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Voici un mail qu’un des comédiens (Vincent Zabus) de Carmen, la véritable histoire a
écrit à Dominique Serron à propos du travail. Il y tisse les parallèles entre son rôle dans
la pièce (Zabio) et l’œuvre de Woody Allen, mais aussi entre le dispositif scénique de
Carmen et les thématiques récurrentes dans les films de Allen.
De : Vincent Zabus
Envoyé : jeudi 12 mars 2015 12:03
À : Dominique Serron
Objet : Quelques réflexions
Chère Dom,
j'ai relu tes propos théoriques envoyés mardi matin [référence aux mails que Dominique
Serron envoie à son équipe durant la création].
En prenant le temps de bien lire, on peut y avoir accès facilement et c'est très
intéressant
et assez incroyable de voir à quel point la démarche de l'Infini se situe dans cette
modernité !
C'est plus qu'agréable de mettre autant de sens profond dans son travail artistique.
Figure-toi que de mon côté, j'ai lu hier le livre d'un philosophe français sur la
philosophie présente dans les films de Woody Allen.
Je te partage quelques réflexions.
Je ne sais pas si elles feront sens pour toi, mais il me semble qu'il y a quelques échos
intéressants avec notre recherche.
Et ça me donne aussi des pistes pour le parcours de Zabio [personnage de Vincent Zabus
dans la pièce], dont j'ai envie de te faire part.
Le philosophe auteur du livre s'interroge, entre autres choses, sur les rapports entre le
monde réel et la fiction dans les films de Woody Allen,
films le cinéaste nous parle souvent de la difficulté de l'homme moderne à exister
dans ce monde réel dur
et comment la fiction peut l'aider, en partie en fuyant ce monde cruel mais aussi en
l'aidant à la comprendre
"Les fictions sont un moyen de fuir le el, mais aussi de le comprendre. Le cinéma peut
nous donner à réfléchir sur la réalique nous vivons en la situant précisément dans son
rapport avec les représentations que nous élaborons."
Au final, souvent chez Allen, l'homme finit par intégrer, fusionner les deux (monde réel
et monde fictionnel) ce qui à défaut de donner un sens précis à sa vie, donne du plaisir,
du bonheur à celui qui a accès au monde de la fable.
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"Le propre de l'être humain, cet animal symbolique qui vit dans les mots et les idées, n'est-
il pas de parvenir, par la puissance de son esprit, à rendre réel l'irréel ?"
Est-ce que cela n'évoque pas quelque chose de la démarche de ces hommes qui
viennent chez Pastia, où, par la puissance de leur jeu et de leur désir, ils viennent rendre
"réel quelque chose d'irréel",
ce qui est vrai aussi pour nous tous sur la scène du théâtre.
"Chez Allen, il y a un désenchantement radical du monde, l'affirmation que la vie est
fondamentalement cruelle, que la mort est une disparition définitive. Être lucide, c'est
donc regarder le néant et l'absurde en face. Mais y a-t-il un sens à vouloir être totalement
lucide ? Il est bien possible en fait que l'être humain ne puisse se passer d'illusions (ici
utilisé dans le sens d'imagination, d'histoires), et que certaines d'entre elles le rendent plus
épanoui et meilleur. N'est-il pas sain de trouver parfois l'existence belle et pleine de sens ?
Quand il sort de son laboratoire, le scientifique le plus rationnel devient comme tous ses
congénères un être d'affectivité et de passion, qui donne à son existence un sens qu'il ne
peut justifier rationnellement. Ne faut-il pas reconnaître que l'être humain n'est
précisément pas un être naturel comme les autres, mais qu'il se définit par sa capacité de
penser, de projeter, d'imaginer, c'est-à-dire au fond de s'arracher à la réalité donnée, à la
dominer par l'esprit, voire d'en inventer une autre ? Il est précisément l'être par qui l'irréel
émerge dans le monde. (...) On peut considérer d'une certaine façon que la réalité à
laquelle il appartient est aussi en lui, elle se ramène à l'ensemble des expériences qu'il peut
en avoir".
Ces hommes ne viennent-ils pas vivre une passion qu'ils rendent réelle le temps de la
représentation, le temps de l'histoire.
Et puisque comme tu le dis : "La véritable histoire, c'est celle que l'on raconte",
la véritable Carmen, c'est celle qu'ils se racontent, qu'ils nous racontent.
Celle qu'ils sont venus chercher, qu'ils vont appeler de leur désir.
"Allen confronte souvent dans ses films plusieurs images opposées de l'existence, dont
chacune est vraie à sa manière : à une extrémité, il y a la conception matérialiste dure -
qui souligne la solitude de l'homme dans un univers hostile la seule loi est celle du plus
fort; et à l'autre au contraire une conception plus idéaliste ou "magique" qui suggère que
seule la réalité est d'ordre mentale, qui peut produire plus de choses dans le monde que ne
le croit la philosophie, et que la vie est peut-être de l'étoffe des songes."
Je préciserais des fables.
"L'univers n'est sans doute pas orienté vers un but, mais il ne peut être
complètement dénué de magie".
je préciserais d'histoires, d'histoires qui donnent du plaisir et du sens.
"Dans le meilleur des cas, l'univers est indifférent, c'est nous qui réchauffons de nos
sentiments ce lieu passablement glacial."
Voilà ce qu'ils sont venus faire chez Pastia, et voilà ce nous tous sommes venus faire
avec la véritable histoire de Carmen : réchauffer de nos sentiments le monde glacial.
Le philosophe parle aussi de l'équilibre, pour le spectateur, entre la distance et
l'identification avec les personnages chez Woody Allen.
Comme toi tu parles d'épique et de dramatique;
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et maintenant, de rhapsode.
"Il est clair que c'est précisément cette capacité de brouiller les frontières entre les genres
et les tonalités,
cette aptitude à créer de l'indécision, à parler à la fois au premier et au second degré,
à manier l'ironie et le sérieux qui font son originalité première."
Cette distance peut être supportée par l'humour.
"L'humour, c'est précisément pour lui la conscience que nous faisons toujours pour une
part autre chose que ce que nous prétendons faire; que nous sommes tous à certains
égards contradictoires et divisés, que nous devons donc toujours éviter de nous prendre
trop au sérieux".
Cela m'a donné des idées pour le parcours de Zabio, la valeur qu'il pourrait avoir, la
raison de sa présence.
Il pourrait être porteur de cette indécision comique dans un premier temps,
puis du danger de l'identification dans un deuxième temps.
Dans la première partie, la maxime de Zabio pourrait être celle de Woody Allen :
"Je n'accepterai jamais de faire partie d'un club assez médiocre pour m'accepter comme
membre"
C'est ainsi qu'il dit : "Mais qu'est-ce que je fais là ?"
Il le dit concrètement par rapport à sa place sur le siège, mais aussi par rapport à sa
place chez Pastia.
Il ne sait pas ce qu'il fait là, il pourrait le dire plusieurs fois, comme un motif récurrent,
caractérisant.
Il ne sait pas ce qu'il fait là, du moins au début, car quand il voit Carmen, qu'il a
participé comme les autres à la convoquer, il sait alors pourquoi il est là.
Pour elle(s).
Mais à la différence des autres, il n'assume pas pleinement son désir.
Ainsi dans la seconde partie, il a envie de prendre part au jeu mais ne sait pas trop
comment.
C'est ainsi qu'il est tout content du peu qu'il sait "il était blond, ça j'en suis sûr !", "Oui, je
le sais, j'étais là, j'ai tout entendu."
Il veut prendre part mais maladroitement, en bafouillant, en s'excusant de le faire.
en finissant ses interventions par "Pardon...".
De la même façon que "Le personnage de Woody évoque tour à tour le vide intérieur et
l'insignifiance d'un raté définitif, la naïveté et la maladresse d'un incorrigible gaffeur,
l'agitation incohérente d'un hurluberlu instable et lubrique, les contradictions d'un
névrosé. Derrière le personnage qu'il joue, on sait percevoir l'angoisse existentielle
authentique, l'inquiétude la plus lucide".
Zabio porterait cette indécision moderne par sa maladresse, une prise de parole
syncopée, un peu hésitante, symptôme de l'indécision de son désir, de sa volonté de
prendre part mais son indécision à y aller.
Il est très heureux de voir Carmen, mais en même temps, elle lui fait peur.
Il veut faire des choses, mais n'ose pas
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Et quand il ose jouer (José, apporter un truc nécessaire à l'action, faire un personnage
secondaire...) il le fait pleinement, naïvement comme un enfant, puis s'en excuse.
Cette indécision le caractérise et le frustre.
Du coup, quand il voit, par exemple, l'assurance de Lorka, l'affirmation de son désir de
jouer Loukas, ça le renvoie à sa nullité supposée, ça le fruste et l'énerve;
Du coup, pour oser jouer José, il boit.
Dans le début de la troisième partie, il ose alors jouer volontairement José. Il en est fier.
Un peu trop.
Il continue à boire, un peu trop, et avec l'alcool, il ose affirmer sa colère et son envie de
prendre une place en s'identifiant totalement à José, à la jalousie de celui-ci envers le
toréro.
C'est sa scène paroxystique à la fin de la partie III.
Il s'est complètement identifié, il a perdu l'humour, la distance du départ qui se
traduisait par sa maladresse et son indécision verbale.
Au final pour lui, il y a une évolution positive grâce au retour de Michaela, l'irruption de
la vie.
Comme "chez le personnage de Woody qui ne cesse d'hésiter, déchiré dans des aspirations
contradictoires. Il y a deux façons de vivre ses contradictions : en les subissant
passivement, en se laissant submerger par elles, en s'enfonçant dans la névrose ou le
ressentiment, (au début pour Zabio) mais aussi en les maitrisant, en parvenant à produire
à partir d'elle quelque chose d'humainement positif." la toute fin en partant avec
Michaela, et peut-être en revenant danser le final avec sa Carmen, comme les autres
membres du club)
Le parcours de Zabio serait une façon concrète de traduire :
"le décalage permanent entre son aspiration au sublime et son enracinement dans le
trivial, à ses innombrables contradictions. En faisant rire de lui-même et du personnage
qu'il a fabriqué à partir de ses propres inquiétudes. Il nous apprend à nous moquer de
nous me, car nous savons tous que derrière nos personnages sociaux, il y a toujours un
vieil enfant narcissique prêt à appeler au secours, il nous tend dans un miroir grossissant
de nos hésitations, nos phobies, nos obsessions sexuelles, nos rêves mégalomaniaques,
notre peur de la vie et de la mort".
Je sais que je dois chercher ce Woody Zabio sur le plateau et chez l'acteur en moi,
ne pas fabriquer par volonté un personnage de théâtre, figé dans le masque et dans des
intentions trop marquées ou une voix trop sonore.
Je me permets de te faire part de ces réflexions car je crois que c'est plus facile pour moi
de d'abord théoriser, écrire, oser exprimer l'idée, pour m'en "débarrasser", m'en libérer
pour, enfin, oser plonger et la jouer.
Je crois que cette hésitation allenienne est en moi et qu'elle pourrait être porteuse de
jeu et de sens chez Zabio dans Carmen.
Cela se traduirait concrètement par l'insécurité, la maladresse, l'indécision verbale,
mais aussi le désir de Carmen et la peur de la voir venir, comme l'envie et la peur de
jouer José ou tel personnage dans une séquence...
Pour terminer, je ne peux résister à écrire quelques citations de Woody, juste pour le
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plaisir :
- "Donc la mort n'existe pas. Seule la vérité existe. La vérité et le beau. Euh, qu'ont-ils dit
exactement qu'ils prévoyaient pour moi?"
- "Bien que je ne croie pas à la vie après la mort, j'emporterai quand me des sous-
vêtements de rechange."
- "Ce n'est pas que j'ai peur de mourir, je ne veux juste pas être là quand ça arrivera."
Bien à toi,
Vincent
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