L`essence de la machine de Simondon à Deleuze, par Hervé

L’essence de la machine, de Simondon à Deleuze
(DIFOR. Préparation à l’Agrégation interne de Philosophie sur le thème : « la technique », intervention du 15 Décembre 2010)
« …Dans notre nouvelle usine, les hommes
n’auront d’autre travail que la surveillance des
machines. Seule la machine travaillera… »
A nous la liberté, René Clair, 1931
Introduction
Gilbert Simondon (1924/1989), n’est l’auteur que de deux textes. A la fois
difficiles et à la très étonnants, ils correspondent à la publication de son Doctorat. Ils
ont eu un retentissement relativement fort à leur sortie, puis il semble que pour des
raisons assez obscures inhérentes à l’atmosphère des années 1960-, leur importance ait
commencé très vite à s’estomper ; on ne les commente sérieusement que depuis fort
peu de temps
1
. Agrégé en 1948 –comme Deleuze- Simondon soutient sa Thèse en
1958
2
, en deux parties, dont la Principale qui est la plus connue et la plus interprétée,
porte sur le problème de l’individuation
3
. C’est pour sa Thèse Complémentaire qu’il
propose, en 1958 également, une étude qui va faire date et qui est publiée la même
année grâce à Jean Hippolyte sous le titre : Du Mode d’Existence des Objets
Techniques
4
.
Le projet de ce petit travail est double. En premier lieu il s’agit de présenter dans
ses grandes lignes objectives l’étonnante philosophie de la technique de Gilbert
Simondon, au demeurant relativement peu connue. En réalité il s’agira d’en faire
apparaître un aspect, auquel il est fait ici référence par la notion générique de machine,
même si une telle notion a dans le vocabulaire de Simondon un sens beaucoup plus
précis, comme on le verra. Mais en second lieu et plus profondément, il s’agit
d’élaborer les termes d’un problème plus singulier, soit justement les contours de
l’idée de machine, en son essence, chez Simondon puis chez Deleuze -avec pour
horizon disciplinant l’hypothèse suivant laquelle il y aurait peut-être une filiation
cachée, même si comme on le verra, d’un auteur à l’autre on change complètement de
champs puisque la technique n’intéresse pas Deleuze au même titre que Simondon, ni
pour les mêmes raisons.
En effet, si la philosophie de la technique de Simondon est encore une fois peu
connue, le thème principal de son travail en revanche l’est davantage, soit le très vieux
problème de l’individuation, que toutefois il renouvelle considérablement. Par contre
tout le monde sait que la philosophie de Simondon a eu sur celle de Deleuze une
1
depuis 2004 environ, on a commencé la publication des divers cours et articles de Simondon, et il n’est
sérieusement commenté que depuis une dizaine d’années
2
sous la direction de Merleau-Ponty
3
qui paraît partiellement en 1964, et dont la publication est un peu compliquée comme le montre la bibliographie
4
Aubier Montaigne, « L’Invention Philosophique », 1958
2
influence importante. Il le cite régulièrement –notamment dans Différence et
répétition, mais surtout, dès 1966 il a fait une recension très élogieuse de la parution
partielle de la Thèse Principale en 1964
5
. Or cet hommage porte de fait sur la
nouveauté des conceptions simondiennes de l’individuation et non pas sur sa
philosophie de la technique. On sait pourtant que Deleuze fait un usage récurrent et
multiple de la notion de machine ; on pourrait donc être tenté d’y voir un écho des
travaux de Simondon sur ce sujet ou sur cette notion. Mais à y regarder de plus près, il
n’en est rien, si de fait on trouve des traces dans les propres travaux de Deleuze de
l’usage d’une telle notion, c’est de son compère Félix Guattari que Deleuze hérite de
l’idée de machine en sa dimension théorique, et non pas de Simondon.
A partir de ces données, ce propos sera articulé en deux moments. En premier lieu
on résumera très vite le sens de ces recherches sur l’individuation pour montrer
comment elles constituent une trame générale dont la philosophie de la technique est
une partie. C’est ce qui permettra de mettre au jour les grands thèmes qui structurent la
pensée de Simondon sur la technique, tout en resserrant l’analyse sur ce qui
correspondrait au niveau de l’idée de machine. Deuxièmement, on montrera comment
Deleuze renouvelle la notion de machine et en bouleverse l’usage, d’une part en
s’éloignant considérablement des travaux de Simondon, mais d’autre part en intégrant
les concepts fondamentaux de cette philosophie, qui aura finalement sur lui une
influence très importante mais un peu cachée, ce que l’on esquissera pour conclure.
I. Individuation et ontogenèse
Le problème de l’individuation vient de la Philosophie grecque, on en trouve déjà
les contours chez Platon ou chez Aristote –notamment dans sa théorie de
l’hylèmorphisme. Mais c’est au Moyen-âge qu’il est nommé et construit, chez
Avicenne, mais surtout chez Thomas d’Aquin et chez Duns Scot. Il est formulé, mais
cette fois dans son allure moderne chez Spinoza, mais surtout chez Leibniz. La
position du problème chez Simondon et partant son originalité consiste à mettre en
avant, dans le processus de différenciation des individus, d’une part ce que l’on
appellera un « réalisme des relations », d’autre part l’aspect central de la genèse.
Explicitons ces deux décisions philosophiques majeures.
Il s’agit en premier lieu d’affirmer
6
l’être des relations dont d’autres êtres seront
engendrés avant même leur engendrement, tout de même que l’être des relations entre
deux relations. On le voit c’est à une interconnexion générale des relations au cœur de
l’univers physico-chimique que songe Simondon, laquelle dessine « l’hypothèse de
l’état préindividuel de l’être »
7
, qui lui permet l’économie considérable des
conceptions substantialistes et hylèmorphistes expliquant traditionnellement
l’apparition des êtres. Le préindividuel dit alors un potentiel irréductible à ce qui existe
actuellement voire à ce qui est logiquement possible. En accord avec les fondamentaux
5
« Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », Gilles Deleuze, Revue Philosophique de la
France et de l’Etranger, vol. CLVI, n°1-3, Janvier/Mars 1966 (repris dans L’Ile Déserte et Autres Textes, Minuit,
2002 p. 120)
6
comme le montre bien Vincent Bontems dans l’article qu’il rédige avec Jean-Hugues Barthélémy :
« Philosophie de la nature et artefact. La question du « préindividuel » », Revue en ligne Appareil, n°1, Février
2008
7
op. cit.
3
de la mécanique quantique on cherchera à faire apparaître des processus plutôt que des
réalités stables et définitives, au niveau physique, biologique et enfin psychosocial
–qui correspond à celui de l’humanité-. Toutefois il faut remarquer que la particularité
de l’individuation biologique et donc a fortiori de l’individuation psychosociale –par
rapport au niveau physico-chimique-, c’est que l’individuation y est individualisation,
émergence d’individus conservant dans le temps un certain potentiel avant de se
détruire, et capable de le perpétuer dans la reproduction. Mais que l’on se situe au
niveau de l’émergence d’un individu physico-chimique ou d’un être vivant, ou bien au
niveau cet être vivant propage ou perpétue ce potentiel (passage de l’individuation
à l’individualisation), l’originalité de Simondon est de concevoir ces devenirs comme
un déphasage, un découplage dont l’issue est le face à face énergétique entre un
individu et « le milieu associé » qui est la condition de possibilité de son actualisation.
L’idée est que l’individu, le milieu en face duquel et par lequel il est advenu tout de
même que la relation qu’il entretient avec lui sortent tous trois d’un même fond
indistinct, pré-individuel et chargé de singularités, qui se serait ainsi découplé, déphasé
et désolidarisé d’avec soi. L’hypothèse d’un tel niveau préindividuel de l’être nomme
donc ce qui précède ce découplage. Toutefois pour Simondon, dans son individuation
l’individu n’épuise pas tous les potentiels et tous les possibles dont il a surgi.
L’individuation est mise en forme et donc aussi stabilisation du devenir, mais elle n’est
jamais définitive. Ainsi l’individuation du vivant enveloppe une continuité, un
mouvement que l’on ne peut assimiler à un simple résultat, puisque le vivant porte en
lui même une adaptabilité et partant un potentiel d’évolution sans limite. Simondon
appelle métastabilité cette stabilité supérieure encore chargée de potentialité, cette
stabilité susceptible d’un nouveau devenir. A fortiori est-ce encore ce qui caractérise
l’être psycho-social ou transindividuel pour qui le milieu, c’est-à-dire le socius est lui-
même un produit d’individuation.
On le voit, et c’est là la deuxième grande décision philosophique de Simondon, tout
le problème est donc bien ramassé dans l’idée de genèse, tant de l’être physique, de
l’être vivant, de l’être psycho-social encore appelé « transindividuel », que de l’être
technique. Car puisqu’il s’agit de mettre au jour les différents régimes de devenir de
ces différents êtres sans poser ou présupposer une quelconque unicité de l’être,
puisque par ailleurs la référence à la mécanique quantique implique que l’on considère
les individus non comme des entités définitives mais bien plutôt comme des processus,
l’examen ne peut être que celui du surgissement des individus et donc de leur genèse.
Or l’une des difficultés majeures à laquelle s’affronte Simondon, et qui redouble la
première, c’est que, comme le dit fort bien Jean-Hugues Barthélémy, « le processus
d’individuation ne se laisse pas ob-jectiver par la connaissance, puisque celle-ci est
produite par celui-là si la connaissance de l’individuation est elle-même individuation
de la connaissance »
8
. Il s’agit donc de s’immerger dans un problème qui n’est pas
objectivement posé devant nous, mais dont la construction même est un certain
régime de devenir et d’individuation, diluant la traditionnelle distinction du penseur et
de ce qu’il pense, du sujet et de l’objet. Il s’agit de mobiliser toutes les sciences
affairées au domaine particulier qui est le leur, mais plus essentiellement, comme le dit
encore Jean-Hugues Barthélémy, « d’ajouter à ces ontologies régionales, pour
8
Penser l'individuation. Simondon et la philosophie de la nature, Jean-Hugues Barthélémy, L'Harmattan, 2005,
p. 37
4
retrouver le mouvement d’individuation caché par les êtres mêmes qui en résultent,
une ontogenèse générale philosophique qui dégage l’opération générique de ces
êtres »
9
. Essayons d’en voir les conséquences pour ce qui concerne l’être technique.
1) Du Mode d’Existence des Objets Techniques : présentation du texte et de ses
enjeux
On remarquera pour commencer que laflexion de Simondon sur l’objet technique
n’est pas le fait d’un quelconque dilettante, plus ou moins ignorant de
l’enchevêtrement complexe du rapport entre sciences et techniques, et qui méditerait
en général sur la technique et sur les dangers qu’elle recèle. Simondon est un expert et
un homme de laboratoire, qui se situe par exemple aux antipodes de l’investigation
métaphysique et franchement ésotérique d’un Heidegger quant à « l’essence de la
technique », dont la thèse est passablement embrouillée, puisque cette essence serait à
la fois le péril suprême en ce qu’elle provoquerait la terre, engendrerait son
« arraisonnement », et serait à la fois une modalité du destin de l’Etre délivrant à
l’homme le fondement et le sens de sa propre liberté
10
. Simondon est quelqu’un qui
connaît fort bien l’histoire et le développement des sciences et des techniques, qui a
enseigné la physique
11
, qui est capable d’expliquer le fonctionnement d’une machine
très complexe, les lois scientifiques qu’elle mobilise, sans dédaigner l’analyse si
besoin est, de la technicité d’un outil rudimentaire –dans la lignée des travaux de
Leroi-Gourhan qu’il cite fréquemment
12
. Ces remarques sont d’importance, car elles
rendent compte de l’un des aspects les plus particuliers de son travail, qui est
justement sa précision en matière de technique. Simondon s’appuie constamment sur
des exemples concrets : or s’il est souvent lumineux, il serait presque impossible à
suivre dans ses exemples –lorsque l’on n’est pas au fait de l’innovation en matière
d’électricité, du développement historique des moteurs ou des turbines
hydroélectriques-, si fort heureusement il n’en ramenait à chaque fois l’enjeu
philosophique au sein d’un raisonnement que tout un chacun peut entendre.
Sa réflexion sur la technique s’inscrit dans une trame profonde et lointaine, la
pensée de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Newton, des Encyclopédistes auxquels
il consacre de très belles analyses, mais surtout de deux contemporains : les Réflexions
sur la science des machines de Lafitte (1932), et surtout sur l’œuvre du fondateur de la
cybernétique, Norbert Wiener avec qui il s’explique constamment. La construction du
texte se fait en trois parties étonnamment peu homogènes. La première partie
s’intitule : « genèse et évolution des objets techniques », c’est la partie qui nous
intéressera particulièrement, puisque il y est question de la nature même de l’objet
technique et du type d’individualité et d’individuation qui le caractérise, ce que nous
9
ibid., p. 38
10
« La question de la technique », conférence du 18/11/1953 in Essais et Conférences, 1954, Tel Gallimard
1958. Dans son texte de 1958 Simondon n’analyse pas les conceptions heideggeriennes, mais il les connaît
puisqu’il cite expressément la critique heideggerienne de la réduction de l’objet technique à l’ustensile. On
pourra lire sur ce sujet : Technique, monde, individuation. Heidegger, Simondon, Deleuze, Jean-Marie Vaysse
(éd.) Georg Olms Verlag, coll. "Europaea Memoria", 2005
11
au Lycée de Tours
12
il a même dirigé à Paris V un laboratoire de « psychologie générale et technologie » ; on pourra se convaincre
aisément de la clarté de ses exposés en visionnant sur la toile ses Entretiens sur la Mécanologie avec Jean Le
Moyne pour la télévision, qui datent de 1968
5
voudrions mettre en évidence. Mais au préalable il serait intéressant de présenter les
deux autres parties et en faire saisir l’extrême originalité. La seconde s’intitule :
« l’homme et l’objet technique », et interroge à la fois la construction psychologique
des relations techniques entre l’homme et le monde, et l’idée même de progrès, au
travers des différents âges de la technique. Ainsi Simondon s’arrête sur les modes
d’acquisition de la technique en fonction des âges de la vie, et sur la construction de
l’universalisme encyclopédique, de la Renaissance à l’industrialisation de la technique,
en passant par le siècle des Lumières. Enfin la troisième partie : « genèse de la
technicité » est une réflexion très étonnante sur la culture en général
13
, sur la place que
tient la technique dans l’idée même de culture –dont Simondon propose une
représentation et une genèse très originales, en tant que développement de la pensée
magique, dissociée en technique et religion-, sur les raisons qui expliquent la situation
contemporaine d’éviction dans laquelle la technique est tenue, et sur les conditions de
possibilité d’une intégration –par la pensée philosophique- de la technique au sein
de la culture.
On comprend donc dès l’introduction du texte que le projet de Gilbert Simondon
dans Du Mode d’Existence des Objets Techniques est très ambitieux. Outre l’extension
qu’il incarne par rapport au questionnement général que conduit la Thèse principale, il
forme le projet « de susciter une prise de conscience du sens des objets techniques »
14
,
de pallier au mépris dans lequel la culture contemporaine relègue la technique, et ce
faisant la réalité humaine qu’elle recèle, puisque la machine est pensable en terme
d’humanité, comme ce qui contient de la réalité humaine que pourtant la culture tient
pour étrangère, dans une sorte de haine profonde et archaïque qui tient à l’ignorance de
son essence. Dans le monde des significations en effet, la culture admet certains objets
–comme par exemple l’objet esthétique-, mais refuse à l’objet technique toute valeur,
du seul fait qu’il ait un usage
15
. Cette exclusion explique alors toutes les dérives
idolâtres de la technique, mise au service d’un désir de puissance fantasmatique que
cristallise la figure androïde du robot. Or une telle figure n’est qu’un double immonde
de l’humanité et non une machine, puisqu’on lui prête des intentions plus ou moins
mauvaises qu’une machine ne saurait avoir. Ainsi la culture contemporaine aux prises
avec les objets techniques oscille entre deux postures. D’une part elle les considère
comme « de purs assemblages de matière »
16
plus ou moins méprisables parce
qu’utiles, d’autre part elle les diabolise en leur supposant une intériorité redoutable,
justifiant leur asservissement
17
.
Pour Simondon, ces considérations tiennent essentiellement à une
mécompréhension de la notion d’automatisme, qui non seulement ne dénote en rien la
perfection technique d’une machine, mais surtout laisse penser qu’une interconnexion
de toutes les machines est envisageable et souhaitable. Or montre Simondon, si
13
qui n’est pas sans rappeler le déploiement de l’Esprit Objectif hégélien, comme le dit pertinemment Jean-
Hughes Barthélémy dans l’article « philosophie de la nature et artefact. La question du préindividuel », déjà cité
14
ibid., p. 9
15
ce que déplorait déjà Diderot dans l’Encyclopédie, art. « Art » qui thématise l’illégitime supériorité des arts
libéraux sur les arts mécaniques
16
DMDEDOT, pp. 10-11
17
la liste est longue des films qui mettent en scène le pouvoir ou la domination des machines : Metropolis, 2001,
Terminator, Matrix, etc. Plus rares sont ceux qui tentent de développer son humanisation, comme Blade Runner
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