socius : ressources sur le littéraire et le social
Acteur pluriel
Frédérique Giraud (École Normale Supérieure de Lyon)
Définition du concept
Il est entendu de longue date dans la tradition sociologique que l’agent s’oppose à
l’acteur. Au premier correspondrait une perspective axée sur les déterminations, le
plus souvent associée à la théorie bourdieusienne, définissant des individus « pris
dans la pratique et immergés dans l’action, agissant par nécessité » (Bourdieu, p. 67).
Au terme d’acteur répondrait une tradition théorique opposée renvoyant à un individu
« autonome, capable de calcul et de manipulation et qui non seulement s’adapte mais
invente en fonction des circonstances et des mouvements de ses partenaires » selon
la définition de Michel Crozier (Crozier, p. 38). Bernard Lahire esquissant dans son
ouvrage L’homme pluriel (Lahire, 1998a) une théorie de l’acteur pluriel, choisit le
terme « acteur » en dehors de cette connotation polémique habituelle, ainsi qu’il le
précise dans les « avant-scènes » de cet ouvrage, afin de disposer « d’un réseau
relativement cohérent de termes : “acteur”, “action”, “acte”, “activité”, “activer”,
“réactiver” » pour penser la réalité sociale.
Bernard Lahire désigne sous le vocable d’acteur pluriel un individu se mouvant dans
une société différenciée, au sein de laquelle il est amené à fréquenter, au cours de son
parcours biographique, des contextes socialisateurs hétérogènes et potentiellement
contradictoires entre eux. Pour le sociologue, un acteur pluriel est « un homme qui n’a
pas toujours vécu à l’intérieur d’un seul et unique univers socialisateur, qui a donc
traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces (des matrices) de
socialisation différents (et même parfois socialement vécus comme hautement
contradictoires) » (Lahire, 1998b). On parlera ainsi d’acteur pluriel pour désigner un
individu dont les manières de faire, de penser et d’agir, sédimentées en lui sous la
forme d’un patrimoine de dispositions, d’habitudes ou de capacités à penser et à agir,
ne sont pas homogènes, uniformes mais au contraire diversifiées et labiles selon les
univers sociaux.
Tout acteur individuel n’est pas obligatoirement et universellement pluriel. Il faut se
demander, à la fois, dans quelles conditions historiques un individu peut devenir
pluriel et à quelle échelle d’observation le chercheur doit se placer pour mettre au jour
ces phénomènes. La pluralité des dispositions est rendue possible dans nos sociétés
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contemporaines qui créent par exemple des situations de concurrence socialisatrice
entre instances : école, famille, entreprise, salle de sport, etc. Pour en rendre compte,
il faut pouvoir comparer les pratiques des mêmes individus dans divers univers
sociaux (travail, famille, école, voisinage, église, parti politique, loisirs, etc.), et se
donner les moyens d’observer les variations intra-familiales1, intra-professionnelles,
etc., au sein même d’un univers social.
Historique des emplois
Si l’intuition de la multi-appartenance des acteurs individuels apparaît comme le
rappelle Lahire (Lahire, 2012, pp. 126-138) chez de nombreux sociologues, tels
Halbwachs (Halbwachs, pp. 67-68), Strauss (Strauss, pp. 41-42), mais aussi Michel de
Certeau (Certeau), elle ne fait pas chez eux l’objet d’une réflexion systématique. La
définition d’un acteur pluriel s’appuie chez Lahire sur une critique de la théorie des
champs et une remise en cause de l’unicité et de la transférabilité de l’habitus
pensées par Pierre Bourdieu. Celui-ci a en effet élaboré une vision homogène de
l’acteur social façonné par un ensemble stable de principes (habitus, schèmes,
normes, style de vie...) et présuppose leur cohérence et leur transférabilité d’un
domaine de pratiques à l’autre. Lahire s’interroge, quant à lui, sur les conditions socio-
historiques de l’unicité et de la pluralité de l’individu et invite à la prudence réflexive :
« Plutôt que de considérer la cohérence et l’homogénéité des schèmes qui composent le stock de chaque
acteur individuel comme la situation modale, celle qui est la plus fréquemment observable dans une société
différenciée, nous pensons donc qu’il est préférable de penser que c’est cette situation qui est la plus
improbable, la plus exceptionnelle et qu’il est bien plus courant d’observer des acteurs individuels moins
unifiés et porteurs d’habitudes (de schèmes d’action) hétérogènes et, en certains cas, opposées,
contradictoires » (Lahire, 2001a, p. 50).
Défini théoriquement dans L’Homme pluriel (Lahire, 1998a), le concept est mis en
œuvre dans Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles (Lahire,
2002). Huit personnes sont interviewées à six reprises sur des thèmes très différents
(école, famille, travail, amis, loisirs et activités culturelles, alimentation, santé,
habillement). Le dispositif méthodologique permet de repérer pour chacun de ces
acteurs des dispositions multiples, variables dans le temps et dans l’espace, et ainsi
de déconstruire l’idée d’unité systématique des pratiques d’un acteur et d’éclairer le
« jeu complexe de la possible réactivation/mise en veille des dispositions incorporées
(plus ou moins cohérentes entre elles) ».
Cette réflexion était déjà avancée dans La Culture des individus (Lahire, 2004a)
lorsque Lahire, envisageant les pratiques et les préférences culturelles des individus
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sous l’angle des variations intra-individuelles des comportements, et sans remettre en
cause l’existence d’inégalités sociales devant les formes culturelles les plus légitimes,
proposait d’appréhender les pratiques culturelles au niveau des individus. Il
démontrait que la frontière entre « légitimité culturelle » et « illégitimité culturelle » ne
sépare pas seulement les différentes classes sociales, mais partage les différentes
pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes
sociales. Ce faisant, il soulignait la forte fréquence statistique des profils culturels
individuels dissonants, mêlant des pratiques de légitimité différentes. La dissonance
culturelle des individus est selon lui un des signes de la pluralité dispositionnelle des
acteurs.
Usages actuels
Les derniers ouvrages de Bernard Lahire s’appliquent à la compréhension de la
création artistique et plus particulièrement littéraire. Il met en évidence dans son
ouvrage Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire (Lahire, 2010)
que la théorie des champs permet avant tout de saisir des « stratégies d’agents en
lutte, des rapports de force et de domination, des structures inégales de distribution
des capitaux spécifiques » (Lahire, 2012, p. 203), et permet moins d’étudier la nature
spécifique de ce qui se construit dans le cadre de l’activité artistique. Pour se donner
les moyens de comprendre le contenu proprement textuel des œuvres littéraires, le
sociologue propose d’étudier la manière spécifique dont Kafka s’engage dans le jeu
littéraire, en fonction de ses expériences familiales, amicales, amoureuses, littéraires
passées, sédimentées en lui sous la forme de dispositions à voir, à sentir, à agir. Les
textes littéraires sont pensés comme la transposition de ces expériences plurielles
vécues par l’auteur.
Entérinant dans son dernier ouvrage Dans les plis singuliers du social (Lahire, 2013) la
volonté de fonder la sociologie à l’échelle des individus, Bernard Lahire rappelle qu’il
est légitime pour la discipline sociologique d’aborder le « social à l’état incorporé »
(Lahire, 2013, p. 14) au niveau des individus. Le monde social existe à l’état plié en
chaque individu, « sous la forme de dispositions et de compétences incorporées »
(Lahire, 2013, p. 14). L’acteur pluriel est un homme « multisocialisé » et
« multidéterminé » (Lahire, 2013, p. 18) : il ne s’agit pas, pour le sociologue, de
désigner une « pluralité identitaire2» (Lahire, 2013, p. 125), mais bien une pluralité
dispositionnelle. Celle-ci doit être empiriquement constatée sur chaque cas et ne peut
être postulé a priori.
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Ouvertures et perspectives
Si la sociologie a traditionnellement privilégié l’étude du social au niveau collectif
(Lahire, 2005, pp. 153-154), s’intéressant aux variations entre classes sociales, à la
formation des groupes sociaux ou de catégories sociales, le « social ne se réduit pas
aux rapports sociaux entre groupes » (Lahire, 2006b, p. 342) mais est tout autant
présent au niveau individuel que collectif. La notion d’acteur pluriel ouvre la voie à une
sociologie de la pluralité dispositionnelle (la socialisation passée est plus ou moins
complexe et différenciée et donne lieu à des dispositions hétérogènes et parfois même
contradictoires) et contextualiste (les contextes d’actualisation des dispositions sont
variés).
Effet d’échelle ou effet de société ? L’acteur nous apparaît aujourd’hui pluriel en raison
de transformations historiques faisant que les acteurs traversent un plus grand
nombre de sphères sociales de façon simultanée mais aussi à des raisons
méthodologiques. L’attention portée à la fabrication socialement différenciée des
acteurs permet de voir de l’hétérogénéité là où jusque-là les sociologues posaient que
l’homogénéité des habitus allait de soi.
Bibliographie
Bourdieu (Pierre), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
Certeau (Michel de), L’Invention du quotidien, Tomes I & II, Paris, Gallimard, « Folio
essais », 1990.
Crozier (Michel) & Friedberg (Erhard), L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.
Halbwachs (Maurice), La Mémoire collective [1950], Paris, Presses Universitaires de
France, 1968.
Lahire (Bernard), L’Homme pluriel.Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, « Essais &
Recherches », 1998a.
Lahire (Bernard), interview sur le site Nathan Université à propos de L’Homme pluriel :
les ressorts de l’action, Nathan, « Essais & Recherches », 1998b, reproduit sur le site
l’homme moderne, URL :
< http://www.homme-moderne.org/societe/socio/blahire/entrevHP.html >.
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Lahire (Bernard), L’Homme pluriel.Les ressorts de l’action, Paris, Hachette
Littératures, « Pluriel », 2001a.
Lahire (Bernard), « De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique », dans Le
travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, sous la direction de
Bernard Lahire, Paris, La Découverte, « Sciences humaines et sociales », 2001b.
Lahire (Bernard), Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris,
Nathan, « Essais & Recherches », 2002.
Lahire (Bernard), La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi,
Paris, Éditions La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 2004a.
Lahire (Bernard), « Le sociologue, l’individuel et le singulier », L’Inactuel. Psychanalyse
et Culture. Le Singulier, no 10, 2004b, pp. 199-209.
Lahire (Bernard), « Sociologie, psychologie et sociologie psychologique », Hermès,
no 41, 2005, pp. 153-154.
Lahire (Bernard), La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La
Découverte, «Textes à l’appui », 2006a.
Lahire (Bernard), L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Hachette
Littératures, « Pluriel », 2006b.
Lahire (Bernard), Franz Kafka : éléments pour une théorie de la création littéraire,
Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 2010.
Lahire (Bernard), Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent. Mises en scène littéraires du social
et expériences socialisatrices des écrivains, Paris, Éditions des Archives
Contemporaines, 2011.
Lahire (Bernard), Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil, « La
Couleur des idées », 2012.
Lahire (Bernard), Dans les plis singuliers du social : individus, institutions,
socialisations, Paris, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 2013.
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