Cours DU Neuropsychologie Université Bordeaux Segalen
SEMIOLOGIE
DES TROUBLES DU LANGAGE ORAL DANS L’APHASIE
J.M. Mazaux
Dès les premières descriptions de l’aphasie au XIXe siècle, les troubles du langage
oral ont frappé les cliniciens et les chercheurs par leur polymorphisme et leur variabilité, d’un
sujet à l’autre, et même souvent chez le même sujet d’un examen à l’autre. C’est pourquoi nos
grands Anciens, les pionniers de l’aphasiologie, ont appliqué à la sémiologie de l’aphasie la
démarche, habituelle en neurologie, de regroupement des symptômes en syndromes, pour
tenter de réduire la complexité et la variabilité du phénomène observé. Ces syndromes, ou
formes cliniques de l’aphasie, étaient à l’époque rattachés à des localisations spécifiques des
lésions cérébrales, et, au moins pour certains auteurs, traduisaient la perturbation de fonctions
(on ne parlait pas encore de systèmes) neurolinguistiques déterminées. On a ainsi bâti des
classifications l’on faisait rentrer de gré, et parfois de force, les symptômes aphasiques
dans une entité supposée correspondre à un aspect, ou une étape particulière de la construction
du langage. Mais les symptômes aphasiques ne se sont pas laissés faire, les exceptions
restaient nombreuses, les troubles opaques, et il a bien fallu admettre qu’il n’existait pas de
relation univoque entre un symptôme (manifestation de surface) et les déterminismes
neurolinguistiques qui lui avaient donné naissance (structure profonde) : un même symptôme
pouvait provenir de causes différentes, et réciproquement. Aujourd’hui, les formes cliniques
traditionnelles de l’aphasie devraient être abandonnées, car elles ne représentent qu’une
« constellation de symptômes réunis par les hasards de l’anatomie de la lésion cérébrale »
( 21), et n’ont donc pas de pertinence théorique ; elles n’ont pas davantage de pertinence
thérapeutique, car les rééducations s’adressent aux symptômes et à leur causalité, mais il
n’existe pas de programme de rééducation qui serait spécifique d’une forme clinique en
particulier.
A présent, on considère donc que les troubles du langage oral sont les conséquences
cliniques d’une atteinte des processus de traitement cognitif et/ou des systèmes de
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représentation du langage oral (12). Ces représentations correspondent à un état d’activation
particulier, une configuration temporaire des réseaux ou d’une partie des réseaux du langage
oral. Très souvent, l’atteinte est globale, les systèmes sont tous atteints en même temps, en
proportion variable. Toutefois, dans quelques cas privilégiés, ou au cours de la récupération,
on peut observer une atteinte isolée, ou prédominante, de l’un ou l’autre de ces systèmes. La
sémiologie cognitive moderne s’attache donc à préciser le degré et l’intensité de l’atteinte de
chacun de ces systèmes, pour en proposer une rééducation spécifique. Comme il a été montré
au début de cet ouvrage, l’accord entre les chercheurs est loin d’être total, et les divergences
entre modèles théoriques restent nombreuses. On peut cependant, dans une optique
pragmatique et rééducative, distinguer cinq types principaux de perturbations :
- dysfonctionnements lexicaux ou lexico-sémantiques,
- dysfonctionnements phonologiques,
- dysfonctionnements phonétiques,
- dysfonctionnements morpho-syntaxiques et discursifs,
- dysfonctionnements pragmatiques et communicationnels.
Une aphasie devrait donc être décrite en référence aux perturbations de ces systèmes, à
l’entrée et à la sortie.
Une question importante pour le rééducateur est aussi de déterminer si l’on est en
présence d’une atteinte des processus d’accès (compréhension) et/ou d’activation (production)
des représentations, ou d’une atteinte directe de celles-ci. La neuropsychologie cognitive
traditionnelle postulait, devant l’existence de patients présentant une double dissociation,
l’existence de représentations séparées à l’entrée et à la sortie. Cette hypothèse est plausible,
mais peu probable sur le plan neurophysiologique, et impliquerait que le cerveau adopte pour
traiter l’information langage des modes radicalement différents de ce qui existe dans la
motricité ou la sensorialité, par exemple. L’hypothèse d’un stock unique pour chaque type de
représentations, probablement sous la forme d’une mémoire sémantique spécifique et de
procédures distinctes à l’entrée et à la sortie, est probablement plus proche de la réalité
biologique. Il serait alors logique de décrire les dysfonctionnements des divers types de
représentations un par un, en investiguant à chaque fois les perturbations des processus
d’entrée et de sortie. Nous avons cependant gardé une présentation classique, troubles de
compréhension d’une part, troubles de production d’autre part, car c’est ainsi que les
aphasiques se présentent en clinique. De plus, il existe d’importantes différences dans les
processus d’entrée (plutôt simultanés) et ceux de sortie (plutôt sériels) qui ont un impact
important sur la rééducation.
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Sur le plan fonctionnel, les troubles d’expression orale représentent la partie la plus
« visible », ou du moins audible, de l’aphasie. Pour le public, une personne aphasique, c’est
quelqu’un qui ne parle plus, ou mal. Les troubles de compréhension et les perturbations
pragmatiques de la communication qui sont plus discrets, au premier contact, représentent
pourtant sur le long terme une cause de handicap social tout aussi important.
TROUBLES DE RECEPTION ET COMPREHENSION ORALE
Troubles d’accès et/ou atteinte des représentations phonético-phonologiques.
L’atteinte des premiers stades d’analyse du message auditif est responsable d’un
trouble de décodage des sons du langage, parfois étendu également à d’autres stimuli auditifs
(37). Le terme de « surdité verbale » a été utilisé pour désigner un trouble massif de
discrimination des sons fondamentaux de la langue, les phonèmes, au niveau de leurs
constituants, les traits phonétiques. La compréhension contextuelle est partiellement
conservée. La compréhension des messages gestuels, la reconnaissance de pantomimes et la
compréhension du langage écrit dépendent des facteurs anatomiques de la lésion. Les patients
échouent massivement aux épreuves de discrimination de syllabes phonologiquement
proches, de rimes, de conscience phonologique, de décision lexicale. L’exécution d’ordres
simples, la désignation d’images et la répétition de mots et non-mots sont bien sûr altérées.
L’anosognosie, ou du moins une conscience très partielle du trouble, et la diffluence sont
habituellement associées, tout au moins en phase initiale.
Dans les formes moins sévères ou en cours d’évolution, le patient accède de façon
inconstante et/ou partielle aux représentations phonologiques. Il reste en difficulté dans le
décodage de mots phonologiquement proches, la discrimination et l’appariement de rimes, la
décision lexicale. On observe de nombreuses paraphasies phonémiques en production. Mais la
compréhension globale reste généralement possible, aidée par la prosodie, le contexte et le
reste de l’énoncé. Dans certains cas, les épreuves explorant le niveau sémantique sont
réussies, ce qui montre que le patient accède au sens et aux concepts d’items dont il ne
maîtrise plus la forme phonologique, attestant de l’indépendance relative des 2 systèmes, et de
capacités d’accès en parallèle autant que sériel, et/ou d’un effet facilitateur, top/down, du
traitement du sens sur celui de la phonologie (32).
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Troubles d’accès et/ou atteinte des représentations sémantiques.
La dissociation inverse, c’est-à-dire l’existence de troubles de compréhension orale,
alors que les épreuves explorant le niveau phonologique sont réussies, ou la préservation de
capacités phonologiques de répétition associée à une insensibilité aux paramètres sémantiques
qui influencent habituellement cette épreuve (surface dysphasia, McCarthy et Warrington, 20)
fait évoquer un trouble d’accès aux représentations sémantiques. En désignation d’images, la
compréhension de mots isolés dépend de leur fréquence dans le lexique, de leur caractère
familier ou rare, et de leur catégorie sémantique (objets, verbes d’action, symboles, noms de
couleurs…). Les ordres simples sont bien exécutés, mais des troubles apparaissent dans
l’exécution d’ordres complexes, la compréhension d’histoires longues et/ou logiques, la
perturbation d’épreuves explorant le niveau sémantique verbal: classement catégoriel de mots
entendus, identification de synonymes ou d’antonymes, recherche d’intrus, attributs de
propriétés, de caractéristiques morphologiques ou d’usage de mots entendus. La persistance
de capacités de traitement sémantique non conscient (par exemple, effet priming : activation
automatique d’items sémantiquement voisins) suggère qu’il existe principalement chez
l’aphasique un trouble d’accès à des représentations sémantiques conservées, alors que ces
dernières seraient altérées dans la démence. L’association aux déficits de production lexico-
sémantique est habituelle.
Troubles de compréhension syntaxique.
Dans de nombreux cas, la compréhension des items isolés est conservée ou restaurée,
mais des difficultés apparaissent dans la compréhension des items syntaxiques et des phrases
(6). On sait depuis longtemps que la compréhension syntaxique est plus vulnérable dans
l’aphasie que la compréhension lexicale : difficultés pour comprendre les verbes par rapport
aux substantifs, les articles, les flexions, les prépositions spatiales, difficultés pour
comprendre les phrases syntaxiquement ambiguës, par exemple lorsque l’ordre habituel :
sujet-verbe-complément, qui permet un traitement linéaire, n’est pas respecté. En pratique, la
désignation en choix multiples d’images illustrant des phrases différant par un seul composant
syntaxique, la compréhension de phrases réversibles et la compréhension des rôles
thématiques, liés au sentence mapping : qui fait quoi, et à qui ?(35) dans des phrases actives /
passives, réversibles ou enchâssées, le repérage du déplacement de l’agent par rapport au
verbe sont, malgré une très grande variabilité inter-individuelle, les épreuves les plus fidèles
(15). L’existence d’un trouble unique, central, de la syntaxe, par opposition à l’existence de
troubles séparés de production (agrammatisme et dysyntaxie) et de décodage des messages
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syntaxiques (asyntactic comprehension) a fait l’objet de nombreux travaux (32, 34). Les
hypothèses d’une influence de l’accentuation tonique, d’un effacement trop rapide de la trace
syntaxique (09), d’un défaut d’activation rapide et automatique, on-line, des structures
syntaxiques nécessaires à la compréhension de la phrase en cours (08) et la responsabilité
d’une réduction des ressources disponibles en mémoire de travail pour traiter spécifiquement
l’information syntaxique (07) sont aussi discutées.
Phrases et discours.
La compréhension des phrases longues et du discours dépend avant tout de la
compréhension des items lexicaux et syntaxiques qui les constituent, mais certaines
dissociations peuvent ici encore être observées. De nombreux aphasiques présentant des
troubles de compréhension pour les mots isolés et les phrases restent capables de percevoir le
sens général d’un énoncé, voire d’en extraire les idées principales dans des tâches de résumé
d’un texte entendu. Mais on ne dispose pas assez d’information actuellement sur la façon dont
la personne aphasique traite un texte entendu : retrouve-t-on, chez des patients présentant une
aphasie peu sévère ou ayant bien récupéré, des difficultés à produire des inférences, à traiter
simultanément la microstructure (fortement reliée aux éléments syntaxiques) et la
macrostructure (plutôt reliée aux éléments sémantiques) du texte entendu, et à activer des
schémas-types (05, 17) ? Ici encore, quel rôle joue la mémoire verbale de travail, et dans
quelle mesure des processus d’intégration peuvent-ils intervenir lorsque la longueur du
message à traiter excède les capacités de celle-ci : si chez le sujet sain le traitement du début
de la phrase anticipe sur sa fin, et que le sens se construit au fur et à mesure de l’avancée du
discours, qu’en est-il chez l’aphasique ? C’est enfin dans l’étude de la compréhension du
discours et des textes entendus que le rôle des autres troubles cognitifs intervenant dans la
dimension pragmatique pourra être précisé : diminution des ressources attentionnelles et des
capacités d’attention divisée, trouble du stockage en mémoire épisodique, trouble d’accès à la
mémoire sémantique.
TROUBLES DE LA PRODUCTION ORALE
Peut-être du fait des contraintes de transcodage final de représentations abstraites en
schémas d’activations motrices bucco-phonatoires, l’expression, ou production orale, semble
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