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HEC MONTRÉAL
Des compétences du dirigeant aux compétences organisationnelles distinctives :
une approche stratégique
par
Sophie Choquet-Girard
Sciences de la gestion
(Management)
Mémoire présenté en vue de l’obtention
du grade de maîtrise ès science
(M. Sc.)
Mai 2009
© Sophie Choquet-Girard, 2009
À Marc, mon dernier des Mohicans…
“I know they’re talking nonsense”, Alice thought to herself,
“and it’s foolish to cry about it”. So she brushed away her tears
and went on, as cheerfully as she could.
- Lewis Carroll (Alice’s Adventures in Wonderland)
Le paradoxe de la condition humaine, c'
est qu'
on ne peut devenir soi-même
que sous l'
influence des autres.
- Boris Cyrulnik (Les Nourritures Affectives)
Sommaire
Cette recherche a pour point de départ la question suivante : « Dans les institutions du
Mouvement Desjardins, comment les compétences de la direction générale (du
dirigeant) génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e. procurant
un ou des avantages concurrentiels? » Elle a nécessité une revue de littérature (chapitre
1) sur les notions de compétence (c’est quoi au juste ?), compétences de la direction
générale / du dirigeant et compétences organisationnelles distinctives. Elle a fait surgir,
une démarche de recherche particulière (chapitre 2) et une méthodologie qualitative, soit
l’étude de deux cas, dont les données ont été collectées par entrevues semi-dirigées
(chapitre 3). Les cas présentés (chapitre 4), après un bref survol historique du
Mouvement Desjardins, sont ceux de M. Claude Béland, qui a été à la tête du
Mouvement en tant que président, et de M. Pierre Marin, qui a été directeur général de la
Caisse de la Culture Desjardins. L’analyse des cas a été réalisée avec une grille de
comparaison dont les variables se sont dégagées de l’analyse préliminaire des verbatim,
démarche que nous avons systématisée le plus possible en reprenant chaque question
pour chacun des dirigeants rencontrés. La difficulté est venue du fait que le chemin
parcouru par chaque participant ne concordait que très peu entre eux, mais l’intérêt
principal demeure que ces chemins se recoupent en un point central, lesdits processus
informels (chapitre 5). Notre interprétation des résultats de cette analyse nous amène à
dire que le processus informel générant des compétences organisationnelles distinctives
serait en fait cette identité organisationnelle par laquelle un dirigeant (le « leader
institutionnel » au sens où l’entend Selznick) transforme une organisation en institution.
Mots-clés : Desjardins, travail de direction, dirigeant, processus informels, génération de
compétences organisationnelles, étude de cas, Claude Béland, Pierre Marin.
v
Table des matières
Sommaire
Table des matières
Remerciements
iv
v
viii
Introduction
1
1. La revue de littérature
9
1.1 Une compétence, c’est quoi au juste?
1.1.1 Le choix d’une définition : un « savoir-agir »
1.1.2 Competence, competences, competency, competencies…
11
11
14
1.2 Les compétences de la direction générale / du dirigeant
1.2.1 Les typologies
1.2.2 Le métier de dirigeant vs l’art de diriger
19
19
24
1.3 Les compétences organisationnelles distinctives
1.3.1 Les typologies
1.3.2 La « resource-based view theory »: un point d’ancrage
1.3.3 L’évolution du concept de « core competence »
33
33
34
37
2. La démarche de recherche
47
2.1 Cadre conceptuel et postulat de base
2.1.1 Question de recherche de départ et formulation du postulat de base
2.1.2 Justification du choix du postulat en début de recherche
2.1.3 S’abstraire du cadre théorique… in situ!
48
48
49
55
2.2 La question de recherche revisitée
2.2.1 Le choix des thèmes à aborder dans le mémoire
2.2.2 L’atelier de recherche : un point tournant
57
57
58
3. La méthodologie
3.1 La stratégie de recherche
3.1.1 La méthode d’étude de cas
3.1.2 Échantillonnage et devis de recherche
61
61
61
65
vi
3.2 Cueillette des données et méthode d’analyse
3.2.1 Les entrevues semi-dirigées
3.2.2 L’analyse des données
69
69
72
3.3 Validité de la méthode choisie et considérations éthiques
3.3.1 Qualités et limites de la méthode choisie
3.3.2 Certification éthique du projet de recherche
72
72
73
4. La présentation des données
75
4.1 Avant-propos : survol historique de Desjardins
75
4.2 Monsieur Claude Béland – Mouvement Desjardins
80
4.3 Monsieur Pierre Marin – Caisse de la Culture Desjardins
97
5. L’analyse des données et l’interprétation des résultats
108
5.1 L’analyse des données
5.1.1 La comparaison des données
5.1.2 La nature des données : les réponses à trois questions-clés
108
108
114
5.2 L’interprétation des résultats tirés des cas :
une amorce vers la généralisation
128
Conclusion
139
Annexe 1
Cadre de référence de Jay Galbraith : Star Model
145
Annexe 2
Définitions étymologiques de « compétence »
et de quelques synonymes courants
146
Annexe 3
Tableau illustrant la définition d’une compétence
(Hoffmann)
148
Annexe 4
Trois niveaux de définition d’une compétence
(Stuart et Lindsay)
149
Annexe 5
Huit rôles du dirigeant et les compétences associées
(Quinn et al.)
150
Annexe 6a
L’évolution des différentes fonctions des managers
(Bartlett et Ghoshal)
151
vii
Annexe 6b
De nouvelles compétences pour de nouveaux types de managers 152
(Bartlett et Ghoshal)
Annexe 7a
Le triangle du style managérial
(Mintzberg)
153
Annexe 7b
Les caractéristiques de chacun des trois pôles du management
(Mintzberg)
154
Annexe 8a
Guide d’entrevue initial
155
Annexe 8b
Guide d’entrevue revu et approuvé par le CER
160
Bibliographie
162
Remerciements
There were doors all round the hall, but they were all locked; and when Alice had been all the way down
one side and up the other, trying every door, she walked sadly down the middle,
wondering how she was ever to get out again.
− Alice’s Adventures in Wonderland (Lewis Carroll)
Parce que j’ai entrepris mes études de maîtrise en même temps qu’un long voyage au
bout de moi-même, en équilibriste épuisée d’avancer sur la ligne de faille abyssale qui se
déchirait en moi, brutale et assourdissante…
Parce que ce document symbolise la fin d’une étape importante de ma vie, bien sûr
professionnelle, mais surtout personnelle…
Parce que la vie, c’est aussi et surtout les autres…
Je tiens à remercier les personnes qui ont pris le temps de m’accompagner, qui m’ont
encouragée et écoutée, qui ont cru en moi quand je n’en étais plus capable moi-même,
qui m’ont tendu la main, par amour, amitié ou respect… À vous, je veux dire un
chaleureux merci, et vous offrir ces quelques pensées.
Merci à tous les professeurs de management de HEC Montréal qui m’ont enseigné au
cours de la M. Sc., et grâce auxquels j’ai tant appris pendant mes études de maîtrise.
Merci à Marie-Claire Malo, ma directrice de mémoire, d’abord pour sa patience, son
écoute, sa compréhension à mon égard… et ses judicieux conseils. Ensuite pour son
ouverture d’esprit; pour sa curiosité et cet enthousiasme qui fait briller ses yeux, nous
apporte tant d’espoir et nous donne le goût d’accomplir ce qui nous tient à cœur; pour
son intérêt humain et profond porté à chacun de ses étudiants; pour son humilité et son
désir de respecter les ambitions, les forces et les faiblesses de chacun; pour l’importance
qu’elle accorde aux partage et transfert des connaissances. Merci pour tout Marie-Claire!
ix
Un merci tout spécial à Marc, pour le chemin parcouru ensemble. Je ne crois pas t’avoir
déjà dit qu’à l’instant où je t’ai rencontré, j’ai senti un ange passer… Merci d’être resté
auprès de moi tout au long de cette traversée d’une période à la fois douloureuse et
exaltante de ma vie; de m’avoir fait rire après avoir essuyé mes larmes; de croire et
d’avoir toujours cru en moi; de savoir me rendre si heureuse et de cultiver ce bonheur
tous les jours. Merci d’être toi, tout simplement, et d’être toi avec moi.
Merci à ma belle Micheline, ma tante adorée, depuis toujours mon rempart d’amour dans
l’œil du cyclone. Merci à mon papa, pour ce regard infaillible qui me couve, ému de
fierté et de tendresse. À tous les deux, merci pour la vie, merci pour ce que vous voyez
et avez toujours vu en moi. Mais vous savez, y’a des amours comme ça, insaisissables,
qui ne trouvent pas de mots à la mesure de leur portée… Alors, merci pour tout.
Merci à Suzanne, pour sa détermination et son courage dans l’adversité.
Merci à Chandi, Isabelle et Florence, mes meilleurs amis et confidents. Merci pour
l’authenticité de votre amitié à mon égard, pour votre confiance en moi et pour vos
paroles rassurantes. Merci pour votre présence dans ma vie qui me comble tant.
Merci aussi à Danielle Beaudoin, du Service de gestion de carrière de HEC Montréal,
pour son amitié, pour la confiance qu’elle a placée en moi et pour tout le support qu’elle
m’a offert depuis notre heureuse rencontre lors de mes études au baccalauréat.
Merci à Dr Jean-Pierre Roman et à Dr Andréanne Élie, deux médecins en or qui, en plus
de m’avoir fait bénéficier de leur savoir, se sont toujours préoccupés de moi. Merci de
savoir faire preuve de tant d’humanité devant la douleur souvent déconcertante. Merci
pour cette sensibilité et cette bienveillance qui aident à guérir, de celles qui attisent la
volonté de se battre pour vivre. Merci du fond du cœur pour votre patience, pour l’ardeur
et la rigueur investies à m’aider depuis plusieurs années, et pour ce profond respect que
vous m’avez toujours manifesté.
x
Un chaleureux merci à Monique et Jean-Marie, pour leur présence réconfortante dans
ma vie et pour leur support indéfectible au cours de mes études.
La recherche qui a alimenté ce mémoire repose essentiellement sur les entretiens que
m’ont accordés des dirigeants chevronnés qui ont en commun de partager des valeurs de
justice sociale et qui croient en l’importance d’un mouvement coopératif québécois fort.
Il me fait donc très plaisir d’avoir l’opportunité ici de remercier honorablement MM.
Claude Béland et Pierre Marin pour leur confiance en mon jugement et pour le temps
qu’ils ont généreusement accepté de consacrer à ma recherche en me livrant leurs
précieux témoignages.
De même, je ne saurais passer outre la très enrichissante contribution de M. Louis L.
Roquet à ma démarche et je tiens à le remercier pour ses judicieux commentaires qui ont
suscité beaucoup de réflexions en cours de rédaction.
Je termine en remerciant sincèrement tout le personnel de soutien de HEC Montréal,
attentif, indulgent et dévoué à la réussite des étudiants.
Merci à l’organisme subventionnaire et aux généreux donateurs suivants pour leur appui
financier dans la poursuite de mes études de maîtrise :
Bourse du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (2007-2008)
Bourse de la Fondation Benoit-Duchesne (2007)
Bourse Raymond Chabot Grant Thornton (2007)
Bourse Les Amies d’Affaires (2008)
Introduction
So much of what we call management consists in making it difficult for people to work.
- Peter Drucker
La citation choisie pour accueillir le lecteur dans l’univers de ce mémoire n’appelle pas
le cynisme, mais juste une prise de conscience quant à la pertinence du thème des
compétences lorsqu’il est question du lien unissant le dirigeant à son organisation.
Quoique certains aient pu contester les idées de Drucker, les écrits souvent percutants de
cet « empêcheur de tourner en rond » continuent d’alimenter les réflexions ou les débats.
Ces quelques mots reflètent d’ailleurs une de mes motivations à revenir aux études, autre
que celle de goûter aux plaisirs – qui ne sauraient exister sans souffrances – de la
recherche. En effet, j’ai entrepris d’obtenir un diplôme de maîtrise ès sciences de la
gestion (M.Sc.) car, après quelque dix ans passés sur le marché du travail, j’ai senti le
besoin de faire le point sur mon vécu de gestionnaire et de réfléchir sur mon rôle dans
l’organisation, et ce, en confrontant mon expérience pratique à la théorie. De plus,
désirant accéder à des postes plus stimulants en termes de défis de gestion, j’ai réalisé
que je devais d’abord acquérir plus de connaissances, développer d’autres habiletés et
m’ouvrir à de nouvelles perspectives. Mais ce qui me titillait le plus en entrant à la M.
Sc., ce que je voulais comprendre, c’est comment une entreprise peut retenir et mobiliser
ses employés à haut potentiel de rendement, souvent appelés les « high achievers » ;
comment leur faciliter la vie au travail pour qu’ils s’engagent à fond dans l’atteinte de
leurs objectifs et dans la réalisation de la mission de « leur » organisation, voire qu’ils se
l’approprient; comment les stimuler et les encourager à performer de manière à en faire
profiter toute l’organisation alors qu’ils se retrouvent si souvent bloqués par des
politiques internes intransigeantes ou pris dans les filets des procédures administratives.
J’ai fréquemment constaté cette problématique, surtout dans les grandes organisations,
i.e. cette difficulté, voire incapacité, d’offrir aux employés qui possèdent pourtant les
clés de la valeur ajoutée la possibilité d’exploiter tout leur talent, de s’approprier une
part de responsabilité dans l’atteinte des résultats, de s’impliquer à fond parce qu’on
croit en eux et qu’on leur fait de la place pour exprimer leur potentiel; et tout ça tombe
trop souvent à plat à cause d’un cadre de gestion contraignant qui fragilise le sentiment
2
d’appartenance. Plutôt que de canaliser la volonté des employés à participer aux succès
de « leur » entreprise, certaines structures organisationnelles, entre autres facteurs,
transforment cette énergie en frustrations, lesquelles sont engendrées par un système qui
s’obstine à mettre en échec les nouvelles idées, la créativité, voire même l’innovation
qu’elle soit technologique, structurelle, processuelle, organisationnelle, etc. Comme quoi
la résistance au changement n’est pas exclusive aux employés et affecte aussi le
management, et ce, même quand il s’ingénie à tout chambouler en fermant les yeux et
croisant les doigts, entraînant du coup plus de problèmes que de solutions.
Conséquemment, c’est le développement des compétences qui en souffre, tant
individuelles qu’organisationnelles, et on parle ici de compétences distinctives, c’est-àdire de celles qui créent un avantage concurrentiel.
Bref, j’en étais là dans mes réflexions, à me demander quels mécanismes utilisent les
cadres intermédiaires pour contourner le système, puis éviter des taux de roulement de
personnel faramineux en plus de convaincre leurs piliers de ne pas déserter l’équipe…
j’en étais aussi à éprouver un inconfort avec cette approche très élitiste, moi qui suis
persuadée que la réussite d’une entreprise dépend d’un tout solidaire et non pas de
quelques ‘As’ évoluant en solo… quand j’ai rencontré la professeure qui allait devenir
ma directrice de mémoire, Mme Marie-Claire Malo.
Il est clairement apparu, au cours des conversations que nous avons eues pour définir le
sujet de ce mémoire, que je ne voulais pas aborder mon thème de prédilection sous
l’angle plus compartimenté de la gestion des ressources humaines (par exemple
rémunération et incitatifs financiers, gestion des compétences / définition de tâches ou
de postes, etc.), mais plutôt sous l’angle du management stratégique de l’entreprise
(développement, par et pour l’organisation, d’un avantage compétitif). Nous avons donc
décidé d’envisager la problématique du point de vue du sommet stratégique, i.e. la
direction générale ou toute personne / entité devant se rapporter au Conseil
d’administration. Ainsi, au lieu d’adopter une approche sélective, centrée sur quelques
individus ou certaines catégories d’employés, j’ai choisi de considérer l’organisation
3
dans sa globalité « dynamique », et vivant1 au gré de l’apport2 de chacun au rendement
collectif de l’organisation. Il convient ici de préciser que le choix du terrain de recherche
s’est défini en parallèle de la formulation de la question de recherche. Compte tenu de
l’expertise de Mme Marie-Claire Malo sur les enjeux liés à la gouvernance, à la gestion
et aux stratégies des entreprises collectives, et de mon intérêt pour le mouvement
coopératif au Québec, la première idée fut de s’intéresser aux organisations atypiques
telles que les coopératives de divers secteurs d’activités de l’économie sociale ou les
sociétés de capital de risque du mouvement syndical. Mon mémoire aborderait donc le
point de vue des compétences stratégiques de la direction générale qui favorisent
l’émergence et le développement de compétences détenues par des organisations
atypiques relevant du tiers secteur3. Ces organisations, qui oeuvrent par ailleurs dans des
secteurs de l’économie de marché, doivent miser sur une forte différenciation, laquelle
exige d’autant plus de la direction de faire montre de compétences particulières pour
amener l’organisation à se distinguer de la concurrence traditionnelle4. Comme expliqué
dans un chapitre à venir, pour des raisons méthodologiques et temporelles, nous avons
choisi de circonscrire le terrain de recherche au Mouvement Desjardins.
Dans mon cheminement vers la clarification de ma question de recherche, j’ai
grandement profité des cours et séminaires au programme du parcours académique de la
M. Sc. qui m’ont amenée à pousser mes réflexions et à raffiner mes intérêts de
recherche. Plusieurs questionnements (et sources d’inspiration) se sont succédés dont
voici un aperçu :
-
Quelles politiques et pratiques organisationnelles influencent les interactions
sociales et le développement des compétences stratégiques dans et de
l’organisation?
-
Quelles compétences stratégiques développées par la direction générale peuvent
influencer la performance organisationnelle et créer de la valeur? Quelles
1
Compte tenu qu’une organisation peut autant progresser que régresser, le verbe « vivre » a été préféré ici,
plutôt que « évoluer » dont la connotation favorable suppose que le sujet avance.
2
Précisons encore que l’apport d’un employé ou du management peut être positif et constructif, mais tout
aussi négatif et destructif.
3
Le « tiers secteur » se rapporte ici aux activités de l’économie sociale.
4
L’utilisation du terme « traditionnel », ici et dans le reste du document, désigne tout ce qui se rapport à
l’économie de marché et au système capitaliste.
4
structures et configurations mises en place par la direction générale génèrent le
plus d’adhésion et de mobilisation dans l’organisation? Quelles innovations
« managériales »5, relatives à la gouvernance et à la gestion au sein de
l’organisation, sont les plus propices à créer un avantage concurrentiel
stratégique? [Source : lectures du séminaire Économie et organisations,
notamment Malo et Vézina (2003 : 19) qui identifient « Cinq stratégies de
création de valeur » pour l’entreprise collective où intervient « une combinaison
spécifique de configurations » propre à chaque stratégie.]
-
Quelles compétences stratégiques détenues par la direction générale génèrent des
compétences collectives, puis comment ces compétences stratégiques sont-elles
transférées et influencent-elles la performance de l’organisation (par exemple,
l’adoption d’une configuration [ou structure6] particulière crée-t-elle un contexte
de travail ou une culture particulière qui favorise l’adhésion à la stratégie7)?
[Source : dans le cadre du cours Design des organisations, introduction à l’auteur
Jay Galbraith]
-
Quelles compétences de la direction (dites managériales) permettraient de
fortifier le sentiment d’appartenance ou amèneraient l’organisation à se
développer une identité propre (dans son fonctionnement interne, ses activités
avec les fournisseurs et clients, etc.) qui deviendrait en soi un avantage
inimitable par la concurrence? [Source : pour les fins du cours Théories des
organisations,
lecture
de
l’essai
de
Philip
Selznick,
Leadership
in
Administration, aussi pertinent aujourd’hui qu’à sa publication en 1957.]
5
Etc.
Cette expression fait référence au concept d’innovation sociale. Le CRISES (Centre de recherche sur les
innovations sociales – organisation interuniversitaire) les définit comme suit : « Une innovation sociale est
une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin,
apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de
transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. En se combinant, les
innovations peuvent avoir à long terme une efficacité sociale qui dépasse le cadre du projet initial
(entreprises, associations, etc.) et représenter un enjeu qui questionne les grands équilibres sociétaux. Elles
deviennent alors une source de transformations sociales et contribuent à l’émergence de nouveaux
modèles de développement. » (Source : www.crises.uqam.ca)
6
Le terme « structure » réfère ici à la définition qu’en fait Jay Galbraith (1995) dans le Star model
représentant un design organisationnel qui peut être optimal (selon la congruence des 5 éléments, et la
culture en filigrane). Voir Annexe 1.
7
Ibidem pour le terme « stratégie ».
5
De ces cogitations ont émergé quelques filons principaux pour la formulation de la
question de recherche, où apparaissaient des mots-clés et des concepts tels que
« direction générale », « dirigeant », « compétences managériales », « compétences
stratégiques », « transfert / émergence / génération de compétences », « influence sur la
performance
organisationnelle »,
« compétences
collectives/
organisationnelles
distinctives », « valeur ajoutée », « avantage compétitif / concurrentiel ». Suite à
quelques détours présentés dans le prochain chapitre, lequel étaie la démarche de
recherche présentée dans le deuxième chapitre, j’ai arrêté un choix pour l’orientation de
mon projet de recherche : je voulais étudier les processus informels qui peuvent être
établis comme lien causal plus ou moins direct entre les compétences de la direction et
les compétences distinctives que développe l’organisation, d’où la question de
recherche :
« Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences de la
direction générale8 génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives, i.e.
procurant un ou des avantages concurrentiels? »
Cette question admet d’entrée de jeu que la direction générale possède de telles
compétences, quelles qu’elles soient, et a pour objectif de mettre au jour le processus qui
se crée entre direction et organisation compétentes. Aussi, bien que nous soyons
conscientes de l’hypothèse, fort plausible, selon laquelle certaines incompétences ou
absences de compétences peuvent détruire des compétences organisationnelles, elle ne
sera pas considérée dans la présente étude mais demeure fort intéressante pour une
recherche ultérieure. Ceci étant, un autre objectif, corollaire à la question de recherche
principale, sera poursuivi dans la mesure du possible : établir quelles sont ces
compétences de la direction générale qui contribuent à la génération de compétences
organisationnelles distinctives. Cet objectif découle naturellement du premier parce que
8
La question de recherche de ce mémoire s’intéresse aux « compétences de la direction générale » en tant
que composante et entité stratégique d’une organisation. Par ailleurs, nous n’avons pu rencontrer en
entrevues que les dirigeants des organisations sélectionnées, et non pas toute l’équipe de direction, ce qui
nous aurait en plus menées à l’étude des dynamiques dans ces équipes et de leur impact sur la gestion de et
dans l’organisation. Les contraintes temporelles ne nous offraient pas une telle latitude. Il n’en demeure
pas moins que la direction générale d’une organisation est d’abord et avant tout représentée, et souvent
représentative, de son dirigeant principal, d’où le titre de ce mémoire.
6
les compétences sont inhérentes au processus de génération : elles le déclenchent et
permettent sa « mise en œuvre » informelle. Il en va de même pour les compétences
organisationnelles qui résultent de ce processus.
Avant d’aller plus avant, il convient d’insister sur les caractéristiques de
l’environnement dans lequel les organisations et leurs dirigeants évoluent aujourd’hui
pour mieux comprendre l’importance de certaines compétences stratégiques détenues
par le top management, et les autres compétences dites organisationnelles. Les deux
réalités qui introduisent ou sont dépeintes dans bien des écrits et recherches en
management pour résumer les enjeux économiques, politiques et sociaux, en plus des
préoccupations environnementales et des transformations technologiques, sont
« rapidité » et « complexité ». D’ailleurs, tout comme des centaines d’autres publications
le font depuis déjà quelques années, The McKinsey Quarterly y fait abondamment
référence dans son numéro 2 de 2007 avec des articles titrant Cracking the complexity
code ou encore Managing in a complex world. Avec les pays en forte croissance tels que
ceux constituant le BRIC (acronyme désignant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine9),
la concurrence s’intensifie sans cesse et les organisations doivent demeurer agiles et
flexibles pour ne pas subir les changements aussi fréquents que soudains survenant sur
les marchés, mais plutôt les anticiper et en tirer profit. Les mouvements sociaux, la
mondialisation, et les croissances déraisonnées sur tous les marchés, ainsi que les
percées technologiques chaque fois plus performantes (et souvent radicales, engendrant
un saut quantique et un changement de paradigme encore plus déstabilisants si
l’organisation ne fait pas de veille stratégique pour détecter les signaux forts et faibles)
génèrent des contextes d’affaires qui commandent aux organisations de pouvoir se
transformer et d’innover constamment (Worley & Lawler III, 2006), à l’interne comme à
l’externe, pour créer de la valeur et préserver leur avantage.
9
« Ce terme est apparu pour la première fois en 2003 dans une thèse de la banque d'
investissement
Goldman Sachs. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/BRIC)
7
Cette mise en contexte ayant permis de rappeler la réalité d’affaires des organisations
contemporaines, voici comment sera abordée dans les prochaines pages la question de
recherche réitérée ici : Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les
compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles
distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? Très peu d’informations
ayant été trouvé en ce qui concerne les processus informels ou tacites qui s’établissent
entre les compétences du dirigeant et celles dites organisationnelles, La revue de
littérature (chapitre 1) tente de couvrir le plus largement possible le thème des
compétences, de manière à établir un cadre de référence commun à l’auteur et aux
lecteurs pour le reste du mémoire. Je tiens à préciser d’emblée qu’il m’a été très difficile
de faire preuve de concision dans ce chapitre compte tenu de la profusion de
perspectives, approches, théories, recensées dans la littérature. Bien qu’étant consciente
des conventions suggérant de maintenir des proportions comparables entre les chapitres,
je demeure convaincue de la pertinence de proposer un portrait d’ensemble le plus
révélateur possible de l’état des connaissances sur le thème des compétences dans le
domaine du management. Le chapitre 2, La démarche de recherche, explique les
motivations pratiques et relate l’évolution de ma réflexion justifiant les choix relatifs au
cadre théorique. Vient ensuite le chapitre 3, La méthodologie, qui s’attarde à certaines
considérations techniques permettant entre autres de démontrer la validité de la présente
recherche en sciences de la gestion.
La présentation des données, quatrième chapitre, propose aux lecteurs de parcourir en
quelques pages le récit d’un pan de la vie professionnelle de chacun des dirigeants ayant
accepté de participer à ma recherche, soient messieurs Claude Béland et Pierre Marin10,
qui ont été respectivement président du Mouvement Desjardins et directeur général
d’une caisse de groupe Desjardins. Il s’agit en fait de « cas », plus que de « récits »,
puisque les sujets abordés en entrevue concernaient le travail de direction. Les cas sont
précédés d’un court survol historique du Mouvement Desjardins qu’il a fallu rédiger en
10
M. Louis L. Roquet, président et chef de l’exploitation de Desjardins Capital de risque, a eu la
générosité de m’accorder une entrevue, mais en raison de contraintes temporelles, le cas n’a pas pu être
rédigé.
8
faisant des choix, étant donné l’âge de cette institution, plus que centenaire. Le
cinquième et dernier chapitre, mais non le moindre, se concentre sur L’analyse des
données et l’interprétation des résultats. Après avoir extrait du discours des dirigeants la
matière empirique permettant de répondre à la question de recherche, démarche de
laquelle s’est fortuitement dégagé un outil méthodologique, nous interprétons les
résultats ainsi obtenus. Il en ressort une contribution originale, soit une grille
d’autoévaluation s’adressant aux dirigeants. Le chapitre de conclusion aborde
essentiellement les limites relatives à l’analyse et à l’interprétation, puis ouvre la
discussion sur d’autres pistes de recherche.
Note stylistique : Le présent mémoire a été rédigé à la première personne du singulier de
manière à pouvoir exposer plus librement les fruits de mes recherches, et surtout de ma
compréhension des théories rencontrées. Par ailleurs, l’utilisation du « nous » survient
par endroit dans le texte pour souligner l’apport déterminant de ma directrice de
mémoire à mes réflexions à ces étapes de ma démarche.
1. La revue de littérature
La vertu paradoxale de la lecture est de nous abstraire du monde pour lui trouver un sens.
- Daniel Pennac, Comme un roman
Tel que vu dans l’introduction de ce mémoire, les liens qui existent entre les
compétences de la direction générale et les compétences organisationnelles distinctives
constituent le principal objet d’étude abordé dans ce travail de recherche. Le
« comment » qui structure la question de recherche s’intéresse donc aux dynamiques
sous-jacentes à la création, à l’émergence, voire au transfert, de ces compétences
développées collectivement tout dépendant du dirigeant en fonction. Ainsi ce
« comment » se décline en processus informels de génération des compétences. Mais
qu’en est-il de l’état des connaissances à ce sujet dans les champs d’étude de la stratégie
et du management stratégique?
Mentionnons d’emblée que la revue de la littérature présentée ici, laquelle couvre les
notions et les concepts mobilisés par la question de recherche, ne prétend à aucune
exhaustivité. Néanmoins, elle propose un tour d’horizon sur le sujet suffisamment
complet et rigoureux pour conférer validité et pertinence au bilan exposé dans les
prochains paragraphes. La recension des écrits n’a pas permis de trouver de recherches
concernant lesdits processus informels de génération de compétences procurant un
avantage concurrentiel11 inimitable et étudiés sous l’angle de la relation qui se construit
entre un dirigeant, ou une équipe de direction, et l’organisation à la tête de laquelle il se
trouve. Des recherches ont été menées pour prouver l’existence d’un lien causal entre,
par exemple, les compétences d’une équipe de direction et les performances de
l’organisation (Carmeli et Tishler, 2006), mais sans s’attarder sur la nature de ce lien.
Autrement dit, rien n’a été trouvé sur les dynamiques qui s’établissent entre le sommet
stratégique et l’organisation, aux niveaux tactiques ou opérationnels, et qui génèrent des
compétences stratégiques, hormis le concept de « causal ambiguity » que certains
chercheurs (McEvily, Das et McCabe, 2000; King et Zeithaml, 2001) défendent pour
expliquer le mystère quasi occulte entourant les processus de création de valeur – i.e. les
11
« Avantage concurrentiel » et « avantage compétitif » sont considérés comme synonymes.
10
compétences distinctives – qui se développent au sein des organisations performantes et
leur procurent des avantages concurrentiels. Cette notion sera par ailleurs élaborée dans
le chapitre d’analyse des données et mise à profit lors de l’interprétation des résultats.
On retrouve par contre dans la littérature une abondance d’écrits abordant divers
mécanismes, méthodes, approches de la gestion des compétences, tantôt fonctionnels,
tantôt holistiques ou spirituels… tantôt organiques, tantôt psychiques. Par exemple, il y a
un foisonnement d’articles dans lesquels sont adoptés les ancrages théoriques de la
gestion et du transfert des connaissances, et d’autres encore qui se penchent sur le
développement des ressources humaines (mesures de performance au travail, plans de
formation, etc.); le très vaste champ d’étude du knowledge management chevauchant
plusieurs spécialisations dans les écoles de gestion, d’administration et de commerce, un
pan de la littérature présente la perspective de l’organisation comme réservoir des
savoirs partagés tacitement, de ce bagage patrimonial qui solidarise parce qu’enraciné
dans la mémoire collective (Wilkens, Menzel, Pawlowsky, 2004). Corollairement,
d’autres auteurs s’y sont intéressés du point de vue de la culture organisationnelle
(Fawcett et al., 2008), de l’apprentissage organisationnel (Drejer, 2000; Quélin et
Arrègle, 2000), voire même en traitant le non moins pertinent thème de l’engagement de
l’employé dans la réussite de « son » organisation (Ulrich, 1998). Mais rien, semble-t-il,
sur le passage plus ou moins conscient, voulu et orienté, sur un lien causal stratégique
subjacent – d’ailleurs plus abstrait qu’abscons comme on le découvrira dans la
présentation des données – entre compétences des dirigeants et compétences
organisationnelles distinctives.
Il importe de préciser ici que les résultats et conclusions relevant des domaines de la
stratégie et du management stratégique ont été privilégiés, mais des travaux d’auteurs
s’étant penchés sur les compétences d’un point de vue systémique ou technique (en
gestion des opérations et des ressources humaines particulièrement) ont aussi été
considérés. Des choix ayant dû être faits, il se pourrait très bien que le lecteur averti en
matière de compétences repère des lacunes dans la présentation qui suit ou qu’il n’y
retrouve pas sa propre approche ou conception du terme.
11
La revue de littérature se présente en trois sections. Dans un premier temps, et de
manière à bien situer la recherche présentée dans de ce mémoire, il convient de se
pencher sur le terme compétence. Celui-ci se trouve, tel que relaté ci-après, à l’origine de
moult travaux et études ayant engendré tout autant d’interprétations et de significations.
Une définition sera donc proposée pour assurer une compréhension partagée des propos
tenus dans ce mémoire, suite à quoi la revue de littérature per se en matière de
compétence(s) pourra être présentée. Par la suite, puisque le reste de cette recherche se
concentre sur le « comment », la revue de la littérature doit d’abord s’articuler autour
des « quoi », i.e. les deux pôles thématiques de la question de recherche que sont les
compétences de la direction générale et les compétences organisationnelles distinctives.
En ce sens, dans un second temps, l’état des connaissances sur les compétences de la
direction générale/du dirigeant sera établi sous forme des typologies répertoriées, puis
seront mises en parallèle les deux approches suivantes : d’une part, le métier de
dirigeant, et d’autre part, l’art de diriger. Suivra, dans la troisième et dernière tranche de
ce chapitre, la synthèse des écrits concernant les compétences organisationnelles
distinctives et des typologies recensées. À cette étape, on ne saurait passer outre un des
piliers théoriques du milieu des années 1980, l’incontournable « resource-based view of
the firm » (Wernerfelt, 1984), approche ayant consacré l’importance des forces dont
dispose la firme à l’interne – et incidemment alimentée plus ou moins directement par la
notion de compétence – puis ayant éventuellement offert un contrepoids salutaire au
modèle des cinq forces de Porter adoptant le point de vue du positionnement externe de
la firme et des forces du marché agissant sur elle (Durand, 2006). La table aura ainsi été
mise pour discuter spécifiquement de la notion de compétences organisationnelles et des
différentes conceptions proposées et retenues dans la littérature, notamment l’évolution
de la définition et des significations théoriques du concept de « core competence ».
1.1 Une compétence, c’est quoi au juste?
1.1.1 Le choix d’une définition en français : un « savoir-agir »
Tenter de cerner les contours du terme compétence et de ses équivalents anglais pour en
proposer une définition rendant compte des différents courants de pensée s’est avéré une
12
tâche de Sisyphe. En cherchant par où commencer la recherche, par quel bout la saisir
sans avaler trop de couleuvres, ma passion pour la langue française m’a d’abord amenée
à feuilleter mon dictionnaire étymologique. Le Dictionnaire historique de la langue
française Le Robert (Rey et al., 1998, tome 1 A-E : 823) retrace en ces mots les origines
du terme « compétence » :
Compétence n.f. emprunté (v. 1460) au bas latin competentia
« proportion, juste rapport », a suivi la même évolution, de l’emploi
juridique spécialisé (1596) à l’emploi général pour « capacité due au
savoir, à l’expérience » (1690), ce dernier donnant lieu à une métonymie
pour « personne compétente » (1903, au pluriel). Son emploi récent en
linguistique (v. 1960) vient de l’anglais competence (de même origine)
que Noam Chomsky a intégré à sa terminologie, en opposition à
performance. Le sens de « rivalité, concurrence » (1585), qui s’était
développé sous la pression du verbe latin competere « chercher à
atteindre concurremment », a été supplanté par le terme apparenté
compétition et a disparu.
Il est à noter que du point de vue étymologique, il n’y a pas d’équivalent anglais. C’est
le mot « competent » qui le premier fait son apparition dans la langue de Shakespeare au
15e siècle, tout simplement traduit du français « compétent » (www.etymonline.com, Online
Etymology Dictionary, Douglas Harper, 2001). Depuis, quelques dérivés anglais se sont
ajoutés au dictionnaire usuel, mais les interprétations et les perspectives – parfois
purement rhétoriques – se sont multipliées au détriment d’une signification partagée,
complexifiant l’utilisation de ce concept, comme on le verra dans la prochaine section.
Donc dès le 17e siècle, la compétence résulte de l’acquisition et de la mise en application
de savoirs et d’expériences, et déjà elle semble se distinguer de la capacité, de l’habileté,
de l’aptitude, ou encore de la qualification, lesquelles dispositions se caractérisent par
leur propriété davantage opératoire, i.e. qui permettent de concrétiser la compétence12.
En ce sens, il est très intéressant de noter qu’en latin la signification de compétence se
traduit par « proportion, juste rapport », et ce, d’autant plus que le concept contemporain
de compétence s’appuie sur l’importance relative des trois ingrédients de base (i.e. les
trois types de savoir énoncés ci-après) reconnus par plusieurs praticiens et chercheurs en
12
Voir Annexe 2 pour l’origine étymologique des principaux synonymes de « compétence » utilisés :
aptitude, capacité, faculté, habileté, etc.
13
gestion comme essentiels pour qu’une compétence se manifeste suivant chaque
contexte; en effet, une des définitions les plus couramment utilisée de nos jours suggère
la nécessité de mobiliser le savoir (les connaissances), le savoir-faire (la pratique) et le
savoir-être (les attitudes), chaque catégorie étant répartie de manière appropriée selon les
situations rencontrées. Par ailleurs, bien d’autres « postures intellectuelles » existent en
gestion, dont certaines considèrent encore chaque type de savoir comme des
compétences en soi, ou d’autres qui ne rattachent rien de plus aux compétences que les
tâches spécifiques à l’accomplissement d’un travail. Ce n’est pas le cas dans la présente
recherche où la compétence, qu’elle soit individuelle ou collective, sera envisagée sous
l’angle de l’amalgame de ces différents savoirs, de leur conjugaison aboutissant à
l’expression d’une compétence. En ce sens, cette combinaison permet à une personne,
ou à un groupe de personnes, d’agir de manière compétente selon chaque situation, en
sollicitant la juste part des ressources à sa disposition et nécessaires dans le contexte :
aptitudes, capacités, expériences, habiletés, connaissances, qualifications, etc.
C’est d’ailleurs ainsi que Le Boterf (2006), dont plusieurs travaux et recherches portent
sur la « construction » des compétences, soutient que celles-ci ne se déclinent pas
isolément en savoirs, savoir-faire et savoir-être, mais les décrit plutôt comme un
« savoir-agir », i.e. l’art de composer une compétence par le dosage des savoirs en
fonction des circonstances, bref l’art de solliciter au bon moment la juste part de chaque
catégorie de savoirs, tant dans la pensée que dans l’action. Pour ajouter à la pertinence
de la définition adoptée ici, mentionnons que la définition du terme compétence offerte
par
le
Grand
dictionnaire
terminologique
de
la
langue
française
(www.granddictionnaire.com – Office québécois de la langue française) dans le segment
« éducation et apprentissages » se lit comme suit : « Savoir-agir résultant de la
mobilisation et de l'
utilisation efficaces d'
un ensemble de ressources internes ou externes
dans des situations authentiques d'
apprentissage ou dans un contexte professionnel. » La
définition est suivie d’une note complémentaire qui en explique la portée conceptuelle :
La compétence est complexe en ce sens qu'
elle est plus qu'
une somme de
composantes; elle doit donc être évaluée globalement. Elle est aussi
évolutive, car elle se développe avec le temps, à l'
intérieur comme à
l'
extérieur du cadre scolaire. Par ressources internes, on entend
notamment les acquis scolaires de la personne, ses connaissances, ses
14
attitudes, ses capacités, ses habiletés, ses champs d'
intérêt. Quant aux
ressources externes, il peut s'
agir, par exemple, des services pédagogiques
offerts par un enseignant ou une personne-ressource, de l'
aide fournie par
un pair, de l'
utilisation de sources documentaires.
Dans le segment « gestion », le Grand dictionnaire terminologique présente une
définition plus spécifique, celle de la « compétence professionnelle », que voici :
« Combinaison des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être qui s'
expriment dans le
cadre d'
une situation de travail concrète. » Ici encore, la note ajoutée sous la définition
justifie l’intérêt porté aux conclusions de Le Boterf dans la présente recherche :
Même si le concept de « compétence » se substitue progressivement à
celui de « qualification » dans les nouvelles organisations du travail
moins formalisées, il est important de bien distinguer ces deux concepts.
La compétence professionnelle est inséparable de l'action et elle se
constate lors de sa mise en situation [mots non soulignés en gras dans
le texte original] professionnelle, alors que la qualification
professionnelle est liée aux aptitudes et aux connaissances acquises qui
sont reconnues en fonction d'
emplois types.
Comme le rapporte Musca (2007), « Orlikowski (2002) avance également l’idée que le
savoir est inséparable de l’action parce qu’il est constitué à travers cette action. Pour
cette auteure, les compétences ne sont pas possédées, elles sont générées par l’action,
elles sont constituées par les pratiques quotidiennes des membres de l’organisation ».
Praticiens et chercheurs intéressés par le management et la stratégie s’en tiennent donc
de moins en moins à la description cloisonnée, tripartite et longtemps convenue d’une
compétence constituée des savoir, savoir-faire et savoir-être, et abondent de plus en plus
dans le sens du savoir-agir, ancré dans l’événementiel, la complexité, le mouvement…
1.1.2 Competence, competences, competency, competencies…
Le but de cette revue de littérature n’est bien sûr pas de disserter sur la contribution de la
sémantique à la recherche en gestion, mais il appert fondamental de continuer quelque
peu dans cette voie en regard de l’intérêt suscité par le thème des compétences :
l’étonnante disparité commande certainement un déblayage! En effet, le premier constat
qui ressort de la revue de littérature concernant le terme compétence est la diversité des
significations qui s’offrent au lecteur, particulièrement en anglais. Cet état de fait affecte
15
considérablement l’unité de sens du terme dans chaque texte compte tenu du manque de
points communs et de repères conceptuels, rendant la pléthore d’articles et de recherches
portant sur ce thème propices à l’interprétation. Mais surtout, cette réalité d’une
terminologie fragmentée, caractérisée par un manque d’ouverture sur les autres
significations (Stuart et Lindsay, 1997) fait se dégager des textes beaucoup de confusion
pour le néophyte. Pour éviter cet écueil, plusieurs auteurs (Baker et al., 1997; Stuart et
Lindsay, 1997; Hoffmann, 1999; Cheng, Dainty et Moore, 2002) mentionnent d’emblée
qu’il n’y a pas de consensus sur ce qu’est une compétence et qu’aucune définition
généralement acceptée par les chercheurs, les théoriciens et les praticiens n’a été arrêtée.
Ils précisent donc en introduction le sens choisi pour ce terme dans leur propre étude
tout en le justifiant subséquemment. Dans le cas des articles qui étudient les différentes
définitions et l’évolution du sens de ce terme, on remarque en les comparant que les
auteurs cités ne se recoupent presque pas, sauf pour certains incontournables tels que
Boyatzis (1982), tant la littérature est variée, créant inévitablement un biais (le choix
étant en soi un acte subjectif). Terrence Hoffmann (1999) s’est penché sur cette
problématique et a noté que le terme compétence (« competency » dans le texte13), qui
prend différentes significations dans la discipline du management, s’est transformé en
concept « multi facettes » depuis que les travaux de Boyatzis (1982) ont amorcé la
diffusion et l’évolution des connaissances à ce sujet, suivi du célèbre article de Prahalad
et Hamel (1990) ayant créé un engouement pour les compétences et pour la stratégie
basée sur celles-ci. De nos jours, personne ne s’entend sur une définition claire de la
compétence parce que trop de significations ont été proposées ou imposées, chacune
reflétant le point de vue des chercheurs et des praticiens afin de bien vulgariser leurs
propres études et expériences / observations sur le ‘terrain’.
Une revue de la littérature a permis à Hoffmann (1999 : 276) d’éclaircir les différentes
conceptions du terme « competency » en proposant trois regroupements principaux :
1. Observable performance (Boam & Sparrow, 1992; Bowden &
Masters, 1993);
13
Cette précision semble inutile, mais elle prendra tout son sens dans les prochains paragraphes.
16
2. the standard or quality of the outcome of the person’s performance
(Rutherford, 1995; Hager et al., 1994); or
3. the underlying attributes of a person (Boyatzis,1982; Sternberg &
Kolligian, 1990).
Parce que l’aspect comportemental, ou acté, de la compétence paraît fondamental dans
la présente recherche – la compétence suggérant un mouvement, l’agir, aussi bien
individuel que collectif – il convient ici de préciser les regroupements faits par
Hoffmann avec les deux facteurs identifiés par Woodruff en 1991 (cité par Moore,
Cheng et Dainty, 2002 : 315) pour se référer au terme « competency » (plutôt que
« competence ») :
1. The proven ability to perform a job competently (i.e. to the standards
required in employment); and
2. the sets of behaviour the person must display in order to perform the
tasks and functions of job with competence.
Hoffmann s’est aussi attardé sur les travaux de Strebler, Robinson et Heron (1997), ces
derniers ayant remarqué que deux différentes terminologies se sont démarquées et
développées au sein de groupes spécialisés au Royaume-Uni : d’abord, le terme
« competency » qui est associé au comportement qu’un individu doit démontrer, des
responsabilités qu’il doit assumer, etc., puis « competence » qui réfère à un standard
minimum de performance [qu’on pourrait traduire par « qualification » dans la définition
de tâches, ou par « résultats » au sens de rendement par rapport aux objectifs]. Même si
ce concept est davantage explicité par Hoffmann pour supporter ses arguments, le
présent travail ne s’engage pas sur cette voie pour des raisons de concision, et aussi
parce que le terme « competence » pour d’autres auteurs évoque plutôt le domaine de
travail ou le champ de spécialisation d’un individu. Pour ajouter à la multiplicité des
points de vue, la différence en apparence anodine entre « competence », « competency »
et leur équivalent pluriel en lexicologie, « competencies », atteint encore un autre niveau
de sens : pour certains, dont Moore, Cheng et Dainty (2002), cette notion se définit
comme « the attributes underpinning a behaviour », alors que pour d’autres comme
Stuart et Lindsay (1997), « competencies » n’est que le pluriel de « competency ». Et ce
n’est pas tout! Les conjectures s’enchevêtrent encore davantage si on introduit la rivalité
17
sémantique entourant le thème de la compétence, laquelle s’est de plus transportée de
l’autre côté de l’Atlantique, suscitant un débat sans merci entre les approches américaine
et britannique, entre autres en matière d’évaluation de la performance organisationnelle
(Moore, Cheng et Dainty, 2002). Cette recension s’est donc avérée une entreprise en
subtilité…et fastidieuse à consoler le Minotaure prisonnier dans le labyrinthe de Dédale.
Bref, quoique « competency » et « competence » soient interchangeables en linguistique,
il en va tout autrement en théorie. Cette distinction faite, Hoffmann poursuit dans son
texte en utilisant le terme « competency », qui se rapporte au comportement humain
(individuel ou collectif), qui suggère l’action (prescriptif) plutôt qu’un regard statique
(descriptif). Cheng, Dainty et Moore (2002 : 527) confirment cette utilisation :
« ‘competency’ refers to the ability to be able to do something; the dimensions of
behaviour underlying competent performance ». Suite à ses recherches, Hoffmann a
développé et proposé un modèle des « typologies de signification et de but du terme
compétence » [traduction libre de Hoffmann, 1999 : 283] dans une matrice 2 x 2
reproduite à l’annexe 3. Il a identifié deux principales significations du terme
competency : la première réfère aux « outputs » (ce qu’il appelle la « performance
compétente »), c’est-à-dire les résultats d’une formation quelle qu’elle soit. La seconde
se compose des « inputs », ou « underlying attributes », requis pour intégrer et
accomplir la « performance compétente ». Il semble pertinent de noter les deux
préoccupations suivantes de McKenna (2004) : d’abord, il soutient que les approches
retenues par les organisations pour le développement des compétences managériales ne
mettent pas suffisamment l’emphase sur la prédominance de la situation ou du contexte
qui peut grandement affecter le comportement du dirigeant; de plus, les méthodes de
qualification de l’individu basées sur l’apprentissage par cas (approche empirique) sont
contradictoires parce qu’elles privilégient les prédispositions (« inputs ») d’un individu à
se comporter d’une certaine manière, au détriment d’une formation pratique, comme le
conditionnement du comportement. Ces considérations mettent en perspective les
travaux de Hoffmann et ajoutent des éléments qui mènent vers une compréhension plus
équilibrée du terme « competency »; mais l’importance de faire intervenir ici l’apport de
McKenna (2004) au débat, quoiqu’il traite d’un aspect plus pointu, tient surtout au fait
18
qu’il ramène à l’avant-scène l’importance de situer le comportement dans son contexte,
comme le « savoir-agir » préconisé par Le Boterf et plusieurs de ses confrères. Enfin, un
autre aspect intéressant du modèle de Hoffmann (1999) est qu’il considère autant
l’individu que l’organisation, ce qui me permettra de m’y référer plus loin.
Malgré son effort à faire le ménage dans cette thématique, Hoffmann (1999) conclut en
précisant que les multiples adaptations du terme ainsi que les changements de définition
selon le contexte de l’étude et la subjectivité de l’auteur créent toujours de la confusion
quant à la nature du concept et à son application. Mais il ajoute, sur une note de clarté
rassurante, que l’amélioration de la performance au travail a toujours été et demeure le
point commun de la littérature traitant de cette problématique.
Puisque dans les prochaines sections la notion de compétence se divisera en concepts
distincts, il faut ici les définir clairement (et résumer ce qui précède) avant de poursuivre
les réflexions sur ce thème. D’abord, sur le plan des compétences individuelles,
Thompson, Stuart et Lindsay (1997 : 60) nous rappellent la définition de Boyatzis
(1982) qui est à l’origine de bien d’autres définitions ayant vu le jour par la suite :
« Characteristics that are causally related to effective and/or superior performance in a
job. This means that there is evidence that indicates that possession of the characteristic
precedes and leads to effective and/or superior performance on the job. » C’est à partir
de cet énoncé que Thompson, Stuart et Lindsay (1997) proposent leur propre cadre de
référence qui se compose d’abord en termes de caractéristiques des compétences, puis en
fonction de la performance supérieure démontrée par une compétence. Ces auteurs
soulèvent donc le point essentiel de la contribution à la performance d’une organisation,
ce qui commande de la congruence entre la compétence possédée et utilisée par un
dirigeant, et le contexte organisationnel (culture et valeurs). Bref, la définition qui se
dégage de cette démonstration est la suivante : « integrated sets of behaviour which can
be directed towards successful goal achievement within competence domains »
(Thompson, Stuart et Lindsay, 1997 : 61), ces derniers représentant les activités du
« core business » qui peuvent créer de la valeur. Plus précisément, ils abordent le
concept de compétence selon trois niveaux qui sont représentés et définis à l’aide
19
d’exemples à l’annexe 4 (Stuart et Lindsay, 1997). Mentionnons que ce tableau, qui
récupère les conclusions de l’article publié par le trio formé avec Thompson, est
pourtant le résultat des travaux menés par Stuart et Lindsay lors de la seconde phase.
Ensuite, en ce qui concerne les compétences de l’organisation (celles qu’on dit
collectives ou organisationnelles), Drejer (2000) décompose sa définition (une
hybridation entre les conclusions des travaux de Leonard-Barton, 1995, et de Drejer et
Riis, 1998) en quatre éléments génériques interreliés : la « technologie », les
« ressources humaines », la « structure organisationnelle » (le formel : le système
managérial, incluant la définition des rôles et responsabilités, la stratégie d’affaires, ou
encore les canaux de communications) et la « culture organisationnelle » (l’informel : les
valeurs et les normes tacites). Mentionnons que les travaux de Baker et al. (1997)
proposent aussi quatre interprétations (nommés « types » dans l’article) de compétences
pour l’organisation, soient les compétences stratégique, distinctive, fonctionnelle et
individuelle, et qui correspondent grosso modo aux quatre éléments de Drejer (2000).
Cependant, l’article ne tient pas compte du contexte interne ni de la culture, et de plus il
s’adresse au domaine du « manufacturing », ce qui en restreint l’utilisation et la portée
dans d’autres recherches.
Maintenant qu’un survol de la littérature sur le concept de compétence a été fait et que
certaines distinctions ont été proposées pour mieux comprendre le thème abordé dans ce
mémoire, cette seconde partie se penchera sur les types de compétences, tant celles du
dirigeant que celles liées à l’organisation, trouvés dans la littérature.
1.2 Les compétences de la direction générale / du dirigeant
1.2.1 Les typologies
Du point de vue des compétences individuelles du dirigeant, les typologies ne sont pas
légion, mais les cadres de référence (« frameworks ») paraissent plus nombreux selon les
résultats (non exhaustifs) de la littérature consultée pour la rédaction de ce mémoire. Ils
semblent d’ailleurs aussi variés que la définition d’une compétence parce qu’ils abordent
20
ce thème sous toutes sortes d’angles : le contexte organisationnel et le contexte
d’affaires, l’abstraction et le pragmatisme, la généralisation et les spécificités, etc. Ruth
(2006) rappelle que les organisations contemporaines sont désormais considérées
comme des systèmes organiques et dynamiques, plutôt que mécanistes et statiques. Le
management s’inscrit au cœur de ce constat comme « une activité qui est toujours
particulière, contextuelle et socialement construite, et est pratiquée dans une écologie
turbulente » (traduction libre, p. 207), alors que la science cherche un cadre de référence
stable mais adaptable, dont les composantes sont généralisables (Ruth, 2006).
Bien avant Ruth (2006), Thompson, Stuart et Lindsay (1997) faisaient déjà clairement
une mise en garde contre les listes de compétences génériques inutiles lorsque le
contexte et la culture d’une organisation ne sont pas mis dans la balance lors de
l’évaluation des compétences individuelles d’un dirigeant. Bref, posséder et utiliser une
compétence, même si elle peut sembler « stratégique » aux yeux de certains gourous,
n’amène pas de facto le dirigeant à rendre son organisation plus performante… Dans le
même ordre d’idées, les travaux de Stuart et Lindsay (1997), en plus de « reconnaître
l’influence déterminante du contexte organisationnel sur les compétences managériales
in situ » (traduction libre, p. 26), soulèvent le poids de la variable « environnement »
(contingences externe, interne et immédiate) sur les possibilités d’agir du dirigeant ou du
top management. Donc la généralisation et la simplification – caractéristiques
principales d’une typologie – des compétences en listes d’épicerie ou en tableaux à la
mode, peuvent devenir un piège si le cadre de référence qui sous-tend les types définis
n’offre pas de précision (par exemple un besoin de l’organisation comblé par une
compétence distinctive), ni de spécificité (par exemple, des organisations oeuvrant dans
des industries différentes).
Les options de typologie des compétences étant plutôt rares (quoique la présente étude
ne prétende pas être construite sur une revue de littérature exhaustive), je propose une
autre avenue. L’adaptation de la définition d’une compétence par Thompson Stuart et
Lindsay (1997) susmentionnée, laquelle est reprise dans la seconde phase des travaux
menés par Stuart et Lindsay (1997) – sans leur collègue John E. Thompson –, et qui a
21
abouti à la création d’un tableau (revoir la représentation à l’annexe 4), pourrait sans
doute servir de typologie des compétences puisque les exemples utilisés démontrent
l’applicabilité dans la réalité des organisations et de leurs dirigeants. De plus, cette
typologie a l’avantage d’englober plusieurs définitions présentes dans la littérature tel
que vu précédemment. Par exemple, il est possible d’y introduire la différenciation faite
par Strebler, Robinson et Heron (1997) entre « competence » et « competency », mais
elle inclut aussi les notions d’« inputs » et « outputs » de Hoffmann (1999). Finalement,
elle possède l’avantage de pouvoir être adaptée à d’autres contextes, que ce soit en
ajoutant un facteur d’analyse, en changeant les paramètres selon l’industrie, etc.
On peut par ailleurs élargir le spectre de recherche en abordant les typologies du point de
vue du gestionnaire ou du dirigeant lui-même, de son style de gestion, de sa
personnalité, de ses expériences, de ses rôles et responsabilités, du poste occupé, etc.,
donc en le considérant entièrement comme un individu réfléchissant et agissant avec
(in)compétence selon le cas. Pour des raisons de concision, nous nous limiterons à trois
ouvrages renommés pour la présentation des cadres de référence relevant de ce courant
de pensée, lesquels nous paraissent complémentaires malgré leurs particularités
respectives : The nature of managerial work (1973) par Henry Mintzberg, Artistes,
artisans et technocrates (1994) de Patricia Pitcher et Becoming a Master Manager de
Quinn et al (2007, 4e éd.).
Mintzberg a publié le livre susmentionné suite à de longues périodes d’observation
passive de managers sur leur lieu de travail; il les a accompagnés dans leurs activités
quotidiennes et a documenté tous leurs faits et gestes. « What do they actually do? »
C’est à cette question que Mintzberg voulait répondre, découvrir l’expérience réelle des
managers, savoir si ce vécu concordait avec les schèmes théoriques classiques
fermement établis depuis Fayol et ses contemporains. Il a dégagé de ces données
empiriques14 les dix rôles du dirigeant – un rôle représentant pour Mintzberg (1973) « an
organized set of behaviors belonging to an identifiable office or position (Sarbin and
14
Le résumé des « Ten Managerial Roles divided in Three Groups » de Mintzberg (1973) est proposé par
Lisa Rouse EMBA, Vanderbilt University, à l’adresse suivante : www.lisasloft.net/pdf/mintzberg.pdf.
22
Allen, 1968) », et que chacun peut interpréter différemment – qu’il a regroupés en trois
catégories :
1. « Interpersonal roles »: « figurehead/symbol », « leader », « liaison
(networker) »;
2. « Informational roles »: « monitor », « disseminator (circulate facts
and values from external ⇔ internal) », « spokesman »;
3. « Decisional roles »: « entrepreneur », « disturbance handler »,
« resource allocator », « negotiator »15.
De son côté, Pitcher (1994) propose trois types de personnalités qu’on retrouve dans les
organisations et qui occupent des postes de dirigeants ou de gestionnaires; pour les
identifier, elle a établi la carte mathématique16 du caractère de chaque participant suite à
plusieurs entrevues avec celui-ci et son entourage :
1. L’artiste, que l’auteure appelle le « leader visionnaire » (p. 49) et le
décrit comme un rêveur, souvent imprévisible, mais qui crée parce
qu’il bâtit (conseillé par l’artisan), et avec lequel il est « emballant »
(p. 78), quoique parfois déroutant, de travailler;
2. l’artisan, c’est le sage, réaliste et stable, dont le bon jugement résulte
d’un juste amalgame entre ses connaissances et sa longue expérience
(p. 74), avec lequel il est plaisant de travailler (p. 78) parce qu’il est
affable et respectueux, honnête et loyal;
3. le technocrate, c’est l’intransigeant qui suit les règles à la lettre et fait
« prévaloir les conceptions techniques d’un problème au détriment des
conséquences sociales et humaines » (p. 83), c’est le contraire de
l’artiste dont il méprise la spontanéité.
Pour leur part, Quinn et ses co-auteurs revisitent les différents modèles élaborés depuis
un siècle pour encadrer les rôles managériaux, puis présentent leur propre cadre de
référence, le « competing values framework », qui combine les résultats de cette
15
Ces rôles seront mis à nouveau à profit dans le chapitre « Démarche de recherche », traduits en français.
Pour connaître les paramètres de ces cartes et l’approche méthodologique sous-jacente à l’identification
des qualités choisies pour chacun des trois types de personnalité, on peut consulter l’annexe technique du
document (p. 251-262) qui explique la démarche scientifique de cette recherche.
16
23
recension tout en tenant compte de la réalité contemporaine du manager. L’expression
« competing values » sert à démontrer que les valeurs, les critères de classification, les
présupposés (« assumptions »), etc., ne peuvent se définir dans notre esprit que par
rapport à leur opposé (Quinn et al. : 13); c’est leur contraste qui engendre la
complémentarité. Bref, dans ce cadre d’analyse sont identifiés les huit rôles-clés du
manager, « coordinator », « monitor », « facilitator », « mentor », « innovator »,
« broker », « producer », « director » (Quinn et al. : 16), lesquels se trouvent catégorisés
selon deux axes (« flexibility/control » vs « internal/external ») qui permettent de
qualifier les quatre modèles qui ressortent de leur analyse (et qu’ils appellent les « action
imperatives »), « collaborate », « control », « compete », « create » (voir le tableau
synthèse à l’annexe 5). À chaque rôle sont associées trois compétences-clés que devrait
posséder, acquérir ou développer un individu occupant un poste de manager; ces
compétences devraient être adaptées ou précisées selon les responsabilités attribuées à
chaque poste de gestion et au niveau hiérarchique correspondant, de manière à ce que les
managers puissent moduler leurs comportements conséquemment et comprendre « how
the means to balance the various roles and perform in behaviorally complex ways may
change from one managerial position to another » (Quinn et al. : 19-20). Curieusement,
les auteurs introduisent la notion de leadership sans en expliquer le sens adopté ni la
portée de cet apport conceptuel, et l’utilisent comme synonymes interchangeables des
rôles assumés par le manager où qu’il se situe en termes décisionnel et opérationnel dans
l’organisation : « manager jobs », « leadership roles », « manager positions »,
« managerial roles », « managerial leaders », ou encore, « managerial leadership
roles ». En soulignant que « the descriptions of the eight roles represent general
descriptions of managerial behaviors that are not necessarily tied to a particular level of
organizational hierarchy » (Quinn et al. : 19) et en offrant seulement quelques
indications laconiques, les auteurs semblent plus désireux d’orienter le lecteur vers leur
thème de prédilection, les huit rôles et les compétences-clés inhérentes, que sur un tout
autre thème, le leadership, qui de surcroît fait déjà l’objet d’une littérature abondante.
Dans le même ordre d’idées, il semble pertinent à ce stade-ci de mentionner que la
notion de leadership sera abordée aussi peu que possible dans la présente revue, à
24
dessein, parce qu’elle réfère trop souvent au leader héroïque à qui tout réussit, au leader
iconique héritant de tout le mérite du succès de son entreprise, éclipsant l’engagement et
les efforts fournis par ses collaborateur et l’organisation... Pourtant, il n’y a pas de leader
si personne n’embarque dans le bateau avec lui ni ne l’élise capitaine! « Leadership is a
relational concept implying two terms: the influencing agent, and the persons
influenced. Without followers there can be no leader. » (Katz et Kahn, 196617) Comme
l’a si bien résumé Louis Roquet, president et chef de l’exploitation de Desjardins Capital
de risque, lors d’un entretien qu’il m’a accordé : « La première qualité d’un leader, c’est
d’être suivi! Un leader autoproclamé, ce n’est pas un leader; c’est un dictateur! » Mais il
a aussi ajouté ceci : « Le leader qui amène ‘les gens ordinaires à faire des choses
extraordinaires’ [dixit Peter Drucker18], c’est celui qui dirige le pouvoir qu’il détient vers
sa vision, qui l’utilise pour réaliser un rêve plus grand que lui et qui inspire son
organisation à atteindre des objectifs ‘ensemble’ ».
En somme, ce qui retiendra davantage notre attention dans la prochaine section, c’est
l’équilibre que le dirigeant doit atteindre entre assumer ses responsabilités relatives au
management et celles liées à l’exercice de son leadership/autorité : bref, rien d’autre (!)
qu’accomplir de manière stratégique et compétente son « travail de direction »19, non
pas en dominant son organisation mais en l’impliquant dans sa propre réussite. Gosling
et Mintzberg (2003 : 61) appellent ça le « engaging management (based on
collaboration [with the organization]) », propice au leadership inspirant, dont ils
comparent avantageusement les caractéristiques à celles du « heroic management (based
on self) ».
1.2.2 Le métier de dirigeant vs l’art de diriger
Les cours d’introduction au management dans bien des universités et manuels de base en
gestion se structurent autour des principes hérités de Fayol, et n’importe quel étudiant
qui est passé par une école d’administration ou de commerce connaît le PODC :
17
Citation relevée par Lisa Rouse EMBA, Vanderbilt University (www.lisasloft.net/pdf/mintzberg.pdf).
« The purpose of an organization is to enable common men to do uncommon things. » – Peter Drucker
19
Le chapitre 4, concernant « La méthodologie », explicitera l’impact qu’a eu la question « Comment
décririez-vous votre travail de direction? » posée en entrevue aux participants à la recherche.
18
25
planifier, organiser, diriger, contrôler. « L’organisation administrative du travail
proposée par Fayol [en 1918] constitue une tentative de définir les contours de la
fonction de direction générale (…). Ancrés dans une vision “organiciste” de l’entreprise,
ses travaux contribuent politiquement à légitimer l’exercice d’un nouveau métier, celui
de dirigeant. » (Rouleau, 2007 : 17) Ces enseignements, qui mettent l’emphase sur la
mesure de la performance organisationnelle en évaluant les résultats du processus
managérial plutôt que le comportement du manager et le contexte de travail (O’Gorman,
Bourke, Murray, 2005 : 2-3), demeurent très d’actualité au 21e siècle. Un groupe de
l’École Supérieure de Commerce de Toulouse a même créé le programme de formation
continue « Métier : dirigeant » (www.metierdirigeant.com) dont le contenu se concentre
davantage sur l’apprentissage de « techniques de gestion » (i.e. des savoirs et savoirfaire en matière de marketing, comptabilité, finance, etc.), la maîtrise d’outils de gestion,
de méthodes d’analyse, de diagnostic et de planification stratégique, que sur le
développement des habiletés et l’acquisition des compétences tacites inhérentes à
l’exercice du pouvoir et de l’autorité (i.e. les savoir-être et savoir-agir nécessaires en
position de direction pour assurer le succès de l’entreprise). De plus, le fameux MBA
propose aux managers (et ouvre de plus en plus la porte aux étudiants sans expérience)
un peu partout dans le monde une formation segmentée selon les fonctions de
l’entreprise opérant en silos (marketing, finance, GRH, GOP, comptabilité), approche
que déplorent d’ailleurs Mintzberg et Gosling dans The Five Minds of a Manager (2003)
et sur le site www.impm.org, comme on le verra plus loin. Les approches du métier de
dirigeant ont tout de même beaucoup évolué depuis le milieu des années 1990 et
plusieurs chercheurs ont travaillé à en redéfinir notre conception théorique en tenant
compte de la réalité de pratique des managers, l’environnement d’affaires étant devenu
très dynamique et instable – affecté par des facteurs technologiques, sociologiques,
économiques, etc.
En 1997, Bartlett et Ghoshal signent un article, devenu depuis une référence, dans lequel
ils s’emploient à déboulonner le « myth of the generic manager » (1997 : 92-93) :
In theory, we [scholars] believe in a generic role called "the manager",
who is expected to add value to the company in a generic way, carrying
26
out a generic set of tasks and possessing some generic capabilities. (…)
Practice, however, has always been very different from this theory [and],
in reality, a hierarchy sharply differentiates roles vertically.
À partir des expériences de changement vécues par vingt grandes corporations
soucieuses de rester compétitives, les auteurs ont développé un modèle des « roles that
front-line, senior, and top-level managers need to play for companies to achieve the
organizational capabilities they are seeking » (Bartlett et Ghoshal, 1997 : 93). Quoique
les auteurs proposent une perspective plus caractéristique du travail de direction et de
gestion accompli par l’individu en différenciant le type managérial selon l’emploi
occupé (comme l’annonce le sous-titre « New Personal Competencies for New
Management Roles »), celle-ci demeure encore fort descriptive et… générique (voir
« Table 2 » à l’annexe 6)! L’intérêt réside davantage dans l’aspect prescriptif des
transformations qui doivent avoir lieu selon les auteurs sur le plan des rôles assumés et
des tâches réalisées à trois différents niveaux hiérarchiques (superviseur/opérationnel,
cadre/tactique, dirigeant/stratégique); c’est ainsi qu’une grande organisation pourra
opérer avec succès un changement qui lui permettra de préserver ou d’améliorer sa
position sur les marchés (voir « Table 1 » à l’annexe 6). Il est intéressant de noter que le
concept de « leader institutionnel » dont s’inspirent Bartlett et Ghoshal a été introduit
par Philip Selznick quelque 40 ans plus tôt… L’apport de cet auteur avec la publication
de Leadership in Administration en 1957 semble effectivement transcender les époques.
Mais au contraire de Bartlett et Ghoshal, Selznick promeut la notion du « leader
institutionnel » du point de vue de son rôle d’influence sur l’organisation, de sa fonction
principale qui est d’amener une organisation à devenir « institution », et non pas sur les
compétences ou traits de caractère qu’un candidat aspirant à un poste de dirigeant
devrait démontrer. Cette notion d’institutionnalisation sera développée dans la prochaine
section, puisque Selznick la traite comme une compétence organisationnelle distinctive,
ainsi que dans le chapitre suivant, « 3. La démarche de recherche ».
À la même époque, deux éminents professeurs du programme de MBA se retrouvent
confrontés dans leur salle de classe respective à une inadéquation flagrante entre théorie
et pratique. Chacun d’un côté de l’Atlantique, Henry Mintzberg (McGill University) et
27
Jonathan Gosling (Lancaster University, UK) constatent le manque de congruence entre
les concepts enseignés et les besoins d’apprentissage en « pratique du management » de
leurs étudiants particuliers, la plupart occupant déjà des postes de gestion ou de
direction. Ensemble, ils vont repenser la formation supérieure offerte aux managers,
recruter des collègues dans d’autres pays, puis lancer le International Masters Program
in Practicing Management (www.impm.org), où les participants sont appelés à réfléchir
sur leur propre expérience, à y intégrer les notions théoriques pour résoudre des
problèmes réels ou pour réévaluer leurs options face à certains défis. À la base de ce
programme se trouvent les « five managerial mindsets », dont l’approche pédagogique
unique se démarque de celle des MBA traditionnels, lesquels sont structurés autour des
fonctions de l’entreprise, et ce, trop souvent de manière désincarnée, alors que l’objectif
principal d’une formation de MBA devrait plutôt être de les en sortir pour leur permettre
de se questionner sur leur rôle principal de manager : celui de rassembler, de composer,
d’orchestrer… pas de diviser. « We needed a new structure that encouraged synthesis
rather than separation. » (Gosling et Mintzberg, 2003 : 55). En 1973, Mintzberg – jeune
chercheur – explorait sur le terrain, le travail des managers en les étudiant dans l’action
et en rendait compte de manière typologique (les dix rôles énumérés précédemment)
dans The nature of managerial work. Trente ans plus tard, dans The Five Minds of a
Manager (2003), Gosling et Mintzberg – devenu maître à penser – font l’apologie d’une
formation qui redonne la parole aux managers et les amène à considérer ces dix rôles
« from different mind-sets into a comprehensible whole ». Les cinq « mind-sets » tel que
définis par Gosling et Mintzberg sont les suivants :
• Managing self: the reflective mind-set
• Managing organizations: the analytic mind-set
• Managing context: the worldly mind-set
• Managing relationships: the collaborative mind-set
• Managing change: the action mind-set
Bien sûr, même si Gosling et Mintzberg ont dû construire leur argumentaire en abordant
chaque composante isolément, il n’en demeure pas moins que le manager doit apprendre
à combiner ces perspectives qui s’entremêlent au quotidien. Cette approche développée
par Gosling et Mintzberg a aussi servi de fondement théorique à « Developing
Managers », la seconde partie du livre Managers, not MBAs, que Mintzberg a publié en
28
2003. En première partie, il y propose un cadre de référence représentant l’équilibre à
atteindre en intégrant, même de manière imparfaite, les trois vecteurs de la pratique du
management pour « qu’ils se renforcent l’un l’autre » (traduction libre, p. 94) : « art,
craft, and science, (…) three dimensions as poles of a triangle within which different
styles of management can be mapped (…) while effective managing requires some
balanced combination of the three ». (Mintzberg, 2003 : 92) Le manager, pour être
compétent, se doit de jouer son rôle en modulant son « savoir-agir » sur la base de sa
logique (« science »), de son imagination (« art ») et de son expérience (« craft »), tel
que démontré à l’annexe 7 où sont reproduites la figure et la table descriptive des styles
managériaux identifiés par Mintzberg, lesquels rappellent les types définis par Pitcher,
soient l’artiste, l’artisan et le technocrate. Même la définition que donne Le Nouveau
Petit Robert 2008 du terme compétence fait intervenir ces notions (p. 483-484) :
Compétence n.f. – 1468 « rapport »
latin competentia 1 (1596) DR.
Aptitude reconnue légalement à une autorité publique de faire tel ou tel
acte dans des conditions déterminées.
attribution, autorité, pouvoir
qualité. (…) 2 (1690) COUR. Connaissance approfondie, reconnue, qui
confère le droit de juger ou de décider en certaines matières.
art,
capacité, expertise, qualité, science. Avoir de la compétence, des
compétences, de multiples compétences (
homme-orchestre ;
polyvalent).
Donc le concept à la base du terme « compétence » au sens commun comporte des
orientations souvent opposées l’une à l’autre (dont l’art et la science), mais présentées
comme évidemment complémentaires. La compétence serait ainsi une démonstration à la
fois artistique et scientifique de l’accumulation d’expérience sans cesse renouvelée…?
Comme le dit le proverbe : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Et pourtant!
Pourquoi répétons-nous ad vitam aeternam les mêmes bêtises, nous les
gestionnaires? Serait-ce parce que les meilleures pratiques ne sont pas
codifiées? Ou que l’outil du gestionnaire, c’est lui-même, incluant sa
personnalité, ses valeurs, ses connaissances, ses sentiments, sa passion?
(…) Ou parce qu’il n’y a pas de vraie critique ou de tribunal
professionnel pour les gestionnaires? (…) Est-ce pour cela qu’on permet à
de beaux parleurs, dotés d’un bon réseau, de massacrer des compagnies
en série, avec promotion au terme de chaque épisode?
29
C’est dans ces termes que Louis Roquet (2008 : 19-21) philosophe sur le métier de
dirigeant et, à l’instar de Gosling et Mintzberg, relève le manque (voire même l’absence)
d’autoréflexion des gestionnaires, alors que les leçons tirées de la vie ne s’apprennent
pas sur les bancs d’école… « et encore moins dans les proverbes ». Pourquoi alors
d’autres penseurs et chercheurs envisagent-ils le management comme un art? Est-ce à
dire qu’il faut en avoir un sens inné, être un « élu »? Ou alors peut-être est-ce une
question de passion ou de l’idéal épousant une vision? Qu’est-ce que l’art de diriger?
Dans son avant-gardiste The Functions of the Executive publié pour la première fois en
1938, Chester I. Barnard dissèque à des fins didactiques les fonctions du dirigeant mais
insiste sur le fait qu’elles n’existent pas en soi; il propose en revanche la notion de
« executive process », soit un phénomène global difficile à analyser, qui se reconnaît aux
effets qu’il produit, et dans lequel les fonctions interviendront plus ou moins selon le
contexte (Barnard, édition 30e anniversaire, 1968 : 235) :
The means utilized are to a considerable extent concrete acts logically
determined; but the essential aspect of the [executive] process is the
sensing of the organization as a whole and the total situation relevant to
it. It transcends the capacity of merely intellectual methods, and the
techniques of discriminating the factors of the situation. The terms
pertinent to it are “feeling”, “judgment”, “sense”, “proportion”,
“balance”, “appropriateness”. It is a matter of art rather than science,
and is aesthetic rather than logical.
On revient en quelque sorte au « savoir-agir », définition englobante de « compétence »
soutenue entre autres par Le Boterf… Précisons toutefois que Barnard va beaucoup plus
loin que ça : avant même d’envisager le rôle du dirigeant du point de vue macro, il se
préoccupe d’abord des objectifs et besoins de l’individu, l’employé constituant l’essence
même, la base, de toute organisation. Mais il n’en demeure pas moins que sa conception
de l’entreprise relève de l’art, le dirigeant devant créer un « système de coopération » où
le formel est tout aussi important que l’informel, et ainsi lier les parties de l’organisation
pour en faire un tout bien plus grand et efficient que la somme desdites parties. Et ce
processus-là, approche holistique, ne saurait être démantelé pour être enseigné.
30
Dans les écrits plus récents traitant spécifiquement de l’art de diriger, on retrouve
notamment un article fort convaincant signé par Henry M. Boettinger, Is Management
really an art?, paru en 1975 dans la très sérieuse et respectée publication Harvard
Business Review. L’auteur y manie magistralement la métaphore comme en témoigne
cette citation : « The blending of vision and craft communicates the purpose. In the arts,
people who do that well are masters. In business, they are leaders. » (Boettinger, 1975 :
64) Boettinger ne distingue pas le manager/gestionnaire du leader, mais les compare l’un
à l’autre en faisant le parallèle avec l’artiste devenu maître. Il poursuit en insistant sur
l’importance dans la pratique du management, comme dans la pratique d’une discipline
artistique
(danse,
peinture,
sculpture,
etc.),
d’avoir
la
formation
technique
(connaissances, habiletés, etc.) adéquate et un mentor lui-même leader parce que le
talent ne suffit pas, de promouvoir le droit à l’erreur et le devoir d’autoréflexion parce
qu’il faut d’abord s’apprendre soi-même avant de pouvoir enseigner aux autres, de
développer autant son imagination que ses qualifications. L’art de diriger, selon
Boettinger, c’est la capacité de mettre les compétences du métier au service d’une vision
claire et de savoir communiquer aux autres les ambitions ainsi entretenues : « By
combining these qualities [good artists have competence (technical skill) and imagination (the
facility of mind to arrive at visions)], a leader, like an artist, can communicate his visions
and create a response in those around him. » (Boettinger, 1975 : 55)
Par ailleurs, il y a de grandes différences entre l’artiste et le manager, dont la nécessité
pour ce dernier d’entrer en relation avec l’autre (souvent un subordonné) avec empathie,
puis de prévoir les conséquences de ses actes et décisions sur les autres de manière à
bien les préparer. « The manager'
s materials are human talents, including his own. The
core of his job is to accomplish grand purposes through human efforts. The French
author and politician Jean-Jacques Servan-Schreiber sums up the idea: "Management is
the art of arts because it is the organizer of talent." » (Boettinger, 1975 : 55)
Malheureusement, Boettinger observe que l’entreprise laisse peu de place à ce type
d’apprentissage, i.e. en ce qui concerne les rôles interpersonnels (Mintzberg, 1973), et ça
ne semble pas avoir beaucoup changé de nos jours lorsqu’on lit Mintzberg (sur le site
www.impm.org
entre autres) qui reste pantois devant ses étudiants « seniors » du MBA qui
31
lui racontent pour la plupart qu’ils ont dû apprendre à nager seuls après avoir été poussés
dans la piscine (i.e. nommés managers, cadres, voire même dirigeants). Les mêmes
constats reviennent lorsqu’on consulte des leaders comme Louis Roquet, qui fait le point
sur son vécu de manière originale dans La gestion par proverbes. Max de Pree avait fait
un exercice similaire dans Diriger est un art20 à la fin des années 1980 où il traite le
sujet à partir de ses expériences personnelles et professionnelles. Il y disserte entre
autres de l’art de « faire travailler ensemble » lequel repose sur la réalisation du potentiel
de chacun et qui ne saurait se manifester par la relation contractuelle sans l’existence des
« conventions », ces relations informelles qui transcendent les structures. À la question
de Ghoshal et Bartlett « But can a company actually organize itself to embed “the smell
of the place”? » (1999 : 178), De Pree répondrait sans doute par l’affirmative, à
condition que le dirigeant comprenne la « notion d’intimité ». Celle-ci concerne « la
relation qui unit chacun à son travail » et l’intensité de l’engagement de chacun dans ses
relations au travail, et « donne lieu à une authentique compétence » (De Pree, 1990 : 7174). Autrement dit, le dirigeant aspirant à l’art du leadership doit réaliser l’importance
hégémonique dans une organisation des relations humaines, et de la confiance qui
permet de les tisser, sur le cadre de fonctionnement formel. De plus, pour diriger avec
art, le dirigeant doit savoir communiquer « les valeurs communes [et] l’intérêt mutuel »
(p. 121), partager sa vision du futur de l’organisation, tout en misant sur la participation
de chacun, approche qui exige de l’humilité de la part du leader, mais démontre du
respect envers la contribution de chacun et favorise le développement les talents (bref,
qui permet de répondre aux besoins des individus au profit conséquent de l’organisation,
comme le prône Barnard). Dans la même veine, Selznick ajouterait, compte tenu de ses
propos dans Leadership in Administration, qu’avec tous ces éléments réunis le leader
vient de transformer une organisation en institution, et que son identité collective ainsi
formée constitue un avantage concurrentiel inimitable… on y reviendra plus loin.
L’art de diriger s’acquiert donc plus qu’il ne se détient, et les auteurs qui se penchent sur
ce sujet semblent partager quelques idées de base : il faut une part de « talent » lequel
20
Il est intéressant de relever que le titre original anglais est « Leadership Is an Art », et non pas
« Management Is an Art »… comme si seul le management maîtrisé comme un art devenait leadership.
32
consiste à être capable de rêver un idéal, ou à tout le moins concevoir l’application dans
la réalité de la vision du dirigeant ou du leader plus entrepreneur; mais il faut aussi avoir
les outils pour le traduire d’abord dans le discours, puis l’envisager dans la pratique de
manière à faire avancer toute l’organisation vers le même objectif, et ce, en respectant
les individus et en leur permettant d’exprimer leur propre talent.
Maintenant, pour faire le lien avec la section suivante, notons pour clore celle-ci que
Stuart et Lindsay (1997) considèrent les compétences organisationnelles en tant que
« construit sémantique » existant pour fournir un point de référence et donner une
signification aux compétences managériales. En effet, les compétences qu’un dirigeant
possède et exerce se voient accorder une certaine valeur seulement dans la mesure où, en
plus de détenir un certain nombre de savoirs (par exemple la planification stratégique), il
est capable d’agir (par exemple leadership d’innovation) et d’être (par exemple intuition
et relations interpersonnelles) de la manière requise par l’organisation. Sur un ton plus
personnel, j’avancerais l’exemple suivant qui illustre les propos de Stuart et Lindsay
(1997) et en fait la démonstration …inverse (i.e. une réalité fréquente dans les
entreprises). Si un dirigeant prêche la flexibilité de son entreprise, i.e. d’être capable de
s’adapter rapidement aux conditions du marché disons en adoptant une structure
horizontale, et qu’il s’agit effectivement de la meilleure stratégie à mettre en place, mais
qu’il n’arrive pas à déléguer ni à descendre le pouvoir décisionnel le plus près possible
des acteurs impliqués directement dans les processus d’affaires (lançant ainsi le message
qu’il n’a pas confiance en ses employés), la démarche a bien des chances d’échouer,
parce que le comportement effectif est incompatible avec le comportement désiré (et
imposé)! Il n’y aura pas d’apprentissage organisationnel et la compétence collective a
peu de chance de se développer.
Donc les compétences individuelles du dirigeant sont le reflet, ou le complément, des
compétences collectives s’il y a congruence entre les besoins de l’organisation (toujours
compte tenu de sa culture, du contexte interne et de l’environnement externe) et les
compétences de son dirigeant, et à ce moment-là ses décisions et ses actions pourront
engendrer un niveau supérieur de performance, créer de la valeur, etc. Thompson (1998)
33
présente cette réalité un peu différemment, mais abonde dans le même sens, quand il
écrit que plusieurs organisations possèdent des compétences-clés qui ne rapportent pas
d’avantage compétitif, entre autres parce qu’elles sont mal exploitées (manque de
leadership, stratégie inadéquate) ou tout simplement inconnues.
1.3 Les compétences organisationnelles distinctives
1.3.1 Les typologies
Pour ce qui est des compétences organisationnelles, la typologie la plus pertinente et
retenue pour les fins de cette revue de littérature est celle proposée par Drejer et Riis
(1999; 2000). Suite à des recherches et des travaux menés sur le terrain dans plusieurs
industries, ces auteurs ont identifié trois types de compétences organisationnelles21 :
1. Une seule technologie et quelques personnes (par exemple, un atelier
dédié à un processus de production particulier);
2. quelques technologies rassemblées (l’utilisation seule de chaque
technologie offre un rendement limité) dans une plus grande unité
organisationnelle (par exemple, un département d’ingénierie qui
conçoit un nouvel outil de production);
3. des systèmes complexes interreliant plusieurs personnes dans
différents départements et unités organisationnelles, et dans ce cas,
l’entreprise est souvent plus dépendante des connaissances, le
« knowledge », que de la technologie, (par exemple, le processus
d’affaires complet du développement d’un nouveau produit).
Dans une étude subséquente, il serait intéressant de comparer cette typologie avec celle
qu’a proposée Grant en 1995 (cité par Drejer, 2000) : il s’agit d’une typologie à six
niveaux qui s’étend des processus horizontaux, dits « cross-functional » (niveau qui
ressemble aux systèmes complexes que décrivent Drejer et Riis) jusqu’au savoir
spécialisé (par exemple connaissances de pointe en technologie). De cette manière, il
serait peut-être possible de proposer un modèle combinant les forces de chacune.
D’autres approches théoriques, qui se sont développées autour du thème des
compétences organisationnelles, donnent de la consistance à l’aspect inévitablement
21
Ces catégories rappellent l’approche input et corporate des typologies de signification de Hoffmann
(1999) présentées dans une matrice à l’annexe 3.
34
générique des typologies. Les prochaines sous-sections présentent et font les liens entre
les contributions théoriques les plus marquantes, Prahalad et Hamel en chefs de file.
1.3.2 La « resource-based view theory » : un point d’ancrage
Depuis le désormais célèbre article de Prahalad et Hamel sur les « core competencies »,
le thème des compétences organisationnelles en stratégie repose pour moult chercheurs
sur la théorie des ressources; il est donc essentiel de faire un détour par la « resourcebased view » (ci-après RBV) avant de plonger dans les théories qu’elle a alimentées.
La RBV22 { a été développée par Wernerfelt dès 1984 [« issue des travaux de Penrose
(1959) », comme le rapporte Durand (2006)], mais il a fallu attendre une dizaine
d’années avant que son influence ne devienne vraiment significative dans le champ de la
recherche en stratégie (Wernerfelt, 1995). Elle se présente comme une réponse au
courant dominant de l’époque en étude des organisations, représenté entre autres par
Porter (1980) et le modèle de l’analyse concurrentielle. Dans ce modèle, les
caractéristiques de l’industrie sont un facteur déterminant pour expliquer la performance
de l’organisation. L’analyse stratégique permet d’identifier des « attractive industries »,
de localiser des « groupes stratégiques au sein de cette industrie » et de diminuer les
« pressions concurrentielles en jouant sur la structure de l’industrie et sur les
comportements des concurrents » (Grant, 1991). L’organisation acquiert un avantage
concurrentiel par l’exploitation d’une « position dominante et protégée sur un marché
(ou une niche) » (Tywoniak, 1998). } D’un autre côté, Arrègle (2006 : 247) rappelle que
« la structure de l’industrie per se n’explique pas des résultats supérieurs à la normale »,
lesquels découlent plutôt des actifs stratégiques d’une entreprise et des rentes, i.e.
l’avantage concurrentiel, qu’ils lui procurent. La notion de rente se différencie de celle
22
Cette partie de la revue de littérature concernant la RBV s’inspire largement d’un travail d’équipe remis
à M. Taïeb Hafsi par Sophie Choquet-Girard, Florence Leport, Pierre-Alain St-Laurent et Maxime
Pineault, dans le cadre du séminaire Gestion stratégique et politiques générales (6-408-84), le 9 octobre
2007. Si je me permets d’en reproduire ici des extraits, identifiés par les {}, c’est d’abord parce qu’il s’agit
du fruit d’un travail de réflexion collectif considérable, et non pas d’un « patchwork », au cours duquel
mes collègues et moi-même avons pu faire progresser ensemble nos recherches respectives; ensuite, parce
qu’il éclaire le reste de mes propos et de ma recension des écrits, sans pour autant y être indispensable; et
finalement, parce que j’ai lu ou relu tous les textes/articles mobilisés dans cette section. Les informations
entre [ ] relève de ma contribution personnelle et servent à faire les liens avec le thème de mon mémoire.
35
de profit puisqu’elle réfère à la performance d’une entreprise en termes de position
concurrentielle avantageuse dans son marché, laquelle dépend desdits actifs stratégiques.
Ces derniers proviennent de la possession de ressources rares ou qui s’avèrent
déterminantes dans un contexte, et de l’utilisation de celles-ci de manière à les rendre
inimitables plus ou moins longtemps tout dépendant des caractéristiques des ressources.
Arrègle précise que (2006 : 247) :
Les mécanismes qui rendent ce processus d’imitation incertain et difficile
relèvent de la même logique que les notions de barrières à l’entrée (pour
des industries) ou à la mobilité (pour des groupes stratégiques) mais
appliquées au niveau de l’entreprise. Les facteurs communs de ces divers
mécanismes sont l’unicité d’une entreprise [N.D.A. : notion qui évoque
celle de l’identité collective proposée par Selznick en 1957] et l’ambiguïté
causale qui interviennent à des niveaux différents.
C’est donc en réponse à cette approche, centrée sur la position de la firme dans
l’industrie, que { la RBV propose d’orienter le regard du chercheur vers « l’interne »
pour « analyser les organisations sous l’angle des ressources plutôt que des produits » :
les produits et les ressources, pour l’organisation, sont les « deux côtés d’une même
pièce », dira Wernerfelt (1984). Pour lui, le concept des ressources fait référence à ce qui
pourrait être considéré comme « force ou faiblesse dans une organisation donnée »; ce
sont ces atouts (tangibles et intangibles) qui sont liés à l’organisation de façon « semipermanente » parce qu’adaptatifs. En somme, cette approche, où l’organisation est
considérée comme un « ensemble de ressources » (Wernerfelt, 1984; Eisenhardt et
Martin, 2000), permet au praticien et au chercheur de comprendre ce que la firme fait
mieux que ses concurrents et pourquoi, car c’est précisément de là qu’elle tire son
avantage concurrentiel. En fait, la RBV permet d’étudier comment les organisations
obtiennent un avantage concurrentiel en implantant des stratégies qui exploitent leurs
forces internes, à travers la réponse aux opportunités de l’environnement, tout en
neutralisant les menaces et en évitant les faiblesses internes (Barney, 1991).
La « valorisation supérieure des ressources » (traduction libre, Perteraf, 1993) devient
donc un enjeu central pour identifier les « actifs qui ont le plus de valeur dans
l’organisation et [qui] pourront permettre à la firme de conserver une position
36
favorable » (Tywoniak, 1998). Nous verrons ci-après comment la création et la
conservation de ces conditions – soit la valeur, la rareté, l’inimitabilité et la nonsubstituabilité liées aux ressources (Barney, 1995; Eisenhardt et Martin, 2000) –
dépendront de la nature de l’environnement et de l’industrie dans laquelle l’organisation
évolue. Fait intéressant : dans un article paru en 2003, Peteraf et Bergen ont avancé et
confirmé l’hypothèse selon laquelle la substituabilité des ressources représente un
avantage concurrentiel compte tenu de la rareté de l’utilisation qui en est faite (« in
terms of resource functionality »), et ce, surtout en situation d’environnement
dynamique. Enfin, Barney (1991) explique la théorie des ressources en différenciant
trois grands piliers. Son premier est le capital physique, qui contient les technologies, les
équipements et la localisation géographique. Les ressources humaines constituent le
deuxième pilier qui inclut la formation, l’expérience, l’intelligence individuelle et les
relations de travail. Le capital organisationnel, qui comprend les processus, les routines
et la structure de planification, est le troisième pilier. Quant à eux, Teece (2000) et
Eisenhardt et Martin (2000) s’orientent vers les capacités dynamiques qui peuvent être
définies comme étant les habiletés qui permettent à une organisation d’exploiter
certaines de ses ressources de façon stratégique (même si une autre entreprise choisit
d’utiliser ces mêmes ressources) et d’en maximiser l’utilisation afin d’en tirer un
avantage concurrentiel. Ceux-ci affirment que les capacités dynamiques s’ajustent au
marché dans lequel l’entreprise évolue. En effet, dans une organisation opérant dans un
marché stable, les capacités dynamiques apporteront une structure à l’entreprise lui
permettant d’analyser, à partir de connaissances déjà acquises, des situations très
complexes, alors que dans un marché volatile, les capacités dynamiques laisseront à la
firme la liberté d’expérimenter sur des connaissances rapidement apprises et intégrées.
De plus, Eisenhardt et Martin (2000) apportent un point important en démontrant que les
capacités dynamiques ne sont pas suffisantes à l’obtention d’un avantage concurrentiel
durable, mais qu’elles sont nécessaires. [Entre autres, Grant (1996) identifie les
connaissances collectives comme étant l’aspect le plus important d’une entreprise (ces
ressources ont même généré leur propre théorie : la « knowledge-based theory »).] Il faut
donc demeurer prudent, car le travail du stratège ne s’arrête pas à tenter de collectionner
le plus grand nombre de ressources [car l’atout réside surtout dans la capacité à
37
renouveler leur agencement et à les faire évoluer de manière proactive autant que faire
se peut]. En effet, Teece (2000) ajoute la notion de « stickiness » qui affirme que les
entreprises deviennent partiellement contraintes par leurs choix et que certaines
ressources peuvent parfois anéantir l’avantage concurrentiel qu’elles avaient
originalement produit }, ce qu’Arrègle spécifie également (2006 : 247).
1.3.3 L’évolution du concept de « core competence »
C’est à travers un article très éclairant de Miller et Shamsie (1996) que le lien entre le
thème des ressources et celui des compétences organisationnelles s’est dessiné en regard
du présent mémoire. Ces deux auteurs abordent le concept de ressources en distinguant
les deux catégories suivantes : les « property-based and knowledge-based resources »
(Miller et Shamsie, 1996 : 519), chaque catégorie pouvant mener à la détention par
l’entreprise d’avantages uniques. Ils divisent ensuite chacune en deux sous-catégories,
soient les « discrete resources » et « systemic resources ». Les ressources systémiques
basées sur le savoir/la connaissance que tentent de définir Miller et Shamsie (1996 : 527)
évoquent les caractéristiques des compétences organisationnelles :
Systemic knowledge-based resources may take the form of integrative or
coordinative skills required for multidisciplinary teamwork (Fiol, 1991;
Itami, 1987). (…) Collaborative skills are most subject to uncertain
imitability (Hall, 1993; Peteraf, 1993: 183). According to Reed and
DeFillippi, “ambiguity may be derived from the complexity of skills
and/or resource interactions within competencies and from interactions
between competencies” (1990: 93). (…) Team talents, therefore, are
difficult for rivals to steal as they rely on the particular infrastructure,
history, and collective experience of a specific organization. (…)
Collaborative skills typically do not develop through programmed or
routine activity.
Tarondeau et Wright (1995 : 119-120) abondent dans le même sens : « La valeur créée
par l’entreprise provient des compétences intégrées dans les activités de production et de
service », et qui se transforment en processus, un actif stratégique, aussi considéré par
d’autres à titre de compétence en soi puisqu’il s’agit d’un « lien reliant une combinaison
de ressources » (Le Boterf, 2006 : 52). Parce que dans leur article Tarondeau et Wright
s’intéressent à l’impact du design d’une organisation sur les performances de celle-ci, ils
opposent la rigidité des rapports interpersonnels brimant le développement des talents
38
dans une structure hiérarchique pyramidale, aux vertus tous azimuts de la transversalité
où les interactions deviennent processus latéraux et dépassent les « limites fonctionnelles
dans l’entreprise mais également [ses] frontières » (p. 116 et 119). Malgré que cette
perspective diffère des précédentes, l’intérêt de l’article repose sur la reconnaissance du
caractère stratégique et durable des compétences qui se définissent collectivement, tant
au niveau de l’équipe que de l’organisation. Ainsi, on peut facilement imaginer une
entreprise dite « traditionnelle » (design organisationnel dit « top-down ») bénéficiant
d’avantages concurrentiels générant « des performances satisfaisantes et durables », au
même titre que l’organisation dite « transversale », à condition bien sûr que le top
management tolère, voire encourage, un réseau de relations informelles à l’interne et
aussi avec l’externe (source d’informations – signaux forts et faibles dans le marché –
pouvant engendrer des rentes substantielles selon le niveau de veille stratégique
entretenue et d’intégration de l’information ainsi disponible). Le Boterf (2000a : 7)
renchérit avec un argument « constructionniste » (au sens où l’entend Rouleau, 2007 :
161, soit « que l’unité d’analyse est l’interaction entre les individus ou les groupes ») :
Les nouvelles approches de la valorisation des avantages compétitifs de
l'
entreprise mettent l'
accent sur la combinaison des actifs tangibles et
intangibles (dont les compétences), et non sur les ressources prises
isolément. Les ressources peuvent être imitables et substituables; leur
combinaison, invisible par essence et résultant de l'
histoire et de
l'
apprentissage collectif, est en revanche inimitable.
Et Musca (2007) articule un point de vue encore davantage « constructionniste » autour
d’auteurs qui mobilisent l’approche « Strategy-as-Practice », et le concept de génération
des compétences organisationnelles stratégiques dans les pratiques et les processus
décisionnels « micro » du quotidien de chaque employé (Musca, 2007 : 96-97) :
L’explication de la capacité d’une organisation à construire un avantage
concurrentiel soutenable est plutôt à rechercher dans des microressources, difficiles à discerner, et surtout dans la façon dont les acteurs
les utilisent (Priem et Butler, 2001; Rouse et Daellenbach, 1999). En outre,
dans les environnements dynamiques, de nombreux acteurs, à différents
niveaux de l’organisation, doivent mener des actions rapides et
innovantes, de façon flexible et décentralisée (Brown et Eisenhardt, 1997).
39
Sans s’intéresser au détail de la dynamique comme le fait Musca, de par son style plus
prescriptif et son rôle de conseiller intervenant auprès des entreprises, Le Boterf pousse
tout de même sa réflexion plus loin dans un autre document (2006, 4e éd. : 197-199)
dans lequel il introduit la notion de « coopération entre les compétences individuelles23 »
pour qualifier l’émergence des compétences collectives. Il ajoute que ce phénomène de
« production » est tributaire des « conditions sociales » dans lesquelles elles prennent
racine et qui participent au résultat, i.e. à la qualité de « la réponse opératoire » (p. 198),
de cette conjugaison de ressources, nommément les compétences individuelles. De par
ses observations en entreprise au cours de sa riche carrière, Le Boterf, non seulement
chercheur mais aussi expert-conseil en matière de compétences, fait la distinction entre
compétences collectives et compétences organisationnelles, qu’il appelle aussi les
« compétences foncières » (Le Boterf, 2000b : 280). Alors que la compétence collective
consiste en une composition de compétences individuelles et « résulte de la qualité de la
coopération » entre celles-ci, la compétence organisationnelle renvoie à la notion de
« core competency » (Le Boterf, 2006, 4e éd. : 198-199), une combinatoire toujours
tacite et potentiellement stratégique : c’est la synergie qui se crée et agit entre les
ressources tangibles et intangibles que possède l’organisation (savoirs, compétences
individuelles / professionnelles, ressources diverses comme les technologies, les brevets,
etc.). Détail qui n’en est peut-être pas un : Le Boterf écrit « competency », sans doute
parce qu’il s’intéresse au comportement humain, plutôt que « competence », qui
représente un champ de spécialisation ou un domaine d’activités (au niveau corporatif).
Mais justement, qu’en est-il de la définition ou des significations que revêt l’expression
« core competence » dans la littérature sur la stratégie d’affaires? Les bases du concept
semblent remonter à Ansoff en 1965 dans Corporate Strategy, encore régulièrement cité,
tel que c’est le cas dans Carmeli et Tishler, 2006, ou Mooney, 2007. Il semblerait par
ailleurs que ce soit l’article The Core Competence24 of the Corporation de Prahalad et
23
La compétence professionnelle est une compétence détenue par l’individu, mais qui se manifeste
généralement dans l’accomplissement de son travail, dans des situations souvent plus balisées.
24
Le terme français souvent utilisé pour traduire l’expression « core competence » est « compétence-clé »
(par exemple, Durand, 2006); par ailleurs, alors que « core competence » sous-entend le qualificatif
« corporatif », il est préférable en français de préciser s’il s’agit d’une compétence-clé individuelle ou
40
Hamel, paru en 1990, qui ait intensifié la réflexion sur la notion de ‘compétences
centrales’ de l’entreprise, ces compétences qu’on retrouve au cœur d’une organisation,
i.e. des ‘noyaux’ d’activités où prennent (ou pourraient prendre) racine les avantages
concurrentiels. Les auteurs y démontrent l’importance pour le management de repenser
la gestion stratégique de l’entreprise en fonction des compétences organisationnelles
susceptibles de lui procurer une longueur d’avance sur le marché, et de délaisser la
stratégie de diversification dont les tenants sont obnubilés par la performance des unités
d’affaires, elles-mêmes préoccupées par les résultats des couples produit/marché. À long
terme, cette approche semble peu viable, puisqu’il y a une limite à rivaliser sur les bas
prix et le niveau de qualité (d’autant plus qu’il s’agit de stratégies facilement imitables
par la compétition, et qui ne permettent pas à l’entreprise de fondamentalement
différencier son offre de produits ou services), alors que les compétences
organisationnelles distinctives, souvent développées de manière inattendue ou
collatérale, peuvent devenir « sources of differential advantage », comme l’explicitent
ci-après Prahalad et Hamel (1990 : 81-82) :
Core competencies are the collective learning in the organisation,
especially how to coordinate diverse production skills and integrate
multiple streams of technologies. (…) If core competence is about
harmonizing streams of technology, it is also about the organization of
work and the delivery of value. (…) Unlike physical assets, competencies
do not deteriorate as they are applied and shared. They grow.
La question que suscite cette affirmation, et qui semble intuitivement aller de soi, c’est
« pourquoi et comment? »! Pourquoi ces compétences s’enrichissent-elles et comment se
développent-elles? Prahalad et Hamel demeurent très évasifs sur ce point, même s’ils
mentionnent au passage le besoin de bien communiquer aux employés l’« architecture
stratégique » choisie pour le développement des compétences à travers l’entreprise, de
réorganisation pour favoriser l’intégration et le « développement interne des nouvelles
compétences » (traduction libre, p. 88), etc. Mais rien de vraiment concret… sauf ceci :
Prahalad et Hamel considèrent que ce sont des individus à haut potentiel de rendement
organisationnelle, à moins que le contexte ne prête pas à confusion. Dans ce mémoire, nous utiliserons
l’expression « compétence organisationnelle distinctive », sauf indication contraire.
41
qui, seuls, incarnent les « core competence ». Selon eux, ce principe devrait idéalement
se refléter dans les actions stratégiques d’une entreprise (Prahalad et Hamel, 1990 : 90) :
SBUs [Strategic Business Units] are entitled to the services of individual
employees so long as SBU management can demonstrate that the
opportunity it is pursuing yields the highest possible pay-off on the
investment in their skills. This message is further underlined if each year
in the strategic planning or budgeting process, unit managers must justify
their hold on the people who carry the company’s core competencies.
Puisque ces auteurs abordent le sujet du point de vue économique et d’une dynamique25
« macro » organisationnelle, leur argument peut avoir du sens et paraître conséquent,
quoiqu’on soit en droit de se demander pour quelles raisons, logique et affective, les
autres individus travaillant à divers niveaux de l’entreprise pourraient désirer participer
au succès de celle-ci avec force vigueur, alors que toute la reconnaissance est dirigée
vers les « superstars ». Appuyé par Barnard qui désigne le fonctionnement d’une
organisation en décrivant un « système coopératif », à la réalisation duquel la
contribution de chaque employé compte, Selznick ne tarde pas à faire entendre sa voix
d’outre-tombe (Selznick, 1957 : 8) :
An organization is a group of living human beings. The formal or official
design for living never completely accounts for what the participants do.
It is always supplemented by what is called the “informal structure”,
[within which fuller and more spontaneous human behaviour takes place,
and] which arises as the individual brings into play is own personality,
his special problems and interests. Formal relations co-ordinate roles or
specialized activities, not persons. Rules apply to foremen and machinists,
to clerks, sergeants, and vice-presidents, yet no durable organization is
able to hold human experience to these formally defined roles. In actual
practice, men tend to interact as many-faceted persons, adjusting to the
daily round in ways that spill over the neat boundaries set by their
assigned roles.
The formal, technical system is therefore never more than a part of the
living enterprise we deal with in action. The persons and groups who
make it up are not content to be treated as manipulable or expandable. As
human beings and not mere tools they have their own needs for self25
Malgré la méprise potentielle qui se profile ici, il ne faudrait pas faire l’erreur d’associer les individus
que Prahalad et Hamel appellent les « competencies carriers » à une approche théorique
« constructionniste », laquelle considère l’importance des dynamiques « micro » de tous les employés
interagissant entre eux dans l’entreprise, formellement ou non.
42
protection and self-fulfillment – needs that may either sustain the formal
system or undermine it. These human relations are a great reservoir of
energy. They may be directed in constructive ways toward desired ends or
they may become recalcitrant sources of frustration.
Le caractère fortuit qui marque le développement des compétences-clés selon Prahalad
et Hamel semble donc peu réaliste si d’une part le management considère que c’est le
lots de certains élus seulement, et d’autre part s’il traite ses employés comme de la
matière qu’on peut utiliser n’importe où et n’importe quand, sauf si on a l’étoffe d’un
core competence bearer. Ce style de gestion, où seuls les très performants ont accès aux
projets les plus stimulants, aux défis les plus gratifiants (en termes de récompense de
toute nature), risque de provoquer un sentiment d’injustice et de créer plus de scission à
l’interne, que de cohésion sociale et de coopération… Et même l’employé « spécial »
qui, on le suppose, accepte d’être utilisé au gré de la stratégie d’affaires sans protester,
pourrait éventuellement se sentir brimé par une machine organisationnelle froide qui ne
peut souffrir de respecter les besoins/intérêts de chacun, ou s’il devait abdiquer le droit
de faire ses choix de carrière, etc. En effet, si l’on suit le cheminement des auteurs,
l’employé faisant partie de l’éventail des ressources et avantages dont disposent les
entreprises, tout comme le capital, représente un « stock of skills the [Western
companies] possess » (Prahalad et Hamel, 1990 : 87), sujet à la relocalisation en raison
d’une réallocation ou d’un redéploiement. Mais les dirigeants y gagnent-t-ils vraiment à
ne considérer que l’entreprise comme unité d’analyse, en présumant de la réponse
comportementale des employés aux choix stratégiques organisationnels?
En ce sens, Selznick objecterait sans doute que Prahalad et Hamel n’envisagent qu’une
facette de l’entreprise, le « technical administrative/organization management », lequel
ne peut pas procurer un avantage concurrentiel en soi. Il y a plus à comprendre dans
cette dynamique comme l’explique Selznick (1957 : 5-6) :
The term “organization” suggests a certain bareness, a lean, nononsense system of consciously co-ordinated activities. It refers to an
expandable tool [en italique dans le texte], a rational instrument engineered
to do a job. An “institution”, on the other hand, is more nearly a natural
product of social needs and pressures–a responsive, adaptative organism.
(…) While an extreme case may closely approach either an “ideal”
43
organization or an “ideal” institution, most living associations (…) are
complex mixtures of both designed and responsive behavior.
Il faut regarder au-delà de l’organisation qui est plus qu’une « combinaison taylorisée
d’éléments uniformes » (traduction libre de Selznick, 1957 : 138) : c’est une structure
unique. L’institution est donc une organisation transformée en « social organism » par le
leader institutionnel, dont le rôle est d’assurer son « institutional integrity ». Mais
d’abord, sa tâche cruciale est de mailler la mission (plus généralement ou
conceptuellement identifiée par Selznick sous le terme « purpose ») et la structure
sociale de l’entreprise (qui émerge des « commitments » et incidemment des « internal
capabilities »), procurant ainsi une personnalité propre à l’organisation : c’est ce que
Selznick appelle le processus d’institutionnalisation. C’est ainsi que, de par son identité,
i.e. son « intégration sociale » particulière, l’institution jouit de l’unicité, constituant
l’essence même de sa compétence distinctive, avec le potentiel de soutenir la création de
valeur à long terme (inimitabilité), parce que l’être humain peut se renouveler et évoluer
si le dirigeant assume bien ses fonctions de leader institutionnel. « The term
“institution”, “organization character”, and “distinctive competence” all refer to the
same basic process –the transformation of an engineered, technical arrangements of
building blocks into a social organism. » (Selznick, 1957 :139).
Bien sûr, d’autres chercheurs et praticiens procèdent du même point de vue que Prahalad
et Hamel. Pour ne mentionner que ceux-là, Coyne, Hall et Gorman-Clifford proposent
entre autres dans leur article de clarifier pour les praticiens ce qu’est une compétence-clé
(1997 : 43) : « A core competence is a combination of complementary skills and
knowledge bases embedded in a group or team that results in the ability to execute one
or more critical processes to a world-class standard. » Pour ces auteurs, l’idée que
l’identité organisationnelle puisse avoir un quelconque impact sur la formation des
avantages concurrentiels ne semble tout simplement pas recevable; malheureusement, ils
semblent avoir été incapables d’expliquer la raison de leur conviction à cet effet, à moins
qu’ils n’aient tout simplement pas jugé bon de s’étendre sur une subtilité qui demande
aux cartésiens de faire abstraction de leur principal schème de pensée « binaire » et de
s’ouvrir à la possibilité d’une réalité qu’on ne peut saisir ni modéliser intégralement…
44
d’où l’avantage concurrentiel inimitable que représente l’identité! Comme Selznick le
soulève en d’autres mots dans Leadership in Administration, l’argument économique
n’est pas suffisant à expliquer ce phénomène et renchérit avec l’exemple suivant : il ne
nous viendrait pas à l’idée de s’imaginer une société complètement acculturée, sans
identité partagée (à tout le moins celle née de son histoire), ni principes intégrateurs
(langue et valeurs communes, etc.), mais tout de même compétente dans ses fonctions
collectives (cohésion) et individuelles (satisfaction des besoins de base). Pourquoi alors
peut-on s’imaginer une telle réalité dans une entreprise, qui ne peut exister sans créer
son monde interne propre se modulant au fil du temps, des arrivées et des départs, qui
fonctionnerait sans règles ni conventions, ou encore qui n’autoriserait aucun amalgame
entre structure formelle et informelle, etc. Mooney (2007) tente aussi de faire le point
sur la signification d’une « compétence-clé », mais le fait en comparant et démêlant les
définitions de trois concepts, trop souvent, et à tort, utilisés de manière interchangeable :
« core competence », « distinctive competence », « competitive advantage ». Quoique
d’abord très enthousiasmée d’avoir trouvé un auteur essayant de déblayer un consensus
autour de notions centrales en gestion, j’ai finalement été déçue par le résultat. En fait,
que Mooney fasse le choix d’ignorer la dimension « identité » (et se contente d’effleurer
le concept d’ambiguïté causale), c’est une chose, mais en travestissant subtilement la
pensée de Selznick pour étoffer son argument, il me semble qu’elle induit en erreur ses
lecteurs… Ainsi, elle cite Selznick très brièvement pour définir la « compétence
distinctive » comme elle l’entend, i.e. uniquement en regard du fait « distinctif » que le
marché, les compétiteurs ou n’importe quel individu « outsider » lui reconnaissent; mais
ce faisant elle évacue une grande part du message, et sans doute la plus importante : ce
qui rend l’organisation distinctivement compétente, ce n’est pas la perception à
l’externe, c’est sa compétence à travailler ensemble à l’interne de manière unique et
difficilement imitable, bref, c’est son identité institutionnelle qui fournit son avantage
compétitif… Mais elle persiste et signe – peut-être aussi est-ce moi qui interprète mal
Selznick – en affirmant qu’une compétence distinctive doit être constatable par le
consommateur. À mon sens, elle se contredit : ce que le consommateur observe, c’est le
résultat, pas le processus, sinon le concept même d’avantage concurrentiel n’existerait
pas! Prenons l’exemple de Dell : l’entreprise vend en ligne des ordinateurs personnalisés
45
très fiables, livrés n’importe où dans le monde en peu de temps, et ce, à des prix plus que
compétitifs. Ce que le consommateur voit ou observe, ce n’est pas la compétence
distinctive per se, c’est le fruit de cette compétence particulière. D’ailleurs, bien des
analystes et chercheurs ont tenté de disséquer la « chaîne de valeur » chez Dell, des cas
ayant même été écrits sur les origines de l’entreprise pour mieux la reproduire, mais
toujours sans succès. On ne peut pas reproduire une identité organisationnelle ancrée
dans l’histoire de l’entreprise, la personnalité du ou des fondateurs, des dirigeants, des
choix des critères à l’embauche, des structures informelles nées de la dynamique des
processus de production, etc. Les facteurs tangibles et intangibles qui s’amalgament sont
très nombreux, rarement les mêmes pour chaque entreprise, et dont le mouvement
d’ensemble ne peut jamais être identiquement reconstitué.
Le comportement linguistique implique que « tout individu qui parle une langue ou la
comprend est capable de produire ou de recevoir un nombre infini de phrases distinctes
dont la plupart sont des énoncés absolument inédits; autrement dit, une langue est
quelque chose que créent les individus qui la parlent » (Rivière et Danchin, 1971 : 8182). De manière métaphorique, ce « comportement linguistique » illustre l’équilibre que
Selznick propose entre l’identité unique de l’institution et le management administratif
nécessaire à son organisation. En effet, Chomsky considère les deux composantes
suivantes pour expliquer le phénomène du comportement linguistique : d’une part, il y a
la « compétence linguistique », i.e. un système de production de la langue partagé
implicitement et intuitivement par les individus d’une même société, et d’autre part, il y
a la performance explicite à laquelle on assiste quand quelqu’un parle (Rivière et
Danchin, 1971 : 81-82). Tout comme Selznick ne peut se résoudre à concevoir
l’organisation performante et compétente comme une boîte de procédures rigides et
immuables, Chomsky « attaque fortement la tendance de la pensée à considérer la
langue non comme un processus mais comme un système clos et statique en quelque
sorte établi une fois pour toutes » (Rivière et Danchin, 1971 : 84).
Bref, malgré les risques de mésinterprétation que pose la généralisation quasi inévitable
suite à la recension de tant d’écrits concernant les compétences, l’exercice ne semble pas
46
vain si on utilise les résultats de manière éclairée, conscients de la réalité, et non pas en
les appliquant comme une recette magique. À cet effet, Thompson et Richardson (1996,
cités par Thompson, 1998 : 219) nous rappellent que :
(…) a strategically effective organisation, driven by an able and aware
strategic leader, is able to determine just which strategic competencies
(from a set of generic competencies) are most important for that
organisation’s competitive and strategic success.
Dans le passage qui suit, Ghoshal et Bartlett (1999 : 178) confirment aussi l’importance
pour la direction générale et le dirigeant de mettre tout en œuvre pour favoriser
l’émergence et la génération des compétences organisationnelles distinctives :
Creating the right behavioral context is the most basic requirement in
building and managing a company that stimulates people to take
initiative, to collaborate, and to develop the confidence and commitment
to continually renew themselves and the organization.
Les « quoi » ayant été définis du mieux possible, tentons à présent d’établir « comment »
le dirigeant amène son organisation à devenir stratégiquement compétente : c’est ce à
quoi cherche à contribuer mon mémoire.
Toutefois, avant de passer au chapitre suivant, je me dois de rétablir les attentes que
l’étendue et l’ampleur de cette revue de littérature auraient pu susciter en ce qui
concerne l’élaboration de la recherche produite dans le cadre de ce mémoire. Plutôt que
de réduire le volume de la revue en choisissant de présenter moins de concepts et en
discriminant davantage de textes lors de la recension, j’ai pris la décision de montrer la
complexité du thème principal de ma recherche : les compétences. Même si seulement
une partie des notions seront mobilisées dans le reste du mémoire, le fait de rendre
compte et d’expliciter de multiples approches, définitions et significations appuie
l’importance de bien camper ma démarche de recherche et, par conséquent, de faciliter
la compréhension de ma problématique de recherche exposée dans le prochain chapitre.
2. La démarche de recherche
To try and fail is at least to learn; to fail to try is to suffer
the inestimable loss of what might have been.
- Chester Barnard
La présente recherche étant construite autour de l’étude de deux cas59, il importe
d’expliquer ici l’impact que le choix de cette approche a eu sur ma démarche de
recherche et sur le développement du cadre conceptuel, surtout considérant que cette
méthode, quoiqu’inductive, infère souvent une collecte de données théoriquement
structurée et orientée. Même si c’est dans le chapitre sur la méthodologie que seront
abordés de manière approfondie le pourquoi et le comment de la méthode d’étude de
cas, quelques indications devront être introduites dès à présent compte tenu de
l’influence sur la démarche de recherche de l’approche par étude de cas.
Les prochaines pages expliquent les étapes ayant mené à la mise en réserve du cadre
conceptuel choisi initialement lors de l’élaboration de la grille d’entrevue, puis laissé de
côté dans le but de favoriser les découvertes au cours des entretiens avec les dirigeants
ayant participé au projet. À cet égard, Eisenhardt et Graebner (2007 : 25) rappellent dans
un article sur la recherche par l’étude de cas que « the theory is emergent in the sense
that it is situated in and developed by recognizing patterns of relationships among
constructs within and across cases and their underlying logical arguments ». C’est donc
ainsi que l’abstraction faite du cadre conceptuel dès les débuts de la toute première
entrevue du processus de collecte de données a permis d’éviter de contraindre cette
collecte en suscitant plus de spontanéité chez les dirigeants rencontrés. Plus tard dans la
démarche de recherche, l’approche méthodologique ainsi choisie a aussi permis de
dégager la structure des résultats non pas en fonction d’un postulat de base, mais en
fonction de la substance et des matériaux extraits des discours recueillis.
59
Comme je l’ai mentionné en introduction, en raison de contraintes de temps, seulement deux cas ont été
rédigés, soient ceux sur MM. Béland et Marin. Par contre, trois dirigeants ont généreusement accepté de
participer à la présente recherche, MM. Claude Béland, Pierre Marin et Louis L. Roquet, donnant ainsi
lieu à trois entrevues fort enrichissantes. Quoique le cas sur M. Roquet n’ait pas vu le jour, je tiens à le
remercier chaleureusement de m’avoir accordé un entretien, parce que le temps passé en sa compagnie
m’a été fort bénéfique pour consolider l’analyse préliminaire dégagée des entrevues réalisées auprès des
deux autres dirigeants.
48
Par ailleurs, précisons que l’aspect théorique n’est pas pour autant évacué du projet de
recherche présenté ici; en plus de la revue de la littérature en management et en stratégie
présentée au chapitre précédent pour aiguiller la recherche et en préciser les paramètres,
certaines théories ou typologies interviendront dans le chapitre dédié à l’analyse des
données dégagées des cas. En outre, la théorie à l’origine du postulat de base décrit dans
le présent chapitre, loin d’avoir été abandonnée, servira plutôt à encadrer l’interprétation
des résultats et à formuler les conclusions qui se profileront à la lecture de ceux-ci.
2.1 Cadre conceptuel et postulat de base
2.1.1 Question de recherche de départ et formulation du postulat de base
D’abord, rappelons la question de recherche définie au tout début du projet : « Dans les
organisations atypiques60 telles que les coopératives œuvrant dans le secteur financier,
quelles sont les compétences de la direction générale qui génèrent des compétences
organisationnelles distinctives, i.e. créant un ou des avantages concurrentiels? » À la
formulation de cette question de recherche succéda une phase de réflexion sur la
composition de la grille d’entrevue au cours de laquelle il fut convenu de formuler un
postulat de départ s’inspirant des travaux de Henry Mintzberg sur les rôles du dirigeant
contenus dans The nature of managerial work, paru pour la première fois en 1973. Dans
cette publication, Mintzberg identifie dix rôles qu’un dirigeant, un cadre ou un manager
doit assumer dans l’exercice de ses fonctions. De plus, il y classe ces rôles dans les trois
catégories que voici : les rôles interpersonnels (aussi dits relationnels), les rôles
informationnels et les rôles décisionnels. Les dix rôles, classés dans lesdites catégories,
sont les suivants : rôles interpersonnels 1- rôle de figure de proue/rôle de symbole, 2rôle de meneur d’hommes/rôle de leader, 3- rôle d’agent de liaison, rôles
informationnels 4- rôle d’observateur actif/rôle de pilote, 5- rôle d’informateur et de
diffuseur, 6- rôle de porte-parole, rôles décisionnels 7- rôle d’entrepreneur, 8- rôle
60
Les organisations atypiques dont il est question dans cette recherche appartiennent au tiers secteur,
c’est-à-dire qu’elles véhiculent des valeurs de l’économie sociale mais peuvent avoir des statuts juridiques
différents (coopératives, mutuelles, associations, fondations).
49
d’arbitre, 9- rôle de financier, 10- rôle de négociateur61. Le postulat s’énonçait donc
ainsi : « Les organisations dites atypiques et fortement différenciées dans leur secteur
d’activités bénéficient ou ont bénéficié d’une direction générale aux compétences clés
stratégiques axées sur les rôles interpersonnels/relationnels62. »
2.1.2 Justification du choix du postulat en début de recherche
Deux raisons ont motivé la formulation de ce postulat. En premier lieu, et de manière
plus globale, ce postulat nous permettait de cerner le concept autour duquel s’articule
l’intérêt principal de cette recherche, soient les compétences [concept aux significations
et utilisations les plus diverses tel que constaté dans le chapitre précédent]; qualifier
d’emblée les compétences stratégiques requises dans le travail de la direction générale
faciliterait, ai-je pensé, la collecte de données en entrevue. En effet, ces rôles du
dirigeant qu’identifie et définit Mintzberg fournissaient un point de départ pour
concevoir plus concrètement la problématique abordée par notre projet de recherche et
en couvraient les principaux thèmes. En outre, d’autres chercheurs se sont penchés sur la
prédominance des compétences relationnelles en stratégie d’affaires et la littérature se
développe de plus en plus autour de ce pôle (Persais, 2004; Durand 2006).
En second lieu, en mettant l’accent sur les rôles relationnels je tentais avec ma directrice
de mémoire, Mme Marie-Claire Malo, de confirmer ou d’infirmer notre évaluation à la
fois intuitive, parce qu’émanant de nos connaissances expérientielles63, et raisonnée
parce qu’appuyée par nos connaissances factuelles de la réalité organisationnelle interne
et de l’environnement externe complexe avec lesquels les dirigeants de ce type
d’organisations doivent généralement composer. La réalité d’affaires particulière des
organisations que nous envisagions d’approcher (par exemple le Fondaction CSN, le
Fonds de Solidarité FTQ, les COOP HEC et UQÀM, diverses composantes du
61
[Informations tirées des notes de lectures de Marie-Claude Rabeau, candidate au doctorat en
management et chargée de cours à HEC Montréal, 2004.]
62
L’utilisation du qualificatif relationnel prime dans le reste du mémoire lorsqu'
est abordée la question de
cette catégorie de rôles en particulier.
63
Mme Marie-Claire Malo a consacré au cours de sa longue carrière de chercheure universitaire, des
travaux à l’étude des enjeux de gestion des coopératives, et mentionnons aussi ses implications auprès de
ce type d’organisation dans la société civile. Sophie Choquet-Girard a pour sa part travaillé en
collaboration avec une coopérative de services financiers dans le cadre de ses fonctions dans un OBNL.
50
Mouvement Desjardins, etc.) a singulièrement influencé le postulat de base retenu à ce
stade de la recherche et selon lequel ces institutions64, qui peuvent être décrites comme
atypiques et fortement différenciées dans leur secteur d’activités, bénéficient ou ont
bénéficié d’une direction générale aux compétences clés axées sur le rôle relationnel. Ce
deuxième argument se doit d’être élaboré.
Comme l’illustre clairement la figure ci-dessus développée par Malo en 2001 (Côté et
al., 2008 : 288), la direction générale occupe une position centrale dans les relations
entre les différents meneurs d’enjeux internes et externes, et joue un rôle primordial
« d’interface » entre les acteurs de la gouvernance et ceux de la gestion. De plus, les
organisations du tiers secteur (dont font partie les organisations atypiques de l’économie
sociale visées dans cette recherche) doivent, pour naître et croître, développer des liens
64
Philip Selznick, dans Leadership in Administration (1957), fait une distinction entre organisation et
institution dont l’importance sera explicitée dans les prochains paragraphes.
51
et entretenir des relations avec l’État, et ce, de manière beaucoup plus étroite qu’une
entreprise privée compte tenu des besoins en financement et subventions, des statuts
légaux à définir et obtenir, du partenariat nécessaire dans la redistribution de la richesse,
des mesures fiscales incitatives, etc. Cette nécessité de rapprochement et de
collaboration se développe en une forme de coopération avec la société civile, de
laquelle ces organisations émanent le plus souvent. C’est ce que Malo, Camus et
Audebrand (2007), dans leur modèle de développement à trois pôles (État, société civile
et marché), appellent le « lien de réciprocité », lequel constitue l’essence même de la
mission de ces organisations appartenant à la « sphère solidaire » (comparativement aux
sphères marchande et étatique, aussi définies par Malo, Camus et Audebrand, 2007).
Mais il ne faudrait pas oublier les relations avec le marché, que les organisations se
réclamant de l’économie sociale tentent de contrebalancer par leurs actions. D’ailleurs,
Malo et Vézina (2003 : 14) abordent cet enjeu dans leur définition du mode de
gouvernance « missionnaire » :
La coopérative et l’association d’économie sociale sont des initiatives de
la société civile, des micro-utopies ouvertes [en italique dans le texte]
faisant jouer la réciprocité en même temps qu’elles insèrent leur
entreprise dans le marché ou leur association dans un rapport partenarial
avec l’État (Malo, 2000). Lorsque le projet mobilisateur est seulement un
projet d’entreprise, sans projet de société, quand il n’y a pas d’utopie
mobilisatrice, la gouvernance de l’organisation est en harmonie avec les
valeurs et normes de l’idéologie dominante (marché, État); à l’inverse,
quand le projet d’entreprise renouvelée s’inscrit dans un projet de
nouvelle société (utopie d’un monde meilleur) alors la gouvernance est
dans un rapport d’alternative à l’idéologie en place.
Il n’en demeure pas moins que ces organisations atypiques ne peuvent ignorer les règles
dominantes du marché et espérer quelque transformation sociale que ce soit en
demeurant à l’extérieur du ring. Elles opèrent donc dans le marché et, ce faisant, doivent
établir des relations avec les différents acteurs et les principaux meneurs d’enjeux; les
rôles relationnels assumés par la direction dans le monde externe demeurent de ce fait
fondamentaux pour assurer un positionnement stratégique de l’organisation face à la
concurrence. Toutefois, les rôles relationnels que la direction joue auprès de sa propre
52
organisation apparaissent davantage comme la pierre d’assise de l’avantage compétitif65
susceptible d’être généré collectivement. Cet avantage devient incidemment inimitable
parce que propre à l’identité unique de cette organisation : il y a émergence de
compétences organisationnelles distinctives.
Bref, ces constats nous ont amenées à juger plausible une démarche de recherche érigée
sur un postulat statuant que ces organisations atypiques arrivent à survivre et aussi à
prospérer dans un contexte d’affaires qui ne les avantage pas – leurs objectifs
stratégiques devant réconcilier d’un côté une mission soucieuse du bien-être commun
campée sur des valeurs de justice sociale, et de l’autre côté les exigences souvent
aveugles de rendement ou de profitabilité inhérentes à l’économie de marché – lorsque
la direction générale possède et sait mobiliser des compétences-clés dans l’exercice de
ses rôles relationnels, et les utilise comme levier pour générer des compétences
organisationnelles distinctives non reproductibles.
Pour enrichir la réflexion précédemment exposée, mentionnons l’importance de
l’utilisation du terme institution, plutôt qu’organisation, dans le reste de ce document, et
ce, compte tenu des principaux thèmes faisant l’objet de cette recherche. Cette
distinction introduite par Philip Selznick dans Leadership in Administration (1957 : 5)
s’énonce comme suit : « the term organization (…) refers to an expandable tool [en
italique dans le texte], a rational instrument engineered to do a job [and] an
“institution”, on the other hand, is more nearly a natural product of social needs and
pressures–a responsive, adaptative organism ». Pour Selznick, tout comme dans le
présent texte, les deux significations ne sont pas mutuellement exclusives; au contraire,
ce sont des points de vue complémentaires utilisés pour définir cette structure sociale
qu’est l’entreprise (qu’elle soit privée, publique, communautaire, coopérative, ou autre).
Dans le cadre de cette recherche, l’intérêt de la précision apportée ici est double. D’une
part, Philip Selznick associe le passage d’organisation à institution au développement de
65
La notion d’avantage compétitif (aussi appelé avantage concurrentiel dans la littérature de gestion) n’est
pas explorée ni définie dans ce mémoire. La présente recherche s’est déroulée en considérant cet avantage
compétitif comme créateur de valeur pour l’organisation, les résultats variant en fonction de sa mission et
de ses objectifs.
53
son caractère (traduction libre du terme « character » utilisé par Selznick, qui pourrait
aussi référer à la personnalité ou l’identité collectivement et historiquement construite au
sein de l’organisation, cette dernière étant plutôt définie par sa structure formelle) qu’il
définit entre autres comme « an emergent institutional pattern that decisively affects the
competence of an organization ». Selznick (1957 : 42, 47, 54) l’aborde comme un
avantage concurrentiel inimitable parce qu’intangible et non reproductible : « character
as distinctive competence (…) built into the organization ». Corollairement, on assiste à
« the emergence of special capabilities66 and limitations as institutionalization
proceeds » (Selznick, 1957 : 49). Quelque cinquante ans plus tard, Le Boterf (2006 : 2930), qui s’intéresse à la construction de compétences collectives, poussera cette notion
un peu plus loin, mais l’esprit du propos de Selznick demeure toujours aussi vivant, dans
l’extrait suivant et dans plusieurs autres :
C’est l’originalité de la combinaison des actifs tangibles et intangibles qui
crée et protège l’avantage compétitif durable. Cette combinatoire est en
effet « tacite », invisible et peut donc difficilement être imitée ou acquise.
Elle résulte de l’histoire de la firme, d’un long apprentissage collectif.
(…) Le savoir organisationnel diffère de la somme des savoirs
individuels.
Ceci nous mène à l’autre point d’intérêt qui ressort de l’ouvrage de Selznick et doit être
considéré parce qu’il est à l’origine du « organizational character » : le « leadership
institutionnel ». Selznick en fait l’apologie, et pour cause, car le leader institutionnel agit
à titre de catalyseur du caractère et de moteur de génération des compétences
organisationnelles distinctives. Peter Drucker disait que « la raison d’être d’une
organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires »;
Selznick ajouterait sans doute « et celle du leadership institutionnel, de leur permettre de
les faire de manière unique ». « Leadership goes beyond efficiency when it sets the basic
mission of the organization and when it creates a social organism capable of fulfilling
that mission (…) [by] fashioning a distinctive way of thinking or acting. » (Selznick,
1957 : 136-137) Ces notions sur les liens entre leadership et compétences
organisationnelles distinctives seront de nouveau mises à contribution et élaborées dans
66
Comme vu dans le chapitre précédent, les « capabilities » résultent de la combinaison des actifs
tangibles et intangibles au sein d’une organisation, et peuvent devenir une compétence organisationnelle
distinctive selon le contexte d’affaires, les besoins du marché… et les compétences de la direction!
54
le chapitre sur l’analyse des données. Néanmoins, même réduites à leur plus simple
expression, elles viennent boucler la boucle des apports théoriques initiaux. En effet, le
leadership institutionnel dont parle Selznick constitue un rôle que doit assumer la
direction générale pour faire évoluer son organisation et la mener vers l’atteinte de ses
objectifs stratégiques en soutenant la création de valeur à long terme. Générer de la
synergie entre les échanges formels et informels, mobiliser des individus autour d’une
mission et personnifier les valeurs qui y sont véhiculées, créer un corps social cohérent
et maintenir sa cohésion, etc. : toutes ces responsabilités relèvent indubitablement de la
catégorie des rôles relationnels / interpersonnels définis par Mintzberg.
Enfin, et pour compléter cette section, il importe d’apporter la précision suivante : il est
apparu impératif, et ce, assez rapidement dans la démarche de recherche, de concentrer
les efforts auprès d’organisations adhérant à une idéologie commune, ou partageant les
mêmes mission et vision, voire plus homogènes en termes d’activités ou oeuvrant dans
le même segment de marché. Le choix s’est arrêté sur le Mouvement Desjardins, un
terrain idéal puisqu’il offrait la possibilité d’une étude à différents niveaux
organisationnels, avec une histoire et une culture partagées, mais des couleurs locales.
Mentionnons à cet effet que les coopératives oeuvrant dans le secteur des services
financiers, comme le font les différentes institutions constituant le Mouvement
Desjardins, se doivent de réconcilier les valeurs de coopération qui se veulent
différenciatrices pour les membres (où les vertus de la démocratie et de la justice sociale
croisent le fer avec les besoins de rendement et de performance), avec la logique de
marché presque purement soutenue par la quête d’une profitabilité débridée, ainsi
qu’avec un environnement réglementaire propre à leur statut (plus contraignant parce
qu’il s’ajoute aux lois en vigueur dans son secteur d’activités). Les dirigeants se doivent
donc d’entretenir des liens avec divers acteurs et meneurs d’enjeux de la société aux
niveaux économique, politique, communautaire, en région, dans les villes, etc., en plus
de recruter et de mener (dans le sens de « to lead ») une force de travail, non seulement
compétente, mais aussi sensible à ces valeurs « sociales » et aux intérêts des membres,
quelle que soit leur richesse. Ainsi, malgré la concentration de la recherche sur un terrain
plus restreint, la réalité particulière qu’on y retrouve, très différente de celle des banques
55
à charte et aussi bien plus complexe, correspondait toujours au postulat de base
suggérant la prépondérance des compétences de la direction générale liées aux rôles
relationnels pour générer des compétences organisationnelles distinctives.
Alors, puisque tout ça se tient assez bien et que ça permet de mieux comprendre la
démarche de la recherche, pourquoi avoir mis de côté le postulat et le cadre conceptuel
qu’il proposait?
2.1.3 S’abstraire du cadre théorique… in situ!
Pourquoi? Là est la question et ici se trouve la réponse! C’est le 10 octobre 2007, date de
ma première rencontre avec un dirigeant qui avait accepté de participer à mon projet de
recherche, que la réalité m’a bêtement repêchée des méandres conceptuels où j’errais
depuis que je planchais sur ma grille d’entrevue. En quelques minutes, ce grand détour
détaillé dans les pages ci-dessus, et qui m’avait amenée à développer un schéma mental
où classer les commentaire de mon interviewé, s’est transformé en un carcan qui
menaçait à tout moment de faire échouer ma première collecte de données.
Mentionnons que lors de l’élaboration de la grille d’entrevue, il est apparu d’emblée
évident que le cadre conceptuel devait rester le plus effacé possible pour éviter que des
questions très ou trop balisées ne contraignent la spontanéité à répondre des dirigeants
interviewés, voire qu’ils « adaptent » leurs réflexions et leur discours aux concepts
présentés dans les questions ou sous-jacents à celles-ci. C’est ainsi que la première
version de la grille d’entrevue en fut réduite à sa plus simple expression, proposant des
questions courtes laissant le plus de place possible au dirigeant, lesquelles portaient sur
son parcours professionnel, sur l’organisation dirigée et l’évolution de son
positionnement stratégique, sur le travail de direction, puis sur l’identification des
compétences organisationnelles générées par la mobilisation de ses propres
compétences. La dernière question du questionnaire demeurait facultative et y figurait au
cas où l’entrevue n’aurait pas permis de confirmer ou d’infirmer le postulat de base.
Malgré ces précautions, cette première entrevue fut révélatrice des contraintes
56
improductives qu’imposait le postulat, et j’ai dû m’adapter en cours d’entretien pour ne
pas couper l’inspiration du dirigeant en le ramenant constamment sur cet aspect
(l’importance ou non du rôle relationnel). En effet, il est apparu très clairement lors de
cet entretien que le postulat défini pour « encadrer » l’entrevue restreignait
considérablement la spontanéité, la liberté de discours du dirigeant, et ainsi diminuait la
qualité des informations recueillies… Le dirigeant tentait de faire entrer ses réponses
dans mes petites cases et de me livrer son expérience en tentant de se conformer au sujet.
Dès le début de l’entrevue, alors que j’exposais les tenants et aboutissants de la
recherche, j’ai constaté que le dirigeant essayait de saisir mon propos académique,
quoique livré de manière la moins hermétique possible, pour faire le lien avec sa réalité
de dirigeant et me servir une réponse qu’il espérait satisfaisante. J’utilisais d’ailleurs la
figure ci-dessous (Malo, Audebrand, Camus, 2008 : 87) pour tenter d’expliquer la
conception que je me faisais du rôle de la direction générale, en précisant que
j’imaginais celle-ci au cœur stratégique de ce modèle, i.e. au carrefour de toutes les
influences, de tous les liens à alimenter et coordonner, par l’information, la décision et
les relations…
57
J’ai bien eu l’impression de créer plus de confusion que de clarté dans l’esprit de mon
interlocuteur, même si je lui avais expliqué qu’il ne s’agissait que d’un point de départ à
ma réflexion. Je me suis vite rendue compte de mon faux pas : le dirigeant devant moi
n’était pas là pour interpréter ma compréhension des rôles de la direction générale ni
comment je l’avais échafaudée. En fait, il n’avait surtout pas besoin de le savoir et d’en
être préoccupé dans ses réponses.
Après quelques minutes de cette dynamique, alors qu’en jeune chercheure enthousiaste
je m’affairais mentalement à « tester » ses réponses pour savoir si elles cadraient avec
mon postulat et analyser son discours au lieu de me concentrer sur mon interlocuteur, je
me suis servie de mon expérience de consultante en gestion pour prendre du recul in
situ, réaliser que ce régime était en train d’étouffer le récit… et réussir à changer mon
approche. D’abord, il me fallait écouter! Écouter pour diriger subtilement l’entrevue, et
58
laisser le dirigeant se raconter librement; arrêter d’analyser en direct ses propos avec le
postulat de recherche en filigrane dans ma tête. A posteriori, j’ai compris que ma
décision instinctive et salutaire de m’abstraire de la rigidité théorique du postulat en
cours d’entretien pour recentrer la discussion sur les grands thèmes de ma recherche
n’avait rien d’hérétique face aux sciences de la gestion. Je n’ai pas abandonné le cadre
conceptuel; j’ai compris qu’il interviendrait à une étape ultérieure du mémoire. C’est
ainsi qu’en interpellant l’interviewé plus généralement sur son travail de direction, sur
l’évolution de l’organisation dirigée puis, en fin d’entrevue, en abordant plus
directement l’idée de compétences organisationnelles, en lui demandant des précisions
ou plus de détails avec seulement quelques mots-clés, l’entrevue se révéla être un
succès!
Suite à cette expérience, la grille d’entrevue a été révisée, non pas sur le fond mais sur la
forme, plus allégée et ouverte. Devenu une contrainte dans la collecte de données mais
toujours pertinent dans le cadre de la recherche, le postulat de base formulé en début de
recherche a été mis de côté à cette étape de la recherche. Plutôt que de faire abstraction
du postulat de base, je me suis abstraite temporairement de ce dernier au profit
d’entrevues favorisant plus de liberté dans le discours et encourageant la spontanéité des
dirigeants. Les deux autres entrevues ont d’ailleurs confirmé la pertinence de cette
décision.
2.2 La question de recherche revisitée
2.2.1 Le choix des thèmes à aborder dans le mémoire
Pour terminer ce chapitre, revenons rapidement sur la question de recherche qui a aussi
évolué en cours de route. D’abord, quoique l’organisation atypique (ses définitions, ses
dynamiques, ses réalités, etc.) constitue un propos des plus intéressants, un choix a dû
être fait concernant l’étendue des thèmes à couvrir dans la présente recherche. Aussi, le
choix du terrain de recherche se précisant autour de dirigeants du Mouvement
Desjardins et de ses composantes, la question de départ a été modulée pour recentrer
mes efforts et ma réflexion sur mon intérêt principal, la génération des compétences
59
organisationnelles, en délaissant entre autres le thème des « organisations atypiques ».
Même si ce sujet d’étude est à peine effleuré ci-dessus, il me semblait essentiel d’en
faire mention pour justifier le postulat concernant les compétences clés de la direction
générale axées sur le rôle relationnel et ainsi permettre au lecteur de suivre mon
cheminement vers une démarche substantiellement inductive. Le thème des
organisations atypiques a donc été évacué de la question pour concentrer la recherche
sur le travail de la direction générale et la génération de compétences organisationnelles
distinctives. La question est donc devenue : « Dans les organisations du Mouvement
Desjardins, quelles sont les compétences de la direction générale qui génèrent des
compétences organisationnelles distinctives, i.e. créant un ou des avantages
concurrentiels? ».
D’autres facteurs ont aussi affecté le choix de cette formulation abrégée. Notamment, en
choisissant le Mouvement Desjardins comme terrain de recherche, je m’assurais une
certaine unité dans l’analyse et l’interprétation des résultats, et ça me permettait de situer
la recherche dans un contexte cohérent (diminuant du coup les disparités entre les
environnements d’affaires dans chaque cas). De plus, j’ai opté pour des dirigeants auprès
desquels je pouvais m’introduire directement en raison de références solides ou parce
que je les « connaissais » personnellement, et j’ai eu la chance d’obtenir rapidement une
rencontre avec les premiers candidats que j’ai contactés, lesquels avaient tous œuvré au
sein du Mouvement Desjardins. Le chapitre suivant qui concerne les aspects
méthodologiques de la recherche s’étend plus en détails sur le choix des participants
potentiels et couvre les paramètres de sélection.
2.2.2 L’atelier de recherche : un point tournant
Une autre grande étape de la démarche de recherche s’est produite au cours de l’atelier
de recherche. Ce séminaire rassemble des étudiants qui amorcent le processus de
réflexion et de rédaction du mémoire, et vise à les guider dans cette aventure en leur
offrant les conseils d’un professeur aguerri et les points de vue souvent inspirants,
parfois contrariants, des collègues. Mme Anne Mesny, professeure au service de
l’enseignement du management et en charge du cours à ce moment-là, m’a beaucoup fait
60
progresser dans la définition de mon sujet, et ce, toujours en me posant des questions
dont la perspective m’avait complètement échappée ou que j’avais éludée ne sachant
trop où la faire intervenir.
Le point tournant de ma démarche de recherche s’est donc présenté de lui-même alors
que Mme Mesny remettait en question la pertinence des résultats inhérents à ma
question de recherche, et surtout l’apport de ma recherche au développement du
management. Elle m’interpellait sur le fait que, à sa connaissance, plusieurs articles et
études traitaient déjà des compétences nécessaires à un leader ou un gestionnaire pour
assurer le succès de son entreprise. Piquée au vif et bousculée dans l’explication de mon
sujet, j’ai réalisé en répondant à son argumentation et en justifiant la formulation de ma
question de recherche que je n’avais ni l’intérêt ni l’intention de dresser une liste de
compétences; ce que je cherchais à découvrir, ce n’était pas le QUOI, mais plutôt le
COMMENT!
L’atelier m’ayant permis de reconsidérer ma question de recherche, j’ai repris mes fiches
de lecture et mes synthèses pour constater qu’effectivement beaucoup de liens avaient
déjà été établis entre les qualités/habiletés/compétences d’un leader ou d’une équipe de
direction, et les résultats de leur organisation; mais cet exercice m’a aussi confirmé que
peu a été écrit sur les dynamiques sous-jacentes aux performances organisationnelles de
toute nature. C’est pourquoi mon projet de recherche s’intéresse à ces processus
informels de « génération » de compétences collectives émergeant du travail de la
direction générale, lesquelles compétences procurent à l’organisation un ou des
avantages concurrentiels. La formulation de la question de recherche a évolué et est
devenue : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences
de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives,
i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? » Bien sûr, l’objectif corollaire est
d’établir quelles sont ces compétences de la direction générale qui contribuent à la
génération de compétences organisationnelles distinctives. Cet objectif découle
naturellement du premier parce que les compétences agissent comme catalyseur du
61
processus de génération : elles le déclenchent et permettent sa « mise en œuvre »
informelle.
Le cadre conceptuel ayant été placé en marge de la collecte de données, le présent
chapitre aurait pu se contenter de quelques lignes sur les raisons de ce choix et référer
les lecteurs au chapitre sur l’analyse. Cependant, la réflexion qui supporte cette décision
me semble fournir un éclairage particulier sur la qualité des données recueillies en
entrevue. Favoriser le libre discours et la spontanéité du répondant peut devenir un piège
et demande beaucoup d’attention de la part du chercheur pour obtenir des informations
pertinentes. Mais cette approche se révèle très fertile en découvertes lorsqu’elle est bien
maîtrisée et qu’elle s’inscrit dans une démarche comprise et assimilée par le chercheur.
3. La méthodologie
Si l'
on interroge bien les hommes, en posant bien les questions,
ils découvrent d'
eux-mêmes la vérité sur chaque chose.
-Platon
3.1 La stratégie de recherche
3.1.1 La méthode d’étude de cas
La présente recherche s’articulant autour de l’étude de deux cas, convenons dès à
présent d’une définition de cette méthode. Voici celle que propose Yin, chercheur
reconnu pour ses études relatives à la « case study research », rendues dans des écrits
magnifiquement vulgarisés si l’on considère l’aridité du sujet (2003 :13) :
« an empirical inquiry that
•
•
investigates a contemporary phenomenon within real-life context, especially when
the boundaries between phenomenon and context are not clearly evident ».
J’ai opté instinctivement et très tôt dans le processus de définition de mon projet de
recherche pour la méthode d’étude de cas, à la suite de quoi j’ai consulté ma directrice
de recherche pour obtenir son aval sur mon intention d’adopter cette stratégie.
Puisqu’elle partageait mon intérêt, j’ai pu m’assurer rapidement de suivre les séminaires
nécessaires à mon apprentissage de la préparation et du déroulement des entrevues semidirigées, et surtout de la rédaction de cas. En découvrant et en consultant les ouvrages de
chercheurs et de professeurs (dont mes principales influences : Yin, Eisenhardt et
Kisfalvi67) ayant consacré une partie de leur carrière à démontrer la validité scientifique
67
Je suis consciente du fait que la posture intellectuelle, à propos de la méthode d’étude de cas, adoptée
par chacun de ces trois chercheurs diffère en ce qui concerne la finalité et, d’une certaine manière, le
processus d’élaboration. Yin envisage cette méthode entre autres dans une perspective monographique,
alors que Eisenhardt et Kisfalvi s’y intéressent pour illustrer pédagogiquement leurs arguments
conceptuels ou théoriques. Le rapprochement que je fais entre eux se situe donc davantage sur le bienfondé de choisir une telle méthode (tous trois proposant une application à la gestion, même Yin qui
inclut le management dans les disciplines qu’il juge appropriées à cette méthode), puis je me contente de
considérer leurs contributions respectives comme complémentaires.
63
de la méthode d’étude de cas et la valeur de ses contributions à la connaissance, j’ai pu
confirmer la pertinence de ma décision…
D’abord, cette stratégie me paraît la plus adéquate compte tenu du fait que la question
structurant mon projet de recherche tente d’établir la nature du lien causal (le
« comment ») entre compétences du dirigeant et compétences organisationnelles. Yin
s’attarde en outre à expliquer dans quelles situations de recherche et pour quelles raisons
la méthode d’étude de cas devrait/pourrait prévaloir (2003 : 2, 6, 7, 13, 15) :
The distinctive need for case studies arises out of the desire to understand
complex social phenomena. In brief, the case study method allows
investigators to retain the holistic and meaningful characteristics of reallife events–such as (…) organizational and managerial processes. (…)
[Thus,] defining the research question is probably the most important step
to be taken in a research study [because], in contrast to [“what” questions
that] are advantageous when the research goal is to describe (…) a
phenomenon, “how” and “why” questions are more explanatory and likely
to lead to the use of case studies (…) because such questions deal with
operational links needing to be traced over time, rather than mere
frequencies or incidence. (…) In other words, you would use the case study
because you deliberately wanted to cover contextual conditions–believing
that they might be highly pertinent to your phenomenon study.
[Ultimately], the most important [application for case studies] is to explain
[en italique dans le texte] the presumed causal links in real-life interventions
that are too complex for the survey or experimental strategies.
Yin a passé plusieurs années, et continue encore semble-t-il, à marteler son message et à
défendre ses convictions selon lesquelles la méthode d’études de cas est aussi valide
scientifiquement que toute autre stratégie de recherche qu’elle soit quantitative ou
qualitative, mais ce, uniquement dans la mesure où la question de recherche s’y prête et
si le chercheur a les compétences / dispositions fondamentales pour réussir (2003 : 17).
Ainsi, je pense avoir adopté la bonne stratégie de recherche 1- parce que ma question de
recherche entend découvrir les processus informels qui s’inscrivent dans l’actualité de la
vie organisationnelle sans toutefois être ponctuels, donc qu’elle s’intéresse à un
mouvement, un lien causal, un phénomène social (i.e. qui prend vie dans la réalité
interne propre à l’organisation) et complexe engendrant la génération de compétences
64
organisationnelles, et 2- compte tenu de mes aptitudes, de mes intérêts et de mon bagage
de vie, tant professionnelle que personnelle.
Ensuite, cette méthode convient davantage à mon type de personnalité, en ce sens que je
m’épanouis beaucoup dans les relations que j’établis avec les gens (autant dans la sphère
professionnelle que personnelle et sociale) et que j’apprends constamment au contact de
l’autre, dans cet espace unique qui se crée, et où on crée de l’unique… En m’arrêtant un
tant soit peu, je me nourris de ce moment qui me fait cheminer dans mon intuition de cet
autre, dans ma connaissance de moi, parfois aussi dans ma compréhension de la nature
humaine. En fait, la complexité de l’être humain, psychologiquement et socialement, me
fascine, ce qui explique sans doute que j’adore écouter les gens, que leur histoire
m’intéresse réellement et que je cherche à saisir la parcelle d’eux-mêmes qu’ils
acceptent de me livrer. En choisissant la méthode de cas, ce qui impliquait la tenue
d’entretiens avec des participants, j’étais persuadée de pouvoir mobiliser mes
compétences, et espérais les développer. Donc, contrairement à une approche de
recherche axée sur des données quantitatives, dont la finitude m’apparaît exaspérante –
quoique tout à fait appropriée dans d’autres contextes de recherche et d’étude, j’ai choisi
la méthode de cas pour mettre à contribution, et surtout améliorer, mes habiletés
interpersonnelles. De plus, l’autre volet de la méthode d’étude de cas, soit la rédaction
de ceux-ci, répond à mes intérêts « littéraires » – moi qui ai fait un détour par le
Département de langue et littérature françaises de McGill au début de mon parcours de
1er cycle –, ainsi qu’à mon plaisir de l’écriture, aussi éprouvants puissent me paraître les
moments de création. Ainsi, tout en respectant les règles et conventions de la rédaction
d’un travail académique, j’ai pu compter sur ma passion des mots, et en infuser ma
démarche, pour tenter de partager avec les lecteurs la richesse des récits recueillis auprès
des participants (sujets de l’étude), lesquels portent essentiellement sur leur vécu de
dirigeant.
65
Ajoutons qu’en plus du contenu explicite des entrevues et de quelques documents-clés68,
les observations du chercheur donnent accès à l’affect du participant qui se dévoile au
même rythme que la relation de confiance s’établit. Tacites et moins contrôlables que la
teneur des propos exprimés, ces données qui émanent de la personnalité, de la
connaissance de soi/du rapport à la vie intérieure, ainsi que des dispositions émotives de
l’interviewé, ont peu de chance de se manifester autrement qu’en entrevue semi-dirigée.
Cette « matière » constitue de l’information ponctuelle et évanescente, qui se construit
de manière imprévisible et qui se ressent plus qu’elle ne s’observe et s’analyse… Or,
avec des mots soigneusement choisis et agencés, on arrive à rendre dans le cas, du moins
en partie, cette inflexion dans la voix au détour d’une phrase qui se voulait pourtant
factuelle et soupesée, l’humilité d’un sourire et la sagesse des pattes-d’oie qui serrent les
rangs quand la fierté d’une belle réussite fait briller le regard, l’amertume d’un échec qui
se dessine à la commissure de la bouche, l’espoir de l’idéal qui ne saurait s’éteindre – ou
parfois qui subsiste à peine dans le repli d’un souvenir d’une époque révolue –, la
déception qui fuit dans un silence qui s’étire ou bien la connivence qui y naît
subrepticement. Bref, le cas offre la possibilité de recréer subtilement, et assez
honnêtement, l’atmosphère qui s’est installée au cours de l’entretien, tout comme le
photographe (de l’ère pré-numérique, il va sans dire) expose ses négatifs dans sa
chambre noire pour en révéler les images.
Avant de rencontrer la professeure Kisfalvi et de suivre son séminaire Leadership et
analyses de cas, j’avais l’intuition de la force que représente cette subjectivité dans les
entrevues, et de l’importance de ne pas sous-estimer l’interaction entre mes émotions et
celles du sujet en choisissant une recherche axée sur l’étude de cas; mais j’avais bien peu
de mots scientifiques, et académiquement crédibles, pour exprimer et expliquer cette
intuition. C’est dans un article de Kisfalvi (2006) que j’ai trouvé une grande part des
justifications dont j’avais besoin pour valider mes impressions. En effet, dans un vibrant
plaidoyer pour la reconnaissance de la subjectivité et des émotions comme outils
légitimes d’intervention et d’analyse dans la méthode d’étude de cas, l’auteure étaie ses
68
L’information est tirée d’un document préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes
qualitatives, et ce, dans le cadre de l’atelier de recherche (19 mars 2008).
66
arguments en s’inspirant des travaux et conclusions de Georges Devereux (From anxiety
to Method in the Behavioural Sciences, 1967), anthropologue, psychanalyste et
ethnopsychanalyste (Kisfalvi, 2006 : 110-111) :
[Devereux] concludes that «[a]ny effective behavioural science
methodology […m]ust use the subjectivity inherent in all observation as
the royal road to an authentic, rather than fictitious, objectivity»
(Devereux, 1967: xvii). (…) Furthermore, Devereux links subjectivity,
anxiety and emotions (or affect, as he terms it) and the importance of
recognizing and taking them into account and in order to attain greater
objectivity: «Objectivity results from the creative control of consciously
recognized irrational reactions, without loss of affect» (Devereux, 1967:
100, emphasis in original).
Rather than advocating the removal of affect from research, Devereux
criticizes the fact that «some behavioural scientists (…) dissociate
themselves from their subjects and assume a more or less extra-human
observer position (…)» and argues that «The resulting loss of feeling and
the impairment of the (…) sense of one’s own humanity would in
themselves be sufficient reasons for avoiding aloofness, even if it were not
obvious that the most productive way in which one can study man is
through the medium of one’s own humanity» (1967: 156).
Bien sûr, il y a le paradoxe de l’écueil de l’interprétation, qu’il faut « éviter » à l’étape
de la rédaction du cas, pour ne pas laisser trop d’empreintes sur les paroles de
l’interviewé, en même temps que consommer puisque c’est le principal matériel du
chercheur en « sciences humaines et sociales ». On ne saurait prétendre à une objectivité
infaillible, alors que deux êtres de subjectivité se rencontrent et échangent, mais il est
réaliste d’affirmer que l’expérience subjective du chercheur, s’il en est conscient et
arrive à l’utiliser de manière constructive, lui permettra de s’imprégner de celle du sujet,
voire même d’aider ce dernier à accéder à sa propre expérience. Il faut donc baliser, en
quelque sorte, la mobilisation de notre affect en recherche, et il est possible de le faire
sans se retirer de soi et sans désincarner l’étude du sujet : il s’agit, par exemple, de se
connaître au moins suffisamment pour ne pas tomber dans la complaisance ou la
répulsion/le dédain; de pouvoir guider l’entrevue selon les objectifs de la recherche, et
non pas en fonction de nos attentes, tout en acceptant de ne pas tout contrôler pour
suivre l’interviewé sur le chemin qu’il prend et le laisser progresser même s’il semble
s’égarer; de savoir ramener le sujet s’il fuit inconsciemment les réponses à certaines
67
questions ou contourne certains thèmes, mais aussi apprendre à insister « juste assez »
pour éviter que le sujet ne ferme toutes les portes au chercheur et se retire
irrémédiablement dans ses retranchements. Il s’agit aussi de cultiver notre capacité à
prendre du recul, sur le terrain dans la construction de la relation, avant la rédaction dans
le choix du contenu du cas et de la présentation des données, ou en cours d’écriture en
discernant le récit de l’analyse. Le chercheur doit être conscient des préjugés, des
présuppositions et des prédispositions qu’il pourrait entretenir par rapport à l’interviewé,
ses valeurs, ses décisions, son vécu, ses opinions, etc.
Avec la méthode de cas, le chercheur demeure son meilleur outil, le plus fiable et le plus
fécond, mais peut aussi devenir son plus grand péril…
3.1.2 Échantillonnage et devis de recherche
Le processus constitue l’unité d’analyse sur laquelle nous tenterons de tirer des
conclusions dans ce mémoire. C’est dans cette optique que s’est fait le choix des objets
d’études (nommés dans ce chapitre sujets d’étude, participants, dirigeants) selon un
« échantillonnage [dit] délibéré (« purposeful ») plutôt que « probabiliste », [puisque]
chaque objet d'
étude (ou cas) est choisi afin de maximiser sa contribution marginale à la
connaissance. »
69
Par ailleurs, le principe de comparaison est aussi intervenu dans
l’échantillonnage puisque la « sélection » des participants, dans la mesure de leurs
disponibilités et de leur volonté à participer au projet de recherche, a été motivée par les
positions occupées au sein du Mouvement Desjardins, de manière à assurer une
dispersion représentative dans l’organisation, tel qu’expliqué ci-après.
En délimitant le terrain de recherche au Mouvement Desjardins, j’ai d’emblée décidé de
m’intéresser à tous les niveaux de ce regroupement d’entités autonomes, que ce soit la
Fédération des caisses, les caisses elles-mêmes, les « filiales », tout dépendant des
dirigeants qui accepteraient de participer à ma recherche. J’espérais donc pouvoir
rencontrer des sujets ayant occupé des fonctions ou dirigé des institutions affiliées à
69
L’information est tirée d’un document préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes
qualitatives, et ce, dans le cadre de l’atelier de recherche (19 mars 2008).
68
Desjardins représentant idéalement les activités opérationnelles et stratégiques, de
manière à comparer les processus informels de génération des compétences
organisationnelles distinctives à divers niveaux de la structure. C’est dans un article
d’Eisenhardt et Graebner (2007 : 28) que j’ai trouvé à valider et justifier mes choix :
The challenge of interview data is best mitigated by data collection
approaches that limit bias. A key approach is using numerous and highly
knowledgeable informants who view the focal phenomena from diverse
perspectives. These informants can include organizational actors from
different hierarchical levels, functional areas, groups, and geographies,
as well as actors from other relevant organizations and outside observers
such as market analysts. It is unlikely that these varied informants will
engage in convergent retrospective sensemaking and/or impression
management.
Suite à cette réflexion, j’ai pris contact avec deux dirigeants auprès desquels j’avais la
possibilité d’être introduite, puis j’ai tenté ma chance auprès du troisième en me
procurant son adresse électronique. Tous les trois –un d’entre eux seulement était et est
encore en poste– ont généreusement accepté de participer à cette recherche : M. Pierre
Marin, anciennement directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins, M. Louis
L. Roquet, toujours président et chef de l’exploitation de Desjardins Capital de risque,
puis M. Claude Béland, ex-président du Mouvement Desjardins.
En ce qui a trait au procédé adopté dans ma recherche par étude de cas, je me réfère au
tableau ci-dessous pour en exposer la méthodologie. Cette matrice, qui résume bien les
options qui s’offrent au chercheur, me permet de préciser que ma démarche s’inscrit
d’une part dans la catégorie « holistique » puisqu’elle se concentre sur une unité
d’analyse, i.e. les processus informels, et d’autre part se classe dans la famille des « cas
multiples ».
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Source : Document sur les méthodes qualitatives préparé par Ann Langley. Tableau inspiré et
traduit de Yin (2003 : 40, Figure 2.4 Basic Types of Designs for Case Studies)
Dans l’ extrait suivant, en plus de réitérer les propos de Yin, Eisenhardt et Graebner
confirment la pertinence de comparer des cas de manière à dégager, s’ il y a lieu, la
théorie les liant et proposer une explication du phénomène commun (2007 : 25) :
Like a series of related laboratory experiments, multiple cases are
discrete experiments that serve as replications, contrasts, and extensions
to the emerging theory (Yin, 1994). But while laboratory experiments
isolate the phenomena from their context, case studies emphasize the rich,
real-world context in which the phenomena occur.
Avant de commencer mon terrain, je ne pouvais pas me prononcer à savoir quels types
de cas, semblables ou contrastants, se manifesteraient. Je devais envisager d’ être
confrontée à des cas complètement dissonants puisque je m’ introduisais dans trois
sphères décisionnelles différentes : je devais m’ attendre à rencontrer trois perspectives
divergentes sur le Mouvement en m’ assurant de ne pas en concevoir une comme plus
« méritoire » qu’ une autre (ne serait-ce que par transfert avec le sujet d’ étude), et ce, au
détriment de l’ unité d’ analyse. Cependant, mon intuition me faisait pencher du côté des
cas semblables pour les raisons suivantes : d’ abord, le dirigeant qui œ uvre au sein d’ un
mouvement coopératif comme Desjardins, à quelque niveau que ce soit, doit partager et
incarner un certain nombre de valeurs qui se dégagent de la mission, telles la démocratie
ou la justice sociale, et que véhicule le Mouvement Desjardins, influençant de même les
70
philosophies de gestion même si les personnalités diffèrent; ensuite, les dirigeants que
j’ ai choisis avaient en commun d’ être estimés, voire admirés, pour leurs idéaux nourris à
l’ endroit du bien-être de la communauté et des plus vulnérables, pour leurs
accomplissements, pour le respect démontré envers la société, leurs pairs et leurs
employés, et pour cette humilité qui vient du poids du devoir et des responsabilités qui
leur incombent de mener leur organisation, alors que tant d’ autres y cherchent l’ honneur
et les privilèges.
Mentionnons que, quoique j’ aie pu avoir le plaisir de rencontrer M. Roquet, l’ entrevue
dut être écourtée et, par la suite, les contraintes de temps ne m’ ont pas permis d’ obtenir
les données suffisantes à la rédaction du cas. Le contexte nous a été défavorable, à la
fois à cause de la conjoncture professionnelle de M. Roquet et de ma situation
personnelle, ayant dû déployer beaucoup d’ énergie dans la bataille que j’ ai livrée pour
ma vie. Tout d’ abord, lors de ma rencontre avec M. Roquet à la fin février 2008, la
campagne électorale interne pour trouver un successeur à M. Alban d’ Amours à la
présidence du Mouvement Desjardins battait son plein. M. Roquet étant parmi les
candidats, le temps qu’ il pouvait m’ accorder était très limité, surtout considérant que
nous étions à un mois du jour J et qu’ il devait aussi continuer à assumer ses fonctions de
président et chef de l’ exploitation de Desjardins Capital de risque. Bref, l’ entretien n’ a
duré qu’ une cinquantaine de minutes, entrecoupé d’ un important appel que M. Roquet
attendait et ne pouvait pas reporter; plus important encore est le fait que l’ attention de
M. Roquet était indéniablement tournée vers les enjeux à la présidence du Mouvement.
Malgré tout, je suis repartie avec le sentiment d’ avoir passé un moment privilégié auprès
d’ un grand dirigeant et dont les réflexions m’ ont permis de progresser dans ma
démarche de recherche. Il est vrai que, dans l’ année qui s’ est écoulée depuis, j’ aurais pu
reprendre contact avec M. Roquet pour compléter l’ entrevue, lui qui m’ avait d’ ailleurs
assurée de son appui, me proposant même de continuer l’ échange par courriel ou
téléphone. En fait, la dernière année a été pour moi une des plus difficiles en ce qui
concerne ma santé, ma survie.
71
Les contraintes de temps (auxquelles concourrait l’ épuisement) relèvent donc avant tout
de ma responsabilité. C’ est avec l’ appui de ma directrice de mémoire que j’ ai donc pris
la décision de me concentrer sur l’ étude de deux cas.
Il nous apparaît très important, cependant, de préciser que nous avons pu minimiser le
compromis méthodologique qui a ainsi dû être fait, puisque les deux cas à l’ étude se
trouvent aux extrémités du Mouvement Desjardins en termes du type d’ activités et de
pouvoirs décisionnels, ce qui favorise la comparaison par contraste. En effet, M. Béland
représente la direction au sommet stratégique du Mouvement Desjardins et M. Marin, la
direction d’ une caisse de groupe, à la base du Mouvement (dans le sens opérationnel).
Je me permettrai aussi de faire intervenir, quoiqu’ avec réserve, les résultats de l’ analyse
préliminaire dégagée de l’ entrevue réalisée auprès M. Roquet, puisqu’ une plus longue
entrevue n’ aurait sans doute pas changé ces résultats, mais aurait fourni plus de matériel
pour étoffer le cas.
3.2 Cueillette des données et méthode d’analyse
3.2.1 Les entrevues semi-dirigées
Je me suis attardée au chapitre précédent à expliquer en quoi le déroulement des
entrevues a eu un impact déterminant sur la démarche de recherche, et tout
particulièrement comment les débuts du premier entretien m’ ont permis de faire des
ajustements très salutaires sur le moment et pour les entrevues subséquentes. Pour éviter
les redondances, je me contenterai d’ ajouter les informations complémentaires et
concernant strictement les aspects éthique et méthodologique.
D’ abord, voici quelques précisions, entre autres chronologiques, qui éclaireront le
parcours que j’ ai dû emprunter. L’ entrevue avec M. Pierre Marin a été précipitée en
raison d’ un voyage de plusieurs mois dont le départ était prévu quelques jours après
notre première communication par téléphone. En effet, j’ ai appris au début du mois
d’ octobre 2007 que M. Marin, un des dirigeants que je désirais ardemment rencontrer
dans le cadre de mon projet de recherche, s’ apprêtait à quitter le Québec pour un séjour
72
de six mois au Nicaragua. Mon guide d’ entrevue était déjà prêt, et il ne se voulait pas
« exploratoire », sauf que mon dossier n’ avait pas encore été approuvé par le Comité
éthique de la recherche (CER) – condition sine qua non lorsqu’ une démarche de
recherche se fait avec des êtres humains. Étant dans l’ impossibilité d’ obtenir ma
certification aussi rapidement, j’ ai pris la décision, avec l’ approbation de ma directrice
de mémoire Marie-Claire Malo, de rencontrer néanmoins M. Marin le 10 octobre 2007
pour une entrevue que j’ ai dû qualifier d’ exploratoire à partir de ce moment-là (voir le
guide d’ entrevue initial à l’ annexe 8a). Je me suis assurée dans ce contexte de prendre
toutes les précautions possibles et nécessaires pour protéger les intérêts de M. Marin et
pour que cette première étape de ma collecte de données respecte les normes du CER.
Au début de l’ entrevue, j’ ai expliqué la situation au participant, puis j’ ai obtenu son
consentement : il m’ a répondu qu’ il comprenait bien la démarche et qu’ il consentait à
faire l’ entrevue. Nous avons aussi convenu que je lui ferais parvenir le formulaire de
consentement officiel par courriel pour avoir sa signature écrite, et que je lui enverrais
aussi le cas par courriel pour obtenir ses commentaires et son approbation pour la
diffusion dans le mémoire. Il n’ en demeure pas moins que l’ entrevue avec Pierre Marin
s’ est vraiment avérée être « exploratoire », en ce sens qu’ elle m’ a amenée à repenser
mon questionnaire d’ entrevue en profondeur. Après discussion avec ma directrice, j’ ai
pu déposer un dossier complet au CER, incluant un guide d’ entrevue allégé (voir le
guide revu et approuvé par le CER à l’ annexe 8b), lequel a été approuvé quelques
semaines plus tard. J’ ai par le fait même ajouté à mon dossier remis au CER une annexe
exposant ma problématique relative à l’ entrevue « non autorisée », mais malgré tout
essentielle dans ma démarche. Compte tenu de la procédure rigoureuse suivie avec le
participant et des documents qui lui avaient été fournis, le CER a statué que le risque
auquel M. Marin avait été exposé était minime et que les données recueillies au cours de
l’ entrevue pouvaient être utilisées.
L’ entrevue avec M. Béland s’ est déroulée en février de l’ année suivante. Ainsi, j’ ai
rencontré chacun d’ eux individuellement, pour un entretien qui dans les deux cas a duré
environ deux heures trente minutes. Outre les premiers instants de l’ entrevue avec Pierre
Marin, après lesquels j’ ai délaissé le cadre rigide du guide que j’ avais élaboré
73
initialement, les entretiens se sont déroulés sous le signe de la spontanéité. Je me suis
contentée de poser seulement quelques questions « cadres » pour laisser libre cours aux
réflexions du sujet, le laissant m’ amener sur des pistes imprévues, et ce, tout en
m’ assurant de couvrir le thème principal de mon projet de recherche, soit le lien/le
processus entre compétences du dirigeant et compétences organisationnelles. À ma
grande surprise, je n’ ai pas eu à leur poser la question directement; en leur demandant de
me « parler de leur travail de direction », l’ essence même de ce que je cherchais à
découvrir m’ a été livrée, et je n’ ai plus eu qu’ à alimenter de manière sporadique la trame
de leurs commentaires, ainsi qu’ obtenir quelques précisions.
Bref, pour favoriser les découvertes, le guide d’ entrevue ne comprenait que quelques
questions-clés couvrant les idées directrices de la recherche (certaines questions
apparaissant à l’ annexe 8b n’ ont pas été posées et avaient été ajoutées au cas où il
m’ aurait été difficile d’ amener le participant à charpenter ses réponses) : la qualité des
données recueillies reposait donc sur la pertinence des pistes de réflexion offertes (et
adaptées) à chaque dirigeant rencontré ainsi que sur la confiance et la complicité établies
entre lui et moi, plutôt que sur la quantité et la séquence des questions posées. Au cours
des entrevues, que je qualifierais de « peu structurées » et qui se sont développées
naturellement sur le mode d’ un récit de vie « professionnelle », quatre questions ont
suffi à me fournir toutes les données empiriques qu’ il me fallait pour analyser et tirer des
conclusions. « Parlez-moi de…
1- … votre parcours à titre de dirigeant. »
2- … l’ organisation que vous avez dirigée. »
3- … votre travail de direction dans cette organisation. »
4- … son positionnement stratégique. »
La question qui m’ a valu les réponses-fleuves les plus fructueuses est « Parlez-moi de
votre travail de direction dans cette organisation ». Tout simplement! Certains argueront
qu’ un questionnaire peu élaboré confère moins d’ objectivité à la stratégie de recherche,
ce à quoi on pourrait rétorquer que la rigidité peut devenir un frein dans certains
contextes d’ entrevues, alors que dans d’ autres situations de recherche la latitude ainsi
74
offerte par un guide d’ entrevue plus dégagé pourrait se transformer en catastrophe… Il
faut au chercheur un certain instinct du moment, savoir s’ effacer devant le sujet lorsque
nécessaire, ne pas imposer un carcan à ses propos et ses idées, ou au contraire s’ en tenir
à une grille d’ entrevue plus stricte si les besoins de la recherche le commandent. Pour
prétendre à l’ objectivité en sciences de la gestion, peut-être faut-il faire preuve de
« compétence scientifique », un « savoir-agir » qui se concrétise dans l’ acte de collecte
des données?
3.2.2 L’ analyse des données
Il va sans dire que le contenu des réponses que m’ ont faites les dirigeants rencontrés
constitue ma base de données. Ces données m’ ont permis dans un premier temps de
rédiger un cas sur chacun d’ eux, lesquels seront analysés qualitativement, de manière à
favoriser l’ émergence d’ une théorie. L’ outil d’ analyse utilisé dans la réalisation de cette
étape est une grille de comparaison de cas, laquelle sera présentée en détails au chapitre
5. Les variables étudiées dans cette grille se sont dégagées de l’ analyse préliminaire des
verbatim, puis des cas, démarche que nous avons systématisée le plus possible en
reprenant trois questions-clés pour chacun des dirigeants rencontrés. La difficulté est
venue du fait que le chemin parcouru par chaque participant ne concordait que très peu
entre eux, mais l’ intérêt principal demeure que ces chemins se recoupent en un point
central, lesdits processus informels, comme on le verra lors de l’ analyse des données et
de l’ interprétation des résultats (le chapitre 5).
3.3 Validité de la méthode choisie et considérations éthiques
3.3.1 Qualités et limites de la méthode choisie70
Dans le cadre d’ une recherche qui se veut valide d’ un point de vue scientifique et qui
tente de faire progresser l’ état des connaissances dans son champ de spécialisation, deux
facteurs doivent faire l’ objet d’ une attention particulière : la crédibilité et la
70
L’ information théorique utilisée dans cette sous-section est une fois de plus tirée du document cité
préalablement, lequel a été préparé par Ann Langley, invitée à présenter les méthodes qualitatives, et ce,
dans le cadre de l’ atelier de recherche (19 mars 2008).
75
généralisation. Assurer la qualité de l’ étude passe donc, entre autres, par l’ intérêt porté à
ces deux importants enjeux et par les stratégies appliquées pour l’ atteindre.
Premièrement, puisque la crédibilité de l’ approche repose sur le chercheur comme
instrument, ma principale stratégie pour atténuer les risques est de rendre explicites les
biais suspectés et les limites qui en découlent. Un des principaux biais à relever est mon
sentiment très favorable face au Mouvement Desjardins, ayant été élevée dans une
famille qui croyait aux valeurs fondatrices de ce mouvement coopératif, particulièrement
en ce qui a trait à la justice sociale, et auxquelles j’ ai été initiée très tôt. D’ un autre côté,
je suis convaincue que c’ était aussi un avantage dans la relation que je devais établir
avec les sujets d’ étude. Ayant travaillé dans, ou collaboré avec, des organismes des
milieux communautaire, culturel ou politique qu’ ils connaissent, j’ ai pu tisser d’ autres
liens, plus engageants parce qu’ ils faisaient écho à leur vécu, leurs expériences, leurs
idéaux, etc. On partageait un schème de pensée, des valeurs, des inquiétudes face au
devenir de Desjardins et des mouvements coopératifs… mais parce que je pouvais
comprendre ce qui les anime viscéralement, je pense avoir eu accès à ce qu’ ils ont de
plus authentique comme dirigeant et comme être humain. Pour finir, précisons encore
que j’ entretiens un biais positif à leur égard du fait de l’ estime que je leur porte : j’ ai de
l’ admiration pour leurs réalisations sociales, leurs convictions et leur détermination à
mettre en pratique celles-ci au profit du bien-être commun, malgré les batailles à mener
contre la logique du rendement qui mène le monde… (Fût-ce à sa crise, comme on le
constate depuis quelques mois!)
Ces biais sont contrebalancés par le fait que j’ ai délibérément choisi des dirigeants qui
avaient accompli beaucoup. De plus, le thème principal de ce mémoire se penche avant
tout sur la génération des compétences… J’ aurais pu tomber sur un cas où le processus
informel ne génère pas de compétences, mais en détruit. Cependant, les chances me
semblaient plutôt minces de voir cette possibilité se révéler dans leurs propos compte
tenu de la solide réputation qui précède chacun des trois dirigeants que j’ ai rencontrés.
76
Enfin, le facteur de la généralisation souligne la nécessité de « justifier l’ intérêt de
résultats basés sur un petit échantillon », et incidemment du caractère transférable ou
non des conclusions ainsi tirées. Cet argument sera abordé au chapitre 5 et devrait
« fournir suffisamment de détails pour permettre au lecteur de juger ». Je préciserais tout
de suite qu’ il m’ apparaît hasardeux de généraliser mes découvertes qui se dégagent de
l’ expérience de seulement trois dirigeants, qui plus est oeuvrant tous les trois dans un
Mouvement fortement défini par les valeurs de coopération qu’ il prône, mais qu’ il serait
très intéressant d’ en faire le sujet d’ une étude plus approfondie.
3.3.2 Certification éthique du projet de recherche
En termes de considérations éthiques, j’ ajouterais à ce qui a déjà été écrit dans une
section précédente quelques éléments de précision concernant le déroulement des faits.
Ainsi, les participants ont tous été approchés soit par téléphone, soit par courriel –
auquel cas un appel s’ en est suivi pour discuter des modalités de l’ entrevue –, en leur
expliquant brièvement mon projet de recherche, les objectifs poursuivis, pourquoi leur
contribution me permettrait de répondre à ma question de recherche, et finalement en
quoi consisterait leur participation (par exemple, sur le plan de la confidentialité, de la
diffusion des données, du temps nécessaire pour l'
entrevue et la rétroaction, etc.). Au
cours de cette première communication, les participants ont aussi été informés de la
nécessité d’ enregistrer l’ entrevue, mais aussi du caractère confidentiel de celle-ci. En
effet, les entretiens et les verbatim sont conservés en lieu sûr et demeurent confidentiels
dans leur intégralité, sauf pour ma directrice de mémoire, ce qui a aussi été précisé dès le
départ : c’ était donc là l’ entente proposée aux dirigeants et qu’ ils ont tous acceptée (un
formulaire de consentement a été signé par chacun d’ eux). L’ entente stipulait aussi que
le cas rédigé devait être soumis au dirigeant concerné, son approbation étant requise
avant toute diffusion du cas.
Toutes les conditions de l’ entente ont été scrupuleusement respectées, et les
enregistrements et verbatim seront détruits à la fin du processus de recherche.
4. La présentation des données
4.1 Avant-propos : survol historique de Desjardins
Tel qu’ annoncé, les données recueillies en entrevues auprès de MM. Claude Béland et
Pierre Marin sont présentées sous forme de cas. Ces deux dirigeants ont en commun
d’ avoir œ uvré au sein même du Mouvement Desjardins ou de certaines institutions qui
le composent; c’ est dans ce chapitre qu’ ils partagent généreusement avec nous de larges
extraits de leur riche expérience professionnelle. Mais tout d’ abord, les prochaines pages
sont consacrées à quelques faits saillants de l’ histoire du Mouvement Desjardins.
Connaître les grandes lignes de l’ évolution de la structure organisationnelle au sein du
mouvement coopératif qu’ est Desjardins depuis la création de la première caisse
populaire en 1900, et particulièrement les transformations connues au cours de la
deuxième moitié du 20e siècle, permettra au lecteur de mieux saisir les enjeux liés au
travail de direction survenus au cours des mandats de MM. Béland et Marin.
Aussi, de manière à faciliter la lecture des cas suivants, vous voici présenté un bref
survol des changements majeurs survenus au cours de cette période et ayant pu avoir un
impact sur leurs réflexions et décisions stratégiques. Les caractéristiques propres à
l’ organisation de chaque dirigeant seront détaillées lorsque nécessaire à même les cas.
Tout le contenu informatif de l’ encadré ci-dessous a été puisé principalement dans
« Desjardins en mouvement : Comment une grande coopérative de services financiers se
restructure pour mieux servir ses membres » (de Pierre Poulin et Benoît Tremblay, paru
en 2005), et de manière complémentaire dans les entrevues réalisées avec les dirigeants.
______________________________________________________________________
1900-1930 : La fondation et les années de croissance
Le nouveau modèle de coopérative que propose Alphonse Desjardins lorsqu’il
fonde la Caisse populaire de Lévis le 6 décembre 1900 s’enracine tranquillement
au Québec jusqu’au début des années 1930, période au cours de laquelle des
caisses apparaissent un peu partout au Québec, en Ontario et même aux États-
78
Unis, surtout en milieu rural. Fédérer les entités autonomes que sont les caisses
et se doter d’une Caisse centrale s’avère un processus long et pénible compte
tenu que les caisses se méfient de la centralisation des pouvoirs à Lévis,
craignant pour le pécule de leurs membres et la perte de contrôle sur les
décisions les concernant. Ce projet avait pourtant été imaginé par Alphonse
Desjardins pour surveiller la rigueur des activités des caisses, protéger leurs
épargnants et assurer à chacune la disponibilité des fonds nécessaires à leur
développement prudent; toutefois, ses tentatives demeureront vaines jusqu’à sa
mort en 1920. Les unions régionales constituent les premiers regroupements de
caisses et apparaissent dès le début des années 1920. Elles ont pour mandat de
régir les activités des caisses populaires situées sur leur territoire et de les
représenter pour défendre leurs intérêts. La Fédération provinciale des unions
régionales ne se concrétisera qu’en 1932, après d’âpres discussions sur le partage
des responsabilités et sur la représentativité au « Conseil de la Fédération ».
Malgré certaines réticences, les caisses s’y résignent, contraintes par le manque
de ressources financières qu’engendre la crise économique de 1929.
1940-1960 : Les années d’expansion
Entre 1935 et 1945, les caisses se multiplient à une vitesse fulgurante, passant de
260 à 944 caisses et de 44 883 à 371 211 membres. Remporter un succès aussi
éclatant génère incidemment des « besoins des caisses et de leurs membres,
[lesquels désirent] s’inscrire dans le mouvement plus large d’émancipation
économique des Canadiens français », et amène donc les groupes sociaux à
revendiquer l’utilisation des « caisses comme levier financier pour [y]
répondre ». (p. 16) Ainsi, au cours des décennies 1940, 1950 et 1960, plusieurs
entreprises satellites voient le jour pour offrir « des services financiers
complémentaires » (p. 16) et diversifiés, par exemple des produits d’assurance,
aux membres des caisses populaires partout au Québec. L’expansion « de ce
réseau de sociétés filiales introduit une nouvelle dynamique au sein de ce qu’on
79
appelle maintenant le Mouvement Desjardins. Ces sociétés ne relèvent pas
directement de la Fédération [des unions régionales des caisses populaires
Desjardins du Québec] et jouissent d’une relative autonomie au sein du
Mouvement, (…) favorisant l’apparition de nouveaux centres de décisions en
marge des instances reconnues. » (p. 17) De plus, les écarts considérables entre
les ressources dont dispose chaque union régionale pour aider son réseau de
caisses à se développer représentent depuis toujours une source de tensions et
de conflits entre les représentants élus au conseil d’administration de la
Fédération. Notamment, les plus petites réclament une centralisation accrue des
pouvoirs pour « regrouper les disponibilités de fonds et équilibrer l’offre et la
demande d’argent dans les caisses » (p. 9), alors que les plus grosses défendent
jalousement le droit de disposer de leurs liquidités comme elles l’entendent.
Dans la seconde moitié des années 1960, les « besoins d’intégration des activités
du Mouvement vont amener les dirigeants à repenser les structures de
coordination au sommet » (p. 17), alors que le Gouvernement du Québec
entreprend une « modernisation de la réglementation du secteur financier » (p.
17) avec la mise sur pied du Comité d’étude sur les institutions financières créé
en 1965 et présidé par Jacques Parizeau. Les recommandations de ce Comité
mèneront entre autres à l’adoption d’une loi encadrant les activités du
Mouvement Desjardins.
1970-1980 : Les années de consolidation
En 1971, cette « loi [provinciale] consacre la Fédération des unions régionales
des caisses [populaires Desjardins du Québec] comme l’organisme de
coordination du Mouvement coopératif Desjardins » (p. 18). L’ampleur des
prérogatives décisionnelles qui lui sont ainsi dévolues (…) confirme de surcroît
« le pouvoir ultime du réseau de caisses » (p. 18) sur les autres sociétés affiliées
qui veulent en devenir membres, mais reconnaît surtout leur statut
d’institutions financières au même titre que les banques à charte. Malgré
80
plusieurs comités, études, rapports et recommandations au cours des années
1970 pour améliorer entre autres l’intégration des sociétés affiliées au sein de la
Fédération et les relations entre les unions régionales, la structure demeure
pratiquement inchangée jusqu’à la crise économique de 1981-82. En 1979, les dix
unions régionales changent de dénomination et deviennent les Fédérations
régionales (toujours au nombre de dix), auxquelles s’ajoute la Fédération des
caisses d’économie du Québec intéressée à entrer dans le giron du Mouvement
Desjardins, avant tout pour obtenir le très avant-gardiste système informatisé
Inter-Caisses que réclament ses membres. Incidemment, la Fédération des
unions régionales des caisses populaires Desjardins du Québec devient la
Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec; celleci chapeaute les 11 Fédérations et hérite de plus de responsabilités liées à la
promotion de l’unité du Mouvement véhiculée par son image publique, de
même que celles « relatives à la définition des orientations et des
politiques [communes stratégiques] » (p. 45). Toutefois les désaccords de fond
persistent, les négociations pour dénouer les impasses sont une fois de plus
différées, et dans les faits le champ d’action de la Confédération reste limité :
ainsi,
peu
de
changements
déterminants
concernant
la
coordination,
l’organisation et le fonctionnement des structures s’opéreront.
En 1983, aux lendemains d’une crise économique dévastatrice, force est de
constater que la solidarité du Mouvement Desjardins est bien réelle, malgré les
chicanes de clocher. Le Fonds de sécurité Desjardins, auquel toutes les caisses
cotisent depuis 1949, permet de parer les coups les plus durs et de soutenir les
établissements éprouvant des problèmes de solvabilité pendant la crise, ainsi
que « de renforcer la crédibilité du Mouvement auprès des membres et sur les
marchés financiers » (p. 57). Néanmoins, la nécessité de revoir les mécanismes
de coordination et de résoudre les problèmes de concertation entre les structures
demeure, et les réflexions au sommet du Mouvement Desjardins s’intensifient.
81
C’est dans ce contexte que « la direction générale [de la Confédération] (…)
rappelle [au Conseil] le défi constant de concilier la décentralisation des
composantes et la centralisation nécessaire à la coordination » (p. 74). Un grand
pas est franchi au Congrès des caisses de 1983 alors que sont adoptées une
mission et une planification stratégique propres au Mouvement Desjardins,
conférant une identité au symbole que peuvent en outre s’approprier les caisses.
« Cette mission, qui propose aux caisses de “contribuer au mieux-être
économique et social des personnes et des collectivités […] en développant un
réseau coopératif intégré de services financiers sécuritaires et rentables, sur une
base permanente […]”, vient donner un sens beaucoup plus précis à l’activité
des caisses tout en soulignant leur appartenance à un réseau. » (p. 74)
______________________________________________________________________
Bien sûr, beaucoup d’ autres événements viendront par la suite ponctuer l’ avancée vers
une prospérité toujours grandissante de ce fleuron québécois; les plus pertinents d’ entre
eux, relativement aux expériences professionnelles de MM. Claude Béland et Pierre
Marin, font l’ objet des cas qui suivent. Cette brève entrée en matière ne doit en aucun
cas être considérée un tant soit peu comme exhaustive, et ne prétendait qu’ à introduire
quelques faits appropriés au contexte des cas.
82
4.2
Monsieur Claude Béland
Président, Mouvement Desjardins (1987-2000)
De la « théorie de l’alpiniste » et de la vision pour « réussir la solidarité »75 :
l’ascension de Claude Béland sur le versant du Mouvement coopératif Desjardins
C’ est dans son éducation familiale que l’ ancien président du Mouvement Desjardins, M.
Claude Béland, a puisé les valeurs qui l’ ont guidé tout au long de sa vie, tant dans ses
décisions concernant sa carrière que dans le choix des causes qu’ il a défendues avec
cœ ur et conviction : justice sociale, coopération, entraide… pour ne nommer que cellesci. Inspiré dès son jeune âge par un père aux grandes qualités humaines, ce leader
rassembleur et visionnaire maintes fois décoré (Officier de l’ Ordre du Québec et de
l’ Ordre des francophones d’ Amérique, médaille Advocatus Emeritus décernée par le
Barreau du Québec, ainsi que plusieurs doctorats honoris causa remis par des universités
du Québec et de la France76) s’ est employé socialement et professionnellement à mettre
la solidarité au service du mieux-être commun. D’ ailleurs, en considérant la longue
feuille de route77 de Claude Béland, on remarque l’ ampleur de son engagement social,
ainsi que l’ impact de ses réflexions, de ses prises de position et de ses actions sur la vie
démocratique du Québec. Récemment, il s’ est une fois de plus porté volontaire pour
protéger les intérêts des Québécois en s’ engageant à la suite de M. Yves Michaud dans
la défense des intérêts des petits investisseurs à titre de président du MÉDAC78. Nous
viennent même à l’ esprit les célèbres paroles d’ un président américain qui prennent tout
leur sens dans le parcours de ce grand citoyen qu’ est M. Béland, et qui s’ est toujours
demandé, à l’ instar de son père, ce qu’ il pouvait faire pour la société, plutôt que de
prendre passivement ce qu’ elle avait à lui offrir. Dans son parcours professionnel,
jusqu’ à la présidence du Mouvement Desjardins, il n’ en fut pas autrement…
75
Sauf indications contraires, les citations rapportent les propos de Monsieur Claude Béland, recueillis
lors d’ une entrevue tenue le 11 février 2008 à Montréal ainsi que lors d’ une « Conférence Échange »
présentée au Centre St-Pierre le 1er octobre 2008 (activité organisée par le Cercle des Leaders Solidaires
du Centre St-Pierre que co-préside M. Béland avec Michel Maletto).
76
Source : site web www.claudebeland.org
77
Dans le cas pédagogique « Claude Béland et le Mouvement des caisses Desjardins » produit en 2005
(Centre de cas de HEC Montréal), Laurent Lapierre et Claudine Auger racontent avec moult détails
l’ histoire de Claude Béland et son leadership démontré dans différentes sphères de sa vie.
78
Mouvement d’ éducation et de défense des actionnaires (www.medac.qc.ca)
83
Du Barreau à la direction générale…
Malgré son titre d’ avocat, la carrière professionnelle de Claude Béland se déroule
presque uniquement dans le mouvement coopératif. Admis au Barreau en 1956, il passe
quelques années dans un bureau privé, mais n’ arrive pas à y satisfaire son sens du devoir
social, son besoin de participer au développement de sa société :
Dans la pratique du droit, je ne retrouvais pas ce désir qui était en moi de
contribuer à faire en sorte que la société fonctionne mieux (… ); vous
donnez un conseil et les gens en font bien ce qu’ ils veulent! Il n’ y a pas
de continuité dans ça, et moi, ça m’ agaçait.
Pour pallier ce manque de gratification personnelle dans l’ exercice de sa profession
d’ avocat, Claude Béland s’ occupe donc en parallèle des activités juridiques de
différentes coopératives émergentes, et ce, bénévolement… au grand dam de quelques
confrères qui tentent ainsi de le raisonner : « Voyons, quand on est avocat et qu’ on a un
client, faut que ça paye! ». Mais en vain : Claude Béland demeure convaincu du bienfondé de ses implications extra curricula et persiste. Entre autres, il se charge de
l’ incorporation des caisses d’ économie en 1962 (entités naissantes à l’ époque79),
collaborant d’ emblée à la fondation de la Fédération des caisses d’ économie du Québec.
Encore à ce jour, il ne regrette aucun instant passé à offrir ses services gratuitement à ces
organisations de l’ économie sociale, qui en retour lui offraient l’ opportunité
d’ apprendre, tant sur la pratique du droit que sur le fonctionnement des coopératives.
D’ ailleurs, en 1971, avec l’ appui indéfectible de son épouse devant le risque que
représente sa décision, il quitte le cabinet d’ avocats et accepte une offre d’ emploi de la
Fédération des caisses d’ économie du Québec où il entre en poste avec le mandat de
créer un département des services juridiques. En marchant ainsi dans les traces de son
père, commerçant généreux et fier promoteur du système coopératif80, il se prépare à une
stimulante carrière loin des tribunaux… qui plus est, dans le fauteuil du dirigeant! En
79
« Communément appelées caisses d'
économie, les caisses de groupes Desjardins du Québec sont des
coopératives de services financiers qui oeuvrent principalement en milieu de travail et auprès de quelques
communautés culturelles. (… )En plus de dispenser tous les produits et services financiers disponibles dans
le Mouvement Desjardins, les caisses de groupes offrent aux travailleurs une expertise adaptée à leur
milieu de travail, à leur niveau de revenu et à leurs situations personnelle et professionnelle. » (Source :
site web de Desjardins, www.desjardins.com, section « Notre histoire »)
80
Il est le fondateur de la Caisse populaire d’ Outremont et a aussi été président de l’ Union régionale des
caisses populaires [de Montréal], in « Claude Béland et le Mouvement des caisses Desjardins », cas
pédagogique de Laurent Lapierre et Claudine Auger (2005, Centre de cas de HEC Montréal).
84
effet, au début de l’ année 1979 il est nommé par le Conseil d’ administration de la
Fédération au poste de directeur général (DG), un point tournant dans sa carrière.
« Si la Fédération va bien, on va tous aller bien. »
Très tôt dans l’ adolescence, Claude Béland apprend à partager solidairement avec sa
fratrie les diverses tâches ménagères et la responsabilité du « gardiennage » de sa mère,
dont la santé est très fragile, et qui nécessite de ce fait une présence constante auprès
d’ elle. Malgré les contraintes que cette discipline lui a imposées, il se considère très
chanceux d’ avoir eu à vivre cette expérience, laquelle l’ a conscientisé très jeune aux
bienfaits sur chacun et sur la famille de l’ effort collectif à privilégier le bien-être
commun :
… ç’ a été une richesse pour moi quand même parce que j’ ai compris très
tôt sans me questionner que, pour que la famille fonctionne bien et que
tous soient heureux, il fallait que chacun fasse sa part. Alors c’ était
normal pour moi, ce n’ était pas une punition, (… ) [et] naturellement j’ ai
transposé ça dans ma vie en société.
Grâce à cette inestimable leçon de vie, Claude Béland n’ aborde pas ses responsabilités à
la direction générale comme la plupart des dirigeants de son époque, c’ est-à-dire avec un
« C’ est moi le patron, vous allez faire ce que je vous dis! », comme il est de bon ton de
le faire en ce temps-là, l’ autorité hiérarchique du « patron » apparaissant encore
incontestable aux yeux de bon nombre d’ employés, petits salariés ou cadres. Rappelons
à cet effet qu’ à l’ aube des années 1980, la société est encore profondément marquée par
les valeurs religieuses et l’ éducation de l’ Église catholique « où le patron est
infaillible ». Bref, malgré cette réalité sociale et sa propre instruction81 dans une
institution académique de confession jésuite, M. Béland demeure fidèle à lui-même et à
ses origines familiales alors qu’ il est introduit comme directeur général à la Fédération
en 1979 :
Gestionnaire! Eh la la! Je n’ avais jamais été ça de ma vie! Et je me
souviendrai toujours, à la première réunion que j’ ai eue avec mon comité
de direction, de la première chose que je leur ai dite, et ça c’ est pas très
brillant de ma part, mais ça l’ a été sans le savoir, j’ ai dit aux gens
“Écoutez, moi je n’ ai jamais été gestionnaire de ma vie, vous autres, vous
81
Claude Béland a fait ses études au Collège Jean-de-Brébeuf à Montréal. À l’ époque, ce sont les Jésuites
qui dispensaient les enseignements de tout le cursus.
85
l’ êtes; là, j’ ai besoin de vous. Si vous voulez que je réussisse, vous allez
être obligés de m’ aider… puis si je réussis, vous allez réussir vous autres
aussi, et l’ important, c’ est que notre Fédération marche!” Et ç’ a
fonctionné, ç’ a fait un comité de direction très convivial, très soudé. (… )
Je ne me prenais pas pour un autre, je ne l’ étais pas, “un autre” (rires)!
C’ était… moi! Notre objectif, c’ était vraiment que la Fédération
réussisse. Puis je me disais, ça ressemble à l’ éducation familiale que j’ ai
eue malgré moi…
Cette attitude de Claude Béland lors de la première réunion avec son comité de direction
tranche donc avec l’ arrogance fréquemment démontrée par ses contemporains accédant
à des fonctions similaires, et ce, même au sein d’ une association de coopératives érigées
sur, voire mues par, les valeurs de la social-démocratie. Quoique tout à fait remarquable
pour l’ époque, cette approche transparente et collaborative n’ est pas du tout « calculée »
par M. Béland; ce sont précisément cette spontanéité de sa démarche et l’ authenticité de
son appel à la solidarité qui lui vaudront le concours de son équipe de direction.
Le Mouvement Desjardins :
pionnier mondial dans l’informatique bancaire!
Pour mieux comprendre les enjeux qui se sont posés à M. Béland dans ses
premières années à la tête de la Fédération des caisses d’économie, voici un bref
survol historique du réseautage informatique chez Desjardins…
Parce que le nombre de transactions s’intensifie dans les années 1960, les caisses
se dotent de divers équipements pour automatiser et accélérer leurs opérations
de traitement. Inquiet de constater « la dispersion des efforts et des achats en
matière de mécanisation » (p. 34), le Comité de coordination du Mouvement
ainsi que d’autres instances de la Fédération se penchent sur ce nouvel état de
fait. En raison des difficultés à « coordonner les initiatives de chacun » (p. 35), le
Mouvement n’arrive pas à proposer une solution incluant l’ensemble des
filiales, et c’est la Fédération des caisses qui tient le haut du pavé en lançant en
1970 un « système sophistiqué de télétraitement [centralisé] des données des
caisses : le Système Intégré des Caisses (SIC). La capacité du système à prendre
en charge les activités d’un cycle comptable complet (i.e. tout le grand livre
général) le transforme en un outil de gestion révolutionnaire qui donne au
Mouvement « une avance technologique de plusieurs années sur les banques »
(p. 36). Le rôle de meneur de la Fédération dans ce dossier contribue « de façon
déterminante à l’affirmation de son influence à la tête » du Mouvement
Desjardins, et s’établit davantage en 1972 avec l’expérimentation d’une autre
86
innovation qui fera bien vite l’envie des concurrents : Inter-Caisses, considéré
comme véritable « symbole de l’avance technologique des caisses ». (p. 39)
Bâti involontairement à même SIC par les concepteurs, et découvert presque
fortuitement par ceux-ci, le service Inter-Caisses qu’ils programment permet aux
caisses populaires ayant acquis SIC de communiquer électroniquement entre
elles. (p. 38) Sans le savoir, les concepteurs venaient de trouver la clé à leur
vision hyper avant-gardiste : « dès 1970, [ils] situaient la création de SIC comme
une étape dans le développement du futur système de paiement électronique
dont l’idée de base était (…) “un réseau informatique unique où les ordinateurs
[tous les PC et les serveurs] communiqueraient directement les uns avec les
autres”. (p. 39) » En 1972, quelques caisses populaires de la région de Québec
consentent à essayer Inter-Caisses, service qui remportera un franc succès et
s’étendra dès 1975 à plus de 400 caisses. Enfin, de l’informatisation des caisses
populaires (dont l’implantation et la formation se déroulent de façon soutenue
jusqu’en 1980) découlent un sentiment d’appartenance et une « mentalité
réseau » (p. 39) qui génèrent à leur tour des bénéfices déterminants pour le
Mouvement Desjardins : une meilleure cohésion organisationnelle et la
consolidation de sa structure.
(Informations et citations tirées de Poulin, Tremblay, 2005, pp. 34-39).
De l’indépendance à l’affiliation au Mouvement Desjardins…
Rappelons d’ abord quelques éléments du contexte d’ affaires de la Fédération des caisses
d’ économie du Québec dont Claude Béland assume maintenant les destinées. En 1979,
les caisses d’ économie concurrencent partout sur le territoire du Québec les caisses
populaires Desjardins, et tiennent farouchement à l’ indépendance de leur Fédération
ancrée dans la culture organisationnelle depuis la rebuffade essuyée en 1944, suite à une
tentative d’ affiliation d’ un groupe de 14 caisses régionales de pompiers. Cette année-là,
suite à une grève ayant malmené leurs pécules, le groupe s’ est rendu à Lévis dans
l’ espoir de négocier leur intégration au Mouvement Desjardins, mais fut débouté sans
considération par un certain sénateur Vaillancourt, peu intéressé à s’ associer à des
« francs-maçons catholiques » (Lapierre, Auger, 2005, p. 5). C’ est vers le modèle
américain des credit unions que les 14 caisses de pompiers se sont finalement tournées
pour créer la Quebec Credit Union League, laquelle a engendré « par ses idées la
formation de caisses comme celles de Northern Electric, Steinberg, Canadair et autres
87
caisses industrielles ». Mais en 1962, les 14 caisses de pompiers se regroupent à nouveau
pour fonder la Fédération des caisses d’ économie, entre autres pour répondre à la
demande des membres d’ avoir accès à une gamme de produits et services plus élaborée,
et à leur désir d’ être accueillis et servis en français. (Lapierre, Auger, 2005, p. 5)
Bref, M. Béland prend les commandes d’ une institution fière de son statut – dont il est
lui-même l’ architecte « juridique » – et qui défend depuis longtemps son identité face au
Mouvement Desjardins. Les caisses d’ économie ratissent très large dans le bassin de
marchés pénétrables et de clientèles potentielles partout au Québec, se dressant trop
souvent au goût de Desjardins sur le chemin de ses caisses populaires. Elles se
distinguent de ces dernières en misant sur le sentiment d’ appartenance des membres à
leur groupe professionnel ou à leur milieu de travail, et en offrant des services adaptés à
leurs besoins spécifiques et leur réalité propre. La contrepartie de cette mission
provinciale, plutôt que territoriale comme c’ est le cas pour les caisses populaires, est la
dissémination des membres d’ une même caisse d’ économie aux quatre coins de la
province ce qui ralentit, voire rend parfois impossible, la dispensation des services et
augmente les frais de transaction. C’ est d’ ailleurs cette problématique qui amène les
représentants de la Caisse de la Sûreté du Québec (SQ) à demander un entretien au
nouveau DG de la Fédération. Ce premier dossier d’ importance dont se saisit Claude
Béland se transformera rapidement en question vitale pour son organisation et en
démonstration de sa part d’ un leadership tout aussi sobre qu’ influent.
En effet, quelques mois après sa nomination, alors qu’ une grande majorité (environ
85%82) de caisses populaires dispose du service Inter-Caisses, la pression se fait sentir
sur la Fédération des caisses d’ économie dont les membres voudraient bien qu’ elle
acquière cette technologie. Comme l’ explique ci-après M. Béland, la première salve
provient de la Caisse de la SQ qui lui annonce que la Fédération des caisses populaires
de Montréal tente de la recruter en l’ appâtant avec Inter-Caisses, à savoir le privilège de
82
À la fin de 1978, il y a 890 caisses populaires sur 1139 (78%) offrant Inter-Caisses. Au cours de l’ année
1979, 143 de plus s’ en prévalent (pour un total de 91%). Puisque la Caisse de la SQ rencontre M. Béland
vers la mi-année 1979, on peut suggérer la moyenne des deux, soit 85%. (Source pour le nombre de
caisses : Poulin, Tremblay, 2005, p. 37.)
88
desservir instantanément les agents membres peu importe la caisse populaire Desjardins
située la plus près de chez eux :
… les policiers me disaient : “M. Béland, pour nous c’ est parfait, vous
allez comprendre, ce n’ est pas parce qu’ on ne vous aime pas et qu’ on
n’ aime pas notre Fédération, mais pour nous c’ est vital!”… Et dans mon
for intérieur en les écoutant je me disais : “Pour la Fédération aussi, c’ est
vital [d’ avoir les policiers de la SQ comme clients]”! Alors je leur ai dit :
“Donnez-moi un an, et on va vous trouver une solution”. Ce qu’ ils ont
fait, mais ça n’ a pas été long que moi, j’ en parlais au Conseil
d’ administration! Ça faisait, quoi… 10 ans, 15 ans même, qu’ on se battait
pour dire que les caisses d’ économie, c’ était quelque chose de particulier
puisque le Mouvement Desjardins, c’ était un concurrent… et là il fallait
que je convainque les gens que c’ était fini ce temps-là, il fallait
s’ accrocher au grand train Desjardins… mais sans perdre notre identité!
Aux yeux de Claude Béland, il y a péril en la demeure! Le positionnement de la
Fédération auprès de ses clientèles cibles domine toujours largement celui de Desjardins,
mais il risque de s’ effriter, voire de s’ effondrer. Inéluctablement, les caisses d’ économie
se retrouveront face à la nécessité de se procurer et d’ offrir à leurs membres les mêmes
avantages que Desjardins brandit pour attirer de nouveaux membres. Comme le
résument Lapierre et Auger (2005), « tombé enfant, grâce à son père, dans la potion des
caisses et de leur philosophie de coopération, Claude Béland en avait une
compréhension claire et une vision large. » (p. 6) C’ est pourquoi M. Béland prône
l’ impératif de contrer l’ obsolescence où pourrait sombrer la Fédération si elle s’ entête à
se suffire à elle-même, ainsi que l’ importance de recentrer ses efforts vers la mise en
œ uvre de sa mission liminaire, la même que celle de ses caisses d’ économie ou de toute
autre coopérative, soit défendre les intérêts des membres.83 Et quoique plaidant sa cause
avec conviction auprès du conseil d’ administration de la Fédération (constitué de
« dirigeants » élus par les caisses d’ économie), Claude Béland sait qu’ il marche sur des
œ ufs. Sous les apparences d’ une décision liée à la qualité de l’ offre de services et à
l’ efficience opérationnelle (ou tactique), se cache une évolution stratégique en latence
mais cruciale et, en outre, le premier grand défi qu’ il doit relever en qualité de DG :
83
Dans le cas des coopératives de services financiers, la défense des intérêts des membres peut s’ énoncer
comme suit : offrir aux membres les produits et services répondant le plus adéquatement à leurs besoins,
tout en générant un rendement le meilleur possible respectant un cadre « responsable et solidaire » à
l’ égard de tous les membres qu’ elles représentent. (Il s’ agit d’ une définition libre formulée par l’ auteure
de la présente recherche, suite à ses lectures et entrevues.)
89
assurer la survie et la pérennité des caisses d’ économie. À première vue, il faut avant
tout moderniser les technologies et les équipements, ainsi qu’ améliorer l’ offre de
produits et services. Mais Claude Béland sait intuitivement qu’ il faudra du même souffle
instiller le modèle d’ affaires de la Fédération des valeurs de justice sociale et de
solidarité sur lesquelles est édifiée en grande partie la pensée coopérative, et ce, à tous
les niveaux de l’ organisation. Ainsi, pour que la Fédération des caisses d’ économie du
Québec arrive à s’ adapter aux changements dans son environnement d’ affaires, elle
devra d’ abord se défaire de son attitude corporatiste tout en préservant son identité. Et
pour ce faire, Claude Béland doit l’ amener à repenser sa vision stratégique en regard de
ses responsabilités coopératives, puis à canaliser l’ énergie investie dans la vive lutte
qu’ elle livre depuis toujours à Desjardins sur le marché des coopératives du secteur
financier vers la cohésion que peut susciter une mission organisationnelle affirmée.
C’ est ainsi qu’ après beaucoup de remous, de hauts cris pour l’ unité à tout prix et de
résistance à la nouvelle réalité, M. Béland organise un colloque pour provoquer une
réflexion de fond sur la raison d’ être des caisses d’ économie, pour s’ assurer que les
membres saisissent les enjeux et priorisent la mission, puis pour obtenir la légitimité
d’ agir par suite d’ une décision collective et démocratique. Après deux jours de franches
discussions et de remises en question, on lui confie le mandat d’ aller rencontrer le
directeur général du Mouvement Desjardins, M. René Croteau, pour trouver un terrain
d’ entente où les caisses d’ économie profiteraient des avantages de s’ associer à un
groupe puissant sans menacer leur nature caractéristique.
Claude Béland prévoyait déjà que son mandat de négociation avec Desjardins, fût-ce à
propos de l’ acquisition d’ un système informatique, générerait un besoin radical de
changement dans la mentalité et les perceptions de bien des caisses d’ économie et de
leurs représentants partageant dans une forte proportion une vision passéiste des
relations avec Desjardins. Ce qu’ il n’ avait pas imaginé, c’ est l’ ampleur du projet qui
naîtrait suite à sa démarche… ni sa soudaineté. Il se trouve en effet que le projet
d’ acquisition technologique de la Fédération que Claude Béland présente à M. Croteau
concerne SIC, dont Desjardins accepte sans difficulté de lui vendre une licence
d’ utilisation, déjà exploitée par les caisses francophones indépendantes de l’ Ontario.
90
Mais M. Béland déchante assez vite : « Oh! Je me suis dit “Bravo! ”, mais là, c’ était trop
facile… Je lui ai demandé “Est-ce que ça comprend l’ Inter-Caisses?” ». La réponse est
sans appel : il faut être une caisse populaire pour l’ obtenir. Sans faire ni une ni deux,
Claude Béland lui demande comment faire « pour que la Fédération des caisses
d’ économie du Québec devienne une Fédération de caisses populaires? », à quoi M.
Croteau lui répond cordialement « Pour ça, il faut aller voir le grand patron M. Rouleau,
au 40e [du Complexe Desjardins]. Parlez-lui en. » Sans le savoir, Claude Béland allait
fournir une occasion en or au président du Mouvement Desjardins pour mettre de l’ avant
son projet de reconfiguration de la Fédération des unions régionales :
M. Rouleau, il connaissait bien mon père [qui avait entre autres été
président de l’ Union régionale de Montréal]. Ils ont travaillé ensemble
dans différentes choses. Alors j’ ai pris rendez-vous quelque temps après
avec M. Rouleau, qui était un bonhomme enthousiaste, qui avait toujours
des visions très larges, et quand je lui ai annoncé que la Fédération des
caisses d’ économie désirait s’ intégrer dans le Mouvement Desjardins,
“Ah, Béland, il faut faire ça, c’ est sûr, il faut faire ça!” Mais je lui ai dit
“Écoutez, on a un gros problème, là! Nous, on est une Fédération
provinciale, tandis que vous, vous êtes organisés en fédérations
régionales. ” Et M. Rouleau de répondre “C’ est pas un problème, laissemoi ça, je vais convaincre les gens, vous allez être la onzième fédération,
on va changer de nom – parce que dans le temps elles s’ appelaient les
unions régionales – on va devenir la Confédération, puis ça va
comprendre la Fédération des caisses d’ économie et dix fédérations
régionales.”… Oh la la!! C’ était tout un programme! Alors j’ ai eu à
travailler sur un protocole, et d’ être avocat, là, ça m’ a aidé! Et surtout,
surtout… [il fallait] convaincre nos gens!
C’ est ainsi qu’ en devisant avec les élus siégeant au Conseil de sa Fédération sur les
termes contractuels acceptables de l’ adhésion au Mouvement coopératif Desjardins et
sur le passage obligé de l’ indépendance à l’ autonomisme au sein d’ une éventuelle
Confédération des caisses populaires et d’ économie, M. Béland amorce du même coup
rien de moins que la transformation d’ une part de la culture organisationnelle construite
entre autres sur le besoin de la Fédération d’ affirmer sa singularité et de la protéger.
Après d’ interminables tractations entre les unions régionales (« fédérations régionales »)
concernant les pouvoirs décisionnels de la future Confédération et la représentation de
chaque Fédération au Conseil, ainsi que plusieurs propositions de protocole par Claude
91
Béland pour préserver le patrimoine des caisses d’ économie, les
nouvelles entités
Desjardins voient le jour le 19 septembre 197984.
De cette identité qui mène Claude Béland à la présidence…
Tel que décrété dans les statuts et règlements, Claude Béland est invité à siéger avec le
président de sa Fédération au conseil d’ administration de la Confédération. Mais la
méfiance des dirigeants et de leurs caisses d’ économie à l’ égard de Desjardins ne
s’ évapore pas de sitôt, et il en va de même pour le président de leur Fédération. Comme
le raconte M. Béland, c’ est mi-figue, mi-raisin que son patron accueille la nouvelle de
son accession aux plus hautes sphères : « Un an plus tard, à ma grande surprise, je suis
élu à l’ exécutif du grand Mouvement Desjardins! Mon président n’ était pas très
content… mais il était quand même fier! » Fier parce que la Fédération se démarque
ainsi au sein du Mouvement, parce qu’ il a confiance en son directeur général et parce
que la cause que Claude Béland défend par-dessus tout, c’ est la coopération et la valeur
ajoutée qu’ elle procure aux membres, tant du point de vue social qu’ économique.
Quelques années plus tard, cet intérêt sincère envers le mouvement coopératif et, sans
aucun doute, son intégrité, amènent Raymond Blais, président de Desjardins, à lui offrir
un poste bien spécial :
En 1985, un bon samedi matin du mois de décembre, je m’ en souviendrai
toujours, le lendemain du Bal du commerce -ça n’ arrive pas souvent que
ma femme et moi, on est en train de prendre un café en pyjama et en robe
de chambre, mais là, on s’ était couchés tard- le téléphone sonne : c’ est
Raymond Blais, le président du Mouvement. Quand on s’ appelait les fins
de semaine -chez Desjardins, on respectait beaucoup [la vie privée]- c’ est
qu’ il y avait quelque chose de grave. Je me suis dis “il y a quelqu’ un de
mort!” (rires) Alors il me dit : “Claude, tu es membre de l’ exécutif, tu
connais la nouvelle structure que je vais mettre en place, j’ ai créé un poste
d’ adjoint exécutif au président, j’ aimerais ça que tu poses ta candidature.”
(pause) J’ ai dit : “Écoute Raymond, j’ aimerais bien ça, mais, sais-tu, je ne
peux pas! Ça fait [presque 15 ans que] je suis avec les gens des caisses
d’ économie, ils m’ ont élu leur directeur général, je les représente au
Mouvement Desjardins, ils ont confiance en moi les yeux fermés. S’ ils
apprennent que je pose ma candidature et qu’ elle n’ est pas reçue, là ils
vont perdre la moitié de la confiance, ils vont dire Béland, il est sa
branche, il n’ est pas heureux chez nous et il se cherche un autre poste. Je
84
(Source : site web de Desjardins, www.desjardins.com, section « Notre histoire »)
92
ne peux pas faire ça, Raymond.” “Ouin… peux-tu venir me voir?
Demain, dimanche, [chez moi à] St-Romuald”. Je m’ en vais là, il était
assis dans sa chaise roulante, parce qu’ il commençait à être paralysé, et il
dit : “Bon, j’ ai réfléchi à mon affaire, je t’ engage! Je te nomme.” Et j’ ai
répondu : “J’ aime mieux ça.” (… ) Puis je me souviendrai toujours, quand
je lui ai demandé : “C’ est quoi ma description de tâches?”, il a dit “elle
est bien simple : toi, quand tu vas parler, il va falloir que les gens
comprennent que c’ est le président qui parle. Mais toi, prends-toi pas
pour le président.” Et puis, il m’ avait dit : “Moi, j’ ai besoin de toi pour
que tu développes la pensée coopérative dans le Mouvement. Tu vas être
mon adjoint, aide-moi à faire ça, parce que je ne suis pas bon làdedans.” C’ était un comptable agréé, lui, et il disait “Je ne suis pas bon
dans ça. Aide-moi dans ça.” Et je pense que Raymond Blais sentait que sa
maladie progressait rapidement. Ça, c’ était en décembre. Je suis entré en
poste en février.85 (… ) Alors j’ arrive au bureau puis je dis à la secrétaire
“Je suis M. Béland, euh… Est-ce que M. Blais est arrivé?”86 (… ) “Non, il
ne rentrera pas aujourd’ hui, il est à l’ Hôpital Victoria. Mais il demande
que vous l’ appeliez.” J’ ai finalement réussi à le rejoindre à 4h, il avait
subi des traitements dans la journée. Alors je le rejoins, il a une voix
tremblotante : “Raymond, je suis rentré, euh… comment ça va?” “Ah, ça
va, ça va, ça va.” Je lui dis : “Ben je t’ appelle parce que là, je suis rentré,
alors qu’ est-ce que tu veux que je fasse.” Il me répond « Fais ton
possible. » Alors moi, j’ ai appris à être président comme on lance
quelqu’ un qui ne sait pas nager dans la piscine… Mais je me souvenais
qu’ il m’ avait dit « Prends-toi pas pour le président. » Finalement, j’ ai
presque [joué] le rôle du président pendant un an… parce que lui avait
toujours beaucoup espoir [de se rétablir], et moi aussi! Moi, j’ étais
tellement content d’ être son adjoint parce que c’ était un bonhomme très
plaisant, très drôle, Raymond Blais… il aimait la vie!
Au cours de son court mandat d’ adjoint au président, de février à décembre 1986,
Claude Béland assume plusieurs des fonctions de son patron dont la santé ne s’ améliore
pas. Mais il fait bien attention d’ intervenir au nom de M. Blais et de le représenter,
plutôt que de « se prendre pour le président », gagnant de ce fait le respect et la
confiance du réseau. Tant et si bien que, à l’ annonce de la démission de M. Blais, c’ est
le président de la Fédération de Montréal Guy Bernier qui fait les démarches auprès de
ses confrères du Conseil d’ administration du Mouvement Desjardins pour ouvrir le
chemin de la présidence à Claude Béland, sa nomination à titre d’ adjoint exécutif au
85
Raymond Blais accorde à Claude Béland l’ autorisation d’ avoir son bureau à Montréal plutôt qu’ à
Québec, « exception incroyable » qu’ il justifie par le besoin de « couvrir le territoire ».
86
Pour l’ entrée en poste de Claude Béland, Raymond Blais avait prévu l’ accueillir dans les bureaux de
Desjardins à Montréal.
93
président, un poste de non-élu, l’ ayant disqualifié selon les statuts et règlements. Mais
une interprétation plus large desdites prescriptions, en rapport avec le poste de direction
général que personne n’ occupe, habilite finalement le C.a. à choisir un des membres du
Comité de direction à devenir éligible au poste de président. Fidèle à lui-même, Claude
Béland « ne se fait pas d’ illusions » sur ses chances d’ être choisi compte tenu du calibre
de ses collègues. À sa grande surprise, le C.a. retient sa candidature… « Là, les papillons
se faisaient aller! »
La suite des événements allait surprendre Claude Béland encore bien davantage! À peine
quelques semaines plus tard, le C.a. se réunissait à nouveau, mais cette fois-ci pour élire
le nouveau président de Desjardins. Claude Béland est élu dès le deuxième tour et il
relate ce souvenir la voix encore empreinte d’ incrédulité : « l’ élection avait commencé à
9h10 et à 9h25 j’ étais proclamé président du Mouvement! » Avec recul, Claude Béland
comprend qu’ il a été désigné par ses pairs en raison de son intégrité et parce qu’ il est
resté lui-même. Et de cette élection, il tire une leçon de leadership :
C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je l’ espérais! Écoutez, c’ est
un poste qu’ on espère! J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient :
“Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une identité.” Et c’ est ce qui
m’ a fait comprendre c’ est quoi, le leadership. Ils me disaient : “T’ as une
identité, toi, on te connaît, on sait comment tu penses, et il y a des choses
que tu n’ es pas capable de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes
principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité et on sait qui tu es, et
ça nous donne confiance.” Alors je me disais : “Identité, confiance,
éthique… c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans ma carrière,
j’ ai souvent eu à vivre des cas difficiles. Et j’ entendais les gens dire :
“Non, non, Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut pas faire ça!”
On ne peut pas se dénaturer comme ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On
va dire que je l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… ) C’ est
d’ être soi-même. Ce que les gens vont retenir de vous, ce que vous avez
légué, c’ est vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les gens ne me
parlent pas de la restructuration… ils ne me parlent pas du progrès de
Desjardins, l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent
de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les valeurs, elles influencent.
Donc on laisse une influence, c’ est-à-dire [nous-même] comme personne.
(… ) Mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus
difficile. Dans mes conférences, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste.
94
La théorie de l’alpiniste pour « réussir la solidarité »… ou comment rassembler
pour changer plutôt que de diviser pour régner
Ce leadership d’ influence que cultive Claude Béland par la parole se reflète dans sa
pratique de la gestion et dans son style de direction : c’ est ce qu’ il appelle son identité,
grâce à laquelle il reste toujours fidèle à lui-même. Claude Béland ne commande ni
n’ impose le changement en injectant des décisions exécutives vers le bas de son
organisation comme d’ autres patrons le font; il concentre plutôt ses efforts à faire
comprendre aux gens qu’ il faut évoluer, s’ adapter au marché, tout en les amenant à
s’ approprier les changements nécessaires, quitte à ce qu’ ils en réclament les lauriers,
comme il l’ exprime ci-après : « Le leadership, c’ est d’ amener les gens à décider de ce
qui doit être fait; et tant mieux s’ ils en prennent le mérite! »
Ainsi, à la tête de la Fédération des caisses d’ économie du Québec en 1979 ou au pinacle
du Mouvement Desjardins, dont il devient le président en 1987, Claude Béland aborde
son travail de direction avec la même philosophie, une approche qu’ il a baptisée la
« théorie de l’ alpiniste » dont il se sert pour faire évoluer son organisation, et ainsi
« réussir la solidarité ». C’ est en quelque sorte l’ application concrète de sa stratégie par
l’ influence. Comme un chef d’ orchestre mène ses musiciens en influençant leurs
mouvements pour créer l’ harmonie symphonique parfaite, le chef de cordée doit amener
ses alpinistes à escalader la paroi rocheuse collectivement et solidairement pour que tous
atteignent le sommet sans tomber dans le vide. Se représentant ainsi son rôle, M. Béland
arrive à raconter en quelques phrases seulement, mais combien éloquentes, le parcours
tortueux et éprouvant qu’ a représenté la titanesque restructuration du Mouvement
Desjardins dont la mise en œ uvre s’ est amorcée en 1993 :
Comme un alpiniste mesure la solidité du pic, c’ est la réaction humaine
que [le dirigeant est] obligé de mesurer pour monter jusqu’ en haut. (… )
Mais des fois, on a planté notre pic un peu trop haut, alors on disait “On
recule! On recule, sinon on va tomber!” Et tomber, ça voulait dire repartir
à zéro. Faut pas tomber! Il faut rester sur ce qu’ on a gagné… s’ ajuster,
puis continuer à monter… pas à pas, cm par cm. Mais, c’ est essoufflant…
C’ est essoufflant.
95
Il faut dire que, depuis les années 1960, la plupart des prédécesseurs de M. Béland se
sont penchés sans succès, et en causant à chaque fois de vives réactions, sur la question
de l’ inefficacité de la structure du Mouvement Desjardins. Bien sûr, il y avait la lourdeur
engendrée par les multiples instances décisionnelles, mais le véritable talon d’ Achille
demeurait la nécessité de coordonner les stratégies, contrecarrée par la sacro-sainte
décentralisation des pouvoirs. Ils ont donc cherché des solutions à la perpétuelle
problématique de rassembler autour d’ une action stratégique concertée les différentes
composantes autonomes du Mouvement Desjardins, et majoritairement peu enclines à
opter pour une centralisation des pouvoirs. Bref, quoique les études aient confirmé
l’ impératif de procéder à une réforme à l’ interne, les recommandations sur le partage des
pouvoirs demeuraient timides et ne menaçaient jamais l’ ordre établi, puis les rapports
finissaient tablettés.
Porté par la confiance qu’ il place dans son idéal coopératif, Claude Béland décide de
foncer et propose des changements à la structure du Mouvement Desjardins, persuadé
que la démocratie protégerait le mieux-être commun et que ce dernier finirait par
l’ emporter : « J’ ai essayé, moi, en 1989, [de faire adopter une nouvelle structure
organisationnelle du Mouvement Desjardins] et ç’ a été une erreur!! Dans le temps de le
dire, certaines Fédérations se sont mises à se méfier de moi… Et moi, ça faisait depuis
1987 que je voyais venir [le besoin de se restructurer] et que je disais à mes gens
“Comment on va faire ça? Comment on va les amener à comprendre?” » Pendant ce
temps, la marche inexorable du Mouvement Desjardins vers de graves problèmes de
compétitivité et de performance continue. La préoccupation de M. Béland, tout sauf
futile, c’ est de voir le futur de Desjardins compromis par l’ appétit pour le contrôle de
certaines fédérations et filiales semblant avoir oublié qu’ elles appartiennent au
Mouvement coopératif Desjardins; car même si chaque fédération régionale n’ a qu’ un
droit de vote au Conseil de la Confédération, les plus puissantes ne se gênent pas pour
ignorer les valeurs démocratiques en menaçant de retirer leurs billes de gros projets
surtout technologiques (et liés à l’ informatisation des systèmes de gestion), voire même
de quitter la Confédération si les décisions prises ne penchent pas en leur faveur. Quelle
ironie du sort quand, quelques années plus tard, les dissidentes devront piétiner orgueil
96
et arrogance, pour être sauvées de la faillite par le reste du Mouvement au nom de
l’ entraide, valeur phare de la coopération!
C’ est aussi cette conjoncture particulière, qui fragilise d’ autant plus Desjardins face aux
banques, qui offre à Claude Béland l’ opportunité de remettre sur la table son grand défi
de restructuration, qu’ il décide d’ approcher d’ un tout autre angle : notre alpiniste rompu
aux entreprises périlleuses mais nécessaires sort son équipement et son leadership
d’ influence, puis part en campagne pour rassembler les membres de sa cordée. En fait,
Claude Béland doit d’ abord et avant tout s’ assurer que tous les membres du Conseil
reconnaissent que Desjardins doit effectuer un virage et leur demande « chacun chez
vous, pourriez-vous me faire un mémoire et me dire comment vous voyez le Mouvement
Desjardins de l’ avenir. Pensez La Caisse de l’ an 2000… ». En d’ autres termes, M.
Béland leur demande subtilement d’ admettre qu’ il faut changer! Il y parvient en
introduisant La Caisse de l’ an 2000, concept qui lui permet d’ aplanir soudainement tous
les conflits d’ intérêt détournant les regards de chacun sur des enjeux rassembleurs et…
fédérateurs : « ça, c’ est en 1993… 7 ans plus tard, j’ avais déjà la moitié de la table qui
ne serait plus là. Ça ne les touchait plus. Le conflit d’ intérêt venait de disparaître. »
Voilà donc les membres du Conseil d’ accord sur l’ importance d’ escalader une
montagne… la volonté de changer la structure semble ancrée et enthousiaste. Mais que
ces messieurs désirent escalader, c’ est bien beau, encore faut-il que ça soit la même
montagne et dans le but d’ atteindre le même sommet! « D’ abord, la mission! On en a
fait une mission claire… claire, par rapport à l’ an 2000 : on voulait être « la meilleure
coopérative en Amérique du Nord. Une mission noble, généreuse, enthousiasmante… »,
raconte Claude Béland, tout sourire. D’ ailleurs, avec le recul, il confirme que « le
premier pic qui a été solide, [ç’ a été la décision] de revoir la mission du Mouvement en
fonction de La Caisse de l’ an 2000. (… ) Et moi, je me suis toujours servi de notre
mission… comme un syndiqué [brandit] sa pancarte! » Ainsi, quand les enjeux de courte
vue revenaient sur le tapis, il répétait à ses gens : « Ben oui, mais si on fait ça, on ne la
[réussira] pas, notre mission! »… - « Ah oui, c’ est ben vrai, M. Béland. Mais on veut
l’ avoir! » « - Alors faut faire quelque chose, hein? Qu’ est-ce qu’ on fait? Qu’ est-ce que
vous proposez? » Il ramène donc constamment l’ attention de ses collaborateurs sur cette
97
mission, le sommet tant convoité à atteindre en empruntant le chemin le plus consensuel.
Et pour y arriver, des mains sur le terrain, il en a serré, et de l’ éducation coopérative
auprès de la population de partout au Québec, membres ou non de Desjardins, il en a
fait! Par exemple, il invente les « 4 P », une formule-choc pour expliquer succinctement
la valeur ajoutée d’ une institution financière ancrée dans le mouvement coopératif et les
différences entre Desjardins et une banque commerciale : Propriété, Participation,
Partage, Patrimoine. Il visite toutes les régions du Québec et prend le temps d’ expliquer
les avantages de la restructuration en termes de services aux membres et de coordination
du travail entre autres, tout en ayant soin de préciser qu’ un programme de
perfectionnement et un temps d’ apprentissage est prévu pour tous les employés selon
leurs types de responsabilités. Comme il le dit : « quand vous n’ avez pas des politiques
de gestion des ressources humaines qui sont cohérentes avec votre discours ou avec
votre mission, votre leadership s’ affaiblit! » Pour Claude Béland, les paroles du
dirigeant doivent se refléter dans ses décisions et ses actes, de manière à mériter la
confiance des employés. Bref, quand il martèle inlassablement que « le leadership, c’ est
d’ amener les gens à décider par eux-mêmes ce qu’ on pense qui devrait être fait » et que
« fondamentalement, le leadership c’ est d’ avoir une identité forte », il ne brode pas de la
dentelle autour de son discours pour se donner du style; il nous livre sa démarche en tant
que dirigeant qui a compris que « les gens ne sont pas intéressés à suivre des
girouettes », ou des dirigeants qui leur disent « je vais [vous] amener à telle place » et
qui finalement les mènent « tout croche », ajoutant du même souffle que « (… ) il faut
beaucoup d’ éthique pour avoir du leadership; mais l’ éthique, le dirigeant doit aussi la
vivre, il faut qu’ il l’ incarne… sinon, personne ne va le croire, et encore moins [le
suivre]! » Encore aujourd’ hui, c’ est parce qu’ on connaît son intégrité à mettre en œ uvre
et réaliser ce qu’ il prône qu’ on tend l’ oreille quand il se prononce sur un enjeu de société
ou qu’ il s’ inscrit dans un mouvement citoyen.
En l’ an 2000 prend fin la carrière professionnelle de Claude Béland, et incidemment son
parcours au sein du Mouvement Desjardins, laissant entre autres derrière lui son rôle de
chef de cordée coopérant avec membres et employés, les entraînant dans son sillon et les
épaulant dans la réalisation du projet de restructuration. Il garde le souvenir de ses
98
années de travail acharné avec et pour le Mouvement Desjardins d’ une « expérience
humaine incroyable », que de surcroît il se considère privilégié d’ avoir pu vivre; on peut
affirmer sans présomption que ce dirigeant a récolté le fruit de ses efforts semés tout au
long de sa carrière sur le plan humain, toujours habité qu’ il était par son souhait le plus
cher de contribuer au mieux-être commun de son organisation, et plus largement de la
société québécoise. C’ est donc avec une lueur dans les yeux de fierté philanthropique
mélangée à l’ incertitude que réserve le futur au mouvement coopératif que ce « banquier
socialiste » - comme s’ amusaient à le taquiner ses confrères du milieu bancaire
québécois - résume l’ évolution de Desjardins au cours de son passage à sa tête : « le
Mouvement est passé d’ une culture très autonomiste à une culture de la solidarité »
comme en font foi la création des Centres financiers aux entreprises (CFE) :
(… ) on est passés d’ une culture extrêmement autonomiste à une culture de
solidarité. Les caisses sont devenues très solidaires. Imaginez qu’ elles ont décidé
de créer des Centres d’ entreprises, des centres de services spécialisés pour les
entreprises! C’ était inconcevable avant! Les caisses elles-mêmes qui disent :
“Des prêts commerciaux, si on veut vraiment en faire, il faut s’ aider, il faut se
regrouper.” On ne pouvait pas avoir 1 300 experts pour suivre les inventaires des
compagnies, puis suivre les comptes recevables, etc. C’ était impensable! Et
quand les caisses ont compris ça, et qu’ elles ont travaillé pour le Mouvement,
pas juste pour elles – parce qu’ elles comprenaient qu’ en bout de ligne, ça leur
rapporterait, là le fameux « Si le Mouvement va bien, vous allez être bien. »
prenait tout son sens. Alors elles ont créé d’ immenses Centres financiers aux
entreprises, dont elles sont en plus propriétaires! Ça, c’ est un changement
incroyable! Donc on est passés d’ une culture très très très autonomiste, à une
culture de la solidarité; parce que c’ est de la solidarité, ça! Je veux dire : elles
travaillent vraiment ensemble pour le bien du regroupement. Oui, une culture de
la solidarité… ou une culture de coordination, en tout cas, elles ont dit :
“Ensemble, on va servir les PME très bien, [leur offrir ce qu’ elles ne retrouvent
pas regroupés sous un même toit ailleurs], puis ça va nous rapporter.” C’ est tout
un virage, ça! Ça me rappelle ma famille… Moi je me disais : “Si la famille est
bien, je vais être bien.” C’ est la même chose! Les gens des régions ont compris :
ils ne faisaient pas de prêts commerciaux parce qu’ ils n’ était pas organisés. Alors
ils se sont organisés : ç’ a commencé comme ça, ils se sont mis ensemble et ils se
sont aperçus que ça marchait. C’ est sûr!
Quoique ce banquier humaniste, doublé d’ un visionnaire porté par une identité forte et
des valeurs inébranlables, ait en quelque sorte accompli sa mission stratégique de
« réussir la solidarité », le grand citoyen qu’ il est d’ abord et avant tout est bien loin de
festoyer et continue à jouer son rôle de chef de cordée pour faire avancer la société.
99
4.3
Monsieur Pierre Marin
Directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins (de 1994 à 2006)
La « magie »87 et la vision derrière le succès de la Caisse de la Culture Desjardins
Les coopératives financières, telles les caisses Desjardins (caisses populaires ou caisses
d’ économie), représentent en soi des organisations atypiques dans le paysage homogène
des secteurs bancaire et de la finance au Québec, de par leur fonctionnement
démocratique et leur mission de justice sociale. Mais il y a des institutions financières,
bien que constituées selon le modèle coopératif, qui se démarquent davantage de leurs
concurrentes, qu’ elles soient caisses populaires (établissement coopératif appartenant au
Mouvement Desjardins et desservant la clientèle d’ un territoire défini) ou banques à
charte. On peut penser entre autres aux caisses d’ économie qui offrent des produits
financiers similaires à ceux du marché bancaire et financier traditionnels88, mais qui
desservent une clientèle spécifique appartenant à un groupe défini (sans égard au
territoire où réside le membre) et offrent des services adaptés à ses besoins particuliers.
La Caisse de la Culture Desjardins, modèle de réussite s’ il en est un, représente un
excellent exemple de ce genre d’ institutions financières atypiques, illustrant
l’ importance du positionnement stratégique dans ce secteur d’ affaires très compétitif et
peu enclin à innover pour les clientèles hors normes considérées à risque parce
qu’ imprévisibles (i.e. dont le profil financier ne correspond pas aux critères « normaux »
de la majorité). Une de ces clientèles « anormales » est celle des artistes, appartenant
principalement à la catégorie des travailleurs autonomes et entrepreneurs indépendants.
Il est important de souligner que la mission de cette institution s’ inscrit presque
intégralement dans le « projet économique et social alternatif » qu’ avait Alphonse
Desjardins en créant la première caisse populaire à Lévis en 1900, « dont l’ intention est
d’ abord de donner [aux milieux ruraux] accès à des services d’ épargne et de crédit (… )
87
Sauf indications contraires, les citations rapportent les propos de Monsieur Pierre Marin, recueillis lors
d’ une entrevue tenue le 10 octobre 2007 à Montréal.
88
Le qualificatif « traditionnel » est utilisé dans ce cas pour définir les produits et services (de
financement et de placement) offerts par les institutions financières selon des modalités relativement
homogènes. Par exemple, les taux sur les prêts se comparent d’ une institution à un autre, ainsi que les
formules de remboursement (adaptées à la réalité financière des salariés).
100
et de leur procurer du même coup un outil de développement économique » (Poulin,
Tremblay, 2005, pp. 5-6). Bref, les aider à réaliser leurs objectifs et avoir les moyens de
leurs ambitions!
La genèse de la Caisse de la Culture
À la suite d’ une réflexion amorcée vers la fin des années 1980 par l’ Union des artistes
(ci-après UDA) sur la situation financière de ses membres, lesquels éprouvaient des
difficultés chroniques à obtenir des produits et services bancaires de base en raison de
leur sources de revenus instables, Serge Turgeon (alors président de l’ UDA) et Serge
Demers (directeur général de l’ UDA à l’ époque) font appel à l’ expertise de Pierre Marin
pour créer une caisse capable (et désireuse) de desservir les membres de l’ UDA. Fort de
son expérience à titre de directeur général de la Caisse d’ économie des syndicats
nationaux de Montréal89, M. Marin accepte de faire la réflexion avec les dirigeants de
l’ UDA et de les accompagner dans leurs démarches auprès de Desjardins. « Le gros défi,
c’ était d’ obtenir le support de Desjardins pour la création de la Caisse », le scepticisme
face aux chances de réussite étant sans doute alimenté par « cette espèce de préjugé qui
vient de la population à l’ égard des artistes (… ) à l’ effet [qu’ ils] sont dépensiers, sont
gaspilleurs, qu’ ils ne gèrent pas leurs finances personnelles ». Pari relevé! En 1994, le
projet se concrétise et la Caisse de la Culture est fondée « pour répondre spécifiquement
aux besoins des artistes, artisans, créateurs et entreprises issus des milieux de la culture
et du savoir » (source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins), et est affiliée à la
Fédération des caisses d’ économie90 qui la supportera financièrement dans son
démarrage, c’ est-à-dire qu’ elle assumera pour les trois premières années les déficits
d’ opération définis par les cadres budgétaires approuvés.
89
Cet établissement porte maintenant le nom de Caisse d’ économie solidaire suite à plusieurs fusions.
En 2001, pour alléger la structure du Mouvement Desjardins, cette Fédération et toutes les autres ont
fusionné avec la Fédérations des caisses populaires Desjardins pour créer la Fédération des caisses
Desjardins, permettant aussi d’ éliminer la Confédération (dont la responsabilité était de chapeauter les
Fédérations gérées de manière indépendante, mais affiliées au Mouvement Desjardins).
90
101
« La Caisse de la Culture est née d'
un rêve : celui de donner aux artistes, aux
artisans, aux créateurs et aux entreprises issus des milieux de la culture, des
communications et du savoir, les moyens de leurs talents et de leurs aspirations.
C'
est une coopérative à leur image, entièrement gérée par des représentants de
chacun de ces milieux. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins)
C’ est donc tout naturellement que MM. Turgeon et Demers sollicitent Pierre Marin pour
qu’ il occupe le poste de directeur général de cette nouvelle caisse. Après les tests de
sélection, les entrevues d’ usage et ses propres remises en question, il accepte de relever
ce défi, et ce, même s’ il « se trouve un peu fou »… car rien n’ est gagné d’ avance et il
n’ y a aucune garantie, ni même « sur la capacité [de la Caisse] à générer assez vite les
revenus » nécessaires pour payer son salaire! En 1994, il y a 4 500 institutions
financières de détail à Montréal qui jouent du coude dans un contexte d’ affaires
« extrêmement concurrentiel, (… ) alors pourquoi faire une Caisse si elle est pour faire la
même chose que les autres, pourquoi en rajouter une autre? Et la réponse était implicite
dans la démarche de la création de cette Caisse : ça prenait une institution financière qui
soit capable de donner des services aux membres de l’ Union des artistes qu’ ils reçoivent
peu, qu’ ils reçoivent mal ou qu’ ils ne reçoivent pas » parce qu’ ils sont victimes de
préjugés. Conscient des risques, mais parce qu’ il croit fermement à cette mission et qu’ il
est convaincu de son importance, Pierre Marin se lance dans l’ aventure avec cette
humilité qui le caractérise. Reste que sa feuille de route professionnelle parle d’ ellemême : son implication dans les milieux syndical et de la finance coopérative suffit à
convaincre de son attachement pour une certaine ‘justice’ ou ‘équité sociale’ , et ses
compétences moult fois démontrées, entre autres à titre de directeur général de la Caisse
de la CSN puis de président de la Caisse d’ économie solidaire, permettent à MM.
Turgeon et Demers de croire au succès du projet piloté par Pierre Marin.
À son entrée en fonction, l’ objectif principal que s’ est fixé Pierre Marin l’ obnubile : il
faut rentabiliser la Caisse le plus rapidement possible pour « conquérir l’ autonomie de
décision le plus tôt possible ». La réussite devient donc la pire contrainte de gestion qu’ il
s’ impose, non seulement pour sortir la Caisse de la marginalité et lui permettre
d’ acquérir la reconnaissance dans son milieu d’ affaires, mais d’ abord et avant tout pour
102
l’ émanciper de la « tutelle » de la Fédération des caisses d’ économie. Malgré les
ressources et les moyens très restreints dont il dispose, Pierre Marin gagne son pari en
moins de deux ans, au prix de grands sacrifices de la part de la petite équipe qui
l’ entoure, le budget ne lui permettant d’ embaucher que trois personnes pour matérialiser
le projet avec lui.
D’ accord, le marché potentiel est là, et il ne demande pas mieux que de se faire proposer
des solutions financières… Mais encore faut-il les développer, ces nouveaux services, et
ce, tout en respectant les normes des multiples instances de surveillance!
Le service aux membres
Mais comment la Caisse de la Culture arrive-t-elle à se démarquer de ses puissantes
concurrentes? En innovant dans la définition et la prestation des services offerts aux
membres : mandat complexe dans un système extrêmement normé où chaque institution
doit respecter les dispositifs réglementaires financiers établis pour protéger les
épargnants! Puisque la différence d’ une institution financière à l’ autre « se joue sur un
mouchoir de poche [en ce qui concerne] les prix et la qualité des produits, c’ est vraiment
sur le service que la Caisse a développé un avantage concurrentiel ». De plus, Pierre
Marin souligne que :
Il a fallu innover dans la dispensation des services. Par exemple, un prêt
est [accordé selon] plusieurs critères, mais le critère principal, c’ est la
capacité de remboursement de la personne qui emprunte. Et déterminer la
capacité de remboursement d’ un pigiste, ce n’ est pas la même chose que
de déterminer la capacité de remboursement d’ un salarié [dont le chèque
de paie est régulier]. Alors on a déterminé un système, et on l’ a déterminé
par essais et erreurs avec les ressources [humaines], ensemble, pour
arriver à déterminer [des services] qui offrent à la fois les caractéristiques
sécuritaires pour une institution financière, donc qui soient approuvables
par les gens qui sont chargés de vérifier nos opérations, et qui soient
reproductibles, qui rendent service aux membres, qui ne les amènent pas à
trop s’ endetter et qui leur permettent d’ avoir accès aux biens qu’ ils
veulent acquérir. Alors il a fallu innover, il a fallu inventer, il a fallu
qualifier nos processus d’ analyse et d’ autorisation auprès des instances de
surveillance.
103
En impliquant les employés de première ligne, soit les conseillers financiers qui traitent
avec les membres, analysent leur situation financière et tentent de répondre le plus
adéquatement possible à leurs besoins spécifiques, la Caisse arrive graduellement à
définir puis à raffiner ses services et ses façons de procéder. Encore faut-il que l’ équipe
de travail soit sensible aux réalités particulières des finances personnelles des artistes et
de la gestion des organismes culturels. Et c’ est ici que survient le premier acte de cette
« magie » dont parle Pierre Marin lorsqu’ il explique les résultats et les performances très
positifs de la Caisse de la Culture dès son arrivée sur le marché.
« La Caisse de la Culture offre à ses membres le même éventail de services que
ceux dispensés par le réseau des caisses Desjardins. Par contre, contrairement
aux institutions financières traditionnelles, la Caisse tient compte, dans son offre
de services, de la situation d'
un grand nombre de ses membres, qui sont des
entreprises à vocation culturelle ou encore des travailleuses et des travailleurs
autonomes dont les revenus fluctuent au rythme des contrats qu'
ils
obtiennent. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins)
La « magie » comme stratégie?
Les succès de la Caisse de la Culture depuis ses débuts démontrent bien la nécessité de
son existence, voire même son importance pour la vitalité du développement culturel au
Québec. Mais d’ un point de vue stratégique, comment cette organisation a-t-elle réussi à
créer et réussit-elle encore aujourd’ hui91 à soutenir son avantage concurrentiel?
Comment la Caisse est-elle devenue l’ institution financière la plus compétente sur le
marché en regard de l’ offre de services répondant aux besoins spécifiques de la clientèle
artistique?
Le premier acte magique qu’ il y a eu, au fond, c’ est dans le recrutement
[des] personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des gens qui avaient la
qualité fondamentale d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-à-dire
d’ aimer les gens avec qui ils allaient travailler… d’ aimer les gens à qui ils
allaient donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est drôle, hein, mais
j’ ai réalisé par la suite, parce qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25
91
Voir encart p. 104.
104
employés92, que chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de
sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la
culture, on s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il faut que les
gens aiment le milieu pour le comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie
initiale, c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées pour partir [le
projet] étaient allumées, étaient enthousiastes à l’ idée de faire ce travail,
malgré la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je dirais même plus
[qu’ il faut] des amoureux de la culture [qui sont aussi] passionnés par les
gens!
Mais pour que la magie opère, il faut un magicien… ou du moins un directeur général
compétent et intuitif, sachant alimenter cet engouement et canaliser la volonté des
employés. Comme l’ explique M. Marin lorsqu’ il compare la structure organisationnelle
de la Caisse de la culture avec celle des autres caisses Desjardins, « la différence qu’ on
peut voir à la Caisse de la Culture, elle n’ est pas tellement dans le modèle
d’ organisation, la gouvernance, l’ organisation du travail ou des trucs comme ça; elle se
trouve plutôt dans la qualité des relations qui sont établies entre la gestion et les
opérations… et puis ça aussi, c’ est de la magie, c’ est difficile à rationaliser… ». Donc,
tout en adoptant le modèle organisationnel formel « réfléchi et raisonné par
Desjardins », modèle somme toute assez traditionnel et standard avec une participation
limitée des employés aux décisions et aux résultats, il arrive à maintenir cette qualité de
communication entre la direction et l’ équipe de travail qui devient un facteur-clé de
succès pour cette organisation. Pour ce faire, il mise sur un flot entretenu de rapports
informels entre employés et dirigeants permettant à la Caisse d’ améliorer constamment
son offre de services, et ce, en soutenant le développement et l’ innovation dans les
façons de dispenser des produits bancaires et financiers autrement conventionnels. Pour
Pierre Marin, l’ empowerment des employés devrait aller de soi dans n’ importe quelle
organisation, c’ est une question de décence que de les rendre autonomes. Mais
l’ empowerment, c’ est beaucoup plus que ça à la Caisse de la Culture, parce qu’ il
contribue à créer cette magie qui se transforme en compétence organisationnelle
distinctive. Bref, comme le précise M. Marin, « les mécanismes formels existaient, mais
d’ après moi les mécanismes formels ne créent pas la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça
92
En plus du directeur général, l’ organisation compte aujourd’ hui sur une équipe de 29 employés oeuvrant
à répondre aux besoins particuliers des membres de la Caisse et offrant des services spécialisés de
financement aux entreprises culturelles. (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins)
105
assure au moins que la direction et les employés se parlent régulièrement, mais il y avait
autre chose à la Caisse : une qualité de communication que j’ ai rarement vue dans
d’ autres organisations! (… ) L’ énorme différence par rapport aux autres caisses, qui est
ressentie et qui peut se valider aussi en parlant aux employés (… ), c’ est qu’ ils ont été et
qu’ ils sont encore influents dans la direction de la Caisse. »
À l’ instar du mode de gestion suggéré aux caisses par le Mouvement Desjardins, et
généralement appliqué intégralement par celles-ci, le mode de gouvernance ne varie pas
d’ une caisse à l’ autre. Une coopérative appartient à ses membres, dite Assemblée
générale, laquelle élit un Conseil d’ administration dont le mandat est d’ engager et de
surveiller la direction générale, puis de faire rapport aux membres sur les activités de la
coopérative annuellement. De l’ aveu même de Pierre Marin, la marge de manœ uvre
pour innover à ces niveaux et dans ce contexte n’ existe pratiquement pas. D’ ailleurs, ce
qui l’ a guidé dans la mise sur pied de la Caisse de la Culture, son plan stratégique pour
atteindre ses objectifs de rentabilité, ce n’ était pas tant un besoin de réinventer la
gouvernance ou les modes de gestion, mais la mise en œ uvre de sa vision de l’ utilité de
cette caisse-là! Au lieu d’ innovation, il parle de « retour aux sources, c’ est-à-dire de
s’ assurer que la coopérative (… ) travaille bien vers le sens souhaité par ses membres ».
La vision d’un gestionnaire engagé et convaincu
Même s’ il utilise le concept de magie pour dépeindre l’ effervescence interne ayant mené
à la réussite du projet, soit de créer une institution financière crédible sur le marché et
capable de desservir la clientèle artistique du Québec, Pierre Marin est un fin stratège
qui ne donne pas dans la pensée magique! Bien au contraire, il agit beaucoup, et il le fait
de manière réfléchie. Pour mettre en œ uvre la mission, il faut avoir de la vision… Sa
deuxième obsession, après la rentabilité, c’ est l’ utilité de la Caisse : « à quoi elle sert? »,
pourquoi a-t-elle été créée, pourquoi les gens se sont-ils mobilisés? C’ est ce qu’ il appelle
avoir « la vision de l’ utilité de cette caisse-là », comme il l’ explique lui-même :
… très rapidement, je me suis aperçu, en tout cas j’ ai eu la conviction,
qu’ il fallait qu’ on élargisse le mandat de cette institution-là si on voulait
lui donner de l’ ampleur, la carrure, et puis l’ efficacité qu’ on souhaitait
pour mieux servir les membres de l’ Union des artistes… Alors, on s’ est
106
dit que ça serait intéressant, pour accélérer la croissance et pour accélérer
la pénétration du marché, d’ élargir (… ) la mission de la Caisse à
l’ ensemble de la communauté artistique de Montréal et du Québec.
Donc il fallait accroître rapidement le membership pour donner de l’ envergure à la
Caisse et les moyens de se développer, et ce, en assumant pleinement le nom qu’ elle
s’ était donné : la Caisse de la Culture. Pour ce faire, Pierre Marin et ses acolytes se
déploient dans la communauté artistique peu de temps après la fondation de la Caisse
pour la faire connaître et trouver des partenaires dans les efforts de recrutement. Ils
approchent donc l’ Union des écrivaines et des écrivains québécois, la Guilde des
musiciens et musiciennes du Québec, le Conseil des métiers d’ art du Québec, bref « tous
les organismes montréalais et nationaux qui regroupent des artistes », et ce, en adoptant
l’ approche « zéro contrainte, 100% conviction » chère à Pierre Marin. La réponse est
immédiate et enthousiaste : les partenaires embarquent dans le projet, consolidant les
assises de la Caisse, contribuant à son succès indéniable qui se poursuit près de 15 ans
plus tard, et déboulonnant du même souffle le mythe de l’ artiste bohème inconséquent
financièrement entretenu même au sein du mouvement coopératif qu’ est Desjardins :
« ce que nous avons réalisé, et ce que nous réalisons encore, c’ est que, au contraire [du
préjugé populaire à l’ endroit des artistes], parce qu’ ils sont confrontés à la précarité,
professionnellement, viscéralement, ils sont plutôt économes et prudents dans la gestion
de leurs finances personnelles ».
« Depuis sa création en 1994, la Caisse a connu un essor impressionnant. Des
milliers de membres en ont fait leur institution financière principale, et elle
enregistre un volume d'
affaires de plus de 245 millions de dollars. Non
seulement est-elle rentable, mais c'
est dans les dépôts de ses membres qu'
elle
puise afin d'
offrir ses prêts, lesquels totalisent plus de 100 millions de dollars.
C'
est la culture qui finance la culture! » (Source : site web de la Caisse de la
Culture Desjardins)
Bien sûr, rien n’ est acquis ni considéré comme tel par les dirigeants de la Caisse de la
Culture, et les enjeux liés à la croissance préoccupent Pierre Marin. D’ un côté, il y a la
vision d’ utilité de la Caisse, soit desservir le plus grand nombre de membres possible de
manière à créer un effet de levier pour améliorer l’ offre de services, et de l’ autre côté, il
107
y a « la nécessité de conserver la vocation… et pas seulement la vocation, mais la vision
coopérative de cette institution ». En fait, Pierre Marin considère que l’ essentiel du rôle
de la direction générale est d’ amener l’ organisation à ne jamais perdre de vue ses
finalités : « Savoir à quoi on sert et pourquoi on fait ce qu’ on fait », ce qu’ il croit aussi
être une compétence organisationnelle qui devient avantage compétitif quand ça génère
de l’ innovation. Et en entendant ce dirigeant marteler avec conviction l’ importance de
défendre la mission et la vocation de la Caisse de la Culture, on comprend mieux
pourquoi il se dit, malgré tout ce qu’ il a accompli, « mauvais gestionnaire » :
« Les tâches de gestion m’ ennuient assez… il me semble que c’ est facile,
la gestion. Ce qui m’ intéresse le plus, c’ est l’ empowerment des groupes
sociaux! Je lisais d’ ailleurs, l’ autre jour [dans le journal], Mintzberg qui a
écrit un article sur la macro-gestion, et, oh!, je suis tombé sur une planète
inconnue, là! Je sais, j’ en connais des gestionnaires, j’ en ai fréquenté
beaucoup et je sais qu’ il y en a beaucoup qui pensent que ce n’ est pas
important de faire des petites affaires, mais les petites affaires, justement,
c’ est les grosses affaires! Surtout dans une coopérative! Dans toutes les
entreprises, je pense, mais dans une coopérative en particulier, c’ est…
c’ est la personne! C’ est ça, l’ important! (… ) C’ est que tout a son
importance, mais tout perd son importance si on ne sait pas pourquoi on
le fait! C’ est ça que je veux transmettre, surtout. Il faut savoir à quoi ça
sert. Je veux dire, tout le monde est capable d’ équilibrer un budget, ou de
recruter du personnel, ou de balancer une caisse à la fin de la journée.
Tout le monde est capable de faire ça! C’ est de savoir à quoi ça sert…
pourquoi on le fait!
Les nouveaux défis de la Caisse de la Culture
Cette organisation née en 1994 dans la plus grande marginalité jouit aujourd’ hui d’ une
solide réputation dans le milieu artistique et d’ une notoriété bien établie auprès des
instances de régulation. Comme le dit Pierre Marin, « la Caisse de la Culture a été
longtemps et est encore atypique comme organisation, même à l’ intérieur [du
Mouvement] Desjardins, mais elle est passée de la marginalité à… je dirais à une
certaine reconnaissance (… ) de par ses succès » en termes de rentabilité. Mais à l’ instar
de ses concurrentes, elle se doit d’ évoluer avec le marché où naissent de nouvelles
contraintes et apparaissent des opportunités à saisir. À la Caisse de la Culture, on est à
l’ affût des changements dans l’ environnement d’ affaires tout en gardant les intérêts des
membres à l’ avant-plan des réflexions stratégiques ainsi que des décisions
opérationnelles :
108
Bien sûr, on doit considérer la concurrence et l’ offre de services de la
concurrence (… ) mais on est plutôt guidés par le souci de bien satisfaire
les besoins du public que nous visons, des groupes que nous visons.
Alors, on innove, mais on innove en fonction des besoins qui nous sont
exprimés ou que nous identifions nous-mêmes dans notre marché de
référence. C’ est comme ça qu’ on est devenus aussi une institution
financière très importante dans le financement des entreprises culturelles
(… ) et qu’ on a créé une institution financière experte, qui connaît bien le
milieu qu’ elle a à desservir et qui ajuste constamment son offre de
services aux besoins exprimés par les clients…
Il n’ en demeure pas moins que selon lui, le plus grand enjeu pour la Caisse dans les
prochaines années est celui de l’ institutionnalisation. Ce phénomène, qui guette toute
organisation en croissance, peut générer de belles surprises et soutenir l’ avantage
concurrentiel à long terme, tout comme il peut engendrer une dilution de la « magie »
qui teinte le fonctionnement interne ou du sentiment d’ appartenance des membres…
Ce qui fait la force de la Caisse aujourd’ hui, ce n’ est pas la même chose
qu’ il y a 12 ans. Mais ce qui fait sa force aujourd’ hui, c’ est qu’ elle est la
Caisse des artistes. C’ est qu’ elle est totalement imprégnée dans le milieu
qu’ elle veut desservir. Tellement que, ça me faisait dire à la fin, dans mes
derniers miles, dans mes dernières années [à la direction générale], que la
menace importante qu’ on avait au développement de la Caisse, c’ était son
institutionnalisation. Que le milieu commence à nous voir comme une
autre institution de plus, et non plus comme leur caisse, comme leur
coopérative dont ils sont propriétaires.
Mais Pierre Marin quitte son poste en juin 2006 optimiste face à cette possibilité. Les
sondages réalisés par la Caisse auprès de ses membres confirment que la vision
coopérative y demeure toujours très vivante et qu’ une « majorité de membres (… )
sentent qu’ ils sont influents dans la Caisse ». Et selon lui, le même sentiment se dégage
du discours et de l’ attitude des employés. Cependant, et c’ est là le principal défi qui
attend son successeur Claude Demers à son avis, il faut « entretenir et cultiver (… ) la
flamme », cette « magie absolument fondamentale », et ce, malgré les « obligations de
formaliser les relations et les communications » quand l’ équipe grandit! Pierre Marin
soutient qu’ il faut se méfier de l’ ascendant naturel des mécanismes formels sur les
rapports informels : ils sont rassurants et nécessaires, mais pas suffisants! D’ ailleurs,
Pierre Marin et les dirigeants de la Caisse de la Culture se sont toujours assurés que les
109
méthodes d’ analyse développées par les analystes financiers soient reproductibles :
« c’ était le plus grand service que nous pouvions rendre à cette communauté »;
« qualifier les artistes comme citoyens à part entière, y compris dans leurs finances
auprès des institutions financières », c’ est aussi une nécessité découlant de la raison
d’ être de la Caisse. L’ avantage concurrentiel de la Caisse de la Culture résidant plutôt
dans ses relations aux membres et sa capacité à écouter leurs besoins pour les
transformer en services spécialisés, le tout grâce à une qualité de communication
exceptionnelle avec les employés, Pierre Marin l’ avoue un sourire dans la voix :
[La concurrence] ne m’ a jamais défrisé, (… ) je savais qu’ on est et qu’ on
sera toujours meilleurs tant qu’ on va garder cette orientation-là. Y’ a rien
pour battre ça, une coopérative vivante! Y’ a pas une entreprise capitaliste
qui peut s’ approcher de ça, y’ en n’ a pas une! À condition qu’ elle reste
vivante! Le jour où les gens n’ ont plus l’ impression d’ être propriétaires
de l’ entreprise avec laquelle ils font affaires, elle devient comme les
autres! (… ) Mais la menace qui était permanente au temps où j’ étais là et
qui va rester permanente comme pour toutes les autres institutions, c’ est
le risque de glisser de sens dans la vision, et je dirais que, si le focus se
déplace de ce qui est sa mission essentielle, c’ est-à-dire d’ être une
institution financière coopérative au service des artistes et de leurs
entreprises, alors elle perdrait sa raison principale d’ être… et je ne
l’ identifie pas comme une menace, parce que, d’ après moi en tout cas, ce
n’ est pas du tout présent.
« Créative et avant-gardiste, la Caisse de la Culture a reçu, en 2001, le Prix de la
coopération de l'
année pour la région de Montréal. Voilà la preuve que cet
instrument économique est à la mesure du talent de son équipe et de ses
membres. » (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins)
5. L’analyse des données et l’interprétation des résultats
Pour que les choses paraissent nouvelles, si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles,
il faut, en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux.
- Marcel Proust, Le Temps retrouvé
5.1 L’analyse des données
Les propos recueillis en entrevue ayant été présentés au chapitre précédent – la rédaction
des cas constituant une première étape dans l’ organisation des données empiriques, voire
même une exploration de celles-ci – il convient maintenant de procéder à l’ étape
suivante de la démarche de recherche, soit l’ analyse des données en vue de répondre à la
question : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les compétences
de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles distinctives,
i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? »
5.1.1 La comparaison des données
Tel qu’ indiqué dans le chapitre sur la méthodologie, l’ analyse des données a été réalisée
à l’ aide d’ une grille comparative des cas, laquelle est présentée dans les pages suivantes
(voir tableau). Outre les phrases-clés qui y sont recensées, les variables examinées ont
été choisies en fonction des questions et de la structure du guide d’ entrevue (voir
Annexe 8b).
Parce qu’ ils traduisent une préoccupation marquée ou parce qu’ ils revêtent une
signification particulière, les mots et expressions qui revenaient de manière récurrente,
ou sur lesquels les sujets d’ étude ont insisté, ont aussi été répertoriés dans la grille.
Mentionnons aussi que l’ analyse des données ne peut cependant pas refléter la richesse
des entrevues. Tel qu’ expliqué dans la méthodologie, je voudrais mettre l’ emphase ici
sur l’ aspect holistique des données recueillies en entrevue : le langage non verbal, les
111
intonations dans la voix, la confiance qui s’ établit et qui permet d’ accéder à un autre
niveau de confidence de la part du dirigeant, etc. Par contre, cette démarche demande
aussi de la part du chercheur de traiter ces données avec précaution pour faire la part
entre ses propres expériences, émotions, perceptions et interprétations, et le discours de
l’ interviewé. Mais il est impossible d’ en faire abstraction complètement au nom de
l’ objectivité, ce qui par ailleurs pourrait mener à l’ invalidation de certains résultats,
parce que dans un tel contexte c’ est la subjectivité qui devient le terreau fertile de
l’ objectivation de ces données qualitatives.
Ainsi, dans la prochaine section, c’ est en faisant parler les dirigeants, à l’ aide des
données extraites des cas et présentées dans le tableau « Analyse comparative des cas »,
que je rendrai compte des découvertes qui ont jalonné ma recherche et qui permettent de
proposer une réponse à la question de recherche dans la deuxième partie de ce chapitre.
112
Grille d’analyse comparative des cas
Variables
Poste et organisation
Dirigeant
Claude Béland
Pierre Marin
Président – Mouvement Desjardins
Directeur général – Caisse de la Culture Desj.
Principales contributions
Restructuration majeure du Mouvement
Desjardins, équilibre du pouvoir décisionnel au
Conseil (poids relatif), meilleure rentabilité et
compétitivité, promotion / éducation coopérative.
Participation à la fondation de la Caisse de la
Culture, rentabilité et développement de son
marché pour assurer sa croissance, conviction /
éducation coopérative.
Rôles / responsabilités assumés audelà du mandat officiel et des
fonctions de direction formelles
- « le gardien des valeurs du Mouvement » / et
défendre les intérêts des membres
- respecter les employés et leurs besoins, les
accompagner dans le changement
- éduquer la population sur la valeur ajoutée
d’ appartenir à une coopérative… formule des 4 P :
partage, participation, propriété, patrimoine.
- Qualifier les artistes comme citoyens
financiers à part entière
- Écouter les employés et bien recruter pour
alimenter la magie
- Coacher son équipe de direction,
accompagner les plus jeunes gestionnaires dans
leur apprentissage
Réponse à « travail de direction » et à
« votre apport à l’ organisation »
- « … être soi-même, c’ est comme ça que je suis
devenu Président du Mouvement ! »
- « théorie de l’ alpiniste »
- « Une expérience humaine incroyable ! »
- « souci de maintenir la qualité de la
communication et la qualité de la relation entre
la direction et l’ équipe de travail »
- créer et maintenir la magie
- « il y a une énorme différence à la Caisse de
la Culture et c’ est que les employés sont
influents dans la direction de la Caisse »
- valeurs / mission du Mouvement Desjardins
Mots / expression récurrents ou propos - importance de créer un sentiment d’ appartenance
importants / appuyés
et de satisfaire le besoin d’ accomplissement (des
employés et des membres)
- leadership / influence / éthique / identité /
intégrité pour gagner la confiance des autres
- souci de la mission
- vision
- vocation de la Caisse
- éducation coopérative
- travail de conviction
- coopération
Phrases-clés
1-a) « Pourquoi faire une Caisse si elle est pour
faire la même chose que… que les autres,
pourquoi en rajouter une autre? Et la réponse
était implicite dans la démarche de la création
de cette Caisse : ça prenait une institution
financière qui soit capable de donner des
services aux membres de l’ Union des artistes
qu’ ils reçoivent peu, qu’ ils reçoivent mal ou
qu’ ils ne reçoivent pas actuellement. »
- justice sociale
- membres
- communauté artistique
- communication informelle direction / organis.
- influence des employés
- autonomie des employés
- cohérence discours / pratique
- le premier acte de magie / recruter
1-b) « J’ ai tout le temps été inspiré, je vais dire
obsédé, obsédé c’ est plus le mot, par la vision
2- « Dans la pratique du droit, je ne retrouvais pas de l’ utilité de cette caisse-là. À quoi elle sert.
Pourquoi nous l’ avons faite. Pourquoi les gens
ce désir qui était en moi de faire en sorte qu’ on
puisse contribuer à faire que la société fonctionne se sont investis bénévolement, pourquoi ces
militants ont travaillé autour, et puis
mieux. »
pourquoi… je veux dire, à quoi elle sert cette
3- « Fondamentalement, le leadership c’ est d’ avoir caisse. Alors… je dirais que ça, c’ est la partie
idéologique de mon obsession, et l’ autre
une identité! »
obsession, c’ était de faire en sorte que cette
4- « Le management, c’ est dire aux gens ce qu’ ils caisse performe et qu’ elle fasse bien ce qu’ elle
avait à faire, qu’ elle serve bien les besoins
doivent faire. Le leadership, c’ est d’ amener les
1- a) « J’ ai compris très tôt sans me questionner
que pour que la famille fonctionne bien et que tous
soient heureux, il faut que chacun fasse sa part.
(… ) Alors naturellement j’ ai transposé ça dans ma
vie en société, professionnelle. » // « Si la famille
est bien, je vais être bien. »
b) « Si le Mouvement va bien, les caisses vont
bien aller. »
c) « Si la Fédération va bien, on va tous aller
bien… l’ important c’ est que notre Fédération
marche et tout le monde va réussir. »
- legs à une organisation = des valeurs, une
influence, une part de soi
- cohérence des décisions et actions / discours
- éducation coopérative
- coopération / valeur ajoutée
- solidarité / famille / travailler et réussir ensemble
- gestion du changement
- planter le premier pic / mesurer la solidité
113
114
gens à décider par eux-mêmes ce qu’ on pense qui
devrait être fait, et tant mieux s’ ils en prennent le
mérite! »
5- « … mais le côté humain [de la gestion], c’ est
aussi la partie la plus difficile. Moi, j’ appelle ça la
théorie de l’ alpiniste [dans mes conférences]. (… )
c’ est la réaction humaine que vous êtes obligés de
mesurer, comme un alpiniste mesure la solidité du
pic; lui doit monter jusqu’ en haut, nous aussi. »
6- « On a amené les gens et l’ organisation à
évoluer, tout en respectant intégralement le
caractère de Desjardins. (… ) le Mouvement est
passé d’ une culture très autonomiste à une culture
de la solidarité »
7- « Le Mouvement Desjardins, on n’ en a pas
besoin au Québec si le choix que fait le membre –
aujourd’ hui, le consommateur – si le choix qu’ il
fait, c’ est un choix pour le rendement. Le
Mouvement, il s’ est développé quand les gens
choisissaient Desjardins pour la valeur ajoutée. Et
la valeur ajoutée, c’ était : une entreprise qui nous
appartient, inaliénable, un noyau dur dans
l’ économie du Québec, essentiel au
développement du Québec, et un Mouvement qui
permet aux gens de satisfaire tous leur besoins
humains fondamentaux. »
qu’ elle visait à combler. »
2- « Les mécanismes formels existaient, mais
d’ après moi les mécanismes formels ne créent
pas la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça assure
au moins que la direction et les employés se
parlent régulièrement, mais… mais il y avait
autre chose à la caisse : une qualité de
communication que j’ ai rarement vue dans
d’ autres organisations! »
3- « C’ est les employés qui sont la première
ligne, c’ est eux qui parlent aux gens, c’ est eux
qui nous ont permis de raffiner nos façons de
faire, nos façons de procéder… parce qu’ il a
fallu innover, dans la dispensation des services,
et c’ est beaucoup grâce à eux si on y est
arrivés! »
4- « Le premier acte magique qu’ il y a eu, au
fond, c’ est dans le recrutement [des]
personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des
gens qui avaient la qualité fondamentale
d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-àdire d’ aimer les gens avec qui ils allaient
travailler… d’ aimer les gens à qui ils allaient
donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est
drôle, hein, mais j’ ai réalisé par la suite, parce
qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25 employés,
que chaque fois qu’ on a banni ça dans les
8- « C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je critères de sélection, soit d’ aimer le milieu dans
115
l’ espérais! Écoutez, c’ est un poste qu’ on espère!
J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient :
“ Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une
identité.” Et c’ est ce qui m’ a fait comprendre c’ est
quoi, le leadership. Ils me disaient : “ T’ as une
identité, toi, on te connaît, on sait comment tu
penses, et il y a des choses que tu n’ es pas capable
de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes
principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité
et on sait qui tu es, et ça nous donne confiance.”
Alors je me disais : “ Identité, confiance, éthique…
c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans
ma carrière, j’ ai souvent eu à vivre des cas
difficiles. Et j’ entendais les gens dire : “ Non, non,
Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut
pas faire ça!” On ne peut pas se dénaturer comme
ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On va dire que je
l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… )
C’ est d’ être soi-même. Ce que les gens vont
retenir de vous, ce que vous avez légué, c’ est
vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les
gens ne me parlent pas de la restructuration… ils
ne me parlent pas du progrès de Desjardins,
l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent
de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les
valeurs, elles influencent. Donc on laisse une
influence, c’ est-à-dire [nous-même], comme
personne. (… ) Mais le côté humain [de la
gestion], c’ est aussi la partie la plus difficile. Dans
mes conférences, j’ appelle ça la théorie de
l’ alpiniste. »
lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on
s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il
faut que les gens aiment le milieu pour le
comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie initiale,
c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées
pour partir [le projet] étaient allumées, étaient
enthousiastes à l’ idée de faire ce travail, malgré
la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je
dirais même plus [qu’ il faut] des amoureux de
la culture [qui sont aussi] passionnés par les
gens! »
5- « (… ) la force de la Caisse, c’ est que… et
c’ est très vivant, c’ est que les membres du
marché que nous visons savent que cette
institution leur appartient, que ce n’ est pas le
gouvernement qui la dirige, c’ est pas… elle est
à eux. Alors je dirais que c’ est ça, sa force. Et
ça, ça nous ramène aux racines de la
coopération… On n’ a plus l’ impression que
c’ est ressenti, ça, dans les autres caisses, et
surtout dans les caisses urbaines, ce n’ est pas
ressenti. Mais à la Caisse de la Culture, il y a
une majorité de membres de la Caisse qui
sentent qu’ ils sont influents dans la Caisse. »
6- « (… ) le grand service qu’ on a rendu à la
communauté des artistes, c’ est de les qualifier
comme citoyens financiers dans ce pays…
de les qualifier comme citoyens à part entière.
Ça ne m’ a jamais défrisé, la concurrence, parce
116
9- « (… ) on est passés d’ une culture extrêmement
autonomiste à une culture de solidarité. Les
caisses sont devenues très solidaires. »
Métaphore/image
que y’ a rien pour battre ça, une coopérative
vivante! Y’ a pas une entreprise capitaliste qui
peut s’ approcher de ça, y’ en n’ a pas une! À
condition que la coopérative reste vivante! »
Théorie de l’alpiniste : « le côté humain du
travail de direction est le plus difficile en gestion
du changement. »
Acte de magie : « le plus important, pour créer
la magie, c’ est le recrutement »
Définition du mot alpiniste (Le Petit Robert
2008) :
Définition du mot magie (Le Petit Robert
2008) :
Personne qui pratique l’ alpinisme.
ascensionniste. (p. 73) // [Cordée n.f. 2 (1886)
Groupe d’ alpinistes attachés l’ un à l’ autre par la
taille avec une corde, pour faire une ascension.
Premier (chef) de cordée : celui qui mène la
caravane. (p. 544)]
Magie n.f. 1 Art de produire, par des procédés
occultes, des phénomènes inexplicables ou qui
semblent tels. alchimie (… ) hermétisme
(… ) Pratiques de magie : apparition, charme,
(… ) rite (… ) 3 Influence vive, inexplicable,
qu’ exercent l’ art, la nature, les passions. (p.
1501)
En conférence, il compare ce rôle à celui du
chef d’ orchestre. Il est intéressant de noter que,
dans la revue de littérature (à la p. 28 du présent
document) nous avons relevé dans la définition de
base d’ une compétence (Le Petit Robert 2008)
l’ expression « homme-orchestre ».
117
5.1.2 La nature des données : les réponses à trois questions-clés
Pour m’ aider à extraire la substance de ces données, en comprendre la nature, ma
directrice de mémoire m’ a proposé de faire une réflexion qui s’ est avérée bien
productive, et ce, en tablant sur mon expérience de consultante en gestion… « Si demain
tu devais présenter les résultats de ta recherche aux successeurs respectifs de Claude
Béland et de Pierre Marin, que tu devais leur parler de ton mémoire, que leur diraistu? », m’ a-t-elle demandé en me tendant une feuille blanche et un crayon. Interloquée, je
me suis lancée mentalement dans une grandiloquente synthèse… à laquelle j’ ai vite mis
un frein! Dans le fond, mon premier réflexe n’ était pas de parler, mais d’ écouter. Oui, la
première chose que je ferais si j’ avais l’ occasion de les rencontrer, c’ est leur poser trois
questions. En les abordant ainsi, je pourrais d’ abord apprendre à les connaître un peu
plus, ensuite capter leur attention, puis mobiliser leurs réponses qui me permettraient
d’ entrer dans un dialogue avec eux et de leur exposer mes découvertes.
En fait, sachant comme nous l’ avons vu dans le chapitre sur la méthodologie que mon
questionnaire initial a dû être abandonné dès ma première entrevue, ma recherche
débouche donc sur un outil en apparence anodin : trois questions-clés. Pour y répondre,
les données extraites des cas, et en particulier celles qui ressortent dans le tableau
d’ analyse comparative, seront mobilisées dans les prochaines pages, résultats qui feront
ensuite l’ objet d’ une interprétation et qui m’ amèneront à avancer une réponse à ma
question de recherche : « Dans les institutions du Mouvement Desjardins, comment les
compétences de la direction générale génèrent-elles des compétences organisationnelles
distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? »
Première question :
De quelle manière décririez-vous votre travail de direction?
La plus belle découverte que j’ aie faite au cours des entrevues avec les participants a été
la réponse à cette question. En effet, de manière complètement spontanée et non
118
sollicitée, tous les deux111 m’ ont répondu en utilisant une métaphore, une image! Il s’ agit
d’ une forme de « cristallisation cognitive » par laquelle le dirigeant arrive à exprimer la
portée de son rôle dans son rapport à lui-même, aux autres, à l’ organisation, voire même
à la communauté / société (car il ne faut pas perdre de vue le fait que messieurs Béland
et Marin ont œ uvré au sein d’ un mouvement coopératif, i.e. dans un contexte d’ affaires
particulier où un équilibre doit constamment être fait entre d’ une part les valeurs
humaines de l’ économie sociale, et d’ autre part, les « valeurs » capitalistes/la logique du
rendement de l’ économie de marché).
Pour Claude Béland, le principal défi en gestion, c’ est « le côté humain » qu’ il aborde en
exposant sa « théorie de l’ alpiniste », dans laquelle il joue le rôle du chef de cordée :
« … en gestion, le côté humain c’ est la partie la plus difficile. Moi, j’ appelle ça la théorie
de l’ alpiniste. (… ) c’ est la réaction humaine que vous êtes obligés de mesurer, comme
un alpiniste mesure la solidité du pic; lui doit monter jusqu’ en haut, nous aussi. »112 Il
est intéressant de noter la définition que propose Le Petit Robert 2008 d’ un alpiniste,
d’ une cordée et d’ un chef de cordée : « Personne qui pratique l’ alpinisme.
ascensionniste. (p. 73) // [Cordée n.f.
2 (1886) Groupe d’ alpinistes attachés l’ un à
l’ autre par la taille avec une corde, pour faire une ascension. Premier (chef) de cordée :
celui qui mène la caravane. (p. 544)]. Chaque alpiniste dépend donc étroitement de
l’ autre; c’ est une activité basée sur la confiance que les membres mettent entre les mains
de leurs pairs...
Le recours à la métaphore permet à Claude Béland d’ illustrer comment le dirigeant
compétent combine ses talents et ses connaissances pour faire progresser ensemble les
gens qui composent son organisation ou, comme il le dit si bien, comment les amener à
« réussir la solidarité ». Tout comme doit le faire le chef de cordée réfléchi qui guide
111
Ce fut aussi le cas de M. Roquet, qui qualifie l’ organisation compétente et concurrentielle de
« miracle », i.e. quand le dirigeant réussi à amener les gens ordinaires à faire des choses extraordinaires
ensemble (pour paraphraser Peter Drucker).
112
Lors d’ une conférence donnée au Centre St-Pierre (« Conférence Échange » présentée le 1er octobre
2008 et organisée par le Cercle des Leaders Solidaires du Centre St-Pierre que co-président M. Béland et
M. Michel Maletto), M. Béland a introduit une métaphore similaire, celle du chef d’ orchestre, pour imager
le rôle du dirigeant. Il est intéressant de noter que, dans la revue de littérature (à la p. 28 du présent
document), nous avons relevé dans la définition de base d’ une compétence (c. f. Le Petit Robert 2008)
l’ expression « homme-orchestre ».
119
vers le sommet les alpinistes à sa suite en escaladant la paroi un point d’ attache113 à la
fois, le dirigeant qui se soucie du bien-être commun dans le processus d’ ascension (vers
le mieux-être commun) gagne étape par étape la confiance de ses troupes en faisant
preuve de leadership d’ influence (car il ne peut pas grimper à la place des autres, il doit
les amener à le faire par eux-mêmes et à emprunter le bon chemin) et de vision (garder
le cap vers le haut de la montagne et rendre cet objectif atteignable pour l’ organisation).
Dans le cas De la « théorie de l’alpiniste » et de la vision pour « réussir la solidarité » :
l’ascension de Claude Béland sur le versant du Mouvement coopératif Desjardins, M.
Béland expose ainsi son point de vue sur le leadership : « Le management, c’ est dire aux
gens ce qu’ ils doivent faire. Le leadership, c’ est d’ amener les gens à décider par euxmêmes ce qu’ on pense qui devrait être fait, et tant mieux s’ ils en prennent le mérite! »
Claude Béland veut que tous s’ approprient, voire initient, le changement, dans la mesure
où le changement est pensé solidairement, c’ est-à-dire en considérant les intérêts du
Mouvement Desjardins avant de l’ envisager comme une rivalité intra-muros et de
prendre des décisions corporatistes à tout crin. Autrement dit, que les constituantes
autonomes du Mouvement Desjardins, qu’ elles soient caisses, fédération ou sociétés
affiliées, changent volontairement de paradigme et adhèrent à cette philosophie que
Béland a puisée dans ses valeurs familiales comme il le raconte ci-contre : « J’ ai compris
très tôt sans me questionner que pour que la famille fonctionne bien et que tous soient
heureux, il faut que chacun fasse sa part. (… ) Alors naturellement j’ ai transposé ça dans
ma vie en société, professionnelle. Si la famille est bien, je vais être bien. Si le
Mouvement va bien, les caisses vont bien aller. »
Il est pertinent ici d’ insister sur ce facteur crucial qui a jalonné une grande part du
mandat, voire tout le mandat, de M. Béland à titre de Président du Mouvement
Desjardins : dans cette institution, la philosophie de gestion et de développement
d’ affaires constituait le cœ ur du profond changement de paradigme, autant désiré par les
uns qu’ exécré par les autres, que bien des prédécesseurs de M. Béland avaient tenté,
mais en vain, d’ ancrer dans les valeurs partagées par toutes les entités composant le
113
J’ utilise ce terme pour désigner les endroits où le grimpeur fixe la corde de rappel, mais je n’ ai que très
peu de connaissances techniques en alpinisme.
120
Mouvement Desjardins; l’ extrait suivant qu’ on peut lire dans le cas consacré à M.
Béland (p. 93) résume cette réalité historique : « … depuis les années 1960, la plupart des
prédécesseurs de M. Béland se sont penchés sans succès, et en causant à chaque fois de
vives réactions, sur la question de l’ inefficacité de la structure du Mouvement
Desjardins. Bien sûr, il y avait la lourdeur engendrée par les multiples instances
décisionnelles, mais le véritable talon d’ Achille demeurait la nécessité de coordonner les
stratégies, contrecarrée par la sacro-sainte décentralisation des pouvoirs. Ils ont donc
cherché des solutions à la perpétuelle problématique de rassembler autour d’ une action
stratégique concertée les différentes composantes autonomes du Mouvement Desjardins,
et majoritairement peu enclines à opter pour une centralisation des pouvoirs ».
Bref, pour enfin parvenir à opérer un changement de mentalité, Claude Béland a dû
adopter une approche stratégique : mettre en pratique sa propre théorie de l’ alpiniste en
mobilisant les compétences qui le caractérisent à titre de dirigeant parce qu’ elles
émanent de son identité, et ce, dans l’ optique d’ amener son organisation à générer par
elle-même une compétence distinctive, inscrite dans son identité propre. C’ est d’ ailleurs
lui-même qui parle d’ identité lorsqu’ il définit le leadership dans cet extrait du cas où il
raconte son élection à la Présidence du Mouvement Desjardins :
C’ est que moi… j’ étais surpris… [même si] je l’ espérais! Écoutez, c’ est
un poste qu’ on espère! J’ ai été surpris, mais les gens (… ) me disaient :
“ Toi Béland, on t’ a choisi parce que tu as une identité.” Et c’ est ce qui
m’ a fait comprendre c’ est quoi, le leadership. Ils me disaient : “ T’ as une
identité, toi, on te connaît, on sait comment tu penses, et il y a des choses
que tu n’ es pas capable de faire. Tu ne veux pas parce que c’ est contre tes
principes, c’ est contre tes valeurs; t’ as une identité et on sait qui tu es, et
ça nous donne confiance.” Alors je me disais : “ Identité, confiance,
éthique… c’ est ça le leadership, finalement!” Ensuite, dans ma carrière,
j’ ai souvent eu à vivre des cas difficiles. Et j’ entendais les gens dire :
“ Non, non, Béland, il ne voudra pas; non, Béland, il ne peut pas faire ça!”
On ne peut pas se dénaturer comme ça. Mais c’ est un peu ça un chef! On
va dire que je l’ étais malgré moi, mais… c’ est comme ça! (… ) C’ est
d’ être soi-même. Ce que les gens vont retenir de vous, ce que vous avez
légué, c’ est vous-même! Ce que vous êtes! Aujourd’ hui, les gens ne me
parlent pas de la restructuration… ils ne me parlent pas du progrès de
Desjardins, l’ augmentation des actifs, etc. Non, ils me [parlent
de] valeurs! C’ est ça qu’ on laisse. Parce que les valeurs, elles influencent.
Donc on laisse une influence, c’ est-à-dire [nous-même] comme personne.
121
(… ) Mais le côté humain [de la gestion], c’ est aussi la partie la plus
difficile. Dans mes conférences, j’ appelle ça la théorie de l’ alpiniste.
Les prochaines sous-sections expliquent comment cette théorie a permis à Claude
Béland de relever ce qui semble avoir été le plus grand défi de sa carrière : la
restructuration du Mouvement Desjardins.
Ainsi en réponse à notre question de recherche nous pourrions dire que le dirigeant voit
ses compétences de chef de cordée comme contribuant à la création d’ une identité de
groupe, qui se développe et à laquelle s’ identifient les grimpeurs – les collaborateurs du
président voire tous les employés de Desjardins. La qualité, voire l’ intensité, de cette
identité est tributaire des compétences du leader et conséquemment des résultats de la
montée, tant sur le plan du processus que de l’ atteinte de l’ objectif de manière la plus
harmonieuse possible.
Pierre Marin évoque de son côté la « magie » qui se crée au sein d’ une organisation,
d’ une équipe de travail, pour expliquer les rendements de la Caisse de la Culture,
grandement supérieurs aux attentes de certains hauts dirigeants chez Desjardins,
dubitatifs lors de la création de cette caisse de groupe. L’ extrait suivant tiré du cas La
« magie » et la vision derrière le succès de la Caisse de la Culture Desjardins (p. 97 de
ce mémoire) étaie la théorie de M. Marin sur la stratégie par la « magie » : « En
impliquant les employés de première ligne, soit les conseillers financiers qui traitent
avec les membres, analysent leur situation financière et tentent de répondre le plus
adéquatement possible à leurs besoins spécifiques, la Caisse arrive graduellement à
définir puis à raffiner ses services et ses façons de procéder. Encore faut-il que l’ équipe
de travail soit sensible aux réalités particulières des finances personnelles des artistes et
de la gestion des organismes culturels. Et c’ est ici que survient le premier acte de cette
« magie » dont parle Pierre Marin lorsqu’ il explique les résultats et les performances très
positifs de la Caisse de la Culture dès son arrivée sur le marché.
Le premier acte magique qu’ il y a eu, au fond, c’ est dans le recrutement
[des] personnes. J’ ai eu la chance de tomber sur des gens qui avaient la
qualité fondamentale d’ après moi pour la réussite du projet, c’ est-à-dire
122
d’ aimer les gens avec qui ils allaient travailler… d’ aimer les gens à qui ils
allaient donner un service : d’ aimer les artistes! C’ est drôle, hein, mais
j’ ai réalisé par la suite, parce qu’ il a fallu embaucher jusqu’ à 25
employés114, que chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de
sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la
culture, on s’ est trompés; chaque fois on s’ est trompés. Il faut que les
gens aiment le milieu pour le comprendre. Alors ç’ a été ça, la magie
initiale, c’ est que les trois ressources que j’ ai engagées pour partir [le
projet] étaient allumées, étaient enthousiastes à l’ idée de faire ce travail,
malgré la précarité apparente de l’ entreprise. (… ) Je dirais même plus
[qu’ il faut] des amoureux de la culture [qui sont aussi] passionnés par les
gens!
À l’ instar de la définition nominale des termes d’ alpinisme rapportés dans le cas de
Claude Béland, il est une fois de plus pertinent de rappeler ce que Le Petit Robert 2008
propose comme définition pour le terme « magie » (p. 1501) : « Art de produire, par des
procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels [mise en
évidence de ce texte par l’ auteure de ce mémoire]. (… ) Pratiques de magie : apparition,
charme, (… ) rite (… )
3 Influence vive, inexplicable, qu’ exercent l’ art, la nature, les
passions. » À la Caisse de la Culture, cette passion, précisément c’ est la culture; ce sont
les artistes et les regroupements artistiques, ainsi que leur réalité financière particulière,
qui animent le fervent désir des employés de la Caisse de les aider à « se qualifier
comme citoyen financier à part entière » dixit Pierre Marin. C’ est donc dire que la
compétence opérationnelle que les employés détiennent, et plus vitalement les analystes
financiers, devient essentielle dans le contexte d’ affaires de la Caisse de la Culture et
elle ne concerne pas seulement leur savoir technique. En fait, c’ est leur « savoir-agir »,
tel que le conçoit Le Boterf dont quelques-unes des positions sont exposées dans la
revue de littérature (pp. 13-14), qui a été capital pour développer puis constamment
améliorer l’ avantage concurrentiel de la Caisse de la Culture au profit de ses membres,
soit « innover dans la dispensation des services » comme le précise Pierre Marin. Et de
la magie, justement, naît ce « savoir-agir » déployé par l’ employé dont l’ intérêt
prépondérant au travail est de desservir du mieux possible les artistes, lequel employé
entretient aussi le désir de comprendre les besoins particuliers de la communauté
114
En plus du directeur général, l’ organisation compte aujourd’ hui sur une équipe de 29 employés
oeuvrant à répondre aux besoins particuliers des membres de la Caisse et offrant des services spécialisés
de financement aux entreprises culturelles. (Source : site web de la Caisse de la Culture Desjardins)
123
artistique et les défis (et préjugés qui la disqualifient auprès des institutions financières)
auxquels elle est confrontée lorsqu’ elle demande des produits et services financiers.
Cependant, malgré toute la bonne volonté des employés recrutés entre autres pour leur
sensibilité à la réalité des artistes, ce « savoir-agir » n’ aurait pu être généré sans un autre
« acte de magie » créé par Pierre Marin, i.e. le flot informel de communication qu’ il a su
établir entre direction et employés que nous élaborerons dans la prochaine question.
Force est de constater que Claude Béland et Pierre Marin, quoique chacun à leur manière
et à des niveaux d’ activités très différents du Mouvement Desjardins, travaillent à
partager leurs valeurs avec leurs collaborateurs oeuvrant à tous les échelons, à infuser
leur organisation de leur vision, pour amener tout entière cette organisation à réaliser
« ensemble » sa mission auprès de la communauté de membres qu’ elle dessert, que ce
soit les artistes ou la société québécoise. Mais ce qui est particulièrement fascinant en
termes de découvertes, i.e. d’ analyse des données pour en dégager des résultats, c’ est
que le processus de génération des compétences collectives, quoiqu’ il n’ ait pas fait
partie des questions posées aux participants, nous ait été présenté spontanément par les
dirigeants rencontrés sous la forme d’ une métaphore... Saisissant encore de les entendre
illustrer leur réponse à la question « Parlez-moi de votre travail de direction » au moyen
d’ une comparaison allégorique, d’ une image tout aussi éclatante de concision que
chargée de signification, et ce, avant même de formuler quelque réflexion que ce soit,
puis de manière absolument non sollicitée ni inspirée de la part du chercheur.
Deuxième question :
Quel rôle, au-delà de votre mandat principal, considérez-vous devoir jouer?
Pour Claude Béland et pour Pierre Marin, ce qu’ ils appellent le management (la
« science », le « technique ») est un mal nécessaire qui ne les emballe pas mais qu’ ils
accomplissent avec diligence. En effet, M. Béland ne se considère pas comme un
gestionnaire, et s’ en remet aux « spécialistes », i.e. son équipe de direction et les
managers, pour l’ aider à accomplir ses responsabilités de « gestion », comme on peut le
124
lire dans la citation suivante concernant sa nomination au poste de directeur général de
la Fédération des caisses d’ économie du Québec :
Gestionnaire! Eh la la! Je n’ avais jamais été ça de ma vie! Et je me
souviendrai toujours, à la première réunion que j’ ai eue avec mon comité
de direction, de la première chose que je leur ai dite, et ça c’ est pas très
brillant de ma part, mais ça l’ a été sans le savoir, j’ ai dit aux gens
“ Écoutez, moi, je n’ ai jamais été gestionnaire de ma vie, vous autres, vous
l’ êtes; là, j’ ai besoin de vous. Si vous voulez que je réussisse, vous allez
être obligés de m’ aider… puis si je réussis, vous allez réussir vous autres
aussi, et l’ important, c’ est que notre Fédération marche!” Et ç’ a
fonctionné, ç’ a fait un comité de direction très convivial, très soudé. (… )
Je ne me prenais pas pour un autre, je ne l’ étais pas, “ un autre” (rires)!
C’ était… moi! Notre objectif, c’ était vraiment que la Fédération
réussisse. Puis je me disais, ça ressemble à l’ éducation familiale que j’ ai
eue malgré moi…
De son côté, et tel que rapporté dans le cas, M. Marin se dit « mauvais gestionnaire » :
« Les tâches de gestion m’ ennuient assez… il me semble que c’ est facile,
la gestion. Ce qui m’ intéresse le plus, c’ est l’ empowerment des groupes
sociaux! Je lisais d’ ailleurs, l’ autre jour [dans le journal], Mintzberg qui a
écrit un article sur la macro-gestion, et, oh!, je suis tombé sur une planète
inconnue, là! Je sais, j’ en connais des gestionnaires, j’ en ai fréquenté
beaucoup et je sais qu’ il y en a beaucoup qui pensent que ce n’ est pas
important de faire des petites affaires, mais les petites affaires, justement,
c’ est les grosses affaires! Surtout dans une coopérative! Dans toutes les
entreprises, je pense, mais dans une coopérative en particulier, c’ est…
c’ est la personne! C’ est ça, l’ important! (… ) C’ est que tout a son
importance, mais tout perd son importance si on ne sait pas pourquoi on
le fait! C’ est ça que je veux transmettre, surtout. Il faut savoir à quoi ça
sert. Je veux dire, tout le monde est capable d’ équilibrer un budget, ou de
recruter du personnel, ou de balancer une caisse à la fin de la journée.
Tout le monde est capable de faire ça! C’ est de savoir à quoi ça sert…
pourquoi on le fait!
C’ est ainsi, en les écoutant attentivement, que j’ ai réalisé, ou à tout le moins perçu, deux
choses. D’ abord que la gestion les ennuie et la tâche leur paraît fastidieuse parce qu’ ils
n’ y trouvent pas de défi à relever ni de satisfaction sur le plan humain et de la cause qui
leur tient à cœ ur : toujours plus de justice sociale. Conséquemment, le rôle de leader
qu’ ils acceptent de jouer en est un de « leader institutionnel » (au sens où l’ entend
Selznick), i.e. de transformer l’ organisation en institution (dont la personnalité unique,
cette identité que Selznick appelle « organizational character », devient avantage
125
concurrentiel inimitable, voire même durable tout dépendant des futurs dirigeants). Ils
sont avant tout des leaders animés d’ une vision, voire d’ un idéal social. Pour arrivée à
ses fins dans le grand virage qu’ il veut voir le Mouvement Desjardins prendre, Claude
Béland mise sur le processus informel de changement (leadership et influence)
représenté dans la section suivante consacrée à l’ interprétation des résultats, plutôt que
sur des moyens assujettissants (management top-down et décisions forcées vers le bas);
l’ extrait du cas que voici rappelle son approche : « En fait, Claude Béland doit d’ abord
et avant tout s’ assurer que tous les membres du Conseil reconnaissent que Desjardins
doit effectuer un virage et leur demande « chacun chez vous, pourriez-vous me faire un
mémoire et me dire comment vous voyez le Mouvement Desjardins de l’ avenir. Pensez
La Caisse de l’ an 2000… ». En d’ autres termes, M. Béland leur demande subtilement
d’ admettre qu’ il faut changer! Il y parvient en introduisant La Caisse de l’ an 2000,
concept qui lui permet d’ aplanir soudainement tous les conflits d’ intérêt détournant les
regards de chacun sur des enjeux rassembleurs et… fédérateurs : « ça, c’ est en 1993… 7
ans plus tard, j’ avais déjà la moitié de la table qui ne serait plus là. Ça ne les touchait
plus. Le conflit d’ intérêt venait de disparaître. » Mais Claude Béland ne s’ arrête pas là,
car il sait qu’ il a besoin de l’ adhésion de la « base » à cette vision qu’ il propose, et
surtout parce qu’ il sait que le succès de cette entreprise d’ envergure ne peut provenir que
des gens qui détiennent l’ expertise des « Services aux membres ». Ainsi, après avoir
obtenu des représentants siégeant au Conseil de travailler ensemble à faire entrer « leur »
Mouvement Desjardins par la grande porte du deuxième millénaire, et après s’ être assuré
d’ infuser la vision « 2000 » des valeurs inébranlables – de coopération et de justice
sociale – que véhicule la mission originale de l’ institution de manière à ne pas la
dénaturer, Claude Béland s’ en est remis aux caisses pour concrétiser le grand virage
amorcé en leur confiant le projet-pilote de la « caisse du futur ». Ce fut un succès et les
changements à apporter se sont répandus comme une traînée de poudre, puis ont été
adoptés partout au Québec : les directeurs de caisse voulaient tous participer au
changement et ont pris la courbe avec empressement parce que les propositions étaient
avancées par des collègues aux prises avec la même réalité d’ affaires…
126
Mais les attentes de Claude Béland, dont l’ objectif ultime est de « réussir la solidarité »
comme il le dit si bien, ne sont pas comblées. Il fallait que l’ initiative, la décision de
changer, en plus des idées du « comment » réaliser ce changement pour développer le
Mouvement et le faire évoluer, tout ça devait absolument émaner de la base, i.e. des
caisses et de leurs employés. En homme persévérant et déterminé, Claude Béland a
gagné son pari comme on le verra dans la troisième question.
Pierre Marin pour sa part aborde son travail de direction en parlant de d’ « actes de
magie », dont le premier naît du recrutement. Puis, cette magie se produit dans un
‘deuxième acte’ , pourrait-on dire, au cœ ur de la communication informelle qui s’ établit
entre la direction et les employés à la base, car ceux-ci demeurent la principale courroie
de transmission entre la clientèle et les preneurs de décision : « Comme l’ explique M.
Marin lorsqu’ il compare la structure organisationnelle de la Caisse de la culture avec
celle des autres caisses Desjardins, “ la différence qu’ on peut voir à la Caisse de la
Culture, elle n’ est pas tellement dans le modèle d’ organisation, la gouvernance,
l’ organisation du travail ou des trucs comme ça; elle se trouve plutôt dans la qualité des
relations qui sont établies entre la gestion et les opérations… et puis ça aussi, c’ est de la
magie, c’ est difficile à rationaliser… ” . Pour Pierre Marin, l’ empowerment des employés
devrait aller de soi dans n’ importe quelle organisation, c’ est une question de décence
que de les rendre autonomes. Mais l’ empowerment, c’ est beaucoup plus que ça à la
Caisse de la Culture, parce qu’ il contribue à créer cette magie qui se transforme en
compétence organisationnelle distinctive. Bref, comme le précise M. Marin, “ les
mécanismes formels existaient, mais d’ après moi les mécanismes formels ne créent pas
la magie. Ce qu’ ils font, c’ est que ça assure au moins que la direction et les employés se
parlent régulièrement, mais il y avait autre chose à la Caisse : une qualité de
communication que j’ ai rarement vue dans d’ autres organisations! (… ) L’ énorme
différence par rapport aux autres caisses, qui est ressentie et qui peut se valider aussi en
parlant aux employés (… ), c’ est qu’ ils ont été et qu’ ils sont encore influents dans la
direction de la Caisse.” »
127
Bref, ce deuxième constat qui m’ est apparu clairement en rédigeant les cas, c’ est que ces
deux dirigeants considèrent le travail de direction comme une combinaison de
management et de leadership où ce dernier semble prendre le pas sur l’ autre, i.e. le mal
nécessaire qu’ est la gestion. Ce qui les anime viscéralement, ce qui les enthousiasme,
c’ est cet idéal, la vision qu’ ils ont pour leur organisation et pour la société dans laquelle
elle est enracinée.
Pour Claude Béland, d’ un point de vue général, c’ est la valeur ajoutée de la coopération
au « mieux-être commun », et du point de vue de Desjardins, c’ est la solidarité dans
l’ accomplissement de la mission; pour Pierre Marin, d’ un point de vue général, c’ est
« l’ empowerment des groupes sociaux », et du point de vue de la Caisse de la Culture,
c’ est de toujours penser en termes de la finalité (« À quoi elle sert, cette caisse-là? ») et
des besoins des membres.
Il n’ est donc pas surprenant que tous deux répètent constamment à quel point le travail
de conviction et d’ éducation coopérative est capital dans leur rôle de dirigeant. Et il est
très significatif que Raymond Blais ait recruté Claude Béland expressément pour qu’ il
« développe la pensée coopérative dans le Mouvement », et que l’ Union des artistes ait
fait appel à Pierre Marin pour penser la Caisse de la Culture et participer à sa fondation.
Troisième question :
Comment amenez-vous les gens à travailler ensemble, à titre d’ organisation j’ entends,
de manière à vous distinguer de la concurrence?
Rappelons d’ emblée que Selznick ne s’ attarde pas aux compétences « formelles » dont
doit faire montre le leader, ni ne conçoit le leader comme devant être une icône ou un
messie : il s’ intéresse à la capacité de ce leader à amener son organisation à se
développer une identité en l’ infusant de valeurs, à mobiliser les forces et compétences
informelles présentes dans l’ organisation pour qu’ elle devienne ainsi une « institution ».
Claude Béland a tiré de sa vie familiale au cours de sa jeunesse, et de la dynamique
particulière de solidarité instaurée pour assurer des soins constants à sa mère souffrante,
128
des apprentissages qu’ il a appliqués par la suite à sa vie professionnelle. Pour que la
famille aille bien et que chacun soit heureux, tout le monde doit s’ aider et s’ impliquer :
mais d’ abord et avant tout, il faut assurer le bien-être commun. Et pour arriver à créer
l’ adhésion de tous, Claude Béland fait référence à l’ identité : « fondamentalement, le
leadership c’ est d’ avoir une identité forte », i.e. des valeurs solidement ancrées dont il
infuse son organisation, l’ influençant ainsi à devenir une institution, à se développer une
identité propre qui s’ exprime dans les compétences organisationnelles distinctives ainsi
générées… tout comme le chef de cordée qui ne peut que guider ses alpinistes, leur
inspirer confiance, et non pas grimper à leur place. Il accorde d’ ailleurs une grande
importance aux employés, et à leurs besoins fondamentaux, et considère que
l’ organisation doit les aider à combler ces besoins; c’ est une question de respect envers
l’ employé. Travailler aussi à répondre aux besoins affectifs des employés, comme créer
et entretenir un sentiment d’ appartenance, est non seulement un devoir, mais une
nécessité si on veut qu’ ils embrassent notre vision de et pour l’ organisation, et ainsi
qu’ ils acceptent de suivre le dirigeant, ou plus précisément qu’ ils l’ élisent en tant que tel
(le terme élection prend une connotation symbolique ici). Mais pour Claude Béland, la
preuve qu’ une organisation « suit » son leader n’ a rien à voir avec l’ obéissance aveugle
et l’ application des décisions de la direction; la preuve réside dans la compétence
organisationnelle que M. Béland veut voir le Mouvement Desjardins développer, soit
l’ initiative coopérative générée à la base de l’ organisation. Pour ce faire, et comme nous
l’ avons vu précédemment, Claude Béland met de l’ avant sa « théorie de l’ alpiniste », ou
autrement dit son leadership d’ influence. Claude Béland propose un exemple concret
inimaginable quelques années plus tôt pour illustrer ce résultat remarquable engendré
par des efforts considérables à tous les niveaux institutionnels et atteint de manière plus
que consentie par son organisation : la création des Centres financiers aux entreprises
(CFE), lesquels demeurent un franc succès à ce jour considérant leur présence auprès
des PME québécoises115. Les CFE ont vu le jour lorsque des regroupements de caisses,
soucieuses d’ améliorer la qualité et la quantité de leur offre de produits et services aux
PME – et aussi désireuses de rivaliser avec les banques maraudeuses, mais souvent
moins enclines à prendre des risques au nom de la valorisation du capital régional et de
115
Voir le site Internet de Desjardins pour tous les chiffres et résultats pertinents (www.desjardins.com).
129
la coopération. C’ est avec émotion et un brin de fierté que Claude Béland nous raconte
cet événement dans le prochain passage, aussi tiré du cas :
(… ) on est passés d’ une culture extrêmement autonomiste à une culture
de solidarité. Les caisses sont devenues très solidaires. Imaginez qu’ elles
ont décidé de créer des Centres d’ entreprises, des centres de services
spécialisés pour les entreprises! C’ était inconcevable avant! Les caisses
elles-mêmes qui disent : “ Des prêts commerciaux, si on veut vraiment en
faire, il faut s’ aider, il faut se regrouper.” On ne pouvait pas avoir 1 300
experts pour suivre les inventaires des compagnies, puis suivre les
comptes recevables, etc. C’ était impensable! Et quand les caisses ont
compris ça, et qu’ elles ont travaillé pour le Mouvement, pas juste pour
elles – parce qu’ elles comprenaient qu’ en bout de ligne, ça leur
rapporterait, là le fameux « Si le Mouvement va bien, vous allez être
bien. » prenait tout son sens. Alors elles ont créé d’ immenses Centres
financiers aux entreprises, dont elles sont en plus propriétaires! Ça, c’ est
un changement incroyable! Donc on est passés d’ une culture très très très
autonomiste, à une culture de la solidarité; parce que c’ est de la solidarité,
ça! Je veux dire : elles travaillent vraiment ensemble pour le bien du
regroupement. Oui, une culture de la solidarité… ou une culture de
coordination, en tout cas, elles ont dit : “ Ensemble, on va servir les PME
très bien, [leur offrir ce qu’ elles ne retrouvent pas regroupés sous un
même toit ailleurs], puis ça va nous rapporter.” C’ est tout un virage, ça!
Ça me rappelle ma famille… Moi je me disais : “ Si la famille est bien, je
vais être bien.” C’ est la même chose! Les gens des régions ont compris :
ils ne faisaient pas de prêts commerciaux parce qu’ ils n’ étaient pas
organisés. Alors ils se sont organisés : ç’ a commencé comme ça, ils se
sont mis ensemble et ils se sont aperçus que ça marchait. C’ est sûr!
Cette impulsion que manifestent les caisses à prioriser la solidarité, au détriment des
minces avantages rassurants de l’ autonomie et de l’ indépendance, apparaît comme une
compétence « transférée » aux caisses, qui s’ est formée en raison de la compétence de
chef de cordée que Claude Béland a su mobiliser pour en favoriser l’ émergence, la
génération. La compétence stratégique de M. Béland dans son travail de direction, c’ est
cette aptitude à partager sa vision qui s’ est transformée et a généré dans le cas des CFE
cette compétence organisationnelle distinctive d’ intrapreneurship coopératif. Cet
exemple d’ initiative solidaire, comme nous la nommerons ici, dont M. Béland et bien
d’ autres ont rêvé pendant si longtemps, représente en soi une démonstration concrète de
la génération d’ une compétence organisationnelle distinctive, laquelle émerge d’ un
processus informel de génération de compétences organisationnelles distinctives, ici de
130
la théorie de l’ alpiniste et du leadership d’ influence dont doit faire preuve le chef de
cordée, et constitue une démonstration de la pertinence de cette locution conceptuelle.
Comme nous l’ avons vu dans les deux questions précédentes, Pierre Marin parle de son
travail de direction en utilisant la métaphore de la « magie », laquelle se crée d’ abord
dans les stratégies liées au recrutement. Mais cette magie, tel qu’ expliqué à la deuxième
question, prend tout son sens dans les mécanismes de communication informelle qui
assure aux employés de pouvoir influencer les décisions de la direction de manière à
mieux répondre aux besoins des membres. En entretenant cette magie, de par sa vision et
son leadership, Pierre Marin a favorisé la cohésion dans son organisation et encouragé
une collaboration étroite entre direction générale et employés, lesquelles se sont
transformées en une identité organisationnelle unique et ont permis de générer des
compétences distinctives pour desservir les membres. Cet art de recruter qu’ a mis à
l’ œ uvre Pierre Marin à la Caisse de la Culture ainsi que celui d’ instaurer une
communication interne transcendant les canaux formels prescrits par les modèles de
gestion définis par le Mouvement Desjardins pour encadrer les relations entre direction
et employés, cet art donc constitue une compétence stratégique de Pierre Marin dans son
travail de direction, laquelle a favorisé l’ instauration de cette « magie » comme
processus informel de génération d’ une compétence organisationnelle distinctive, soit
celle d’ innover en matière d’ offre et de dispensation de produits et services financiers
pour un segment particulier de la population : les artistes et d’ autres travailleurs du
milieu de la culture. Ainsi, en réponse à notre question de recherche, peut-on pousser le
concept plus loin et parler de génération d’ une identité organisationnelle qui se
manifeste dans le savoir-agir, ce savoir-agir étant généré par le travail du dirigeant en
termes de recrutement et de communication et relations intra-organisationnelles. Pour
cette raison fondamentale, la « magie » dont parle Pierre Marin correspond au processus
informel de génération de compétences organisationnelles distinctives, et apparaît
comme tributaire des critères de recrutement qui ne peuvent faire abstraction de la
mission de la Caisse tel que M. Marin l’ exprime si clairement dans cette probante
citation qui vaut d’ être reprise ici : « chaque fois qu’ on a banni ça dans les critères de
131
sélection, soit d’ aimer le milieu dans lequel nous travaillons, d’ aimer la culture, on s’ est
trompés. Il faut que les gens aiment le milieu pour le comprendre. »
Répondre à ces trois questions nous a amenées à boucler la boucle, en quelque sorte,
d’ un point de vue conceptuel; et c’ est ainsi qu’ un triangle de l’ identité organisationnelle
s’ est profilé, comme on le verra dans la partie suivante.
5.2 L’interprétation des résultats tirés des cas : une amorce vers la généralisation
« Building theory from case studies is a research strategy that involves using one or
more cases to create theoretical constructs, propositions and/or midrange theory from
case-based, empirical evidence (Eisenhardt, 1989b). » (Eisenhardt et Graebner, 2007 :
25) Procéder à l’ interprétation des résultats représente à la fois l’ étape la plus enivrante
d’ un mémoire, parce que les liens apparaissent soudainement comme une révélation
inédite, et en même temps l’ étape la plus délicate, parce que ces liens sont tout de même
bien ténus en regard de toute la science du management.
Dans un effort de synthèse, et considérant les deux cas à l’ étude ancrés dans un contexte
coopératif, nous tenterions de répondre comme suit à la question de recherche réitérée en
début de chapitre : les compétences du dirigeant peuvent générer des compétences
organisationnelles distinctives à travers un processus informel qui s’ établit en fonction
de trois composantes (voir la figure) :
1) une conception métaphorique du travail de direction cristalisée en une
représentation (une image) dans la pensée du dirigeant;
2) une appropriation d’ un métarôle choisi, assumé, pratiqué : le leadership
institutionnel (en contexte d’ organisation coopérative);
3) une proposition et une diffusion d’ une vision claire pour « faire travailler
ensemble », par une infusion des valeurs de coopération et de solidarité, un
transfert, qui fait que les employés comprennent « pourquoi et vers quoi ».
132
Les trois éléments du processus informel sont autant de facteurs qui concourent
ensemble pour générer cette identité organisationnelle dont parle Selznick. C’ est cette
identité inimitable qui constitue une compétence distinctive, ou plutôt permet à
l’ institution de générer ses compétences organisationnelles distinctives. Le processus
informel dans les deux cas étudiés ici correspond à la métaphore utilisée par M. Béland
(la théorie de l’ alpiniste) et par M. Marin (la magie). Parce que ce processus émane de
l’ influence que le leadership du dirigeant projette, il relève presque de l’ abstraction
(d’ où le choix de qualificatif « informel ») et semble être plus facilement exprimé par le
dirigeant au moyen d’ une métaphore imageant sa perception de son travail de direction.
La génération des compétences organisationnelles distinctives par
le travail du dirigeant
« Conception métaphorique par le
dirigeant de son travail de direction »
IDENTITÉ ORGANISATIONNELLE
COMPÉTENCES
ORGANISATIONNELLES
DISTINCTIVES
« Métarôle assumé /
leadership
institutionnel »
« Vision claire pour
faire travailler
ensemble »
133
Légende :
Les flèches symbolisent le processus informel (métaphore) qui favorise l’ émergence d’ une
identité organisationnelle unique, laquelle constitue le terreau fertile nécessaire à la génération
des compétences organisationnelles distinctives. (
: génération)
En effet, malgré les limites associées à ce mémoire, on peut tout de même mettre en
valeur le fait que l’ analyse des propos des deux dirigeants rencontrés mène à une
conclusion intéressante, une réponse à ce comment qui vaut qu’ on s’ arrête pour en
étayer le raisonnement : nous avons constaté, dans les cas qui nous occupent et compte
tenu des notions théoriques mobilisées, que le processus informel de génération des
compétences organisationnelles distinctives passent par la génération d’ une identité
organisationnelle (dont l’ unicité représente l’ avantage inimitable), laquelle naît du
leadership du dirigeant. Dans le cas du Mouvement Desjardins, les compétences de
Claude Béland, et la mise en pratique de sa théorie de l’ alpiniste (processus
informel/métaphore), ont amené son organisation à passer d’ une culture autonomiste à
une culture de la solidarité, dont la preuve est l’ émergence d’ une capacité de coopération
dans le but d’ offrir une gamme et une qualité de services que les banques ne savent pas
développer ou ne peuvent se permettre de promouvoir (par exemple, la création des
Centres financiers aux entreprises). Précisons par ailleurs que la restructuration qu’ a
pilotée Claude Béland jusqu’ en 2000 visait d’ abord à rattraper le niveau concurrentiel
des banques, que les rendements du Mouvement Desjardins n’ arrivaient plus à égaler et
encore moins surpasser en raison de sa lourde structure administrative et du nombre
d’ instances décisionnelles qui freinaient le développement. Dans le cas de la Caisse de la
Culture, la situation est différente parce que l’ origine même de sa création était de
répondre à un besoin que les banques refusaient de combler auprès d’ une clientèle
spécifique. Ainsi, les compétences de dirigeant de Pierre Marin ont permis à son
organisation, de par la magie (processus informel/métaphore) qu’ elles ont fait naître,
d’ innover dans la dispensation de services financiers auprès des artistes et de leur
communauté, et ainsi de les qualifier comme citoyens financiers à part entière.
134
Selznick qualifierait vraisemblablement ce phénomène en employant le terme
institutionnalisation (Selznick 1957 : 16-17) :
Institutionalization is a process. It is something that happens to an
organization over time, reflecting the organization’ s own distinctive
history, the people who have been in it, the groups it embodies and the
vested interests they have created, and the way it has adapted to its
environment. (… ) “ to institutionalize” is to infuse with value beyond the
technical requirements of the task at hand.
Au cours de ma recension des écrits, je n’ ai pas trouvé d’ études concernant le processus
informel qui semble pourtant être la pierre angulaire du développement des compétences
collectives, et particulièrement celles qui génèrent un avantage concurrentiel. Par contre,
j’ ai retenu un concept qui me semble
se rapprocher le plus de celui
d’ institutionnalisation de Selznick en tant que processus informel de génération de
compétences organisationnelles distinctives : il s’ agit de « l’ ambiguïté causale ». Entre
les deux, la ligne est mince. Dans l’ article Causal Ambiguity Paradox, King et Zeithaml
(2001) donnent la définition suivante dudit concept (2001 : 75-76) :
(… ) causal ambiguity, which is ambiguity about the link between firm
resources and sustained competitive advantage (Reed and DeFillippi,
1990; Barney, 1991), protects resources from competitive imitation (… ,
Barney, 1991). (… ) Clearly, causal ambiguity among competitors
protects a focal firm because competitors cannot imitate valuable
competencies if they do not understand the relationship between these
resources and competitive advantage.
Si on s’ arrête là dans leur cheminement, je serais tentée de les assimiler l’ un à l’ autre,
les deux se caractérisant entre autres par la difficulté à mettre des mots sur le phénomène
en question (lequel peut se définir de manière métaphorique comme nous l’ avons vu,
peut-être aussi pour surmonter la rationalité limitée, une réalité humaine incontournable,
quel que soit le niveau d’ intelligence du dirigeant). C’ est un constat intéressant que je
tenais à ajouter ici pour ajouter à mon argument de l’ existence et de l’ impact d’ un
processus informel de transfert entre compétences de la direction et compétences de
l’ organisation. Là où je ne suis pas d’ accord avec leur application de ce concept, c’ est
quand ils parlent d’ une ambiguïté causale « faible » (King et Zeithaml, 2001 : 76) :
However, causal ambiguity among the focal firm is also necessary. If the
understanding of causal relationships is packaged and mobile within [en
italique dans le texte original] an organization (low causal ambiguity), it
135
may be difficult or impossible to keep this understanding embedded
within the firm (Badaracco, 1991), and this knowledge may disseminate.
Dans mon esprit, si l’ ambiguïté est « faible », elle n’ existe tout simplement pas et,
faisant le parallèle avec l’ institutionnalisation de Selznick, je dirais à ce moment-là que
le phénomène ne s’ est pas produit, que l’ organisation demeure « générique », i.e. que
l’ identité ne se crée pas (ce qui ne veut pas dire pour autant que l’ entreprise n’ a pas
d’ avantages concurrentiels au niveau de ses ressources, mais il y a fort peu de chance
que ceux-ci s’ inscrivent dans un quelconque processus ni qu’ ils demeurent uniques).
Avant de conclure ce chapitre, il semble à propos de faire un bref retour sur la revue de
littérature en regard de l’ interprétation que nous avons faite de nos découvertes, tel que
présenté dans les pages précédentes. Je suis donc retournée dans la revue de littérature
pour faire des liens entre ma recherche empirique et la théorie. D’ abord, je me suis
attardée à une des trois composantes du processus informel, soit celle qui évoque la
vision que le dirigeant doit savoir proposer et diffuser dans son organisation. Dans la
partie de la revue de littérature consacrée aux compétences du dirigeant, j’ ai retrouvé les
trois types de dirigeants / gestionnaires que Pitcher (1994) a identifiés après avoir étudié
la personnalité et les traits de caractère des participants à sa recherche. Elle a nommé le
premier type L’ artiste qu’ elle définit comme un « leader visionnaire » (Pitcher, 1994 :
49). Quoique toutes les caractéristiques retenues par Pitcher ne s’ appliquent pas aux
dirigeants qui font l’ objet de la présente recherche, il n’ en demeure pas moins que MM.
Béland et Marin possèdent l’ essence de ce qui fait d’ un dirigeant un artiste, soit la
compétence de créer, de bâtir et de provoquer des changements, ainsi que d’ inspirer
leurs collaborateurs et employés dans la réalisation de leur vision. Dans le même ordre
d’ idées, Boettinger explique dans Is Management Really an Art? (1975) que l’ art de
diriger est la capacité à mettre les compétences du métier au service d’ une vision claire
et de savoir communiquer aux autres les ambitions ainsi entretenues : « By combining
these qualities [good artists have competence (technical skill) and imagination (the
facility of mind to arrive at visions)], a leader, like an artist, can communicate his
visions and create a response in those around him. » (Boettinger, 1975 : 55) Ce point de
vue qu’ exprime Boettinger se prête à l’ analogie avec l’ idée exploitée dans ce chapitre,
136
soit l’ émergence sous la direction de certains dirigeants d’ un processus informel de
génération de compétences collectives.
Les apports théoriques sont aussi enrichissants en revisitant la revue de littérature en
quête de références aux rôles du dirigeant, lesquelles viennent valider en partie nos
découvertes. En tête de liste apparaissent les dix rôles du dirigeant définis par Mintzberg
(1973), qui ont aussi servi à faire évoluer la réflexion dans la démarche de recherche, et
dans lesquels on retrouve entre autres les rôles de leader (catégorie des rôles
interpersonnels), de pilote et de diffuseur (catégorie des rôles informationnels), puis
d’ entrepreneur (catégorie des rôles décisionnels). Claude Béland et Pierre Marin jouent
ces rôles dans la restructuration du Mouvement Desjardins pour l’ un et la création de la
Caisse de la Culture pour l’ autre en mettant en œ uvre leur conception respective du
travail de direction (métaphore). Toutefois, les catégories de rôles de Quinn et al. offrent
plus de précision. Dans le diagramme de l’ annexe 5, Claude Béland et Pierre Marin se
classeraient tous deux dans l’ hémisphère du haut regroupant les compétences liées à la
collaboration et à la création ; mais quoique les deux assument tout à fait le rôle de
directeur, d’ un point de vue individuel Claude Béland semble jouer principalement un
rôle de facilitateur (tourné vers l’ interne puisqu’ il veut amener un changement de culture
organisationnelle), alors que Pierre Marin représente davantage l’ innovateur (tourné vers
l’ externe puisqu’ il souhaite favoriser l’ empowerment des groupes sociaux).
Autre élément de la revue de littérature intéressant ici : après plusieurs années de
recherche réflexive, Mintzberg s’ est joint à Gosling pour réformer son approche du
travail du dirigeant (1973) divisé en dix rôles répartis dans trois catégories. Ils ont donc
introduit la notion de « mind-set » et en ont défini cinq qu’ ils considèrent devoir être
abordés comme un tout indivisible mais modulable selon les contextes. À la lecture des
cinq « mind-sets » énumérés – reflective, analytic, worldly, collaborative & action mindsets –, ma perception des deux dirigeants que j’ ai rencontrés s’ est en quelque sorte
confirmée : ce sont des dirigeants accomplis qui savent mobiliser des compétences
relevant de ces cinq sphères pour faire évoluer et développer le potentiel de leur
137
organisation. Finalement, rappelons que Selznick aborde le leadership institutionnel
comme un rôle que doit endosser et mettre en pratique le dirigeant.
L’ élément de « mise en pratique » m’ amène d’ ailleurs au dernier point à aborder avant
de passer à la conclusion du mémoire dans le prochain chapitre. On ne peut en effet
passer outre, en terminant, le fait que la littérature sur le thème du leadership aurait
grandement supporté l’ interprétation des résultats. C’ est ainsi que les propos de Philip
Selznick sur le leadership institutionnel publiés en 1957, quoique toujours d’ actualité,
auraient gagné en valeur argumentaire à être comparés ou complétés par les points de
vue de Chris Argyris qui s’ est penché sur la « espoused theory » vs la « in use
theory »116. De plus, les textes sur le thème du leadership m’ auraient sans doute amenée
à investiguer davantage les gestes et actions qui ont permis aux dirigeants rencontrés
dans le cadre de cette recherche de faire en sorte que leur organisation développe
lesdites compétences distinctives. Mentionnons entre autres les leaders vus comme
architectes du contexte par Collins dans « Good to Great » (article publié en octobre
2001 dans Fast Company) ou comme instigateurs de nouveaux modèles de gouvernance
et de gestion par Block dans Stewardship (livre publié en 1994, dans lequel l’ auteur
défend l’ idée que le succès de l’ entreprise doit reposer sur l’ engagement responsable de
chacun dans l’ atteinte des objectifs collectifs, ce qui n’ est pas sans rappeler l’ approche
de MM. Béland et Marin qui favorisent l’ empowerment et valorisent l’ initiative). Et
enfin, citons « Serve the servants » publié par Greenleaf (décembre 2004, People
Management), texte qui propose une conception du rôle du leader à l’ opposé de celui
d’ icône ou de messie, soit celui du « servant leader » qui se met au service de son
organisation, des employés et de la communauté dans une « approche holistique » pour
assurer le développement et la réussite de l’ entreprise. Claude Béland et Pierre Marin
font sans conteste partie de ce type de leaders, tout animés qu’ ils sont des valeurs de
coopération.
116
C’ est grâce aux enseignements de la professeure Veronika Kisfalvi qu’ il m’ est possible ici d’ apporter
un éclairage différent, soit celui du leadership. Je tiens à la remercier des précieux commentaires qu’ elle a
pris le temps de me formuler au cours de mes études de maîtrise.
138
Si cette recherche était à refaire, intégrer le thème du leadership dans ma revue de
littérature représente sans contredit la principale décision que je changerais. Cette limite
à ma recherche, et d’ autres parmi les plus notoires, ainsi que des pistes de recherches
futures sont exposées dans le prochain et dernier chapitre : la conclusion.
Conclusion
« Maintenant, ferme les yeux et imagine le Québec SANS le Mouvement Desjardins! »
- Louis L. Roquet
« Ben voyons, M. Roquet, c’ est impossible, ça, c’ est impensable! »
- Sophie
Je termine ce mémoire avec le sentiment de satisfaction, après tant d’ efforts à situer mon
projet de recherche dans le vaste champ de spécialisation qu’ est le management, à faire
le point sur la notion de compétence, à préciser ma démarche de recherche de manière à
la rendre la plus accessible et transparente possible, à faire le choix douloureux de
rédiger deux cas et non pas trois, mais aussi après tant d’ ivresse à découvrir « comment
les
compétences
de
la
direction
générale
génèrent-elles
des
compétences
organisationnelles distinctives, i.e. procurant un ou des avantages concurrentiels? »
Telle était notre question de départ et l’ analyse nous aura permis d’ identifier un
processus informel de génération de compétences pour chaque dirigeant rencontré :
l’ éducation, la magie (et l’ enthousiasme, si j’ inclus les résultats de mon analyse
préliminaire des propos de M. Roquet). Il est intéressant de noter que ces découvertes
dans les propos des dirigeants n’ ont pas été induites par des questions spécifiques de ma
part, mais plutôt « offertes » spontanément dans leur récit.
Cependant, notre recherche contenait bien des questions, des questions que nous avons
mis de côté lors des entrevues, pour laisser au dirigeant toute la spontanéité, mais
questions que nous avons reprises, comme grille d’ analyse comparée des deux cas
étudiés : Claude Béland, ancien président du Mouvement des caisses Desjardins, et
Pierre Marin, ancien directeur général de la Caisse de la Culture Desjardins.
Ces trois questions-clés constituent en effet en quelque sorte, une grille d’ autoanalyse où
les réponses s’ alimentent entre elles. Le dirigeant pourrait l’ utiliser pour soutenir un
processus d’ autocritique, ou encore pourrait considérer l’ administrer à ses collaborateurs
/ à son équipe de direction pour provoquer une réflexion individuelle, déclencher les
discussions autour de décisions stratégiques, etc. À l’ étape de l’ interprétation, nous
140
avons créé une figure pour imager les facteurs qui entrent dans la génération d’ une
identité organisationnelle unique. Peut-être qu’ il serait intéressant de tester auprès de
dirigeants comment leur organisation peut être ainsi « diagnostiquée ».
Il va de soi que les résultats exposés dans ce mémoire ne peuvent être généralisés et
qu’ il aurait été préférable d’ atteindre un minimum de trois cas. On peut donc proposer,
comme piste de recherche future, une étude de plusieurs cas au sein de Desjardins, aux
niveaux des caisses populaires, d’ autres caisses de groupes, des filiales ou de la
Fédération, mais aussi hors Québec comme en Ontario où Desjardins gagne du terrain.
Et si la recherche pouvait s’ étendre aux organisations de l’ économie solidaire et
institutions se réclamant de la finance socialement responsable (Fondaction CSN, Fonds
des travailleurs, etc.), on aurait là un portrait d’ ensemble bien plus satisfaisant du point
de vue de la crédibilité et de la « transférabilité » dans ce tiers secteur financier, à la fois
concurrent dans le système capitaliste/économie de marché (axé sur l’ exclusivité et
l’ individualisme) et en marge de celui-ci parce que respectant des valeurs sociales et
humaines plus inclusives. Rappelons aussi, tel que mentionné dans le chapitre sur la
méthodologie, que les cas traitent seulement de la perception des événements par les
dirigeants rencontrés, et donc de leur interprétation de la réalité. De manière à valider les
données, il aurait été idéal d’ avoir assez de temps et de ressources pour conduire des
entrevues auprès des proches collaborateurs des dirigeants ainsi que de leurs employés,
pour comparer leurs réponses à celles obtenues auprès de MM. Béland et Marin. Des
entretiens avec des membres de l’ organisation à divers niveaux hiérarchiques auraient
permis de trianguler les données qualitatives recueillies au cours des entretiens réalisés
avec les dirigeants, et ainsi d’ enrichir les volets analyse et interprétation de cette
recherche. Le présent mémoire ne se basant que sur les perceptions du dirigeant sur son
propre vécu, nous n’ avions pas accès à l’ autre côté de la médaille, celui de
l’ organisation. Il n’ en demeure pas moins que la force de l’ approche qualitative qu’ est la
méthode des cas offre l’ opportunité au chercheur d’ exploiter la richesse et les nuances
que procurent les données empiriques et d’ en découvrir plusieurs facettes comme nous
l’ avons vu dans le chapitre précédent.
141
Ajoutons qu’ une de mes plus grandes interrogations en cette fin de rédaction, ou plutôt
curiosité, est de savoir quelles auraient été les conclusions de mon analyse si j’ avais
rencontré des dirigeants de banques, organisations où le profit, la valeur de l’ action, le
dividende trimestriel et autres résultats purement financiers priment sur tout le reste
(même de l’ humanité… quoiqu’ économistes et financiers semblent encore s’ accorder
aujourd’ hui pour nous dire que tout ça contribue au bien-être de cette même humanité) ?
Une autre limite que j’ ai constatée concerne mon choix de concepts dans ma question de
départ. Aborder le moins possible le terme du leadership dans ma revue de littérature,
tenais compte de mon intérêt pour les compétences collectives que je ne voulais pas voir
disparaître sous la trop brillante lumière souvent orientée vers le leader souvent révéré
ou du moins étudié à titre d’ icône, de messie… De plus, un rapide tour d’ horizon de la
littérature disponible sur le leadership m’ avait convaincue que l’ envergure de cette
revue, en plus de celle sur la littérature sur les compétences déjà très vaste en soi, ne me
permettait pas d’ envisager de couvrir les deux thèmes. Or, le processus d’ analyse des
données m’ a amenée à remettre en question ma décision de me concentrer sur le thème
des compétences du dirigeant/de la direction générale dans mon mémoire et d’ aborder le
moins possible celui du leadership. Cette dichotomie présente dans ma démarche de
recherche m’ apparaît toutefois a posteriori inconcevable, voire paradoxale puisque
compétences et leadership se fondent l’ un dans l’ autre, ou plutôt s’ alimentent l’ un
l’ autre. C’ est en effet grâce à leurs compétences déployées par leur leadership (ou peutêtre est-ce l’ inverse… ), MM. Béland et Marin ont pu engendrer chacun à leur manière
un processus informel de génération des compétences organisationnelles distinctives.
Enfin, je sais pertinemment que je ne peux pas transférer les conclusions qui se dégagent
de deux cas à l’ expérience d’ autres dirigeants, et il me semble que ça soit mieux
ainsi… Dans un article intitulé « L’ alchimie de la compétence », Thomas Durand (2006)
s’ attarde à clarifier le concept de compétence du point de vue du management
stratégique. Il introduit son argumentaire avec l’ anecdote historique suivante qui me
laisse perplexe :
142
Lors de l’ offensive allemande de 1914, von Kluck était le général
placé à la tête de la première armée allemande. Il connaissait
parfaitement sa mission et savait pertinemment comment l’ accomplir
en amenant son armée à travers la Belgique, pour atteindre Lille et
ensuite débouler vers le sud en contournant Paris par l’ ouest et en
enveloppant ce faisant tous les corps d’ armée français et britanniques.
Le schéma d’ ensemble imaginé par von Schlieffen pour l’ état-major
allemand consistait en effet en un immense mouvement de faux, axé
en gros autour de Belfort. Ce vaste mouvement d’ enveloppement
nécessitait d’ aligner les réserves dès le premier engagement et de
faire avancer à marche forcée l’ armée chargée de « faire l’ extérieur »,
c’ est-à-dire celle devant parcourir le chemin le plus long de ce
mouvement qui balaierait le nord de la France. La pointe de cette faux
était constituée de l’ armée de Kluck. Or, constatant le repli massif des
armées françaises vers le sud-est, von Kluck crut pouvoir sortir
comme le grand vainqueur de l’ offensive. Persuadé de réussir, avec sa
seule armée, à anéantir les Français en retraite, il décida de passer
outre aux ordres reçus et de foncer vers le sud, mais en passant cette
fois-ci à l’ est de la capitale, ignorant en cela le concept global
d’ enveloppement et par là même prêtant son flan à l’ Armée de Paris
dirigée par Gallieni. Ce dernier, chargé de défendre Paris avec une
troupe limitée à sa plus simple expression, comprit l’ erreur de Kluck
et obtint l’ autorisation d’ attaquer le flanc ouest de l’ armée allemande
ainsi prise au piège. Par manque de savoir être, c’ est-à-dire par
ambition personnelle et soif de triomphe, von Kluck, qui avait refusé
pendant trois jours de donner signe de vie à son état major afin de
pouvoir mener à bien sa folle entreprise, détruisit ipso facto le « grand
plan » allemand, pourtant construit sur une vision stratégique
révolutionnaire et des savoir-faire bien établis. Le savoir être, qui fit
défaut à von Kluck en cette occasion, ne constitue-t-il pas en fait un
élément de ce que nous appelons « compétence »? (p. 261-262)
Pour moi, cet exemple illustre parfaitement le problème qu’ il y aurait à faire un parallèle
entre un dirigeant convaincu du bien-fondé de l’ économie sociale et solidaire (comme
messieurs Béland et Marin qui naviguent sans problème dans un contexte
organisationnel coopératif) versus un dirigeant de banque traditionnelle – dite capitaliste
– qui, sans être amoral (loin de moi l’ idée de supposer que ces personnes soient
dépourvues de tout sens de charité), aurait quand même plus d’ occasions et d’ incitatifs à
céder au puissant désir de gagner beaucoup (de prestige et d’ argent), et bien sûr, le plus
rapidement possible. Comme ce von Kluck qui ne peut s’ empêcher d’ obéir à ses
instincts mégalomanes… Comment un dirigeant de banque peut-il « infuser de ses
valeurs » son organisation au point de la transformer en institution financière qui se
143
distingue des autres? Et ça me rappelle un petit exercice que Louis Roquet m’ a fait faire
lors de notre rencontre… il m’ a demandé de fermer les yeux et de penser un demain
québécois sans la Banque de Montréal. J’ ai haussé les épaules, rouvert les yeux en lui
servant une moue indifférente et j’ ai soupiré un « bof! »… « Maintenant, ferme les yeux
et imagine le Québec SANS le Mouvement Desjardins! » Réaction instantanée, j’ ouvre
les yeux, je suis catastrophée : « Ben voyons, M. Roquet, c’ est impossible, ça, c’ est
impensable! » Et il ne répond rien, et se contente de me sourire. Il a raison, il n’ y a rien à
ajouter… C’ est ça, les valeurs fondamentales! Et les 4 P de M. Béland me reviennent
soudainement, indélébiles : participation, partage, propriété, patrimoine.
L’ analogie est réfutable, je le concède sans hésiter, mais elle porte tout de même à
réfléchir sur les meilleures avenues de recherches futures.
***
ANNEXES
145
Annexe 1
Cadre de référence de Jay Galbraith : Star Model
Stratégie
Pratiques RH
Système
de mesure et
récompense
Structure
Processus
latéraux
Source : Schéma inspiré du matériel pédagogique de Réal Jacob, Design des organisations 6-404-81, 2007
146
Annexe 2
Définitions étymologiques de « compétence »
et de quelques synonymes courants
Aptitude n.f. est emprunté au dérivé latin de basse époque aptitudo pour désigner la
disposition, la capacité naturelle d’ une personne (1361). Parmi les spécialisations et
extensions, l’ idée de capacité juridique (1701), celle de capacité à servir sous les armes
(d’ où inapte, ci-dessous), de compétence professionnelle acquise par une formation
(XXe s.). [… ] Les dérivés de apte ont disparu (aptement adv., 1546, etc.), sauf le préfixé
Inapte adj. (inapt, av. 1475, repris à l’ époque révolutionnaire) qualifiant un homme qui
n’ est pas apte au service armé. (tome 1 A-E, p. 178)
Capable adj. (… ) Dès les premiers textes, le mot possède le sens moderne de « qui est
en état de faire quelque chose » en parlant d’ une personne, puis d’ une chose (1538). (… )
En emploi absolu, le mot est synonyme de « compétent, habile » (1507), se chargeant
même, à l’ époque classique d’ une valeur péjorative, « qui présume trop de ses
capacités » (1656, en emploi substantivé, un capable). (tome 1 A-E, p. 612)
Capacité n.f. est emprunté (1314) au latin capacitas « faculté de contenir » (d’ où
concrètement « réceptacle ») et « aptitude à ». Le mot est dérivé de capax « qui peut
contenir », « digne de, habile à », évincé à basse époque par capabilis ( capable) et
repris exceptionnellement dans capace (1857). Le mot est dérivé de capere « prendre »,
« recevoir » ( capter, chasser). Le sens concret de capacité « propriété de contenir une
certaine quantité de matière » s’ est maintenu, alors qu’ il s’ est perdu dans capable, et a
été consolidé par de nombreux emplois techniques, spécialement en électricité (1890),
en physiologie (1928), en botanique (1928). Dès le XIVe siècle, le mot a commencé à
s’ employer au figuré pour l’ aptitude à comprendre ou faire quelque chose (v. 1350), le
talent; dans le vocabulaire juridique (1690) il a le sens « d’ aptitude légale ». Par
métonymie, il a donné son nom à un diplôme délivré après deux ans d’ étude : capacité
en droit (1867). (tome 1 A-E, p. 612)
Compétence n.f. emprunté (v. 1460) au bas latin competentia « proportion, juste
rapport », a suivi la même évolution, de l’ emploi juridique spécialisé (1596) à l’ emploi
général pour « capacité due au savoir, à l’ expérience » (1690), ce dernier donnant lieu à
métonymie pour « personne compétente » (1903, au pluriel). Son emploi récent en
linguistique (v. 1960) vient de l’ anglais competence (de même origine) que Noam
Chomsky a intégré à sa terminologie, en opposition à performance. Le sens de « rivalité,
concurrence » (1585), qui s’ était développé sous la pression du verbe latin competere
« chercher à atteindre concurremment », a été supplanté par le terme apparenté
compétition et a disparu. (tome 1 A-E, p. 823)
147
Faculté n.f. est un emprunt savant (v. 1210) au latin classique facultas, -atis « capacité,
aptitude, possibilité » [… ] Facultas est formé sur l’ adverbe archaïque facul
« facilement », de facere ( faire). Le sens général du latin est conservé dans une série
d’ emplois; le mot désigne (v. 1210) la connaissance, le savoir (ce qui peut être acquis),
acception sortie d’ usage, puis la possibilité naturelle, légale ou intellectuelle de faire
qqch. (1370), d’ où l’ aptitude à qqch. (XVIe s.). (F-PR, p. 1387)
Habileté n.f. est emprunté au dérivé latin habilitas ou est dérivé de l’ adjectif habile. Le
mot est sorti de l’ usage aux sens de « capacité, aptitude » (1539) et de « rapidité,
promptitude » (XVIIe s.); il s’ emploie pour « adresse » (habile signifie « qui exécute ce
qu’ il fait avec adresse, compétence »). (tome 2 F-PR, p. 1671)
Qualification n.f. (… ) Sous l’ influence de l’ anglais qualification, lui-même emprunté
(XVIe s.) au français ou au latin, il s’ emploie en sports (1840, en turf, comme qualifier et
qualifié. Au XXe s., de même que ces deux mots, il s’ applique à la formation, à
l’ aptitude d’ un ouvrier, d’ un employé (1936), par exemple dans qualification
professionnelle (1947). (tome 3 PR-Z, p. 3026).
Talent n.m. (… ) Le sens moderne, « don, aptitude », apparaît dans le latin scholastique
talentum (… ). En français, ce sens de talent, attesté au XIVe s., n’ a pris de l’ extension
qu’ après la Réforme (… ). Par rapport à l’ emploi classique, « disposition naturelle ou
acquise pour réussir qqch. », l’ usage moderne met l’ accent sur l’ idée d’ aptitude
particulière dans une activité appréciée par le groupe social (1624); en emploi absolu, le
talent se dit d’ une aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique. (tome
3 PR-Z, p. 3475-3476)
Source : REY, A. [sous la direction de] (1998) Le Robert : Dictionnaire historique de la
langue française, tome 1 A-E (p. 1-1382), tome 2 F-PR (p.1383-2910), tome 3 PR-Z (p.
2911-4304), Paris, Dictionnaires Le Robert.
148
Annexe 3
Tableau illustrant une définition du terme « compétence »
Typologies of meaning and purpose of the term “competency”
Source : Hoffmann, 1999, p. 283
149
Annexe 4
Trois niveaux de définition du terme « compétence »
Source : Stuart et Lindsay, 1997, p. 28
150
Annexe 5
Huit rôles du dirigeant et les compétences associées
The competencies and the leadership roles in the competing values framework
Source : Quinn et al., 2007, p. 16
151
Annexe 6a
L’ évolution des différentes fonctions des managers
Source: Bartlett et Ghoshal, 1997, p. 96
152
Annexe 6b
De nouvelles compétences pour de nouveaux types de managers
Source: Bartlett et Ghoshal, 1997, p. 105
153
Annexe 7a
Le triangle du style managérial
Source: Mintzberg, 2003, p. 93
154
Annexe 7b
Les caractéristiques de chacun des trois pôles du management
Source: Mintzberg, 2003, p. 93
155
Annexe 8a
Guide d’ entrevue initial
Guide d’entrevue exploratoire
Ayant été approché pour participer au projet de recherche décrit dans ce formulaire de
consentement, veuillez lire attentivement le texte qui suit. N'
hésitez pas à poser toutes
les questions qui vous viennent à l'
esprit au chercheur qui vous a remis le présent
formulaire, avant de prendre votre décision finale. Si vous acceptez de participer au
projet de recherche, ce chercheur conservera le formulaire que vous aurez signé et il
vous en remettra une copie.
Titre de la recherche:
Des compétences de la direction générale aux compétences distinctives de
l’ organisation : une approche stratégique
Identification des membres de l’équipe de recherche :
Chercheur principal : Sophie Choquet-Girard, étudiante
Management); 514-923-7745; [email protected].
de
M.
Sc.
(option
Directrice du mémoire: Marie-Claire Malo, professeure titulaire; 514-340-6350; [email protected].
Brève description du projet de recherche :
L’ objectif est de découvrir les compétences de la direction générale contribuant à
générer des compétences distinctives, donc stratégiques et générant un avantage
concurrentiel, pour l’ organisation qu’ elle chapeaute, et de définir comme elle y arrive.
Pour ce faire, les résultats de la revue de littérature en management stratégique seront
comparés aux résultats d’ entrevues qui seront menées auprès de hauts dirigeants ayant
géré des organisations atypiques du secteur financier et à culture forte (par exemple, les
domaines de la finance responsable et de l’ économie sociale). L’ hypothèse est que ces
organisations fortement différenciées ont bénéficié d’ une direction générale aux
compétences-clés axées sur le rôle relationnel (tiré des écrits de Mintzberg, qui a aussi
identifié les rôles décisionnel et informationnel du dirigeant).
La présente recherche porte donc sur le thème général de la stratégie, mais plus
précisément, explore les compétences distinctives transférées à une organisation par son
dirigeant, lui fournissant ainsi un avantage concurrentiel. Les résultats de cette étude
peuvent s’ avérer importants à plusieurs égards. D’ abord, ils permettront d'
améliorer les
156
connaissances sur le sujet. Ensuite, les résultats permettront aux dirigeants de savoir
quelles compétences sont à détenir ou à développer, et comment les transférer, ou encore
de résoudre plus efficacement le problème de l’ avantage concurrentiel pour des
organisations atypiques oeuvrant dans une industrie fortement compétitive. Finalement,
les résultats permettront la rédaction d'
un mémoire de M. Sc. et la publication éventuelle
d'
un ou plusieurs articles de recherche. Dans le cadre de la présente étude, vous êtes
invité à m'
accorder une entrevue d'
une durée d'
environ deux heures qui sera enregistrée.
Respect des principes éthiques :
En signant le présent formulaire, vous acceptez que soient divulgués votre nom, votre
titre et le nom de l’ organisation que vous avez dirigée, à moins que vous ne fassiez la
demande en cours d’ entrevue que certains propos soient gardés confidentiels. Dans ce
cas, soyez assuré que toutes les informations recueillies seront traitées de façon
confidentielle. Ainsi, toutes les personnes pouvant avoir accès à cette information, c'
està-dire Marie-Claire Malo et moi-même, s’ engagent à la confidentialité en signant le
présent formulaire. Le fichier numérique de l’ enregistrement et sa transcription seront
conservés dans un lieu sécuritaire.
Signature du participant :
Ayant lu et compris le texte ci-dessus et ayant eu l'
opportunité de recevoir des détails
complémentaires sur l'
étude, je consens à participer à une entrevue dirigée par Sophie
Choquet-Girard.
Je sais que je peux refuser de répondre à l’ une ou l’ autre des questions si j’ en décide
ainsi. Il est aussi entendu que je peux demander qu’ une partie de mes propos ne soit pas
divulguée ou de mettre un terme à la rencontre, ce qui annulera mon consentement et
interdira au chercheur d'
utiliser l'
information recueillie jusque-là.
Prénom et nom du participant à l’ entrevue : Pierre Marin
Signature du participant : __________________________
Prénom et nom du chercheur : Sophie Choquet-Girard
Signature du chercheur : __________________________
Prénom et nom de la directrice du mémoire : Marie-Claire Malo
Signature de la directrice du mémoire : __________________________
157
Date : 10 octobre 2007
L’ entrevue se divise en deux parties. D’ abord, la Caisse d’ économie de la Culture,
ensuite les questions plus spécifiques au thème de recherche et au rôle de la DG.
Rappeler à M. Marin qu’ il s’ agit d’ une entrevue exploratoire et que le chercheur en est
au tout début de sa recherche.
Partie 1
Question 1 : Pourquoi avoir créé la Caisse d’ économie de la Culture?
Q2 : Comment et avec quels partenaires la Caisse a-t-elle été créée?
Q3 : Quel était le mode de gouvernance? Y avait-il une raison à ce choix? Forces et
faiblesses de ce mode de gouvernance?
Q3A : Quel était la relation ou le rapport de force avec le Mouvement Desjardins?
Q3B : Quelles étaient les valeurs et la philosophie de gestion de la Caisse, et étaientelles les mêmes que celles du Mouvement? Quelle était la latitude que la Caisse détenait
pour évoluer selon ses valeurs et sa propre philosophie de gestion?
Q4 : Quels étaient les modes de gestion à l’ interne (équipe de direction, équipe de
gestion, structure, configuration, hiérarchie)? Qui en a fait le choix et pourquoi ce choix?
Forces et faiblesses de ces modes de gestion?
158
Q4A : Avec quels partenaires extérieurs la Caisse faisait-elle affaires?
Q5 : Pouvez-vous décrire l’ industrie dans laquelle évolue la Caisse? L’ environnement en
général (PESTE)?
Q6 : Qu’ est-ce qui faisait la force de la Caisse d’ économie? Quels ont été les vecteurs de
succès? Comment ce succès était-il mesuré? Qu’ est-ce qu’ une bonne performance pour
la Caisse? Comment crée-t-elle de la valeur?
Q7 : Quel était le principal avantage concurrentiel de la Caisse? Les secondaires?
Q8 : Comment la Caisse a-t-elle développé cet avantage concurrentiel?
159
Partie 2
QA : Comment vous décririez-vous dans votre rôle de dirigeant? Quelles sont vos
principales compétences et forces?
QB : Quelles compétences vous ont le plus permis de faire de la Caisse un succès?
QC : Quelles compétences distinctives la Caisse, l’ organisation globale, possède-t-elle
par rapport à ses concurrents? Comment ces compétences ont-elles été développées?
Quel avantage concurrentiel en est né?
QD : Cet avantage concurrentiel est-il toujours aussi fort? La Caisse doit-elle se
renouveler? Si oui, comment?
QE : Maintenant que vous avez quitté, vous qui avez fondé cette organisation, comment
croyez-vous que la Caisse évoluera? À quoi ressemble son avenir? Opportunités et
menaces? Forces et faiblesses? Ses compétences distinctives vont-elles demeurées?
QF : Qu’ est-ce que l’ expression « rôle relationnel ou interpersonnel du dirigeant »,
concept développé par Mintzberg, signifie pour vous?
QG : Comparativement aux rôles informationnel et décisionnel, quel est l’ importance du
rôle relationnel dans le développement de compétences pour l’ organisation?
160
Annexe 8b
Guide d’ entrevue revu et approuvé par le CER
Guide d’entrevue accompagnant le Formulaire 1
Titre de la recherche:
« Des compétences de la direction générale aux compétences distinctives de
l’organisation : une approche stratégique »
Identification des membres de l’équipe de recherche :
Chercheure principale : Sophie Choquet-Girard, étudiante à la maîtrise en sciences de
la gestion (M. Sc., option Management), 514-923-7745
[email protected]
Directrice du mémoire : Marie-Claire Malo, professeure titulaire, 514-340-6350
[email protected]
Personne rencontrée : ____________________________________________
Date : _________________________
Lieu : __________________________________________________________
1- Parcours du dirigeant
Je vous propose de commencer par votre parcours académique et professionnel, et
votre engagement social à l’époque de vos études et par la suite dans votre carrière.
Pouvez-vous m’en parler?
2- Création de l’organisation
Pour quelles raisons a-t-on créé l’organisation que vous dirigez (ou avez dirigé)?
Comment s’est déroulé le processus de création puis de fondation?
3- Accession au poste de dirigeant
Quelle a été votre implication dans sa création et sa fondation (dans le cas des
dirigeants fondateurs), puis comment en êtes-vous venu à diriger l’organisation?
OU
Pour quelles raisons vous êtes-vous joint(e) à cette organisation à titre de dirigeant?
161
4- Évolution de l’organisation
Quelle était la mission (volet social, volet économique, volet environnemental, volet
politique) de l’organisation lors de sa fondation? Qu’en est-il aujourd’hui? Pourquoi et
comment cela a-t-il évolué?
5- Direction de l’organisation
Pouvez-vous me parler de l’organisation sous l’angle du travail de la direction? Quelle a
été votre influence sur (et dans) l’organisation? Pourquoi et comment?
6- Positionnement stratégique de l’organisation
Quel était le positionnement stratégique (l’avantage concurrentiel) de l’organisation au
début? Aujourd’hui? Pourquoi et comment cela a-t-il évolué? Quels ont été les enjeux
principaux auxquels l’organisation a dû faire face pendant votre mandat?
7- Compétences distinctives
Comment l’organisation a-t-elle réussi à accomplir sa mission et à réaliser son
positionnement concurrentiel? Quelles ressources rares et quelles compétences-clés,
dites distinctives, l’organisation a-t-elle acquises ou a-t-elle développées? Comment?
Comment considérez-vous l’importance du rôle relationnel et interpersonnel du
dirigeant par rapport aux rôles informationnel et décisionnel?
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