageant les conditions générales de la réalisation des catégories, Kant déclare la chose suivante : « Ce schématisme de notre entendement relativement aux phénomènes et à leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, dont nous arracherons toujours difficilement les vrais mécanismes à la nature pour les mettre à découvert devant nos yeux »1. Voici alors l’hypothèse que je voudrais exposer devant vous : dans le quatrième chapitre de son troisième grand livre, L’évolution créatrice, qui paraît en 1907, tout se passe comme si Bergson rencontrait le cinéma comme l’invention capable d’exhiber précisément le schématisme de notre intelligence. Dans le deuxième chapitre de ce livre, Bergson définit l’intelligence dans sa démarche originelle comme une faculté technique, une faculté de fabrication. Or le cinéma, et plus particulièrement le « cinématographe », l’appareil cinématographique, serait cette invention technique en laquelle viendrait comme se refléter le fonctionnement de l’intelligence, celui-ci se révélant dans une sorte d’objectivation de lui-même dans l’appareil, et l’intelligence devenant capable, à travers lui, de voir à l’œuvre son propre mécanisme ― et à cet égard on remarquera, dès maintenant, que Bergson considère la connaissance, à la lettre, comme un appareil, puisqu’il parle bien, dans ce quatrième chapitre L’évolution créatrice, et à plusieurs reprises, de « l’appareil de la connaissance ». Ainsi, bien loin de se réduire simplement à la production d’une illusion, l’illusion d’un faux mouvement, comme nous y invite pourtant d’emblée le titre du chapitre 4 (« Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique »), le cinéma permettrait de mettre au jour, ou, pour reprendre la formule de Kant, d’exposer « à découvert devant nos yeux », le fonctionnement de l’intelligence. Ou encore, pour essayer de préciser les choses sur l’enjeu de cette 1 Kant, Critique de la raison pure, Paris, Garnier Flammarion, 2006, “Analytique des principes”, Ch.1, p.226, [B181] hypothèse, ce qu’il faudrait poser c’est qu’il n’est peut-être pas possible de comprendre comment le cinéma est producteur d’illusion, sans comprendre comment il est aussi et d’abord un certain mode de connaissance du réel. Le cinéma est très précisément le modèle technique qui, dans le quatrième chapitre de L’évolution créatrice permettrait d’articuler ce qui, dans la théorie critique kantienne est disjoint, à savoir une logique de la connaissance et une logique de l’apparence, ou de l’illusion. Telle est donc l’hypothèse que je voudrais à présent tenter d’approfondir. Pour cela, il faut peut-être commencer par préciser le rôle du modèle cinématographique dans le livre de Bergson. Ce modèle semble s’insérer dans l’élucidation d’un certain régime de vision, celui de l’intelligence. Dans tout le livre, en effet, comme tout lecteur s’en souviendra sans peine, l’intelligence et l’intuition sont présentées par Bergson comme deux modes de connaissance ; mais Bergson en parle moins comme de deux « facultés », que comme deux manières de voir la réalité. L’intelligence voit pour agir, son domaine c’est l’action, et l’intuition voit pour voir, son domaine est celui de la « spéculation ». Or, dans le quatrième chapitre de L’évolution créatrice, le moment semble venu pour Bergson d’approfondir pour elle-même la vision intellectuelle, en l’éclairant d’une manière nouvelle par le biais de l’appareil cinématographique. Ce chapitre viendrait donc compléter l’analyse de la vision intellectuelle telle qu’elle a été conduite par Bergson dans les trois premiers chapitres, et cela, sur un point très précis : Bergson n’a cessé d’insister sur le fait que le regard de l’intelligence n’aperçoit dans le réel que des parties, des translations de parties. L’intelligence est avant tout une puissance de décomposition et de recomposition du réel, et cela à l’infini. Elle perçoit le réel comme une juxtaposition de parties. En passant, on peut remarquer que Bergson substitue constamment dans son œuvre à la perspective épistémologique et transcendantale de la constitution de l’objet la perspective pragmatique et critique d’une reconstitution du réel en vue de l’action. Donc la réalité est décomposée et recomposée par le regard de l’intelligence. Et Bergson explique ce point en recourant à une image, celle de la mosaïque : « C’est le tableau, je veux dire l’acte simple projeté sur la toile, qui, par le seul fait d’entrer dans notre perception s’est décomposé lui-même à nos yeux en mille et mille petits carreaux qui présentent, en tant que recomposés, un admirable arrangement »2. Seulement, voilà, à s’en tenir à ce schème méréologique (d’une juxtaposition des « parties »), la vision intellectuelle du réel devrait se présenter comme une vision statique, une vision figée. Tel n’est pourtant pas le cas puisque, de fait, nous apercevons autour de nous du mouvement, un réel successif. Or la fonction de l’analyse de l’intelligence en termes de mécanisme cinématographique est de montrer qu’il y a loin de ce réel successif à une succession réelle, que le mouvement que 2 Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. A. François, Paris, P.U.F., 2007, p.91. nous apercevons n’est pas du mouvement réel, mais une imitation du mouvement, la production d’un faux mouvement, d’un mouvement reconstitué à partir d’immobilités. À tous les sens du terme, on pourrait dire ici que l’intelligence fait du cinéma, à la fois au sens où elle engendre un mouvement à travers une succession d’images fixes, et où, ce faisant, elle propose quelque chose de faux : elle « joue » le mouvement. Si l’on prend en compte l’enjeu général du quatrième chapitre de L’évolution créatrice, on comprend mieux le rôle de cette critique du faux mouvement de l’intelligence. Il s’agit pour Bergson de montrer que l’ensemble des systèmes philosophiques se caractérisent par une méconnaissance fondamentale de ce qu’est une succession réelle, c’est-à-dire une évolution. Le moment est venu pour Bergson d’élargir une perspective critique qui concernait avant tout une épistémologie de la biologie et du vivant, révélant une méconnaissance de la vie dans ce qu’elle a de proprement évolutif, à l’ensemble des systèmes philosophiques qui sont, selon lui, tous incapables de ressaisir cette évolution comprise sur le mode temporel, le mode de la durée pure, comme une synthèse immanente et temporelle constitutive du réel. Non pas une succession constituée, fabriquée, sur un mode cinématographique, mais une succession auto-constituante, le propre du temps étant d’être auto-constitué. L’ensemble des philosophies partent d’un réel « tout fait » ou qui n’est que le produit d’une reconstitution, y compris, pour Bergson, les philosophies en apparence génétiques, et en premier lieu la philosophie de Spencer contre qui L’évolution créatrice est entièrement dirigée. Il s’agit en effet pour Bergson d’opposer au faux évolutionnisme de Spencer un « évolutionnisme vrai » : la philosophie doit être un évolutionnisme vrai. Or, si l’on comprend, d’une part, que L’évolution créatrice est entièrement dirigée contre Spencer, d’autre part qu’à travers l’exigence d’un « évolutionnisme vrai » il y va d’une définition de la philosophie ellemême, alors on comprendra que les analyses consacrées au mécanisme cinématographique occupent une place centrale, non seulement dans le quatrième chapitre de L’évolution créatrice, où elles sont la plupart du temps occultées par la fameuse critique du néant qui les précède, mais également dans l’ouvrage de 1907, et peut-être dans l’ensemble de la philosophie de Bergson. De quoi s’agit-il plus précisément avec ce « mécanisme cinématographique » de la pensée ? Il est à la racine d’une des deux grandes illusions que Bergson se propose d’élucider dans le quatrième chapitre : celle qui consiste à « croire qu’on pourra penser l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile »3. L’autre illusion est celle qui consiste à passer par le néant pour penser l’être, à croire que la position de l’être est une conquête sur le néant. La première illusion est, dit Bergson, « la plus frappante » des deux illusions. Pourtant, il choisit d’aborder cette illusion en second, dans les pages 303-307, dans une section plus générale, plus vaste, intitulée « Le 3 Ibid., p.273. devenir et la forme », et consacrée à la critique de la philosophie grecque. Si bien d’ailleurs que par un jeu d’écho remarquable dans le livre, il apparaît que de même que d’après Bergson nous naissons tous géomètres, nous pensons d’abord dans l’espace – nous sommes tous des platoniciens innés –, de la même manière nous faisons tous du cinéma sans le savoir, et l’humanité entière et de tout temps en a toujours fait, avant même l’invention du cinéma ! Mais, pour comprendre l’ordre de succession de ces deux critiques, si la critique de l’illusion la moins apparente, celle du néant, qui est « l’invisible moteur de la pensée philosophique », toujours admise inconsciemment quand la pensée philosophique se met en œuvre, est pourtant abordée en premier lieu, c’est parce que la critique du néant est celle-là même qui rend possible la seconde : c’est la critique du néant qui permet de penser l’être comme devenir. Mais voilà, et c’est là le sens de la section qui nous intéresse maintenant, il y a « devenir » et « devenir ». Le problème n’est pas tant que nous ne voyons pas le devenir, mais que nous substituons au devenir réel un faux devenir, un fantôme de devenir, et c’est ici qu’intervient le cinéma dans toute sa nécessité, dans toute sa portée critique : dans l’analyse du processus par lequel un « devenir en général » vient recouvrir la multiplicité des devenirs concrets. Ce que le mécanisme cinématographique permet d’élucider, c’est cette substitution d’un mouvement abstrait impersonnel et simple aux mouvements multiples, concrets, singuliers qui traversent l’expérience réelle. Or, c’est en ce point que se joue peut-être quelque chose que je propose de concevoir comme un « schématisme » de l’intelligence. L’hypothèse d’une confrontation de la théorie bergsonienne du mécanisme cinématographique avec la doctrine kantienne du schématisme trouverait, selon moi, un double point d’accroche dans les analyses de Bergson lui-même. On relève tout d’abord que Bergson parle explicitement, à propos de ce mécanisme cinématographique, d’un mouvement « caché » dans l’appareil de notre connaissance, ce qui renverrait à cet « art caché » dont nous parle Kant dans le passage fameux que j’ai lu en commençant. Avec cette différence cependant que chez Bergson la constitution de ce mouvement ne reste pas cachée, enfouie, mais qu’elle est révélée par le dispositif technique du cinématographe. D’autre part, comme le schème kantien, le cinéma bergsonien est avant tout une « opération » ou une « méthode ». Bergson parle presque systématiquement de la « méthode » cinématographique appliquée par l’intelligence à la réalité. Il dit aussi « opération » ou « procédé » ; on retrouverait donc chez Bergson l’usage de termes extrêmement proches de ceux qui apparaissent dans la doctrine kantienne du schématisme. Mais peut-on aller plus loin dans cette comparaison ? Pour cela il faut commencer par faire quelques rappels de la doctrine kantienne du schématisme, afin de voir si on peut transposer, fut-ce au prix de quelques déplacements, ce que dit Kant du schématisme, à ce que Bergson dit du cinéma. Le problème auquel le schématisme a pour fonction d’apporter une solution dans l’épistémologie kantienne, c’est de savoir comment la catégorie peut rejoindre l’ordre phénoménal. Un tel rapport n’est concevable que s’il y a une homogénéité entre la catégorie et le phénomène, l’entendement et la sensibilité : comment les catégories peuvent-elles avoir une valeur objective, rejoindre l’expérience ? Le schématisme est donc une théorie de l’unité des opposés : intellectuel-sensible, un-multiple, forme-matière. C’est une théorie de la médiation. Or, on retrouve bien chez Bergson ce problème d’une mise en correspondance de termes extérieurs l’un à l’autre. Simplement le problème est déplacé : il ne se joue plus sur un plan strictement théorique, mais sur un plan pratique. Il s’agit de concevoir l’insertion de notre volonté dans la réalité. Pour que cette insertion soit possible, il faut que l’allure, le rythme de notre perception ou de notre connaissance, se règle sur celui de notre action. Ce qu’il s’agit d’obtenir, ce n’est pas tant une unité entre deux termes, que plutôt une synchronicité entre deux allures ou deux rythmes différents. Bergson formule ce point à travers une démarche qui, dans le style, dans le ton, est consonante avec celle de Kant. Il recourt à un procédé que Kant appelle « apagogique » qui consiste à remonter des conséquences aux conditions qui ont rendu ces conséquences possibles, et cette méthode s’applique en particulier quand les principes sont justement trop cachés pour qu’on puisse en partir. Or tel est bien le cas dans le schématisme, comme d’une certaine manière dans le cinéma, encore que d’une manière différente. Là où Kant déclare qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène d’un côté à la catégorie de l’autre au phénomène, sans quoi il n’y aurait pas de connaissance possible, Bergson déclare : « Pour que l’action soit toujours éclairée, il faut que l’intelligence y soit toujours présente ; mais l’intelligence, pour accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit commencer par en adopter le rythme. Discontinue est l’action, comme toute pulsation de vie ; discontinue sera donc la connaissance »4. Sans toutes ces conditions, il n’y aurait donc pas d’action efficace possible ! Or, comme chez Kant, c’est bien le temps qui sert de médium à la schématisation. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, du temps réel, c'est-à-dire de la durée. Il s’agit d’un temps ou d’un devenir construit, artificiel. C’est bien la constitution de ce temps, que l’appareil cinématographique permet d’élucider. C’est la production d’un devenir « en général ». C’est en ce sens que Bergson n’est pas un penseur du devenir en général, mais de la singularité des devenirs, mais en même temps, c’est la critique du devenir en général qui permet d’accéder aux devenirs singuliers. Donc, ce qu’il s’agit d’expliquer c’est la question de savoir pourquoi nous voyons du mouvement autour de nous, et pourquoi, en même temps, ce mouvement n’est pas du mouvement réel, mais du mouvement fabriqué. Pourquoi nous 4 Ibid., p.306. nous faisons spontanément du cinéma quand nous percevons la réalité autour de nous, si bien que nous n’apercevons pas immédiatement le mouvement réel, mais seulement son imitation. Bergson s’appuie explicitement, directement, sur l’analyse du mouvement de l’appareil cinématographique, p.304-305. Il prend l’exemple d’un défilé militaire, et pose une question simple : comment reproduire le mouvement du défilé qui passe sous nos yeux sur un écran ? L’appareil cinématographique propose une solution qui consiste à reconstituer la mobilité du régiment à partir d’une multiplicité de photographies qui représentent, chacune, le défilé, les soldats qui passent dans une attitude immobile. Seulement, comment obtenir du mouvement à partir de clichés immobiles ? En juxtaposant simplement ces clichés les uns à côté des autres, on n’obtiendra jamais du mouvement. Si on juxtapose de l’immobile à de l’immobile on obtiendra seulement, dit Bergson, de l’immobile. Il faut donc qu’il y ait du mouvement. Ce mouvement existe, doit exister quelque part ; dans le cas du cinéma, il est dans l’appareil. Ce mouvement invisible et caché est dans l’appareil. Mais ce mouvement est lui-même le résultat d’une abstraction. Il est un mouvement en général : « Le devenir est infiniment varié. Celui qui va du jaune au vert ne ressemble pas à celui qui va du vert au bleu : ce sont des mouvements qualitatifs différents. Celui qui va de la fleur au fruit ne ressemble pas à celui qui va de la larve à la nymphe et de la nymphe à l’insecte parfait : ce sont des mouvements évolutifs différents. L’action de manger ou de boire ne ressemble pas à l’action de se battre : ce sont des mouvements extensifs différents. Et ces trois genres de mouvements eux-mêmes, qualitatif, évolutif, extensif, diffèrent profondément. L’artifice de notre perception, comme celui de notre intelligence, comme celui de notre langage, consiste à extraire de ces devenirs très variés la représentation unique du devenir en général, devenir indéterminé, simple abstraction qui par elle-même ne dit rien et à laquelle il est même rare que nous pensions »5. Autrement dit, le mouvement qui est dans l’appareil est un mouvement en général, les images ont beau changer, c’est toujours le même mouvement qui les projettent. Eh bien il en est, dans l’appareil de la connaissance, exactement de la même manière que dans l’appareil cinématographique : c’est un devenir en général qui nous permet de synchroniser l’ensemble des vues que notre perception prend sur le réel avec notre action. Si bien que le cinéma est en quelque sorte deux fois schématisant, il schématise deux fois, ou plutôt il schématise aux deux sens de ce terme : au sens technique, il permet de régler l’intelligence sur l’action, mais au sens courant, il simplifie ou généralise le mouvement. 5 Ibid., p.303-304 « Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance »6. Le mérite de ce rapprochement entre la doctrine kantienne du schématisme et la théorie bergsonienne du mouvement cinématographique serait, selon moi, d’éviter de rabattre un peu trop vite le mécanisme cinématographique de la pensée sur une logique de l’illusion. Il faudrait plutôt comprendre que ce mécanisme, premièrement repose sur le plan pratique sur un schématisme, et, deuxièmement, qu’il engendre sur le plan théorique une dialectique au sens de Kant. C’est en refluant vers le théorique, que des habitudes pratiques posent des problèmes à la philosophie, dès lors qu’il s’agit de comprendre le mouvement réel qui, pour Bergson, n’est rien d’autre que le réel lui-même. Si l’on applique ce schématisme pratique à un enjeu théorique qui serait celui de rendre compte des choses elles-mêmes, c’est là alors que l’illusion se produit. Le mérite de ce rapprochement serait donc de comprendre que le mécanisme cinématographique de la pensée ne peut pas être uniquement compris comme producteur d’illusions. Il a aussi sa légitimité, sa fonction propre, dans l’ordre pratique. Ce qui nous conduit dans le dernier temps de cet exposé à une double conclusion : d’abord concernant la pensée de Bergson elle-même, et puis une conclusion qui concernera le rapport de Bergson à Kant (il ne s’agit pas de « kantianiser » Bergson, mais de comprendre comment Kant a une importance dans la manière dont Bergson comprend les problèmes, une importance qui n’est pas seulement critique). 1/ La nouveauté de cette analyse dans la philosophie de Bergson est réelle : tout se passe comme si le cinéma permettait à Bergson de donner à la critique de la spatialisation de la durée ou de la perception du mouvement, qui court, comme on sait, dans toute son œuvre, une portée plus générale que jamais, au titre d’une critique générale de l’être comme essence, puisque l’illustration la plus immédiate de ce mécanisme cinématographique se trouve dans la philosophie grecque, qui marque ce moment de l’occultation du devenir réel, et par conséquent de l’être. De sorte que, pour Bergson, il ne s’agit pas de revenir aux Grecs, mais de s’en départir au contraire. Parce que pour Bergson « nous sommes toujours trop grecs » (pour reprendre une formule d’Arnaud François pour marquer la distance de Bergson à Heidegger), c'est-à-dire toujours trop marqués par l’instinct cinématographique de la pensée : l’eidos serait précisément cette vue immobile prise sur le devenir 6 Ibid. p.305. par la pensée, et projetée dans l’éternité. Or une telle philosophie ne pourra dès lors que manquer le mouvement ou seulement le reconstruire, ce qui revient au même. Mais du coup elle se condamne à ne jamais l’atteindre : « C’est dire qu’on aboutit à la philosophie des Idées quand on applique le mécanisme cinématographique de l’intelligence à l’analyse du réel. […] Les grandes lignes de la doctrine qui s’est développée de Platon à Plotin, en passant par Aristote (et même dans une certaine mesure, par les stoïciens), n’ont rien d’accidentel, rien de contingent, rien qu’il faille tenir pour une fantaisie de philosophe. Elles dessinent la vision qu’une intelligence systématique se donnera de l’universel devenir quand elle le regardera à travers des vues prises de loin en loin sur son écoulement. De sorte qu’aujourd’hui encore nous philosopherons à la manière des Grecs, nous retrouverons, sans avoir besoin de les connaître, telles et telles de leurs conclusions générales, dans l’exacte mesure où nous nous fierons à l’instinct cinématographique de notre pensée » (314-315)7. 2/ L’hypothèse que nous avançons n’a pas pour rôle de ramener Bergson à Kant. Celui-ci est bien l’adversaire de Bergson par excellence, depuis le début et jusqu’à ces derniers livres. Il reste que Kant est peut-être celui qui permet de mieux comprendre le statut un peu étrange de ce quatrième chapitre de L’évolution créatrice qui est consacré à une sorte d’histoire de la philosophie en accéléré, qui n’a pas manqué de susciter de nombreuses critiques, Bergson étant accusé de caricaturer l’histoire de la philosophie pour arriver rapidement jusqu’à lui. La fin de l’avant-propos de L’évolution créatrice permet une autre lecture qui ferait de ce chapitre autre chose qu’un simple résumé de l’histoire de la philosophie à travers deux illusions fondamentales qui la marquerait d’un bout à l’autre. Bergson y évoque une certaine discipline : « Une quatrième et dernière partie est destinée à montrer comment notre entendement luimême, en se soumettant à une certaine discipline, pourrait préparer une philosophie qui le dépasse »8. Or il est possible de rapprocher cette « discipline », ici encore, de Kant, et de ce qu’il appelle lui aussi « discipline » dans la Critique de la raison pure, plus précisément dans le chapitre qui ouvre la « Théorie transcendantale de la méthode ». La « discipline » y est définie comme « contrainte qui réprime et finit par détruire la tendance constante qui nous pousse à nous écarter de certaines règles ». Sur ce point précis, et en sens inverse de ce qui se passe chez Kant pour qui il faut rappeler sans cesse l’entendement à la médiation, au schématisme, pour conjurer cette passion de l’immédiat qui nous jette dans les illusions, c’est, pour Bergson, le schématisme lui-même qu’il s’agit de 7 8 . Ibid., p.314-315. . Ibid., p.XI. dépasser par cette discipline, en le ramenant à la seule fonction légitime qui est la sienne, sa fonction pratique, à laquelle Bergson donne donc le nom d’« instinct cinématographique ». Je vous remercie. Arnaud BOUANICHE http://suel.univ-lyon3.fr/eltv/viewvideo/422/philosophie/le-philosophe-et-le-cineastearnaud-bouaniche