HEC MONTRÉAL Des compétences du dirigeant aux compétences organisationnelles distinctives : une approche stratégique par Sophie Choquet-Girard Sciences de la gestion (Management) Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de maîtrise ès science (M. Sc.) Mai 2009 © Sophie Choquet-Girard, 2009 À Marc, mon dernier des Mohicans… “I know they’re talking nonsense”, Alice thought to herself, “and it’s foolish to cry about it”. So she brushed away her tears and went on, as cheerfully as she could. - Lewis Carroll (Alice’s Adventures in Wonderland) Le paradoxe de la condition humaine, c' est qu' on ne peut devenir soi-même que sous l' influence des autres. - Boris Cyrulnik (Les Nourritures Affectives) Sommaire Cette recherche a pour point de départ la question suivante : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale (du dirigeant) génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Elle a nécessité une revue de littérature (chapitre 1) sur les notions de compétence (c’est quoi au juste ?), compétences de la direction générale / du dirigeant et compétences organisationnelles distinctives. Elle a fait surgir, une démarche de recherche particulière (chapitre 2) et une méthodologie qualitative, soit l’étude de deux cas, dont les données ont été collectées par entrevues semi-dirigées (chapitre 3). Les cas présentés (chapitre 4), après un bref survol historique du Mouvement Desjardins, sont ceux de M. Claude Béland, qui a été à la tête du Mouvement en tant que président, et de M. Pierre Marin, qui a été directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins. L’analyse des cas a été réalisée avec une grille de comparaison dont les variables se sont dégagées de l’analyse préliminaire des verbatim, démarche que nous avons systématisée le plus possible en reprenant chaque question pour chacun des dirigeants rencontrés. La difficulté est venue du fait que le chemin parcouru par chaque participant ne concordait que très peu entre eux, mais l’intérêt principal demeure que ces chemins se recoupent en un point central, lesdits processus informels (chapitre 5). Notre interprétation des résultats de cette analyse nous amène à dire que le processus informel générant des compétences organisationnelles distinctives serait en fait cette identité organisationnelle par laquelle un dirigeant (le « leader institutionnel » au sens où l’entend Selznick) transforme une organisation en institution. Mots-clés : Desjardins, travail de direction, dirigeant, processus informels, génération de compétences organisationnelles, étude de cas, Claude Béland, Pierre Marin. v Table des matières Sommaire Table des matières Remerciements iv v viii Introduction 1 1. La revue de littérature 9 1.1 Une compétence, c’est quoi au juste? 1.1.1 Le choix d’une définition : un « savoir-agir » 1.1.2 Competence, competences, competency, competencies… 11 11 14 1.2 Les compétences de la direction générale / du dirigeant 1.2.1 Les typologies 1.2.2 Le métier de dirigeant vs l’art de diriger 19 19 24 1.3 Les compétences organisationnelles distinctives 1.3.1 Les typologies 1.3.2 La « resource-based view theory »: un point d’ancrage 1.3.3 L’évolution du concept de « core competence » 33 33 34 37 2. La démarche de recherche 47 2.1 Cadre conceptuel et postulat de base 2.1.1 Question de recherche de départ et formulation du postulat de base 2.1.2 Justification du choix du postulat en début de recherche 2.1.3 S’abstraire du cadre théorique… in situ! 48 48 49 55 2.2 La question de recherche revisitée 2.2.1 Le choix des thèmes à aborder dans le mémoire 2.2.2 L’atelier de recherche : un point tournant 57 57 58 3. La méthodologie 3.1 La stratégie de recherche 3.1.1 La méthode d’étude de cas 3.1.2 Échantillonnage et devis de recherche 61 61 61 65 vi 3.2 Cueillette des données et méthode d’analyse 3.2.1 Les entrevues semi-dirigées 3.2.2 L’analyse des données 69 69 72 3.3 Validité de la méthode choisie et considérations éthiques 3.3.1 Qualités et limites de la méthode choisie 3.3.2 Certification éthique du projet de recherche 72 72 73 4. La présentation des données 75 4.1 Avant-propos : survol historique de Desjardins 75 4.2 Monsieur Claude Béland – Mouvement Desjardins 80 4.3 Monsieur Pierre Marin – Caisse de la Culture Desjardins 97 5. L’analyse des données et l’interprétation des résultats 108 5.1 L’analyse des données 5.1.1 La comparaison des données 5.1.2 La nature des données : les réponses à trois questions-clés 108 108 114 5.2 L’interprétation des résultats tirés des cas : une amorce vers la généralisation 128 Conclusion 139 Annexe 1 Cadre de référence de Jay Galbraith : Star Model 145 Annexe 2 Définitions étymologiques de « compétence » et de quelques synonymes courants 146 Annexe 3 Tableau illustrant la définition d’une compétence (Hoffmann) 148 Annexe 4 Trois niveaux de définition d’une compétence (Stuart et Lindsay) 149 Annexe 5 Huit rôles du dirigeant et les compétences associées (Quinn et al.) 150 Annexe 6a L’évolution des différentes fonctions des managers (Bartlett et Ghoshal) 151 vii Annexe 6b De nouvelles compétences pour de nouveaux types de managers 152 (Bartlett et Ghoshal) Annexe 7a Le triangle du style managérial (Mintzberg) 153 Annexe 7b Les caractéristiques de chacun des trois pôles du management (Mintzberg) 154 Annexe 8a Guide d’entrevue initial 155 Annexe 8b Guide d’entrevue revu et approuvé par le CER 160 Bibliographie 162 Remerciements There were doors all round the hall, but they were all locked; and when Alice had been all the way down one side and up the other, trying every door, she walked sadly down the middle, wondering how she was ever to get out again. − Alice’s Adventures in Wonderland (Lewis Carroll) Parce que j’ai entrepris mes études de maîtrise en même temps qu’un long voyage au bout de moi-même, en équilibriste épuisée d’avancer sur la ligne de faille abyssale qui se déchirait en moi, brutale et assourdissante… Parce que ce document symbolise la fin d’une étape importante de ma vie, bien sûr professionnelle, mais surtout personnelle… Parce que la vie, c’est aussi et surtout les autres… Je tiens à remercier les personnes qui ont pris le temps de m’accompagner, qui m’ont encouragée et écoutée, qui ont cru en moi quand je n’en étais plus capable moi-même, qui m’ont tendu la main, par amour, amitié ou respect… À vous, je veux dire un chaleureux merci, et vous offrir ces quelques pensées. Merci à tous les professeurs de management de HEC Montréal qui m’ont enseigné au cours de la M. Sc., et grâce auxquels j’ai tant appris pendant mes études de maîtrise. Merci à Marie-Claire Malo, ma directrice de mémoire, d’abord pour sa patience, son écoute, sa compréhension à mon égard… et ses judicieux conseils. Ensuite pour son ouverture d’esprit; pour sa curiosité et cet enthousiasme qui fait briller ses yeux, nous apporte tant d’espoir et nous donne le goût d’accomplir ce qui nous tient à cœur; pour son intérêt humain et profond porté à chacun de ses étudiants; pour son humilité et son désir de respecter les ambitions, les forces et les faiblesses de chacun; pour l’importance qu’elle accorde aux partage et transfert des connaissances. Merci pour tout Marie-Claire! ix Un merci tout spécial à Marc, pour le chemin parcouru ensemble. Je ne crois pas t’avoir déjà dit qu’à l’instant où je t’ai rencontré, j’ai senti un ange passer… Merci d’être resté auprès de moi tout au long de cette traversée d’une période à la fois douloureuse et exaltante de ma vie; de m’avoir fait rire après avoir essuyé mes larmes; de croire et d’avoir toujours cru en moi; de savoir me rendre si heureuse et de cultiver ce bonheur tous les jours. Merci d’être toi, tout simplement, et d’être toi avec moi. Merci à ma belle Micheline, ma tante adorée, depuis toujours mon rempart d’amour dans l’œil du cyclone. Merci à mon papa, pour ce regard infaillible qui me couve, ému de fierté et de tendresse. À tous les deux, merci pour la vie, merci pour ce que vous voyez et avez toujours vu en moi. Mais vous savez, y’a des amours comme ça, insaisissables, qui ne trouvent pas de mots à la mesure de leur portée… Alors, merci pour tout. Merci à Suzanne, pour sa détermination et son courage dans l’adversité. Merci à Chandi, Isabelle et Florence, mes meilleurs amis et confidents. Merci pour l’authenticité de votre amitié à mon égard, pour votre confiance en moi et pour vos paroles rassurantes. Merci pour votre présence dans ma vie qui me comble tant. Merci aussi à Danielle Beaudoin, du Service de gestion de carrière de HEC Montréal, pour son amitié, pour la confiance qu’elle a placée en moi et pour tout le support qu’elle m’a offert depuis notre heureuse rencontre lors de mes études au baccalauréat. Merci à Dr Jean-Pierre Roman et à Dr Andréanne Élie, deux médecins en or qui, en plus de m’avoir fait bénéficier de leur savoir, se sont toujours préoccupés de moi. Merci de savoir faire preuve de tant d’humanité devant la douleur souvent déconcertante. Merci pour cette sensibilité et cette bienveillance qui aident à guérir, de celles qui attisent la volonté de se battre pour vivre. Merci du fond du cœur pour votre patience, pour l’ardeur et la rigueur investies à m’aider depuis plusieurs années, et pour ce profond respect que vous m’avez toujours manifesté. x Un chaleureux merci à Monique et Jean-Marie, pour leur présence réconfortante dans ma vie et pour leur support indéfectible au cours de mes études. La recherche qui a alimenté ce mémoire repose essentiellement sur les entretiens que m’ont accordés des dirigeants chevronnés qui ont en commun de partager des valeurs de justice sociale et qui croient en l’importance d’un mouvement coopératif québécois fort. Il me fait donc très plaisir d’avoir l’opportunité ici de remercier honorablement MM. Claude Béland et Pierre Marin pour leur confiance en mon jugement et pour le temps qu’ils ont généreusement accepté de consacrer à ma recherche en me livrant leurs précieux témoignages. De même, je ne saurais passer outre la très enrichissante contribution de M. Louis L. Roquet à ma démarche et je tiens à le remercier pour ses judicieux commentaires qui ont suscité beaucoup de réflexions en cours de rédaction. Je termine en remerciant sincèrement tout le personnel de soutien de HEC Montréal, attentif, indulgent et dévoué à la réussite des étudiants. Merci à l’organisme subventionnaire et aux généreux donateurs suivants pour leur appui financier dans la poursuite de mes études de maîtrise : Bourse du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (2007-2008) Bourse de la Fondation Benoit-Duchesne (2007) Bourse Raymond Chabot Grant Thornton (2007) Bourse Les Amies d’Affaires (2008) Introduction So much of what we call management consists in making it difficult for people to work. - Peter Drucker La citation choisie pour accueillir le lecteur dans l’univers de ce mémoire n’appelle pas le cynisme, mais juste une prise de conscience quant à la pertinence du thème des compétences lorsqu’il est question du lien unissant le dirigeant à son organisation. Quoique certains aient pu contester les idées de Drucker, les écrits souvent percutants de cet « empêcheur de tourner en rond » continuent d’alimenter les réflexions ou les débats. Ces quelques mots reflètent d’ailleurs une de mes motivations à revenir aux études, autre que celle de goûter aux plaisirs – qui ne sauraient exister sans souffrances – de la recherche. En effet, j’ai entrepris d’obtenir un diplôme de maîtrise ès sciences de la gestion (M.Sc.) car, après quelque dix ans passés sur le marché du travail, j’ai senti le besoin de faire le point sur mon vécu de gestionnaire et de réfléchir sur mon rôle dans l’organisation, et ce, en confrontant mon expérience pratique à la théorie. De plus, désirant accéder à des postes plus stimulants en termes de défis de gestion, j’ai réalisé que je devais d’abord acquérir plus de connaissances, développer d’autres habiletés et m’ouvrir à de nouvelles perspectives. Mais ce qui me titillait le plus en entrant à la M. Sc., ce que je voulais comprendre, c’est comment une entreprise peut retenir et mobiliser ses employés à haut potentiel de rendement, souvent appelés les « high achievers » ; comment leur faciliter la vie au travail pour qu’ils s’engagent à fond dans l’atteinte de leurs objectifs et dans la réalisation de la mission de « leur » organisation, voire qu’ils se l’approprient; comment les stimuler et les encourager à performer de manière à en faire profiter toute l’organisation alors qu’ils se retrouvent si souvent bloqués par des politiques internes intransigeantes ou pris dans les filets des procédures administratives. J’ai fréquemment constaté cette problématique, surtout dans les grandes organisations, i.e. cette difficulté, voire incapacité, d’offrir aux employés qui possèdent pourtant les clés de la valeur ajoutée la possibilité d’exploiter tout leur talent, de s’approprier une part de responsabilité dans l’atteinte des résultats, de s’impliquer à fond parce qu’on croit en eux et qu’on leur fait de la place pour exprimer leur potentiel; et tout ça tombe trop souvent à plat à cause d’un cadre de gestion contraignant qui fragilise le sentiment 2 d’appartenance. Plutôt que de canaliser la volonté des employés à participer aux succès de « leur » entreprise, certaines structures organisationnelles, entre autres facteurs, transforment cette énergie en frustrations, lesquelles sont engendrées par un système qui s’obstine à mettre en échec les nouvelles idées, la créativité, voire même l’innovation qu’elle soit technologique, structurelle, processuelle, organisationnelle, etc. Comme quoi la résistance au changement n’est pas exclusive aux employés et affecte aussi le management, et ce, même quand il s’ingénie à tout chambouler en fermant les yeux et croisant les doigts, entraînant du coup plus de problèmes que de solutions. Conséquemment, c’est le développement des compétences qui en souffre, tant individuelles qu’organisationnelles, et on parle ici de compétences distinctives, c’est-àdire de celles qui créent un avantage concurrentiel. Bref, j’en étais là dans mes réflexions, à me demander quels mécanismes utilisent les cadres intermédiaires pour contourner le système, puis éviter des taux de roulement de personnel faramineux en plus de convaincre leurs piliers de ne pas déserter l’équipe… j’en étais aussi à éprouver un inconfort avec cette approche très élitiste, moi qui suis persuadée que la réussite d’une entreprise dépend d’un tout solidaire et non pas de quelques ‘As’ évoluant en solo… quand j’ai rencontré la professeure qui allait devenir ma directrice de mémoire, Mme Marie-Claire Malo. Il est clairement apparu, au cours des conversations que nous avons eues pour définir le sujet de ce mémoire, que je ne voulais pas aborder mon thème de prédilection sous l’angle plus compartimenté de la gestion des ressources humaines (par exemple rémunération et incitatifs financiers, gestion des compétences / définition de tâches ou de postes, etc.), mais plutôt sous l’angle du management stratégique de l’entreprise (développement, par et pour l’organisation, d’un avantage compétitif). Nous avons donc décidé d’envisager la problématique du point de vue du sommet stratégique, i.e. la direction générale ou toute personne / entité devant se rapporter au Conseil d’administration. Ainsi, au lieu d’adopter une approche sélective, centrée sur quelques individus ou certaines catégories d’employés, j’ai choisi de considérer l’organisation 3 dans sa globalité « dynamique », et vivant1 au gré de l’apport2 de chacun au rendement collectif de l’organisation. Il convient ici de préciser que le choix du terrain de recherche s’est défini en parallèle de la formulation de la question de recherche. Compte tenu de l’expertise de Mme Marie-Claire Malo sur les enjeux liés à la gouvernance, à la gestion et aux stratégies des entreprises collectives, et de mon intérêt pour le mouvement coopératif au Québec, la première idée fut de s’intéresser aux organisations atypiques telles que les coopératives de divers secteurs d’activités de l’économie sociale ou les sociétés de capital de risque du mouvement syndical. Mon mémoire aborderait donc le point de vue des compétences stratégiques de la direction générale qui favorisent l’émergence et le développement de compétences détenues par des organisations atypiques relevant du tiers secteur3. Ces organisations, qui oeuvrent par ailleurs dans des secteurs de l’économie de marché, doivent miser sur une forte différenciation, laquelle exige d’autant plus de la direction de faire montre de compétences particulières pour amener l’organisation à se distinguer de la concurrence traditionnelle4. Comme expliqué dans un chapitre à venir, pour des raisons méthodologiques et temporelles, nous avons choisi de circonscrire le terrain de recherche au Mouvement Desjardins. Dans mon cheminement vers la clarification de ma question de recherche, j’ai grandement profité des cours et séminaires au programme du parcours académique de la M. Sc. qui m’ont amenée à pousser mes réflexions et à raffiner mes intérêts de recherche. Plusieurs questionnements (et sources d’inspiration) se sont succédés dont voici un aperçu : - Quelles politiques et pratiques organisationnelles influencent les interactions sociales et le développement des compétences stratégiques dans et de l’organisation? - Quelles compétences stratégiques développées par la direction générale peuvent influencer la performance organisationnelle et créer de la valeur? Quelles 1 Compte tenu qu’une organisation peut autant progresser que régresser, le verbe « vivre » a été préféré ici, plutôt que « évoluer » dont la connotation favorable suppose que le sujet avance. 2 Précisons encore que l’apport d’un employé ou du management peut être positif et constructif, mais tout aussi négatif et destructif. 3 Le « tiers secteur » se rapporte ici aux activités de l’économie sociale. 4 L’utilisation du terme « traditionnel », ici et dans le reste du document, désigne tout ce qui se rapport à l’économie de marché et au système capitaliste. 4 structures et configurations mises en place par la direction générale génèrent le plus d’adhésion et de mobilisation dans l’organisation? Quelles innovations « managériales »5, relatives à la gouvernance et à la gestion au sein de l’organisation, sont les plus propices à créer un avantage concurrentiel stratégique? [Source : lectures du séminaire Économie et organisations, notamment Malo et Vézina (2003 : 19) qui identifient « Cinq stratégies de création de valeur » pour l’entreprise collective où intervient « une combinaison spécifique de configurations » propre à chaque stratégie.] - Quelles compétences stratégiques détenues par la direction générale génèrent des compétences collectives, puis comment ces compétences stratégiques sont-elles transférées et influencent-elles la performance de l’organisation (par exemple, l’adoption d’une configuration [ou structure6] particulière crée-t-elle un contexte de travail ou une culture particulière qui favorise l’adhésion à la stratégie7)? [Source : dans le cadre du cours Design des organisations, introduction à l’auteur Jay Galbraith] - Quelles compétences de la direction (dites managériales) permettraient de fortifier le sentiment d’appartenance ou amèneraient l’organisation à se développer une identité propre (dans son fonctionnement interne, ses activités avec les fournisseurs et clients, etc.) qui deviendrait en soi un avantage inimitable par la concurrence? [Source : pour les fins du cours Théories des organisations, lecture de l’essai de Philip Selznick, Leadership in Administration, aussi pertinent aujourd’hui qu’à sa publication en 1957.] 5 Etc. Cette expression fait référence au concept d’innovation sociale. Le CRISES (Centre de recherche sur les innovations sociales – organisation interuniversitaire) les définit comme suit : « Une innovation sociale est une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. En se combinant, les innovations peuvent avoir à long terme une efficacité sociale qui dépasse le cadre du projet initial (entreprises, associations, etc.) et représenter un enjeu qui questionne les grands équilibres sociétaux. Elles deviennent alors une source de transformations sociales et contribuent à l’émergence de nouveaux modèles de développement. » (Source : www.crises.uqam.ca) 6 Le terme « structure » réfère ici à la définition qu’en fait Jay Galbraith (1995) dans le Star model représentant un design organisationnel qui peut être optimal (selon la congruence des 5 éléments, et la culture en filigrane). Voir Annexe 1. 7 Ibidem pour le terme « stratégie ». 5 De ces cogitations ont émergé quelques filons principaux pour la formulation de la question de recherche, où apparaissaient des mots-clés et des concepts tels que « direction générale », « dirigeant », « compétences managériales », « compétences stratégiques », « transfert / émergence / génération de compétences », « influence sur la performance organisationnelle », « compétences collectives/ organisationnelles distinctives », « valeur ajoutée », « avantage compétitif / concurrentiel ». Suite à quelques détours présentés dans le prochain chapitre, lequel étaie la démarche de recherche présentée dans le deuxième chapitre, j’ai arrêté un choix pour l’orientation de mon projet de recherche : je voulais étudier les processus informels qui peuvent être établis comme lien causal plus ou moins direct entre les compétences de la direction et les compétences distinctives que développe l’organisation, d’où la question de recherche : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale8 génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Cette question admet d’entrée de jeu que la direction générale possède de telles compétences, quelles qu’elles soient, et a pour objectif de mettre au jour le processus qui se crée entre direction et organisation compétentes. Aussi, bien que nous soyons conscientes de l’hypothèse, fort plausible, selon laquelle certaines incompétences ou absences de compétences peuvent détruire des compétences organisationnelles, elle ne sera pas considérée dans la présente étude mais demeure fort intéressante pour une recherche ultérieure. Ceci étant, un autre objectif, corollaire à la question de recherche principale, sera poursuivi dans la mesure du possible : établir quelles sont ces compétences de la direction générale qui contribuent à la génération de compétences organisationnelles distinctives. Cet objectif découle naturellement du premier parce que 8 La question de recherche de ce mémoire s’intéresse aux « compétences de la direction générale » en tant que composante et entité stratégique d’une organisation. Par ailleurs, nous n’avons pu rencontrer en entrevues que les dirigeants des organisations sélectionnées, et non pas toute l’équipe de direction, ce qui nous aurait en plus menées à l’étude des dynamiques dans ces équipes et de leur impact sur la gestion de et dans l’organisation. Les contraintes temporelles ne nous offraient pas une telle latitude. Il n’en demeure pas moins que la direction générale d’une organisation est d’abord et avant tout représentée, et souvent représentative, de son dirigeant principal, d’où le titre de ce mémoire. 6 les compétences sont inhérentes au processus de génération : elles le déclenchent et permettent sa « mise en œuvre » informelle. Il en va de même pour les compétences organisationnelles qui résultent de ce processus. Avant d’aller plus avant, il convient d’insister sur les caractéristiques de l’environnement dans lequel les organisations et leurs dirigeants évoluent aujourd’hui pour mieux comprendre l’importance de certaines compétences stratégiques détenues par le top management, et les autres compétences dites organisationnelles. Les deux réalités qui introduisent ou sont dépeintes dans bien des écrits et recherches en management pour résumer les enjeux économiques, politiques et sociaux, en plus des préoccupations environnementales et des transformations technologiques, sont « rapidité » et « complexité ». D’ailleurs, tout comme des centaines d’autres publications le font depuis déjà quelques années, The McKinsey Quarterly y fait abondamment référence dans son numéro 2 de 2007 avec des articles titrant Cracking the complexity code ou encore Managing in a complex world. Avec les pays en forte croissance tels que ceux constituant le BRIC (acronyme désignant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine9), la concurrence s’intensifie sans cesse et les organisations doivent demeurer agiles et flexibles pour ne pas subir les changements aussi fréquents que soudains survenant sur les marchés, mais plutôt les anticiper et en tirer profit. Les mouvements sociaux, la mondialisation, et les croissances déraisonnées sur tous les marchés, ainsi que les percées technologiques chaque fois plus performantes (et souvent radicales, engendrant un saut quantique et un changement de paradigme encore plus déstabilisants si l’organisation ne fait pas de veille stratégique pour détecter les signaux forts et faibles) génèrent des contextes d’affaires qui commandent aux organisations de pouvoir se transformer et d’innover constamment (Worley & Lawler III, 2006), à l’interne comme à l’externe, pour créer de la valeur et préserver leur avantage. 9 « Ce terme est apparu pour la première fois en 2003 dans une thèse de la banque d' investissement Goldman Sachs. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/BRIC) 7 Cette mise en contexte ayant permis de rappeler la réalité d’affaires des organisations contemporaines, voici comment sera abordée dans les prochaines pages la question de recherche réitérée ici : Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? Très peu d’informations ayant été trouvé en ce qui concerne les processus informels ou tacites qui s’établissent entre les compétences du dirigeant et celles dites organisationnelles, La revue de littérature (chapitre 1) tente de couvrir le plus largement possible le thème des compétences, de manière à établir un cadre de référence commun à l’auteur et aux lecteurs pour le reste du mémoire. Je tiens à préciser d’emblée qu’il m’a été très difficile de faire preuve de concision dans ce chapitre compte tenu de la profusion de perspectives, approches, théories, recensées dans la littérature. Bien qu’étant consciente des conventions suggérant de maintenir des proportions comparables entre les chapitres, je demeure convaincue de la pertinence de proposer un portrait d’ensemble le plus révélateur possible de l’état des connaissances sur le thème des compétences dans le domaine du management. Le chapitre 2, La démarche de recherche, explique les motivations pratiques et relate l’évolution de ma réflexion justifiant les choix relatifs au cadre théorique. Vient ensuite le chapitre 3, La méthodologie, qui s’attarde à certaines considérations techniques permettant entre autres de démontrer la validité de la présente recherche en sciences de la gestion. La présentation des données, quatrième chapitre, propose aux lecteurs de parcourir en quelques pages le récit d’un pan de la vie professionnelle de chacun des dirigeants ayant accepté de participer à ma recherche, soient messieurs Claude Béland et Pierre Marin10, qui ont été respectivement président du Mouvement Desjardins et directeur général d’une caisse de groupe Desjardins. Il s’agit en fait de « cas », plus que de « récits », puisque les sujets abordés en entrevue concernaient le travail de direction. Les cas sont précédés d’un court survol historique du Mouvement Desjardins qu’il a fallu rédiger en 10 M. Louis L. Roquet, président et chef de l’exploitation de Desjardins Capital de risque, a eu la générosité de m’accorder une entrevue, mais en raison de contraintes temporelles, le cas n’a pas pu être rédigé. 8 faisant des choix, étant donné l’âge de cette institution, plus que centenaire. Le cinquième et dernier chapitre, mais non le moindre, se concentre sur L’analyse des données et l’interprétation des résultats. Après avoir extrait du discours des dirigeants la matière empirique permettant de répondre à la question de recherche, démarche de laquelle s’est fortuitement dégagé un outil méthodologique, nous interprétons les résultats ainsi obtenus. Il en ressort une contribution originale, soit une grille d’autoévaluation s’adressant aux dirigeants. Le chapitre de conclusion aborde essentiellement les limites relatives à l’analyse et à l’interprétation, puis ouvre la discussion sur d’autres pistes de recherche. Note stylistique : Le présent mémoire a été rédigé à la première personne du singulier de manière à pouvoir exposer plus librement les fruits de mes recherches, et surtout de ma compréhension des théories rencontrées. Par ailleurs, l’utilisation du « nous » survient par endroit dans le texte pour souligner l’apport déterminant de ma directrice de mémoire à mes réflexions à ces étapes de ma démarche. 1. La revue de littérature La vertu paradoxale de la lecture est de nous abstraire du monde pour lui trouver un sens. - Daniel Pennac, Comme un roman Tel que vu dans l’introduction de ce mémoire, les liens qui existent entre les compétences de la direction générale et les compétences organisationnelles distinctives constituent le principal objet d’étude abordé dans ce travail de recherche. Le « comment » qui structure la question de recherche s’intéresse donc aux dynamiques sous-jacentes à la création, à l’émergence, voire au transfert, de ces compétences développées collectivement tout dépendant du dirigeant en fonction. Ainsi ce « comment » se décline en processus informels de génération des compétences. Mais qu’en est-il de l’état des connaissances à ce sujet dans les champs d’étude de la stratégie et du management stratégique? Mentionnons d’emblée que la revue de la littérature présentée ici, laquelle couvre les notions et les concepts mobilisés par la question de recherche, ne prétend à aucune exhaustivité. Néanmoins, elle propose un tour d’horizon sur le sujet suffisamment complet et rigoureux pour conférer validité et pertinence au bilan exposé dans les prochains paragraphes. La recension des écrits n’a pas permis de trouver de recherches concernant lesdits processus informels de génération de compétences procurant un avantage concurrentiel11 inimitable et étudiés sous l’angle de la relation qui se construit entre un dirigeant, ou une équipe de direction, et l’organisation à la tête de laquelle il se trouve. Des recherches ont été menées pour prouver l’existence d’un lien causal entre, par exemple, les compétences d’une équipe de direction et les performances de l’organisation (Carmeli et Tishler, 2006), mais sans s’attarder sur la nature de ce lien. Autrement dit, rien n’a été trouvé sur les dynamiques qui s’établissent entre le sommet stratégique et l’organisation, aux niveaux tactiques ou opérationnels, et qui génèrent des compétences stratégiques, hormis le concept de « causal ambiguity » que certains chercheurs (McEvily, Das et McCabe, 2000; King et Zeithaml, 2001) défendent pour expliquer le mystère quasi occulte entourant les processus de création de valeur – i.e. les 11 « Avantage concurrentiel » et « avantage compétitif » sont considérés comme synonymes. 10 compétences distinctives – qui se développent au sein des organisations performantes et leur procurent des avantages concurrentiels. Cette notion sera par ailleurs élaborée dans le chapitre d’analyse des données et mise à profit lors de l’interprétation des résultats. On retrouve par contre dans la littérature une abondance d’écrits abordant divers mécanismes, méthodes, approches de la gestion des compétences, tantôt fonctionnels, tantôt holistiques ou spirituels… tantôt organiques, tantôt psychiques. Par exemple, il y a un foisonnement d’articles dans lesquels sont adoptés les ancrages théoriques de la gestion et du transfert des connaissances, et d’autres encore qui se penchent sur le développement des ressources humaines (mesures de performance au travail, plans de formation, etc.); le très vaste champ d’étude du knowledge management chevauchant plusieurs spécialisations dans les écoles de gestion, d’administration et de commerce, un pan de la littérature présente la perspective de l’organisation comme réservoir des savoirs partagés tacitement, de ce bagage patrimonial qui solidarise parce qu’enraciné dans la mémoire collective (Wilkens, Menzel, Pawlowsky, 2004). Corollairement, d’autres auteurs s’y sont intéressés du point de vue de la culture organisationnelle (Fawcett et al., 2008), de l’apprentissage organisationnel (Drejer, 2000; Quélin et Arrègle, 2000), voire même en traitant le non moins pertinent thème de l’engagement de l’employé dans la réussite de « son » organisation (Ulrich, 1998). Mais rien, semble-t-il, sur le passage plus ou moins conscient, voulu et orienté, sur un lien causal stratégique subjacent – d’ailleurs plus abstrait qu’abscons comme on le découvrira dans la présentation des données – entre compétences des dirigeants et compétences organisationnelles distinctives. Il importe de préciser ici que les résultats et conclusions relevant des domaines de la stratégie et du management stratégique ont été privilégiés, mais des travaux d’auteurs s’étant penchés sur les compétences d’un point de vue systémique ou technique (en gestion des opérations et des ressources humaines particulièrement) ont aussi été considérés. Des choix ayant dû être faits, il se pourrait très bien que le lecteur averti en matière de compétences repère des lacunes dans la présentation qui suit ou qu’il n’y retrouve pas sa propre approche ou conception du terme. 11 La revue de littérature se présente en trois sections. Dans un premier temps, et de manière à bien situer la recherche présentée dans de ce mémoire, il convient de se pencher sur le terme compétence. Celui-ci se trouve, tel que relaté ci-après, à l’origine de moult travaux et études ayant engendré tout autant d’interprétations et de significations. Une définition sera donc proposée pour assurer une compréhension partagée des propos tenus dans ce mémoire, suite à quoi la revue de littérature per se en matière de compétence(s) pourra être présentée. Par la suite, puisque le reste de cette recherche se concentre sur le « comment », la revue de la littérature doit d’abord s’articuler autour des « quoi », i.e. les deux pôles thématiques de la question de recherche que sont les compétences de la direction générale et les compétences organisationnelles distinctives. En ce sens, dans un second temps, l’état des connaissances sur les compétences de la direction générale/du dirigeant sera établi sous forme des typologies répertoriées, puis seront mises en parallèle les deux approches suivantes : d’une part, le métier de dirigeant, et d’autre part, l’art de diriger. Suivra, dans la troisième et dernière tranche de ce chapitre, la synthèse des écrits concernant les compétences organisationnelles distinctives et des typologies recensées. À cette étape, on ne saurait passer outre un des piliers théoriques du milieu des années 1980, l’incontournable « resource-based view of the firm » (Wernerfelt, 1984), approche ayant consacré l’importance des forces dont dispose la firme à l’interne – et incidemment alimentée plus ou moins directement par la notion de compétence – puis ayant éventuellement offert un contrepoids salutaire au modèle des cinq forces de Porter adoptant le point de vue du positionnement externe de la firme et des forces du marché agissant sur elle (Durand, 2006). La table aura ainsi été mise pour discuter spécifiquement de la notion de compétences organisationnelles et des différentes conceptions proposées et retenues dans la littérature, notamment l’évolution de la définition et des significations théoriques du concept de « core competence ». 1.1 Une compétence, c’est quoi au juste? 1.1.1 Le choix d’une définition en français : un « savoir-agir » Tenter de cerner les contours du terme compétence et de ses équivalents anglais pour en proposer une définition rendant compte des différents courants de pensée s’est avéré une 12 tâche de Sisyphe. En cherchant par où commencer la recherche, par quel bout la saisir sans avaler trop de couleuvres, ma passion pour la langue française m’a d’abord amenée à feuilleter mon dictionnaire étymologique. Le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert (Rey et al., 1998, tome 1 A-E : 823) retrace en ces mots les origines du terme « compétence » : Compétence n.f. emprunté (v. 1460) au bas latin competentia « proportion, juste rapport », a suivi la même évolution, de l’emploi juridique spécialisé (1596) à l’emploi général pour « capacité due au savoir, à l’expérience » (1690), ce dernier donnant lieu à une métonymie pour « personne compétente » (1903, au pluriel). Son emploi récent en linguistique (v. 1960) vient de l’anglais competence (de même origine) que Noam Chomsky a intégré à sa terminologie, en opposition à performance. Le sens de « rivalité, concurrence » (1585), qui s’était développé sous la pression du verbe latin competere « chercher à atteindre concurremment », a été supplanté par le terme apparenté compétition et a disparu. Il est à noter que du point de vue étymologique, il n’y a pas d’équivalent anglais. C’est le mot « competent » qui le premier fait son apparition dans la langue de Shakespeare au 15e siècle, tout simplement traduit du français « compétent » (www.etymonline.com, Online Etymology Dictionary, Douglas Harper, 2001). Depuis, quelques dérivés anglais se sont ajoutés au dictionnaire usuel, mais les interprétations et les perspectives – parfois purement rhétoriques – se sont multipliées au détriment d’une signification partagée, complexifiant l’utilisation de ce concept, comme on le verra dans la prochaine section. Donc dès le 17e siècle, la compétence résulte de l’acquisition et de la mise en application de savoirs et d’expériences, et déjà elle semble se distinguer de la capacité, de l’habileté, de l’aptitude, ou encore de la qualification, lesquelles dispositions se caractérisent par leur propriété davantage opératoire, i.e. qui permettent de concrétiser la compétence12. En ce sens, il est très intéressant de noter qu’en latin la signification de compétence se traduit par « proportion, juste rapport », et ce, d’autant plus que le concept contemporain de compétence s’appuie sur l’importance relative des trois ingrédients de base (i.e. les trois types de savoir énoncés ci-après) reconnus par plusieurs praticiens et chercheurs en 12 Voir Annexe 2 pour l’origine étymologique des principaux synonymes de « compétence » utilisés : aptitude, capacité, faculté, habileté, etc. 13 gestion comme essentiels pour qu’une compétence se manifeste suivant chaque contexte; en effet, une des définitions les plus couramment utilisée de nos jours suggère la nécessité de mobiliser le savoir (les connaissances), le savoir-faire (la pratique) et le savoir-être (les attitudes), chaque catégorie étant répartie de manière appropriée selon les situations rencontrées. Par ailleurs, bien d’autres « postures intellectuelles » existent en gestion, dont certaines considèrent encore chaque type de savoir comme des compétences en soi, ou d’autres qui ne rattachent rien de plus aux compétences que les tâches spécifiques à l’accomplissement d’un travail. Ce n’est pas le cas dans la présente recherche où la compétence, qu’elle soit individuelle ou collective, sera envisagée sous l’angle de l’amalgame de ces différents savoirs, de leur conjugaison aboutissant à l’expression d’une compétence. En ce sens, cette combinaison permet à une personne, ou à un groupe de personnes, d’agir de manière compétente selon chaque situation, en sollicitant la juste part des ressources à sa disposition et nécessaires dans le contexte : aptitudes, capacités, expériences, habiletés, connaissances, qualifications, etc. C’est d’ailleurs ainsi que Le Boterf (2006), dont plusieurs travaux et recherches portent sur la « construction » des compétences, soutient que celles-ci ne se déclinent pas isolément en savoirs, savoir-faire et savoir-être, mais les décrit plutôt comme un « savoir-agir », i.e. l’art de composer une compétence par le dosage des savoirs en fonction des circonstances, bref l’art de solliciter au bon moment la juste part de chaque catégorie de savoirs, tant dans la pensée que dans l’action. Pour ajouter à la pertinence de la définition adoptée ici, mentionnons que la définition du terme compétence offerte par le Grand dictionnaire terminologique de la langue française (www.granddictionnaire.com – Office québécois de la langue française) dans le segment « éducation et apprentissages » se lit comme suit : « Savoir-agir résultant de la mobilisation et de l' utilisation efficaces d' un ensemble de ressources internes ou externes dans des situations authentiques d' apprentissage ou dans un contexte professionnel. » La définition est suivie d’une note complémentaire qui en explique la portée conceptuelle : La compétence est complexe en ce sens qu' elle est plus qu' une somme de composantes; elle doit donc être évaluée globalement. Elle est aussi évolutive, car elle se développe avec le temps, à l' intérieur comme à l' extérieur du cadre scolaire. Par ressources internes, on entend notamment les acquis scolaires de la personne, ses connaissances, ses 14 attitudes, ses capacités, ses habiletés, ses champs d' intérêt. Quant aux ressources externes, il peut s' agir, par exemple, des services pédagogiques offerts par un enseignant ou une personne-ressource, de l' aide fournie par un pair, de l' utilisation de sources documentaires. Dans le segment « gestion », le Grand dictionnaire terminologique présente une définition plus spécifique, celle de la « compétence professionnelle », que voici : « Combinaison des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être qui s' expriment dans le cadre d' une situation de travail concrète. » Ici encore, la note ajoutée sous la définition justifie l’intérêt porté aux conclusions de Le Boterf dans la présente recherche : Même si le concept de « compétence » se substitue progressivement à celui de « qualification » dans les nouvelles organisations du travail moins formalisées, il est important de bien distinguer ces deux concepts. La compétence professionnelle est inséparable de l'action et elle se constate lors de sa mise en situation [mots non soulignés en gras dans le texte original] professionnelle, alors que la qualification professionnelle est liée aux aptitudes et aux connaissances acquises qui sont reconnues en fonction d' emplois types. Comme le rapporte Musca (2007), « Orlikowski (2002) avance également l’idée que le savoir est inséparable de l’action parce qu’il est constitué à travers cette action. Pour cette auteure, les compétences ne sont pas possédées, elles sont générées par l’action, elles sont constituées par les pratiques quotidiennes des membres de l’organisation ». Praticiens et chercheurs intéressés par le management et la stratégie s’en tiennent donc de moins en moins à la description cloisonnée, tripartite et longtemps convenue d’une compétence constituée des savoir, savoir-faire et savoir-être, et abondent de plus en plus dans le sens du savoir-agir, ancré dans l’événementiel, la complexité, le mouvement… 1.1.2 Competence, competences, competency, competencies… Le but de cette revue de littérature n’est bien sûr pas de disserter sur la contribution de la sémantique à la recherche en gestion, mais il appert fondamental de continuer quelque peu dans cette voie en regard de l’intérêt suscité par le thème des compétences : l’étonnante disparité commande certainement un déblayage! En effet, le premier constat qui ressort de la revue de littérature concernant le terme compétence est la diversité des significations qui s’offrent au lecteur, particulièrement en anglais. Cet état de fait affecte 15 considérablement l’unité de sens du terme dans chaque texte compte tenu du manque de points communs et de repères conceptuels, rendant la pléthore d’articles et de recherches portant sur ce thème propices à l’interprétation. Mais surtout, cette réalité d’une terminologie fragmentée, caractérisée par un manque d’ouverture sur les autres significations (Stuart et Lindsay, 1997) fait se dégager des textes beaucoup de confusion pour le néophyte. Pour éviter cet écueil, plusieurs auteurs (Baker et al., 1997; Stuart et Lindsay, 1997; Hoffmann, 1999; Cheng, Dainty et Moore, 2002) mentionnent d’emblée qu’il n’y a pas de consensus sur ce qu’est une compétence et qu’aucune définition généralement acceptée par les chercheurs, les théoriciens et les praticiens n’a été arrêtée. Ils précisent donc en introduction le sens choisi pour ce terme dans leur propre étude tout en le justifiant subséquemment. Dans le cas des articles qui étudient les différentes définitions et l’évolution du sens de ce terme, on remarque en les comparant que les auteurs cités ne se recoupent presque pas, sauf pour certains incontournables tels que Boyatzis (1982), tant la littérature est variée, créant inévitablement un biais (le choix étant en soi un acte subjectif). Terrence Hoffmann (1999) s’est penché sur cette problématique et a noté que le terme compétence (« competency » dans le texte13), qui prend différentes significations dans la discipline du management, s’est transformé en concept « multi facettes » depuis que les travaux de Boyatzis (1982) ont amorcé la diffusion et l’évolution des connaissances à ce sujet, suivi du célèbre article de Prahalad et Hamel (1990) ayant créé un engouement pour les compétences et pour la stratégie basée sur celles-ci. De nos jours, personne ne s’entend sur une définition claire de la compétence parce que trop de significations ont été proposées ou imposées, chacune reflétant le point de vue des chercheurs et des praticiens afin de bien vulgariser leurs propres études et expériences / observations sur le ‘terrain’. Une revue de la littérature a permis à Hoffmann (1999 : 276) d’éclaircir les différentes conceptions du terme « competency » en proposant trois regroupements principaux : 1. Observable performance (Boam & Sparrow, 1992; Bowden & Masters, 1993); 13 Cette précision semble inutile, mais elle prendra tout son sens dans les prochains paragraphes. 16 2. the standard or quality of the outcome of the person’s performance (Rutherford, 1995; Hager et al., 1994); or 3. the underlying attributes of a person (Boyatzis,1982; Sternberg & Kolligian, 1990). Parce que l’aspect comportemental, ou acté, de la compétence paraît fondamental dans la présente recherche – la compétence suggérant un mouvement, l’agir, aussi bien individuel que collectif – il convient ici de préciser les regroupements faits par Hoffmann avec les deux facteurs identifiés par Woodruff en 1991 (cité par Moore, Cheng et Dainty, 2002 : 315) pour se référer au terme « competency » (plutôt que « competence ») : 1. The proven ability to perform a job competently (i.e. to the standards required in employment); and 2. the sets of behaviour the person must display in order to perform the tasks and functions of job with competence. Hoffmann s’est aussi attardé sur les travaux de Strebler, Robinson et Heron (1997), ces derniers ayant remarqué que deux différentes terminologies se sont démarquées et développées au sein de groupes spécialisés au Royaume-Uni : d’abord, le terme « competency » qui est associé au comportement qu’un individu doit démontrer, des responsabilités qu’il doit assumer, etc., puis « competence » qui réfère à un standard minimum de performance [qu’on pourrait traduire par « qualification » dans la définition de tâches, ou par « résultats » au sens de rendement par rapport aux objectifs]. Même si ce concept est davantage explicité par Hoffmann pour supporter ses arguments, le présent travail ne s’engage pas sur cette voie pour des raisons de concision, et aussi parce que le terme « competence » pour d’autres auteurs évoque plutôt le domaine de travail ou le champ de spécialisation d’un individu. Pour ajouter à la multiplicité des points de vue, la différence en apparence anodine entre « competence », « competency » et leur équivalent pluriel en lexicologie, « competencies », atteint encore un autre niveau de sens : pour certains, dont Moore, Cheng et Dainty (2002), cette notion se définit comme « the attributes underpinning a behaviour », alors que pour d’autres comme Stuart et Lindsay (1997), « competencies » n’est que le pluriel de « competency ». Et ce n’est pas tout! Les conjectures s’enchevêtrent encore davantage si on introduit la rivalité 17 sémantique entourant le thème de la compétence, laquelle s’est de plus transportée de l’autre côté de l’Atlantique, suscitant un débat sans merci entre les approches américaine et britannique, entre autres en matière d’évaluation de la performance organisationnelle (Moore, Cheng et Dainty, 2002). Cette recension s’est donc avérée une entreprise en subtilité…et fastidieuse à consoler le Minotaure prisonnier dans le labyrinthe de Dédale. Bref, quoique « competency » et « competence » soient interchangeables en linguistique, il en va tout autrement en théorie. Cette distinction faite, Hoffmann poursuit dans son texte en utilisant le terme « competency », qui se rapporte au comportement humain (individuel ou collectif), qui suggère l’action (prescriptif) plutôt qu’un regard statique (descriptif). Cheng, Dainty et Moore (2002 : 527) confirment cette utilisation : « ‘competency’ refers to the ability to be able to do something; the dimensions of behaviour underlying competent performance ». Suite à ses recherches, Hoffmann a développé et proposé un modèle des « typologies de signification et de but du terme compétence » [traduction libre de Hoffmann, 1999 : 283] dans une matrice 2 x 2 reproduite à l’annexe 3. Il a identifié deux principales significations du terme competency : la première réfère aux « outputs » (ce qu’il appelle la « performance compétente »), c’est-à-dire les résultats d’une formation quelle qu’elle soit. La seconde se compose des « inputs », ou « underlying attributes », requis pour intégrer et accomplir la « performance compétente ». Il semble pertinent de noter les deux préoccupations suivantes de McKenna (2004) : d’abord, il soutient que les approches retenues par les organisations pour le développement des compétences managériales ne mettent pas suffisamment l’emphase sur la prédominance de la situation ou du contexte qui peut grandement affecter le comportement du dirigeant; de plus, les méthodes de qualification de l’individu basées sur l’apprentissage par cas (approche empirique) sont contradictoires parce qu’elles privilégient les prédispositions (« inputs ») d’un individu à se comporter d’une certaine manière, au détriment d’une formation pratique, comme le conditionnement du comportement. Ces considérations mettent en perspective les travaux de Hoffmann et ajoutent des éléments qui mènent vers une compréhension plus équilibrée du terme « competency »; mais l’importance de faire intervenir ici l’apport de McKenna (2004) au débat, quoiqu’il traite d’un aspect plus pointu, tient surtout au fait 18 qu’il ramène à l’avant-scène l’importance de situer le comportement dans son contexte, comme le « savoir-agir » préconisé par Le Boterf et plusieurs de ses confrères. Enfin, un autre aspect intéressant du modèle de Hoffmann (1999) est qu’il considère autant l’individu que l’organisation, ce qui me permettra de m’y référer plus loin. Malgré son effort à faire le ménage dans cette thématique, Hoffmann (1999) conclut en précisant que les multiples adaptations du terme ainsi que les changements de définition selon le contexte de l’étude et la subjectivité de l’auteur créent toujours de la confusion quant à la nature du concept et à son application. Mais il ajoute, sur une note de clarté rassurante, que l’amélioration de la performance au travail a toujours été et demeure le point commun de la littérature traitant de cette problématique. Puisque dans les prochaines sections la notion de compétence se divisera en concepts distincts, il faut ici les définir clairement (et résumer ce qui précède) avant de poursuivre les réflexions sur ce thème. D’abord, sur le plan des compétences individuelles, Thompson, Stuart et Lindsay (1997 : 60) nous rappellent la définition de Boyatzis (1982) qui est à l’origine de bien d’autres définitions ayant vu le jour par la suite : « Characteristics that are causally related to effective and/or superior performance in a job. This means that there is evidence that indicates that possession of the characteristic precedes and leads to effective and/or superior performance on the job. » C’est à partir de cet énoncé que Thompson, Stuart et Lindsay (1997) proposent leur propre cadre de référence qui se compose d’abord en termes de caractéristiques des compétences, puis en fonction de la performance supérieure démontrée par une compétence. Ces auteurs soulèvent donc le point essentiel de la contribution à la performance d’une organisation, ce qui commande de la congruence entre la compétence possédée et utilisée par un dirigeant, et le contexte organisationnel (culture et valeurs). Bref, la définition qui se dégage de cette démonstration est la suivante : « integrated sets of behaviour which can be directed towards successful goal achievement within competence domains » (Thompson, Stuart et Lindsay, 1997 : 61), ces derniers représentant les activités du « core business » qui peuvent créer de la valeur. Plus précisément, ils abordent le concept de compétence selon trois niveaux qui sont représentés et définis à l’aide 19 d’exemples à l’annexe 4 (Stuart et Lindsay, 1997). Mentionnons que ce tableau, qui récupère les conclusions de l’article publié par le trio formé avec Thompson, est pourtant le résultat des travaux menés par Stuart et Lindsay lors de la seconde phase. Ensuite, en ce qui concerne les compétences de l’organisation (celles qu’on dit collectives ou organisationnelles), Drejer (2000) décompose sa définition (une hybridation entre les conclusions des travaux de Leonard-Barton, 1995, et de Drejer et Riis, 1998) en quatre éléments génériques interreliés : la « technologie », les « ressources humaines », la « structure organisationnelle » (le formel : le système managérial, incluant la définition des rôles et responsabilités, la stratégie d’affaires, ou encore les canaux de communications) et la « culture organisationnelle » (l’informel : les valeurs et les normes tacites). Mentionnons que les travaux de Baker et al. (1997) proposent aussi quatre interprétations (nommés « types » dans l’article) de compétences pour l’organisation, soient les compétences stratégique, distinctive, fonctionnelle et individuelle, et qui correspondent grosso modo aux quatre éléments de Drejer (2000). Cependant, l’article ne tient pas compte du contexte interne ni de la culture, et de plus il s’adresse au domaine du « manufacturing », ce qui en restreint l’utilisation et la portée dans d’autres recherches. Maintenant qu’un survol de la littérature sur le concept de compétence a été fait et que certaines distinctions ont été proposées pour mieux comprendre le thème abordé dans ce mémoire, cette seconde partie se penchera sur les types de compétences, tant celles du dirigeant que celles liées à l’organisation, trouvés dans la littérature. 1.2 Les compétences de la direction générale / du dirigeant 1.2.1 Les typologies Du point de vue des compétences individuelles du dirigeant, les typologies ne sont pas légion, mais les cadres de référence (« frameworks ») paraissent plus nombreux selon les résultats (non exhaustifs) de la littérature consultée pour la rédaction de ce mémoire. Ils semblent d’ailleurs aussi variés que la définition d’une compétence parce qu’ils abordent 20 ce thème sous toutes sortes d’angles : le contexte organisationnel et le contexte d’affaires, l’abstraction et le pragmatisme, la généralisation et les spécificités, etc. Ruth (2006) rappelle que les organisations contemporaines sont désormais considérées comme des systèmes organiques et dynamiques, plutôt que mécanistes et statiques. Le management s’inscrit au cœur de ce constat comme « une activité qui est toujours particulière, contextuelle et socialement construite, et est pratiquée dans une écologie turbulente » (traduction libre, p. 207), alors que la science cherche un cadre de référence stable mais adaptable, dont les composantes sont généralisables (Ruth, 2006). Bien avant Ruth (2006), Thompson, Stuart et Lindsay (1997) faisaient déjà clairement une mise en garde contre les listes de compétences génériques inutiles lorsque le contexte et la culture d’une organisation ne sont pas mis dans la balance lors de l’évaluation des compétences individuelles d’un dirigeant. Bref, posséder et utiliser une compétence, même si elle peut sembler « stratégique » aux yeux de certains gourous, n’amène pas de facto le dirigeant à rendre son organisation plus performante… Dans le même ordre d’idées, les travaux de Stuart et Lindsay (1997), en plus de « reconnaître l’influence déterminante du contexte organisationnel sur les compétences managériales in situ » (traduction libre, p. 26), soulèvent le poids de la variable « environnement » (contingences externe, interne et immédiate) sur les possibilités d’agir du dirigeant ou du top management. Donc la généralisation et la simplification – caractéristiques principales d’une typologie – des compétences en listes d’épicerie ou en tableaux à la mode, peuvent devenir un piège si le cadre de référence qui sous-tend les types définis n’offre pas de précision (par exemple un besoin de l’organisation comblé par une compétence distinctive), ni de spécificité (par exemple, des organisations oeuvrant dans des industries différentes). Les options de typologie des compétences étant plutôt rares (quoique la présente étude ne prétende pas être construite sur une revue de littérature exhaustive), je propose une autre avenue. L’adaptation de la définition d’une compétence par Thompson Stuart et Lindsay (1997) susmentionnée, laquelle est reprise dans la seconde phase des travaux menés par Stuart et Lindsay (1997) – sans leur collègue John E. Thompson –, et qui a 21 abouti à la création d’un tableau (revoir la représentation à l’annexe 4), pourrait sans doute servir de typologie des compétences puisque les exemples utilisés démontrent l’applicabilité dans la réalité des organisations et de leurs dirigeants. De plus, cette typologie a l’avantage d’englober plusieurs définitions présentes dans la littérature tel que vu précédemment. Par exemple, il est possible d’y introduire la différenciation faite par Strebler, Robinson et Heron (1997) entre « competence » et « competency », mais elle inclut aussi les notions d’« inputs » et « outputs » de Hoffmann (1999). Finalement, elle possède l’avantage de pouvoir être adaptée à d’autres contextes, que ce soit en ajoutant un facteur d’analyse, en changeant les paramètres selon l’industrie, etc. On peut par ailleurs élargir le spectre de recherche en abordant les typologies du point de vue du gestionnaire ou du dirigeant lui-même, de son style de gestion, de sa personnalité, de ses expériences, de ses rôles et responsabilités, du poste occupé, etc., donc en le considérant entièrement comme un individu réfléchissant et agissant avec (in)compétence selon le cas. Pour des raisons de concision, nous nous limiterons à trois ouvrages renommés pour la présentation des cadres de référence relevant de ce courant de pensée, lesquels nous paraissent complémentaires malgré leurs particularités respectives : The nature of managerial work (1973) par Henry Mintzberg, Artistes, artisans et technocrates (1994) de Patricia Pitcher et Becoming a Master Manager de Quinn et al (2007, 4e éd.). Mintzberg a publié le livre susmentionné suite à de longues périodes d’observation passive de managers sur leur lieu de travail; il les a accompagnés dans leurs activités quotidiennes et a documenté tous leurs faits et gestes. « What do they actually do? » C’est à cette question que Mintzberg voulait répondre, découvrir l’expérience réelle des managers, savoir si ce vécu concordait avec les schèmes théoriques classiques fermement établis depuis Fayol et ses contemporains. Il a dégagé de ces données empiriques14 les dix rôles du dirigeant – un rôle représentant pour Mintzberg (1973) « an organized set of behaviors belonging to an identifiable office or position (Sarbin and 14 Le résumé des « Ten Managerial Roles divided in Three Groups » de Mintzberg (1973) est proposé par Lisa Rouse EMBA, Vanderbilt University, à l’adresse suivante : www.lisasloft.net/pdf/mintzberg.pdf. 22 Allen, 1968) », et que chacun peut interpréter différemment – qu’il a regroupés en trois catégories : 1. « Interpersonal roles »: « figurehead/symbol », « leader », « liaison (networker) »; 2. « Informational roles »: « monitor », « disseminator (circulate facts and values from external ⇔ internal) », « spokesman »; 3. « Decisional roles »: « entrepreneur », « disturbance handler », « resource allocator », « negotiator »15. De son côté, Pitcher (1994) propose trois types de personnalités qu’on retrouve dans les organisations et qui occupent des postes de dirigeants ou de gestionnaires; pour les identifier, elle a établi la carte mathématique16 du caractère de chaque participant suite à plusieurs entrevues avec celui-ci et son entourage : 1. L’artiste, que l’auteure appelle le « leader visionnaire » (p. 49) et le décrit comme un rêveur, souvent imprévisible, mais qui crée parce qu’il bâtit (conseillé par l’artisan), et avec lequel il est « emballant » (p. 78), quoique parfois déroutant, de travailler; 2. l’artisan, c’est le sage, réaliste et stable, dont le bon jugement résulte d’un juste amalgame entre ses connaissances et sa longue expérience (p. 74), avec lequel il est plaisant de travailler (p. 78) parce qu’il est affable et respectueux, honnête et loyal; 3. le technocrate, c’est l’intransigeant qui suit les règles à la lettre et fait « prévaloir les conceptions techniques d’un problème au détriment des conséquences sociales et humaines » (p. 83), c’est le contraire de l’artiste dont il méprise la spontanéité. Pour leur part, Quinn et ses co-auteurs revisitent les différents modèles élaborés depuis un siècle pour encadrer les rôles managériaux, puis présentent leur propre cadre de référence, le « competing values framework », qui combine les résultats de cette 15 Ces rôles seront mis à nouveau à profit dans le chapitre « Démarche de recherche », traduits en français. Pour connaître les paramètres de ces cartes et l’approche méthodologique sous-jacente à l’identification des qualités choisies pour chacun des trois types de personnalité, on peut consulter l’annexe technique du document (p. 251-262) qui explique la démarche scientifique de cette recherche. 16 23 recension tout en tenant compte de la réalité contemporaine du manager. L’expression « competing values » sert à démontrer que les valeurs, les critères de classification, les présupposés (« assumptions »), etc., ne peuvent se définir dans notre esprit que par rapport à leur opposé (Quinn et al. : 13); c’est leur contraste qui engendre la complémentarité. Bref, dans ce cadre d’analyse sont identifiés les huit rôles-clés du manager, « coordinator », « monitor », « facilitator », « mentor », « innovator », « broker », « producer », « director » (Quinn et al. : 16), lesquels se trouvent catégorisés selon deux axes (« flexibility/control » vs « internal/external ») qui permettent de qualifier les quatre modèles qui ressortent de leur analyse (et qu’ils appellent les « action imperatives »), « collaborate », « control », « compete », « create » (voir le tableau synthèse à l’annexe 5). À chaque rôle sont associées trois compétences-clés que devrait posséder, acquérir ou développer un individu occupant un poste de manager; ces compétences devraient être adaptées ou précisées selon les responsabilités attribuées à chaque poste de gestion et au niveau hiérarchique correspondant, de manière à ce que les managers puissent moduler leurs comportements conséquemment et comprendre « how the means to balance the various roles and perform in behaviorally complex ways may change from one managerial position to another » (Quinn et al. : 19-20). Curieusement, les auteurs introduisent la notion de leadership sans en expliquer le sens adopté ni la portée de cet apport conceptuel, et l’utilisent comme synonymes interchangeables des rôles assumés par le manager où qu’il se situe en termes décisionnel et opérationnel dans l’organisation : « manager jobs », « leadership roles », « manager positions », « managerial roles », « managerial leaders », ou encore, « managerial leadership roles ». En soulignant que « the descriptions of the eight roles represent general descriptions of managerial behaviors that are not necessarily tied to a particular level of organizational hierarchy » (Quinn et al. : 19) et en offrant seulement quelques indications laconiques, les auteurs semblent plus désireux d’orienter le lecteur vers leur thème de prédilection, les huit rôles et les compétences-clés inhérentes, que sur un tout autre thème, le leadership, qui de surcroît fait déjà l’objet d’une littérature abondante. Dans le même ordre d’idées, il semble pertinent à ce stade-ci de mentionner que la notion de leadership sera abordée aussi peu que possible dans la présente revue, à 24 dessein, parce qu’elle réfère trop souvent au leader héroïque à qui tout réussit, au leader iconique héritant de tout le mérite du succès de son entreprise, éclipsant l’engagement et les efforts fournis par ses collaborateur et l’organisation... Pourtant, il n’y a pas de leader si personne n’embarque dans le bateau avec lui ni ne l’élise capitaine! « Leadership is a relational concept implying two terms: the influencing agent, and the persons influenced. Without followers there can be no leader. » (Katz et Kahn, 196617) Comme l’a si bien résumé Louis Roquet, president et chef de l’exploitation de Desjardins Capital de risque, lors d’un entretien qu’il m’a accordé : « La première qualité d’un leader, c’est d’être suivi! Un leader autoproclamé, ce n’est pas un leader; c’est un dictateur! » Mais il a aussi ajouté ceci : « Le leader qui amène ‘les gens ordinaires à faire des choses extraordinaires’ [dixit Peter Drucker18], c’est celui qui dirige le pouvoir qu’il détient vers sa vision, qui l’utilise pour réaliser un rêve plus grand que lui et qui inspire son organisation à atteindre des objectifs ‘ensemble’ ». En somme, ce qui retiendra davantage notre attention dans la prochaine section, c’est l’équilibre que le dirigeant doit atteindre entre assumer ses responsabilités relatives au management et celles liées à l’exercice de son leadership/autorité : bref, rien d’autre (!) qu’accomplir de manière stratégique et compétente son « travail de direction »19, non pas en dominant son organisation mais en l’impliquant dans sa propre réussite. Gosling et Mintzberg (2003 : 61) appellent ça le « engaging management (based on collaboration [with the organization]) », propice au leadership inspirant, dont ils comparent avantageusement les caractéristiques à celles du « heroic management (based on self) ». 1.2.2 Le métier de dirigeant vs l’art de diriger Les cours d’introduction au management dans bien des universités et manuels de base en gestion se structurent autour des principes hérités de Fayol, et n’importe quel étudiant qui est passé par une école d’administration ou de commerce connaît le PODC : 17 Citation relevée par Lisa Rouse EMBA, Vanderbilt University (www.lisasloft.net/pdf/mintzberg.pdf). « The purpose of an organization is to enable common men to do uncommon things. » – Peter Drucker 19 Le chapitre 4, concernant « La méthodologie », explicitera l’impact qu’a eu la question « Comment décririez-vous votre travail de direction? » posée en entrevue aux participants à la recherche. 18 25 planifier, organiser, diriger, contrôler. « L’organisation administrative du travail proposée par Fayol [en 1918] constitue une tentative de définir les contours de la fonction de direction générale (…). Ancrés dans une vision “organiciste” de l’entreprise, ses travaux contribuent politiquement à légitimer l’exercice d’un nouveau métier, celui de dirigeant. » (Rouleau, 2007 : 17) Ces enseignements, qui mettent l’emphase sur la mesure de la performance organisationnelle en évaluant les résultats du processus managérial plutôt que le comportement du manager et le contexte de travail (O’Gorman, Bourke, Murray, 2005 : 2-3), demeurent très d’actualité au 21e siècle. Un groupe de l’École Supérieure de Commerce de Toulouse a même créé le programme de formation continue « Métier : dirigeant » (www.metierdirigeant.com) dont le contenu se concentre davantage sur l’apprentissage de « techniques de gestion » (i.e. des savoirs et savoirfaire en matière de marketing, comptabilité, finance, etc.), la maîtrise d’outils de gestion, de méthodes d’analyse, de diagnostic et de planification stratégique, que sur le développement des habiletés et l’acquisition des compétences tacites inhérentes à l’exercice du pouvoir et de l’autorité (i.e. les savoir-être et savoir-agir nécessaires en position de direction pour assurer le succès de l’entreprise). De plus, le fameux MBA propose aux managers (et ouvre de plus en plus la porte aux étudiants sans expérience) un peu partout dans le monde une formation segmentée selon les fonctions de l’entreprise opérant en silos (marketing, finance, GRH, GOP, comptabilité), approche que déplorent d’ailleurs Mintzberg et Gosling dans The Five Minds of a Manager (2003) et sur le site www.impm.org, comme on le verra plus loin. Les approches du métier de dirigeant ont tout de même beaucoup évolué depuis le milieu des années 1990 et plusieurs chercheurs ont travaillé à en redéfinir notre conception théorique en tenant compte de la réalité de pratique des managers, l’environnement d’affaires étant devenu très dynamique et instable – affecté par des facteurs technologiques, sociologiques, économiques, etc. En 1997, Bartlett et Ghoshal signent un article, devenu depuis une référence, dans lequel ils s’emploient à déboulonner le « myth of the generic manager » (1997 : 92-93) : In theory, we [scholars] believe in a generic role called "the manager", who is expected to add value to the company in a generic way, carrying 26 out a generic set of tasks and possessing some generic capabilities. (…) Practice, however, has always been very different from this theory [and], in reality, a hierarchy sharply differentiates roles vertically. À partir des expériences de changement vécues par vingt grandes corporations soucieuses de rester compétitives, les auteurs ont développé un modèle des « roles that front-line, senior, and top-level managers need to play for companies to achieve the organizational capabilities they are seeking » (Bartlett et Ghoshal, 1997 : 93). Quoique les auteurs proposent une perspective plus caractéristique du travail de direction et de gestion accompli par l’individu en différenciant le type managérial selon l’emploi occupé (comme l’annonce le sous-titre « New Personal Competencies for New Management Roles »), celle-ci demeure encore fort descriptive et… générique (voir « Table 2 » à l’annexe 6)! L’intérêt réside davantage dans l’aspect prescriptif des transformations qui doivent avoir lieu selon les auteurs sur le plan des rôles assumés et des tâches réalisées à trois différents niveaux hiérarchiques (superviseur/opérationnel, cadre/tactique, dirigeant/stratégique); c’est ainsi qu’une grande organisation pourra opérer avec succès un changement qui lui permettra de préserver ou d’améliorer sa position sur les marchés (voir « Table 1 » à l’annexe 6). Il est intéressant de noter que le concept de « leader institutionnel » dont s’inspirent Bartlett et Ghoshal a été introduit par Philip Selznick quelque 40 ans plus tôt… L’apport de cet auteur avec la publication de Leadership in Administration en 1957 semble effectivement transcender les époques. Mais au contraire de Bartlett et Ghoshal, Selznick promeut la notion du « leader institutionnel » du point de vue de son rôle d’influence sur l’organisation, de sa fonction principale qui est d’amener une organisation à devenir « institution », et non pas sur les compétences ou traits de caractère qu’un candidat aspirant à un poste de dirigeant devrait démontrer. Cette notion d’institutionnalisation sera développée dans la prochaine section, puisque Selznick la traite comme une compétence organisationnelle distinctive, ainsi que dans le chapitre suivant, « 3. La démarche de recherche ». À la même époque, deux éminents professeurs du programme de MBA se retrouvent confrontés dans leur salle de classe respective à une inadéquation flagrante entre théorie et pratique. Chacun d’un côté de l’Atlantique, Henry Mintzberg (McGill University) et 27 Jonathan Gosling (Lancaster University, UK) constatent le manque de congruence entre les concepts enseignés et les besoins d’apprentissage en « pratique du management » de leurs étudiants particuliers, la plupart occupant déjà des postes de gestion ou de direction. Ensemble, ils vont repenser la formation supérieure offerte aux managers, recruter des collègues dans d’autres pays, puis lancer le International Masters Program in Practicing Management (www.impm.org), où les participants sont appelés à réfléchir sur leur propre expérience, à y intégrer les notions théoriques pour résoudre des problèmes réels ou pour réévaluer leurs options face à certains défis. À la base de ce programme se trouvent les « five managerial mindsets », dont l’approche pédagogique unique se démarque de celle des MBA traditionnels, lesquels sont structurés autour des fonctions de l’entreprise, et ce, trop souvent de manière désincarnée, alors que l’objectif principal d’une formation de MBA devrait plutôt être de les en sortir pour leur permettre de se questionner sur leur rôle principal de manager : celui de rassembler, de composer, d’orchestrer… pas de diviser. « We needed a new structure that encouraged synthesis rather than separation. » (Gosling et Mintzberg, 2003 : 55). En 1973, Mintzberg – jeune chercheur – explorait sur le terrain, le travail des managers en les étudiant dans l’action et en rendait compte de manière typologique (les dix rôles énumérés précédemment) dans The nature of managerial work. Trente ans plus tard, dans The Five Minds of a Manager (2003), Gosling et Mintzberg – devenu maître à penser – font l’apologie d’une formation qui redonne la parole aux managers et les amène à considérer ces dix rôles « from different mind-sets into a comprehensible whole ». Les cinq « mind-sets » tel que définis par Gosling et Mintzberg sont les suivants : • Managing self: the reflective mind-set • Managing organizations: the analytic mind-set • Managing context: the worldly mind-set • Managing relationships: the collaborative mind-set • Managing change: the action mind-set Bien sûr, même si Gosling et Mintzberg ont dû construire leur argumentaire en abordant chaque composante isolément, il n’en demeure pas moins que le manager doit apprendre à combiner ces perspectives qui s’entremêlent au quotidien. Cette approche développée par Gosling et Mintzberg a aussi servi de fondement théorique à « Developing Managers », la seconde partie du livre Managers, not MBAs, que Mintzberg a publié en 28 2003. En première partie, il y propose un cadre de référence représentant l’équilibre à atteindre en intégrant, même de manière imparfaite, les trois vecteurs de la pratique du management pour « qu’ils se renforcent l’un l’autre » (traduction libre, p. 94) : « art, craft, and science, (…) three dimensions as poles of a triangle within which different styles of management can be mapped (…) while effective managing requires some balanced combination of the three ». (Mintzberg, 2003 : 92) Le manager, pour être compétent, se doit de jouer son rôle en modulant son « savoir-agir » sur la base de sa logique (« science »), de son imagination (« art ») et de son expérience (« craft »), tel que démontré à l’annexe 7 où sont reproduites la figure et la table descriptive des styles managériaux identifiés par Mintzberg, lesquels rappellent les types définis par Pitcher, soient l’artiste, l’artisan et le technocrate. Même la définition que donne Le Nouveau Petit Robert 2008 du terme compétence fait intervenir ces notions (p. 483-484) : Compétence n.f. – 1468 « rapport » latin competentia 1 (1596) DR. Aptitude reconnue légalement à une autorité publique de faire tel ou tel acte dans des conditions déterminées. attribution, autorité, pouvoir qualité. (…) 2 (1690) COUR. Connaissance approfondie, reconnue, qui confère le droit de juger ou de décider en certaines matières. art, capacité, expertise, qualité, science. Avoir de la compétence, des compétences, de multiples compétences ( homme-orchestre ; polyvalent). Donc le concept à la base du terme « compétence » au sens commun comporte des orientations souvent opposées l’une à l’autre (dont l’art et la science), mais présentées comme évidemment complémentaires. La compétence serait ainsi une démonstration à la fois artistique et scientifique de l’accumulation d’expérience sans cesse renouvelée…? Comme le dit le proverbe : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Et pourtant! Pourquoi répétons-nous ad vitam aeternam les mêmes bêtises, nous les gestionnaires? Serait-ce parce que les meilleures pratiques ne sont pas codifiées? Ou que l’outil du gestionnaire, c’est lui-même, incluant sa personnalité, ses valeurs, ses connaissances, ses sentiments, sa passion? (…) Ou parce qu’il n’y a pas de vraie critique ou de tribunal professionnel pour les gestionnaires? (…) Est-ce pour cela qu’on permet à de beaux parleurs, dotés d’un bon réseau, de massacrer des compagnies en série, avec promotion au terme de chaque épisode? 29 C’est dans ces termes que Louis Roquet (2008 : 19-21) philosophe sur le métier de dirigeant et, à l’instar de Gosling et Mintzberg, relève le manque (voire même l’absence) d’autoréflexion des gestionnaires, alors que les leçons tirées de la vie ne s’apprennent pas sur les bancs d’école… « et encore moins dans les proverbes ». Pourquoi alors d’autres penseurs et chercheurs envisagent-ils le management comme un art? Est-ce à dire qu’il faut en avoir un sens inné, être un « élu »? Ou alors peut-être est-ce une question de passion ou de l’idéal épousant une vision? Qu’est-ce que l’art de diriger? Dans son avant-gardiste The Functions of the Executive publié pour la première fois en 1938, Chester I. Barnard dissèque à des fins didactiques les fonctions du dirigeant mais insiste sur le fait qu’elles n’existent pas en soi; il propose en revanche la notion de « executive process », soit un phénomène global difficile à analyser, qui se reconnaît aux effets qu’il produit, et dans lequel les fonctions interviendront plus ou moins selon le contexte (Barnard, édition 30e anniversaire, 1968 : 235) : The means utilized are to a considerable extent concrete acts logically determined; but the essential aspect of the [executive] process is the sensing of the organization as a whole and the total situation relevant to it. It transcends the capacity of merely intellectual methods, and the techniques of discriminating the factors of the situation. The terms pertinent to it are “feeling”, “judgment”, “sense”, “proportion”, “balance”, “appropriateness”. It is a matter of art rather than science, and is aesthetic rather than logical. On revient en quelque sorte au « savoir-agir », définition englobante de « compétence » soutenue entre autres par Le Boterf… Précisons toutefois que Barnard va beaucoup plus loin que ça : avant même d’envisager le rôle du dirigeant du point de vue macro, il se préoccupe d’abord des objectifs et besoins de l’individu, l’employé constituant l’essence même, la base, de toute organisation. Mais il n’en demeure pas moins que sa conception de l’entreprise relève de l’art, le dirigeant devant créer un « système de coopération » où le formel est tout aussi important que l’informel, et ainsi lier les parties de l’organisation pour en faire un tout bien plus grand et efficient que la somme desdites parties. Et ce processus-là, approche holistique, ne saurait être démantelé pour être enseigné. 30 Dans les écrits plus récents traitant spécifiquement de l’art de diriger, on retrouve notamment un article fort convaincant signé par Henry M. Boettinger, Is Management really an art?, paru en 1975 dans la très sérieuse et respectée publication Harvard Business Review. L’auteur y manie magistralement la métaphore comme en témoigne cette citation : « The blending of vision and craft communicates the purpose. In the arts, people who do that well are masters. In business, they are leaders. » (Boettinger, 1975 : 64) Boettinger ne distingue pas le manager/gestionnaire du leader, mais les compare l’un à l’autre en faisant le parallèle avec l’artiste devenu maître. Il poursuit en insistant sur l’importance dans la pratique du management, comme dans la pratique d’une discipline artistique (danse, peinture, sculpture, etc.), d’avoir la formation technique (connaissances, habiletés, etc.) adéquate et un mentor lui-même leader parce que le talent ne suffit pas, de promouvoir le droit à l’erreur et le devoir d’autoréflexion parce qu’il faut d’abord s’apprendre soi-même avant de pouvoir enseigner aux autres, de développer autant son imagination que ses qualifications. L’art de diriger, selon Boettinger, c’est la capacité de mettre les compétences du métier au service d’une vision claire et de savoir communiquer aux autres les ambitions ainsi entretenues : « By combining these qualities [good artists have competence (technical skill) and imagination (the facility of mind to arrive at visions)], a leader, like an artist, can communicate his visions and create a response in those around him. » (Boettinger, 1975 : 55) Par ailleurs, il y a de grandes différences entre l’artiste et le manager, dont la nécessité pour ce dernier d’entrer en relation avec l’autre (souvent un subordonné) avec empathie, puis de prévoir les conséquences de ses actes et décisions sur les autres de manière à bien les préparer. « The manager' s materials are human talents, including his own. The core of his job is to accomplish grand purposes through human efforts. The French author and politician Jean-Jacques Servan-Schreiber sums up the idea: "Management is the art of arts because it is the organizer of talent." » (Boettinger, 1975 : 55) Malheureusement, Boettinger observe que l’entreprise laisse peu de place à ce type d’apprentissage, i.e. en ce qui concerne les rôles interpersonnels (Mintzberg, 1973), et ça ne semble pas avoir beaucoup changé de nos jours lorsqu’on lit Mintzberg (sur le site www.impm.org entre autres) qui reste pantois devant ses étudiants « seniors » du MBA qui 31 lui racontent pour la plupart qu’ils ont dû apprendre à nager seuls après avoir été poussés dans la piscine (i.e. nommés managers, cadres, voire même dirigeants). Les mêmes constats reviennent lorsqu’on consulte des leaders comme Louis Roquet, qui fait le point sur son vécu de manière originale dans La gestion par proverbes. Max de Pree avait fait un exercice similaire dans Diriger est un art20 à la fin des années 1980 où il traite le sujet à partir de ses expériences personnelles et professionnelles. Il y disserte entre autres de l’art de « faire travailler ensemble » lequel repose sur la réalisation du potentiel de chacun et qui ne saurait se manifester par la relation contractuelle sans l’existence des « conventions », ces relations informelles qui transcendent les structures. À la question de Ghoshal et Bartlett « But can a company actually organize itself to embed “the smell of the place”? » (1999 : 178), De Pree répondrait sans doute par l’affirmative, à condition que le dirigeant comprenne la « notion d’intimité ». Celle-ci concerne « la relation qui unit chacun à son travail » et l’intensité de l’engagement de chacun dans ses relations au travail, et « donne lieu à une authentique compétence » (De Pree, 1990 : 7174). Autrement dit, le dirigeant aspirant à l’art du leadership doit réaliser l’importance hégémonique dans une organisation des relations humaines, et de la confiance qui permet de les tisser, sur le cadre de fonctionnement formel. De plus, pour diriger avec art, le dirigeant doit savoir communiquer « les valeurs communes [et] l’intérêt mutuel » (p. 121), partager sa vision du futur de l’organisation, tout en misant sur la participation de chacun, approche qui exige de l’humilité de la part du leader, mais démontre du respect envers la contribution de chacun et favorise le développement les talents (bref, qui permet de répondre aux besoins des individus au profit conséquent de l’organisation, comme le prône Barnard). Dans la même veine, Selznick ajouterait, compte tenu de ses propos dans Leadership in Administration, qu’avec tous ces éléments réunis le leader vient de transformer une organisation en institution, et que son identité collective ainsi formée constitue un avantage concurrentiel inimitable… on y reviendra plus loin. L’art de diriger s’acquiert donc plus qu’il ne se détient, et les auteurs qui se penchent sur ce sujet semblent partager quelques idées de base : il faut une part de « talent » lequel 20 Il est intéressant de relever que le titre original anglais est « Leadership Is an Art », et non pas « Management Is an Art »… comme si seul le management maîtrisé comme un art devenait leadership. 32 consiste à être capable de rêver un idéal, ou à tout le moins concevoir l’application dans la réalité de la vision du dirigeant ou du leader plus entrepreneur; mais il faut aussi avoir les outils pour le traduire d’abord dans le discours, puis l’envisager dans la pratique de manière à faire avancer toute l’organisation vers le même objectif, et ce, en respectant les individus et en leur permettant d’exprimer leur propre talent. Maintenant, pour faire le lien avec la section suivante, notons pour clore celle-ci que Stuart et Lindsay (1997) considèrent les compétences organisationnelles en tant que « construit sémantique » existant pour fournir un point de référence et donner une signification aux compétences managériales. En effet, les compétences qu’un dirigeant possède et exerce se voient accorder une certaine valeur seulement dans la mesure où, en plus de détenir un certain nombre de savoirs (par exemple la planification stratégique), il est capable d’agir (par exemple leadership d’innovation) et d’être (par exemple intuition et relations interpersonnelles) de la manière requise par l’organisation. Sur un ton plus personnel, j’avancerais l’exemple suivant qui illustre les propos de Stuart et Lindsay (1997) et en fait la démonstration …inverse (i.e. une réalité fréquente dans les entreprises). Si un dirigeant prêche la flexibilité de son entreprise, i.e. d’être capable de s’adapter rapidement aux conditions du marché disons en adoptant une structure horizontale, et qu’il s’agit effectivement de la meilleure stratégie à mettre en place, mais qu’il n’arrive pas à déléguer ni à descendre le pouvoir décisionnel le plus près possible des acteurs impliqués directement dans les processus d’affaires (lançant ainsi le message qu’il n’a pas confiance en ses employés), la démarche a bien des chances d’échouer, parce que le comportement effectif est incompatible avec le comportement désiré (et imposé)! Il n’y aura pas d’apprentissage organisationnel et la compétence collective a peu de chance de se développer. Donc les compétences individuelles du dirigeant sont le reflet, ou le complément, des compétences collectives s’il y a congruence entre les besoins de l’organisation (toujours compte tenu de sa culture, du contexte interne et de l’environnement externe) et les compétences de son dirigeant, et à ce moment-là ses décisions et ses actions pourront engendrer un niveau supérieur de performance, créer de la valeur, etc. Thompson (1998) 33 présente cette réalité un peu différemment, mais abonde dans le même sens, quand il écrit que plusieurs organisations possèdent des compétences-clés qui ne rapportent pas d’avantage compétitif, entre autres parce qu’elles sont mal exploitées (manque de leadership, stratégie inadéquate) ou tout simplement inconnues. 1.3 Les compétences organisationnelles distinctives 1.3.1 Les typologies Pour ce qui est des compétences organisationnelles, la typologie la plus pertinente et retenue pour les fins de cette revue de littérature est celle proposée par Drejer et Riis (1999; 2000). Suite à des recherches et des travaux menés sur le terrain dans plusieurs industries, ces auteurs ont identifié trois types de compétences organisationnelles21 : 1. Une seule technologie et quelques personnes (par exemple, un atelier dédié à un processus de production particulier); 2. quelques technologies rassemblées (l’utilisation seule de chaque technologie offre un rendement limité) dans une plus grande unité organisationnelle (par exemple, un département d’ingénierie qui conçoit un nouvel outil de production); 3. des systèmes complexes interreliant plusieurs personnes dans différents départements et unités organisationnelles, et dans ce cas, l’entreprise est souvent plus dépendante des connaissances, le « knowledge », que de la technologie, (par exemple, le processus d’affaires complet du développement d’un nouveau produit). Dans une étude subséquente, il serait intéressant de comparer cette typologie avec celle qu’a proposée Grant en 1995 (cité par Drejer, 2000) : il s’agit d’une typologie à six niveaux qui s’étend des processus horizontaux, dits « cross-functional » (niveau qui ressemble aux systèmes complexes que décrivent Drejer et Riis) jusqu’au savoir spécialisé (par exemple connaissances de pointe en technologie). De cette manière, il serait peut-être possible de proposer un modèle combinant les forces de chacune. D’autres approches théoriques, qui se sont développées autour du thème des compétences organisationnelles, donnent de la consistance à l’aspect inévitablement 21 Ces catégories rappellent l’approche input et corporate des typologies de signification de Hoffmann (1999) présentées dans une matrice à l’annexe 3. 34 générique des typologies. Les prochaines sous-sections présentent et font les liens entre les contributions théoriques les plus marquantes, Prahalad et Hamel en chefs de file. 1.3.2 La « resource-based view theory » : un point d’ancrage Depuis le désormais célèbre article de Prahalad et Hamel sur les « core competencies », le thème des compétences organisationnelles en stratégie repose pour moult chercheurs sur la théorie des ressources; il est donc essentiel de faire un détour par la « resourcebased view » (ci-après RBV) avant de plonger dans les théories qu’elle a alimentées. La RBV22 { a été développée par Wernerfelt dès 1984 [« issue des travaux de Penrose (1959) », comme le rapporte Durand (2006)], mais il a fallu attendre une dizaine d’années avant que son influence ne devienne vraiment significative dans le champ de la recherche en stratégie (Wernerfelt, 1995). Elle se présente comme une réponse au courant dominant de l’époque en étude des organisations, représenté entre autres par Porter (1980) et le modèle de l’analyse concurrentielle. Dans ce modèle, les caractéristiques de l’industrie sont un facteur déterminant pour expliquer la performance de l’organisation. L’analyse stratégique permet d’identifier des « attractive industries », de localiser des « groupes stratégiques au sein de cette industrie » et de diminuer les « pressions concurrentielles en jouant sur la structure de l’industrie et sur les comportements des concurrents » (Grant, 1991). L’organisation acquiert un avantage concurrentiel par l’exploitation d’une « position dominante et protégée sur un marché (ou une niche) » (Tywoniak, 1998). } D’un autre côté, Arrègle (2006 : 247) rappelle que « la structure de l’industrie per se n’explique pas des résultats supérieurs à la normale », lesquels découlent plutôt des actifs stratégiques d’une entreprise et des rentes, i.e. l’avantage concurrentiel, qu’ils lui procurent. La notion de rente se différencie de celle 22 Cette partie de la revue de littérature concernant la RBV s’inspire largement d’un travail d’équipe remis à M. Taïeb Hafsi par Sophie Choquet-Girard, Florence Leport, Pierre-Alain St-Laurent et Maxime Pineault, dans le cadre du séminaire Gestion stratégique et politiques générales (6-408-84), le 9 octobre 2007. Si je me permets d’en reproduire ici des extraits, identifiés par les {}, c’est d’abord parce qu’il s’agit du fruit d’un travail de réflexion collectif considérable, et non pas d’un « patchwork », au cours duquel mes collègues et moi-même avons pu faire progresser ensemble nos recherches respectives; ensuite, parce qu’il éclaire le reste de mes propos et de ma recension des écrits, sans pour autant y être indispensable; et finalement, parce que j’ai lu ou relu tous les textes/articles mobilisés dans cette section. Les informations entre [ ] relève de ma contribution personnelle et servent à faire les liens avec le thème de mon mémoire. 35 de profit puisqu’elle réfère à la performance d’une entreprise en termes de position concurrentielle avantageuse dans son marché, laquelle dépend desdits actifs stratégiques. Ces derniers proviennent de la possession de ressources rares ou qui s’avèrent déterminantes dans un contexte, et de l’utilisation de celles-ci de manière à les rendre inimitables plus ou moins longtemps tout dépendant des caractéristiques des ressources. Arrègle précise que (2006 : 247) : Les mécanismes qui rendent ce processus d’imitation incertain et difficile relèvent de la même logique que les notions de barrières à l’entrée (pour des industries) ou à la mobilité (pour des groupes stratégiques) mais appliquées au niveau de l’entreprise. Les facteurs communs de ces divers mécanismes sont l’unicité d’une entreprise [N.D.A. : notion qui évoque celle de l’identité collective proposée par Selznick en 1957] et l’ambiguïté causale qui interviennent à des niveaux différents. C’est donc en réponse à cette approche, centrée sur la position de la firme dans l’industrie, que { la RBV propose d’orienter le regard du chercheur vers « l’interne » pour « analyser les organisations sous l’angle des ressources plutôt que des produits » : les produits et les ressources, pour l’organisation, sont les « deux côtés d’une même pièce », dira Wernerfelt (1984). Pour lui, le concept des ressources fait référence à ce qui pourrait être considéré comme « force ou faiblesse dans une organisation donnée »; ce sont ces atouts (tangibles et intangibles) qui sont liés à l’organisation de façon « semipermanente » parce qu’adaptatifs. En somme, cette approche, où l’organisation est considérée comme un « ensemble de ressources » (Wernerfelt, 1984; Eisenhardt et Martin, 2000), permet au praticien et au chercheur de comprendre ce que la firme fait mieux que ses concurrents et pourquoi, car c’est précisément de là qu’elle tire son avantage concurrentiel. En fait, la RBV permet d’étudier comment les organisations obtiennent un avantage concurrentiel en implantant des stratégies qui exploitent leurs forces internes, à travers la réponse aux opportunités de l’environnement, tout en neutralisant les menaces et en évitant les faiblesses internes (Barney, 1991). La « valorisation supérieure des ressources » (traduction libre, Perteraf, 1993) devient donc un enjeu central pour identifier les « actifs qui ont le plus de valeur dans l’organisation et [qui] pourront permettre à la firme de conserver une position 36 favorable » (Tywoniak, 1998). Nous verrons ci-après comment la création et la conservation de ces conditions – soit la valeur, la rareté, l’inimitabilité et la nonsubstituabilité liées aux ressources (Barney, 1995; Eisenhardt et Martin, 2000) – dépendront de la nature de l’environnement et de l’industrie dans laquelle l’organisation évolue. Fait intéressant : dans un article paru en 2003, Peteraf et Bergen ont avancé et confirmé l’hypothèse selon laquelle la substituabilité des ressources représente un avantage concurrentiel compte tenu de la rareté de l’utilisation qui en est faite (« in terms of resource functionality »), et ce, surtout en situation d’environnement dynamique. Enfin, Barney (1991) explique la théorie des ressources en différenciant trois grands piliers. Son premier est le capital physique, qui contient les technologies, les équipements et la localisation géographique. Les ressources humaines constituent le deuxième pilier qui inclut la formation, l’expérience, l’intelligence individuelle et les relations de travail. Le capital organisationnel, qui comprend les processus, les routines et la structure de planification, est le troisième pilier. Quant à eux, Teece (2000) et Eisenhardt et Martin (2000) s’orientent vers les capacités dynamiques qui peuvent être définies comme étant les habiletés qui permettent à une organisation d’exploiter certaines de ses ressources de façon stratégique (même si une autre entreprise choisit d’utiliser ces mêmes ressources) et d’en maximiser l’utilisation afin d’en tirer un avantage concurrentiel. Ceux-ci affirment que les capacités dynamiques s’ajustent au marché dans lequel l’entreprise évolue. En effet, dans une organisation opérant dans un marché stable, les capacités dynamiques apporteront une structure à l’entreprise lui permettant d’analyser, à partir de connaissances déjà acquises, des situations très complexes, alors que dans un marché volatile, les capacités dynamiques laisseront à la firme la liberté d’expérimenter sur des connaissances rapidement apprises et intégrées. De plus, Eisenhardt et Martin (2000) apportent un point important en démontrant que les capacités dynamiques ne sont pas suffisantes à l’obtention d’un avantage concurrentiel durable, mais qu’elles sont nécessaires. [Entre autres, Grant (1996) identifie les connaissances collectives comme étant l’aspect le plus important d’une entreprise (ces ressources ont même généré leur propre théorie : la « knowledge-based theory »).] Il faut donc demeurer prudent, car le travail du stratège ne s’arrête pas à tenter de collectionner le plus grand nombre de ressources [car l’atout réside surtout dans la capacité à 37 renouveler leur agencement et à les faire évoluer de manière proactive autant que faire se peut]. En effet, Teece (2000) ajoute la notion de « stickiness » qui affirme que les entreprises deviennent partiellement contraintes par leurs choix et que certaines ressources peuvent parfois anéantir l’avantage concurrentiel qu’elles avaient originalement produit }, ce qu’Arrègle spécifie également (2006 : 247). 1.3.3 L’évolution du concept de « core competence » C’est à travers un article très éclairant de Miller et Shamsie (1996) que le lien entre le thème des ressources et celui des compétences organisationnelles s’est dessiné en regard du présent mémoire. Ces deux auteurs abordent le concept de ressources en distinguant les deux catégories suivantes : les « property-based and knowledge-based resources » (Miller et Shamsie, 1996 : 519), chaque catégorie pouvant mener à la détention par l’entreprise d’avantages uniques. Ils divisent ensuite chacune en deux sous-catégories, soient les « discrete resources » et « systemic resources ». Les ressources systémiques basées sur le savoir/la connaissance que tentent de définir Miller et Shamsie (1996 : 527) évoquent les caractéristiques des compétences organisationnelles : Systemic knowledge-based resources may take the form of integrative or coordinative skills required for multidisciplinary teamwork (Fiol, 1991; Itami, 1987). (…) Collaborative skills are most subject to uncertain imitability (Hall, 1993; Peteraf, 1993: 183). According to Reed and DeFillippi, “ambiguity may be derived from the complexity of skills and/or resource interactions within competencies and from interactions between competencies” (1990: 93). (…) Team talents, therefore, are difficult for rivals to steal as they rely on the particular infrastructure, history, and collective experience of a specific organization. (…) Collaborative skills typically do not develop through programmed or routine activity. Tarondeau et Wright (1995 : 119-120) abondent dans le même sens : « La valeur créée par l’entreprise provient des compétences intégrées dans les activités de production et de service », et qui se transforment en processus, un actif stratégique, aussi considéré par d’autres à titre de compétence en soi puisqu’il s’agit d’un « lien reliant une combinaison de ressources » (Le Boterf, 2006 : 52). Parce que dans leur article Tarondeau et Wright s’intéressent à l’impact du design d’une organisation sur les performances de celle-ci, ils opposent la rigidité des rapports interpersonnels brimant le développement des talents 38 dans une structure hiérarchique pyramidale, aux vertus tous azimuts de la transversalité où les interactions deviennent processus latéraux et dépassent les « limites fonctionnelles dans l’entreprise mais également [ses] frontières » (p. 116 et 119). Malgré que cette perspective diffère des précédentes, l’intérêt de l’article repose sur la reconnaissance du caractère stratégique et durable des compétences qui se définissent collectivement, tant au niveau de l’équipe que de l’organisation. Ainsi, on peut facilement imaginer une entreprise dite « traditionnelle » (design organisationnel dit « top-down ») bénéficiant d’avantages concurrentiels générant « des performances satisfaisantes et durables », au même titre que l’organisation dite « transversale », à condition bien sûr que le top management tolère, voire encourage, un réseau de relations informelles à l’interne et aussi avec l’externe (source d’informations – signaux forts et faibles dans le marché – pouvant engendrer des rentes substantielles selon le niveau de veille stratégique entretenue et d’intégration de l’information ainsi disponible). Le Boterf (2000a : 7) renchérit avec un argument « constructionniste » (au sens où l’entend Rouleau, 2007 : 161, soit « que l’unité d’analyse est l’interaction entre les individus ou les groupes ») : Les nouvelles approches de la valorisation des avantages compétitifs de l' entreprise mettent l' accent sur la combinaison des actifs tangibles et intangibles (dont les compétences), et non sur les ressources prises isolément. Les ressources peuvent être imitables et substituables; leur combinaison, invisible par essence et résultant de l' histoire et de l' apprentissage collectif, est en revanche inimitable. Et Musca (2007) articule un point de vue encore davantage « constructionniste » autour d’auteurs qui mobilisent l’approche « Strategy-as-Practice », et le concept de génération des compétences organisationnelles stratégiques dans les pratiques et les processus décisionnels « micro » du quotidien de chaque employé (Musca, 2007 : 96-97) : L’explication de la capacité d’une organisation à construire un avantage concurrentiel soutenable est plutôt à rechercher dans des microressources, difficiles à discerner, et surtout dans la façon dont les acteurs les utilisent (Priem et Butler, 2001; Rouse et Daellenbach, 1999). En outre, dans les environnements dynamiques, de nombreux acteurs, à différents niveaux de l’organisation, doivent mener des actions rapides et innovantes, de façon flexible et décentralisée (Brown et Eisenhardt, 1997). 39 Sans s’intéresser au détail de la dynamique comme le fait Musca, de par son style plus prescriptif et son rôle de conseiller intervenant auprès des entreprises, Le Boterf pousse tout de même sa réflexion plus loin dans un autre document (2006, 4e éd. : 197-199) dans lequel il introduit la notion de « coopération entre les compétences individuelles23 » pour qualifier l’émergence des compétences collectives. Il ajoute que ce phénomène de « production » est tributaire des « conditions sociales » dans lesquelles elles prennent racine et qui participent au résultat, i.e. à la qualité de « la réponse opératoire » (p. 198), de cette conjugaison de ressources, nommément les compétences individuelles. De par ses observations en entreprise au cours de sa riche carrière, Le Boterf, non seulement chercheur mais aussi expert-conseil en matière de compétences, fait la distinction entre compétences collectives et compétences organisationnelles, qu’il appelle aussi les « compétences foncières » (Le Boterf, 2000b : 280). Alors que la compétence collective consiste en une composition de compétences individuelles et « résulte de la qualité de la coopération » entre celles-ci, la compétence organisationnelle renvoie à la notion de « core competency » (Le Boterf, 2006, 4e éd. : 198-199), une combinatoire toujours tacite et potentiellement stratégique : c’est la synergie qui se crée et agit entre les ressources tangibles et intangibles que possède l’organisation (savoirs, compétences individuelles / professionnelles, ressources diverses comme les technologies, les brevets, etc.). Détail qui n’en est peut-être pas un : Le Boterf écrit « competency », sans doute parce qu’il s’intéresse au comportement humain, plutôt que « competence », qui représente un champ de spécialisation ou un domaine d’activités (au niveau corporatif). Mais justement, qu’en est-il de la définition ou des significations que revêt l’expression « core competence » dans la littérature sur la stratégie d’affaires? Les bases du concept semblent remonter à Ansoff en 1965 dans Corporate Strategy, encore régulièrement cité, tel que c’est le cas dans Carmeli et Tishler, 2006, ou Mooney, 2007. Il semblerait par ailleurs que ce soit l’article The Core Competence24 of the Corporation de Prahalad et 23 La compétence professionnelle est une compétence détenue par l’individu, mais qui se manifeste généralement dans l’accomplissement de son travail, dans des situations souvent plus balisées. 24 Le terme français souvent utilisé pour traduire l’expression « core competence » est « compétence-clé » (par exemple, Durand, 2006); par ailleurs, alors que « core competence » sous-entend le qualificatif « corporatif », il est préférable en français de préciser s’il s’agit d’une compétence-clé individuelle ou 40 Hamel, paru en 1990, qui ait intensifié la réflexion sur la notion de ‘compétences centrales’ de l’entreprise, ces compétences qu’on retrouve au cœur d’une organisation, i.e. des ‘noyaux’ d’activités où prennent (ou pourraient prendre) racine les avantages concurrentiels. Les auteurs y démontrent l’importance pour le management de repenser la gestion stratégique de l’entreprise en fonction des compétences organisationnelles susceptibles de lui procurer une longueur d’avance sur le marché, et de délaisser la stratégie de diversification dont les tenants sont obnubilés par la performance des unités d’affaires, elles-mêmes préoccupées par les résultats des couples produit/marché. À long terme, cette approche semble peu viable, puisqu’il y a une limite à rivaliser sur les bas prix et le niveau de qualité (d’autant plus qu’il s’agit de stratégies facilement imitables par la compétition, et qui ne permettent pas à l’entreprise de fondamentalement différencier son offre de produits ou services), alors que les compétences organisationnelles distinctives, souvent développées de manière inattendue ou collatérale, peuvent devenir « sources of differential advantage », comme l’explicitent ci-après Prahalad et Hamel (1990 : 81-82) : Core competencies are the collective learning in the organisation, especially how to coordinate diverse production skills and integrate multiple streams of technologies. (…) If core competence is about harmonizing streams of technology, it is also about the organization of work and the delivery of value. (…) Unlike physical assets, competencies do not deteriorate as they are applied and shared. They grow. La question que suscite cette affirmation, et qui semble intuitivement aller de soi, c’est « pourquoi et comment? »! Pourquoi ces compétences s’enrichissent-elles et comment se développent-elles? Prahalad et Hamel demeurent très évasifs sur ce point, même s’ils mentionnent au passage le besoin de bien communiquer aux employés l’« architecture stratégique » choisie pour le développement des compétences à travers l’entreprise, de réorganisation pour favoriser l’intégration et le « développement interne des nouvelles compétences » (traduction libre, p. 88), etc. Mais rien de vraiment concret… sauf ceci : Prahalad et Hamel considèrent que ce sont des individus à haut potentiel de rendement organisationnelle, à moins que le contexte ne prête pas à confusion. Dans ce mémoire, nous utiliserons l’expression « compétence organisationnelle distinctive », sauf indication contraire. 41 qui, seuls, incarnent les « core competence ». Selon eux, ce principe devrait idéalement se refléter dans les actions stratégiques d’une entreprise (Prahalad et Hamel, 1990 : 90) : SBUs [Strategic Business Units] are entitled to the services of individual employees so long as SBU management can demonstrate that the opportunity it is pursuing yields the highest possible pay-off on the investment in their skills. This message is further underlined if each year in the strategic planning or budgeting process, unit managers must justify their hold on the people who carry the company’s core competencies. Puisque ces auteurs abordent le sujet du point de vue économique et d’une dynamique25 « macro » organisationnelle, leur argument peut avoir du sens et paraître conséquent, quoiqu’on soit en droit de se demander pour quelles raisons, logique et affective, les autres individus travaillant à divers niveaux de l’entreprise pourraient désirer participer au succès de celle-ci avec force vigueur, alors que toute la reconnaissance est dirigée vers les « superstars ». Appuyé par Barnard qui désigne le fonctionnement d’une organisation en décrivant un « système coopératif », à la réalisation duquel la contribution de chaque employé compte, Selznick ne tarde pas à faire entendre sa voix d’outre-tombe (Selznick, 1957 : 8) : An organization is a group of living human beings. The formal or official design for living never completely accounts for what the participants do. It is always supplemented by what is called the “informal structure”, [within which fuller and more spontaneous human behaviour takes place, and] which arises as the individual brings into play is own personality, his special problems and interests. Formal relations co-ordinate roles or specialized activities, not persons. Rules apply to foremen and machinists, to clerks, sergeants, and vice-presidents, yet no durable organization is able to hold human experience to these formally defined roles. In actual practice, men tend to interact as many-faceted persons, adjusting to the daily round in ways that spill over the neat boundaries set by their assigned roles. The formal, technical system is therefore never more than a part of the living enterprise we deal with in action. The persons and groups who make it up are not content to be treated as manipulable or expandable. As human beings and not mere tools they have their own needs for self25 Malgré la méprise potentielle qui se profile ici, il ne faudrait pas faire l’erreur d’associer les individus que Prahalad et Hamel appellent les « competencies carriers » à une approche théorique « constructionniste », laquelle considère l’importance des dynamiques « micro » de tous les employés interagissant entre eux dans l’entreprise, formellement ou non. 42 protection and self-fulfillment – needs that may either sustain the formal system or undermine it. These human relations are a great reservoir of energy. They may be directed in constructive ways toward desired ends or they may become recalcitrant sources of frustration. Le caractère fortuit qui marque le développement des compétences-clés selon Prahalad et Hamel semble donc peu réaliste si d’une part le management considère que c’est le lots de certains élus seulement, et d’autre part s’il traite ses employés comme de la matière qu’on peut utiliser n’importe où et n’importe quand, sauf si on a l’étoffe d’un core competence bearer. Ce style de gestion, où seuls les très performants ont accès aux projets les plus stimulants, aux défis les plus gratifiants (en termes de récompense de toute nature), risque de provoquer un sentiment d’injustice et de créer plus de scission à l’interne, que de cohésion sociale et de coopération… Et même l’employé « spécial » qui, on le suppose, accepte d’être utilisé au gré de la stratégie d’affaires sans protester, pourrait éventuellement se sentir brimé par une machine organisationnelle froide qui ne peut souffrir de respecter les besoins/intérêts de chacun, ou s’il devait abdiquer le droit de faire ses choix de carrière, etc. En effet, si l’on suit le cheminement des auteurs, l’employé faisant partie de l’éventail des ressources et avantages dont disposent les entreprises, tout comme le capital, représente un « stock of skills the [Western companies] possess » (Prahalad et Hamel, 1990 : 87), sujet à la relocalisation en raison d’une réallocation ou d’un redéploiement. Mais les dirigeants y gagnent-t-ils vraiment à ne considérer que l’entreprise comme unité d’analyse, en présumant de la réponse comportementale des employés aux choix stratégiques organisationnels? En ce sens, Selznick objecterait sans doute que Prahalad et Hamel n’envisagent qu’une facette de l’entreprise, le « technical administrative/organization management », lequel ne peut pas procurer un avantage concurrentiel en soi. Il y a plus à comprendre dans cette dynamique comme l’explique Selznick (1957 : 5-6) : The term “organization” suggests a certain bareness, a lean, nononsense system of consciously co-ordinated activities. It refers to an expandable tool [en italique dans le texte], a rational instrument engineered to do a job. An “institution”, on the other hand, is more nearly a natural product of social needs and pressures–a responsive, adaptative organism. (…) While an extreme case may closely approach either an “ideal” 43 organization or an “ideal” institution, most living associations (…) are complex mixtures of both designed and responsive behavior. Il faut regarder au-delà de l’organisation qui est plus qu’une « combinaison taylorisée d’éléments uniformes » (traduction libre de Selznick, 1957 : 138) : c’est une structure unique. L’institution est donc une organisation transformée en « social organism » par le leader institutionnel, dont le rôle est d’assurer son « institutional integrity ». Mais d’abord, sa tâche cruciale est de mailler la mission (plus généralement ou conceptuellement identifiée par Selznick sous le terme « purpose ») et la structure sociale de l’entreprise (qui émerge des « commitments » et incidemment des « internal capabilities »), procurant ainsi une personnalité propre à l’organisation : c’est ce que Selznick appelle le processus d’institutionnalisation. C’est ainsi que, de par son identité, i.e. son « intégration sociale » particulière, l’institution jouit de l’unicité, constituant l’essence même de sa compétence distinctive, avec le potentiel de soutenir la création de valeur à long terme (inimitabilité), parce que l’être humain peut se renouveler et évoluer si le dirigeant assume bien ses fonctions de leader institutionnel. « The term “institution”, “organization character”, and “distinctive competence” all refer to the same basic process –the transformation of an engineered, technical arrangements of building blocks into a social organism. » (Selznick, 1957 :139). Bien sûr, d’autres chercheurs et praticiens procèdent du même point de vue que Prahalad et Hamel. Pour ne mentionner que ceux-là, Coyne, Hall et Gorman-Clifford proposent entre autres dans leur article de clarifier pour les praticiens ce qu’est une compétence-clé (1997 : 43) : « A core competence is a combination of complementary skills and knowledge bases embedded in a group or team that results in the ability to execute one or more critical processes to a world-class standard. » Pour ces auteurs, l’idée que l’identité organisationnelle puisse avoir un quelconque impact sur la formation des avantages concurrentiels ne semble tout simplement pas recevable; malheureusement, ils semblent avoir été incapables d’expliquer la raison de leur conviction à cet effet, à moins qu’ils n’aient tout simplement pas jugé bon de s’étendre sur une subtilité qui demande aux cartésiens de faire abstraction de leur principal schème de pensée « binaire » et de s’ouvrir à la possibilité d’une réalité qu’on ne peut saisir ni modéliser intégralement… 44 d’où l’avantage concurrentiel inimitable que représente l’identité! Comme Selznick le soulève en d’autres mots dans Leadership in Administration, l’argument économique n’est pas suffisant à expliquer ce phénomène et renchérit avec l’exemple suivant : il ne nous viendrait pas à l’idée de s’imaginer une société complètement acculturée, sans identité partagée (à tout le moins celle née de son histoire), ni principes intégrateurs (langue et valeurs communes, etc.), mais tout de même compétente dans ses fonctions collectives (cohésion) et individuelles (satisfaction des besoins de base). Pourquoi alors peut-on s’imaginer une telle réalité dans une entreprise, qui ne peut exister sans créer son monde interne propre se modulant au fil du temps, des arrivées et des départs, qui fonctionnerait sans règles ni conventions, ou encore qui n’autoriserait aucun amalgame entre structure formelle et informelle, etc. Mooney (2007) tente aussi de faire le point sur la signification d’une « compétence-clé », mais le fait en comparant et démêlant les définitions de trois concepts, trop souvent, et à tort, utilisés de manière interchangeable : « core competence », « distinctive competence », « competitive advantage ». Quoique d’abord très enthousiasmée d’avoir trouvé un auteur essayant de déblayer un consensus autour de notions centrales en gestion, j’ai finalement été déçue par le résultat. En fait, que Mooney fasse le choix d’ignorer la dimension « identité » (et se contente d’effleurer le concept d’ambiguïté causale), c’est une chose, mais en travestissant subtilement la pensée de Selznick pour étoffer son argument, il me semble qu’elle induit en erreur ses lecteurs… Ainsi, elle cite Selznick très brièvement pour définir la « compétence distinctive » comme elle l’entend, i.e. uniquement en regard du fait « distinctif » que le marché, les compétiteurs ou n’importe quel individu « outsider » lui reconnaissent; mais ce faisant elle évacue une grande part du message, et sans doute la plus importante : ce qui rend l’organisation distinctivement compétente, ce n’est pas la perception à l’externe, c’est sa compétence à travailler ensemble à l’interne de manière unique et difficilement imitable, bref, c’est son identité institutionnelle qui fournit son avantage compétitif… Mais elle persiste et signe – peut-être aussi est-ce moi qui interprète mal Selznick – en affirmant qu’une compétence distinctive doit être constatable par le consommateur. À mon sens, elle se contredit : ce que le consommateur observe, c’est le résultat, pas le processus, sinon le concept même d’avantage concurrentiel n’existerait pas! Prenons l’exemple de Dell : l’entreprise vend en ligne des ordinateurs personnalisés 45 très fiables, livrés n’importe où dans le monde en peu de temps, et ce, à des prix plus que compétitifs. Ce que le consommateur voit ou observe, ce n’est pas la compétence distinctive per se, c’est le fruit de cette compétence particulière. D’ailleurs, bien des analystes et chercheurs ont tenté de disséquer la « chaîne de valeur » chez Dell, des cas ayant même été écrits sur les origines de l’entreprise pour mieux la reproduire, mais toujours sans succès. On ne peut pas reproduire une identité organisationnelle ancrée dans l’histoire de l’entreprise, la personnalité du ou des fondateurs, des dirigeants, des choix des critères à l’embauche, des structures informelles nées de la dynamique des processus de production, etc. Les facteurs tangibles et intangibles qui s’amalgament sont très nombreux, rarement les mêmes pour chaque entreprise, et dont le mouvement d’ensemble ne peut jamais être identiquement reconstitué. Le comportement linguistique implique que « tout individu qui parle une langue ou la comprend est capable de produire ou de recevoir un nombre infini de phrases distinctes dont la plupart sont des énoncés absolument inédits; autrement dit, une langue est quelque chose que créent les individus qui la parlent » (Rivière et Danchin, 1971 : 8182). De manière métaphorique, ce « comportement linguistique » illustre l’équilibre que Selznick propose entre l’identité unique de l’institution et le management administratif nécessaire à son organisation. En effet, Chomsky considère les deux composantes suivantes pour expliquer le phénomène du comportement linguistique : d’une part, il y a la « compétence linguistique », i.e. un système de production de la langue partagé implicitement et intuitivement par les individus d’une même société, et d’autre part, il y a la performance explicite à laquelle on assiste quand quelqu’un parle (Rivière et Danchin, 1971 : 81-82). Tout comme Selznick ne peut se résoudre à concevoir l’organisation performante et compétente comme une boîte de procédures rigides et immuables, Chomsky « attaque fortement la tendance de la pensée à considérer la langue non comme un processus mais comme un système clos et statique en quelque sorte établi une fois pour toutes » (Rivière et Danchin, 1971 : 84). Bref, malgré les risques de mésinterprétation que pose la généralisation quasi inévitable suite à la recension de tant d’écrits concernant les compétences, l’exercice ne semble pas 46 vain si on utilise les résultats de manière éclairée, conscients de la réalité, et non pas en les appliquant comme une recette magique. À cet effet, Thompson et Richardson (1996, cités par Thompson, 1998 : 219) nous rappellent que : (…) a strategically effective organisation, driven by an able and aware strategic leader, is able to determine just which strategic competencies (from a set of generic competencies) are most important for that organisation’s competitive and strategic success. Dans le passage qui suit, Ghoshal et Bartlett (1999 : 178) confirment aussi l’importance pour la direction générale et le dirigeant de mettre tout en œuvre pour favoriser l’émergence et la génération des compétences organisationnelles distinctives : Creating the right behavioral context is the most basic requirement in building and managing a company that stimulates people to take initiative, to collaborate, and to develop the confidence and commitment to continually renew themselves and the organization. Les « quoi » ayant été définis du mieux possible, tentons à présent d’établir « comment » le dirigeant amène son organisation à devenir stratégiquement compétente : c’est ce à quoi cherche à contribuer mon mémoire. Toutefois, avant de passer au chapitre suivant, je me dois de rétablir les attentes que l’étendue et l’ampleur de cette revue de littérature auraient pu susciter en ce qui concerne l’élaboration de la recherche produite dans le cadre de ce mémoire. Plutôt que de réduire le volume de la revue en choisissant de présenter moins de concepts et en discriminant davantage de textes lors de la recension, j’ai pris la décision de montrer la complexité du thème principal de ma recherche : les compétences. Même si seulement une partie des notions seront mobilisées dans le reste du mémoire, le fait de rendre compte et d’expliciter de multiples approches, définitions et significations appuie l’importance de bien camper ma démarche de recherche et, par conséquent, de faciliter la compréhension de ma problématique de recherche exposée dans le prochain chapitre. 2. La démarche de recherche To try and fail is at least to learn; to fail to try is to suffer the inestimable loss of what might have been. - Chester Barnard La présente recherche étant construite autour de l’étude de deux cas59, il importe d’expliquer ici l’impact que le choix de cette approche a eu sur ma démarche de recherche et sur le développement du cadre conceptuel, surtout considérant que cette méthode, quoiqu’inductive, infère souvent une collecte de données théoriquement structurée et orientée. Même si c’est dans le chapitre sur la méthodologie que seront abordés de manière approfondie le pourquoi et le comment de la méthode d’étude de cas, quelques indications devront être introduites dès à présent compte tenu de l’influence sur la démarche de recherche de l’approche par étude de cas. Les prochaines pages expliquent les étapes ayant mené à la mise en réserve du cadre conceptuel choisi initialement lors de l’élaboration de la grille d’entrevue, puis laissé de côté dans le but de favoriser les découvertes au cours des entretiens avec les dirigeants ayant participé au projet. À cet égard, Eisenhardt et Graebner (2007 : 25) rappellent dans un article sur la recherche par l’étude de cas que « the theory is emergent in the sense that it is situated in and developed by recognizing patterns of relationships among constructs within and across cases and their underlying logical arguments ». C’est donc ainsi que l’abstraction faite du cadre conceptuel dès les débuts de la toute première entrevue du processus de collecte de données a permis d’éviter de contraindre cette collecte en suscitant plus de spontanéité chez les dirigeants rencontrés. Plus tard dans la démarche de recherche, l’approche méthodologique ainsi choisie a aussi permis de dégager la structure des résultats non pas en fonction d’un postulat de base, mais en fonction de la substance et des matériaux extraits des discours recueillis. 59 Comme je l’ai mentionné en introduction, en raison de contraintes de temps, seulement deux cas ont été rédigés, soient ceux sur MM. Béland et Marin. Par contre, trois dirigeants ont généreusement accepté de participer à la présente recherche, MM. Claude Béland, Pierre Marin et Louis L. Roquet, donnant ainsi lieu à trois entrevues fort enrichissantes. Quoique le cas sur M. Roquet n’ait pas vu le jour, je tiens à le remercier chaleureusement de m’avoir accordé un entretien, parce que le temps passé en sa compagnie m’a été fort bénéfique pour consolider l’analyse préliminaire dégagée des entrevues réalisées auprès des deux autres dirigeants. 48 Par ailleurs, précisons que l’aspect théorique n’est pas pour autant évacué du projet de recherche présenté ici; en plus de la revue de la littérature en management et en stratégie présentée au chapitre précédent pour aiguiller la recherche et en préciser les paramètres, certaines théories ou typologies interviendront dans le chapitre dédié à l’analyse des données dégagées des cas. En outre, la théorie à l’origine du postulat de base décrit dans le présent chapitre, loin d’avoir été abandonnée, servira plutôt à encadrer l’interprétation des résultats et à formuler les conclusions qui se profileront à la lecture de ceux-ci. 2.1 Cadre conceptuel et postulat de base 2.1.1 Question de recherche de départ et formulation du postulat de base D’abord, rappelons la question de recherche définie au tout début du projet : « Dans les organisations atypiques60 telles que les coopératives œuvrant dans le secteur financier, quelles sont les compétences de la direction générale qui génèrent des compétences organisationnelles distinctives, i.e. créant un ou des avantages concurrentiels? » À la formulation de cette question de recherche succéda une phase de réflexion sur la composition de la grille d’entrevue au cours de laquelle il fut convenu de formuler un postulat de départ s’inspirant des travaux de Henry Mintzberg sur les rôles du dirigeant contenus dans The nature of managerial work, paru pour la première fois en 1973. Dans cette publication, Mintzberg identifie dix rôles qu’un dirigeant, un cadre ou un manager doit assumer dans l’exercice de ses fonctions. De plus, il y classe ces rôles dans les trois catégories que voici : les rôles interpersonnels (aussi dits relationnels), les rôles informationnels et les rôles décisionnels. Les dix rôles, classés dans lesdites catégories, sont les suivants : rôles interpersonnels 1- rôle de figure de proue/rôle de symbole, 2rôle de meneur d’hommes/rôle de leader, 3- rôle d’agent de liaison, rôles informationnels 4- rôle d’observateur actif/rôle de pilote, 5- rôle d’informateur et de diffuseur, 6- rôle de porte-parole, rôles décisionnels 7- rôle d’entrepreneur, 8- rôle 60 Les organisations atypiques dont il est question dans cette recherche appartiennent au tiers secteur, c’est-à-dire qu’elles véhiculent des valeurs de l’économie sociale mais peuvent avoir des statuts juridiques différents (coopératives, mutuelles, associations, fondations). 49 d’arbitre, 9- rôle de financier, 10- rôle de négociateur61. Le postulat s’énonçait donc ainsi : « Les organisations dites atypiques et fortement différenciées dans leur secteur d’activités bénéficient ou ont bénéficié d’une direction générale aux compétences clés stratégiques axées sur les rôles interpersonnels/relationnels62. » 2.1.2 Justification du choix du postulat en début de recherche Deux raisons ont motivé la formulation de ce postulat. En premier lieu, et de manière plus globale, ce postulat nous permettait de cerner le concept autour duquel s’articule l’intérêt principal de cette recherche, soient les compétences [concept aux significations et utilisations les plus diverses tel que constaté dans le chapitre précédent]; qualifier d’emblée les compétences stratégiques requises dans le travail de la direction générale faciliterait, ai-je pensé, la collecte de données en entrevue. En effet, ces rôles du dirigeant qu’identifie et définit Mintzberg fournissaient un point de départ pour concevoir plus concrètement la problématique abordée par notre projet de recherche et en couvraient les principaux thèmes. En outre, d’autres chercheurs se sont penchés sur la prédominance des compétences relationnelles en stratégie d’affaires et la littérature se développe de plus en plus autour de ce pôle (Persais, 2004; Durand 2006). En second lieu, en mettant l’accent sur les rôles relationnels je tentais avec ma directrice de mémoire, Mme Marie-Claire Malo, de confirmer ou d’infirmer notre évaluation à la fois intuitive, parce qu’émanant de nos connaissances expérientielles63, et raisonnée parce qu’appuyée par nos connaissances factuelles de la réalité organisationnelle interne et de l’environnement externe complexe avec lesquels les dirigeants de ce type d’organisations doivent généralement composer. La réalité d’affaires particulière des organisations que nous envisagions d’approcher (par exemple le Fondaction CSN, le Fonds de Solidarité FTQ, les COOP HEC et UQÀM, diverses composantes du 61 [Informations tirées des notes de lectures de Marie-Claude Rabeau, candidate au doctorat en management et chargée de cours à HEC Montréal, 2004.] 62 L’utilisation du qualificatif relationnel prime dans le reste du mémoire lorsqu' est abordée la question de cette catégorie de rôles en particulier. 63 Mme Marie-Claire Malo a consacré au cours de sa longue carrière de chercheure universitaire, des travaux à l’étude des enjeux de gestion des coopératives, et mentionnons aussi ses implications auprès de ce type d’organisation dans la société civile. Sophie Choquet-Girard a pour sa part travaillé en collaboration avec une coopérative de services financiers dans le cadre de ses fonctions dans un OBNL. 50 Mouvement Desjardins, etc.) a singulièrement influencé le postulat de base retenu à ce stade de la recherche et selon lequel ces institutions64, qui peuvent être décrites comme atypiques et fortement différenciées dans leur secteur d’activités, bénéficient ou ont bénéficié d’une direction générale aux compétences clés axées sur le rôle relationnel. Ce deuxième argument se doit d’être élaboré. Comme l’illustre clairement la figure ci-dessus développée par Malo en 2001 (Côté et al., 2008 : 288), la direction générale occupe une position centrale dans les relations entre les différents meneurs d’enjeux internes et externes, et joue un rôle primordial « d’interface » entre les acteurs de la gouvernance et ceux de la gestion. De plus, les organisations du tiers secteur (dont font partie les organisations atypiques de l’économie sociale visées dans cette recherche) doivent, pour naître et croître, développer des liens 64 Philip Selznick, dans Leadership in Administration (1957), fait une distinction entre organisation et institution dont l’importance sera explicitée dans les prochains paragraphes. 51 et entretenir des relations avec l’État, et ce, de manière beaucoup plus étroite qu’une entreprise privée compte tenu des besoins en financement et subventions, des statuts légaux à définir et obtenir, du partenariat nécessaire dans la redistribution de la richesse, des mesures fiscales incitatives, etc. Cette nécessité de rapprochement et de collaboration se développe en une forme de coopération avec la société civile, de laquelle ces organisations émanent le plus souvent. C’est ce que Malo, Camus et Audebrand (2007), dans leur modèle de développement à trois pôles (État, société civile et marché), appellent le « lien de réciprocité », lequel constitue l’essence même de la mission de ces organisations appartenant à la « sphère solidaire » (comparativement aux sphères marchande et étatique, aussi définies par Malo, Camus et Audebrand, 2007). Mais il ne faudrait pas oublier les relations avec le marché, que les organisations se réclamant de l’économie sociale tentent de contrebalancer par leurs actions. D’ailleurs, Malo et Vézina (2003 : 14) abordent cet enjeu dans leur définition du mode de gouvernance « missionnaire » : La coopérative et l’association d’économie sociale sont des initiatives de la société civile, des micro-utopies ouvertes [en italique dans le texte] faisant jouer la réciprocité en même temps qu’elles insèrent leur entreprise dans le marché ou leur association dans un rapport partenarial avec l’État (Malo, 2000). Lorsque le projet mobilisateur est seulement un projet d’entreprise, sans projet de société, quand il n’y a pas d’utopie mobilisatrice, la gouvernance de l’organisation est en harmonie avec les valeurs et normes de l’idéologie dominante (marché, État); à l’inverse, quand le projet d’entreprise renouvelée s’inscrit dans un projet de nouvelle société (utopie d’un monde meilleur) alors la gouvernance est dans un rapport d’alternative à l’idéologie en place. Il n’en demeure pas moins que ces organisations atypiques ne peuvent ignorer les règles dominantes du marché et espérer quelque transformation sociale que ce soit en demeurant à l’extérieur du ring. Elles opèrent donc dans le marché et, ce faisant, doivent établir des relations avec les différents acteurs et les principaux meneurs d’enjeux; les rôles relationnels assumés par la direction dans le monde externe demeurent de ce fait fondamentaux pour assurer un positionnement stratégique de l’organisation face à la concurrence. Toutefois, les rôles relationnels que la direction joue auprès de sa propre 52 organisation apparaissent davantage comme la pierre d’assise de l’avantage compétitif65 susceptible d’être généré collectivement. Cet avantage devient incidemment inimitable parce que propre à l’identité unique de cette organisation : il y a émergence de compétences organisationnelles distinctives. Bref, ces constats nous ont amenées à juger plausible une démarche de recherche érigée sur un postulat statuant que ces organisations atypiques arrivent à survivre et aussi à prospérer dans un contexte d’affaires qui ne les avantage pas – leurs objectifs stratégiques devant réconcilier d’un côté une mission soucieuse du bien-être commun campée sur des valeurs de justice sociale, et de l’autre côté les exigences souvent aveugles de rendement ou de profitabilité inhérentes à l’économie de marché – lorsque la direction générale possède et sait mobiliser des compétences-clés dans l’exercice de ses rôles relationnels, et les utilise comme levier pour générer des compétences organisationnelles distinctives non reproductibles. Pour enrichir la réflexion précédemment exposée, mentionnons l’importance de l’utilisation du terme institution, plutôt qu’organisation, dans le reste de ce document, et ce, compte tenu des principaux thèmes faisant l’objet de cette recherche. Cette distinction introduite par Philip Selznick dans Leadership in Administration (1957 : 5) s’énonce comme suit : « the term organization (…) refers to an expandable tool [en italique dans le texte], a rational instrument engineered to do a job [and] an “institution”, on the other hand, is more nearly a natural product of social needs and pressures–a responsive, adaptative organism ». Pour Selznick, tout comme dans le présent texte, les deux significations ne sont pas mutuellement exclusives; au contraire, ce sont des points de vue complémentaires utilisés pour définir cette structure sociale qu’est l’entreprise (qu’elle soit privée, publique, communautaire, coopérative, ou autre). Dans le cadre de cette recherche, l’intérêt de la précision apportée ici est double. D’une part, Philip Selznick associe le passage d’organisation à institution au développement de 65 La notion d’avantage compétitif (aussi appelé avantage concurrentiel dans la littérature de gestion) n’est pas explorée ni définie dans ce mémoire. La présente recherche s’est déroulée en considérant cet avantage compétitif comme créateur de valeur pour l’organisation, les résultats variant en fonction de sa mission et de ses objectifs. 53 son caractère (traduction libre du terme « character » utilisé par Selznick, qui pourrait aussi référer à la personnalité ou l’identité collectivement et historiquement construite au sein de l’organisation, cette dernière étant plutôt définie par sa structure formelle) qu’il définit entre autres comme « an emergent institutional pattern that decisively affects the competence of an organization ». Selznick (1957 : 42, 47, 54) l’aborde comme un avantage concurrentiel inimitable parce qu’intangible et non reproductible : « character as distinctive competence (…) built into the organization ». Corollairement, on assiste à « the emergence of special capabilities66 and limitations as institutionalization proceeds » (Selznick, 1957 : 49). Quelque cinquante ans plus tard, Le Boterf (2006 : 2930), qui s’intéresse à la construction de compétences collectives, poussera cette notion un peu plus loin, mais l’esprit du propos de Selznick demeure toujours aussi vivant, dans l’extrait suivant et dans plusieurs autres : C’est l’originalité de la combinaison des actifs tangibles et intangibles qui crée et protège l’avantage compétitif durable. Cette combinatoire est en effet « tacite », invisible et peut donc difficilement être imitée ou acquise. Elle résulte de l’histoire de la firme, d’un long apprentissage collectif. (…) Le savoir organisationnel diffère de la somme des savoirs individuels. Ceci nous mène à l’autre point d’intérêt qui ressort de l’ouvrage de Selznick et doit être considéré parce qu’il est à l’origine du « organizational character » : le « leadership institutionnel ». Selznick en fait l’apologie, et pour cause, car le leader institutionnel agit à titre de catalyseur du caractère et de moteur de génération des compétences organisationnelles distinctives. Peter Drucker disait que « la raison d’être d’une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires »; Selznick ajouterait sans doute « et celle du leadership institutionnel, de leur permettre de les faire de manière unique ». « Leadership goes beyond efficiency when it sets the basic mission of the organization and when it creates a social organism capable of fulfilling that mission (…) [by] fashioning a distinctive way of thinking or acting. » (Selznick, 1957 : 136-137) Ces notions sur les liens entre leadership et compétences organisationnelles distinctives seront de nouveau mises à contribution et élaborées dans 66 Comme vu dans le chapitre précédent, les « capabilities » résultent de la combinaison des actifs tangibles et intangibles au sein d’une organisation, et peuvent devenir une compétence organisationnelle distinctive selon le contexte d’affaires, les besoins du marché… et les compétences de la direction! 54 le chapitre sur l’analyse des données. Néanmoins, même réduites à leur plus simple expression, elles viennent boucler la boucle des apports théoriques initiaux. En effet, le leadership institutionnel dont parle Selznick constitue un rôle que doit assumer la direction générale pour faire évoluer son organisation et la mener vers l’atteinte de ses objectifs stratégiques en soutenant la création de valeur à long terme. Générer de la synergie entre les échanges formels et informels, mobiliser des individus autour d’une mission et personnifier les valeurs qui y sont véhiculées, créer un corps social cohérent et maintenir sa cohésion, etc. : toutes ces responsabilités relèvent indubitablement de la catégorie des rôles relationnels / interpersonnels définis par Mintzberg. Enfin, et pour compléter cette section, il importe d’apporter la précision suivante : il est apparu impératif, et ce, assez rapidement dans la démarche de recherche, de concentrer les efforts auprès d’organisations adhérant à une idéologie commune, ou partageant les mêmes mission et vision, voire plus homogènes en termes d’activités ou oeuvrant dans le même segment de marché. Le choix s’est arrêté sur le Mouvement Desjardins, un terrain idéal puisqu’il offrait la possibilité d’une étude à différents niveaux organisationnels, avec une histoire et une culture partagées, mais des couleurs locales. Mentionnons à cet effet que les coopératives oeuvrant dans le secteur des services financiers, comme le font les différentes institutions constituant le Mouvement Desjardins, se doivent de réconcilier les valeurs de coopération qui se veulent différenciatrices pour les membres (où les vertus de la démocratie et de la justice sociale croisent le fer avec les besoins de rendement et de performance), avec la logique de marché presque purement soutenue par la quête d’une profitabilité débridée, ainsi qu’avec un environnement réglementaire propre à leur statut (plus contraignant parce qu’il s’ajoute aux lois en vigueur dans son secteur d’activités). Les dirigeants se doivent donc d’entretenir des liens avec divers acteurs et meneurs d’enjeux de la société aux niveaux économique, politique, communautaire, en région, dans les villes, etc., en plus de recruter et de mener (dans le sens de « to lead ») une force de travail, non seulement compétente, mais aussi sensible à ces valeurs « sociales » et aux intérêts des membres, quelle que soit leur richesse. Ainsi, malgré la concentration de la recherche sur un terrain plus restreint, la réalité particulière qu’on y retrouve, très différente de celle des banques 55 à charte et aussi bien plus complexe, correspondait toujours au postulat de base suggérant la prépondérance des compétences de la direction générale liées aux rôles relationnels pour générer des compétences organisationnelles distinctives. Alors, puisque tout ça se tient assez bien et que ça permet de mieux comprendre la démarche de la recherche, pourquoi avoir mis de côté le postulat et le cadre conceptuel qu’il proposait? 2.1.3 S’abstraire du cadre théorique… in situ! Pourquoi? Là est la question et ici se trouve la réponse! C’est le 10 octobre 2007, date de ma première rencontre avec un dirigeant qui avait accepté de participer à mon projet de recherche, que la réalité m’a bêtement repêchée des méandres conceptuels où j’errais depuis que je planchais sur ma grille d’entrevue. En quelques minutes, ce grand détour détaillé dans les pages ci-dessus, et qui m’avait amenée à développer un schéma mental où classer les commentaire de mon interviewé, s’est transformé en un carcan qui menaçait à tout moment de faire échouer ma première collecte de données. Mentionnons que lors de l’élaboration de la grille d’entrevue, il est apparu d’emblée évident que le cadre conceptuel devait rester le plus effacé possible pour éviter que des questions très ou trop balisées ne contraignent la spontanéité à répondre des dirigeants interviewés, voire qu’ils « adaptent » leurs réflexions et leur discours aux concepts présentés dans les questions ou sous-jacents à celles-ci. C’est ainsi que la première version de la grille d’entrevue en fut réduite à sa plus simple expression, proposant des questions courtes laissant le plus de place possible au dirigeant, lesquelles portaient sur son parcours professionnel, sur l’organisation dirigée et l’évolution de son positionnement stratégique, sur le travail de direction, puis sur l’identification des compétences organisationnelles générées par la mobilisation de ses propres compétences. La dernière question du questionnaire demeurait facultative et y figurait au cas où l’entrevue n’aurait pas permis de confirmer ou d’infirmer le postulat de base. Malgré ces précautions, cette première entrevue fut révélatrice des contraintes 56 improductives qu’imposait le postulat, et j’ai dû m’adapter en cours d’entretien pour ne pas couper l’inspiration du dirigeant en le ramenant constamment sur cet aspect (l’importance ou non du rôle relationnel). En effet, il est apparu très clairement lors de cet entretien que le postulat défini pour « encadrer » l’entrevue restreignait considérablement la spontanéité, la liberté de discours du dirigeant, et ainsi diminuait la qualité des informations recueillies… Le dirigeant tentait de faire entrer ses réponses dans mes petites cases et de me livrer son expérience en tentant de se conformer au sujet. Dès le début de l’entrevue, alors que j’exposais les tenants et aboutissants de la recherche, j’ai constaté que le dirigeant essayait de saisir mon propos académique, quoique livré de manière la moins hermétique possible, pour faire le lien avec sa réalité de dirigeant et me servir une réponse qu’il espérait satisfaisante. J’utilisais d’ailleurs la figure ci-dessous (Malo, Audebrand, Camus, 2008 : 87) pour tenter d’expliquer la conception que je me faisais du rôle de la direction générale, en précisant que j’imaginais celle-ci au cœur stratégique de ce modèle, i.e. au carrefour de toutes les influences, de tous les liens à alimenter et coordonner, par l’information, la décision et les relations… 57 J’ai bien eu l’impression de créer plus de confusion que de clarté dans l’esprit de mon interlocuteur, même si je lui avais expliqué qu’il ne s’agissait que d’un point de départ à ma réflexion. Je me suis vite rendue compte de mon faux pas : le dirigeant devant moi n’était pas là pour interpréter ma compréhension des rôles de la direction générale ni comment je l’avais échafaudée. En fait, il n’avait surtout pas besoin de le savoir et d’en être préoccupé dans ses réponses. Après quelques minutes de cette dynamique, alors qu’en jeune chercheure enthousiaste je m’affairais mentalement à « tester » ses réponses pour savoir si elles cadraient avec mon postulat et analyser son discours au lieu de me concentrer sur mon interlocuteur, je me suis servie de mon expérience de consultante en gestion pour prendre du recul in situ, réaliser que ce régime était en train d’étouffer le récit… et réussir à changer mon approche. D’abord, il me fallait écouter! Écouter pour diriger subtilement l’entrevue, et 58 laisser le dirigeant se raconter librement; arrêter d’analyser en direct ses propos avec le postulat de recherche en filigrane dans ma tête. A posteriori, j’ai compris que ma décision instinctive et salutaire de m’abstraire de la rigidité théorique du postulat en cours d’entretien pour recentrer la discussion sur les grands thèmes de ma recherche n’avait rien d’hérétique face aux sciences de la gestion. Je n’ai pas abandonné le cadre conceptuel; j’ai compris qu’il interviendrait à une étape ultérieure du mémoire. C’est ainsi qu’en interpellant l’interviewé plus généralement sur son travail de direction, sur l’évolution de l’organisation dirigée puis, en fin d’entrevue, en abordant plus directement l’idée de compétences organisationnelles, en lui demandant des précisions ou plus de détails avec seulement quelques mots-clés, l’entrevue se révéla être un succès! Suite à cette expérience, la grille d’entrevue a été révisée, non pas sur le fond mais sur la forme, plus allégée et ouverte. Devenu une contrainte dans la collecte de données mais toujours pertinent dans le cadre de la recherche, le postulat de base formulé en début de recherche a été mis de côté à cette étape de la recherche. Plutôt que de faire abstraction du postulat de base, je me suis abstraite temporairement de ce dernier au profit d’entrevues favorisant plus de liberté dans le discours et encourageant la spontanéité des dirigeants. Les deux autres entrevues ont d’ailleurs confirmé la pertinence de cette décision. 2.2 La question de recherche revisitée 2.2.1 Le choix des thèmes à aborder dans le mémoire Pour terminer ce chapitre, revenons rapidement sur la question de recherche qui a aussi évolué en cours de route. D’abord, quoique l’organisation atypique (ses définitions, ses dynamiques, ses réalités, etc.) constitue un propos des plus intéressants, un choix a dû être fait concernant l’étendue des thèmes à couvrir dans la présente recherche. Aussi, le choix du terrain de recherche se précisant autour de dirigeants du Mouvement Desjardins et de ses composantes, la question de départ a été modulée pour recentrer mes efforts et ma réflexion sur mon intérêt principal, la génération des compétences 59 organisationnelles, en délaissant entre autres le thème des « organisations atypiques ». Même si ce sujet d’étude est à peine effleuré ci-dessus, il me semblait essentiel d’en faire mention pour justifier le postulat concernant les compétences clés de la direction générale axées sur le rôle relationnel et ainsi permettre au lecteur de suivre mon cheminement vers une démarche substantiellement inductive. Le thème des organisations atypiques a donc été évacué de la question pour concentrer la recherche sur le travail de la direction générale et la génération de compétences organisationnelles distinctives. La question est donc devenue : « Dans les organisations du Mouvement Desjardins, quelles sont les compétences de la direction générale qui génèrent des compétences organisationnelles distinctives, i.e. créant un ou des avantages concurrentiels? ». D’autres facteurs ont aussi affecté le choix de cette formulation abrégée. Notamment, en choisissant le Mouvement Desjardins comme terrain de recherche, je m’assurais une certaine unité dans l’analyse et l’interprétation des résultats, et ça me permettait de situer la recherche dans un contexte cohérent (diminuant du coup les disparités entre les environnements d’affaires dans chaque cas). De plus, j’ai opté pour des dirigeants auprès desquels je pouvais m’introduire directement en raison de références solides ou parce que je les « connaissais » personnellement, et j’ai eu la chance d’obtenir rapidement une rencontre avec les premiers candidats que j’ai contactés, lesquels avaient tous œuvré au sein du Mouvement Desjardins. Le chapitre suivant qui concerne les aspects méthodologiques de la recherche s’étend plus en détails sur le choix des participants potentiels et couvre les paramètres de sélection. 2.2.2 L’atelier de recherche : un point tournant Une autre grande étape de la démarche de recherche s’est produite au cours de l’atelier de recherche. Ce séminaire rassemble des étudiants qui amorcent le processus de réflexion et de rédaction du mémoire, et vise à les guider dans cette aventure en leur offrant les conseils d’un professeur aguerri et les points de vue souvent inspirants, parfois contrariants, des collègues. Mme Anne Mesny, professeure au service de l’enseignement du management et en charge du cours à ce moment-là, m’a beaucoup fait 60 progresser dans la définition de mon sujet, et ce, toujours en me posant des questions dont la perspective m’avait complètement échappée ou que j’avais éludée ne sachant trop où la faire intervenir. Le point tournant de ma démarche de recherche s’est donc présenté de lui-même alors que Mme Mesny remettait en question la pertinence des résultats inhérents à ma question de recherche, et surtout l’apport de ma recherche au développement du management. Elle m’interpellait sur le fait que, à sa connaissance, plusieurs articles et études traitaient déjà des compétences nécessaires à un leader ou un gestionnaire pour assurer le succès de son entreprise. Piquée au vif et bousculée dans l’explication de mon sujet, j’ai réalisé en répondant à son argumentation et en justifiant la formulation de ma question de recherche que je n’avais ni l’intérêt ni l’intention de dresser une liste de compétences; ce que je cherchais à découvrir, ce n’était pas le QUOI, mais plutôt le COMMENT! L’atelier m’ayant permis de reconsidérer ma question de recherche, j’ai repris mes fiches de lecture et mes synthèses pour constater qu’effectivement beaucoup de liens avaient déjà été établis entre les qualités/habiletés/compétences d’un leader ou d’une équipe de direction, et les résultats de leur organisation; mais cet exercice m’a aussi confirmé que peu a été écrit sur les dynamiques sous-jacentes aux performances organisationnelles de toute nature. C’est pourquoi mon projet de recherche s’intéresse à ces processus informels de « génération » de compétences collectives émergeant du travail de la direction générale, lesquelles compétences procurent à l’organisation un ou des avantages concurrentiels. La formulation de la question de recherche a évolué et est devenue : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Bien sûr, l’objectif corollaire est d’établir quelles sont ces compétences de la direction générale qui contribuent à la génération de compétences organisationnelles distinctives. Cet objectif découle naturellement du premier parce que les compétences agissent comme catalyseur du 61 processus de génération : elles le déclenchent et permettent sa « mise en œuvre » informelle. Le cadre conceptuel ayant été placé en marge de la collecte de données, le présent chapitre aurait pu se contenter de quelques lignes sur les raisons de ce choix et référer les lecteurs au chapitre sur l’analyse. Cependant, la réflexion qui supporte cette décision me semble fournir un éclairage particulier sur la qualité des données recueillies en entrevue. Favoriser le libre discours et la spontanéité du répondant peut devenir un piège et demande beaucoup d’attention de la part du chercheur pour obtenir des informations pertinentes. Mais cette approche se révèle très fertile en découvertes lorsqu’elle est bien maîtrisée et qu’elle s’inscrit dans une démarche comprise et assimilée par le chercheur. 3. La méthodologie Si l' on interroge bien les hommes, en posant bien les questions, ils découvrent d' eux-mêmes la vérité sur chaque chose. -Platon 3.1 La stratégie de recherche 3.1.1 La méthode d’étude de cas La présente recherche s’articulant autour de l’étude de deux cas, convenons dès à présent d’une définition de cette méthode. Voici celle que propose Yin, chercheur reconnu pour ses études relatives à la « case study research », rendues dans des écrits magnifiquement vulgarisés si l’on considère l’aridité du sujet (2003 :13) : « an empirical inquiry that • • investigates a contemporary phenomenon within real-life context, especially when the boundaries between phenomenon and context are not clearly evident ». J’ai opté instinctivement et très tôt dans le processus de définition de mon projet de recherche pour la méthode d’étude de cas, à la suite de quoi j’ai consulté ma directrice de recherche pour obtenir son aval sur mon intention d’adopter cette stratégie. Puisqu’elle partageait mon intérêt, j’ai pu m’assurer rapidement de suivre les séminaires nécessaires à mon apprentissage de la préparation et du déroulement des entrevues semidirigées, et surtout de la rédaction de cas. En découvrant et en consultant les ouvrages de chercheurs et de professeurs (dont mes principales influences : Yin, Eisenhardt et Kisfalvi67) ayant consacré une partie de leur carrière à démontrer la validité scientifique 67 Je suis consciente du fait que la posture intellectuelle, à propos de la méthode d’étude de cas, adoptée par chacun de ces trois chercheurs diffère en ce qui concerne la finalité et, d’une certaine manière, le processus d’élaboration. Yin envisage cette méthode entre autres dans une perspective monographique, alors que Eisenhardt et Kisfalvi s’y intéressent pour illustrer pédagogiquement leurs arguments conceptuels ou théoriques. Le rapprochement que je fais entre eux se situe donc davantage sur le bienfondé de choisir une telle méthode (tous trois proposant une application à la gestion, même Yin qui inclut le management dans les disciplines qu’il juge appropriées à cette méthode), puis je me contente de considérer leurs contributions respectives comme complémentaires. 63 de la méthode d’étude de cas et la valeur de ses contributions à la connaissance, j’ai pu confirmer la pertinence de ma décision… D’abord, cette stratégie me paraît la plus adéquate compte tenu du fait que la question structurant mon projet de recherche tente d’établir la nature du lien causal (le « comment ») entre compétences du dirigeant et compétences organisationnelles. Yin s’attarde en outre à expliquer dans quelles situations de recherche et pour quelles raisons la méthode d’étude de cas devrait/pourrait prévaloir (2003 : 2, 6, 7, 13, 15) : The distinctive need for case studies arises out of the desire to understand complex social phenomena. In brief, the case study method allows investigators to retain the holistic and meaningful characteristics of reallife events–such as (…) organizational and managerial processes. (…) [Thus,] defining the research question is probably the most important step to be taken in a research study [because], in contrast to [“what” questions that] are advantageous when the research goal is to describe (…) a phenomenon, “how” and “why” questions are more explanatory and likely to lead to the use of case studies (…) because such questions deal with operational links needing to be traced over time, rather than mere frequencies or incidence. (…) In other words, you would use the case study because you deliberately wanted to cover contextual conditions–believing that they might be highly pertinent to your phenomenon study. [Ultimately], the most important [application for case studies] is to explain [en italique dans le texte] the presumed causal links in real-life interventions that are too complex for the survey or experimental strategies. Yin a passé plusieurs années, et continue encore semble-t-il, à marteler son message et à défendre ses convictions selon lesquelles la méthode d’études de cas est aussi valide scientifiquement que toute autre stratégie de recherche qu’elle soit quantitative ou qualitative, mais ce, uniquement dans la mesure où la question de recherche s’y prête et si le chercheur a les compétences / dispositions fondamentales pour réussir (2003 : 17). Ainsi, je pense avoir adopté la bonne stratégie de recherche 1- parce que ma question de recherche entend découvrir les processus informels qui s’inscrivent dans l’actualité de la vie organisationnelle sans toutefois être ponctuels, donc qu’elle s’intéresse à un mouvement, un lien causal, un phénomène social (i.e. qui prend vie dans la réalité interne propre à l’organisation) et complexe engendrant la génération de compétences 64 organisationnelles, et 2- compte tenu de mes aptitudes, de mes intérêts et de mon bagage de vie, tant professionnelle que personnelle. Ensuite, cette méthode convient davantage à mon type de personnalité, en ce sens que je m’épanouis beaucoup dans les relations que j’établis avec les gens (autant dans la sphère professionnelle que personnelle et sociale) et que j’apprends constamment au contact de l’autre, dans cet espace unique qui se crée, et où on crée de l’unique… En m’arrêtant un tant soit peu, je me nourris de ce moment qui me fait cheminer dans mon intuition de cet autre, dans ma connaissance de moi, parfois aussi dans ma compréhension de la nature humaine. En fait, la complexité de l’être humain, psychologiquement et socialement, me fascine, ce qui explique sans doute que j’adore écouter les gens, que leur histoire m’intéresse réellement et que je cherche à saisir la parcelle d’eux-mêmes qu’ils acceptent de me livrer. En choisissant la méthode de cas, ce qui impliquait la tenue d’entretiens avec des participants, j’étais persuadée de pouvoir mobiliser mes compétences, et espérais les développer. Donc, contrairement à une approche de recherche axée sur des données quantitatives, dont la finitude m’apparaît exaspérante – quoique tout à fait appropriée dans d’autres contextes de recherche et d’étude, j’ai choisi la méthode de cas pour mettre à contribution, et surtout améliorer, mes habiletés interpersonnelles. De plus, l’autre volet de la méthode d’étude de cas, soit la rédaction de ceux-ci, répond à mes intérêts « littéraires » – moi qui ai fait un détour par le Département de langue et littérature françaises de McGill au début de mon parcours de 1er cycle –, ainsi qu’à mon plaisir de l’écriture, aussi éprouvants puissent me paraître les moments de création. Ainsi, tout en respectant les règles et conventions de la rédaction d’un travail académique, j’ai pu compter sur ma passion des mots, et en infuser ma démarche, pour tenter de partager avec les lecteurs la richesse des récits recueillis auprès des participants (sujets de l’étude), lesquels portent essentiellement sur leur vécu de dirigeant. 65 Ajoutons qu’en plus du contenu explicite des entrevues et de quelques documents-clés68, les observations du chercheur donnent accès à l’affect du participant qui se dévoile au même rythme que la relation de confiance s’établit. Tacites et moins contrôlables que la teneur des propos exprimés, ces données qui émanent de la personnalité, de la connaissance de soi/du rapport à la vie intérieure, ainsi que des dispositions émotives de l’interviewé, ont peu de chance de se manifester autrement qu’en entrevue semi-dirigée. Cette « matière » constitue de l’information ponctuelle et évanescente, qui se construit de manière imprévisible et qui se ressent plus qu’elle ne s’observe et s’analyse… Or, avec des mots soigneusement choisis et agencés, on arrive à rendre dans le cas, du moins en partie, cette inflexion dans la voix au détour d’une phrase qui se voulait pourtant factuelle et soupesée, l’humilité d’un sourire et la sagesse des pattes-d’oie qui serrent les rangs quand la fierté d’une belle réussite fait briller le regard, l’amertume d’un échec qui se dessine à la commissure de la bouche, l’espoir de l’idéal qui ne saurait s’éteindre – ou parfois qui subsiste à peine dans le repli d’un souvenir d’une époque révolue –, la déception qui fuit dans un silence qui s’étire ou bien la connivence qui y naît subrepticement. Bref, le cas offre la possibilité de recréer subtilement, et assez honnêtement, l’atmosphère qui s’est installée au cours de l’entretien, tout comme le photographe (de l’ère pré-numérique, il va sans dire) expose ses négatifs dans sa chambre noire pour en révéler les images. Avant de rencontrer la professeure Kisfalvi et de suivre son séminaire Leadership et analyses de cas, j’avais l’intuition de la force que représente cette subjectivité dans les entrevues, et de l’importance de ne pas sous-estimer l’interaction entre mes émotions et celles du sujet en choisissant une recherche axée sur l’étude de cas; mais j’avais bien peu de mots scientifiques, et académiquement crédibles, pour exprimer et expliquer cette intuition. C’est dans un article de Kisfalvi (2006) que j’ai trouvé une grande part des justifications dont j’avais besoin pour valider mes impressions. En effet, dans un vibrant plaidoyer pour la reconnaissance de la subjectivité et des émotions comme outils légitimes d’intervention et d’analyse dans la méthode d’étude de cas, l’auteure étaie ses 68 L’information est tirée d’un document préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes qualitatives, et ce, dans le cadre de l’atelier de recherche (19 mars 2008). 66 arguments en s’inspirant des travaux et conclusions de Georges Devereux (From anxiety to Method in the Behavioural Sciences, 1967), anthropologue, psychanalyste et ethnopsychanalyste (Kisfalvi, 2006 : 110-111) : [Devereux] concludes that «[a]ny effective behavioural science methodology […m]ust use the subjectivity inherent in all observation as the royal road to an authentic, rather than fictitious, objectivity» (Devereux, 1967: xvii). (…) Furthermore, Devereux links subjectivity, anxiety and emotions (or affect, as he terms it) and the importance of recognizing and taking them into account and in order to attain greater objectivity: «Objectivity results from the creative control of consciously recognized irrational reactions, without loss of affect» (Devereux, 1967: 100, emphasis in original). Rather than advocating the removal of affect from research, Devereux criticizes the fact that «some behavioural scientists (…) dissociate themselves from their subjects and assume a more or less extra-human observer position (…)» and argues that «The resulting loss of feeling and the impairment of the (…) sense of one’s own humanity would in themselves be sufficient reasons for avoiding aloofness, even if it were not obvious that the most productive way in which one can study man is through the medium of one’s own humanity» (1967: 156). Bien sûr, il y a le paradoxe de l’écueil de l’interprétation, qu’il faut « éviter » à l’étape de la rédaction du cas, pour ne pas laisser trop d’empreintes sur les paroles de l’interviewé, en même temps que consommer puisque c’est le principal matériel du chercheur en « sciences humaines et sociales ». On ne saurait prétendre à une objectivité infaillible, alors que deux êtres de subjectivité se rencontrent et échangent, mais il est réaliste d’affirmer que l’expérience subjective du chercheur, s’il en est conscient et arrive à l’utiliser de manière constructive, lui permettra de s’imprégner de celle du sujet, voire même d’aider ce dernier à accéder à sa propre expérience. Il faut donc baliser, en quelque sorte, la mobilisation de notre affect en recherche, et il est possible de le faire sans se retirer de soi et sans désincarner l’étude du sujet : il s’agit, par exemple, de se connaître au moins suffisamment pour ne pas tomber dans la complaisance ou la répulsion/le dédain; de pouvoir guider l’entrevue selon les objectifs de la recherche, et non pas en fonction de nos attentes, tout en acceptant de ne pas tout contrôler pour suivre l’interviewé sur le chemin qu’il prend et le laisser progresser même s’il semble s’égarer; de savoir ramener le sujet s’il fuit inconsciemment les réponses à certaines 67 questions ou contourne certains thèmes, mais aussi apprendre à insister « juste assez » pour éviter que le sujet ne ferme toutes les portes au chercheur et se retire irrémédiablement dans ses retranchements. Il s’agit aussi de cultiver notre capacité à prendre du recul, sur le terrain dans la construction de la relation, avant la rédaction dans le choix du contenu du cas et de la présentation des données, ou en cours d’écriture en discernant le récit de l’analyse. Le chercheur doit être conscient des préjugés, des présuppositions et des prédispositions qu’il pourrait entretenir par rapport à l’interviewé, ses valeurs, ses décisions, son vécu, ses opinions, etc. Avec la méthode de cas, le chercheur demeure son meilleur outil, le plus fiable et le plus fécond, mais peut aussi devenir son plus grand péril… 3.1.2 Échantillonnage et devis de recherche Le processus constitue l’unité d’analyse sur laquelle nous tenterons de tirer des conclusions dans ce mémoire. C’est dans cette optique que s’est fait le choix des objets d’études (nommés dans ce chapitre sujets d’étude, participants, dirigeants) selon un « échantillonnage [dit] délibéré (« purposeful ») plutôt que « probabiliste », [puisque] chaque objet d' étude (ou cas) est choisi afin de maximiser sa contribution marginale à la connaissance. » 69 Par ailleurs, le principe de comparaison est aussi intervenu dans l’échantillonnage puisque la « sélection » des participants, dans la mesure de leurs disponibilités et de leur volonté à participer au projet de recherche, a été motivée par les positions occupées au sein du Mouvement Desjardins, de manière à assurer une dispersion représentative dans l’organisation, tel qu’expliqué ci-après. En délimitant le terrain de recherche au Mouvement Desjardins, j’ai d’emblée décidé de m’intéresser à tous les niveaux de ce regroupement d’entités autonomes, que ce soit la Fédération des caisses, les caisses elles-mêmes, les « filiales », tout dépendant des dirigeants qui accepteraient de participer à ma recherche. J’espérais donc pouvoir rencontrer des sujets ayant occupé des fonctions ou dirigé des institutions affiliées à 69 L’information est tirée d’un document préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes qualitatives, et ce, dans le cadre de l’atelier de recherche (19 mars 2008). 68 Desjardins représentant idéalement les activités opérationnelles et stratégiques, de manière à comparer les processus informels de génération des compétences organisationnelles distinctives à divers niveaux de la structure. C’est dans un article d’Eisenhardt et Graebner (2007 : 28) que j’ai trouvé à valider et justifier mes choix : The challenge of interview data is best mitigated by data collection approaches that limit bias. A key approach is using numerous and highly knowledgeable informants who view the focal phenomena from diverse perspectives. These informants can include organizational actors from different hierarchical levels, functional areas, groups, and geographies, as well as actors from other relevant organizations and outside observers such as market analysts. It is unlikely that these varied informants will engage in convergent retrospective sensemaking and/or impression management. Suite à cette réflexion, j’ai pris contact avec deux dirigeants auprès desquels j’avais la possibilité d’être introduite, puis j’ai tenté ma chance auprès du troisième en me procurant son adresse électronique. Tous les trois –un d’entre eux seulement était et est encore en poste– ont généreusement accepté de participer à cette recherche : M. Pierre Marin, anciennement directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins, M. Louis L. Roquet, toujours président et chef de l’exploitation de Desjardins Capital de risque, puis M. Claude Béland, ex-président du Mouvement Desjardins. En ce qui a trait au procédé adopté dans ma recherche par étude de cas, je me réfère au tableau ci-dessous pour en exposer la méthodologie. Cette matrice, qui résume bien les options qui s’offrent au chercheur, me permet de préciser que ma démarche s’inscrit d’une part dans la catégorie « holistique » puisqu’elle se concentre sur une unité d’analyse, i.e. les processus informels, et d’autre part se classe dans la famille des « cas multiples ». 69 ! " # # $ ! % % & '! ( ! # ) $ ! ! * $ ! ! # Source : Document sur les méthodes qualitatives préparé par Ann Langley. Tableau inspiré et traduit de Yin (2003 : 40, Figure 2.4 Basic Types of Designs for Case Studies) Dans l’ extrait suivant, en plus de réitérer les propos de Yin, Eisenhardt et Graebner confirment la pertinence de comparer des cas de manière à dégager, s’ il y a lieu, la théorie les liant et proposer une explication du phénomène commun (2007 : 25) : Like a series of related laboratory experiments, multiple cases are discrete experiments that serve as replications, contrasts, and extensions to the emerging theory (Yin, 1994). But while laboratory experiments isolate the phenomena from their context, case studies emphasize the rich, real-world context in which the phenomena occur. Avant de commencer mon terrain, je ne pouvais pas me prononcer à savoir quels types de cas, semblables ou contrastants, se manifesteraient. Je devais envisager d’ être confrontée à des cas complètement dissonants puisque je m’ introduisais dans trois sphères décisionnelles différentes : je devais m’ attendre à rencontrer trois perspectives divergentes sur le Mouvement en m’ assurant de ne pas en concevoir une comme plus « méritoire » qu’ une autre (ne serait-ce que par transfert avec le sujet d’ étude), et ce, au détriment de l’ unité d’ analyse. Cependant, mon intuition me faisait pencher du côté des cas semblables pour les raisons suivantes : d’ abord, le dirigeant qui œ uvre au sein d’ un mouvement coopératif comme Desjardins, à quelque niveau que ce soit, doit partager et incarner un certain nombre de valeurs qui se dégagent de la mission, telles la démocratie ou la justice sociale, et que véhicule le Mouvement Desjardins, influençant de même les 70 philosophies de gestion même si les personnalités diffèrent; ensuite, les dirigeants que j’ ai choisis avaient en commun d’ être estimés, voire admirés, pour leurs idéaux nourris à l’ endroit du bien-être de la communauté et des plus vulnérables, pour leurs accomplissements, pour le respect démontré envers la société, leurs pairs et leurs employés, et pour cette humilité qui vient du poids du devoir et des responsabilités qui leur incombent de mener leur organisation, alors que tant d’ autres y cherchent l’ honneur et les privilèges. Mentionnons que, quoique j’ aie pu avoir le plaisir de rencontrer M. Roquet, l’ entrevue dut être écourtée et, par la suite, les contraintes de temps ne m’ ont pas permis d’ obtenir les données suffisantes à la rédaction du cas. Le contexte nous a été défavorable, à la fois à cause de la conjoncture professionnelle de M. Roquet et de ma situation personnelle, ayant dû déployer beaucoup d’ énergie dans la bataille que j’ ai livrée pour ma vie. Tout d’ abord, lors de ma rencontre avec M. Roquet à la fin février 2008, la campagne électorale interne pour trouver un successeur à M. Alban d’ Amours à la présidence du Mouvement Desjardins battait son plein. M. Roquet étant parmi les candidats, le temps qu’ il pouvait m’ accorder était très limité, surtout considérant que nous étions à un mois du jour J et qu’ il devait aussi continuer à assumer ses fonctions de président et chef de l’ exploitation de Desjardins Capital de risque. Bref, l’ entretien n’ a duré qu’ une cinquantaine de minutes, entrecoupé d’ un important appel que M. Roquet attendait et ne pouvait pas reporter; plus important encore est le fait que l’ attention de M. Roquet était indéniablement tournée vers les enjeux à la présidence du Mouvement. Malgré tout, je suis repartie avec le sentiment d’ avoir passé un moment privilégié auprès d’ un grand dirigeant et dont les réflexions m’ ont permis de progresser dans ma démarche de recherche. Il est vrai que, dans l’ année qui s’ est écoulée depuis, j’ aurais pu reprendre contact avec M. Roquet pour compléter l’ entrevue, lui qui m’ avait d’ ailleurs assurée de son appui, me proposant même de continuer l’ échange par courriel ou téléphone. En fait, la dernière année a été pour moi une des plus difficiles en ce qui concerne ma santé, ma survie. 71 Les contraintes de temps (auxquelles concourrait l’ épuisement) relèvent donc avant tout de ma responsabilité. C’ est avec l’ appui de ma directrice de mémoire que j’ ai donc pris la décision de me concentrer sur l’ étude de deux cas. Il nous apparaît très important, cependant, de préciser que nous avons pu minimiser le compromis méthodologique qui a ainsi dû être fait, puisque les deux cas à l’ étude se trouvent aux extrémités du Mouvement Desjardins en termes du type d’ activités et de pouvoirs décisionnels, ce qui favorise la comparaison par contraste. En effet, M. Béland représente la direction au sommet stratégique du Mouvement Desjardins et M. Marin, la direction d’ une caisse de groupe, à la base du Mouvement (dans le sens opérationnel). Je me permettrai aussi de faire intervenir, quoiqu’ avec réserve, les résultats de l’ analyse préliminaire dégagée de l’ entrevue réalisée auprès M. Roquet, puisqu’ une plus longue entrevue n’ aurait sans doute pas changé ces résultats, mais aurait fourni plus de matériel pour étoffer le cas. 3.2 Cueillette des données et méthode d’analyse 3.2.1 Les entrevues semi-dirigées Je me suis attardée au chapitre précédent à expliquer en quoi le déroulement des entrevues a eu un impact déterminant sur la démarche de recherche, et tout particulièrement comment les débuts du premier entretien m’ ont permis de faire des ajustements très salutaires sur le moment et pour les entrevues subséquentes. Pour éviter les redondances, je me contenterai d’ ajouter les informations complémentaires et concernant strictement les aspects éthique et méthodologique. D’ abord, voici quelques précisions, entre autres chronologiques, qui éclaireront le parcours que j’ ai dû emprunter. L’ entrevue avec M. Pierre Marin a été précipitée en raison d’ un voyage de plusieurs mois dont le départ était prévu quelques jours après notre première communication par téléphone. En effet, j’ ai appris au début du mois d’ octobre 2007 que M. Marin, un des dirigeants que je désirais ardemment rencontrer dans le cadre de mon projet de recherche, s’ apprêtait à quitter le Québec pour un séjour 72 de six mois au Nicaragua. Mon guide d’ entrevue était déjà prêt, et il ne se voulait pas « exploratoire », sauf que mon dossier n’ avait pas encore été approuvé par le Comité éthique de la recherche (CER) – condition sine qua non lorsqu’ une démarche de recherche se fait avec des êtres humains. Étant dans l’ impossibilité d’ obtenir ma certification aussi rapidement, j’ ai pris la décision, avec l’ approbation de ma directrice de mémoire Marie-Claire Malo, de rencontrer néanmoins M. Marin le 10 octobre 2007 pour une entrevue que j’ ai dû qualifier d’ exploratoire à partir de ce moment-là (voir le guide d’ entrevue initial à l’ annexe 8a). Je me suis assurée dans ce contexte de prendre toutes les précautions possibles et nécessaires pour protéger les intérêts de M. Marin et pour que cette première étape de ma collecte de données respecte les normes du CER. Au début de l’ entrevue, j’ ai expliqué la situation au participant, puis j’ ai obtenu son consentement : il m’ a répondu qu’ il comprenait bien la démarche et qu’ il consentait à faire l’ entrevue. Nous avons aussi convenu que je lui ferais parvenir le formulaire de consentement officiel par courriel pour avoir sa signature écrite, et que je lui enverrais aussi le cas par courriel pour obtenir ses commentaires et son approbation pour la diffusion dans le mémoire. Il n’ en demeure pas moins que l’ entrevue avec Pierre Marin s’ est vraiment avérée être « exploratoire », en ce sens qu’ elle m’ a amenée à repenser mon questionnaire d’ entrevue en profondeur. Après discussion avec ma directrice, j’ ai pu déposer un dossier complet au CER, incluant un guide d’ entrevue allégé (voir le guide revu et approuvé par le CER à l’ annexe 8b), lequel a été approuvé quelques semaines plus tard. J’ ai par le fait même ajouté à mon dossier remis au CER une annexe exposant ma problématique relative à l’ entrevue « non autorisée », mais malgré tout essentielle dans ma démarche. Compte tenu de la procédure rigoureuse suivie avec le participant et des documents qui lui avaient été fournis, le CER a statué que le risque auquel M. Marin avait été exposé était minime et que les données recueillies au cours de l’ entrevue pouvaient être utilisées. L’ entrevue avec M. Béland s’ est déroulée en février de l’ année suivante. Ainsi, j’ ai rencontré chacun d’ eux individuellement, pour un entretien qui dans les deux cas a duré environ deux heures trente minutes. Outre les premiers instants de l’ entrevue avec Pierre Marin, après lesquels j’ ai délaissé le cadre rigide du guide que j’ avais élaboré 73 initialement, les entretiens se sont déroulés sous le signe de la spontanéité. Je me suis contentée de poser seulement quelques questions « cadres » pour laisser libre cours aux réflexions du sujet, le laissant m’ amener sur des pistes imprévues, et ce, tout en m’ assurant de couvrir le thème principal de mon projet de recherche, soit le lien/le processus entre compétences du dirigeant et compétences organisationnelles. À ma grande surprise, je n’ ai pas eu à leur poser la question directement; en leur demandant de me « parler de leur travail de direction », l’ essence même de ce que je cherchais à découvrir m’ a été livrée, et je n’ ai plus eu qu’ à alimenter de manière sporadique la trame de leurs commentaires, ainsi qu’ obtenir quelques précisions. Bref, pour favoriser les découvertes, le guide d’ entrevue ne comprenait que quelques questions-clés couvrant les idées directrices de la recherche (certaines questions apparaissant à l’ annexe 8b n’ ont pas été posées et avaient été ajoutées au cas où il m’ aurait été difficile d’ amener le participant à charpenter ses réponses) : la qualité des données recueillies reposait donc sur la pertinence des pistes de réflexion offertes (et adaptées) à chaque dirigeant rencontré ainsi que sur la confiance et la complicité établies entre lui et moi, plutôt que sur la quantité et la séquence des questions posées. Au cours des entrevues, que je qualifierais de « peu structurées » et qui se sont développées naturellement sur le mode d’ un récit de vie « professionnelle », quatre questions ont suffi à me fournir toutes les données empiriques qu’ il me fallait pour analyser et tirer des conclusions. « Parlez-moi de… 1- … votre parcours à titre de dirigeant. » 2- … l’ organisation que vous avez dirigée. » 3- … votre travail de direction dans cette organisation. » 4- … son positionnement stratégique. » La question qui m’ a valu les réponses-fleuves les plus fructueuses est « Parlez-moi de votre travail de direction dans cette organisation ». Tout simplement! Certains argueront qu’ un questionnaire peu élaboré confère moins d’ objectivité à la stratégie de recherche, ce à quoi on pourrait rétorquer que la rigidité peut devenir un frein dans certains contextes d’ entrevues, alors que dans d’ autres situations de recherche la latitude ainsi 74 offerte par un guide d’ entrevue plus dégagé pourrait se transformer en catastrophe… Il faut au chercheur un certain instinct du moment, savoir s’ effacer devant le sujet lorsque nécessaire, ne pas imposer un carcan à ses propos et ses idées, ou au contraire s’ en tenir à une grille d’ entrevue plus stricte si les besoins de la recherche le commandent. Pour prétendre à l’ objectivité en sciences de la gestion, peut-être faut-il faire preuve de « compétence scientifique », un « savoir-agir » qui se concrétise dans l’ acte de collecte des données? 3.2.2 L’ analyse des données Il va sans dire que le contenu des réponses que m’ ont faites les dirigeants rencontrés constitue ma base de données. Ces données m’ ont permis dans un premier temps de rédiger un cas sur chacun d’ eux, lesquels seront analysés qualitativement, de manière à favoriser l’ émergence d’ une théorie. L’ outil d’ analyse utilisé dans la réalisation de cette étape est une grille de comparaison de cas, laquelle sera présentée en détails au chapitre 5. Les variables étudiées dans cette grille se sont dégagées de l’ analyse préliminaire des verbatim, puis des cas, démarche que nous avons systématisée le plus possible en reprenant trois questions-clés pour chacun des dirigeants rencontrés. La difficulté est venue du fait que le chemin parcouru par chaque participant ne concordait que très peu entre eux, mais l’ intérêt principal demeure que ces chemins se recoupent en un point central, lesdits processus informels, comme on le verra lors de l’ analyse des données et de l’ interprétation des résultats (le chapitre 5). 3.3 Validité de la méthode choisie et considérations éthiques 3.3.1 Qualités et limites de la méthode choisie70 Dans le cadre d’ une recherche qui se veut valide d’ un point de vue scientifique et qui tente de faire progresser l’ état des connaissances dans son champ de spécialisation, deux facteurs doivent faire l’ objet d’ une attention particulière : la crédibilité et la 70 L’ information théorique utilisée dans cette sous-section est une fois de plus tirée du document cité préalablement, lequel a été préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes qualitatives, et ce, dans le cadre de l’ atelier de recherche (19 mars 2008). 75 généralisation. Assurer la qualité de l’ étude passe donc, entre autres, par l’ intérêt porté à ces deux importants enjeux et par les stratégies appliquées pour l’ atteindre. Premièrement, puisque la crédibilité de l’ approche repose sur le chercheur comme instrument, ma principale stratégie pour atténuer les risques est de rendre explicites les biais suspectés et les limites qui en découlent. Un des principaux biais à relever est mon sentiment très favorable face au Mouvement Desjardins, ayant été élevée dans une famille qui croyait aux valeurs fondatrices de ce mouvement coopératif, particulièrement en ce qui a trait à la justice sociale, et auxquelles j’ ai été initiée très tôt. D’ un autre côté, je suis convaincue que c’ était aussi un avantage dans la relation que je devais établir avec les sujets d’ étude. Ayant travaillé dans, ou collaboré avec, des organismes des milieux communautaire, culturel ou politique qu’ ils connaissent, j’ ai pu tisser d’ autres liens, plus engageants parce qu’ ils faisaient écho à leur vécu, leurs expériences, leurs idéaux, etc. On partageait un schème de pensée, des valeurs, des inquiétudes face au devenir de Desjardins et des mouvements coopératifs… mais parce que je pouvais comprendre ce qui les anime viscéralement, je pense avoir eu accès à ce qu’ ils ont de plus authentique comme dirigeant et comme être humain. Pour finir, précisons encore que j’ entretiens un biais positif à leur égard du fait de l’ estime que je leur porte : j’ ai de l’ admiration pour leurs réalisations sociales, leurs convictions et leur détermination à mettre en pratique celles-ci au profit du bien-être commun, malgré les batailles à mener contre la logique du rendement qui mène le monde… (Fût-ce à sa crise, comme on le constate depuis quelques mois!) Ces biais sont contrebalancés par le fait que j’ ai délibérément choisi des dirigeants qui avaient accompli beaucoup. De plus, le thème principal de ce mémoire se penche avant tout sur la génération des compétences… J’ aurais pu tomber sur un cas où le processus informel ne génère pas de compétences, mais en détruit. Cependant, les chances me semblaient plutôt minces de voir cette possibilité se révéler dans leurs propos compte tenu de la solide réputation qui précède chacun des trois dirigeants que j’ ai rencontrés. 76 Enfin, le facteur de la généralisation souligne la nécessité de « justifier l’ intérêt de résultats basés sur un petit échantillon », et incidemment du caractère transférable ou non des conclusions ainsi tirées. Cet argument sera abordé au chapitre 5 et devrait « fournir suffisamment de détails pour permettre au lecteur de juger ». Je préciserais tout de suite qu’ il m’ apparaît hasardeux de généraliser mes découvertes qui se dégagent de l’ expérience de seulement trois dirigeants, qui plus est oeuvrant tous les trois dans un Mouvement fortement défini par les valeurs de coopération qu’ il prône, mais qu’ il serait très intéressant d’ en faire le sujet d’ une étude plus approfondie. 3.3.2 Certification éthique du projet de recherche En termes de considérations éthiques, j’ ajouterais à ce qui a déjà été écrit dans une section précédente quelques éléments de précision concernant le déroulement des faits. Ainsi, les participants ont tous été approchés soit par téléphone, soit par courriel – auquel cas un appel s’ en est suivi pour discuter des modalités de l’ entrevue –, en leur expliquant brièvement mon projet de recherche, les objectifs poursuivis, pourquoi leur contribution me permettrait de répondre à ma question de recherche, et finalement en quoi consisterait leur participation (par exemple, sur le plan de la confidentialité, de la diffusion des données, du temps nécessaire pour l' entrevue et la rétroaction, etc.). Au cours de cette première communication, les participants ont aussi été informés de la nécessité d’ enregistrer l’ entrevue, mais aussi du caractère confidentiel de celle-ci. En effet, les entretiens et les verbatim sont conservés en lieu sûr et demeurent confidentiels dans leur intégralité, sauf pour ma directrice de mémoire, ce qui a aussi été précisé dès le départ : c’ était donc là l’ entente proposée aux dirigeants et qu’ ils ont tous acceptée (un formulaire de consentement a été signé par chacun d’ eux). L’ entente stipulait aussi que le cas rédigé devait être soumis au dirigeant concerné, son approbation étant requise avant toute diffusion du cas. Toutes les conditions de l’ entente ont été scrupuleusement respectées, et les enregistrements et verbatim seront détruits à la fin du processus de recherche. 4. La présentation des données 4.1 Avant-propos : survol historique de Desjardins Tel qu’ annoncé, les données recueillies en entrevues auprès de MM. Claude Béland et Pierre Marin sont présentées sous forme de cas. Ces deux dirigeants ont en commun d’ avoir œ uvré au sein même du Mouvement Desjardins ou de certaines institutions qui le composent; c’ est dans ce chapitre qu’ ils partagent généreusement avec nous de larges extraits de leur riche expérience professionnelle. Mais tout d’ abord, les prochaines pages sont consacrées à quelques faits saillants de l’ histoire du Mouvement Desjardins. Connaître les grandes lignes de l’ évolution de la structure organisationnelle au sein du mouvement coopératif qu’ est Desjardins depuis la création de la première caisse populaire en 1900, et particulièrement les transformations connues au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, permettra au lecteur de mieux saisir les enjeux liés au travail de direction survenus au cours des mandats de MM. Béland et Marin. Aussi, de manière à faciliter la lecture des cas suivants, vous voici présenté un bref survol des changements majeurs survenus au cours de cette période et ayant pu avoir un impact sur leurs réflexions et décisions stratégiques. Les caractéristiques propres à l’ organisation de chaque dirigeant seront détaillées lorsque nécessaire à même les cas. Tout le contenu informatif de l’ encadré ci-dessous a été puisé principalement dans « Desjardins en mouvement : Comment une grande coopérative de services financiers se restructure pour mieux servir ses membres » (de Pierre Poulin et Benoît Tremblay, paru en 2005), et de manière complémentaire dans les entrevues réalisées avec les dirigeants. ______________________________________________________________________ 1900-1930 : La fondation et les années de croissance Le nouveau modèle de coopérative que propose Alphonse Desjardins lorsqu’il fonde la Caisse populaire de Lévis le 6 décembre 1900 s’enracine tranquillement au Québec jusqu’au début des années 1930, période au cours de laquelle des caisses apparaissent un peu partout au Québec, en Ontario et même aux États- 78 Unis, surtout en milieu rural. Fédérer les entités autonomes que sont les caisses et se doter d’une Caisse centrale s’avère un processus long et pénible compte tenu que les caisses se méfient de la centralisation des pouvoirs à Lévis, craignant pour le pécule de leurs membres et la perte de contrôle sur les décisions les concernant. Ce projet avait pourtant été imaginé par Alphonse Desjardins pour surveiller la rigueur des activités des caisses, protéger leurs épargnants et assurer à chacune la disponibilité des fonds nécessaires à leur développement prudent; toutefois, ses tentatives demeureront vaines jusqu’à sa mort en 1920. Les unions régionales constituent les premiers regroupements de caisses et apparaissent dès le début des années 1920. Elles ont pour mandat de régir les activités des caisses populaires situées sur leur territoire et de les représenter pour défendre leurs intérêts. La Fédération provinciale des unions régionales ne se concrétisera qu’en 1932, après d’âpres discussions sur le partage des responsabilités et sur la représentativité au « Conseil de la Fédération ». Malgré certaines réticences, les caisses s’y résignent, contraintes par le manque de ressources financières qu’engendre la crise économique de 1929. 1940-1960 : Les années d’expansion Entre 1935 et 1945, les caisses se multiplient à une vitesse fulgurante, passant de 260 à 944 caisses et de 44 883 à 371 211 membres. Remporter un succès aussi éclatant génère incidemment des « besoins des caisses et de leurs membres, [lesquels désirent] s’inscrire dans le mouvement plus large d’émancipation économique des Canadiens français », et amène donc les groupes sociaux à revendiquer l’utilisation des « caisses comme levier financier pour [y] répondre ». (p. 16) Ainsi, au cours des décennies 1940, 1950 et 1960, plusieurs entreprises satellites voient le jour pour offrir « des services financiers complémentaires » (p. 16) et diversifiés, par exemple des produits d’assurance, aux membres des caisses populaires partout au Québec. L’expansion « de ce réseau de sociétés filiales introduit une nouvelle dynamique au sein de ce qu’on 79 appelle maintenant le Mouvement Desjardins. Ces sociétés ne relèvent pas directement de la Fédération [des unions régionales des caisses populaires Desjardins du Québec] et jouissent d’une relative autonomie au sein du Mouvement, (…) favorisant l’apparition de nouveaux centres de décisions en marge des instances reconnues. » (p. 17) De plus, les écarts considérables entre les ressources dont dispose chaque union régionale pour aider son réseau de caisses à se développer représentent depuis toujours une source de tensions et de conflits entre les représentants élus au conseil d’administration de la Fédération. Notamment, les plus petites réclament une centralisation accrue des pouvoirs pour « regrouper les disponibilités de fonds et équilibrer l’offre et la demande d’argent dans les caisses » (p. 9), alors que les plus grosses défendent jalousement le droit de disposer de leurs liquidités comme elles l’entendent. Dans la seconde moitié des années 1960, les « besoins d’intégration des activités du Mouvement vont amener les dirigeants à repenser les structures de coordination au sommet » (p. 17), alors que le Gouvernement du Québec entreprend une « modernisation de la réglementation du secteur financier » (p. 17) avec la mise sur pied du Comité d’étude sur les institutions financières créé en 1965 et présidé par Jacques Parizeau. Les recommandations de ce Comité mèneront entre autres à l’adoption d’une loi encadrant les activités du Mouvement Desjardins. 1970-1980 : Les années de consolidation En 1971, cette « loi [provinciale] consacre la Fédération des unions régionales des caisses [populaires Desjardins du Québec] comme l’organisme de coordination du Mouvement coopératif Desjardins » (p. 18). L’ampleur des prérogatives décisionnelles qui lui sont ainsi dévolues (…) confirme de surcroît « le pouvoir ultime du réseau de caisses » (p. 18) sur les autres sociétés affiliées qui veulent en devenir membres, mais reconnaît surtout leur statut d’institutions financières au même titre que les banques à charte. Malgré 80 plusieurs comités, études, rapports et recommandations au cours des années 1970 pour améliorer entre autres l’intégration des sociétés affiliées au sein de la Fédération et les relations entre les unions régionales, la structure demeure pratiquement inchangée jusqu’à la crise économique de 1981-82. En 1979, les dix unions régionales changent de dénomination et deviennent les Fédérations régionales (toujours au nombre de dix), auxquelles s’ajoute la Fédération des caisses d’économie du Québec intéressée à entrer dans le giron du Mouvement Desjardins, avant tout pour obtenir le très avant-gardiste système informatisé Inter-Caisses que réclament ses membres. Incidemment, la Fédération des unions régionales des caisses populaires Desjardins du Québec devient la Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec; celleci chapeaute les 11 Fédérations et hérite de plus de responsabilités liées à la promotion de l’unité du Mouvement véhiculée par son image publique, de même que celles « relatives à la définition des orientations et des politiques [communes stratégiques] » (p. 45). Toutefois les désaccords de fond persistent, les négociations pour dénouer les impasses sont une fois de plus différées, et dans les faits le champ d’action de la Confédération reste limité : ainsi, peu de changements déterminants concernant la coordination, l’organisation et le fonctionnement des structures s’opéreront. En 1983, aux lendemains d’une crise économique dévastatrice, force est de constater que la solidarité du Mouvement Desjardins est bien réelle, malgré les chicanes de clocher. Le Fonds de sécurité Desjardins, auquel toutes les caisses cotisent depuis 1949, permet de parer les coups les plus durs et de soutenir les établissements éprouvant des problèmes de solvabilité pendant la crise, ainsi que « de renforcer la crédibilité du Mouvement auprès des membres et sur les marchés financiers » (p. 57). Néanmoins, la nécessité de revoir les mécanismes de coordination et de résoudre les problèmes de concertation entre les structures demeure, et les réflexions au sommet du Mouvement Desjardins s’intensifient. 81 C’est dans ce contexte que « la direction générale [de la Confédération] (…) rappelle [au Conseil] le défi constant de concilier la décentralisation des composantes et la centralisation nécessaire à la coordination » (p. 74). Un grand pas est franchi au Congrès des caisses de 1983 alors que sont adoptées une mission et une planification stratégique propres au Mouvement Desjardins, conférant une identité au symbole que peuvent en outre s’approprier les caisses. « Cette mission, qui propose aux caisses de “contribuer au mieux-être économique et social des personnes et des collectivités […] en développant un réseau coopératif intégré de services financiers sécuritaires et rentables, sur une base permanente […]”, vient donner un sens beaucoup plus précis à l’activité des caisses tout en soulignant leur appartenance à un réseau. » (p. 74) ______________________________________________________________________ Bien sûr, beaucoup d’ autres événements viendront par la suite ponctuer l’ avancée vers une prospérité toujours grandissante de ce fleuron québécois; les plus pertinents d’ entre eux, relativement aux expériences professionnelles de MM. Claude Béland et Pierre Marin, font l’ objet des cas qui suivent. Cette brève entrée en matière ne doit en aucun cas être considérée un tant soit peu comme exhaustive, et ne prétendait qu’ à introduire quelques faits appropriés au contexte des cas. 82 4.2 Monsieur Claude Béland Président, Mouvement Desjardins (1987-2000) De la « théorie de l’alpiniste » et de la vision pour « réussir la solidarité »75 : l’ascension de Claude Béland sur le versant du Mouvement coopératif Desjardins C’ est dans son éducation familiale que l’ ancien président du Mouvement Desjardins, M. Claude Béland, a puisé les valeurs qui l’ ont guidé tout au long de sa vie, tant dans ses décisions concernant sa carrière que dans le choix des causes qu’ il a défendues avec cœ ur et conviction : justice sociale, coopération, entraide… pour ne nommer que cellesci. Inspiré dès son jeune âge par un père aux grandes qualités humaines, ce leader rassembleur et visionnaire maintes fois décoré (Officier de l’ Ordre du Québec et de l’ Ordre des francophones d’ Amérique, médaille Advocatus Emeritus décernée par le Barreau du Québec, ainsi que plusieurs doctorats honoris causa remis par des universités du Québec et de la France76) s’ est employé socialement et professionnellement à mettre la solidarité au service du mieux-être commun. D’ ailleurs, en considérant la longue feuille de route77 de Claude Béland, on remarque l’ ampleur de son engagement social, ainsi que l’ impact de ses réflexions, de ses prises de position et de ses actions sur la vie démocratique du Québec. Récemment, il s’ est une fois de plus porté volontaire pour protéger les intérêts des Québécois en s’ engageant à la suite de M. Yves Michaud dans la défense des intérêts des petits investisseurs à titre de président du MÉDAC78. Nous viennent même à l’ esprit les célèbres paroles d’ un président américain qui prennent tout leur sens dans le parcours de ce grand citoyen qu’ est M. Béland, et qui s’ est toujours demandé, à l’ instar de son père, ce qu’ il pouvait faire pour la société, plutôt que de prendre passivement ce qu’ elle avait à lui offrir. Dans son parcours professionnel, jusqu’ à la présidence du Mouvement Desjardins, il n’ en fut pas autrement… 75 Sauf indications contraires, les citations rapportent les propos de Monsieur Claude Béland, recueillis lors d’ une entrevue tenue le 11 février 2008 à Montréal ainsi que lors d’ une « Conférence Échange » présentée au Centre St-Pierre le 1er octobre 2008 (activité organisée par le Cercle des Leaders Solidaires du Centre St-Pierre que co-préside M. Béland avec Michel Maletto). 76 Source : site web www.claudebeland.org 77 Dans le cas pédagogique « Claude Béland et le Mouvement des caisses Desjardins » produit en 2005 (Centre de cas de HEC Montréal), Laurent Lapierre et Claudine Auger racontent avec moult détails l’ histoire de Claude Béland et son leadership démontré dans différentes sphères de sa vie. 78 Mouvement d’ éducation et de défense des actionnaires (www.medac.qc.ca) 83 Du Barreau à la direction générale… Malgré son titre d’ avocat, la carrière professionnelle de Claude Béland se déroule presque uniquement dans le mouvement coopératif. Admis au Barreau en 1956, il passe quelques années dans un bureau privé, mais n’ arrive pas à y satisfaire son sens du devoir social, son besoin de participer au développement de sa société : Dans la pratique du droit, je ne retrouvais pas ce désir qui était en moi de contribuer à faire en sorte que la société fonctionne mieux (… ); vous donnez un conseil et les gens en font bien ce qu’ ils veulent! Il n’ y a pas de continuité dans ça, et moi, ça m’ agaçait. Pour pallier ce manque de gratification personnelle dans l’ exercice de sa profession d’ avocat, Claude Béland s’ occupe donc en parallèle des activités juridiques de différentes coopératives émergentes, et ce, bénévolement… au grand dam de quelques confrères qui tentent ainsi de le raisonner : « Voyons, quand on est avocat et qu’ on a un client, faut que ça paye! ». Mais en vain : Claude Béland demeure convaincu du bienfondé de ses implications extra curricula et persiste. Entre autres, il se charge de l’ incorporation des caisses d’ économie en 1962 (entités naissantes à l’ époque79), collaborant d’ emblée à la fondation de la Fédération des caisses d’ économie du Québec. Encore à ce jour, il ne regrette aucun instant passé à offrir ses services gratuitement à ces organisations de l’ économie sociale, qui en retour lui offraient l’ opportunité d’ apprendre, tant sur la pratique du droit que sur le fonctionnement des coopératives. D’ ailleurs, en 1971, avec l’ appui indéfectible de son épouse devant le risque que représente sa décision, il quitte le cabinet d’ avocats et accepte une offre d’ emploi de la Fédération des caisses d’ économie du Québec où il entre en poste avec le mandat de créer un département des services juridiques. En marchant ainsi dans les traces de son père, commerçant généreux et fier promoteur du système coopératif80, il se prépare à une stimulante carrière loin des tribunaux… qui plus est, dans le fauteuil du dirigeant! En 79 « Communément appelées caisses d' économie, les caisses de groupes Desjardins du Québec sont des coopératives de services financiers qui oeuvrent principalement en milieu de travail et auprès de quelques communautés culturelles. (… )En plus de dispenser tous les produits et services financiers disponibles dans le Mouvement Desjardins, les caisses de groupes offrent aux travailleurs une expertise adaptée à leur milieu de travail, à leur niveau de revenu et à leurs situations personnelle et professionnelle. » (Source : site web de Desjardins, www.desjardins.com, section « Notre histoire ») 80 Il est le fondateur de la Caisse populaire d’ Outremont et a aussi été président de l’ Union régionale des caisses populaires [de Montréal], in « Claude Béland et le Mouvement des caisses Desjardins », cas pédagogique de Laurent Lapierre et Claudine Auger (2005, Centre de cas de HEC Montréal). 84 effet, au début de l’ année 1979 il est nommé par le Conseil d’ administration de la Fédération au poste de directeur général (DG), un point tournant dans sa carrière. « Si la Fédération va bien, on va tous aller bien. » Très tôt dans l’ adolescence, Claude Béland apprend à partager solidairement avec sa fratrie les diverses tâches ménagères et la responsabilité du « gardiennage » de sa mère, dont la santé est très fragile, et qui nécessite de ce fait une présence constante auprès d’ elle. Malgré les contraintes que cette discipline lui a imposées, il se considère très chanceux d’ avoir eu à vivre cette expérience, laquelle l’ a conscientisé très jeune aux bienfaits sur chacun et sur la famille de l’ effort collectif à privilégier le bien-être commun : … ç’ a été une richesse pour moi quand même parce que j’ ai compris très tôt sans me questionner que, pour que la famille fonctionne bien et que tous soient heureux, il fallait que chacun fasse sa part. Alors c’ était normal pour moi, ce n’ était pas une punition, (… ) [et] naturellement j’ ai transposé ça dans ma vie en société. Grâce à cette inestimable leçon de vie, Claude Béland n’ aborde pas ses responsabilités à la direction générale comme la plupart des dirigeants de son époque, c’ est-à-dire avec un « C’ est moi le patron, vous allez faire ce que je vous dis! », comme il est de bon ton de le faire en ce temps-là, l’ autorité hiérarchique du « patron » apparaissant encore incontestable aux yeux de bon nombre d’ employés, petits salariés ou cadres. Rappelons à cet effet qu’ à l’ aube des années 1980, la société est encore profondément marquée par les valeurs religieuses et l’ éducation de l’ Église catholique « où le patron est infaillible ». Bref, malgré cette réalité sociale et sa propre instruction81 dans une institution académique de confession jésuite, M. Béland demeure fidèle à lui-même et à ses origines familiales alors qu’ il est introduit comme directeur général à la Fédération en 1979 : Gestionnaire! Eh la la! Je n’ avais jamais été ça de ma vie! Et je me souviendrai toujours, à la première réunion que j’ ai eue avec mon comité de direction, de la première chose que je leur ai dite, et ça c’ est pas très brillant de ma part, mais ça l’ a été sans le savoir, j’ ai dit aux gens “Écoutez, moi je n’ ai jamais été gestionnaire de ma vie, vous autres, vous 81 Claude Béland a fait ses études au Collège Jean-de-Brébeuf à Montréal. À l’ époque, ce sont les Jésuites qui dispensaient les enseignements de tout le cursus. 85 l’ êtes; là, j’ ai besoin de vous. Si vous voulez que je réussisse, vous allez être obligés de m’ aider… puis si je réussis, vous allez réussir vous autres aussi, et l’ important, c’ est que notre Fédération marche!” Et ç’ a fonctionné, ç’ a fait un comité de direction très convivial, très soudé. (… ) Je ne me prenais pas pour un autre, je ne l’ étais pas, “un autre” (rires)! C’ était… moi! Notre objectif, c’ était vraiment que la Fédération réussisse. Puis je me disais, ça ressemble à l’ éducation familiale que j’ ai eue malgré moi… Cette attitude de Claude Béland lors de la première réunion avec son comité de direction tranche donc avec l’ arrogance fréquemment démontrée par ses contemporains accédant à des fonctions similaires, et ce, même au sein d’ une association de coopératives érigées sur, voire mues par, les valeurs de la social-démocratie. Quoique tout à fait remarquable pour l’ époque, cette approche transparente et collaborative n’ est pas du tout « calculée » par M. Béland; ce sont précisément cette spontanéité de sa démarche et l’ authenticité de son appel à la solidarité qui lui vaudront le concours de son équipe de direction. Le Mouvement Desjardins : pionnier mondial dans l’informatique bancaire! Pour mieux comprendre les enjeux qui se sont posés à M. Béland dans ses premières années à la tête de la Fédération des caisses d’économie, voici un bref survol historique du réseautage informatique chez Desjardins… Parce que le nombre de transactions s’intensifie dans les années 1960, les caisses se dotent de divers équipements pour automatiser et accélérer leurs opérations de traitement. Inquiet de constater « la dispersion des efforts et des achats en matière de mécanisation » (p. 34), le Comité de coordination du Mouvement ainsi que d’autres instances de la Fédération se penchent sur ce nouvel état de fait. En raison des difficultés à « coordonner les initiatives de chacun » (p. 35), le Mouvement n’arrive pas à proposer une solution incluant l’ensemble des filiales, et c’est la Fédération des caisses qui tient le haut du pavé en lançant en 1970 un « système sophistiqué de télétraitement [centralisé] des données des caisses : le Système Intégré des Caisses (SIC). La capacité du système à prendre en charge les activités d’un cycle comptable complet (i.e. tout le grand livre général) le transforme en un outil de gestion révolutionnaire qui donne au Mouvement « une avance technologique de plusieurs années sur les banques » (p. 36). Le rôle de meneur de la Fédération dans ce dossier contribue « de façon déterminante à l’affirmation de son influence à la tête » du Mouvement Desjardins, et s’établit davantage en 1972 avec l’expérimentation d’une autre 86 innovation qui fera bien vite l’envie des concurrents : Inter-Caisses, considéré comme véritable « symbole de l’avance technologique des caisses ». (p. 39) Bâti involontairement à même SIC par les concepteurs, et découvert presque fortuitement par ceux-ci, le service Inter-Caisses qu’ils programment permet aux caisses populaires ayant acquis SIC de communiquer électroniquement entre elles. (p. 38) Sans le savoir, les concepteurs venaient de trouver la clé à leur vision hyper avant-gardiste : « dès 1970, [ils] situaient la création de SIC comme une étape dans le développement du futur système de paiement électronique dont l’idée de base était (…) “un réseau informatique unique où les ordinateurs [tous les PC et les serveurs] communiqueraient directement les uns avec les autres”. (p. 39) » En 1972, quelques caisses populaires de la région de Québec consentent à essayer Inter-Caisses, service qui remportera un franc succès et s’étendra dès 1975 à plus de 400 caisses. Enfin, de l’informatisation des caisses populaires (dont l’implantation et la formation se déroulent de façon soutenue jusqu’en 1980) découlent un sentiment d’appartenance et une « mentalité réseau » (p. 39) qui génèrent à leur tour des bénéfices déterminants pour le Mouvement Desjardins : une meilleure cohésion organisationnelle et la consolidation de sa structure. (Informations et citations tirées de Poulin, Tremblay, 2005, pp. 34-39). De l’indépendance à l’affiliation au Mouvement Desjardins… Rappelons d’ abord quelques éléments du contexte d’ affaires de la Fédération des caisses d’ économie du Québec dont Claude Béland assume maintenant les destinées. En 1979, les caisses d’ économie concurrencent partout sur le territoire du Québec les caisses populaires Desjardins, et tiennent farouchement à l’ indépendance de leur Fédération ancrée dans la culture organisationnelle depuis la rebuffade essuyée en 1944, suite à une tentative d’ affiliation d’ un groupe de 14 caisses régionales de pompiers. Cette année-là, suite à une grève ayant malmené leurs pécules, le groupe s’ est rendu à Lévis dans l’ espoir de négocier leur intégration au Mouvement Desjardins, mais fut débouté sans considération par un certain sénateur Vaillancourt, peu intéressé à s’ associer à des « francs-maçons catholiques » (Lapierre, Auger, 2005, p. 5). C’ est vers le modèle américain des credit unions que les 14 caisses de pompiers se sont finalement tournées pour créer la Quebec Credit Union League, laquelle a engendré « par ses idées la formation de caisses comme celles de Northern Electric, Steinberg, Canadair et autres 87 caisses industrielles ». Mais en 1962, les 14 caisses de pompiers se regroupent à nouveau pour fonder la Fédération des caisses d’ économie, entre autres pour répondre à la demande des membres d’ avoir accès à une gamme de produits et services plus élaborée, et à leur désir d’ être accueillis et servis en français. (Lapierre, Auger, 2005, p. 5) Bref, M. Béland prend les commandes d’ une institution fière de son statut – dont il est lui-même l’ architecte « juridique » – et qui défend depuis longtemps son identité face au Mouvement Desjardins. Les caisses d’ économie ratissent très large dans le bassin de marchés pénétrables et de clientèles potentielles partout au Québec, se dressant trop souvent au goût de Desjardins sur le chemin de ses caisses populaires. Elles se distinguent de ces dernières en misant sur le sentiment d’ appartenance des membres à leur groupe professionnel ou à leur milieu de travail, et en offrant des services adaptés à leurs besoins spécifiques et leur réalité propre. La contrepartie de cette mission provinciale, plutôt que territoriale comme c’ est le cas pour les caisses populaires, est la dissémination des membres d’ une même caisse d’ économie aux quatre coins de la province ce qui ralentit, voire rend parfois impossible, la dispensation des services et augmente les frais de transaction. C’ est d’ ailleurs cette problématique qui amène les représentants de la Caisse de la Sûreté du Québec (SQ) à demander un entretien au nouveau DG de la Fédération. Ce premier dossier d’ importance dont se saisit Claude Béland se transformera rapidement en question vitale pour son organisation et en démonstration de sa part d’ un leadership tout aussi sobre qu’ influent. En effet, quelques mois après sa nomination, alors qu’ une grande majorité (environ 85%82) de caisses populaires dispose du service Inter-Caisses, la pression se fait sentir sur la Fédération des caisses d’ économie dont les membres voudraient bien qu’ elle acquière cette technologie. Comme l’ explique ci-après M. Béland, la première salve provient de la Caisse de la SQ qui lui annonce que la Fédération des caisses populaires de Montréal tente de la recruter en l’ appâtant avec Inter-Caisses, à savoir le privilège de 82 À la fin de 1978, il y a 890 caisses populaires sur 1139 (78%) offrant Inter-Caisses. Au cours de l’ année 1979, 143 de plus s’ en prévalent (pour un total de 91%). Puisque la Caisse de la SQ rencontre M. Béland vers la mi-année 1979, on peut suggérer la moyenne des deux, soit 85%. (Source pour le nombre de caisses : Poulin, Tremblay, 2005, p. 37.) 88 desservir instantanément les agents membres peu importe la caisse populaire Desjardins située la plus près de chez eux : … les policiers me disaient : “M. Béland, pour nous c’ est parfait, vous allez comprendre, ce n’ est pas parce qu’ on ne vous aime pas et qu’ on n’ aime pas notre Fédération, mais pour nous c’ est vital!”… Et dans mon for intérieur en les écoutant je me disais : “Pour la Fédération aussi, c’ est vital [d’ avoir les policiers de la SQ comme clients]”! Alors je leur ai dit : “Donnez-moi un an, et on va vous trouver une solution”. Ce qu’ ils ont fait, mais ça n’ a pas été long que moi, j’ en parlais au Conseil d’ administration! Ça faisait, quoi… 10 ans, 15 ans même, qu’ on se battait pour dire que les caisses d’ économie, c’ était quelque chose de particulier puisque le Mouvement Desjardins, c’ était un concurrent… et là il fallait que je convainque les gens que c’ était fini ce temps-là, il fallait s’ accrocher au grand train Desjardins… mais sans perdre notre identité! Aux yeux de Claude Béland, il y a péril en la demeure! Le positionnement de la Fédération auprès de ses clientèles cibles domine toujours largement celui de Desjardins, mais il risque de s’ effriter, voire de s’ effondrer. Inéluctablement, les caisses d’ économie se retrouveront face à la nécessité de se procurer et d’ offrir à leurs membres les mêmes avantages que Desjardins brandit pour attirer de nouveaux membres. Comme le résument Lapierre et Auger (2005), « tombé enfant, grâce à son père, dans la potion des caisses et de leur philosophie de coopération, Claude Béland en avait une compréhension claire et une vision large. » (p. 6) C’ est pourquoi M. Béland prône l’ impératif de contrer l’ obsolescence où pourrait sombrer la Fédération si elle s’ entête à se suffire à elle-même, ainsi que l’ importance de recentrer ses efforts vers la mise en œ uvre de sa mission liminaire, la même que celle de ses caisses d’ économie ou de toute autre coopérative, soit défendre les intérêts des membres.83 Et quoique plaidant sa cause avec conviction auprès du conseil d’ administration de la Fédération (constitué de « dirigeants » élus par les caisses d’ économie), Claude Béland sait qu’ il marche sur des œ ufs. Sous les apparences d’ une décision liée à la qualité de l’ offre de services et à l’ efficience opérationnelle (ou tactique), se cache une évolution stratégique en latence mais cruciale et, en outre, le premier grand défi qu’ il doit relever en qualité de DG : 83 Dans le cas des coopératives de services financiers, la défense des intérêts des membres peut s’ énoncer comme suit : offrir aux membres les produits et services répondant le plus adéquatement à leurs besoins, tout en générant un rendement le meilleur possible respectant un cadre « responsable et solidaire » à l’ égard de tous les membres qu’ elles représentent. (Il s’ agit d’ une définition libre formulée par l’ auteure de la présente recherche, suite à ses lectures et entrevues.) 89 assurer la survie et la pérennité des caisses d’ économie. À première vue, il faut avant tout moderniser les technologies et les équipements, ainsi qu’ améliorer l’ offre de produits et services. Mais Claude Béland sait intuitivement qu’ il faudra du même souffle instiller le modèle d’ affaires de la Fédération des valeurs de justice sociale et de solidarité sur lesquelles est édifiée en grande partie la pensée coopérative, et ce, à tous les niveaux de l’ organisation. Ainsi, pour que la Fédération des caisses d’ économie du Québec arrive à s’ adapter aux changements dans son environnement d’ affaires, elle devra d’ abord se défaire de son attitude corporatiste tout en préservant son identité. Et pour ce faire, Claude Béland doit l’ amener à repenser sa vision stratégique en regard de ses responsabilités coopératives, puis à canaliser l’ énergie investie dans la vive lutte qu’ elle livre depuis toujours à Desjardins sur le marché des coopératives du secteur financier vers la cohésion que peut susciter une mission organisationnelle affirmée. C’ est ainsi qu’ après beaucoup de remous, de hauts cris pour l’ unité à tout prix et de résistance à la nouvelle réalité, M. Béland organise un colloque pour provoquer une réflexion de fond sur la raison d’ être des caisses d’ économie, pour s’ assurer que les membres saisissent les enjeux et priorisent la mission, puis pour obtenir la légitimité d’ agir par suite d’ une décision collective et démocratique. Après deux jours de franches discussions et de remises en question, on lui confie le mandat d’ aller rencontrer le directeur général du Mouvement Desjardins, M. René Croteau, pour trouver un terrain d’ entente où les caisses d’ économie profiteraient des avantages de s’ associer à un groupe puissant sans menacer leur nature caractéristique. Claude Béland prévoyait déjà que son mandat de négociation avec Desjardins, fût-ce à propos de l’ acquisition d’ un système informatique, générerait un besoin radical de changement dans la mentalité et les perceptions de bien des caisses d’ économie et de leurs représentants partageant dans une forte proportion une vision passéiste des relations avec Desjardins. Ce qu’ il n’ avait pas imaginé, c’ est l’ ampleur du projet qui naîtrait suite à sa démarche… ni sa soudaineté. Il se trouve en effet que le projet d’ acquisition technologique de la Fédération que Claude Béland présente à M. Croteau concerne SIC, dont Desjardins accepte sans difficulté de lui vendre une licence d’ utilisation, déjà exploitée par les caisses francophones indépendantes de l’ Ontario. 90 Mais M. Béland déchante assez vite : « Oh! Je me suis dit “Bravo! ”, mais là, c’ était trop facile… Je lui ai demandé “Est-ce que ça comprend l’ Inter-Caisses?” ». La réponse est sans appel : il faut être une caisse populaire pour l’ obtenir. Sans faire ni une ni deux, Claude Béland lui demande comment faire « pour que la Fédération des caisses d’ économie du Québec devienne une Fédération de caisses populaires? », à quoi M. Croteau lui répond cordialement « Pour ça, il faut aller voir le grand patron M. Rouleau, au 40e [du Complexe Desjardins]. Parlez-lui en. » Sans le savoir, Claude Béland allait fournir une occasion en or au président du Mouvement Desjardins pour mettre de l’ avant son projet de reconfiguration de la Fédération des unions régionales : M. Rouleau, il connaissait bien mon père [qui avait entre autres été président de l’ Union régionale de Montréal]. Ils ont travaillé ensemble dans différentes choses. Alors j’ ai pris rendez-vous quelque temps après avec M. Rouleau, qui était un bonhomme enthousiaste, qui avait toujours des visions très larges, et quand je lui ai annoncé que la Fédération des caisses d’ économie désirait s’ intégrer dans le Mouvement Desjardins, “Ah, Béland, il faut faire ça, c’ est sûr, il faut faire ça!” Mais je lui ai dit “Écoutez, on a un gros problème, là! Nous, on est une Fédération provinciale, tandis que vous, vous êtes organisés en fédérations régionales. ” Et M. Rouleau de répondre “C’ est pas un problème, laissemoi ça, je vais convaincre les gens, vous allez être la onzième fédération, on va changer de nom – parce que dans le temps elles s’ appelaient les unions régionales – on va devenir la Confédération, puis ça va comprendre la Fédération des caisses d’ économie et dix fédérations régionales.”… Oh la la!! C’ était tout un programme! Alors j’ ai eu à travailler sur un protocole, et d’ être avocat, là, ça m’ a aidé! Et surtout, surtout… [il fallait] convaincre nos gens! C’ est ainsi qu’ en devisant avec les élus siégeant au Conseil de sa Fédération sur les termes contractuels acceptables de l’ adhésion au Mouvement coopératif Desjardins et sur le passage obligé de l’ indépendance à l’ autonomisme au sein d’ une éventuelle Confédération des caisses populaires et d’ économie, M. Béland amorce du même coup rien de moins que la transformation d’ une part de la culture organisationnelle construite entre autres sur le besoin de la Fédération d’ affirmer sa singularité et de la protéger. Après d’ interminables tractations entre les unions régionales (« fédérations régionales ») concernant les pouvoirs décisionnels de la future Confédération et la représentation de chaque Fédération au Conseil, ainsi que plusieurs propositions de protocole par Claude 91 Béland pour préserver le patrimoine des caisses d’ économie, les nouvelles entités Desjardins voient le jour le 19 septembre 197984. De cette identité qui mène Claude Béland à la présidence… Tel que décrété dans les statuts et règlements, Claude Béland est invité à siéger avec le président de sa Fédération au conseil d’ administration de la Confédération. Mais la méfiance des dirigeants et de leurs caisses d’ économie à l’ égard de Desjardins ne s’ évapore pas de sitôt, et il en va de même pour le président de leur Fédération. Comme le raconte M. Béland, c’ est mi-figue, mi-raisin que son patron accueille la nouvelle de son accession aux plus hautes sphères : « Un an plus tard, à ma grande surprise, je suis élu à l’ exécutif du grand Mouvement Desjardins! Mon président n’ était pas très content… mais il était quand même fier! » Fier parce que la Fédération se démarque ainsi au sein du Mouvement, parce qu’ il a confiance en son directeur général et parce que la cause que Claude Béland défend par-dessus tout, c’ est la coopération et la valeur ajoutée qu’ elle procure aux membres, tant du point de vue social qu’ économique. Quelques années plus tard, cet intérêt sincère envers le mouvement coopératif et, sans aucun doute, son intégrité, amènent Raymond Blais, président de Desjardins, à lui offrir un poste bien spécial : En 1985, un bon samedi matin du mois de décembre, je m’ en souviendrai toujours, le lendemain du Bal du commerce -ça n’ arrive pas souvent que ma femme et moi, on est en train de prendre un café en pyjama et en robe de chambre, mais là, on s’ était couchés tard- le téléphone sonne : c’ est Raymond Blais, le président du Mouvement. Quand on s’ appelait les fins de semaine -chez Desjardins, on respectait beaucoup [la vie privée]- c’ est qu’ il y avait quelque chose de grave. Je me suis dis “il y a quelqu’ un de mort!” (rires) Alors il me dit : “Claude, tu es membre de l’ exécutif, tu connais la nouvelle structure que je vais mettre en place, j’ ai créé un poste d’ adjoint exécutif au président, j’ aimerais ça que tu poses ta candidature.” (pause) J’ ai dit : “Écoute Raymond, j’ aimerais bien ça, mais, sais-tu, je ne peux pas! Ça fait [presque 15 ans que] je suis avec les gens des caisses d’ économie, ils m’ ont élu leur directeur général, je les représente au Mouvement Desjardins, ils ont confiance en moi les yeux fermés. S’ ils apprennent que je pose ma candidature et qu’ elle n’ est pas reçue, là ils vont perdre la moitié de la confiance, ils vont dire Béland, il est sa branche, il n’ est pas heureux chez nous et il se cherche un autre poste. Je 84 (Source : site web de Desjardins, www.desjardins.com, section « Notre histoire ») 92 ne peux pas faire ça, Raymond.” “Ouin… peux-tu venir me voir? Demain, dimanche, [chez moi à] St-Romuald”. Je m’ en vais là, il était assis dans sa chaise roulante, parce qu’ il commençait à être paralysé, et il dit : “Bon, j’ ai réfléchi à mon affaire, je t’ engage! Je te nomme.” Et j’ ai répondu : “J’ aime mieux ça.” (… ) Puis je me souviendrai toujours, quand je lui ai demandé : “C’ est quoi ma description de tâches?”, il a dit “elle est bien simple : toi, quand tu vas parler, il va falloir que les gens comprennent que c’ est le président qui parle. Mais toi, prends-toi pas pour le président.” Et puis, il m’ avait dit : “Moi, j’ ai besoin de toi pour que tu développes la pensée coopérative dans le Mouvement. Tu vas être mon adjoint, aide-moi à faire ça, parce que je ne suis pas bon làdedans.” C’ était un comptable agréé, lui, et il disait “Je ne suis pas bon dans ça. Aide-moi dans ça.” Et je pense que Raymond Blais sentait que sa maladie progressait rapidement. Ça, c’ était en décembre. Je suis entré en poste en février.85 (… ) Alors j’ arrive au bureau puis je dis à la secrétaire “Je suis M. Béland, euh… Est-ce que M. Blais est arrivé?”86 (… ) “Non, il ne rentrera pas aujourd’ hui, il est à l’ Hôpital Victoria. Mais il demande que vous l’ appeliez.” J’ ai finalement réussi à le rejoindre à 4h, il avait subi des traitements dans la journée. Alors je le rejoins, il a une voix tremblotante : “Raymond, je suis rentré, euh… comment ça va?” “Ah, ça va, ça va, ça va.” Je lui dis : “Ben je t’ appelle parce que là, je suis rentré, alors qu’ est-ce que tu veux que je fasse.” Il me répond « Fais ton possible. » Alors moi, j’ ai appris à être président comme on lance quelqu’ un qui ne sait pas nager dans la piscine… Mais je me souvenais qu’ il m’ avait dit « Prends-toi pas pour le président. » Finalement, j’ ai presque [joué] le rôle du président pendant un an… parce que lui avait toujours beaucoup espoir [de se rétablir], et moi aussi! Moi, j’ étais tellement content d’ être son adjoint parce que c’ était un bonhomme très plaisant, très drôle, Raymond Blais… il aimait la vie! Au cours de son court mandat d’ adjoint au président, de février à décembre 1986, Claude Béland assume plusieurs des fonctions de son patron dont la santé ne s’ améliore pas. Mais il fait bien attention d’ intervenir au nom de M. Blais et de le représenter, plutôt que de « se prendre pour le président », gagnant de ce fait le respect et la confiance du réseau. Tant et si bien que, à l’ annonce de la démission de M. Blais, c’ est le président de la Fédération de Montréal Guy Bernier qui fait les démarches auprès de ses confrères du Conseil d’ administration du Mouvement Desjardins pour ouvrir le chemin de la présidence à Claude Béland, sa nomination à titre d’ adjoint exécutif au 85 Raymond Blais accorde à Claude Béland l’ autorisation d’ avoir son bureau à Montréal plutôt qu’ à Québec, « exception incroyable » qu’ il justifie par le besoin de « couvrir le territoire ». 86 Pour l’ entrée en poste de Claude Béland, Raymond Blais avait prévu l’ accueillir dans les bureaux de Desjardins à Montréal. 93 président, un poste de non-élu, l’ ayant disqualifié selon les statuts et règlements. Mais une interprétation plus large desdites prescriptions, en rapport avec le poste de direction général que personne n’ occupe, habilite finalement le C.a. à choisir un des membres du Comité de direction à devenir éligible au poste de président. Fidèle à lui-même, Claude Béland « ne se fait pas d’ illusions » sur ses chances d’ être choisi compte tenu du calibre de ses collègues. À sa grande surprise, le C.a. retient sa candidature… « Là, les papillons se faisaient aller! » La suite des événements allait surprendre Claude Béland encore bien davantage! À peine quelques semaines plus tard, le C.a. se réunissait à nouveau, mais cette fois-ci pour élire le nouveau président de Desjardins. Claude Béland est élu dès le deuxième tour et il relate ce souvenir la voix encore empreinte d’ incrédulité : « l’ élection avait commencé à 9h10 et à 9h25 j’ étais proclamé président du Mouvement! » Avec recul, Claude Béland comprend qu’ il a été désigné par ses pairs en raison de son intégrité et parce qu’ il est resté lui-même. Et de cette élection, il tire une leçon de leadership : C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je l’ espérais! Écoutez, c’ est un poste qu’ on espère! J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient : “Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une identité.” Et c’ est ce qui m’ a fait comprendre c’ est quoi, le leadership. Ils me disaient : “T’ as une identité, toi, on te connaît, on sait comment tu penses, et il y a des choses que tu n’ es pas capable de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité et on sait qui tu es, et ça nous donne confiance.” Alors je me disais : “Identité, confiance, éthique… c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans ma carrière, j’ ai souvent eu à vivre des cas difficiles. Et j’ entendais les gens dire : “Non, non, Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut pas faire ça!” On ne peut pas se dénaturer comme ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On va dire que je l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… ) C’ est d’ être soi-même. Ce que les gens vont retenir de vous, ce que vous avez légué, c’ est vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les gens ne me parlent pas de la restructuration… ils ne me parlent pas du progrès de Desjardins, l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les valeurs, elles influencent. Donc on laisse une influence, c’ est-à-dire [nous-même] comme personne. (… ) Mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus difficile. Dans mes conférences, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste. 94 La théorie de l’alpiniste pour « réussir la solidarité »… ou comment rassembler pour changer plutôt que de diviser pour régner Ce leadership d’ influence que cultive Claude Béland par la parole se reflète dans sa pratique de la gestion et dans son style de direction : c’ est ce qu’ il appelle son identité, grâce à laquelle il reste toujours fidèle à lui-même. Claude Béland ne commande ni n’ impose le changement en injectant des décisions exécutives vers le bas de son organisation comme d’ autres patrons le font; il concentre plutôt ses efforts à faire comprendre aux gens qu’ il faut évoluer, s’ adapter au marché, tout en les amenant à s’ approprier les changements nécessaires, quitte à ce qu’ ils en réclament les lauriers, comme il l’ exprime ci-après : « Le leadership, c’ est d’ amener les gens à décider de ce qui doit être fait; et tant mieux s’ ils en prennent le mérite! » Ainsi, à la tête de la Fédération des caisses d’ économie du Québec en 1979 ou au pinacle du Mouvement Desjardins, dont il devient le président en 1987, Claude Béland aborde son travail de direction avec la même philosophie, une approche qu’ il a baptisée la « théorie de l’ alpiniste » dont il se sert pour faire évoluer son organisation, et ainsi « réussir la solidarité ». C’ est en quelque sorte l’ application concrète de sa stratégie par l’ influence. Comme un chef d’ orchestre mène ses musiciens en influençant leurs mouvements pour créer l’ harmonie symphonique parfaite, le chef de cordée doit amener ses alpinistes à escalader la paroi rocheuse collectivement et solidairement pour que tous atteignent le sommet sans tomber dans le vide. Se représentant ainsi son rôle, M. Béland arrive à raconter en quelques phrases seulement, mais combien éloquentes, le parcours tortueux et éprouvant qu’ a représenté la titanesque restructuration du Mouvement Desjardins dont la mise en œ uvre s’ est amorcée en 1993 : Comme un alpiniste mesure la solidité du pic, c’ est la réaction humaine que [le dirigeant est] obligé de mesurer pour monter jusqu’ en haut. (… ) Mais des fois, on a planté notre pic un peu trop haut, alors on disait “On recule! On recule, sinon on va tomber!” Et tomber, ça voulait dire repartir à zéro. Faut pas tomber! Il faut rester sur ce qu’ on a gagné… s’ ajuster, puis continuer à monter… pas à pas, cm par cm. Mais, c’ est essoufflant… C’ est essoufflant. 95 Il faut dire que, depuis les années 1960, la plupart des prédécesseurs de M. Béland se sont penchés sans succès, et en causant à chaque fois de vives réactions, sur la question de l’ inefficacité de la structure du Mouvement Desjardins. Bien sûr, il y avait la lourdeur engendrée par les multiples instances décisionnelles, mais le véritable talon d’ Achille demeurait la nécessité de coordonner les stratégies, contrecarrée par la sacro-sainte décentralisation des pouvoirs. Ils ont donc cherché des solutions à la perpétuelle problématique de rassembler autour d’ une action stratégique concertée les différentes composantes autonomes du Mouvement Desjardins, et majoritairement peu enclines à opter pour une centralisation des pouvoirs. Bref, quoique les études aient confirmé l’ impératif de procéder à une réforme à l’ interne, les recommandations sur le partage des pouvoirs demeuraient timides et ne menaçaient jamais l’ ordre établi, puis les rapports finissaient tablettés. Porté par la confiance qu’ il place dans son idéal coopératif, Claude Béland décide de foncer et propose des changements à la structure du Mouvement Desjardins, persuadé que la démocratie protégerait le mieux-être commun et que ce dernier finirait par l’ emporter : « J’ ai essayé, moi, en 1989, [de faire adopter une nouvelle structure organisationnelle du Mouvement Desjardins] et ç’ a été une erreur!! Dans le temps de le dire, certaines Fédérations se sont mises à se méfier de moi… Et moi, ça faisait depuis 1987 que je voyais venir [le besoin de se restructurer] et que je disais à mes gens “Comment on va faire ça? Comment on va les amener à comprendre?” » Pendant ce temps, la marche inexorable du Mouvement Desjardins vers de graves problèmes de compétitivité et de performance continue. La préoccupation de M. Béland, tout sauf futile, c’ est de voir le futur de Desjardins compromis par l’ appétit pour le contrôle de certaines fédérations et filiales semblant avoir oublié qu’ elles appartiennent au Mouvement coopératif Desjardins; car même si chaque fédération régionale n’ a qu’ un droit de vote au Conseil de la Confédération, les plus puissantes ne se gênent pas pour ignorer les valeurs démocratiques en menaçant de retirer leurs billes de gros projets surtout technologiques (et liés à l’ informatisation des systèmes de gestion), voire même de quitter la Confédération si les décisions prises ne penchent pas en leur faveur. Quelle ironie du sort quand, quelques années plus tard, les dissidentes devront piétiner orgueil 96 et arrogance, pour être sauvées de la faillite par le reste du Mouvement au nom de l’ entraide, valeur phare de la coopération! C’ est aussi cette conjoncture particulière, qui fragilise d’ autant plus Desjardins face aux banques, qui offre à Claude Béland l’ opportunité de remettre sur la table son grand défi de restructuration, qu’ il décide d’ approcher d’ un tout autre angle : notre alpiniste rompu aux entreprises périlleuses mais nécessaires sort son équipement et son leadership d’ influence, puis part en campagne pour rassembler les membres de sa cordée. En fait, Claude Béland doit d’ abord et avant tout s’ assurer que tous les membres du Conseil reconnaissent que Desjardins doit effectuer un virage et leur demande « chacun chez vous, pourriez-vous me faire un mémoire et me dire comment vous voyez le Mouvement Desjardins de l’ avenir. Pensez La Caisse de l’ an 2000… ». En d’ autres termes, M. Béland leur demande subtilement d’ admettre qu’ il faut changer! Il y parvient en introduisant La Caisse de l’ an 2000, concept qui lui permet d’ aplanir soudainement tous les conflits d’ intérêt détournant les regards de chacun sur des enjeux rassembleurs et… fédérateurs : « ça, c’ est en 1993… 7 ans plus tard, j’ avais déjà la moitié de la table qui ne serait plus là. Ça ne les touchait plus. Le conflit d’ intérêt venait de disparaître. » Voilà donc les membres du Conseil d’ accord sur l’ importance d’ escalader une montagne… la volonté de changer la structure semble ancrée et enthousiaste. Mais que ces messieurs désirent escalader, c’ est bien beau, encore faut-il que ça soit la même montagne et dans le but d’ atteindre le même sommet! « D’ abord, la mission! On en a fait une mission claire… claire, par rapport à l’ an 2000 : on voulait être « la meilleure coopérative en Amérique du Nord. Une mission noble, généreuse, enthousiasmante… », raconte Claude Béland, tout sourire. D’ ailleurs, avec le recul, il confirme que « le premier pic qui a été solide, [ç’ a été la décision] de revoir la mission du Mouvement en fonction de La Caisse de l’ an 2000. (… ) Et moi, je me suis toujours servi de notre mission… comme un syndiqué [brandit] sa pancarte! » Ainsi, quand les enjeux de courte vue revenaient sur le tapis, il répétait à ses gens : « Ben oui, mais si on fait ça, on ne la [réussira] pas, notre mission! »… - « Ah oui, c’ est ben vrai, M. Béland. Mais on veut l’ avoir! » « - Alors faut faire quelque chose, hein? Qu’ est-ce qu’ on fait? Qu’ est-ce que vous proposez? » Il ramène donc constamment l’ attention de ses collaborateurs sur cette 97 mission, le sommet tant convoité à atteindre en empruntant le chemin le plus consensuel. Et pour y arriver, des mains sur le terrain, il en a serré, et de l’ éducation coopérative auprès de la population de partout au Québec, membres ou non de Desjardins, il en a fait! Par exemple, il invente les « 4 P », une formule-choc pour expliquer succinctement la valeur ajoutée d’ une institution financière ancrée dans le mouvement coopératif et les différences entre Desjardins et une banque commerciale : Propriété, Participation, Partage, Patrimoine. Il visite toutes les régions du Québec et prend le temps d’ expliquer les avantages de la restructuration en termes de services aux membres et de coordination du travail entre autres, tout en ayant soin de préciser qu’ un programme de perfectionnement et un temps d’ apprentissage est prévu pour tous les employés selon leurs types de responsabilités. Comme il le dit : « quand vous n’ avez pas des politiques de gestion des ressources humaines qui sont cohérentes avec votre discours ou avec votre mission, votre leadership s’ affaiblit! » Pour Claude Béland, les paroles du dirigeant doivent se refléter dans ses décisions et ses actes, de manière à mériter la confiance des employés. Bref, quand il martèle inlassablement que « le leadership, c’ est d’ amener les gens à décider par eux-mêmes ce qu’ on pense qui devrait être fait » et que « fondamentalement, le leadership c’ est d’ avoir une identité forte », il ne brode pas de la dentelle autour de son discours pour se donner du style; il nous livre sa démarche en tant que dirigeant qui a compris que « les gens ne sont pas intéressés à suivre des girouettes », ou des dirigeants qui leur disent « je vais [vous] amener à telle place » et qui finalement les mènent « tout croche », ajoutant du même souffle que « (… ) il faut beaucoup d’ éthique pour avoir du leadership; mais l’ éthique, le dirigeant doit aussi la vivre, il faut qu’ il l’ incarne… sinon, personne ne va le croire, et encore moins [le suivre]! » Encore aujourd’ hui, c’ est parce qu’ on connaît son intégrité à mettre en œ uvre et réaliser ce qu’ il prône qu’ on tend l’ oreille quand il se prononce sur un enjeu de société ou qu’ il s’ inscrit dans un mouvement citoyen. En l’ an 2000 prend fin la carrière professionnelle de Claude Béland, et incidemment son parcours au sein du Mouvement Desjardins, laissant entre autres derrière lui son rôle de chef de cordée coopérant avec membres et employés, les entraînant dans son sillon et les épaulant dans la réalisation du projet de restructuration. Il garde le souvenir de ses 98 années de travail acharné avec et pour le Mouvement Desjardins d’ une « expérience humaine incroyable », que de surcroît il se considère privilégié d’ avoir pu vivre; on peut affirmer sans présomption que ce dirigeant a récolté le fruit de ses efforts semés tout au long de sa carrière sur le plan humain, toujours habité qu’ il était par son souhait le plus cher de contribuer au mieux-être commun de son organisation, et plus largement de la société québécoise. C’ est donc avec une lueur dans les yeux de fierté philanthropique mélangée à l’ incertitude que réserve le futur au mouvement coopératif que ce « banquier socialiste » - comme s’ amusaient à le taquiner ses confrères du milieu bancaire québécois - résume l’ évolution de Desjardins au cours de son passage à sa tête : « le Mouvement est passé d’ une culture très autonomiste à une culture de la solidarité » comme en font foi la création des Centres financiers aux entreprises (CFE) : (… ) on est passés d’ une culture extrêmement autonomiste à une culture de solidarité. Les caisses sont devenues très solidaires. Imaginez qu’ elles ont décidé de créer des Centres d’ entreprises, des centres de services spécialisés pour les entreprises! C’ était inconcevable avant! Les caisses elles-mêmes qui disent : “Des prêts commerciaux, si on veut vraiment en faire, il faut s’ aider, il faut se regrouper.” On ne pouvait pas avoir 1 300 experts pour suivre les inventaires des compagnies, puis suivre les comptes recevables, etc. C’ était impensable! Et quand les caisses ont compris ça, et qu’ elles ont travaillé pour le Mouvement, pas juste pour elles – parce qu’ elles comprenaient qu’ en bout de ligne, ça leur rapporterait, là le fameux « Si le Mouvement va bien, vous allez être bien. » prenait tout son sens. Alors elles ont créé d’ immenses Centres financiers aux entreprises, dont elles sont en plus propriétaires! Ça, c’ est un changement incroyable! Donc on est passés d’ une culture très très très autonomiste, à une culture de la solidarité; parce que c’ est de la solidarité, ça! Je veux dire : elles travaillent vraiment ensemble pour le bien du regroupement. Oui, une culture de la solidarité… ou une culture de coordination, en tout cas, elles ont dit : “Ensemble, on va servir les PME très bien, [leur offrir ce qu’ elles ne retrouvent pas regroupés sous un même toit ailleurs], puis ça va nous rapporter.” C’ est tout un virage, ça! Ça me rappelle ma famille… Moi je me disais : “Si la famille est bien, je vais être bien.” C’ est la même chose! Les gens des régions ont compris : ils ne faisaient pas de prêts commerciaux parce qu’ ils n’ était pas organisés. Alors ils se sont organisés : ç’ a commencé comme ça, ils se sont mis ensemble et ils se sont aperçus que ça marchait. C’ est sûr! Quoique ce banquier humaniste, doublé d’ un visionnaire porté par une identité forte et des valeurs inébranlables, ait en quelque sorte accompli sa mission stratégique de « réussir la solidarité », le grand citoyen qu’ il est d’ abord et avant tout est bien loin de festoyer et continue à jouer son rôle de chef de cordée pour faire avancer la société. 99 4.3 Monsieur Pierre Marin Directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins (de 1994 à 2006) La « magie »87 et la vision derrière le succès de la Caisse de la Culture Desjardins Les coopératives financières, telles les caisses Desjardins (caisses populaires ou caisses d’ économie), représentent en soi des organisations atypiques dans le paysage homogène des secteurs bancaire et de la finance au Québec, de par leur fonctionnement démocratique et leur mission de justice sociale. Mais il y a des institutions financières, bien que constituées selon le modèle coopératif, qui se démarquent davantage de leurs concurrentes, qu’ elles soient caisses populaires (établissement coopératif appartenant au Mouvement Desjardins et desservant la clientèle d’ un territoire défini) ou banques à charte. On peut penser entre autres aux caisses d’ économie qui offrent des produits financiers similaires à ceux du marché bancaire et financier traditionnels88, mais qui desservent une clientèle spécifique appartenant à un groupe défini (sans égard au territoire où réside le membre) et offrent des services adaptés à ses besoins particuliers. La Caisse de la Culture Desjardins, modèle de réussite s’ il en est un, représente un excellent exemple de ce genre d’ institutions financières atypiques, illustrant l’ importance du positionnement stratégique dans ce secteur d’ affaires très compétitif et peu enclin à innover pour les clientèles hors normes considérées à risque parce qu’ imprévisibles (i.e. dont le profil financier ne correspond pas aux critères « normaux » de la majorité). Une de ces clientèles « anormales » est celle des artistes, appartenant principalement à la catégorie des travailleurs autonomes et entrepreneurs indépendants. Il est important de souligner que la mission de cette institution s’ inscrit presque intégralement dans le « projet économique et social alternatif » qu’ avait Alphonse Desjardins en créant la première caisse populaire à Lévis en 1900, « dont l’ intention est d’ abord de donner [aux milieux ruraux] accès à des services d’ épargne et de crédit (… ) 87 Sauf indications contraires, les citations rapportent les propos de Monsieur Pierre Marin, recueillis lors d’ une entrevue tenue le 10 octobre 2007 à Montréal. 88 Le qualificatif « traditionnel » est utilisé dans ce cas pour définir les produits et services (de financement et de placement) offerts par les institutions financières selon des modalités relativement homogènes. Par exemple, les taux sur les prêts se comparent d’ une institution à un autre, ainsi que les formules de remboursement (adaptées à la réalité financière des salariés). 100 et de leur procurer du même coup un outil de développement économique » (Poulin, Tremblay, 2005, pp. 5-6). Bref, les aider à réaliser leurs objectifs et avoir les moyens de leurs ambitions! La genèse de la Caisse de la Culture À la suite d’ une réflexion amorcée vers la fin des années 1980 par l’ Union des artistes (ci-après UDA) sur la situation financière de ses membres, lesquels éprouvaient des difficultés chroniques à obtenir des produits et services bancaires de base en raison de leur sources de revenus instables, Serge Turgeon (alors président de l’ UDA) et Serge Demers (directeur général de l’ UDA à l’ époque) font appel à l’ expertise de Pierre Marin pour créer une caisse capable (et désireuse) de desservir les membres de l’ UDA. Fort de son expérience à titre de directeur général de la Caisse d’ économie des syndicats nationaux de Montréal89, M. Marin accepte de faire la réflexion avec les dirigeants de l’ UDA et de les accompagner dans leurs démarches auprès de Desjardins. « Le gros défi, c’ était d’ obtenir le support de Desjardins pour la création de la Caisse », le scepticisme face aux chances de réussite étant sans doute alimenté par « cette espèce de préjugé qui vient de la population à l’ égard des artistes (… ) à l’ effet [qu’ ils] sont dépensiers, sont gaspilleurs, qu’ ils ne gèrent pas leurs finances personnelles ». Pari relevé! En 1994, le projet se concrétise et la Caisse de la Culture est fondée « pour répondre spécifiquement aux besoins des artistes, artisans, créateurs et entreprises issus des milieux de la culture et du savoir » (source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins), et est affiliée à la Fédération des caisses d’ économie90 qui la supportera financièrement dans son démarrage, c’ est-à-dire qu’ elle assumera pour les trois premières années les déficits d’ opération définis par les cadres budgétaires approuvés. 89 Cet établissement porte maintenant le nom de Caisse d’ économie solidaire suite à plusieurs fusions. En 2001, pour alléger la structure du Mouvement Desjardins, cette Fédération et toutes les autres ont fusionné avec la Fédérations des caisses populaires Desjardins pour créer la Fédération des caisses Desjardins, permettant aussi d’ éliminer la Confédération (dont la responsabilité était de chapeauter les Fédérations gérées de manière indépendante, mais affiliées au Mouvement Desjardins). 90 101 « La Caisse de la Culture est née d' un rêve : celui de donner aux artistes, aux artisans, aux créateurs et aux entreprises issus des milieux de la culture, des communications et du savoir, les moyens de leurs talents et de leurs aspirations. C' est une coopérative à leur image, entièrement gérée par des représentants de chacun de ces milieux. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) C’ est donc tout naturellement que MM. Turgeon et Demers sollicitent Pierre Marin pour qu’ il occupe le poste de directeur général de cette nouvelle caisse. Après les tests de sélection, les entrevues d’ usage et ses propres remises en question, il accepte de relever ce défi, et ce, même s’ il « se trouve un peu fou »… car rien n’ est gagné d’ avance et il n’ y a aucune garantie, ni même « sur la capacité [de la Caisse] à générer assez vite les revenus » nécessaires pour payer son salaire! En 1994, il y a 4 500 institutions financières de détail à Montréal qui jouent du coude dans un contexte d’ affaires « extrêmement concurrentiel, (… ) alors pourquoi faire une Caisse si elle est pour faire la même chose que les autres, pourquoi en rajouter une autre? Et la réponse était implicite dans la démarche de la création de cette Caisse : ça prenait une institution financière qui soit capable de donner des services aux membres de l’ Union des artistes qu’ ils reçoivent peu, qu’ ils reçoivent mal ou qu’ ils ne reçoivent pas » parce qu’ ils sont victimes de préjugés. Conscient des risques, mais parce qu’ il croit fermement à cette mission et qu’ il est convaincu de son importance, Pierre Marin se lance dans l’ aventure avec cette humilité qui le caractérise. Reste que sa feuille de route professionnelle parle d’ ellemême : son implication dans les milieux syndical et de la finance coopérative suffit à convaincre de son attachement pour une certaine ‘justice’ ou ‘équité sociale’ , et ses compétences moult fois démontrées, entre autres à titre de directeur général de la Caisse de la CSN puis de président de la Caisse d’ économie solidaire, permettent à MM. Turgeon et Demers de croire au succès du projet piloté par Pierre Marin. À son entrée en fonction, l’ objectif principal que s’ est fixé Pierre Marin l’ obnubile : il faut rentabiliser la Caisse le plus rapidement possible pour « conquérir l’ autonomie de décision le plus tôt possible ». La réussite devient donc la pire contrainte de gestion qu’ il s’ impose, non seulement pour sortir la Caisse de la marginalité et lui permettre d’ acquérir la reconnaissance dans son milieu d’ affaires, mais d’ abord et avant tout pour 102 l’ émanciper de la « tutelle » de la Fédération des caisses d’ économie. Malgré les ressources et les moyens très restreints dont il dispose, Pierre Marin gagne son pari en moins de deux ans, au prix de grands sacrifices de la part de la petite équipe qui l’ entoure, le budget ne lui permettant d’ embaucher que trois personnes pour matérialiser le projet avec lui. D’ accord, le marché potentiel est là, et il ne demande pas mieux que de se faire proposer des solutions financières… Mais encore faut-il les développer, ces nouveaux services, et ce, tout en respectant les normes des multiples instances de surveillance! Le service aux membres Mais comment la Caisse de la Culture arrive-t-elle à se démarquer de ses puissantes concurrentes? En innovant dans la définition et la prestation des services offerts aux membres : mandat complexe dans un système extrêmement normé où chaque institution doit respecter les dispositifs réglementaires financiers établis pour protéger les épargnants! Puisque la différence d’ une institution financière à l’ autre « se joue sur un mouchoir de poche [en ce qui concerne] les prix et la qualité des produits, c’ est vraiment sur le service que la Caisse a développé un avantage concurrentiel ». De plus, Pierre Marin souligne que : Il a fallu innover dans la dispensation des services. Par exemple, un prêt est [accordé selon] plusieurs critères, mais le critère principal, c’ est la capacité de remboursement de la personne qui emprunte. Et déterminer la capacité de remboursement d’ un pigiste, ce n’ est pas la même chose que de déterminer la capacité de remboursement d’ un salarié [dont le chèque de paie est régulier]. Alors on a déterminé un système, et on l’ a déterminé par essais et erreurs avec les ressources [humaines], ensemble, pour arriver à déterminer [des services] qui offrent à la fois les caractéristiques sécuritaires pour une institution financière, donc qui soient approuvables par les gens qui sont chargés de vérifier nos opérations, et qui soient reproductibles, qui rendent service aux membres, qui ne les amènent pas à trop s’ endetter et qui leur permettent d’ avoir accès aux biens qu’ ils veulent acquérir. Alors il a fallu innover, il a fallu inventer, il a fallu qualifier nos processus d’ analyse et d’ autorisation auprès des instances de surveillance. 103 En impliquant les employés de première ligne, soit les conseillers financiers qui traitent avec les membres, analysent leur situation financière et tentent de répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins spécifiques, la Caisse arrive graduellement à définir puis à raffiner ses services et ses façons de procéder. Encore faut-il que l’ équipe de travail soit sensible aux réalités particulières des finances personnelles des artistes et de la gestion des organismes culturels. Et c’ est ici que survient le premier acte de cette « magie » dont parle Pierre Marin lorsqu’ il explique les résultats et les performances très positifs de la Caisse de la Culture dès son arrivée sur le marché. « La Caisse de la Culture offre à ses membres le même éventail de services que ceux dispensés par le réseau des caisses Desjardins. Par contre, contrairement aux institutions financières traditionnelles, la Caisse tient compte, dans son offre de services, de la situation d' un grand nombre de ses membres, qui sont des entreprises à vocation culturelle ou encore des travailleuses et des travailleurs autonomes dont les revenus fluctuent au rythme des contrats qu' ils obtiennent. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) La « magie » comme stratégie? Les succès de la Caisse de la Culture depuis ses débuts démontrent bien la nécessité de son existence, voire même son importance pour la vitalité du développement culturel au Québec. Mais d’ un point de vue stratégique, comment cette organisation a-t-elle réussi à créer et réussit-elle encore aujourd’ hui91 à soutenir son avantage concurrentiel? Comment la Caisse est-elle devenue l’ institution financière la plus compétente sur le marché en regard de l’ offre de services répondant aux besoins spécifiques de la clientèle artistique? Le premier acte magique qu’ il y a eu, au fond, c’ est dans le recrutement [des] personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des gens qui avaient la qualité fondamentale d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-à-dire d’ aimer les gens avec qui ils allaient travailler… d’ aimer les gens à qui ils allaient donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est drôle, hein, mais j’ ai réalisé par la suite, parce qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25 91 Voir encart p. 104. 104 employés92, que chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il faut que les gens aiment le milieu pour le comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie initiale, c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées pour partir [le projet] étaient allumées, étaient enthousiastes à l’ idée de faire ce travail, malgré la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je dirais même plus [qu’ il faut] des amoureux de la culture [qui sont aussi] passionnés par les gens! Mais pour que la magie opère, il faut un magicien… ou du moins un directeur général compétent et intuitif, sachant alimenter cet engouement et canaliser la volonté des employés. Comme l’ explique M. Marin lorsqu’ il compare la structure organisationnelle de la Caisse de la culture avec celle des autres caisses Desjardins, « la différence qu’ on peut voir à la Caisse de la Culture, elle n’ est pas tellement dans le modèle d’ organisation, la gouvernance, l’ organisation du travail ou des trucs comme ça; elle se trouve plutôt dans la qualité des relations qui sont établies entre la gestion et les opérations… et puis ça aussi, c’ est de la magie, c’ est difficile à rationaliser… ». Donc, tout en adoptant le modèle organisationnel formel « réfléchi et raisonné par Desjardins », modèle somme toute assez traditionnel et standard avec une participation limitée des employés aux décisions et aux résultats, il arrive à maintenir cette qualité de communication entre la direction et l’ équipe de travail qui devient un facteur-clé de succès pour cette organisation. Pour ce faire, il mise sur un flot entretenu de rapports informels entre employés et dirigeants permettant à la Caisse d’ améliorer constamment son offre de services, et ce, en soutenant le développement et l’ innovation dans les façons de dispenser des produits bancaires et financiers autrement conventionnels. Pour Pierre Marin, l’ empowerment des employés devrait aller de soi dans n’ importe quelle organisation, c’ est une question de décence que de les rendre autonomes. Mais l’ empowerment, c’ est beaucoup plus que ça à la Caisse de la Culture, parce qu’ il contribue à créer cette magie qui se transforme en compétence organisationnelle distinctive. Bref, comme le précise M. Marin, « les mécanismes formels existaient, mais d’ après moi les mécanismes formels ne créent pas la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça 92 En plus du directeur général, l’ organisation compte aujourd’ hui sur une équipe de 29 employés oeuvrant à répondre aux besoins particuliers des membres de la Caisse et offrant des services spécialisés de financement aux entreprises culturelles. (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) 105 assure au moins que la direction et les employés se parlent régulièrement, mais il y avait autre chose à la Caisse : une qualité de communication que j’ ai rarement vue dans d’ autres organisations! (… ) L’ énorme différence par rapport aux autres caisses, qui est ressentie et qui peut se valider aussi en parlant aux employés (… ), c’ est qu’ ils ont été et qu’ ils sont encore influents dans la direction de la Caisse. » À l’ instar du mode de gestion suggéré aux caisses par le Mouvement Desjardins, et généralement appliqué intégralement par celles-ci, le mode de gouvernance ne varie pas d’ une caisse à l’ autre. Une coopérative appartient à ses membres, dite Assemblée générale, laquelle élit un Conseil d’ administration dont le mandat est d’ engager et de surveiller la direction générale, puis de faire rapport aux membres sur les activités de la coopérative annuellement. De l’ aveu même de Pierre Marin, la marge de manœ uvre pour innover à ces niveaux et dans ce contexte n’ existe pratiquement pas. D’ ailleurs, ce qui l’ a guidé dans la mise sur pied de la Caisse de la Culture, son plan stratégique pour atteindre ses objectifs de rentabilité, ce n’ était pas tant un besoin de réinventer la gouvernance ou les modes de gestion, mais la mise en œ uvre de sa vision de l’ utilité de cette caisse-là! Au lieu d’ innovation, il parle de « retour aux sources, c’ est-à-dire de s’ assurer que la coopérative (… ) travaille bien vers le sens souhaité par ses membres ». La vision d’un gestionnaire engagé et convaincu Même s’ il utilise le concept de magie pour dépeindre l’ effervescence interne ayant mené à la réussite du projet, soit de créer une institution financière crédible sur le marché et capable de desservir la clientèle artistique du Québec, Pierre Marin est un fin stratège qui ne donne pas dans la pensée magique! Bien au contraire, il agit beaucoup, et il le fait de manière réfléchie. Pour mettre en œ uvre la mission, il faut avoir de la vision… Sa deuxième obsession, après la rentabilité, c’ est l’ utilité de la Caisse : « à quoi elle sert? », pourquoi a-t-elle été créée, pourquoi les gens se sont-ils mobilisés? C’ est ce qu’ il appelle avoir « la vision de l’ utilité de cette caisse-là », comme il l’ explique lui-même : … très rapidement, je me suis aperçu, en tout cas j’ ai eu la conviction, qu’ il fallait qu’ on élargisse le mandat de cette institution-là si on voulait lui donner de l’ ampleur, la carrure, et puis l’ efficacité qu’ on souhaitait pour mieux servir les membres de l’ Union des artistes… Alors, on s’ est 106 dit que ça serait intéressant, pour accélérer la croissance et pour accélérer la pénétration du marché, d’ élargir (… ) la mission de la Caisse à l’ ensemble de la communauté artistique de Montréal et du Québec. Donc il fallait accroître rapidement le membership pour donner de l’ envergure à la Caisse et les moyens de se développer, et ce, en assumant pleinement le nom qu’ elle s’ était donné : la Caisse de la Culture. Pour ce faire, Pierre Marin et ses acolytes se déploient dans la communauté artistique peu de temps après la fondation de la Caisse pour la faire connaître et trouver des partenaires dans les efforts de recrutement. Ils approchent donc l’ Union des écrivaines et des écrivains québécois, la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec, le Conseil des métiers d’ art du Québec, bref « tous les organismes montréalais et nationaux qui regroupent des artistes », et ce, en adoptant l’ approche « zéro contrainte, 100% conviction » chère à Pierre Marin. La réponse est immédiate et enthousiaste : les partenaires embarquent dans le projet, consolidant les assises de la Caisse, contribuant à son succès indéniable qui se poursuit près de 15 ans plus tard, et déboulonnant du même souffle le mythe de l’ artiste bohème inconséquent financièrement entretenu même au sein du mouvement coopératif qu’ est Desjardins : « ce que nous avons réalisé, et ce que nous réalisons encore, c’ est que, au contraire [du préjugé populaire à l’ endroit des artistes], parce qu’ ils sont confrontés à la précarité, professionnellement, viscéralement, ils sont plutôt économes et prudents dans la gestion de leurs finances personnelles ». « Depuis sa création en 1994, la Caisse a connu un essor impressionnant. Des milliers de membres en ont fait leur institution financière principale, et elle enregistre un volume d' affaires de plus de 245 millions de dollars. Non seulement est-elle rentable, mais c' est dans les dépôts de ses membres qu' elle puise afin d' offrir ses prêts, lesquels totalisent plus de 100 millions de dollars. C' est la culture qui finance la culture! » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) Bien sûr, rien n’ est acquis ni considéré comme tel par les dirigeants de la Caisse de la Culture, et les enjeux liés à la croissance préoccupent Pierre Marin. D’ un côté, il y a la vision d’ utilité de la Caisse, soit desservir le plus grand nombre de membres possible de manière à créer un effet de levier pour améliorer l’ offre de services, et de l’ autre côté, il 107 y a « la nécessité de conserver la vocation… et pas seulement la vocation, mais la vision coopérative de cette institution ». En fait, Pierre Marin considère que l’ essentiel du rôle de la direction générale est d’ amener l’ organisation à ne jamais perdre de vue ses finalités : « Savoir à quoi on sert et pourquoi on fait ce qu’ on fait », ce qu’ il croit aussi être une compétence organisationnelle qui devient avantage compétitif quand ça génère de l’ innovation. Et en entendant ce dirigeant marteler avec conviction l’ importance de défendre la mission et la vocation de la Caisse de la Culture, on comprend mieux pourquoi il se dit, malgré tout ce qu’ il a accompli, « mauvais gestionnaire » : « Les tâches de gestion m’ ennuient assez… il me semble que c’ est facile, la gestion. Ce qui m’ intéresse le plus, c’ est l’ empowerment des groupes sociaux! Je lisais d’ ailleurs, l’ autre jour [dans le journal], Mintzberg qui a écrit un article sur la macro-gestion, et, oh!, je suis tombé sur une planète inconnue, là! Je sais, j’ en connais des gestionnaires, j’ en ai fréquenté beaucoup et je sais qu’ il y en a beaucoup qui pensent que ce n’ est pas important de faire des petites affaires, mais les petites affaires, justement, c’ est les grosses affaires! Surtout dans une coopérative! Dans toutes les entreprises, je pense, mais dans une coopérative en particulier, c’ est… c’ est la personne! C’ est ça, l’ important! (… ) C’ est que tout a son importance, mais tout perd son importance si on ne sait pas pourquoi on le fait! C’ est ça que je veux transmettre, surtout. Il faut savoir à quoi ça sert. Je veux dire, tout le monde est capable d’ équilibrer un budget, ou de recruter du personnel, ou de balancer une caisse à la fin de la journée. Tout le monde est capable de faire ça! C’ est de savoir à quoi ça sert… pourquoi on le fait! Les nouveaux défis de la Caisse de la Culture Cette organisation née en 1994 dans la plus grande marginalité jouit aujourd’ hui d’ une solide réputation dans le milieu artistique et d’ une notoriété bien établie auprès des instances de régulation. Comme le dit Pierre Marin, « la Caisse de la Culture a été longtemps et est encore atypique comme organisation, même à l’ intérieur [du Mouvement] Desjardins, mais elle est passée de la marginalité à… je dirais à une certaine reconnaissance (… ) de par ses succès » en termes de rentabilité. Mais à l’ instar de ses concurrentes, elle se doit d’ évoluer avec le marché où naissent de nouvelles contraintes et apparaissent des opportunités à saisir. À la Caisse de la Culture, on est à l’ affût des changements dans l’ environnement d’ affaires tout en gardant les intérêts des membres à l’ avant-plan des réflexions stratégiques ainsi que des décisions opérationnelles : 108 Bien sûr, on doit considérer la concurrence et l’ offre de services de la concurrence (… ) mais on est plutôt guidés par le souci de bien satisfaire les besoins du public que nous visons, des groupes que nous visons. Alors, on innove, mais on innove en fonction des besoins qui nous sont exprimés ou que nous identifions nous-mêmes dans notre marché de référence. C’ est comme ça qu’ on est devenus aussi une institution financière très importante dans le financement des entreprises culturelles (… ) et qu’ on a créé une institution financière experte, qui connaît bien le milieu qu’ elle a à desservir et qui ajuste constamment son offre de services aux besoins exprimés par les clients… Il n’ en demeure pas moins que selon lui, le plus grand enjeu pour la Caisse dans les prochaines années est celui de l’ institutionnalisation. Ce phénomène, qui guette toute organisation en croissance, peut générer de belles surprises et soutenir l’ avantage concurrentiel à long terme, tout comme il peut engendrer une dilution de la « magie » qui teinte le fonctionnement interne ou du sentiment d’ appartenance des membres… Ce qui fait la force de la Caisse aujourd’ hui, ce n’ est pas la même chose qu’ il y a 12 ans. Mais ce qui fait sa force aujourd’ hui, c’ est qu’ elle est la Caisse des artistes. C’ est qu’ elle est totalement imprégnée dans le milieu qu’ elle veut desservir. Tellement que, ça me faisait dire à la fin, dans mes derniers miles, dans mes dernières années [à la direction générale], que la menace importante qu’ on avait au développement de la Caisse, c’ était son institutionnalisation. Que le milieu commence à nous voir comme une autre institution de plus, et non plus comme leur caisse, comme leur coopérative dont ils sont propriétaires. Mais Pierre Marin quitte son poste en juin 2006 optimiste face à cette possibilité. Les sondages réalisés par la Caisse auprès de ses membres confirment que la vision coopérative y demeure toujours très vivante et qu’ une « majorité de membres (… ) sentent qu’ ils sont influents dans la Caisse ». Et selon lui, le même sentiment se dégage du discours et de l’ attitude des employés. Cependant, et c’ est là le principal défi qui attend son successeur Claude Demers à son avis, il faut « entretenir et cultiver (… ) la flamme », cette « magie absolument fondamentale », et ce, malgré les « obligations de formaliser les relations et les communications » quand l’ équipe grandit! Pierre Marin soutient qu’ il faut se méfier de l’ ascendant naturel des mécanismes formels sur les rapports informels : ils sont rassurants et nécessaires, mais pas suffisants! D’ ailleurs, Pierre Marin et les dirigeants de la Caisse de la Culture se sont toujours assurés que les 109 méthodes d’ analyse développées par les analystes financiers soient reproductibles : « c’ était le plus grand service que nous pouvions rendre à cette communauté »; « qualifier les artistes comme citoyens à part entière, y compris dans leurs finances auprès des institutions financières », c’ est aussi une nécessité découlant de la raison d’ être de la Caisse. L’ avantage concurrentiel de la Caisse de la Culture résidant plutôt dans ses relations aux membres et sa capacité à écouter leurs besoins pour les transformer en services spécialisés, le tout grâce à une qualité de communication exceptionnelle avec les employés, Pierre Marin l’ avoue un sourire dans la voix : [La concurrence] ne m’ a jamais défrisé, (… ) je savais qu’ on est et qu’ on sera toujours meilleurs tant qu’ on va garder cette orientation-là. Y’ a rien pour battre ça, une coopérative vivante! Y’ a pas une entreprise capitaliste qui peut s’ approcher de ça, y’ en n’ a pas une! À condition qu’ elle reste vivante! Le jour où les gens n’ ont plus l’ impression d’ être propriétaires de l’ entreprise avec laquelle ils font affaires, elle devient comme les autres! (… ) Mais la menace qui était permanente au temps où j’ étais là et qui va rester permanente comme pour toutes les autres institutions, c’ est le risque de glisser de sens dans la vision, et je dirais que, si le focus se déplace de ce qui est sa mission essentielle, c’ est-à-dire d’ être une institution financière coopérative au service des artistes et de leurs entreprises, alors elle perdrait sa raison principale d’ être… et je ne l’ identifie pas comme une menace, parce que, d’ après moi en tout cas, ce n’ est pas du tout présent. « Créative et avant-gardiste, la Caisse de la Culture a reçu, en 2001, le Prix de la coopération de l' année pour la région de Montréal. Voilà la preuve que cet instrument économique est à la mesure du talent de son équipe et de ses membres. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) 5. L’analyse des données et l’interprétation des résultats Pour que les choses paraissent nouvelles, si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut, en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux. - Marcel Proust, Le Temps retrouvé 5.1 L’analyse des données Les propos recueillis en entrevue ayant été présentés au chapitre précédent – la rédaction des cas constituant une première étape dans l’ organisation des données empiriques, voire même une exploration de celles-ci – il convient maintenant de procéder à l’ étape suivante de la démarche de recherche, soit l’ analyse des données en vue de répondre à la question : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » 5.1.1 La comparaison des données Tel qu’ indiqué dans le chapitre sur la méthodologie, l’ analyse des données a été réalisée à l’ aide d’ une grille comparative des cas, laquelle est présentée dans les pages suivantes (voir tableau). Outre les phrases-clés qui y sont recensées, les variables examinées ont été choisies en fonction des questions et de la structure du guide d’ entrevue (voir Annexe 8b). Parce qu’ ils traduisent une préoccupation marquée ou parce qu’ ils revêtent une signification particulière, les mots et expressions qui revenaient de manière récurrente, ou sur lesquels les sujets d’ étude ont insisté, ont aussi été répertoriés dans la grille. Mentionnons aussi que l’ analyse des données ne peut cependant pas refléter la richesse des entrevues. Tel qu’ expliqué dans la méthodologie, je voudrais mettre l’ emphase ici sur l’ aspect holistique des données recueillies en entrevue : le langage non verbal, les 111 intonations dans la voix, la confiance qui s’ établit et qui permet d’ accéder à un autre niveau de confidence de la part du dirigeant, etc. Par contre, cette démarche demande aussi de la part du chercheur de traiter ces données avec précaution pour faire la part entre ses propres expériences, émotions, perceptions et interprétations, et le discours de l’ interviewé. Mais il est impossible d’ en faire abstraction complètement au nom de l’ objectivité, ce qui par ailleurs pourrait mener à l’ invalidation de certains résultats, parce que dans un tel contexte c’ est la subjectivité qui devient le terreau fertile de l’ objectivation de ces données qualitatives. Ainsi, dans la prochaine section, c’ est en faisant parler les dirigeants, à l’ aide des données extraites des cas et présentées dans le tableau « Analyse comparative des cas », que je rendrai compte des découvertes qui ont jalonné ma recherche et qui permettent de proposer une réponse à la question de recherche dans la deuxième partie de ce chapitre. 112 Grille d’analyse comparative des cas Variables Poste et organisation Dirigeant Claude Béland Pierre Marin Président – Mouvement Desjardins Directeur général – Caisse de la Culture Desj. Principales contributions Restructuration majeure du Mouvement Desjardins, équilibre du pouvoir décisionnel au Conseil (poids relatif), meilleure rentabilité et compétitivité, promotion / éducation coopérative. Participation à la fondation de la Caisse de la Culture, rentabilité et développement de son marché pour assurer sa croissance, conviction / éducation coopérative. Rôles / responsabilités assumés audelà du mandat officiel et des fonctions de direction formelles - « le gardien des valeurs du Mouvement » / et défendre les intérêts des membres - respecter les employés et leurs besoins, les accompagner dans le changement - éduquer la population sur la valeur ajoutée d’ appartenir à une coopérative… formule des 4 P : partage, participation, propriété, patrimoine. - Qualifier les artistes comme citoyens financiers à part entière - Écouter les employés et bien recruter pour alimenter la magie - Coacher son équipe de direction, accompagner les plus jeunes gestionnaires dans leur apprentissage Réponse à « travail de direction » et à « votre apport à l’ organisation » - « … être soi-même, c’ est comme ça que je suis devenu Président du Mouvement ! » - « théorie de l’ alpiniste » - « Une expérience humaine incroyable ! » - « souci de maintenir la qualité de la communication et la qualité de la relation entre la direction et l’ équipe de travail » - créer et maintenir la magie - « il y a une énorme différence à la Caisse de la Culture et c’ est que les employés sont influents dans la direction de la Caisse » - valeurs / mission du Mouvement Desjardins Mots / expression récurrents ou propos - importance de créer un sentiment d’ appartenance importants / appuyés et de satisfaire le besoin d’ accomplissement (des employés et des membres) - leadership / influence / éthique / identité / intégrité pour gagner la confiance des autres - souci de la mission - vision - vocation de la Caisse - éducation coopérative - travail de conviction - coopération Phrases-clés 1-a) « Pourquoi faire une Caisse si elle est pour faire la même chose que… que les autres, pourquoi en rajouter une autre? Et la réponse était implicite dans la démarche de la création de cette Caisse : ça prenait une institution financière qui soit capable de donner des services aux membres de l’ Union des artistes qu’ ils reçoivent peu, qu’ ils reçoivent mal ou qu’ ils ne reçoivent pas actuellement. » - justice sociale - membres - communauté artistique - communication informelle direction / organis. - influence des employés - autonomie des employés - cohérence discours / pratique - le premier acte de magie / recruter 1-b) « J’ ai tout le temps été inspiré, je vais dire obsédé, obsédé c’ est plus le mot, par la vision 2- « Dans la pratique du droit, je ne retrouvais pas de l’ utilité de cette caisse-là. À quoi elle sert. Pourquoi nous l’ avons faite. Pourquoi les gens ce désir qui était en moi de faire en sorte qu’ on puisse contribuer à faire que la société fonctionne se sont investis bénévolement, pourquoi ces militants ont travaillé autour, et puis mieux. » pourquoi… je veux dire, à quoi elle sert cette 3- « Fondamentalement, le leadership c’ est d’ avoir caisse. Alors… je dirais que ça, c’ est la partie idéologique de mon obsession, et l’ autre une identité! » obsession, c’ était de faire en sorte que cette 4- « Le management, c’ est dire aux gens ce qu’ ils caisse performe et qu’ elle fasse bien ce qu’ elle avait à faire, qu’ elle serve bien les besoins doivent faire. Le leadership, c’ est d’ amener les 1- a) « J’ ai compris très tôt sans me questionner que pour que la famille fonctionne bien et que tous soient heureux, il faut que chacun fasse sa part. (… ) Alors naturellement j’ ai transposé ça dans ma vie en société, professionnelle. » // « Si la famille est bien, je vais être bien. » b) « Si le Mouvement va bien, les caisses vont bien aller. » c) « Si la Fédération va bien, on va tous aller bien… l’ important c’ est que notre Fédération marche et tout le monde va réussir. » - legs à une organisation = des valeurs, une influence, une part de soi - cohérence des décisions et actions / discours - éducation coopérative - coopération / valeur ajoutée - solidarité / famille / travailler et réussir ensemble - gestion du changement - planter le premier pic / mesurer la solidité 113 114 gens à décider par eux-mêmes ce qu’ on pense qui devrait être fait, et tant mieux s’ ils en prennent le mérite! » 5- « … mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus difficile. Moi, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste [dans mes conférences]. (… ) c’ est la réaction humaine que vous êtes obligés de mesurer, comme un alpiniste mesure la solidité du pic; lui doit monter jusqu’ en haut, nous aussi. » 6- « On a amené les gens et l’ organisation à évoluer, tout en respectant intégralement le caractère de Desjardins. (… ) le Mouvement est passé d’ une culture très autonomiste à une culture de la solidarité » 7- « Le Mouvement Desjardins, on n’ en a pas besoin au Québec si le choix que fait le membre – aujourd’ hui, le consommateur – si le choix qu’ il fait, c’ est un choix pour le rendement. Le Mouvement, il s’ est développé quand les gens choisissaient Desjardins pour la valeur ajoutée. Et la valeur ajoutée, c’ était : une entreprise qui nous appartient, inaliénable, un noyau dur dans l’ économie du Québec, essentiel au développement du Québec, et un Mouvement qui permet aux gens de satisfaire tous leur besoins humains fondamentaux. » qu’ elle visait à combler. » 2- « Les mécanismes formels existaient, mais d’ après moi les mécanismes formels ne créent pas la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça assure au moins que la direction et les employés se parlent régulièrement, mais… mais il y avait autre chose à la caisse : une qualité de communication que j’ ai rarement vue dans d’ autres organisations! » 3- « C’ est les employés qui sont la première ligne, c’ est eux qui parlent aux gens, c’ est eux qui nous ont permis de raffiner nos façons de faire, nos façons de procéder… parce qu’ il a fallu innover, dans la dispensation des services, et c’ est beaucoup grâce à eux si on y est arrivés! » 4- « Le premier acte magique qu’ il y a eu, au fond, c’ est dans le recrutement [des] personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des gens qui avaient la qualité fondamentale d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-àdire d’ aimer les gens avec qui ils allaient travailler… d’ aimer les gens à qui ils allaient donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est drôle, hein, mais j’ ai réalisé par la suite, parce qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25 employés, que chaque fois qu’ on a banni ça dans les 8- « C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je critères de sélection, soit d’ aimer le milieu dans 115 l’ espérais! Écoutez, c’ est un poste qu’ on espère! J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient : “ Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une identité.” Et c’ est ce qui m’ a fait comprendre c’ est quoi, le leadership. Ils me disaient : “ T’ as une identité, toi, on te connaît, on sait comment tu penses, et il y a des choses que tu n’ es pas capable de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité et on sait qui tu es, et ça nous donne confiance.” Alors je me disais : “ Identité, confiance, éthique… c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans ma carrière, j’ ai souvent eu à vivre des cas difficiles. Et j’ entendais les gens dire : “ Non, non, Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut pas faire ça!” On ne peut pas se dénaturer comme ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On va dire que je l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… ) C’ est d’ être soi-même. Ce que les gens vont retenir de vous, ce que vous avez légué, c’ est vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les gens ne me parlent pas de la restructuration… ils ne me parlent pas du progrès de Desjardins, l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les valeurs, elles influencent. Donc on laisse une influence, c’ est-à-dire [nous-même], comme personne. (… ) Mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus difficile. Dans mes conférences, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste. » lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il faut que les gens aiment le milieu pour le comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie initiale, c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées pour partir [le projet] étaient allumées, étaient enthousiastes à l’ idée de faire ce travail, malgré la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je dirais même plus [qu’ il faut] des amoureux de la culture [qui sont aussi] passionnés par les gens! » 5- « (… ) la force de la Caisse, c’ est que… et c’ est très vivant, c’ est que les membres du marché que nous visons savent que cette institution leur appartient, que ce n’ est pas le gouvernement qui la dirige, c’ est pas… elle est à eux. Alors je dirais que c’ est ça, sa force. Et ça, ça nous ramène aux racines de la coopération… On n’ a plus l’ impression que c’ est ressenti, ça, dans les autres caisses, et surtout dans les caisses urbaines, ce n’ est pas ressenti. Mais à la Caisse de la Culture, il y a une majorité de membres de la Caisse qui sentent qu’ ils sont influents dans la Caisse. » 6- « (… ) le grand service qu’ on a rendu à la communauté des artistes, c’ est de les qualifier comme citoyens financiers dans ce pays… de les qualifier comme citoyens à part entière. Ça ne m’ a jamais défrisé, la concurrence, parce 116 9- « (… ) on est passés d’ une culture extrêmement autonomiste à une culture de solidarité. Les caisses sont devenues très solidaires. » Métaphore/image que y’ a rien pour battre ça, une coopérative vivante! Y’ a pas une entreprise capitaliste qui peut s’ approcher de ça, y’ en n’ a pas une! À condition que la coopérative reste vivante! » Théorie de l’alpiniste : « le côté humain du travail de direction est le plus difficile en gestion du changement. » Acte de magie : « le plus important, pour créer la magie, c’ est le recrutement » Définition du mot alpiniste (Le Petit Robert 2008) : Définition du mot magie (Le Petit Robert 2008) : Personne qui pratique l’ alpinisme. ascensionniste. (p. 73) // [Cordée n.f. 2 (1886) Groupe d’ alpinistes attachés l’ un à l’ autre par la taille avec une corde, pour faire une ascension. Premier (chef) de cordée : celui qui mène la caravane. (p. 544)] Magie n.f. 1 Art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels. alchimie (… ) hermétisme (… ) Pratiques de magie : apparition, charme, (… ) rite (… ) 3 Influence vive, inexplicable, qu’ exercent l’ art, la nature, les passions. (p. 1501) En conférence, il compare ce rôle à celui du chef d’ orchestre. Il est intéressant de noter que, dans la revue de littérature (à la p. 28 du présent document) nous avons relevé dans la définition de base d’ une compétence (Le Petit Robert 2008) l’ expression « homme-orchestre ». 117 5.1.2 La nature des données : les réponses à trois questions-clés Pour m’ aider à extraire la substance de ces données, en comprendre la nature, ma directrice de mémoire m’ a proposé de faire une réflexion qui s’ est avérée bien productive, et ce, en tablant sur mon expérience de consultante en gestion… « Si demain tu devais présenter les résultats de ta recherche aux successeurs respectifs de Claude Béland et de Pierre Marin, que tu devais leur parler de ton mémoire, que leur diraistu? », m’ a-t-elle demandé en me tendant une feuille blanche et un crayon. Interloquée, je me suis lancée mentalement dans une grandiloquente synthèse… à laquelle j’ ai vite mis un frein! Dans le fond, mon premier réflexe n’ était pas de parler, mais d’ écouter. Oui, la première chose que je ferais si j’ avais l’ occasion de les rencontrer, c’ est leur poser trois questions. En les abordant ainsi, je pourrais d’ abord apprendre à les connaître un peu plus, ensuite capter leur attention, puis mobiliser leurs réponses qui me permettraient d’ entrer dans un dialogue avec eux et de leur exposer mes découvertes. En fait, sachant comme nous l’ avons vu dans le chapitre sur la méthodologie que mon questionnaire initial a dû être abandonné dès ma première entrevue, ma recherche débouche donc sur un outil en apparence anodin : trois questions-clés. Pour y répondre, les données extraites des cas, et en particulier celles qui ressortent dans le tableau d’ analyse comparative, seront mobilisées dans les prochaines pages, résultats qui feront ensuite l’ objet d’ une interprétation et qui m’ amèneront à avancer une réponse à ma question de recherche : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Première question : De quelle manière décririez-vous votre travail de direction? La plus belle découverte que j’ aie faite au cours des entrevues avec les participants a été la réponse à cette question. En effet, de manière complètement spontanée et non 118 sollicitée, tous les deux111 m’ ont répondu en utilisant une métaphore, une image! Il s’ agit d’ une forme de « cristallisation cognitive » par laquelle le dirigeant arrive à exprimer la portée de son rôle dans son rapport à lui-même, aux autres, à l’ organisation, voire même à la communauté / société (car il ne faut pas perdre de vue le fait que messieurs Béland et Marin ont œ uvré au sein d’ un mouvement coopératif, i.e. dans un contexte d’ affaires particulier où un équilibre doit constamment être fait entre d’ une part les valeurs humaines de l’ économie sociale, et d’ autre part, les « valeurs » capitalistes/la logique du rendement de l’ économie de marché). Pour Claude Béland, le principal défi en gestion, c’ est « le côté humain » qu’ il aborde en exposant sa « théorie de l’ alpiniste », dans laquelle il joue le rôle du chef de cordée : « … en gestion, le côté humain c’ est la partie la plus difficile. Moi, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste. (… ) c’ est la réaction humaine que vous êtes obligés de mesurer, comme un alpiniste mesure la solidité du pic; lui doit monter jusqu’ en haut, nous aussi. »112 Il est intéressant de noter la définition que propose Le Petit Robert 2008 d’ un alpiniste, d’ une cordée et d’ un chef de cordée : « Personne qui pratique l’ alpinisme. ascensionniste. (p. 73) // [Cordée n.f. 2 (1886) Groupe d’ alpinistes attachés l’ un à l’ autre par la taille avec une corde, pour faire une ascension. Premier (chef) de cordée : celui qui mène la caravane. (p. 544)]. Chaque alpiniste dépend donc étroitement de l’ autre; c’ est une activité basée sur la confiance que les membres mettent entre les mains de leurs pairs... Le recours à la métaphore permet à Claude Béland d’ illustrer comment le dirigeant compétent combine ses talents et ses connaissances pour faire progresser ensemble les gens qui composent son organisation ou, comme il le dit si bien, comment les amener à « réussir la solidarité ». Tout comme doit le faire le chef de cordée réfléchi qui guide 111 Ce fut aussi le cas de M. Roquet, qui qualifie l’ organisation compétente et concurrentielle de « miracle », i.e. quand le dirigeant réussi à amener les gens ordinaires à faire des choses extraordinaires ensemble (pour paraphraser Peter Drucker). 112 Lors d’ une conférence donnée au Centre St-Pierre (« Conférence Échange » présentée le 1er octobre 2008 et organisée par le Cercle des Leaders Solidaires du Centre St-Pierre que co-président M. Béland et M. Michel Maletto), M. Béland a introduit une métaphore similaire, celle du chef d’ orchestre, pour imager le rôle du dirigeant. Il est intéressant de noter que, dans la revue de littérature (à la p. 28 du présent document), nous avons relevé dans la définition de base d’ une compétence (c. f. Le Petit Robert 2008) l’ expression « homme-orchestre ». 119 vers le sommet les alpinistes à sa suite en escaladant la paroi un point d’ attache113 à la fois, le dirigeant qui se soucie du bien-être commun dans le processus d’ ascension (vers le mieux-être commun) gagne étape par étape la confiance de ses troupes en faisant preuve de leadership d’ influence (car il ne peut pas grimper à la place des autres, il doit les amener à le faire par eux-mêmes et à emprunter le bon chemin) et de vision (garder le cap vers le haut de la montagne et rendre cet objectif atteignable pour l’ organisation). Dans le cas De la « théorie de l’alpiniste » et de la vision pour « réussir la solidarité » : l’ascension de Claude Béland sur le versant du Mouvement coopératif Desjardins, M. Béland expose ainsi son point de vue sur le leadership : « Le management, c’ est dire aux gens ce qu’ ils doivent faire. Le leadership, c’ est d’ amener les gens à décider par euxmêmes ce qu’ on pense qui devrait être fait, et tant mieux s’ ils en prennent le mérite! » Claude Béland veut que tous s’ approprient, voire initient, le changement, dans la mesure où le changement est pensé solidairement, c’ est-à-dire en considérant les intérêts du Mouvement Desjardins avant de l’ envisager comme une rivalité intra-muros et de prendre des décisions corporatistes à tout crin. Autrement dit, que les constituantes autonomes du Mouvement Desjardins, qu’ elles soient caisses, fédération ou sociétés affiliées, changent volontairement de paradigme et adhèrent à cette philosophie que Béland a puisée dans ses valeurs familiales comme il le raconte ci-contre : « J’ ai compris très tôt sans me questionner que pour que la famille fonctionne bien et que tous soient heureux, il faut que chacun fasse sa part. (… ) Alors naturellement j’ ai transposé ça dans ma vie en société, professionnelle. Si la famille est bien, je vais être bien. Si le Mouvement va bien, les caisses vont bien aller. » Il est pertinent ici d’ insister sur ce facteur crucial qui a jalonné une grande part du mandat, voire tout le mandat, de M. Béland à titre de Président du Mouvement Desjardins : dans cette institution, la philosophie de gestion et de développement d’ affaires constituait le cœ ur du profond changement de paradigme, autant désiré par les uns qu’ exécré par les autres, que bien des prédécesseurs de M. Béland avaient tenté, mais en vain, d’ ancrer dans les valeurs partagées par toutes les entités composant le 113 J’ utilise ce terme pour désigner les endroits où le grimpeur fixe la corde de rappel, mais je n’ ai que très peu de connaissances techniques en alpinisme. 120 Mouvement Desjardins; l’ extrait suivant qu’ on peut lire dans le cas consacré à M. Béland (p. 93) résume cette réalité historique : « … depuis les années 1960, la plupart des prédécesseurs de M. Béland se sont penchés sans succès, et en causant à chaque fois de vives réactions, sur la question de l’ inefficacité de la structure du Mouvement Desjardins. Bien sûr, il y avait la lourdeur engendrée par les multiples instances décisionnelles, mais le véritable talon d’ Achille demeurait la nécessité de coordonner les stratégies, contrecarrée par la sacro-sainte décentralisation des pouvoirs. Ils ont donc cherché des solutions à la perpétuelle problématique de rassembler autour d’ une action stratégique concertée les différentes composantes autonomes du Mouvement Desjardins, et majoritairement peu enclines à opter pour une centralisation des pouvoirs ». Bref, pour enfin parvenir à opérer un changement de mentalité, Claude Béland a dû adopter une approche stratégique : mettre en pratique sa propre théorie de l’ alpiniste en mobilisant les compétences qui le caractérisent à titre de dirigeant parce qu’ elles émanent de son identité, et ce, dans l’ optique d’ amener son organisation à générer par elle-même une compétence distinctive, inscrite dans son identité propre. C’ est d’ ailleurs lui-même qui parle d’ identité lorsqu’ il définit le leadership dans cet extrait du cas où il raconte son élection à la Présidence du Mouvement Desjardins : C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je l’ espérais! Écoutez, c’ est un poste qu’ on espère! J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient : “ Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une identité.” Et c’ est ce qui m’ a fait comprendre c’ est quoi, le leadership. Ils me disaient : “ T’ as une identité, toi, on te connaît, on sait comment tu penses, et il y a des choses que tu n’ es pas capable de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité et on sait qui tu es, et ça nous donne confiance.” Alors je me disais : “ Identité, confiance, éthique… c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans ma carrière, j’ ai souvent eu à vivre des cas difficiles. Et j’ entendais les gens dire : “ Non, non, Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut pas faire ça!” On ne peut pas se dénaturer comme ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On va dire que je l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… ) C’ est d’ être soi-même. Ce que les gens vont retenir de vous, ce que vous avez légué, c’ est vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les gens ne me parlent pas de la restructuration… ils ne me parlent pas du progrès de Desjardins, l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les valeurs, elles influencent. Donc on laisse une influence, c’ est-à-dire [nous-même] comme personne. 121 (… ) Mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus difficile. Dans mes conférences, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste. Les prochaines sous-sections expliquent comment cette théorie a permis à Claude Béland de relever ce qui semble avoir été le plus grand défi de sa carrière : la restructuration du Mouvement Desjardins. Ainsi en réponse à notre question de recherche nous pourrions dire que le dirigeant voit ses compétences de chef de cordée comme contribuant à la création d’ une identité de groupe, qui se développe et à laquelle s’ identifient les grimpeurs – les collaborateurs du président voire tous les employés de Desjardins. La qualité, voire l’ intensité, de cette identité est tributaire des compétences du leader et conséquemment des résultats de la montée, tant sur le plan du processus que de l’ atteinte de l’ objectif de manière la plus harmonieuse possible. Pierre Marin évoque de son côté la « magie » qui se crée au sein d’ une organisation, d’ une équipe de travail, pour expliquer les rendements de la Caisse de la Culture, grandement supérieurs aux attentes de certains hauts dirigeants chez Desjardins, dubitatifs lors de la création de cette caisse de groupe. L’ extrait suivant tiré du cas La « magie » et la vision derrière le succès de la Caisse de la Culture Desjardins (p. 97 de ce mémoire) étaie la théorie de M. Marin sur la stratégie par la « magie » : « En impliquant les employés de première ligne, soit les conseillers financiers qui traitent avec les membres, analysent leur situation financière et tentent de répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins spécifiques, la Caisse arrive graduellement à définir puis à raffiner ses services et ses façons de procéder. Encore faut-il que l’ équipe de travail soit sensible aux réalités particulières des finances personnelles des artistes et de la gestion des organismes culturels. Et c’ est ici que survient le premier acte de cette « magie » dont parle Pierre Marin lorsqu’ il explique les résultats et les performances très positifs de la Caisse de la Culture dès son arrivée sur le marché. Le premier acte magique qu’ il y a eu, au fond, c’ est dans le recrutement [des] personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des gens qui avaient la qualité fondamentale d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-à-dire 122 d’ aimer les gens avec qui ils allaient travailler… d’ aimer les gens à qui ils allaient donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est drôle, hein, mais j’ ai réalisé par la suite, parce qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25 employés114, que chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il faut que les gens aiment le milieu pour le comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie initiale, c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées pour partir [le projet] étaient allumées, étaient enthousiastes à l’ idée de faire ce travail, malgré la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je dirais même plus [qu’ il faut] des amoureux de la culture [qui sont aussi] passionnés par les gens! À l’ instar de la définition nominale des termes d’ alpinisme rapportés dans le cas de Claude Béland, il est une fois de plus pertinent de rappeler ce que Le Petit Robert 2008 propose comme définition pour le terme « magie » (p. 1501) : « Art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels [mise en évidence de ce texte par l’ auteure de ce mémoire]. (… ) Pratiques de magie : apparition, charme, (… ) rite (… ) 3 Influence vive, inexplicable, qu’ exercent l’ art, la nature, les passions. » À la Caisse de la Culture, cette passion, précisément c’ est la culture; ce sont les artistes et les regroupements artistiques, ainsi que leur réalité financière particulière, qui animent le fervent désir des employés de la Caisse de les aider à « se qualifier comme citoyen financier à part entière » dixit Pierre Marin. C’ est donc dire que la compétence opérationnelle que les employés détiennent, et plus vitalement les analystes financiers, devient essentielle dans le contexte d’ affaires de la Caisse de la Culture et elle ne concerne pas seulement leur savoir technique. En fait, c’ est leur « savoir-agir », tel que le conçoit Le Boterf dont quelques-unes des positions sont exposées dans la revue de littérature (pp. 13-14), qui a été capital pour développer puis constamment améliorer l’ avantage concurrentiel de la Caisse de la Culture au profit de ses membres, soit « innover dans la dispensation des services » comme le précise Pierre Marin. Et de la magie, justement, naît ce « savoir-agir » déployé par l’ employé dont l’ intérêt prépondérant au travail est de desservir du mieux possible les artistes, lequel employé entretient aussi le désir de comprendre les besoins particuliers de la communauté 114 En plus du directeur général, l’ organisation compte aujourd’ hui sur une équipe de 29 employés oeuvrant à répondre aux besoins particuliers des membres de la Caisse et offrant des services spécialisés de financement aux entreprises culturelles. (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins) 123 artistique et les défis (et préjugés qui la disqualifient auprès des institutions financières) auxquels elle est confrontée lorsqu’ elle demande des produits et services financiers. Cependant, malgré toute la bonne volonté des employés recrutés entre autres pour leur sensibilité à la réalité des artistes, ce « savoir-agir » n’ aurait pu être généré sans un autre « acte de magie » créé par Pierre Marin, i.e. le flot informel de communication qu’ il a su établir entre direction et employés que nous élaborerons dans la prochaine question. Force est de constater que Claude Béland et Pierre Marin, quoique chacun à leur manière et à des niveaux d’ activités très différents du Mouvement Desjardins, travaillent à partager leurs valeurs avec leurs collaborateurs oeuvrant à tous les échelons, à infuser leur organisation de leur vision, pour amener tout entière cette organisation à réaliser « ensemble » sa mission auprès de la communauté de membres qu’ elle dessert, que ce soit les artistes ou la société québécoise. Mais ce qui est particulièrement fascinant en termes de découvertes, i.e. d’ analyse des données pour en dégager des résultats, c’ est que le processus de génération des compétences collectives, quoiqu’ il n’ ait pas fait partie des questions posées aux participants, nous ait été présenté spontanément par les dirigeants rencontrés sous la forme d’ une métaphore... Saisissant encore de les entendre illustrer leur réponse à la question « Parlez-moi de votre travail de direction » au moyen d’ une comparaison allégorique, d’ une image tout aussi éclatante de concision que chargée de signification, et ce, avant même de formuler quelque réflexion que ce soit, puis de manière absolument non sollicitée ni inspirée de la part du chercheur. Deuxième question : Quel rôle, au-delà de votre mandat principal, considérez-vous devoir jouer? Pour Claude Béland et pour Pierre Marin, ce qu’ ils appellent le management (la « science », le « technique ») est un mal nécessaire qui ne les emballe pas mais qu’ ils accomplissent avec diligence. En effet, M. Béland ne se considère pas comme un gestionnaire, et s’ en remet aux « spécialistes », i.e. son équipe de direction et les managers, pour l’ aider à accomplir ses responsabilités de « gestion », comme on peut le 124 lire dans la citation suivante concernant sa nomination au poste de directeur général de la Fédération des caisses d’ économie du Québec : Gestionnaire! Eh la la! Je n’ avais jamais été ça de ma vie! Et je me souviendrai toujours, à la première réunion que j’ ai eue avec mon comité de direction, de la première chose que je leur ai dite, et ça c’ est pas très brillant de ma part, mais ça l’ a été sans le savoir, j’ ai dit aux gens “ Écoutez, moi, je n’ ai jamais été gestionnaire de ma vie, vous autres, vous l’ êtes; là, j’ ai besoin de vous. Si vous voulez que je réussisse, vous allez être obligés de m’ aider… puis si je réussis, vous allez réussir vous autres aussi, et l’ important, c’ est que notre Fédération marche!” Et ç’ a fonctionné, ç’ a fait un comité de direction très convivial, très soudé. (… ) Je ne me prenais pas pour un autre, je ne l’ étais pas, “ un autre” (rires)! C’ était… moi! Notre objectif, c’ était vraiment que la Fédération réussisse. Puis je me disais, ça ressemble à l’ éducation familiale que j’ ai eue malgré moi… De son côté, et tel que rapporté dans le cas, M. Marin se dit « mauvais gestionnaire » : « Les tâches de gestion m’ ennuient assez… il me semble que c’ est facile, la gestion. Ce qui m’ intéresse le plus, c’ est l’ empowerment des groupes sociaux! Je lisais d’ ailleurs, l’ autre jour [dans le journal], Mintzberg qui a écrit un article sur la macro-gestion, et, oh!, je suis tombé sur une planète inconnue, là! Je sais, j’ en connais des gestionnaires, j’ en ai fréquenté beaucoup et je sais qu’ il y en a beaucoup qui pensent que ce n’ est pas important de faire des petites affaires, mais les petites affaires, justement, c’ est les grosses affaires! Surtout dans une coopérative! Dans toutes les entreprises, je pense, mais dans une coopérative en particulier, c’ est… c’ est la personne! C’ est ça, l’ important! (… ) C’ est que tout a son importance, mais tout perd son importance si on ne sait pas pourquoi on le fait! C’ est ça que je veux transmettre, surtout. Il faut savoir à quoi ça sert. Je veux dire, tout le monde est capable d’ équilibrer un budget, ou de recruter du personnel, ou de balancer une caisse à la fin de la journée. Tout le monde est capable de faire ça! C’ est de savoir à quoi ça sert… pourquoi on le fait! C’ est ainsi, en les écoutant attentivement, que j’ ai réalisé, ou à tout le moins perçu, deux choses. D’ abord que la gestion les ennuie et la tâche leur paraît fastidieuse parce qu’ ils n’ y trouvent pas de défi à relever ni de satisfaction sur le plan humain et de la cause qui leur tient à cœ ur : toujours plus de justice sociale. Conséquemment, le rôle de leader qu’ ils acceptent de jouer en est un de « leader institutionnel » (au sens où l’ entend Selznick), i.e. de transformer l’ organisation en institution (dont la personnalité unique, cette identité que Selznick appelle « organizational character », devient avantage 125 concurrentiel inimitable, voire même durable tout dépendant des futurs dirigeants). Ils sont avant tout des leaders animés d’ une vision, voire d’ un idéal social. Pour arrivée à ses fins dans le grand virage qu’ il veut voir le Mouvement Desjardins prendre, Claude Béland mise sur le processus informel de changement (leadership et influence) représenté dans la section suivante consacrée à l’ interprétation des résultats, plutôt que sur des moyens assujettissants (management top-down et décisions forcées vers le bas); l’ extrait du cas que voici rappelle son approche : « En fait, Claude Béland doit d’ abord et avant tout s’ assurer que tous les membres du Conseil reconnaissent que Desjardins doit effectuer un virage et leur demande « chacun chez vous, pourriez-vous me faire un mémoire et me dire comment vous voyez le Mouvement Desjardins de l’ avenir. Pensez La Caisse de l’ an 2000… ». En d’ autres termes, M. Béland leur demande subtilement d’ admettre qu’ il faut changer! Il y parvient en introduisant La Caisse de l’ an 2000, concept qui lui permet d’ aplanir soudainement tous les conflits d’ intérêt détournant les regards de chacun sur des enjeux rassembleurs et… fédérateurs : « ça, c’ est en 1993… 7 ans plus tard, j’ avais déjà la moitié de la table qui ne serait plus là. Ça ne les touchait plus. Le conflit d’ intérêt venait de disparaître. » Mais Claude Béland ne s’ arrête pas là, car il sait qu’ il a besoin de l’ adhésion de la « base » à cette vision qu’ il propose, et surtout parce qu’ il sait que le succès de cette entreprise d’ envergure ne peut provenir que des gens qui détiennent l’ expertise des « Services aux membres ». Ainsi, après avoir obtenu des représentants siégeant au Conseil de travailler ensemble à faire entrer « leur » Mouvement Desjardins par la grande porte du deuxième millénaire, et après s’ être assuré d’ infuser la vision « 2000 » des valeurs inébranlables – de coopération et de justice sociale – que véhicule la mission originale de l’ institution de manière à ne pas la dénaturer, Claude Béland s’ en est remis aux caisses pour concrétiser le grand virage amorcé en leur confiant le projet-pilote de la « caisse du futur ». Ce fut un succès et les changements à apporter se sont répandus comme une traînée de poudre, puis ont été adoptés partout au Québec : les directeurs de caisse voulaient tous participer au changement et ont pris la courbe avec empressement parce que les propositions étaient avancées par des collègues aux prises avec la même réalité d’ affaires… 126 Mais les attentes de Claude Béland, dont l’ objectif ultime est de « réussir la solidarité » comme il le dit si bien, ne sont pas comblées. Il fallait que l’ initiative, la décision de changer, en plus des idées du « comment » réaliser ce changement pour développer le Mouvement et le faire évoluer, tout ça devait absolument émaner de la base, i.e. des caisses et de leurs employés. En homme persévérant et déterminé, Claude Béland a gagné son pari comme on le verra dans la troisième question. Pierre Marin pour sa part aborde son travail de direction en parlant de d’ « actes de magie », dont le premier naît du recrutement. Puis, cette magie se produit dans un ‘deuxième acte’ , pourrait-on dire, au cœ ur de la communication informelle qui s’ établit entre la direction et les employés à la base, car ceux-ci demeurent la principale courroie de transmission entre la clientèle et les preneurs de décision : « Comme l’ explique M. Marin lorsqu’ il compare la structure organisationnelle de la Caisse de la culture avec celle des autres caisses Desjardins, “ la différence qu’ on peut voir à la Caisse de la Culture, elle n’ est pas tellement dans le modèle d’ organisation, la gouvernance, l’ organisation du travail ou des trucs comme ça; elle se trouve plutôt dans la qualité des relations qui sont établies entre la gestion et les opérations… et puis ça aussi, c’ est de la magie, c’ est difficile à rationaliser… ” . Pour Pierre Marin, l’ empowerment des employés devrait aller de soi dans n’ importe quelle organisation, c’ est une question de décence que de les rendre autonomes. Mais l’ empowerment, c’ est beaucoup plus que ça à la Caisse de la Culture, parce qu’ il contribue à créer cette magie qui se transforme en compétence organisationnelle distinctive. Bref, comme le précise M. Marin, “ les mécanismes formels existaient, mais d’ après moi les mécanismes formels ne créent pas la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça assure au moins que la direction et les employés se parlent régulièrement, mais il y avait autre chose à la Caisse : une qualité de communication que j’ ai rarement vue dans d’ autres organisations! (… ) L’ énorme différence par rapport aux autres caisses, qui est ressentie et qui peut se valider aussi en parlant aux employés (… ), c’ est qu’ ils ont été et qu’ ils sont encore influents dans la direction de la Caisse.” » 127 Bref, ce deuxième constat qui m’ est apparu clairement en rédigeant les cas, c’ est que ces deux dirigeants considèrent le travail de direction comme une combinaison de management et de leadership où ce dernier semble prendre le pas sur l’ autre, i.e. le mal nécessaire qu’ est la gestion. Ce qui les anime viscéralement, ce qui les enthousiasme, c’ est cet idéal, la vision qu’ ils ont pour leur organisation et pour la société dans laquelle elle est enracinée. Pour Claude Béland, d’ un point de vue général, c’ est la valeur ajoutée de la coopération au « mieux-être commun », et du point de vue de Desjardins, c’ est la solidarité dans l’ accomplissement de la mission; pour Pierre Marin, d’ un point de vue général, c’ est « l’ empowerment des groupes sociaux », et du point de vue de la Caisse de la Culture, c’ est de toujours penser en termes de la finalité (« À quoi elle sert, cette caisse-là? ») et des besoins des membres. Il n’ est donc pas surprenant que tous deux répètent constamment à quel point le travail de conviction et d’ éducation coopérative est capital dans leur rôle de dirigeant. Et il est très significatif que Raymond Blais ait recruté Claude Béland expressément pour qu’ il « développe la pensée coopérative dans le Mouvement », et que l’ Union des artistes ait fait appel à Pierre Marin pour penser la Caisse de la Culture et participer à sa fondation. Troisième question : Comment amenez-vous les gens à travailler ensemble, à titre d’ organisation j’ entends, de manière à vous distinguer de la concurrence? Rappelons d’ emblée que Selznick ne s’ attarde pas aux compétences « formelles » dont doit faire montre le leader, ni ne conçoit le leader comme devant être une icône ou un messie : il s’ intéresse à la capacité de ce leader à amener son organisation à se développer une identité en l’ infusant de valeurs, à mobiliser les forces et compétences informelles présentes dans l’ organisation pour qu’ elle devienne ainsi une « institution ». Claude Béland a tiré de sa vie familiale au cours de sa jeunesse, et de la dynamique particulière de solidarité instaurée pour assurer des soins constants à sa mère souffrante, 128 des apprentissages qu’ il a appliqués par la suite à sa vie professionnelle. Pour que la famille aille bien et que chacun soit heureux, tout le monde doit s’ aider et s’ impliquer : mais d’ abord et avant tout, il faut assurer le bien-être commun. Et pour arriver à créer l’ adhésion de tous, Claude Béland fait référence à l’ identité : « fondamentalement, le leadership c’ est d’ avoir une identité forte », i.e. des valeurs solidement ancrées dont il infuse son organisation, l’ influençant ainsi à devenir une institution, à se développer une identité propre qui s’ exprime dans les compétences organisationnelles distinctives ainsi générées… tout comme le chef de cordée qui ne peut que guider ses alpinistes, leur inspirer confiance, et non pas grimper à leur place. Il accorde d’ ailleurs une grande importance aux employés, et à leurs besoins fondamentaux, et considère que l’ organisation doit les aider à combler ces besoins; c’ est une question de respect envers l’ employé. Travailler aussi à répondre aux besoins affectifs des employés, comme créer et entretenir un sentiment d’ appartenance, est non seulement un devoir, mais une nécessité si on veut qu’ ils embrassent notre vision de et pour l’ organisation, et ainsi qu’ ils acceptent de suivre le dirigeant, ou plus précisément qu’ ils l’ élisent en tant que tel (le terme élection prend une connotation symbolique ici). Mais pour Claude Béland, la preuve qu’ une organisation « suit » son leader n’ a rien à voir avec l’ obéissance aveugle et l’ application des décisions de la direction; la preuve réside dans la compétence organisationnelle que M. Béland veut voir le Mouvement Desjardins développer, soit l’ initiative coopérative générée à la base de l’ organisation. Pour ce faire, et comme nous l’ avons vu précédemment, Claude Béland met de l’ avant sa « théorie de l’ alpiniste », ou autrement dit son leadership d’ influence. Claude Béland propose un exemple concret inimaginable quelques années plus tôt pour illustrer ce résultat remarquable engendré par des efforts considérables à tous les niveaux institutionnels et atteint de manière plus que consentie par son organisation : la création des Centres financiers aux entreprises (CFE), lesquels demeurent un franc succès à ce jour considérant leur présence auprès des PME québécoises115. Les CFE ont vu le jour lorsque des regroupements de caisses, soucieuses d’ améliorer la qualité et la quantité de leur offre de produits et services aux PME – et aussi désireuses de rivaliser avec les banques maraudeuses, mais souvent moins enclines à prendre des risques au nom de la valorisation du capital régional et de 115 Voir le site Internet de Desjardins pour tous les chiffres et résultats pertinents (www.desjardins.com). 129 la coopération. C’ est avec émotion et un brin de fierté que Claude Béland nous raconte cet événement dans le prochain passage, aussi tiré du cas : (… ) on est passés d’ une culture extrêmement autonomiste à une culture de solidarité. Les caisses sont devenues très solidaires. Imaginez qu’ elles ont décidé de créer des Centres d’ entreprises, des centres de services spécialisés pour les entreprises! C’ était inconcevable avant! Les caisses elles-mêmes qui disent : “ Des prêts commerciaux, si on veut vraiment en faire, il faut s’ aider, il faut se regrouper.” On ne pouvait pas avoir 1 300 experts pour suivre les inventaires des compagnies, puis suivre les comptes recevables, etc. C’ était impensable! Et quand les caisses ont compris ça, et qu’ elles ont travaillé pour le Mouvement, pas juste pour elles – parce qu’ elles comprenaient qu’ en bout de ligne, ça leur rapporterait, là le fameux « Si le Mouvement va bien, vous allez être bien. » prenait tout son sens. Alors elles ont créé d’ immenses Centres financiers aux entreprises, dont elles sont en plus propriétaires! Ça, c’ est un changement incroyable! Donc on est passés d’ une culture très très très autonomiste, à une culture de la solidarité; parce que c’ est de la solidarité, ça! Je veux dire : elles travaillent vraiment ensemble pour le bien du regroupement. Oui, une culture de la solidarité… ou une culture de coordination, en tout cas, elles ont dit : “ Ensemble, on va servir les PME très bien, [leur offrir ce qu’ elles ne retrouvent pas regroupés sous un même toit ailleurs], puis ça va nous rapporter.” C’ est tout un virage, ça! Ça me rappelle ma famille… Moi je me disais : “ Si la famille est bien, je vais être bien.” C’ est la même chose! Les gens des régions ont compris : ils ne faisaient pas de prêts commerciaux parce qu’ ils n’ étaient pas organisés. Alors ils se sont organisés : ç’ a commencé comme ça, ils se sont mis ensemble et ils se sont aperçus que ça marchait. C’ est sûr! Cette impulsion que manifestent les caisses à prioriser la solidarité, au détriment des minces avantages rassurants de l’ autonomie et de l’ indépendance, apparaît comme une compétence « transférée » aux caisses, qui s’ est formée en raison de la compétence de chef de cordée que Claude Béland a su mobiliser pour en favoriser l’ émergence, la génération. La compétence stratégique de M. Béland dans son travail de direction, c’ est cette aptitude à partager sa vision qui s’ est transformée et a généré dans le cas des CFE cette compétence organisationnelle distinctive d’ intrapreneurship coopératif. Cet exemple d’ initiative solidaire, comme nous la nommerons ici, dont M. Béland et bien d’ autres ont rêvé pendant si longtemps, représente en soi une démonstration concrète de la génération d’ une compétence organisationnelle distinctive, laquelle émerge d’ un processus informel de génération de compétences organisationnelles distinctives, ici de 130 la théorie de l’ alpiniste et du leadership d’ influence dont doit faire preuve le chef de cordée, et constitue une démonstration de la pertinence de cette locution conceptuelle. Comme nous l’ avons vu dans les deux questions précédentes, Pierre Marin parle de son travail de direction en utilisant la métaphore de la « magie », laquelle se crée d’ abord dans les stratégies liées au recrutement. Mais cette magie, tel qu’ expliqué à la deuxième question, prend tout son sens dans les mécanismes de communication informelle qui assure aux employés de pouvoir influencer les décisions de la direction de manière à mieux répondre aux besoins des membres. En entretenant cette magie, de par sa vision et son leadership, Pierre Marin a favorisé la cohésion dans son organisation et encouragé une collaboration étroite entre direction générale et employés, lesquelles se sont transformées en une identité organisationnelle unique et ont permis de générer des compétences distinctives pour desservir les membres. Cet art de recruter qu’ a mis à l’ œ uvre Pierre Marin à la Caisse de la Culture ainsi que celui d’ instaurer une communication interne transcendant les canaux formels prescrits par les modèles de gestion définis par le Mouvement Desjardins pour encadrer les relations entre direction et employés, cet art donc constitue une compétence stratégique de Pierre Marin dans son travail de direction, laquelle a favorisé l’ instauration de cette « magie » comme processus informel de génération d’ une compétence organisationnelle distinctive, soit celle d’ innover en matière d’ offre et de dispensation de produits et services financiers pour un segment particulier de la population : les artistes et d’ autres travailleurs du milieu de la culture. Ainsi, en réponse à notre question de recherche, peut-on pousser le concept plus loin et parler de génération d’ une identité organisationnelle qui se manifeste dans le savoir-agir, ce savoir-agir étant généré par le travail du dirigeant en termes de recrutement et de communication et relations intra-organisationnelles. Pour cette raison fondamentale, la « magie » dont parle Pierre Marin correspond au processus informel de génération de compétences organisationnelles distinctives, et apparaît comme tributaire des critères de recrutement qui ne peuvent faire abstraction de la mission de la Caisse tel que M. Marin l’ exprime si clairement dans cette probante citation qui vaut d’ être reprise ici : « chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de 131 sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on s’ est trompés. Il faut que les gens aiment le milieu pour le comprendre. » Répondre à ces trois questions nous a amenées à boucler la boucle, en quelque sorte, d’ un point de vue conceptuel; et c’ est ainsi qu’ un triangle de l’ identité organisationnelle s’ est profilé, comme on le verra dans la partie suivante. 5.2 L’interprétation des résultats tirés des cas : une amorce vers la généralisation « Building theory from case studies is a research strategy that involves using one or more cases to create theoretical constructs, propositions and/or midrange theory from case-based, empirical evidence (Eisenhardt, 1989b). » (Eisenhardt et Graebner, 2007 : 25) Procéder à l’ interprétation des résultats représente à la fois l’ étape la plus enivrante d’ un mémoire, parce que les liens apparaissent soudainement comme une révélation inédite, et en même temps l’ étape la plus délicate, parce que ces liens sont tout de même bien ténus en regard de toute la science du management. Dans un effort de synthèse, et considérant les deux cas à l’ étude ancrés dans un contexte coopératif, nous tenterions de répondre comme suit à la question de recherche réitérée en début de chapitre : les compétences du dirigeant peuvent générer des compétences organisationnelles distinctives à travers un processus informel qui s’ établit en fonction de trois composantes (voir la figure) : 1) une conception métaphorique du travail de direction cristalisée en une représentation (une image) dans la pensée du dirigeant; 2) une appropriation d’ un métarôle choisi, assumé, pratiqué : le leadership institutionnel (en contexte d’ organisation coopérative); 3) une proposition et une diffusion d’ une vision claire pour « faire travailler ensemble », par une infusion des valeurs de coopération et de solidarité, un transfert, qui fait que les employés comprennent « pourquoi et vers quoi ». 132 Les trois éléments du processus informel sont autant de facteurs qui concourent ensemble pour générer cette identité organisationnelle dont parle Selznick. C’ est cette identité inimitable qui constitue une compétence distinctive, ou plutôt permet à l’ institution de générer ses compétences organisationnelles distinctives. Le processus informel dans les deux cas étudiés ici correspond à la métaphore utilisée par M. Béland (la théorie de l’ alpiniste) et par M. Marin (la magie). Parce que ce processus émane de l’ influence que le leadership du dirigeant projette, il relève presque de l’ abstraction (d’ où le choix de qualificatif « informel ») et semble être plus facilement exprimé par le dirigeant au moyen d’ une métaphore imageant sa perception de son travail de direction. La génération des compétences organisationnelles distinctives par le travail du dirigeant « Conception métaphorique par le dirigeant de son travail de direction » IDENTITÉ ORGANISATIONNELLE COMPÉTENCES ORGANISATIONNELLES DISTINCTIVES « Métarôle assumé / leadership institutionnel » « Vision claire pour faire travailler ensemble » 133 Légende : Les flèches symbolisent le processus informel (métaphore) qui favorise l’ émergence d’ une identité organisationnelle unique, laquelle constitue le terreau fertile nécessaire à la génération des compétences organisationnelles distinctives. ( : génération) En effet, malgré les limites associées à ce mémoire, on peut tout de même mettre en valeur le fait que l’ analyse des propos des deux dirigeants rencontrés mène à une conclusion intéressante, une réponse à ce comment qui vaut qu’ on s’ arrête pour en étayer le raisonnement : nous avons constaté, dans les cas qui nous occupent et compte tenu des notions théoriques mobilisées, que le processus informel de génération des compétences organisationnelles distinctives passent par la génération d’ une identité organisationnelle (dont l’ unicité représente l’ avantage inimitable), laquelle naît du leadership du dirigeant. Dans le cas du Mouvement Desjardins, les compétences de Claude Béland, et la mise en pratique de sa théorie de l’ alpiniste (processus informel/métaphore), ont amené son organisation à passer d’ une culture autonomiste à une culture de la solidarité, dont la preuve est l’ émergence d’ une capacité de coopération dans le but d’ offrir une gamme et une qualité de services que les banques ne savent pas développer ou ne peuvent se permettre de promouvoir (par exemple, la création des Centres financiers aux entreprises). Précisons par ailleurs que la restructuration qu’ a pilotée Claude Béland jusqu’ en 2000 visait d’ abord à rattraper le niveau concurrentiel des banques, que les rendements du Mouvement Desjardins n’ arrivaient plus à égaler et encore moins surpasser en raison de sa lourde structure administrative et du nombre d’ instances décisionnelles qui freinaient le développement. Dans le cas de la Caisse de la Culture, la situation est différente parce que l’ origine même de sa création était de répondre à un besoin que les banques refusaient de combler auprès d’ une clientèle spécifique. Ainsi, les compétences de dirigeant de Pierre Marin ont permis à son organisation, de par la magie (processus informel/métaphore) qu’ elles ont fait naître, d’ innover dans la dispensation de services financiers auprès des artistes et de leur communauté, et ainsi de les qualifier comme citoyens financiers à part entière. 134 Selznick qualifierait vraisemblablement ce phénomène en employant le terme institutionnalisation (Selznick 1957 : 16-17) : Institutionalization is a process. It is something that happens to an organization over time, reflecting the organization’ s own distinctive history, the people who have been in it, the groups it embodies and the vested interests they have created, and the way it has adapted to its environment. (… ) “ to institutionalize” is to infuse with value beyond the technical requirements of the task at hand. Au cours de ma recension des écrits, je n’ ai pas trouvé d’ études concernant le processus informel qui semble pourtant être la pierre angulaire du développement des compétences collectives, et particulièrement celles qui génèrent un avantage concurrentiel. Par contre, j’ ai retenu un concept qui me semble se rapprocher le plus de celui d’ institutionnalisation de Selznick en tant que processus informel de génération de compétences organisationnelles distinctives : il s’ agit de « l’ ambiguïté causale ». Entre les deux, la ligne est mince. Dans l’ article Causal Ambiguity Paradox, King et Zeithaml (2001) donnent la définition suivante dudit concept (2001 : 75-76) : (… ) causal ambiguity, which is ambiguity about the link between firm resources and sustained competitive advantage (Reed and DeFillippi, 1990; Barney, 1991), protects resources from competitive imitation (… , Barney, 1991). (… ) Clearly, causal ambiguity among competitors protects a focal firm because competitors cannot imitate valuable competencies if they do not understand the relationship between these resources and competitive advantage. Si on s’ arrête là dans leur cheminement, je serais tentée de les assimiler l’ un à l’ autre, les deux se caractérisant entre autres par la difficulté à mettre des mots sur le phénomène en question (lequel peut se définir de manière métaphorique comme nous l’ avons vu, peut-être aussi pour surmonter la rationalité limitée, une réalité humaine incontournable, quel que soit le niveau d’ intelligence du dirigeant). C’ est un constat intéressant que je tenais à ajouter ici pour ajouter à mon argument de l’ existence et de l’ impact d’ un processus informel de transfert entre compétences de la direction et compétences de l’ organisation. Là où je ne suis pas d’ accord avec leur application de ce concept, c’ est quand ils parlent d’ une ambiguïté causale « faible » (King et Zeithaml, 2001 : 76) : However, causal ambiguity among the focal firm is also necessary. If the understanding of causal relationships is packaged and mobile within [en italique dans le texte original] an organization (low causal ambiguity), it 135 may be difficult or impossible to keep this understanding embedded within the firm (Badaracco, 1991), and this knowledge may disseminate. Dans mon esprit, si l’ ambiguïté est « faible », elle n’ existe tout simplement pas et, faisant le parallèle avec l’ institutionnalisation de Selznick, je dirais à ce moment-là que le phénomène ne s’ est pas produit, que l’ organisation demeure « générique », i.e. que l’ identité ne se crée pas (ce qui ne veut pas dire pour autant que l’ entreprise n’ a pas d’ avantages concurrentiels au niveau de ses ressources, mais il y a fort peu de chance que ceux-ci s’ inscrivent dans un quelconque processus ni qu’ ils demeurent uniques). Avant de conclure ce chapitre, il semble à propos de faire un bref retour sur la revue de littérature en regard de l’ interprétation que nous avons faite de nos découvertes, tel que présenté dans les pages précédentes. Je suis donc retournée dans la revue de littérature pour faire des liens entre ma recherche empirique et la théorie. D’ abord, je me suis attardée à une des trois composantes du processus informel, soit celle qui évoque la vision que le dirigeant doit savoir proposer et diffuser dans son organisation. Dans la partie de la revue de littérature consacrée aux compétences du dirigeant, j’ ai retrouvé les trois types de dirigeants / gestionnaires que Pitcher (1994) a identifiés après avoir étudié la personnalité et les traits de caractère des participants à sa recherche. Elle a nommé le premier type L’ artiste qu’ elle définit comme un « leader visionnaire » (Pitcher, 1994 : 49). Quoique toutes les caractéristiques retenues par Pitcher ne s’ appliquent pas aux dirigeants qui font l’ objet de la présente recherche, il n’ en demeure pas moins que MM. Béland et Marin possèdent l’ essence de ce qui fait d’ un dirigeant un artiste, soit la compétence de créer, de bâtir et de provoquer des changements, ainsi que d’ inspirer leurs collaborateurs et employés dans la réalisation de leur vision. Dans le même ordre d’ idées, Boettinger explique dans Is Management Really an Art? (1975) que l’ art de diriger est la capacité à mettre les compétences du métier au service d’ une vision claire et de savoir communiquer aux autres les ambitions ainsi entretenues : « By combining these qualities [good artists have competence (technical skill) and imagination (the facility of mind to arrive at visions)], a leader, like an artist, can communicate his visions and create a response in those around him. » (Boettinger, 1975 : 55) Ce point de vue qu’ exprime Boettinger se prête à l’ analogie avec l’ idée exploitée dans ce chapitre, 136 soit l’ émergence sous la direction de certains dirigeants d’ un processus informel de génération de compétences collectives. Les apports théoriques sont aussi enrichissants en revisitant la revue de littérature en quête de références aux rôles du dirigeant, lesquelles viennent valider en partie nos découvertes. En tête de liste apparaissent les dix rôles du dirigeant définis par Mintzberg (1973), qui ont aussi servi à faire évoluer la réflexion dans la démarche de recherche, et dans lesquels on retrouve entre autres les rôles de leader (catégorie des rôles interpersonnels), de pilote et de diffuseur (catégorie des rôles informationnels), puis d’ entrepreneur (catégorie des rôles décisionnels). Claude Béland et Pierre Marin jouent ces rôles dans la restructuration du Mouvement Desjardins pour l’ un et la création de la Caisse de la Culture pour l’ autre en mettant en œ uvre leur conception respective du travail de direction (métaphore). Toutefois, les catégories de rôles de Quinn et al. offrent plus de précision. Dans le diagramme de l’ annexe 5, Claude Béland et Pierre Marin se classeraient tous deux dans l’ hémisphère du haut regroupant les compétences liées à la collaboration et à la création ; mais quoique les deux assument tout à fait le rôle de directeur, d’ un point de vue individuel Claude Béland semble jouer principalement un rôle de facilitateur (tourné vers l’ interne puisqu’ il veut amener un changement de culture organisationnelle), alors que Pierre Marin représente davantage l’ innovateur (tourné vers l’ externe puisqu’ il souhaite favoriser l’ empowerment des groupes sociaux). Autre élément de la revue de littérature intéressant ici : après plusieurs années de recherche réflexive, Mintzberg s’ est joint à Gosling pour réformer son approche du travail du dirigeant (1973) divisé en dix rôles répartis dans trois catégories. Ils ont donc introduit la notion de « mind-set » et en ont défini cinq qu’ ils considèrent devoir être abordés comme un tout indivisible mais modulable selon les contextes. À la lecture des cinq « mind-sets » énumérés – reflective, analytic, worldly, collaborative & action mindsets –, ma perception des deux dirigeants que j’ ai rencontrés s’ est en quelque sorte confirmée : ce sont des dirigeants accomplis qui savent mobiliser des compétences relevant de ces cinq sphères pour faire évoluer et développer le potentiel de leur 137 organisation. Finalement, rappelons que Selznick aborde le leadership institutionnel comme un rôle que doit endosser et mettre en pratique le dirigeant. L’ élément de « mise en pratique » m’ amène d’ ailleurs au dernier point à aborder avant de passer à la conclusion du mémoire dans le prochain chapitre. On ne peut en effet passer outre, en terminant, le fait que la littérature sur le thème du leadership aurait grandement supporté l’ interprétation des résultats. C’ est ainsi que les propos de Philip Selznick sur le leadership institutionnel publiés en 1957, quoique toujours d’ actualité, auraient gagné en valeur argumentaire à être comparés ou complétés par les points de vue de Chris Argyris qui s’ est penché sur la « espoused theory » vs la « in use theory »116. De plus, les textes sur le thème du leadership m’ auraient sans doute amenée à investiguer davantage les gestes et actions qui ont permis aux dirigeants rencontrés dans le cadre de cette recherche de faire en sorte que leur organisation développe lesdites compétences distinctives. Mentionnons entre autres les leaders vus comme architectes du contexte par Collins dans « Good to Great » (article publié en octobre 2001 dans Fast Company) ou comme instigateurs de nouveaux modèles de gouvernance et de gestion par Block dans Stewardship (livre publié en 1994, dans lequel l’ auteur défend l’ idée que le succès de l’ entreprise doit reposer sur l’ engagement responsable de chacun dans l’ atteinte des objectifs collectifs, ce qui n’ est pas sans rappeler l’ approche de MM. Béland et Marin qui favorisent l’ empowerment et valorisent l’ initiative). Et enfin, citons « Serve the servants » publié par Greenleaf (décembre 2004, People Management), texte qui propose une conception du rôle du leader à l’ opposé de celui d’ icône ou de messie, soit celui du « servant leader » qui se met au service de son organisation, des employés et de la communauté dans une « approche holistique » pour assurer le développement et la réussite de l’ entreprise. Claude Béland et Pierre Marin font sans conteste partie de ce type de leaders, tout animés qu’ ils sont des valeurs de coopération. 116 C’ est grâce aux enseignements de la professeure Veronika Kisfalvi qu’ il m’ est possible ici d’ apporter un éclairage différent, soit celui du leadership. Je tiens à la remercier des précieux commentaires qu’ elle a pris le temps de me formuler au cours de mes études de maîtrise. 138 Si cette recherche était à refaire, intégrer le thème du leadership dans ma revue de littérature représente sans contredit la principale décision que je changerais. Cette limite à ma recherche, et d’ autres parmi les plus notoires, ainsi que des pistes de recherches futures sont exposées dans le prochain et dernier chapitre : la conclusion. Conclusion « Maintenant, ferme les yeux et imagine le Québec SANS le Mouvement Desjardins! » - Louis L. Roquet « Ben voyons, M. Roquet, c’ est impossible, ça, c’ est impensable! » - Sophie Je termine ce mémoire avec le sentiment de satisfaction, après tant d’ efforts à situer mon projet de recherche dans le vaste champ de spécialisation qu’ est le management, à faire le point sur la notion de compétence, à préciser ma démarche de recherche de manière à la rendre la plus accessible et transparente possible, à faire le choix douloureux de rédiger deux cas et non pas trois, mais aussi après tant d’ ivresse à découvrir « comment les compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Telle était notre question de départ et l’ analyse nous aura permis d’ identifier un processus informel de génération de compétences pour chaque dirigeant rencontré : l’ éducation, la magie (et l’ enthousiasme, si j’ inclus les résultats de mon analyse préliminaire des propos de M. Roquet). Il est intéressant de noter que ces découvertes dans les propos des dirigeants n’ ont pas été induites par des questions spécifiques de ma part, mais plutôt « offertes » spontanément dans leur récit. Cependant, notre recherche contenait bien des questions, des questions que nous avons mis de côté lors des entrevues, pour laisser au dirigeant toute la spontanéité, mais questions que nous avons reprises, comme grille d’ analyse comparée des deux cas étudiés : Claude Béland, ancien président du Mouvement des caisses Desjardins, et Pierre Marin, ancien directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins. Ces trois questions-clés constituent en effet en quelque sorte, une grille d’ autoanalyse où les réponses s’ alimentent entre elles. Le dirigeant pourrait l’ utiliser pour soutenir un processus d’ autocritique, ou encore pourrait considérer l’ administrer à ses collaborateurs / à son équipe de direction pour provoquer une réflexion individuelle, déclencher les discussions autour de décisions stratégiques, etc. À l’ étape de l’ interprétation, nous 140 avons créé une figure pour imager les facteurs qui entrent dans la génération d’ une identité organisationnelle unique. Peut-être qu’ il serait intéressant de tester auprès de dirigeants comment leur organisation peut être ainsi « diagnostiquée ». Il va de soi que les résultats exposés dans ce mémoire ne peuvent être généralisés et qu’ il aurait été préférable d’ atteindre un minimum de trois cas. On peut donc proposer, comme piste de recherche future, une étude de plusieurs cas au sein de Desjardins, aux niveaux des caisses populaires, d’ autres caisses de groupes, des filiales ou de la Fédération, mais aussi hors Québec comme en Ontario où Desjardins gagne du terrain. Et si la recherche pouvait s’ étendre aux organisations de l’ économie solidaire et institutions se réclamant de la finance socialement responsable (Fondaction CSN, Fonds des travailleurs, etc.), on aurait là un portrait d’ ensemble bien plus satisfaisant du point de vue de la crédibilité et de la « transférabilité » dans ce tiers secteur financier, à la fois concurrent dans le système capitaliste/économie de marché (axé sur l’ exclusivité et l’ individualisme) et en marge de celui-ci parce que respectant des valeurs sociales et humaines plus inclusives. Rappelons aussi, tel que mentionné dans le chapitre sur la méthodologie, que les cas traitent seulement de la perception des événements par les dirigeants rencontrés, et donc de leur interprétation de la réalité. De manière à valider les données, il aurait été idéal d’ avoir assez de temps et de ressources pour conduire des entrevues auprès des proches collaborateurs des dirigeants ainsi que de leurs employés, pour comparer leurs réponses à celles obtenues auprès de MM. Béland et Marin. Des entretiens avec des membres de l’ organisation à divers niveaux hiérarchiques auraient permis de trianguler les données qualitatives recueillies au cours des entretiens réalisés avec les dirigeants, et ainsi d’ enrichir les volets analyse et interprétation de cette recherche. Le présent mémoire ne se basant que sur les perceptions du dirigeant sur son propre vécu, nous n’ avions pas accès à l’ autre côté de la médaille, celui de l’ organisation. Il n’ en demeure pas moins que la force de l’ approche qualitative qu’ est la méthode des cas offre l’ opportunité au chercheur d’ exploiter la richesse et les nuances que procurent les données empiriques et d’ en découvrir plusieurs facettes comme nous l’ avons vu dans le chapitre précédent. 141 Ajoutons qu’ une de mes plus grandes interrogations en cette fin de rédaction, ou plutôt curiosité, est de savoir quelles auraient été les conclusions de mon analyse si j’ avais rencontré des dirigeants de banques, organisations où le profit, la valeur de l’ action, le dividende trimestriel et autres résultats purement financiers priment sur tout le reste (même de l’ humanité… quoiqu’ économistes et financiers semblent encore s’ accorder aujourd’ hui pour nous dire que tout ça contribue au bien-être de cette même humanité) ? Une autre limite que j’ ai constatée concerne mon choix de concepts dans ma question de départ. Aborder le moins possible le terme du leadership dans ma revue de littérature, tenais compte de mon intérêt pour les compétences collectives que je ne voulais pas voir disparaître sous la trop brillante lumière souvent orientée vers le leader souvent révéré ou du moins étudié à titre d’ icône, de messie… De plus, un rapide tour d’ horizon de la littérature disponible sur le leadership m’ avait convaincue que l’ envergure de cette revue, en plus de celle sur la littérature sur les compétences déjà très vaste en soi, ne me permettait pas d’ envisager de couvrir les deux thèmes. Or, le processus d’ analyse des données m’ a amenée à remettre en question ma décision de me concentrer sur le thème des compétences du dirigeant/de la direction générale dans mon mémoire et d’ aborder le moins possible celui du leadership. Cette dichotomie présente dans ma démarche de recherche m’ apparaît toutefois a posteriori inconcevable, voire paradoxale puisque compétences et leadership se fondent l’ un dans l’ autre, ou plutôt s’ alimentent l’ un l’ autre. C’ est en effet grâce à leurs compétences déployées par leur leadership (ou peutêtre est-ce l’ inverse… ), MM. Béland et Marin ont pu engendrer chacun à leur manière un processus informel de génération des compétences organisationnelles distinctives. Enfin, je sais pertinemment que je ne peux pas transférer les conclusions qui se dégagent de deux cas à l’ expérience d’ autres dirigeants, et il me semble que ça soit mieux ainsi… Dans un article intitulé « L’ alchimie de la compétence », Thomas Durand (2006) s’ attarde à clarifier le concept de compétence du point de vue du management stratégique. Il introduit son argumentaire avec l’ anecdote historique suivante qui me laisse perplexe : 142 Lors de l’ offensive allemande de 1914, von Kluck était le général placé à la tête de la première armée allemande. Il connaissait parfaitement sa mission et savait pertinemment comment l’ accomplir en amenant son armée à travers la Belgique, pour atteindre Lille et ensuite débouler vers le sud en contournant Paris par l’ ouest et en enveloppant ce faisant tous les corps d’ armée français et britanniques. Le schéma d’ ensemble imaginé par von Schlieffen pour l’ état-major allemand consistait en effet en un immense mouvement de faux, axé en gros autour de Belfort. Ce vaste mouvement d’ enveloppement nécessitait d’ aligner les réserves dès le premier engagement et de faire avancer à marche forcée l’ armée chargée de « faire l’ extérieur », c’ est-à-dire celle devant parcourir le chemin le plus long de ce mouvement qui balaierait le nord de la France. La pointe de cette faux était constituée de l’ armée de Kluck. Or, constatant le repli massif des armées françaises vers le sud-est, von Kluck crut pouvoir sortir comme le grand vainqueur de l’ offensive. Persuadé de réussir, avec sa seule armée, à anéantir les Français en retraite, il décida de passer outre aux ordres reçus et de foncer vers le sud, mais en passant cette fois-ci à l’ est de la capitale, ignorant en cela le concept global d’ enveloppement et par là même prêtant son flan à l’ Armée de Paris dirigée par Gallieni. Ce dernier, chargé de défendre Paris avec une troupe limitée à sa plus simple expression, comprit l’ erreur de Kluck et obtint l’ autorisation d’ attaquer le flanc ouest de l’ armée allemande ainsi prise au piège. Par manque de savoir être, c’ est-à-dire par ambition personnelle et soif de triomphe, von Kluck, qui avait refusé pendant trois jours de donner signe de vie à son état major afin de pouvoir mener à bien sa folle entreprise, détruisit ipso facto le « grand plan » allemand, pourtant construit sur une vision stratégique révolutionnaire et des savoir-faire bien établis. Le savoir être, qui fit défaut à von Kluck en cette occasion, ne constitue-t-il pas en fait un élément de ce que nous appelons « compétence »? (p. 261-262) Pour moi, cet exemple illustre parfaitement le problème qu’ il y aurait à faire un parallèle entre un dirigeant convaincu du bien-fondé de l’ économie sociale et solidaire (comme messieurs Béland et Marin qui naviguent sans problème dans un contexte organisationnel coopératif) versus un dirigeant de banque traditionnelle – dite capitaliste – qui, sans être amoral (loin de moi l’ idée de supposer que ces personnes soient dépourvues de tout sens de charité), aurait quand même plus d’ occasions et d’ incitatifs à céder au puissant désir de gagner beaucoup (de prestige et d’ argent), et bien sûr, le plus rapidement possible. Comme ce von Kluck qui ne peut s’ empêcher d’ obéir à ses instincts mégalomanes… Comment un dirigeant de banque peut-il « infuser de ses valeurs » son organisation au point de la transformer en institution financière qui se 143 distingue des autres? Et ça me rappelle un petit exercice que Louis Roquet m’ a fait faire lors de notre rencontre… il m’ a demandé de fermer les yeux et de penser un demain québécois sans la Banque de Montréal. J’ ai haussé les épaules, rouvert les yeux en lui servant une moue indifférente et j’ ai soupiré un « bof! »… « Maintenant, ferme les yeux et imagine le Québec SANS le Mouvement Desjardins! » Réaction instantanée, j’ ouvre les yeux, je suis catastrophée : « Ben voyons, M. Roquet, c’ est impossible, ça, c’ est impensable! » Et il ne répond rien, et se contente de me sourire. Il a raison, il n’ y a rien à ajouter… C’ est ça, les valeurs fondamentales! Et les 4 P de M. Béland me reviennent soudainement, indélébiles : participation, partage, propriété, patrimoine. L’ analogie est réfutable, je le concède sans hésiter, mais elle porte tout de même à réfléchir sur les meilleures avenues de recherches futures. *** ANNEXES 145 Annexe 1 Cadre de référence de Jay Galbraith : Star Model Stratégie Pratiques RH Système de mesure et récompense Structure Processus latéraux Source : Schéma inspiré du matériel pédagogique de Réal Jacob, Design des organisations 6-404-81, 2007 146 Annexe 2 Définitions étymologiques de « compétence » et de quelques synonymes courants Aptitude n.f. est emprunté au dérivé latin de basse époque aptitudo pour désigner la disposition, la capacité naturelle d’ une personne (1361). Parmi les spécialisations et extensions, l’ idée de capacité juridique (1701), celle de capacité à servir sous les armes (d’ où inapte, ci-dessous), de compétence professionnelle acquise par une formation (XXe s.). [… ] Les dérivés de apte ont disparu (aptement adv., 1546, etc.), sauf le préfixé Inapte adj. (inapt, av. 1475, repris à l’ époque révolutionnaire) qualifiant un homme qui n’ est pas apte au service armé. (tome 1 A-E, p. 178) Capable adj. (… ) Dès les premiers textes, le mot possède le sens moderne de « qui est en état de faire quelque chose » en parlant d’ une personne, puis d’ une chose (1538). (… ) En emploi absolu, le mot est synonyme de « compétent, habile » (1507), se chargeant même, à l’ époque classique d’ une valeur péjorative, « qui présume trop de ses capacités » (1656, en emploi substantivé, un capable). (tome 1 A-E, p. 612) Capacité n.f. est emprunté (1314) au latin capacitas « faculté de contenir » (d’ où concrètement « réceptacle ») et « aptitude à ». Le mot est dérivé de capax « qui peut contenir », « digne de, habile à », évincé à basse époque par capabilis ( capable) et repris exceptionnellement dans capace (1857). Le mot est dérivé de capere « prendre », « recevoir » ( capter, chasser). Le sens concret de capacité « propriété de contenir une certaine quantité de matière » s’ est maintenu, alors qu’ il s’ est perdu dans capable, et a été consolidé par de nombreux emplois techniques, spécialement en électricité (1890), en physiologie (1928), en botanique (1928). Dès le XIVe siècle, le mot a commencé à s’ employer au figuré pour l’ aptitude à comprendre ou faire quelque chose (v. 1350), le talent; dans le vocabulaire juridique (1690) il a le sens « d’ aptitude légale ». Par métonymie, il a donné son nom à un diplôme délivré après deux ans d’ étude : capacité en droit (1867). (tome 1 A-E, p. 612) Compétence n.f. emprunté (v. 1460) au bas latin competentia « proportion, juste rapport », a suivi la même évolution, de l’ emploi juridique spécialisé (1596) à l’ emploi général pour « capacité due au savoir, à l’ expérience » (1690), ce dernier donnant lieu à métonymie pour « personne compétente » (1903, au pluriel). Son emploi récent en linguistique (v. 1960) vient de l’ anglais competence (de même origine) que Noam Chomsky a intégré à sa terminologie, en opposition à performance. Le sens de « rivalité, concurrence » (1585), qui s’ était développé sous la pression du verbe latin competere « chercher à atteindre concurremment », a été supplanté par le terme apparenté compétition et a disparu. (tome 1 A-E, p. 823) 147 Faculté n.f. est un emprunt savant (v. 1210) au latin classique facultas, -atis « capacité, aptitude, possibilité » [… ] Facultas est formé sur l’ adverbe archaïque facul « facilement », de facere ( faire). Le sens général du latin est conservé dans une série d’ emplois; le mot désigne (v. 1210) la connaissance, le savoir (ce qui peut être acquis), acception sortie d’ usage, puis la possibilité naturelle, légale ou intellectuelle de faire qqch. (1370), d’ où l’ aptitude à qqch. (XVIe s.). (F-PR, p. 1387) Habileté n.f. est emprunté au dérivé latin habilitas ou est dérivé de l’ adjectif habile. Le mot est sorti de l’ usage aux sens de « capacité, aptitude » (1539) et de « rapidité, promptitude » (XVIIe s.); il s’ emploie pour « adresse » (habile signifie « qui exécute ce qu’ il fait avec adresse, compétence »). (tome 2 F-PR, p. 1671) Qualification n.f. (… ) Sous l’ influence de l’ anglais qualification, lui-même emprunté (XVIe s.) au français ou au latin, il s’ emploie en sports (1840, en turf, comme qualifier et qualifié. Au XXe s., de même que ces deux mots, il s’ applique à la formation, à l’ aptitude d’ un ouvrier, d’ un employé (1936), par exemple dans qualification professionnelle (1947). (tome 3 PR-Z, p. 3026). Talent n.m. (… ) Le sens moderne, « don, aptitude », apparaît dans le latin scholastique talentum (… ). En français, ce sens de talent, attesté au XIVe s., n’ a pris de l’ extension qu’ après la Réforme (… ). Par rapport à l’ emploi classique, « disposition naturelle ou acquise pour réussir qqch. », l’ usage moderne met l’ accent sur l’ idée d’ aptitude particulière dans une activité appréciée par le groupe social (1624); en emploi absolu, le talent se dit d’ une aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique. (tome 3 PR-Z, p. 3475-3476) Source : REY, A. [sous la direction de] (1998) Le Robert : Dictionnaire historique de la langue française, tome 1 A-E (p. 1-1382), tome 2 F-PR (p.1383-2910), tome 3 PR-Z (p. 2911-4304), Paris, Dictionnaires Le Robert. 148 Annexe 3 Tableau illustrant une définition du terme « compétence » Typologies of meaning and purpose of the term “competency” Source : Hoffmann, 1999, p. 283 149 Annexe 4 Trois niveaux de définition du terme « compétence » Source : Stuart et Lindsay, 1997, p. 28 150 Annexe 5 Huit rôles du dirigeant et les compétences associées The competencies and the leadership roles in the competing values framework Source : Quinn et al., 2007, p. 16 151 Annexe 6a L’ évolution des différentes fonctions des managers Source: Bartlett et Ghoshal, 1997, p. 96 152 Annexe 6b De nouvelles compétences pour de nouveaux types de managers Source: Bartlett et Ghoshal, 1997, p. 105 153 Annexe 7a Le triangle du style managérial Source: Mintzberg, 2003, p. 93 154 Annexe 7b Les caractéristiques de chacun des trois pôles du management Source: Mintzberg, 2003, p. 93 155 Annexe 8a Guide d’ entrevue initial Guide d’entrevue exploratoire Ayant été approché pour participer au projet de recherche décrit dans ce formulaire de consentement, veuillez lire attentivement le texte qui suit. N' hésitez pas à poser toutes les questions qui vous viennent à l' esprit au chercheur qui vous a remis le présent formulaire, avant de prendre votre décision finale. Si vous acceptez de participer au projet de recherche, ce chercheur conservera le formulaire que vous aurez signé et il vous en remettra une copie. Titre de la recherche: Des compétences de la direction générale aux compétences distinctives de l’ organisation : une approche stratégique Identification des membres de l’équipe de recherche : Chercheur principal : Sophie Choquet-Girard, étudiante Management); 514-923-7745; [email protected]. de M. Sc. (option Directrice du mémoire: Marie-Claire Malo, professeure titulaire; 514-340-6350; [email protected]. Brève description du projet de recherche : L’ objectif est de découvrir les compétences de la direction générale contribuant à générer des compétences distinctives, donc stratégiques et générant un avantage concurrentiel, pour l’ organisation qu’ elle chapeaute, et de définir comme elle y arrive. Pour ce faire, les résultats de la revue de littérature en management stratégique seront comparés aux résultats d’ entrevues qui seront menées auprès de hauts dirigeants ayant géré des organisations atypiques du secteur financier et à culture forte (par exemple, les domaines de la finance responsable et de l’ économie sociale). L’ hypothèse est que ces organisations fortement différenciées ont bénéficié d’ une direction générale aux compétences-clés axées sur le rôle relationnel (tiré des écrits de Mintzberg, qui a aussi identifié les rôles décisionnel et informationnel du dirigeant). La présente recherche porte donc sur le thème général de la stratégie, mais plus précisément, explore les compétences distinctives transférées à une organisation par son dirigeant, lui fournissant ainsi un avantage concurrentiel. Les résultats de cette étude peuvent s’ avérer importants à plusieurs égards. D’ abord, ils permettront d' améliorer les 156 connaissances sur le sujet. Ensuite, les résultats permettront aux dirigeants de savoir quelles compétences sont à détenir ou à développer, et comment les transférer, ou encore de résoudre plus efficacement le problème de l’ avantage concurrentiel pour des organisations atypiques oeuvrant dans une industrie fortement compétitive. Finalement, les résultats permettront la rédaction d' un mémoire de M. Sc. et la publication éventuelle d' un ou plusieurs articles de recherche. Dans le cadre de la présente étude, vous êtes invité à m' accorder une entrevue d' une durée d' environ deux heures qui sera enregistrée. Respect des principes éthiques : En signant le présent formulaire, vous acceptez que soient divulgués votre nom, votre titre et le nom de l’ organisation que vous avez dirigée, à moins que vous ne fassiez la demande en cours d’ entrevue que certains propos soient gardés confidentiels. Dans ce cas, soyez assuré que toutes les informations recueillies seront traitées de façon confidentielle. Ainsi, toutes les personnes pouvant avoir accès à cette information, c' està-dire Marie-Claire Malo et moi-même, s’ engagent à la confidentialité en signant le présent formulaire. Le fichier numérique de l’ enregistrement et sa transcription seront conservés dans un lieu sécuritaire. Signature du participant : Ayant lu et compris le texte ci-dessus et ayant eu l' opportunité de recevoir des détails complémentaires sur l' étude, je consens à participer à une entrevue dirigée par Sophie Choquet-Girard. Je sais que je peux refuser de répondre à l’ une ou l’ autre des questions si j’ en décide ainsi. Il est aussi entendu que je peux demander qu’ une partie de mes propos ne soit pas divulguée ou de mettre un terme à la rencontre, ce qui annulera mon consentement et interdira au chercheur d' utiliser l' information recueillie jusque-là. Prénom et nom du participant à l’ entrevue : Pierre Marin Signature du participant : __________________________ Prénom et nom du chercheur : Sophie Choquet-Girard Signature du chercheur : __________________________ Prénom et nom de la directrice du mémoire : Marie-Claire Malo Signature de la directrice du mémoire : __________________________ 157 Date : 10 octobre 2007 L’ entrevue se divise en deux parties. D’ abord, la Caisse d’ économie de la Culture, ensuite les questions plus spécifiques au thème de recherche et au rôle de la DG. Rappeler à M. Marin qu’ il s’ agit d’ une entrevue exploratoire et que le chercheur en est au tout début de sa recherche. Partie 1 Question 1 : Pourquoi avoir créé la Caisse d’ économie de la Culture? Q2 : Comment et avec quels partenaires la Caisse a-t-elle été créée? Q3 : Quel était le mode de gouvernance? Y avait-il une raison à ce choix? Forces et faiblesses de ce mode de gouvernance? Q3A : Quel était la relation ou le rapport de force avec le Mouvement Desjardins? Q3B : Quelles étaient les valeurs et la philosophie de gestion de la Caisse, et étaientelles les mêmes que celles du Mouvement? Quelle était la latitude que la Caisse détenait pour évoluer selon ses valeurs et sa propre philosophie de gestion? Q4 : Quels étaient les modes de gestion à l’ interne (équipe de direction, équipe de gestion, structure, configuration, hiérarchie)? Qui en a fait le choix et pourquoi ce choix? Forces et faiblesses de ces modes de gestion? 158 Q4A : Avec quels partenaires extérieurs la Caisse faisait-elle affaires? Q5 : Pouvez-vous décrire l’ industrie dans laquelle évolue la Caisse? L’ environnement en général (PESTE)? Q6 : Qu’ est-ce qui faisait la force de la Caisse d’ économie? Quels ont été les vecteurs de succès? Comment ce succès était-il mesuré? Qu’ est-ce qu’ une bonne performance pour la Caisse? Comment crée-t-elle de la valeur? Q7 : Quel était le principal avantage concurrentiel de la Caisse? Les secondaires? Q8 : Comment la Caisse a-t-elle développé cet avantage concurrentiel? 159 Partie 2 QA : Comment vous décririez-vous dans votre rôle de dirigeant? Quelles sont vos principales compétences et forces? QB : Quelles compétences vous ont le plus permis de faire de la Caisse un succès? QC : Quelles compétences distinctives la Caisse, l’ organisation globale, possède-t-elle par rapport à ses concurrents? Comment ces compétences ont-elles été développées? Quel avantage concurrentiel en est né? QD : Cet avantage concurrentiel est-il toujours aussi fort? La Caisse doit-elle se renouveler? Si oui, comment? QE : Maintenant que vous avez quitté, vous qui avez fondé cette organisation, comment croyez-vous que la Caisse évoluera? À quoi ressemble son avenir? Opportunités et menaces? Forces et faiblesses? Ses compétences distinctives vont-elles demeurées? QF : Qu’ est-ce que l’ expression « rôle relationnel ou interpersonnel du dirigeant », concept développé par Mintzberg, signifie pour vous? QG : Comparativement aux rôles informationnel et décisionnel, quel est l’ importance du rôle relationnel dans le développement de compétences pour l’ organisation? 160 Annexe 8b Guide d’ entrevue revu et approuvé par le CER Guide d’entrevue accompagnant le Formulaire 1 Titre de la recherche: « Des compétences de la direction générale aux compétences distinctives de l’organisation : une approche stratégique » Identification des membres de l’équipe de recherche : Chercheure principale : Sophie Choquet-Girard, étudiante à la maîtrise en sciences de la gestion (M. Sc., option Management), 514-923-7745 [email protected] Directrice du mémoire : Marie-Claire Malo, professeure titulaire, 514-340-6350 [email protected] Personne rencontrée : ____________________________________________ Date : _________________________ Lieu : __________________________________________________________ 1- Parcours du dirigeant Je vous propose de commencer par votre parcours académique et professionnel, et votre engagement social à l’époque de vos études et par la suite dans votre carrière. Pouvez-vous m’en parler? 2- Création de l’organisation Pour quelles raisons a-t-on créé l’organisation que vous dirigez (ou avez dirigé)? Comment s’est déroulé le processus de création puis de fondation? 3- Accession au poste de dirigeant Quelle a été votre implication dans sa création et sa fondation (dans le cas des dirigeants fondateurs), puis comment en êtes-vous venu à diriger l’organisation? OU Pour quelles raisons vous êtes-vous joint(e) à cette organisation à titre de dirigeant? 161 4- Évolution de l’organisation Quelle était la mission (volet social, volet économique, volet environnemental, volet politique) de l’organisation lors de sa fondation? Qu’en est-il aujourd’hui? Pourquoi et comment cela a-t-il évolué? 5- Direction de l’organisation Pouvez-vous me parler de l’organisation sous l’angle du travail de la direction? Quelle a été votre influence sur (et dans) l’organisation? Pourquoi et comment? 6- Positionnement stratégique de l’organisation Quel était le positionnement stratégique (l’avantage concurrentiel) de l’organisation au début? Aujourd’hui? Pourquoi et comment cela a-t-il évolué? Quels ont été les enjeux principaux auxquels l’organisation a dû faire face pendant votre mandat? 7- Compétences distinctives Comment l’organisation a-t-elle réussi à accomplir sa mission et à réaliser son positionnement concurrentiel? Quelles ressources rares et quelles compétences-clés, dites distinctives, l’organisation a-t-elle acquises ou a-t-elle développées? Comment? Comment considérez-vous l’importance du rôle relationnel et interpersonnel du dirigeant par rapport aux rôles informationnel et décisionnel? Bibliographie ARRÈGLE, J.-L. (2006) « Analyse “ Resource Based” et identification des actifs stratégiques », Revue française de Gestion, vol. 32, no 160 (janvier), p. 241-259. BAKER, J.C., MAPES, J., NEW, C.C., SZWEJCZEWSKI, M. (1997) « A hierarchical model of business competence », Integrated Manufacturing Systems, vol. 8, no 5, p. 265272. BARNARD, C. I. (1968) The Functions of the Executive, Cambridge (MASS), Harvard University Press, First published in 1938, 334 p. BARNEY, J. B. (1991) « Firm Resources and Sustained Competitive Advantage », Journal of Management, vol. 17, no 1 (mars), p. 99-123. BARNEY, J. B. 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