note de lecture
des tableaux et analyses de Bourdieu fait dire à l’au-
teur que celui-ci est allé «un peu vite en
besogne» dans son interprétation des données
(p. 146, note 2), jusqu’à «forcer le trait des diffé-
rences» (p. 166). Car de la moyenne statistique à la
caricature de classe, il n’y a qu’un pas, comme le
démontre Lahire : «un écart de 20 points (parfois
bien moins encore) entre deux groupes ou deux caté-
gories sur une pratique particulière peut donner lieu
au bout de la chaîne de production de la connais-
sance sociologique, par un raccourci rhétorique trop
souvent employé par les interprètes pressés, à des
commentaires attribuant les traits culturels (...)
associés à cette pratique à un groupe plutôt qu’à
l’autre, alors même que cette pratique peut n’être
majoritaire ni dans l’un ni dans l’autre» (p. 136). Au
vu de ces résultats, Lahire conclut qu’«il est bien dif-
ficile d’affirmer comme Pierre Bourdieu que ‘les
schèmes générateurs de l’habitus s’appliquent, par
simple transfert, aux domaines les plus différents de
la pratique’» (p. 145, en citant La distinction). Et l’au-
teur de s’étonner de la confiance aveugle faite aux
interprétations bourdieusiennes, qui découle selon
lui d’un» mauvais fonctionnement du champ sociolo-
gique comme champ scientifique» (172, note 1).
Lahire se livre également à un retraitement des don-
nées de l’enquête 1997 des Pratiques culturelles des
Français. Le but de cette opération aussi rare que
salutaire est simple : dégager, à partir des mêmes
données utilisées différemment par ses prédéces-
seurs, ce que l’auteur aime à appeler les «variations
inter- et intra-individuelles» qui caractérisent la réa-
lité des pratiques culturelles, tant au sein d’un grou-
pe social donné qu’à l’intérieur même des individus
(qui deviennent des «arènes de luttes de classe-
ments», p. 30). Chiffres et graphiques à l’appui,
Lahire démontre que les personnes aux pratiques
culturelles «consonantes» ou «sans faute» (du point
de vue de la légitimité de ces dernières) sont mino-
ritaires dans chaque classe sociale, y compris dans
les catégories supérieures. Ainsi, ceux que Lahire
nomme les «ascètes», autrement dit les personnes
qui «cumulent les ‘bons points culturels’ dans tous
les domaines sélectionnés», ne représentent qu’une
proportion infime de la population nationale : 0.7%
(p. 199). Bien plus - ce que les résultats agrégés et
la quête trop hâtive de grandes dichotomies ne per-
mettaient pas de voir dans les enquêtes passées - il
devient évident que la majorité des individus dans
chaque groupe ont des consommations culturelles et
de loisirs très variées ou «dissonantes», panachant
des domaines, styles ou produits culturels de légiti-
mité variable (où la fréquentation de lieux haute-
ment légitimes tels que l’opéra côtoie ce que l’au-
teur nomme des «relâchements» devant des émis-
sions très peu légitimes à la télévision, etc.).
L’utilisation in extenso de données quantitatives,
dont Lahire met parfois en doute la fiabilité, peut
déranger (il relève ainsi que l’enquête par question-
naires» ne bénéficie pas de la relation de confian-
ce» qui caractérise les entretiens, p. 24). Mais glo-
balement, démonstration est faite que «les excep-
tions statistiques n’ont rien d’exceptionnel» (p. 141).
Si le constat n’est, on l’a dit, pas forcément nouveau,
il est défendu ici avec une verve impressionnante.
«J’ai tout c’qui est en opéra»
Dans un deuxième temps, le sociologue exploite les
entretiens - pas moins de 111 au total - menés par
son équipe en France et en Suisse (mais surtout à
Lyon), ainsi que quelques autres données, plus origi-
nales mais aussi plus hétéroclites et finalement
assez peu exploitées (observations de soirées karao-
ké, analyse d’émissions télévisées prime time, étude
de couvertures de la revue Les Inrockuptibles...). Le
lecteur est confronté pour ainsi dire in vivo à la
variété - aussi étonnante que souvent familière - qui
caractérise la réalité des pratiques culturelles. On
passe ainsi des «profils dissonants» dans les classes
supérieures (ici cela concerne pas moins de 80% des
personnes, p. 262), moyennes et populaires (où envi-
ron la moitié des individus sont touchés, p. 359) aux
profils culturels propres aux jeunes, en passant par
les personnes ayant vécu de «petits et grands dépla-
cements sociaux» (p. 411) ou celles qui, de par une
union hétérogame ou des relations amicales,
mènent des «vies culturelles sous influences»
(p. 471). Un très large éventail de cas individuels est
présenté, toujours dans la perspective sociologique
qui est celle de l’auteur.
Car Lahire récuse le reproche de psychologisme
qu’on pourrait lui adresser. S’il situe son analyse au
niveau des individus, c’est bien pour y déceler les
effets des «socialisations multiples (familiales, ami-
cales, militaires, culturelles, professionnelles,
etc.)» (p. 9), mais aussi de la «variété des contextes
[d’]actualisation» (p. 14) des dispositions incorpo-
rées qui caractérise les sociétés à haut degré de dif-
férenciation. Autrement dit, la probabilité de déve-
lopper des comportements culturels contrastés et
les types de pratiques pour lesquels on opte ne sont
pas les mêmes selon les origines, mais aussi la tra-
jectoire et la situation sociales des individus. Dans
le même ordre d’idées, l’auteur refuse de voir sa
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