Colloque « Intentionnalité dans la Phénoménologie française : inspirations, controverses, perspectives » -
Cracovie, 14-15 octobre 2009.
Marguerite Léna, Communauté Saint-François-Xavier, Paris
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pourrait la définir comme un plan d’intelligibilité spécifique, une sorte d’intentionnalité
irréductible, un selon. C’est ainsi que Paul Ricœur intitule un texte essentiel pour notre propos
« La liberté selon l’espérance », et qu’il y déchiffre, à la suite de Moltmann, le kérygme
chrétien « selon la norme de l’eschatologie », c’est à dire « en termes d’espérance, de
promesse, de futur »3 ; de même il souligne que la description du péché ne peut être que
« l’envers d’une parole de délivrance et d’espérance » qui seule la rend possible4. Ce plan
d’intelligibilité se situe bien souvent comme une région frontière, ou, mieux, une sorte
d’horizon qui ouvre une échappée, comme une trouée entre deux perspectives trop courtes :
entre scepticisme et dogmatisme, entre « consentement stoïcien » et « consentement
orphique », entre une philosophie triomphale de l’histoire et un abandon à l’absurde, entre
une philosophie des limites et une philosophie systématique.
Il s’agit donc, selon l’expression de Ricœur, de déployer un « intellectus spei » qui va
modifier sensiblement, non seulement la conception que le philosophe se fait de sa propre
tâche, mais aussi le type d’articulation qu’il institue entre son travail proprement
philosophique et les sources religieuses auxquelles il se réfère. Peut-être même peut-on tenter
d’y voir, de manière discrète, le nœud qui relie l’une à l’autre son intention philosophique et
ce que j’appellerais volontiers son intention existentielle : la manière qui fut sienne de
formuler le « Me voici » reçu de la Bible ou le « Hier stehe ich » reçu de Luther. Ces trois
manières d’envisager et de pratiquer pour notre compte l’intellectus spei comme une
intentionnalité spécifique et irréductible seront le fil conducteur de mon exposé, et me
permettent de le rattacher sans trop d’artifice à la problématique générale du colloque.
L’espérance, une intentionnalité philosophique spécifique
Il est classique de définir le propos de Paul Ricœur comme une philosophie réflexive,
phénoménologique et herméneutique. De fait, ces trois attributs offrent une structure
commode pour dégager les principaux traits de son approche de l’espérance et en faire
apparaître le caractère décisif. En ce qui concerne le premier, il ne suffit sans doute pas de
noter que Ricœur reçoit de Gabriel Marcel5 une thématique réflexive déjà richement élaborée
sur l’espérance, et de Jean Nabert une profonde méditation sur le mal qui resteront l’une et
l’autre à l’arrière-plan de sa propre pensée. Précoces, ces deux influences seront durables.
Assidu aux fameux « vendredis » où Marcel recevait ses étudiants, Ricœur dit avoir « gardé
de ces séances un souvenir inoubliable » et souligne : « Ce recours à la “réflexion seconde”
m’a certainement aidé à accueillir les thèmes marcéliens principaux sans avoir à renier les
orientations majeures d’une philosophie réflexive elle-même orientée vers le concret6 ». Mais
c’est surtout à Kant qu’il est important de faire référence ici, car c’est la question kantienne de
l’Opus Postumum, « Que m’est-il permis d’espérer ? » qui définit de la manière la plus forte
la composante réflexive de l’intellectus spei. Cette question est en effet en première personne,
et la critique que Ricœur va adresser très vite au cogito cartésien ou au sujet transcendantal
kantien semble laisser indemne, du moins pendant longtemps, le sujet de la troisième question
kantienne. Or celui-ci est non seulement le sujet moral responsable de ses actes, mais, selon la
3 CI 395-396.
4 FC 524.
5 Paul Ricœur n’a pas cessé, tout au long de son œuvre , de marquer sa dette de reconnaissance envers Gabriel
Marcel. : « Gabriel Marcel que j’ose considérer encore comme l’un de mes peu nombreux maîtres, à l’égal de
Husserl et de Nabert » L II, p. 92. Cf. Entretiens Paul Ricœur – Gabriel Marcel, ed. Présence de Gabriel Marcel,
Paris 1967 ; Lectures II, « Entre Gabriel Marcel et Jean Wahl » (1976) ; « Réflexion primaire et réflexion
seconde chez Gabriel Marcel » (1984) ; « Entre éthique et ontologie : la disponibilité » (1988) ; La Critique et la
Conviction (1995), p. 21, 35, 41-44 ; Réflexion faite (1995), p. 16-17.
6 RF 17.